Dossier
La fin du secret bancaire, et ensuite ? Un consensus se dessine dans l’Union européenne autour de l’échange automatique d’informations sur le modèle de la loi américaine Fatca. Mais comment éviter la fuite des capitaux en Suisse et au-delà ? Par Tatiana Kalouguine
Une manœuvre habile Pour ce faire, les cinq ministres des Finances n’ont pas tenté le passage en force de la révision de la directive épargne, qui prévoit l’échange automatique d’informations sur les intérêts des capitaux à l’étranger. Ils ont choisi un autre angle d’attaque, en instrumentalisant la loi américaine Fatca (Foreign account tax compliance act). Une loi de 2010, considérée comme l’arme fatale contre l’évasion fiscale, qui oblige toutes les banques hors des États-Unis à identifier et communiquer au fisc les comptes détenus par des Américains et des entreprises américaines hors du territoire, sous peine de sanctions (lire encadré).
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’affaire Cahuzac et les offshore leaks révélées par Le Monde ont donné un sacré coup de main aux partisans de la transparence financière en Europe. « Il me semble qu’il y a un vent qui souffle dans l’UE pour lever les opacités, les obstacles que peut receler le secret bancaire », s’est félicité le ministre français de l’Économie, Pierre Moscovici, lors de la réunion de l’ECOFIN qui s’est tenue à Dublin les 12 et 13 avril. « Cela peut sembler cynique, mais ces affaires de fraude fiscale tombent à point nommé, dans un moment où l’on tente de faire passer des mesures contre le secret bancaire en Europe, observe Éric Alauzet, député EELV et membre de la commission des Finances à l’Assemblée nationale. Les crises en général sont souvent les déclencheurs de mesures radicales qu’on ne pourrait pas prendre en temps normal. » Cette fenêtre de tir n’a pas échappé à Pierre Moscovici et ses homologues allemands, italiens, espagnols et britanniques. En quelques jours, le « club des cinq » a réussi à faire plus pour la levée du secret bancaire que quatre ans de négociations intracommunautaires, faisant plier le Luxembourg et l’Autriche, rétifs à tout principe d’échanges automatiques d’informations entre autorités fiscales des pays membres.
Or il se trouve que le Luxembourg et l’Autriche ont tous deux conclu des accords bilatéraux Fatca avec les États-Unis. Comment pourraientils refuser aux États européens une coopération équivalente ? Ce serait à la fois inéquitable et illégal, ont fait valoir les négociateurs aux deux pays récalcitrants. À l’appui, l’article 19 de la directive sur la coopération administrative adoptée par les Vingt-Sept en 2011 (entrée en vigueur au 1er janvier 2013). Cet article stipule que « lorsqu’un État membre offre à un pays tiers une coopération plus étendue que celle prévue par la présente directive, il ne peut pas refuser cette coopération étendue à un autre État membre ». Imparable. La manœuvre était habile. Le 10 avril, Jean-Claude Juncker, Premier ministre luxembourgeois, acceptait de lever le secret bancaire vis-à-vis des Européens à partir de 2015. Cinq jours plus tard, après la réunion ECOFIN de Dublin, son ministre des Finances, Luc Frieden, lançait un appel aux États membres du G20 « afin que l’échange automatique d’informations devienne la norme internationale que tous ses membres s’engagent à appliquer effectivement ».
La Suisse devrait suivre L’Union européenne pourrait donc sous peu se doter d’une plate-forme automatique d’échange d’informa-
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tions bancaires entre pays membres, inspirée des accords bilatéraux Fatca conclus avec les États-Unis. Rien n’est pour autant gagné tant que des paradis fiscaux comme le Liechtenstein, Andorre, Monaco ou bien sûr la Suisse n’entrent pas dans ce système. « Les échanges automatiques d’informations sans la Suisse n’ont aucun intérêt », observe Liêm Hoang-Ngoc, économiste et eurodéputé socialiste français. Mais la Suisse, principal coffre-fort au cœur de l’Europe, continue de camper sur son légendaire secret
bancaire : « L’État doit absolument respecter la sphère privée, a déclaré le Président, Ueli Maurer, dans une interview parue le 14 avril dans Le Matin. C’est un moment dangereux pour la Suisse, mais contrairement au Luxembourg, nous ne sommes pas membres de l’Union européenne, nous répondons au standard de l’OCDE. Il n’y a aucune raison de changer de stratégie maintenant. » Cette intransigeance ne laisse pas d’interloquer certains observateurs helvètes. La Suisse a, elle aussi, conclu un accord Fatca avec les États-Unis en décembre 2012. Une fois que les États européens auront mis en place un équivalent à Fatca à l’intérieur des frontières de l’Europe, pourra-t-elle continuer à tenir cette position ? « Si la Suisse accorde l’échange d’informations aux États-Unis, ce droit s’ouvrira également à d’autres pays. Sinon, ces derniers pourraient invoquer un désavantage concurrentiel », estimait récemment Sergio Rossi, professeur d’économie à l’université de Fribourg.
Une contrepartie pour les banques suisses « La Suisse a toujours été plus docile avec les États-Unis, mais cette fois elle aura de la peine à l’accorder aux Amé-
ricains et pas aux Européens, ajoute Philippe Kenel, avocat fiscaliste suisse. Mais il serait plus facile de faire plier les Suisses avec une contrepartie », précise-t-il. Pour faire avancer le dossier, l’Europe pourrait par exemple accorder au secteur bancaire suisse la libre circulation des services financiers, propose l’avocat. Une concession qui permettrait aux banques helvètes de contacter des clients et proposer leurs services dans toute l’Union, ou encore d’ouvrir des filiales à l’étranger pour gérer sur place l’argent de leurs clients. « Une telle contrepartie ne me semble pas exorbitante, du moment que les banques helvètes acceptent d’être totalement transparentes », estime pour sa part le député Éric Alauzet. Mais pour être en mesure de négocier avec le gouvernement suisse, encore faut-il que la Commission obtienne le mandat du Conseil, qui doit lui être délivré à l’unanimité des membres. « Cela fait presque deux ans maintenant que la Commission demande des mandats pour négocier des accords en matière d’échange d’informations fiscales. Elle n’a toujours pas reçu le feu vert des États membres pour ces mandats », souligne un porte-parole de la Commission.
Fatca, la révolution fiscale ? Les fraudeurs peuvent trembler si la plate-forme européenne d’échanges automatiques que souhaite mettre en place Pierre Moscovici copie à l’identique les principes de la législation américaine Fatca. Car celle-ci est incomparablement plus dure que la législation européenne actuelle. En vertu de Fatca, les institutions financières étrangères signent un accord avec le fisc américain aux termes duquel elles s’engagent à identifier et communiquer tous les comptes de tous leurs clients américains, qu’ils soient personnes physiques ou morales, d’un montant supérieur à 50 000 dollars.
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Par institutions financières, le fisc américain entend tout établissement qui accepte des dépôts, accorde des prêts, gère des comptes à caractère financier pour le compte de tiers, ayant une activité d’investissement ou de transactions de valeurs mobilières : banques de dépôt, courtiers sociétés d’investissement, coopératives bancaires, compensateurs, hedge funds, véhicules collectifs d’investissement, compagnies d’assurance… Bien moins ambitieuse, notre législation européenne* ne prévoit que l’échange d’informations portant sur les intérêts du capital perçus à
l’étranger par des personnes physiques ressortissantes d’un pays de l’Union. À partir de 2014**, les Vingt-Sept devront se plier à l’échange automatique d’informations pour cinq nouveaux types de revenus : revenus professionnels, jetons de présence, produits d’assurance-vie, pensions, propriété et revenus de biens immobiliers. On parle donc d’intérêts et non d’épargne, ce qui est une base beaucoup plus restreinte. *directive épargne **directive sur la coopération administrative
Dossier Les capitaux fuient déjà la Suisse Et si la Suisse acceptait de lever le secret bancaire ? La crainte est bien sûr de voir alors s’envoler les capitaux vers d’autres cieux plus cléments. « Sans doute va-t-on évincer du marché européen quelques établissements non coopératifs ? Cela ne servira qu’à délocaliser les fonds dans d’autres paradis fiscaux », pressent Eric Delannoy, spécialiste du secteur bancaire et vice-président de Weave, un cabinet de conseil en stratégie. Cet exode aurait même déjà commencé, assure Philippe Kenel : « Les clients commencent à sortir de Suisse, encouragés par les banques qui préfèrent anticiper. Elles savent bien que si elles attendent le dernier moment, elles se retrouveront avec de l’argent dont
elles ne sauront que faire. » En cas d’adoption de Fatca avec l’Union européenne, les choses devraient s’accélérer, ajoute-t-il. « Les banquiers suisses vont dire aux clients européens ce qu’ils ont dit aux Américains : vous avez deux mois pour partir. » La question de l’argent non déclaré sera un problème clé dans les discussions à venir entre la Suisse et l’Union européenne. Car en cas d’exode massif, la perte pourrait être colossale. Le montant total des fonds logés en toute opacité dans les banques suisses – par définition très difficiles à mesurer – pourrait s’élever, aux dires de certains experts, à quelque 700 milliards d’euros, dont 80 milliards uniquement pour les avoirs français.
La question de l’amnistie fiscale Une fois la Suisse intégrée à Fatca, comment éviter la saignée ? Certains, comme Philippe Kenel, plaident pour une mesure temporaire consistant à demander aux fraudeurs le paiement d’un taux d’impôt libératoire sur les sommes dissimulées. Une convention fiscale incitative qui serait inspirée de l’accord Rubik, conclu entre la Suisse et l’Allemagne en 2012. Cet accord prévoyait un taux d’imposition de 21 % à 41 % pour les placements allemands en Suisse. Il a été retoqué en novembre par le Bundesrat, la Chambre haute du Parlement allemand, qui le jugeait trop clément envers les fraudeurs. Une telle mesure, qui permettrait
de rapatrier quelques milliards dans les caisses de l’État français, n’est pas sans poser des questions d’éthique. Éric Alauzet admet y avoir déjà réfléchi, mais reste partagé. « On sait que la fraude fiscale est une des raisons des déficits des pays occidentaux. Parvenir à les taxer fait partie de la solution : le renforcement des contrôles a déjà permis deux milliards de rentrées fiscales supplémentaires en 2012. Mais l’amnistie fiscale, c’est un équilibre difficile entre la morale et les finances. » Pour le député du Doubs, la solution est plutôt à chercher du côté d’une mondialisation des échanges automatiques, qu’il appelle de ses vœux. « Le Fatca européen va faire tache d’huile. Progressivement, nous
allons l’étendre à d’autres pays, comme le font les États-Unis, qui viennent de négocier un accord avec Singapour. » Vœu pieux ? L’expert bancaire Eric Delannoy n’est pas du tout convaincu que les choses se passeront ainsi. « L’Europe n’a pas la puissance des États-Unis pour inciter les institutions étrangères à coopérer, ni sa capacité à imposer des mesures de rétorsion aussi dissuasives », objecte-t-il. Une chose est sûre : la signature d’accords bilatéraux entre l’Union européenne et les principaux paradis fiscaux mettra des années à se concrétiser. Avec le risque pour l’Europe d’avoir toujours un temps de retard sur ses ressortissants fraudeurs.
« 80 % des fonds des banques privées suisses seraient constitués d’argent illégal » des best-sellers internationaux, ils m’ont valu neuf procès dans cinq pays, tous perdus, avec des millions de francs suisses de dommages et intérêts à la clé, ainsi que l’opprobre total. Au Parlement de la Confédération (j’y étais député de Genève), même des socialistes, à un moment donné, ne me parlaient plus. J’ai été diffamé, les miens ont été menacés. Pourtant tout y était : l’argent des dictateurs et celui de la mafia, le rôle des banquiers suisses dans le détournement des fonds juifs, etc.
Questions à
MICHAEL GOTTSCHALK/AFP
La Suisse est-elle encore aujourd’hui la lessiveuse et le coffre-fort des grandes fortunes françaises et européennes que vous dénonciez ?
JEAN ZIEGLER VICE-PRÉSIDENT DU COMITÉ CONSULTATIF DES DROITS DE L’HOMME À L’ONU. PROFESSEUR ÉMÉRITE DE SOCIOLOGIE À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE.
Voilà plus de 30 ans que vous dénoncez le secret bancaire suisse. Vos compatriotes sont-ils dans le déni ?
Une Suisse au-dessus de tout soupçon a paru en 1976. La Suisse lave plus blanc, en 1991, et La Suisse, l’or et les morts, en 1997, ont été
Oui. Prenons l’affaire Cahuzac. C’est l’écume sur la mer qui couvre des abîmes. Un cas classique. Hervé Falciani, l’ex-informaticien de la banque HSBC à Genève, a livré 9 000 noms français, documentés, aux parquets de Nice et de Paris en 2009. Jusqu’à maintenant, seules 12 enquêtes ont été ouvertes, aucune ne s’est soldée encore par une condamnation définitive. De la même façon, Mme Bettencourt a avoué avoir déposé clandestinement 100 millions en Suisse, elle n’a subi jusqu’ici aucune sanction pénale. Carla del Ponte, l’ancienne procureure de la Confédération, m’a dit que 80 % des fonds qui sont déposés dans les coffres des banquiers privés genevois sont constitués d’argent illégal : fraude fiscale, argent de la mafia, argent du sang. Ce chiffre me paraît réaliste.
Pensez-vous comme certains que l’on se dirige vers la fin annoncée du secret bancaire suisse, au moins vis-à-vis des ressortissants de l’UE ?
Ce n’est pas vrai du tout. Par la pression, les pays capitalistes alentour ont obtenu via l’OCDE de petits progrès : de nouveaux traités de double imposition ont dû être négociés, qui considèrent de la même façon évasion et fraude fiscale. Mais c’est loin d’être suffisant. La plupart de ces États dits du tiersmonde ne bénéficient pas des traités de double imposition. À Goma, au Congo, il n’y a pas d’antibiotiques dans les hôpitaux ! Le Président Kabila et ses complices pillent le trésor public. Leur argent se trouve essentiellement en Suisse, notamment à Genève. C’est l’argent du sang. Pratiquement toutes les banques possèdent des divisions chargées d’organiser l’évasion des capitaux, elles démarchent les dirigeants, ministres et députés, leur ouvrent des comptes, s’occupent de tout. Nombre de banquiers suisses sont les complices actifs de ce meurtre de masse. Car les milliards qui reposent sous la Corraterie à Genève ou la Bahnhofstrasse de Zurich se paient par les souffrances des enfants qui n’ont accès ni à l’école, ni à la nourriture, ni aux soins. L’échange automatique d’informations est-il une mesure adaptée à la situation ?
Le gouvernement suisse est totalement aux ordres des banques. Il refuse donc avec énergie la demande
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de l’UE, et particulièrement de la France, en vue de l’instauration de l’échange automatique d’informations. Les blocages sont nombreux. Exemple : on retrouve une multitude d’avocats genevois dans le registre commercial au Panama, à Guernesey, aux Bahamas… Il y a 1 200 avocats à Genève. Nombre d’entre eux n’ont jamais plaidé un divorce ni un contrat commercial. Leur travail ? Tout à fait légal. D’une part, l’optimisation fiscale. C’est-àdire chercher les moyens, pour leurs clients, surtout étrangers, mais aussi locaux, de ne pas payer d’impôts. Cela passe essentiellement par l’offshore. La France perd 80 milliards d’euros par an de revenus fiscaux, la Suisse entre 30 et 40 milliards. Autre occupation de nombre d’avocats genevois, qui s’apparente parfois à du sabotage : empêcher le fonctionnement normal de l’entraide judiciaire. La procédure pour la restitution – très partielle – des fonds Marcos a duré 12 ans, cinq ans pour Abacha. Et jusqu’à présent, quatre procédures sur cinq n’aboutissent tout simplement jamais au vu du nombre de recours interjetés. Que nombre de banques de notre pays soient les complices actifs de ces prédateurs n’est évidemment pas glorieux. Mais l’argent du sang constitue un scandale autrement plus effrayant que la fraude fiscale française.
Propos recueillis par T.K. À lire
> Jean Ziegler, Destruction massive.
Géopolitique de la faim, éd. du Seuil, 2012.