Dossier
Traité transatlantique : la transparence dans l’opacité Critiquée de toutes parts, la Commission européenne tente de jouer la transparence, tout en conservant le plus grand secret sur le contenu de ses négociations avec les États-Unis. Un exercice d’acrobate qui peine à convaincre. Par Tatiana Kalouguine JIM WATSON/AFP
À
peine un an qu’ont débuté officiellement les négociations entre l’Union européenne et les États-Unis sur le plus grand accord de libre-échange transatlantique, et voilà déjà la Commission européenne attaquée de toutes parts. Accusée de brader son modèle social, ses normes sanitaires et même de déposséder les États de leur capacité à légiférer contre des multinationales, elle s’est mis à dos une partie de la société civile, des ONG, et même de parlementaires parmi les plus américanophiles. Ses adversaires craignent que le TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) ne se solde par une révision à la baisse des législations et normes du Vieux Continent (sanitaires, sociales, environnementales), considérées de l’autre côté de l’Atlantique comme des barrières au commerce et aux investissements. Or, après quatre rounds de négociation, aucun élément tangible n’est venu les contredire. De fait, aucun élément ne filtre des échanges à huis clos, et l’on ne connaîtrait même pas le mandat initial de la Commission européenne et du Conseil si le texte n’avait pas fuité. Cette opacité attise la fureur des détracteurs de l’accord… et pourrait bien causer sa chute. Pourtant, les leçons semblaient avoir été tirées des échecs retentissants de précédentes négociations multilatérales. Celui de l’Accord multiculturel sur l’investissement (AMI) en 1998 et, plus récemment, le rejet par le Parlement européen de l’accord commercial anti-contrefaçon (ACTA) en 2012. Ces accords, tous deux négociés dans le plus grand secret pendant des mois, avaient progressivement fuité, attisant la suspicion et le courroux de la société civile. Changement de méthode avec TTIP : il s’agit cette fois de ménager les opinions publiques afin de conserver l’adhésion des députés européens qui procéderont in fine au vote décisif. Cette fois, les négociations, ouvertes en juin 2013, promettaient d’être « les plus ouvertes et transparentes jamais menées ».
Washington. François Hollande souhaitait que le traité soit ratifié « le plus vite possible ». Un groupe informel au Parlement Un gros effort d’ouverture a bien eu lieu. Tout d’abord au plan institutionnel. Le Parlement européen a obtenu de la Commission un
droit de regard inédit sur le contenu des discussions secrètes : un « monitoring group » a été constitué à l’initiative de la Commission du commerce international, ras-
semblant sept rapporteurs issus de diverses commissions concernées par l’accord. Ce groupe auditionne chaque mois les négociateurs européens et bénéficie d’un accès aux
documents de négociation. Un moyen pour la Commission d’être informée en amont sur les points de rupture potentiels. La société « civile » a été mise dans la boucle, avec à ce jour sept grands forums ouverts aux différentes parties prenantes, les fameux « stakholders » : entreprises, organisations professionnelles, ONG. Le grand public est lui aussi tenu informé, avec la mise en ligne de rapports des différentes réunions tenues avec les négociateurs et des « positions papers » du premier round. Fin mars, une consultation publique en ligne a été organisée par la Commission sur un des points les plus délicats de l’accord en cours, à savoir la création d’une autorité d’arbitrage dans le cadre du règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE). Un luxe de précautions pour si peu de résultats. Plutôt que de s’essouffler, le débat ne cesse d’enfler et la contestation de grandir en Europe. En France, l’opposition à TTIP est désormais un thème porteur à quelques semaines des élections européennes. En témoigne la tribune au vitriol signée par le sénateur Jean Arthuis, tête de liste UDI-MoDem aux européennes, le 10 mai dans Le Figaro. Bien « qu’issu d’une famille politique traditionnellement favorable au libreéchange et à l’alliance atlantique », l’ancien ministre de l’Économie et des Finances se dit hostile à l’accord et fustige « les lâchetés des autorités européennes dans la négociation avec Washington ».
Des retombées économiques très contestées TTIP est « le moyen le plus rapide et le moins onéreux pour revenir à la croissance » en Europe, selon l’ambassadeur Joao Vale de Almeida, qui dirige la délégation de l’Union européenne aux États-Unis. Selon une étude du Centre for Economic Policy Research commandée par la Commission européenne, les retombées de cet
6
accord en termes de marchés pour l’UE seraient comprises entre 68 et 120 milliards d’euros, pour une hausse moyenne de revenus de 545 euros par an par foyer européen ! Les échanges transatlantiques augmenteront de 500 milliards d’euros pour les marchandises et de 280 milliards pour les services, tandis que les inves-
L’HÉMICYCLE NUMÉRO 480, MERCREDI 14 MAI 2014
tissements bondiront de « plusieurs billions », selon Daniel Hamilton, directeur du Center for Transatlantic Relations. À la clé « des millions d’emplois » seront créés, à en croire le commissaire Karel de Gucht. Cette avalanche de chiffres exubérants a été accueillie avec scepticisme, au point qu’une contre-évaluation a été demandée par la Commission
du commerce international au Parlement européen. Résultat : « Premièrement, il est impossible d’évaluer les bénéfices liés aux enjeux de normes et de règlements, deuxièmement, l’impact sur l’emploi n’est pas évalué par le modèle, troisièmement le chiffre de 545 euros par ménage est farfelu », conclut le député Yannick Jadot.
Dossier À gauche, bon nombre d’élus prennent leur distance avec François Hollande, qui souhaitait début mars à Washington que TTIP soit ratifié « le plus vite possible ». « Bien sûr que l’Europe négocie dans l’opacité, il n’y a pas d’intérêt général dans ce traité ! s’indigne Marie-Noëlle Liennemann, sénatrice (PS) de Paris. Je n’ai aucune confiance dans les négociateurs européens. L’Europe n’a jamais été ferme sur les normes sociales et environnementales à l’OMC. Et en 1998, alors que le traité AMI était déjà signé, il a fallu l’intervention de Lionel Jospin et de Jacques Chirac pour le stopper. »
Documents fuités La Commission peut-elle encore remporter l’adhésion du public, de la société civile, des élus ? Pour Samuel Feret, qui coordonne le groupe PAC 2013, tous ces gages d’ouverture ne sont que de la communication. Sur la méthode, rien n’a changé : « Nous n’avons accès à aucun document précis. Il n’y a pas de publication des offres, pas de
mandat de négociation actualisé ou de bilan après chaque round de négociation. » Résultat, les seules sources sur lesquelles se basent les membres de la société civile sont des documents fuités. « Nous avons obtenu de nos partenaires américains des courriers destinés aux négociateurs avec des demandes très précises, notamment des industriels de la viande. Et c’est à partir de là que l’on nourrit beaucoup d’inquiétude sur l’impact des négociations concernant les réglementations européennes construites sur le principe de précaution », poursuit-il. Yannick Jadot, vice-président (Vert) de la Commission commerce international au Parlement européen, voudrait en finir avec cette opacité, selon lui un déni de démocratie : « Ce sont des choix de société que nous négocions ici, et même les parlementaires européens n’ont pas accès au mandat de négociation de la Commission et du Conseil. Les citoyens ne peuvent pas savoir ce qui se négocie. En quoi cette attitude permet-elle de renforcer
la démocratie ? Cela renforce au contraire la perception que l’UE n’est qu’au service des firmes multinationales et négocie au détriment des intérêts des citoyens. » Pourtant, en tant que membre de l’inter-commission affectée au suivi des négociations, Yannick Jadot fait partie des rares parlementaires à pouvoir interroger les négociateurs européens. Il a ainsi accès aux copies des documents de négociation, mais a l’interdiction de les communiquer à quiconque, même au sein de son groupe. « Je ne considère pas qu’à partir du moment où une dizaine de personnes sont informées ce soit un processus démocratique », tranche-t-il.
La peur « ACTA » Cette opacité travaille aussi les parlementaires hexagonaux. Lors d’un débat au Sénat le 14 janvier dernier, le sénateur (PS) Daniel Raoul s’inquiétait, avec d’autres, que « les gouvernements allemands, néerlandais et danois n’aient pas accepté la publication du mandat de négociation
confiance à des négociateurs qui se savent écoutés par leur principal « adversaire » commercial, mais refusent de dévoiler leurs cartes à la société civile et ses représentants ? « Les négociateurs pensent que plus ils révèlent, plus ils s’affaiblissent, et que le débat public à ce stade serait néfaste pour obtenir ce que nous voulons, estime un porte-parole du Parlement. Mais après ce qui s’est passé avec ACTA, la Commission a compris que nous tenir informés était important. » Selon cette même source, Karel De Gucht a pris l’initiative de geler les négociations sur la protection des investisseurs et le règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) en mars, lorsque la Commission a senti que l’opinion publique commençait à monter contre la notion d’arbitrage. « C’est alors qu’il a décidé de lancer la consultation publique. » Garder le secret tout en se montrant transparent, la position sera de plus en plus compliquée à assumer.
donné à la Commission européenne par les gouvernements de l’Union le 14 juin dernier ». Un fonctionnaire de la Commission avoue ne pas comprendre le débat : « On ne peut pas négocier en public, sous le regard de la presse. Un accord c’est un jeu, avec des feintes, des compromis. Les négociations bilatérales ne sont pas publiques, elles ne l’ont jamais été. Cette campagne autour de l’opacité reflète en réalité l’importance des fantasmes véhiculés autour des États-Unis. » Mais l’Europe a un autre souci de taille pour « vendre » cet accord : les révélations faites en juin 2013 par le Spiegel et The Guardian sur l’espionnage NSA, à partir des témoignages du lanceur d’alerte Edward Snowden (et non démentis par l’administration américaine). Dans le cadre de son programme Prism, la NSA aurait intercepté des appels et e-mails de hauts responsables communautaires au siège de l’Union européenne, au Conseil de l’Union, à Washington, au siège de l’ONU à New York. Comment faire
« Ne partons pas battus à l’avance parce
Questions à
qu’il y a eu des précédents fâcheux »
Tout le monde sait que dans la vie professionnelle, les négociations commerciales, les négociations diplomatiques, on n’annonce pas à l’avance quelle est sa position finale. Il y a un mandat de négociation donné à la Commission européenne qui négocie au nom des États membres, ça se passe comme ça depuis le Traité de Rome. Tous les mois le commissaire en charge rend compte au ministre du Commerce, et, ce qui est nouveau depuis le traité de Lisbonne, tous les mois en moyenne il rend compte également à la Commission du commerce international au Parlement européen. Il y a donc un contrôle démocratique par le Parlement européen. Des ONG s’inquiètent de pressions de groupes américains sur leurs négociateurs pour faire sauter les normes européennes, ils voudraient être informés de la position du négociateur. Pourquoi ces éléments ne sont-ils pas communiqués ?
Ceux-là voudraient négocier à la place du négociateur ! Du reste, ces ONG, ces lobbys, ces entreprises multinationales, font elles aussi
pression ou donnent leurs points de vue aux négociateurs européens. Il est normal que chacun soit en contact avec son négociateur. D’autre part certains partis politiques sont hostiles au principe même que l’Europe négocie un traité avec les États-Unis. Soit par américanophobie primaire, soit par inquiétude envers le libreéchange, le développement du commerce, et ils craignent d’avoir à faire des concessions face à un partenaire avec lequel on négocie. Mais la croissance, nulle chez nous, il faut aller la chercher là où elle se trouve. Depuis que l’on a négocié avec la Corée du Sud, nous sommes en excédent vis-àvis de ce pays. En ce qui concerne les normes sanitaires, environnementales, la protection sociale, les Européens n’ont-ils pas plus à perdre dans cet accord qu’à gagner ?
Bien sûr qu’en ce qui concerne les normes les Européens sont en avance sur les Américains, mais c’est l’Europe qui a proposé TTIP aux États-Unis, c’est bien qu’elle sait qu’elle a à y gagner. Or, les Américains traînent des pieds en refusant pour l’instant de donner au Président Obama le pouvoir de négocier avec nous. Après 30 ans d’harmonisation des normes au niveau européen, nous sommes
plus avancés que ne le sont les 50 États d’Amérique entre eux. Donc ils craignent notre capacité de négociation sur ce sujet. Ce que je refuse c’est que l’on parte battus à l’avance. Nous avons obtenu des Américains que soient exclu des négociations tout le volet culturel d’une part, en vertu de l’exception culturelle, et d’autre part toutes les normes alimentaires. Nous ne serons pas envahis par les poulets chlorés ou autre bœufs aux hormones, c’est exclu catégoriquement. Comment faire accepter aux industriels américains la loi REACH, qui exige du fabricant qu’il fasse la démonstration de la sûreté de son produit, alors qu’euxmêmes peuvent mettre sur le marché n’importe quel produit ?
Les principaux intéressés par REACH sont les Allemands. Je leur fais confiance pour défendre REACH face à l’industrie américaine. Et si à la fin de la négociation nous constatons que nous n’aboutissons pas à ce que nous cherchons et que les concessions qui nous sont demandées sont inacceptables, eh bien dans ce cas nous ne ratifierons pas, c’est tout. Mais il ne faut pas avoir peur à l’avance d’une négociation que nous avons nous-mêmes voulue et qui est la clé de la compétitivité de notre industrie pour la suite du XXIe siècle.
N’y a-t-il pas un risque sur les indications géographiques, une autre norme inconnue des Américains, qu’ils considèrent comme une barrière commerciale ?
C’est justement l’Europe qui défend nos indications géographiques protégées. Sur ce point nous avons négocié avant même ce traité que les États-Unis renoncent à donner l’appellation « château » à leur production de vin de la Nappa Valley. Croyez-vous sérieusement que les États-Unis accepteront d’ouvrir l’accès de leurs marchés publics aux entreprises privées européennes ?
Nous allons le voir ! On ne peut pas à l’avance considérer que les Américains vont tout refuser et que nous allons céder sur tout. À chaque fois que nous négocions avec un pays fédéral, un des grands enjeux est l’ouverture des marchés publics de leurs entités fédérées. Nous avons obtenu l’ouverture des marchés publics à nos entreprises des provinces canadiennes. Et nous négocions l’ouverture pour les marchés publics des 50 États des États-Unis. On va chercher la croissance là ou elle est. Que pensez-vous de la création d’une autorité d’arbitrage susceptible de condamner un pays européen en conflit
NUMÉRO 480, MERCREDI 14 MAI 2014 L’HÉMICYCLE
OLIVIER LABAN-MATTEI/AFP
« Une négociation, c’est comme le poker », avez-vous dit récemment. Comprenez-vous que des parlementaires comme vous réclament plus de transparence ?
ALAIN LAMASSOURE EURO-DÉPUTÉ (PPE), PRÉSIDENT DE LA COMMISSION DU BUDGET
avec une entreprise multinationale, comme ce fut le cas pour l’Équateur face à Occidental Petroleum ?
Dans tout accord, il faut une autorité d’arbitrage ou un tribunal. Tout dépend la manière dont on le conçoit. Là encore, ne partons pas battus à l’avance en disant qu’il y a eu des précédents fâcheux. Il faut juste éviter de refaire les mêmes erreurs. Ce sera au futur Parlement et à la future Commission de veiller à ce que les intérêts de l’Europe soient préservés dans ce traité, et encore une fois, si le résultat n’est pas bon, d’en tirer les conséquences et de le rejeter.
Propos recueillis par T.K.
7