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I/ De l’Utopia de Thomas More aux utopies urbaines

Introduction

Cette première partie pose le cadre théorique du travail de mémoire et permet de constituer un socle de connaissances qui va venir enrichir la réflexion autour du thème de l’utopie. Nous commencerons par faire un rappel des généralités au sujet de la thématique « utopie » avant de s’intéresser plus particulièrement aux écrits qui ont fait le lien entre utopie et projet. Dans un autre point, nous étudierons en détail quatre utopies architecturales ou urbanistiques du XIX ème et XX ème siècle en nous attachant à en faire ressortir les caractéristiques principales et notamment concernant leur approche du paysage.

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a) Utopie : un terme polysémique

Le nulle part de Thomas More

Thomas More est un juriste et homme d’Etat anglais né en 1478 et décédé en 1535. On le décrit comme étant un philosophe humaniste, soucieux de l’équité. A cette époque, on part à la découverte de contrées lointaines et les récits de ces voyages rencontrent un grand succès, notamment grâce au développement de l’imprimerie. Thomas More s’inspira des récits de voyage pour écrire en 1516 De optimo reipublicae statu, deque nova insula Utopia. Dans cet ouvrage écrit en latin, l’auteur décrit l’île d’Utopia. La population, principalement des agriculteurs, vit sur une île où elle est répartie dans 54 villes semblables où les services sont collectifs. Chacun habite une maison individuelle avec jardin de laquelle on doit déménager tous les 10 ans pour ne pas s’habituer à la propriété privée. La vie sociale et culturelle est riche et variée. Il n’est cultivé que le nécessaire pour se nourrir, il n’y a pas d’exportation. La récolte est équitablement répartie entre les différentes communautés de l’île. Les tâches obligatoires représentent 6h dans la journée, le reste du temps est libre. Dans ce monde, l’abondance n’existe pas. L’épargne est inutile. Les vieilles personnes, les malades et les enfants sont pris en charge par la collectivité.

Thomas More a imaginé une République où chacun vit dignement à une époque où la majorité de la population vie dans des conditions de vie misérables. Ce récit a été perçu à l’époque comme une critique de la politique anglaise et une véritable prospective. Pourtant, l’auteur disait lui-même avoir écrit un pur divertissement…

Thomas More a formé un néologisme pour nommer son île qui n’existe pas : Utopia. Il a construit son mot à partir du grec [topos] qui signifie lieu et du préfixe [ou] qui signifie non. Littéralement, le mot obtenu porte le sens de non-lieu ou lieu de nulle part. C’était alors la naissance d’un mot, qui au fil de l’histoire s’enrichira et sera porteur d’espoir.

b) Les différents sens du terme

Le terme « utopie » a au cours du temps beaucoup inspiré différentes personnalités comme en témoignent les nombreuses citations qui sont restées (annexe 1 ) et qui ont contribué à faire évoluer sa signification. Reprenons maintenant les différents sens que porte le mot.

Le titre de l’ouvrage de Thomas More

D’abord Utopie est le nom propre qui désigne l’île imaginée par l’auteur, ensuite c’est le texte lui-même où il est question de cette île qui sera nommée Utopie.

Le genre littéraire

L’utopie peut désigner les ouvrages du même genre que celui de Thomas More où il est question de pays imaginaires. En effet, à la suite de Thomas More, d'autres auteurs ont écrit des utopies, tels Campanella (La cité du soleil, 1623) ou Francis Bacon (La nouvelle Atlantide, 1627), et on a pu également considérer rétrospectivement comme des utopies certains textes antérieurs, tels La République de Platon. Ici, l’utopie devient en nom commun qui désigne aussi bien les pays imaginaires que les textes qui les décrivent.

On peut soulever des caractéristiques communes aux différentes utopies littéraires : - Il est question de mondes imaginaires représentants la perfection ; - On y prévoit jusqu’aux détails de la vie quotidienne ; - L’organisation y est souvent dirigiste mais posée comme juste et collectivisme ; - L’utopie repose sur une foi en les possibilités de l’Homme ; - Il s’agit d’un modèle pour le bonheur, pas nécessairement individuel mais collectif ; - On se situe hors de l’histoire.

Le rêve

Le sens le plus courant aujourd’hui est celui du rêve irréalisable. On l’utilise pour décrire une situation imaginée qui n’a aucune chance de se transformer en réalité. Il est associé aux adjectifs péjoratifs « utopique » et « utopiste ». Ce sont ces termes qui sont parfois utilisés chez les enseignants pour qualifier des projets d’étudiants paysagistes. Mais nous pourrions nous demander s’ils l’utilisent à bon escient lorsque l’on regarde le sens qui suit.

Une prospective critique de la réalité

L’utopie peut aussi être l’attitude qui correspond au désir de préparer le futur sur la base du refus du présent. Celui qui met en œuvre cette utopie doit faire preuve d’imagination et d’un fort pouvoir créatif. L’utopie est ici considérée comme un projet nécessaire au dynamisme d’une société. Le sociologue allemand Karl Mannheim parlait lui d’une « orientation qui transcende la réalité et qui en même temps rompt les liens de l’ordre de l’existant » (Idéologie et utopie. 1929.). Jean-Jacques Wunenburger définit l’utopie comme étant un : « ailleurs qui n’est jamais tout à fait nulle part, et qui nous déporte toujours vers du nouveau » (L'utopie ou la crise de l'imaginaire. 1979.). Ce point de vue sous-entend que l’utopie prend sa source dans une réalité critiquée dans le but d’apporter une innovation.

C’est bel et bien à ce dernier sens que nous allons nous intéresser dans la suite de ce mémoire. Il sera question de découvrir si des projets de paysages ont permis de faire avancer la société en proposant des idées nouvelles en opposition avec la réalité de leurs époques. On tentera de comprendre sous quelles formes le projet de paysage peut, à partir d’un état présent réel, construire un état futur possible.

Voyons maintenant quelles ont été les théories établies entre le projet en général et l’utopie.

2- Utopie et projet : la barrière du réel

Plusieurs auteurs ont mis en relation utopie et projet. Leurs avis divergent sur la question de l’utopie comme outil de projet. Certains voient en cela une opportunité d’innovation alors que d’autres accusent l’utopie de paralyser le projet avec des solutions trop faciles et impossibles à mettre en œuvre dans la réalité.

L’écrivain Christian Giudicelli défend l’idée d’une utopie utile au projet puisqu’il écrit que l’utopie est « profondément rectrice du projet puisqu’elle interroge, elle met en cause et elle suggère » (« Du côté de l’utopie ». América. Cahiers du CRICCAL. Utopies en Amérique latine. vol. 32. 2004.). Pour lui, l’utopie permet la remise en cause de l’état existant et c’est pour cela qu’elle doit continuer d’exister.

Ignacy Sachs, spécialiste de l’écodéveloppement, professeur de socio-économie et ancien directeur du Centre International de Recherche sur l'Environnement et le Développement (CIRED), émet lui des réserves jusqu’en écrivant que l’utopie est un piège : « le piège de l’image de l’état futur idéal ». Selon lui, l’utopie « appauvrie le projet et paralyse l’action » puisque les utopistes ne savent pas transcrire leurs utopies dans la réalité (Développement, utopie, projet de société. 1978.).

Effectivement, les utopies ne peuvent pas être transcrites telles quelles dans la réalité. Anne-Marie Drouin explique que l’utopie ne peut pas être prise au pied de la lettre (Modèles pédagogiques. 1993.), c’est une hypothèse de travail, une source de réflexion. L’utopie n’a pas pour objectif d’être atteinte, mais elle a pour but de donner une direction. La philosophe décrit les utopies comme étant des sources d’inspiration positive au service du projet. Dans son ouvrage Idéologie et utopie (1929), Mannheim insiste sur l’aspect limité et même illusoire de l’utopie. Pourtant, il conclut son livre en apportant des éléments sur l’importance de l’utopie dans une société : « La disparition de l'utopie amène un état de chose statique, dans lequel l'homme lui-même n'est plus qu'une chose. […] la disparition des différentes formes de l'utopie ferait perdre à celui-ci [l’homme] sa volonté de façonner l'histoire à sa guise, et par cela même, sa capacité de la comprendre ». Selon lui, l’utopie permettrait donc à l’humanité de continuer d’écrire l’histoire. Il relève donc un paradoxe, l’utopie est limitée et illusoire mais pourtant sans elle l’homme perdrait la capacité de façonner l’histoire. La solution pour dépasser cette ambivalence serait, d’après Anne Marie Drouin, de laisser l’utopie s’effacer au moment de l’action : « Tant qu’il s’agit d’inventer des possibles, son rôle [à l’utopie] est dynamisant. Quand il s’agit de faire des choix pour l’action, la prise en compte du réel s’impose. » (Modèles pédagogiques. 1993.).

Malgré ces difficultés établies entre la relation utopie et projet, il a bel et bien existé un courant utopique en architecture et urbanisme dans le XIX ème et XX ème siècle.

3- La place du paysage dans les utopies du XIX ème et XX ème siècle

Le courant utopique est un courant architectural et urbanistique né à la fin du XVIII ème siècle. Des architectes comme Etienne Louis Boullée (1728-1799) ou Jean Jacques Lequeu (1757-1825) imaginent des monuments et des cités qui symbolisent des valeurs mais qui ne répondent pas aux besoins directs de la société de l’époque. Pour autant, bien avant cela, des hommes ont réfléchi à ce que pourrait être une cité idéale, notamment durant la Renaissance en Italie mais aussi en Grèce Antique.

Rappelons qu’il y a une tradition chez les architectes, notamment au XVIII ème siècle, qui consiste à élaborer des projets théoriques qui ne sont pas destinés à être réalisés. Cette pratique était à l’époque très courante. Les travaux étaient parfois exposés et permettaient de faire passer des messages, notamment une critique de la réalité. Dans ce type de travaux, les concepteurs étaient très libres, ils laissaient parler leur créativité sans limite.

Nous avons choisi quatre exemples d’utopie afin d’en faire ressortir les caractéristiques qui pourraient nous éclairer sur d’éventuelles utopies contemporaines. La sélection a privilégié des utopies connues et reconnues comme telles, des deux derniers siècles, pouvant faire ressortir des principes clefs et notamment en rapport avec la question paysagère. Les utopies devaient être suffisamment détaillées, par écrit ou de manière graphique, pour être étudiées. Le Phalanstère (1829) de Charles Fourier fait partie des plus grandes utopies de l’histoire architecturale et son concepteur est considéré comme le père de l’utopie socialiste ; Breathing places for the Métropolis (1829) de John Claudius Loudon est une utopie à l’échelle d’une grande métropole ; Garden City (1898) d’Ebenezer Howard comme son nom l’indique confronte l’idée du jardin et de la ville, nous pouvons donc nous attendre à la présence de la question paysagère ; la ville spatiale (1959) de Yona Friedman est une utopie d’après-guerre dont le créateur à largement représenter graphiquement le concept.

L’étude de ces quatre cas va nous permettre de comprendre à quoi peut ressembler l’utopie dans le domaine de l’aménagement de l’espace et également de mesurer la place accordée au paysage dans ces concepts. A partir de cela, nous pourrons plus aisément repérer le caractère utopique de certaines pratiques paysagères contemporaines.

a) Le Phalanstère de Charles Fourier : une organisation stricte

Charles Fourier (1772 –1837) est un philosophe français. Il a pour ambition de changer la société dans laquelle il vit, immédiatement, sans attendre. Il ne rêve pas d’un monde meilleur, il veut transformer la société sur-le-champ. Il déteste l’utopie qui pour lui ne permet aucun changement, il la définit comme un rêve qui ne donne aucun moyen d’exécution et aucune méthode efficace. En 1799, à l’âge de 27 ans, Fourier travaille comme commis dans une maison de commerce à Marseille. Un jour, une cargaison de grains doit être jetée parce qu’à force de spéculer sur les prix, ses propriétaires l’ont laissée pourrir. Cet événement fait beaucoup réfléchir Fourier qui constate alors l’absurdité des lois du commerce. A partir de ce moment, il se mit à la recherche d’une alternative crédible au monde qui existe et qu’il ne supporte pas. Selon lui, le commerce est responsable de la misère dans laquelle vit une grande partie de la société.

A cette époque, Il n’existe aucune législation concernant la ville. La ville est un chao. La société industrielle s’installe avec des conditions de vie difficiles pour les classes les plus pauvres qui s’appauvrissent davantage encore pendant qu’une poignée d’hommes s’enrichit sur leur dos.

L’objectif principal du concept de Fourier est directement lié à ce constat de la société, il faut rééquilibrer les classes. Il souhaite que chacun ait le droit à la même dose de bonheur, équitablement réparti. Pour cela, il imagine un organisme communautaire vivant et travaillant au sein d’un grand bâtiment qu’il appellera Phalanstère. En tant que détracteur de l’utopie, il refusait que l’on parle de son projet comme une utopie, puisque pour lui le Phalanstère était réalisable immédiatement.

En 1829, Fourier écrit son livre Le nouveau monde industriel et sociétaire ou invention du procédé d’industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées. C’est dans cet ouvrage qu’il va décrire son projet de Phalanstère en y intégrant un plan du bâtiment. Ce premier ouvrage sera complété en 1832 par un journal : Le Phalanstère : journal pour la fondation d'une phalange agricole et manufacturière, associée en travaux et en ménage, lancé par Fourier qui a vocation à diffuser sa doctrine et à expliquer précisément les étapes de la fondation d’un Phalanstère. Le discours semble avoir été le meilleur moyen pour Fourier de décrire dans le détail son projet, bien trop complexe pour être uniquement soutenu par une image. Pour autant, Fourier précise que le plan-exemple publié dans l’ouvrage est indispensable à la réalisation d’un Phalanstère. L’architecture du bâtiment donne l’idée d’un palais monumental. Sur le plan (figure 1), l’ensemble parait être replié sur soi, tournant le dos au monde extérieur. Cet effet est notamment produit par l’existence d’une cours centrale entourée sur trois côtés du bâtiment d’habitation et sur le quatrième côté par des bâtiments de travail. De plus, les jardins et cours intérieurs renforcent ce sentiment de rupture avec le monde extérieur. Les deux seuls éléments qui semblent être en dehors de ce système égocentrique sont le théâtre et l’église, comme si ces deux éléments étaient les seuls du Phalanstère qui conservaient un lien avec l’extérieur. Par ailleurs, l’édifice est entouré d’une palissade qui renforce une fois de plus la séparation avec le monde extérieur. A l’intérieur, tout est fait pour maximiser les interactions sociales : les bâtiments sont tous très proches les uns des autres, les nombreuses rues galeries facilitent les rencontres, il y a une omniprésence de salle de réunion.

Figure 1 : Plan d'un Phalanstère retravaillé par l'auteur à partir du plan publié dans "Le nouveau monde industriel et sociétaire" (1829) écrit par Charles Fourier.

Fourier a un besoin inévitable de toujours tout classer, il veut ranger les hommes dans des catégories bien précises. Il choisit d’organiser les sociétaires du Phalanstère selon leurs passions. Selon lui, trois grandes passions animent les hommes : la composite qui pousse les hommes à s’associer et à coopérer ; la cabaliste qui pousse les hommes à la dispute, à l’intrigue ; et la papillonne qui est le besoin de changer tout le temps. Ces trois passions se décomposent en 12 passions secondes qui ellesmêmes amènent à 144 passions mineures. Avec son Phalanstère, Fourier espère organiser une société dans laquelle ces différentes passions pourront s’harmoniser et ainsi les hommes pourront vivre ensemble sans problème. Les relations entre les sociétaires sont pacifiées puisque chacun peut ici profiter de ses passions. Chacun trouve ce dont il a besoin pour s’épanouir. Il imagine une société parfaite, une communauté formée de 1620 personnes. Le travail n’y est que joie. Les pénuries n’existent pas. L’emploi du temps est planifié de façon très précise. Au cours de la journée, chaque individu doit alterner entre effort physique et talent artistique. Dans cette communauté, on ne manque de rien. La règle est celle du partage, la production et la consommation sont communes. L’ordre transparait du bâtiment. Tout est fait pour éviter les heurts, notamment grâce aux galeries de circulations aérées et chauffées dans lesquelles tout le monde peut se rendre d’un endroit à un autre de façon confortable. Ce système d’organisation social doit permettre à tous de vivre dans l’abondance et de développer l’urbanité des habitants. Tout le système est pensé à travers la notion d’attraction de Fourier. D’une part, l’attraction désigne le mécanisme des interactions entre les habitants et d’autre part l’attraction est aussi le fait que le Phalanstère pour s’imposer doit réussir à attirer, à séduire. Ces deux principes d’attractions se retrouvent dans l’architecture du bâtiment avec les rues-galeries conçues pour favoriser les interactions et aussi par le confort de vie, l’abondance et l’architecture de palais destiné à séduire les potentiels habitants. Le Phalanstère est à la fois un lieu de vie, de travail et d’agrément, il se suffit à lui-même.

Le projet n’a pas été imaginé pour un lieu en particulier, on pourrait même dire puisqu’il s’agit ici d’un nulle part. Il a été réfléchi pour pouvoir s’adapter à différentes situations géographiques. C’est un projet qui a vocation à devenir un modèle. Cependant, certaines conditions pré requises sont inévitables. Le Phalanstère doit notamment être obligatoirement édifié à proximité d’une grande ville et d’un cours

d’eau. La qualité du sol doit permettre d’y produire un maximum de cultures différentes. Ces quelques prérequis sont les seuls qui permettent d’imaginer un paysage associé au Phalanstère et ils restent très vagues. La description du Phalanstère fait état de la recherche d’une autosuffisance à tout point de vue, notamment alimentaire. Pourtant, le plan dessiné ne fait pas figure de parcelles agricoles et Fourier ne met pas l’accent sur le travail au champ dans son discours. C’est d’autant plus compliqué pour imaginer le Phalanstère dans son environnement.

Malgré plusieurs naissances de communautés sur la base du modèle de Fourier comme le familistère de Guise dont la construction a commencé 30 ans après la publication du livre de Fourier, aucun projet n’a été réalisé strictement selon les règles qu’il avait établies. Le besoin de tout classer de Charles Fourier et son désir d’organiser précisément la vie dans son Phalanstère fait ressortir un programme qui peut être perçu comme totalitaire. Tous les aspects de la vie quotidienne sont contrôlés. Fourier base son organisation sur sa théorie des passions et oublie les attractions évidentes dans la famille ou les communautés « naturelles ». C’est une théorie qui ne colle pas à la réalité. Cet aspect qui ressort ici révèle le côté sombre de l’utopie qui en est aussi une des caractéristiques. A force de vouloir tout contrôler et organiser au mieux la vie quotidienne selon leurs idéaux, les créateurs d’utopies en oublient parfois la liberté individuelle. Plusieurs utopies ont marqué l’histoire et ont donné au terme une connotation négative voir dangereuse. On parle par exemple d’utopie nazie mais il existe aussi des exemples moins traumatisants comme la cité idéale d’Auroville en Inde. En 1968, en plein mouvement hippie, une parisienne nommée Mirra Alfassa et compagne spirituelle du philosophe indien Sri Aurobindo décide de créer une ville qui aura pour objectif de rapprocher les peuples. Avec l’aide de l’architecte français Roger Anger (figure 2), « Mère » comme elle se fera appeler, imagine une cité à la forme d’une galaxie spatiale. L’organisation de l’espace y est très segmenté (figure 3) et le tout gravite autour d’un noyau central, l’espace de paix avec le temple de la mère. Il s’agit d’une sphère dorée de 36 mètres de diamètre qui a été construite à partir de 1972 uniquement à la force des hommes, sans engin de chantier. Le temple a été inauguré en 2008 (figure 4). Cette cité pensée à l’origine pour accueillir 50 000 habitants n’en compte aujourd’hui que 2500. Ils sont issus de plus de 50 nationalités différentes venus chercher ici ce qu’ils n’ont pas trouvé ailleurs. Tous ont été mis à l’épreuve pendant un an avant d’être officiellement reconnu comme habitant d’Auroville sous le titre de « serviteur de la conscience divine ». A partir de ce moment, tous doivent se soumettre à des préceptes définis par la charte de la ville, dont le culte de la Mère décédée en 1973 mais qui semble toujours être présente en ces lieux. Secte pour certains, curiosité pour d’autres, toujours est-il qu’Auroville reste aujourd’hui une étape du tourisme en Inde.

Figure 2 : Maquette du projet d'Auroville réalisée par l'architecte Roger Anger dans les années 1960. (www.auroville.org)

Figure 3 : Plan schématique d'Auroville illustrant la composition de l'espace autour du noyau central. (www.auroville.org)

Figure 4 : Photographie du temple de la mère, noyau central d'Auroville. (www.worldarchitecture.org)

Le Phalanstère et Auroville sont deux exemples où l’organisation de l’espace est très segmentée, où chaque chose à sa place. Cette organisation de l’espace, dans ces deux cas, traduit une organisation de la société que l’on pourrait qualifier d’autoritaire. Le lien entre organisation de l’espace et organisation de la société est ici très fort. Ces exemples mettent en lumière le côté sombre de l’utopie, l’utopie portée par un personnage qui cherche à imposer son idéal à toute une communauté au risque d’aller à l’encontre des principes de liberté individuelle. On peut se demander comment le retour des utopies urbaines s’y prend pour effacer ce risque. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de ce mémoire.

b) Breathing places for the Metropolis de John Claudius Loudon : un plan en avance sur son temps

L’écossais John Claudius Loudon (1783-1843) est un jardinier, botaniste, agronome et créateur de la revue "The Gardener's Magazine". Il est fils de fermier, il a étudié l’agriculture et a ensuite travaillé sur l’aménagement des terres agricoles. Il s’est installé à Londres et s’est ensuite spécialisé dans la conception et réalisation de jardins paysagers. Mais une blessure le contraint d’arrêter cette activité. Il se met donc à l’écriture. Il a ainsi lancé les premiers magasines au monde consacrés à l’architecture et aux jardins. Loudon a toujours préféré le charme des petits villages de campagne aux grandes capitales.

Lorsque Loudon imagine son concept, Londres est en pleine expansion. La population passe d’un million en 1800 à 6,7 millions à la fin du siècle. Cette explosion de la population est accompagnée par la multiplication de quartiers insalubres qui seront décrits par Charles Dickens. Londres fait face à de graves épidémies. L’espérance de vie est très faible dans une ville dense et sale. On commence à donner le nom de métropole à cette grande agglomération dans les 1820-1830. Les transports en commun se développent de plus en plus permettant à la classe moyenne de se déplacer entre leur habitation et leur lieu de travail. Des quartiers de plus en plus éloignés en périphérie se développent. Le prairie de Hampstead Heath qui était jusqu’alors ouverte au public menace d’être fermée et cela crée une controverse qui fera l’objet d’un grand nombre d’articles. Loudon élabore un plan qui accompagnerait l’extension de la métropole tout en permettant aux habitants de vivre correctement, en sécurité et en bonne santé. Il se préoccupe de l’approvisionnement en vivres, en eau, en air frais et du maintien de la propreté. Ce plan doit permettre, sur le temps long, une harmonie

entre les architectures, les transports et les paysages dans l’optique d’améliorer le bien-être des habitants et surtout la santé des plus pauvres. Loudon apportait une importance particulière à la conservation des paysages sur le long terme alors qu’il voyait l’étalement urbain de Londres manger la campagne et ses paysages qu’il aimait tant. Ce travail a pour objectif d’alerter le gouvernement et d’aider à la prise de décision.

Le projet est publié sous forme d’un article dans le cinquième numéro de la revue de Loudon Gardeners Magazine en 1829. Il y décrit son plan par écrit et l’accompagne d’un plan schématique. Loudon décrit son projet de façon simple sous la forme de grands principes :

« Les gouvernements ont le devoir de planifier la manière dont la métropole peut se développer en toute sécurité pour les habitants, en ce qui concerne l'approvisionnement en vivres, l'eau et l'air frais, ainsi que l'élimination de la saleté de toute sorte »

« Londres doit être entouré d’une zone de campagne ouverte »

« Londres pourra s’agrandir par des anneaux de bâtiments alternés avec des espaces de campagne ou de jardins d’un demi mile jusqu’à ce que l’une des zones touche la mer »

« L’utilisation de cercles parfaits, comme sur le plan, n’est ni nécessaire ni souhaitable. Des lignes irrégulières, répondant au paysage existant, seraient beaucoup plus belles et économiques »

« Les rues seraient radiales ou circonférentielles, de même que les transports en commun. Les tuyaux sous les rues transportaient de l'eau, du gaz, des eaux usées et de l'air chaud (pour le chauffage urbain). Les eaux usées seraient utilisées comme fumier dans les réseaux ruraux au lieu d'être rejetées dans les rivières. »

« Les anneaux de campagne contiendraient des parcs, des jardins, des lacs et des lieux de «distractions inoffensives» ».

La grande innovation ici est l’alternance de pleins et de vides pour construire la ville. C’est ce qu’illustre le schéma (figure 5) où l’on voit distinctement Londres entourée d’anneaux circulaires. Les espaces en blancs sont les « pleins », autrement dit les espaces bâtis, et en gris ce sont les « vides », les espaces de « nature » qui peuvent être de divers types : parcs, jardins, lacs, cimetières, etc… mais aussi les parcelles agricoles. Dans les zones bâties, il ne doit y avoir aucune place, aucun marché, pas d’espace libre donc, seules des rues suffisamment larges desserviront la ville en air frais. Loudon se félicite que si un tel plan est réalisé, chaque londonien habitera à maximum un demi mile (c’est-à-dire environ 800 mètres) d’un espace dégagé dans lequel il sera libre de marcher, de se récréer, de se divertir ou de s’instruire. Il décide donc de regrouper tous les espaces non bâtis, à l’exception des rues, en de grands parcs circulaires à l’échelle de la métropole et va même au-delà en imaginant la future expansion de la ville. On pourrait parler aujourd’hui de prospective territoriale. Dans cette utopie, le paysage a une place primordiale. Loudon le dit lui-même, les cercles parfaits que l’on peut voir sur le schéma ne sont qu’une représentation. Il souhaite que le tracé des couronnes se rapporte aux lignes irrégulières du paysage existant, il avance pour cela des raisons esthétiques et économiques. Loudon intègre d’ores et déjà les parcs existants comme Hyde Park et Regent’s Park dans la première couronne de campagne comme nous pouvons le constater sur la plan de la figure 5. Pour la première fois, le non-bâti a toute sa place et devient un élément structurant pour construire la ville.

Figure 5 : Plan prospectif élaboré par John Claudius Loudon et publié en 1829 dans le numéro 5 de la revue Gardeners Magazine. L’auteur du mémoire a entouré en rouge Regent’s Park et Hyde Park. (www.landscapearchitecture.org)

Loudon sait pertinemment qu’un tel plan est impossible à mettre en place du jour au lendemain. Il est conscient qu’il faudrait un siècle ou deux pour arriver au résultat illustré par le schéma. Il sait aussi que le gouvernement ne peut pas acheter et démolir autant de maisons pour créer le premier cercle. En revanche, il pense que le gouvernement peut délimiter certaines zones où une loi interdirait tous travaux de réparation des bâtiments. Ainsi, après un certain temps, les maisons ne seraient plus habitables. Les propriétaires se verraient alors attribuer un autre bien d’une valeur équivalente dans une autre partie

de la métropole hors espace de respiration. Pour Loudon, toute cette démarche se justifie pour le bienêtre des habitants.

Loudon prévoit un aménagement des espaces de respiration à la façon des parcs paysagers. Il imagine la plantation de toutes espèces susceptibles de pousser, l’aménagement de pièces d’eau, de carrières, de grottes, de ravins, de collines, de vallées. Il souhaite aménager une multitude de scènes différentes imitant la nature. Il veut en quelque sorte faire voyager les habitants à chaque fois qu’il se rendront dans les espaces de respiration. Il va même jusqu’à imaginer la diffusion de musique dans certains endroits tout au long de l’année. Il veut en faire des espaces de bien-être pour le corps et l’esprit. Même si le projet de Loudon concerne Londres, il espère que ce « bel idéal de capital » pourra se répéter dans les autres métropoles qui s’agrandissent sur la campagne grâce aux principes simples qu’il a établi et qui sont facilement reproductibles. Cette stratégie n’a jamais vraiment été mise en place puisque les nobles détenaient la majorité des terres et le gouvernement était trop faible face à cela. Il n’empêche que cela a donné des idées à de nombreux personnages qui ont retravaillé le concept. On peut notamment parler d’Haussmann qui créera son système d’espace verdoyant pour Paris ou encore Frederick Law Olmsted avec le collier d’Émeraude de Boston où des parcs sont reliés entre eux par des avenues-promenades à l’échelle métropolitaine (figure 6). Olmsted a imaginé ce système de parcs alors que la ville ne s’était pas encore développée jusque-là. C’est donc une démarche de prospective qui, comme le préconisait Loudon, s’est construite à partir du paysage existant et en particulier en suivant une rivière.

Figure 6 : Plan du système de parc du Collier d'Emeraude à Boston dessiné par Olmsted à la fin du XIX ème siècle. (www.tclf.org)

Plus tard, Jean Claude Nicolas Forestier écrira dans Grandes villes et systèmes de parcs (1906) que « La première idée d’un système de parc fut émise à Boston en 1891. Ce qui fut au début considéré comme un rêve et semblait ne pouvoir être réalisé que par une suite de générations était mis sur pied en deux ans et exécuté en sept ans. ». Dans une même phrase, « rêve » et « réalisé » sont deux mots qui décrivent bel et bien une démarche utopique qui a été et est toujours utile à la qualité de vie des habitants de Boston.

c) Garden City campagne d’Ebenezer Howard : l’alternative au choix binaire entre ville et

Ebenezer Howard (1850-1928) est un militant socialiste anglais. Il est né à Londres et est devenu employé de bureau. A l’âge de 21 ans, influencé par un oncle agriculteur, il part s’installer aux EtatsUnis pour travailler dans une ferme. Il sera ensuite journaliste à Chicago. Après 5 ans, il rentre au

Royaume-Uni et devient rédacteur des rapports officiels du Parlement. Grâce à ce métier, Howard a conscience des difficultés du pays.

A la fin du XIX ème siècle, l’Angleterre fait face à la Grande Dépression. L’activité économique tourne au ralenti. Il y a un fort exode rural qui pose des problèmes de logement et de travail dans les villes. Les centres-villes sont des taudis où s’entassent les plus pauvres qui ont dû quitter leurs terres agricoles que se sont accaparées les puissants propriétaires.

C’est dans ce contexte difficile qu’Howard va imaginer un nouveau modèle de cité qui assure à sa population des conditions de vie saines. Le but est d’inventer une alternative au développement anarchique des villes lié à l’essor de la seconde révolution industrielle. C’est dans son livre To-Morrow : A Peaceful Path to Real Reform publié en 1898 qu’Howard va décrire son nouveau modèle de ville. Le livre connait rapidement un grand succès, une version grand public sous le titre Garden City of To-morrow sera publié quatre ans plus tard.

Howard veut créer une communauté avec des liens sociaux forts. Il pense que pour cela il faut créer des communautés de petite taille, de maximum 32000 habitants. Selon lui, la grande ville est un facteur de destruction de lien social. Son projet est donc de créer des communautés en autosuffisance alimentaire, industrielle et commerciale. Au sein de ces communautés, on doit retrouver un équilibre entre les travailleurs agricoles, industriels et commerciaux. Howard insiste sur l’importance d’avoir des institutions politiques qui correspondent aux principes de la cité-jardin. Cette nouvelle forme de ville doit associer un centre urbain organisé et une ceinture de fermes et de parcs qui entourent ce centre. Les cités-jardins sont pensées pour fonctionner en réseau avec d’autres cités-jardins identiques reliées entre-elles par un réseau de communication et notamment des voies ferrées. Une fois établi, ce réseau permettra d’en finir avec les métropoles.

Pour illustrer son propos, Howard réalise une série de schémas qui permet de mieux comprendre le concept et l’organisation spatiale de la cité jardin. Ces représentations prendront toutes la forme parfaite du cercle, comme c’était déjà le cas pour le diagramme de Loudon. Le schéma des trois aimants (figure 7) démontre comment la cité jardin associe les avantages de la ville et ceux de la campagne sans leurs inconvénients. Sa forme est circulaire, on trouve au centre la société qui est attirée par les aimants ville, campagne et ville-campagne (citéjardin). Sous chaque aimants, on retrouve les qualités qui font que la société est attirée par ces endroits. La ville-campagne regroupe à la fois les avantages de la ville comme les opportunités sociales, et ceux de la campagne comme la beauté de la nature. Ce schéma est le point de départ de la théorie d’Howard. Le schéma de la figure 8 représente le plan de la cité jardin dans son ensemble. On observe une ville Figure 7 : Schéma des trois aimants dessiné par Howard et publié

parfaitement circulaire organisée autour d’un noyau central qui a la fonction de parc. La ville est divisée par six avenues qui forment six parts égales. Les

maisons et leurs jardins entourent le en 1898 dans son livre To-Morrow : A Peaceful Path to Real Reform (www.flickr.com)

noyau central. La ville est délimitée sur son périmètre par un chemin de fer circulaire qui se connecte à la voie ferrée principale passant à proximité. C’est à cette intersection entre les chemins de fer que l’on retrouve les usines et les commerces de la ville. A l’extérieur de la voie ferrée circulaire entourant la ville, c’est la campagne avec les fermes, les pâturages, les forêts, les carrières et des hôpitaux.

Figure 8 : Plan de la Garden-City dessiné par Howard et publié en 1898 dans son livre To-Morrow : A Peaceful Path to Real Reform (www.gutenberg.org)

Le plan de la figure 9 est un zoom du précédent. On y voit plus en détail l’organisation d’une portion de la ville. Le noyau, un jardin central, est entouré d’un centre civique avec les institutions politiques, un musée, un théâtre, une bibliothèque et un hôpital. Cette partie est elle-même entourée d’un parc avant

Figure 9 : Partie plus détaillée du plan de la Garden-City dessiné par Howard et publié en 1898 dans son livre To-Morrow : A Peaceful Path to Real Reform (www.flickr.com)

d’arriver sur la zone d’habitations. Une grande avenue sépare la partie logement de la zone industrielle et commerciale la plus à l’extérieur de la ville. On constate que l’organisation géométrique de la citéjardin sépare les différentes fonctions.

Le plan de la figure 10 représente le système dans lequel les cités-jardins se connectent pour aboutir à une organisation géographique et sociale plus large. Le schéma forme encore une fois un cercle parfait dans lequel plusieurs cités jardins, cercles parfaits, sont reliées entre-elles par un chemin de fer circulaire et plusieurs routes qui traversent la campagne.

Figure 10 : Plan de plusieurs Garden-Cities reliées entre-elles dessiné par Howard et publié en 1898 dans To-Morrow : A Peaceful PAth to Real Reform (www.woutersrealty.com)

Le concept est initialement prévu pour désengorger Londres et donc s’établir dans la campagne alentour. Mais l’aboutissement du projet consiste à ce que ce modèle soit répété dans le pays tout entier. Or, développer le territoire de cette façon présuppose qu’il soit neutre, homogène et que tous les territoires aient les mêmes ressources. Ce concept ne prend pas en compte la complexité des paysages, les différences et les particularités de chaque lieu. A cause d’une grande simplification de la réalité, nécessaire pour rendre clair et compréhensible son concept, Howard met de côté la prise en compte des paysages.

Des cités jardins ont vu le jour au Royaume Uni et dans d’autres pays du monde mais ce qu’elles ont gardé du concept de cité jardin d’Howard c’est surtout leurs noms. La première réalisation est celle de Letchworth en 1904. Elle fait suite à la création de la Garden City Association en 1899 qui regroupe un certain nombre de personnes intéressées par le projet dont des politiciens et des industriels. Howard en est le directeur général. Des rencontres sont organisées pour discuter les moyens pratiques de réaliser une cité jardin selon les plans d’Howard. Un site au Nord de Londres est choisi. Le plan de la ville (figure 11) est bien différent des schémas circulaires qu’avait dessinés Howard parce qu’il a fallu confronter le concept à la réalité du paysage. Après la seconde Guerre Mondiale, une deuxième citéjardin est créée proche de Letchworth pour commencer le groupement de cités jardins imaginé par Howard, il s’agit de Welwyn où Howard vivra jusqu’à sa mort. Ces deux cités jardins n’atteindront jamais le nombre d’habitants initialement prévu de 32000 habitants malgré la campagne de publicité (figure 12) et ne seront donc pas dupliquées.

Figure 11 : Plan original de la première cité jardin de Letchworth dessiné en 1904 par les beaux-frères Barry Parker et Raymond Unwin, proches d’Howard. (www.iconeye.com)

Figure 12 : Publicité visant à attirer des habitants dans la cité-jardin de Welwyn diffusée dans les années 1950. On peut y lire « : « Hier: vivre et travailler dans la fumée ; Aujourd’hui : vivre en banlieue –travailler dans la fumée ; Demain : vivre et travailler au soleil à la cité-jardin de Welwyn. (www.woutersrealty.com)

d) La ville spatiale de Yona Friedman : représentations utopiques ou futuristes ?

Yona Friedman est un architecte franco-hongrois né en 1923. Il a réalisé une partie de ses études et a débuté sa carrière au Moyen-Orient. Il s’installe à Paris en 1957. C’est un architecte qui a beaucoup produit, certains le considèrent comme un artiste tant ses productions de dessins, plans et maquettes sont porteuses de messages. Son travail fait régulièrement l’objet d’expositions. Il définit l’utopie dans son livre Utopies réalisables (2000) comme un projet qui augmentera la satisfaction d’un groupe d’êtres humains. Croire en une utopie et être réaliste est pour lui tout à fait possible. Friedman place l’habitant au centre du processus de projet (figure 13), le rôle de l’architecte est selon lui de simplement accompagner l’usager.

Figure 13 : Dessin de Friedman tiré de son Programme d'architecture illustrant sous forme de bande dessinée l'importance de l'usager dans le processus de projet. (www.cnap.fr)

Friedman commence à réfléchir à ce qu’il appellera dans un premier temps l’architecture mobile après la seconde Guerre Mondiale pour répondre aux problèmes de la reconstruction. Sa réflexion se poursuivra et évoluera pour répondre par la suite aux enjeux des villes qui font face à une augmentation de la démographie. L’objectif est de permettre une croissance sans limite de la ville sur la ville. Friedman porte des valeurs humanistes et prône l’autonomie et insiste sur l’harmonie des relations sociales. La ville spatiale permet de libérer l’espace au sol, un espace qui sera propice à de nouveaux usages de loisirs et de liberté permettant aux habitants de s’épanouir. Friedman introduit ainsi l’agriculture en ville.

Ces idées sont développées pour la première fois dans le livre écrit par Friedman Architecture mobile en 1958. Cette même année, il fonde le Groupe d’Etudes d’Architecture Mobile (GEAM) dans lequel plusieurs architectes internationaux vont pendant 4 ans mener des recherches pour développer ses idées. C’est en 1959 que Friedman va utiliser le terme de ville spatiale. Son travail fera l’objet de nombreuses expositions à travers le monde et ce encore aujourd’hui. Une exposition lui a notamment été consacrée en 2016 à la Cité de l’architecture à Paris. L’écrivain Michel Ragon consacrera un chapitre de son livre Où vivrons-nous demain ? (1963) au travail de Yona Frideman qui pour lui est aussi important dans l’histoire de l’architecture que Le Corbusier. La ville spatiale est une ville suspendue, évolutive et transformable par les habitants. Une maille géante est portée par des pilotis et forme une mégastructure dans laquelle les habitants peuvent construire leurs habitations et les faire évoluer comme ils le souhaitent. La structure doit donc permettre une autogestion et une réversibilité. Friedman affirme que les murs de la ville spatiale doivent pouvoir changer d’emplacement facilement pour que l’architecture puisse s’adapter aux besoins réels de l’individu en temps réel. Il parle d’architecture mobile ou spatiale par rapport à cette volonté de pouvoir

changer l’organisation de l’espace. De cette façon, selon Friedman, « l’individu redevient un acteur responsable de l’amélioration de son environnement ». Mais l’une des caractéristiques majeurs de cette ville spatiale c’est qu’elle peut enjamber des zones non constructibles comme des fleuves (figure 14) ou des zones ferroviaires (figure15) ou même des villes existantes. Elle peut aussi libérer l’espace au sol pour les besoins de l’agriculture par exemple.

Figure 14 : Vue vol d'oiseau dessinée par Friedman dans la fin des années 1950 où une ville spatiale enjambe un fleuve. (www.yonafrideman.nl)

Figure 15 : Collage réalisé par Friedman où la mégastructure de la ville spatiale s'affranchit es contraintes d'une zone ferroviaire. (www.cyberarchi.fr)

Friedman a beaucoup représenté son concept de ville spatiale pendant de nombreuses années. Il a dessiné sa structure, il a réalisé des collages surréalistes et il a aussi construit des maquettes à diverses échelles (figures 16 et 17). Il a réalisé ces représentations comme des œuvres d’arts.

Figure 16 : Maquette de Ville Spatiale réalisée par Friedman en 1959. (www.pietmondriaan.com)

Figure 17 : Maquette de ville spatiale photographiée lors d'une exposition des travaux de Yona Friedman. (www.habitarlaforma.blogspot.com)

La place du paysage a évolué avec le temps dans le travail de cet architecte. Peu à peu, Friedman a commencé à spatialiser ses représentations, en se servant notamment de carte postale ancienne de Paris (figure 18) alors que dans un premier temps c’était uniquement sa structure qui était dessinée dans un environnement inexistant ou imaginaire (figure 19). Néanmoins, Friedman a toujours mis l’accent sur le fait que le maillage de la structure ne devait jamais être complètement plein. Les pleins que sont les logements dans cette grille doivent alterner avec les vides (figure 20) pour maintenir une certaine transparence et ainsi des ouvertures sur le paysage. Mais la ville spatiale a dans son fondement un rapport au paysage puisque qu’elle cherche à s’affranchir des contraintes naturelles, des éléments de la géographie comme les fleuves et elle vise également à se libérer des contraintes qu’impose le paysage urbain existant en prenant de la hauteur.

Figure 18 : Collage réalisé par Friedman à partir d'une carte postale ancienne de Paris. La ville spatiale se contextualise en prenant en compte les contraintes du réel. (www.vernaculaire.com)

Figure 19 : Dessin de Friedman qui illustre sa ville spatiale au-dessus d'un environnement inexistant. La ville spatiale flotte entre le sol et le ciel. (www.vernaculaire.com)

Figure 20 :Dessin réalisé par Friedman en 1960. Cette représentation en coupe appuie le discours de l'architecte quand il explique que le maillage de la mégastructure doit rester ouvert entre deux bâtiments. (www.fraccentre.fr)

Aucune ville spatiale n’a à proprement dit vu le jour, mais ce concept a inspiré beaucoup d’artistes et d’architectes et encore aujourd’hui les expositions sur son œuvre rencontrent un vrai succès à travers le monde. Les recherches menées autour de l’architecture modulaire continuent de nourrir certains concepteurs qui travaillent dans ce domaine.

C’est la participation habitante, grâce à la modularité, qui permet de passer d’une simple représentation futuriste à un projet utopique. Friedman dessine cette mégastructure pour répondre aux besoins réels de la société, une société qui évolue de plus en plus vite et c’est pour cela que l’architecture doit pouvoir s’adapter à ces changements.

e) Bilan des dimensions paysagères dans les utopies du XIX ème et XX ème siècle

A travers ces quatre exemples d’utopies du XIX ème et XX ème siècle, nous pouvons constater que les dimensions paysagères n’ont pas la même importance dans chacun d’entre eux. La volonté de servir de modèle et de pouvoir être reproductible de certains prime sur le contexte paysager, c’est le cas pour le Phalanstère de Fourier mais aussi pour la Cité jardin d’Howard. Pourtant, Loudon a réussi à mettre au point un système qui peut être à la fois reconduit grâce à des grands principes simples, et qui prend en compte le paysage existant à Londres. De plus, il ne se contente pas de prendre en compte le paysage existant mais il anticipe les évolutions de la ville dans le futur. La démarche de Loudon se rapproche de celle de nombreux paysagistes contemporains. Son concept peut être considéré comme un projet de paysage sur le long terme ce qui le différencie d’autres utopies urbanistiques. On pourrait donc déjà parler ici d’utopie paysagère. La place du paysage dans les représentations utopiques a évolué au cours du temps, notamment grâce à de nouvelles techniques comme la photographie qui s’est démocratisée et qui a permis à Friedman d’ancrer sa mégastructure dans des paysages existants et de répondre aux contraintes naturelles des sites. Cette façon de surélever la ville spatiale par rapport au terrain naturel a permis à Friedman de s’affranchir des contraintes du réel, de l’existant, et de laisser exprimer sa créativité. Friedman comme Loudon ont la volonté de créer des espaces vides dans un contexte urbain. Le premier libère des espaces en surélevant la ville sur pilotis et le second offre par la règlementation des zones de « nature » non construites qui alternent avec les zones de plein de la ville. La place des espaces libres en ville est une préoccupation qu’on retrouve aujourd’hui dans la philosophie des paysagistes. La participation habitante n’est pas une dimension paysagère mais elle a de plus en plus sa place dans les projets de paysagistes contemporains. Yona Friedman avait dès les années 1960 compris l’importance de l’habitant dans le processus de projet.

Cette partie a également contribué à dégager des grandes caractéristiques de l’utopie dans le projet spatial. Les exemples étudiés ont tous été portés par un personnage charismatique dont l’optimisme a voulu apporter des solutions dans le but d’améliorer la société et son cadre de vie dans un contexte difficile. Les concepts sont étoffés par un discours, la plupart du temps écrit, qui est régulièrement illustré par des plans ou plus tard par des images. On peut noter que la forme parfaite du cercle est utilisée dans les plans de Loudon et Howard. Les utopies renvoient à une organisation spatiale stricte où chaque chose à sa place. Tous ces projets viennent questionner les normes établies dont le résultat a souvent une visée prospectiviste. Les porteurs de ces projets ont la volonté que leurs concepts servent de modèles et puissent être adaptés à d’autres espaces. Ces projets ne peuvent être dissociés des réelles préoccupations sociales et politiques pour lesquelles leurs concepteurs se battent.

Conclusion

Si la place du paysage dans les utopies du XIX ème et XX ème siècle est variable, elle existe et est même très forte dans certains cas, notamment chez Loudon que l’on peut considérer comme un précurseur du paysagiste contemporain. Pourtant, le terme d’utopie est très peu, voire pas du tout utilisé dans le vocabulaire des paysagistes contemporains. Les termes « paysage » et « utopie » ne sont jamais ou presque associés dans une même phrase. Il semblerait que le mot utopie repousse les paysagistes qui voient dans son étymologie le non-lieu. Or, la profession de paysagiste s’est construite sur le Genius Locci et sur le refus de la tabula rasa. La question du site, du contexte a été essentielle dans le discours à l’origine de la profession. Ceci explique peut-être cela. Pourtant, l’utopie de Loudon comportait une réelle prise en compte du paysage existant ; cela montre que le Genius Locci et le concept utopique ne sont pas forcément incompatible. Toujours est-il qu’entendre aujourd’hui un paysagiste parler explicitement d’utopie dans le projet de paysage est quasi impossible. Le paysagiste Philippe Thébaud, président du Conservatoire des jardins et des paysages et vice-président de l’agence de paysage Land’Act, concepteur qui donne une place importante à la créativité et à l’imaginaire dans son discours n’a pas pris la peine de définir l’utopie dans son Dictionnaire des jardins et des paysages (2007) qui parcourt pourtant plus de 10 000 termes associés au travail du paysagiste, autant techniques que théoriques. Les recherches menées ont permis de trouver la participation d’une seule paysagiste (non diplômée) et d’une étudiante paysagiste au concours d’urbanisme utopique organisé par la mairie de Saint Gilles Croix de Vie et le CAUE 85 en 2017. Les architectes, urbanistes et plasticiens y étaient largement plus représentés. Malgré cette apparente opposition entre paysagiste et utopie, on peut émettre l’hypothèse qu’il existe une utopie implicite dans les projets de paysage contemporains.

Le point de vue du philosophe Thierry Paquot, spécialiste de l’utopie urbaine, qu’il exprime dans son livre Utopies et utopistes (2007) mais aussi dans sa définition de l’utopie dans le Dictionnaire de la pensée écologie (2015) d’Alain Papaux et Dominique Bourg, apporte une nouveauté concernant l’utopie contemporaine. Selon lui, l’utopie du XXI ème siècle serait l’écologie qui permettrait d’améliorer l’habitabilité de la Terre et d’équilibrer le rapport Homme / Nature. La préoccupation environnementale est pour lui la clef qui va permettre d’améliorer les conditions de la société dans le futur. Or, les paysagistes sont nombreux aujourd’hui à donner une place importante à l’écologie dans leurs projets dans l’objectif à terme d’améliorer les conditions de vie de la société tout en laissant place à la biodiversité et à ses dynamiques. N’est-ce pas là une première piste pour débusquer l’utopie dans le travail des paysagistes ?

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