Du fragment, A. Le Normand-Romain, P. Pachet, Editions Ophrys

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Collection voir – faire – lire

Tout fragment d’œuvre est émouvant en lui-même en ce qu’il témoigne d’une unité disparue, à laquelle il permet de rêver, tout en invitant à méditer sur le passage du temps. Un torse, une main, un pied, prennent ainsi, séparés, un sens qu’ils n’avaient sans doute pas quand ils n’étaient qu’une partie d’une œuvre complète. Aussi bien un fragment n’est-il pas seulement le résultat d’une destruction ou d’une mutilation : comme l’observe ici Pierre Pachet dans Du bon usage des fragments grecs, il pose la question de la survivance et de l’interprétation des œuvres d’art à travers le temps. De cette question, Auguste Rodin s’est sans doute avisé en découvrant les ressources expressives du fragment. Dans « Étreindre sans bras et tenir sans mains » Rodin et la figure partielle, Antoinette Le Normand-Romain cherche à comprendre la volonté du sculpteur de laisser inachevées certaines de ses œuvres, conçues dès lors comme des fragments. En quoi celles-ci peuventelles cependant être perçues comme des œuvres à part entière ? Rilke avait noté à leur propos : « Il ne leur manque rien de nécessaire. On est devant elles comme devant un tout achevé et qui n’admet aucun complément ». Professeur des universités, Pierre Pachet a enseigné la langue et la philosophie de la Grèce ancienne. Il a publié de nombreux essais et plusieurs récits à caractère autobiographique, notamment L’Amour dans le temps (Calmann-Lévy, 2005). Antoinette Le Normand-Romain, conservateur général du patrimoine, est spécialiste de la sculpture française du xixe et du début du xxe siècle, de Rodin en particulier. Elle est directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art depuis 2006. Elle a publié entre autres ouvrages Rodin et le bronze. Catalogue des œuvres conservées au musée Rodin (RMN – Musée Rodin, 2007).

Institut national d’histoire de l’art

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9 782708 012882

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Collection Voir – Faire – Lire Ouvrages à paraître

Voir

Antoinette Le Normand-Romain Pierre Pachet

DU FRAGMENT

Three Horizontals - Louise Bourgeois Fabien Danesi, Evelyne Grossman & Frédéric Vengeon La Messe de Saint Grégoire Dominique de Courcelles, Claude Louis-Combet & Philippe Malgouyres

Faire Fonte au sable, Fonte à cire perdue : Histoire d’une rivalité Élisabeth Lebon

Du fragment

À tout être vivant, il appartient d’abord de voir puis de faire. À l’homme seul, il incombe de lire. L’INHA et les Éditions Ophrys s’engagent sur ces trois voies pour être au plus proche de l’œuvre : Voir : une œuvre sous des regards croisés ; Faire : la main au service de l’œuvre ; Lire : l’œuvre d’un artiste prise au reflet d’une pensée.

A. Le Normand-Romain - P. Pachet

L I R E

Lire Deux leçons de peinture Otto Dix

Institut national d’histoire de l’art Éditions Ophrys

Conception de la couverture : Jean Daviot


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Du fragment

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Ce livre est le premier Ă paraĂŽtre dans la collection Voir-Faire-Lire.

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Pierre Pachet Antoinette Le Normand-Romain

Du fragment

Collection Voir-Faire-Lire Institut national d’histoire de l’art Éditions Ophrys

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Du bon usage des fragments grecs de Pierre Pachet a été publié pour la première fois par Le Nouveau Commerce en 1976. Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute représentation, reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. Par ailleurs, la loi du 11 mars 1957 interdit formellement les copies ou les reproductions destinées à une utilisation collective. ISBN : 978-2-7080-1288-2 © Institut national d’histoire de l’art/Éditions Ophrys, 2011. Imprimé en France Editions Ophrys, 25 rue Ginoux, 75015 Paris, www.ophrys.fr

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PIERRE PACHET

Du bon usage des fragments grecs La tradition grecque nous renvoie constamment à une fragmentation qui est l’œuvre de l’histoire, et comme telle d’une haute valeur didactique. Les œuvres d’art, les documents, les constructions et surtout les textes grecs se présentent à nous sur un fond de néant, la lacune multiforme que le temps dessine dans le tissu fragile travaillé par des générations. Ce qui reste est une ruine, et qui porte témoignage d’une ruine, en même temps que d’un édifice qui n’est plus. Ce qui reste est un papyrus troué, une pierre gravée que la pluie a érodée, un buste dont les traits fiers se sont adoucis, un poème avili dans sa chair par une manipulation millénaire. Ils nous renvoient à des absences auxquelles l’imagination, que l’on appelle aussi sens historique, donne une existence d’après la mort.

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Personne, il est vrai, ne croit vraiment à la mort des créations humaines. Le plus rationaliste ne croit pas à sa propre mort, qu’il sait pourtant inévitable. Les sociétés ne sont pas différentes, et l’acharnement dont use la nôtre à rendre la vie à tant de restes anciens est le signe de ce poignant refus. Le développement de la science des antiques n’est pas le simple répondant du progrès de la science moderne : il en est la contrepartie magique, une conjuration du temps, une recherche d’immortalité. La reconstruction d’un passé prestigieux suffira peut-être à rendre impossible l’abominable destruction de l’avenir

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que nous ne savons pas empêcher ; à tout le moins elle la rendra incompréhensible. Restituer dans son intégrité verbale un texte grec, c’est justifier à tout jamais l’invention de l’écriture, notre garde-fou contre les précipices de l’oubli : un tel enjeu justifie bien des audaces. Il serait bon pourtant que les enfants des écoles vissent plus souvent à q quel degré g d’indignité g en sont réduits ces g grands noms derrière lesquels nous paradons. Épicure, par exemple. Mais peut-être la vue des rouleaux d’Herculanum, brûlés et tombant en poussière, leur représenterait-elle avec trop d’hallucinante précision cet énorme holocauste dont nous prétendons être les survivants. C’est pourtant dans ces débris que se présente, sous une forme exemplaire et énigmatique, l’objet d’art le plus fortuit et le plus parfait qui puisse résulter de la collaboration temporelle de l’homme et de la mort : le fragment.

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Nous ne pouvons nous garder d’un sentiment du sacré, à la pensée et à la vue de si insolites objets. Aussi les abritons-nous dans les arches des musées, et n’autorisons-nous que les prêtres de la philologie et de l’histoire à y toucher. C’est à la fois justice, et déraison. Un juste sentiment d’humilité nous fait vouloir préserver par la force ce que notre faiblesse a détruit. Mais ceux que nous chargeons de rendre la vie à ces dépouilles n’en ont pas le pouvoir. La pensée ne peut revivre que dans la pensée, et l’art dans le beau. Aussi le conservateur ne peut-il que conserver, de préférence à l’abri de l’air. Faut-il appeler à une nouvelle Renaissance ? Devons-nous, comme le voulaient les philologues de l’Allemagne bismarckienne, lire à nouveau les Grecs pour « devenir nous-mêmes des Grecs » ? Devons-nous chercher un message dans cette civilisation grecque que l’Humanisme inventa ? La tentation est forte, faute de mieux, de renouveler une opération qui fut la vie et la gloire du XVIe siècle européen. Mais l’Europe a vieilli entre-temps ; trop de guerres l’ont énervée, qui n’étaient pas la guerre du Péloponnèse. Trop

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de constitutions l’ont régie, que n’avaient pas promulguées de sages législateurs. Trop de Socrates sont morts sans autre forme de procès. Les fragments miraculeux que nos livres et nos musées conservent méritent un autre hommage qu’un respect démenti par ce que nous sommes. Plus que leur secret, c’est notre secret que nous devons demander aux fragments. Eux seuls, par une heureuse conjoncture d’événements, peuvent nous révéler ce qu’est l’histoire intime de la création. Nous sommes déjà les Grecs : ce qui reste d’eux est en nous, et en nous seulement. La statuette que l’on découvre ne devient « grecque » que par le savant qui l’identifie, et la « publie ». L’inscription n’est « grecque » que par l’épigraphiste qui la lit et l’interprète. Cet aspect de la Grèce ne nous intéresse pas ici. Bien plutôt voulons-nous rechercher ce qui dans l’héritage grec n’appartient pas à la façade rationnelle et scientifique de notre monde, de notre culture, ce qui au contraire paraît être le plus étranger à notre désir de comprendre et d’embrasser des ensembles, mais qui par là éveille les échos les plus authentiques dans notre sensibilité, et risque ainsi de nous aider à dire ce que c’est qu’écrire, et peut-être ce que c’est que penser.

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Tout fragment renvoie à une fracture qui est comme son acte de naissance, tout débris à une brisure, toute parcelle à une partition et toute étincelle à une explosion. Ainsi le fragment se trouve-t-il porteur de significations surimposées qui n’en rendent pas la lecture facile, et parmi lesquelles la signification originelle, pour être la plus sinistrée, celle que l’esprit va d’abord interroger, n’est pas forcément celle qui peut dire le plus. Il faut se tourner plutôt vers la signification seconde, « déplacée », celle qui résulte du transfertt du texte loin de son lieu originel. Qu’elle soit déformation, enrichissement ou erreur d’interprétation, elle entretient avec la première une relation privilégiée. Ce qu’il nous faut considérer enfin est un concept que les termes précédents impliquent : s’il y a eu fracture, et qu’un sens est cependant

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préservé, c’est que l’événement culturel que nous contemplons doit être appelé mutilation. Le terme « fracture » ne doit pas nous égarer. Il ne peut référer à un cataclysme unique, et localisé dans le temps, que nous tiendrions pour responsable de l’état lacunaire de nos textes. Il faut de plus puissants agents de destruction qu’un incendie pour venir à bout d’une culture, et de plus insidieux. Le feu brûle, mais il suffit qu’un exemplaire subsiste pour que la parole se perpétue, pour autant que quelqu’un est disposé à l’entendre. Le livre ne disparaît vraiment que lorsqu’il est indésirable, ce qui arriva à la majeure partie de la culture grecque dans la société byzantine. Il ne nous appartient pas de décrire les raisons ni les circonstances, mais plutôt de rechercher les modalités de cette destruction, dont la valeur symbolique est immense, puisque c’est d’elle que dérive le caractère singulier de notre « tradition culturelle ».

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Comment l’œuvre peut-elle survivre à son auteur autrement qu’incomplète ? Les Grecs savaient déjà que l’invention de l’écriture ne donnait pas de réponse satisfaisante à cette question, et que l’écrivain, ou l’artiste, ne peut survivre, et faire survivre son œuvre, que dans un autre écrivain ou un autre artiste, son « fils spirituel ». D’où les figures des Homérides, et celle de Platon. De deux façons différentes, mais par une même vivante transmission, une œuvre se perpétue en compagnie de son auteur : l’aède, ou le philosophe. Non qu’elle reste inchangée, mais seulement non-fragmentée. De Socrate à Platon se manifeste, de façon encore claire pour nous, une liaison spirituelle unique, et dont la contrepartie est justement le caractère elliptique de l’œuvre même de Platon. Sans doute n’est-ce qu’au prix d’un renoncement ironique, et d’un mystérieux anonymat, que Platon pouvait assurer la pérennité de cette transmission. Non seulement donc la fracture qui crée le fragment n’est pas un accident extérieur à l’œuvre, mais encore elle ne doit pas être appelée un accident en général. Elle est un événement

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consubstantiel à l’œuvre. Celle-ci n’est pas poussière coagulée, mais l’assemblage d’un nombre indéfini de fragments, qui sont ses possibles. Elle n’échappe à la mort qu’au prix de son intégrité. Le temps passe et prend sa part de chair, laissant au texte cette déchirure qui nous laisse stupides. Si l’œuvre faite et divulguée comporte obligatoirement d’invisibles lignes de fracture, on comprend que le fragment soit si intimement relié à l’œuvre dont il a été détaché, quand bien même la fracture nous semble avoir été irrémédiable. L’écrit philosophique particulièrement se prête à la fragmentation : car son but premier est de s’opposer à la révélation prématurée de la vérité, comme telle parfaite et surhumaine, en présentant à la place une œuvre, qui, aussi systématique soit-elle, ne se comprend que comme se développant dans un temps qu’elle s’invente. Quel objet plus qu’un fragment suggère l’évolution, en plaçant graphiquement devant notre regard pointillés et flèches brisées ? Il n’est pas étonnant que l’« éclatement » qu’ont subi les premiers écrits d’Aristote, et la lacune énorme que laisse la disparition de ses écrits exotériques, incitent les esprits à comprendre sa doctrine comme une pensée en évolution, paradoxe fondamental de la recherche moderne sur ce sujet.

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Ce que nous appelons « transfert » se nomme plus simplement « citation ». L’intention du citateur est visiblement de transporter une idée du milieu verbal où elle prend naissance dans un autre environnement qu’elle doit éclairer, et par rapport auquel elle peut prendre une autre signification (plus restreinte ou plus complète). C’est aussi de mettre en valeur une expression particulièrement réussie (dans sa brièveté, son éclat) en la détachant d’un contexte où elle risque de se confondre avec son plus terne entourage. C’est d’un souci analogue, en particulier, que naissent les « choix » de pièces qui sont la source presque unique de notre connaissance des Tragiques. Et là aussi, le petit

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l’ambassadeur de France à Rome, Camille Barrère, que « le chefd’œuvre du maître de notre sculpture moderne placé dans le siège historique de cette Ambassade [honorerait] à la fois l’art français et le grand artiste qui l’a conçu 38. » Rien, certainement, ne pouvait faire davantage plaisir à ce dernier que de voir cette œuvre qui est l’aboutissement de toute sa démarche d’artiste, voisiner avec l’Antique et avec Michel-Ange : elle trouvait au Palais Farnèse le seul emplacement qui fût véritablement digne d’elle. Au début de l’année 1912, le bronze fut donc installé sur un socle provisoire en menuiserie sur lequel il resta jusqu’en 1923, date à laquelle ce « chef-d’œuvre de plasticité pure qui se dresse, tel un fanal, à l’entrée de l’histoire de la sculpture du XXe siècle », comme l’a défini Carl Burckhardt dès 1921 39, fut attribué au musée des Beaux-Arts de Lyon. En 1986, il fut intégré aux collections du nouveau musée d’Orsay à Paris.

TORSES ÉTERNELS 46

« Les détails diminuent la pureté des lignes, ils nuisent à l’intensité émotive, nous les rejetons. […] La photographie est là pour rendre cent fois mieux et plus vite la multitude des détails. La plastique donnera l’émotion le plus directement possible et par les moyens les plus simples 40. » Cette déclaration de Matisse en 1909 pourrait, sans que rien y soit changé, être attribuée à Rodin. C’est dans la réflexion de ce dernier sur le torse, qu’il fait glisser vers une forme presque abstraite, que cette volonté 38. Camille Barrère à Léon Grunbaum, 3 juin 1911, Paris, archives musée Rodin. 39. Catherine KRAHMER, « Rodin revu », La Revue de l’Art, n° 74, 1986, p. 68 et note 27, citant Carl Burckhardt, Rodin und das plastische Problem, Bâle, Bâler Kunstverein, 1921, p. 61 et suiv., « une des plus belles analyses des qualités plastiques de l’œuvre de Rodin ». 40. « Entretien avec Estienne », 1909, in Matisse, 2005, p. 61.

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de simplification trouve sa plus haute expression. Rodin ayant découvert « que la partie pouvait valoir pour le tout, […] un contrôle aussi poussé de l’acte créateur exigeait de [sa part] une forme nouvelle et, pour tout dire, moderne, d’introspection 41 ». Peut-être avait-il été mis sur la voie par Alphonse Legros, l’un de ses proches amis dans les années 1880, dont le Torse féminin (1890) connut rapidement une large diffusion 42. Tout au long de sa carrière, parallèlement à sa production officielle, aux œuvres exposées dans le cadre des Salons, il avait en effet multiplié les études partielles du corps humain, comme ces « dessinateurs naïfs » évoqués par David d’Angers qui, dans un motif, ne retiennent que ce qui les frappe 43. C’était pour lui une part essentielle du travail de l’artiste, la plus libre et la plus personnelle, au même titre que le dessin, celle qui lui permettait le mieux de rejoindre la vie dont le « morceau » devenait le symbole grâce à une force expressive appuyée sur l’étude de la nature. Il recommandait aux jeunes de s’y exercer encore et encore, comme il le fit lui-même. « Rodin a raconté qu’il a l’habitude de faire prendre à son modèle des positions variées et de le laisser en changer librement ; alors, tout à coup, son attention se porte sur une façon de tourner ou de fléchir un membre particulier – sur une certaine torsion de la hanche, un bras levé, l’angle d’une articulation –, et c’est cette partie seulement, avec son mouvement, qu’il fixe dans l’argile, en laissant de côté le reste du corps. Ensuite, souvent longtemps après, l’intuition intérieure d’un corps tout entier se présente à lui, il le voit dans une pose caractéristique et il sait alors tout de suite, sans hésitation, quelle est celle des esquisses ainsi obtenues

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41. Rudolf WITTKOWER, Qu’est-ce que la sculpture ? Principes et procédures de l’Antiquité au XXXe siècle, [1977], Macula, 1995, p. 280. 42. Voir l'exposition Le Corps en morceaux, Paris, musée d’Orsay, Francfort, Kunsthalle, 1990, n° 149. 43. Pierre-Jean DAVID dit DAVID D’ANGERS, Les Carnets, publiés pour la première fois intégralement avec une introduction par André Bruel, Plon, 1958, II, Carnet 38 [1842], p. 98.

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qui convient à ce corps. Il ne fait pas de doute que cet unique geste, continuant à croître dans l’inconscient, s’est pour ainsi dire fabriqué le corps qu’il lui faut, que le mouvement de la vie a bâti sa forme 44. » Parmi les centaines d’études de mains, de pieds, de bras, de torses, etc., conservées (fig. 7), l’un des exemples les plus étonnants est un fragment de poitrine en terre cuite, dont toute une partie de la surface est noircie, sans doute d’avoir été mise dans un four trop chaud. L’œuvre plut telle quelle à Rodin qui la fixa donc sur un socle dans un souci de conservation. Non content de préserver ces modelages, il les faisait en effet mouler si nécessaire, puis les « autonomisait » selon l’expression de Georges Didi-Huberman en les montant sur de petits socles de menuiserie assez frustes, ou pour les plus grands sur des colonnes moulées. On peut imaginer qu’il y avait été incité par l’exemple de l’Antique, dont les collectionneurs s’arrachaient les vestiges depuis que la Renaissance leur avait appris à les apprécier, et par celui de Michel-Ange : à Florence, en 1876, il avait pu voir à l’Académie le splendide modèle, grandeur nature, du Torse de fleuve et, à la Casa Buonarotti, s’il y était allé, un ensemble d’esquisses et de fragments considérés alors comme authentiques, rassemblés

Figure 7. Tiroir empli d’abattis.

44 44 4.. SIM IMM MME MM EL L, [[190 19 190 909]], 90 ], 20 2007 07 7,, p. p. 95 95.

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Figure 8. Auguste Rodin, Torse féminin.

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pour l’exposition du quatrième centenaire 45. Lui-même donna des petites mains, des jambes, des pieds, etc., à ses admiratrices, Lady Sackville, Malvina Hoffman, Loïe Fuller, Mrs Simpson, et plusieurs études au Metropolitan Museum of Art qui avait fait l’acquisition d’un ensemble de marbres, bronzes et terres cuites. Parmi celles-ci figure un Torse féminin allongéé (fig. 8) qui, si l’on oublie son modelé contrasté, presque expressionniste, évoque les « nobles vestiges » du Parthénon que Rodin avait contemplés « avec une admiration religieuse » lors de ses séjours à Londres 46. 45. Jean-René GABORIT, « Michel-Ange entre fragment et inachevé », catalogue de l'exposition Le Corps en morceaux, Paris, musée d'Orsay, Francfort, Kiensthalle,1990, p. 85-93. 46. Léonce BÉNÉDITE, « Les Salons de 1905. La sculpture », La Revue de l’art ancien et moderne, juin 1905, p. 462.

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Pour Edward Robinson, le directeur du Metropolitan, ces études étaient « d’une importance inestimable comme enseignement, pour montrer que le Maître de l’impressionnisme dans cet art avait obtenu son succès par une étude serrée et pénible d’après nature, un fait que [ses] imitateurs sont trop disposés d’oublier 477 ».

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Mais le travail de l’artiste n’est jamais en sens unique et, dès la fin des années 1890, il avait repris des figures modelées au début de la décennie précédente pour La Porte de l’Enfer : dépouillées peu à peu des éléments qu’il jugeait inutiles, puis agrandies, celles-ci constituèrent entre 1905 et 1914 une admirable série de torses, ces « torses éternels », pour reprendre l’expression d’Octave Mirbeau 48 : à Iris succédèrent ainsi le Grand Torse de l’Homme qui tombe, sans doute exposé en 1904 sous le titre de Torse d’homme Louis XIV, Cybèle, née de la jeune femme assise en bas du pilastre droit de La Porte (vers 1885), agrandie g à un peu plus du triple, et présentée, avec l’Étude ’ de Femme couchée ( (Ariane ), au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts de 1905, la Figure volante, reprise de L’Avarice et la Luxure (vers 1887), et les deux torses du Salon de 1910, 0 La Prière et le Torse de Jeune Femme cambrée, issus eux aussi de figures de La Porte de l’Enfer. Il n’en subsiste, dans le cas du dernier, qu’un torse coupé en haut des cuisses et aux épaules, mais doté de sortes d’ailettes placées sous les hanches q p qui correspondent p au reste des mains appuyées à cet endroit. Agrandi, puis acquis par l’État, celui-ci a été fondu en bronze et doté d’une patine verte qui accentue la référence à ces fragments antiques que Rodin admirait tant. La Figure volante (fig. 9) dont la grande version fut fondue par Montagutelli en 1913, 3 se situe dans la lignée d’Iris ’ : gardant les traces du couteau qui a sectionné l’arrière du dos à 47. Edward Robinson à Rodin, 7 février 1912, Paris, archives musée Rodin. 48. Octave Mirbeau à Rodin, [fin octobre 1905], in Octave MIRBEAU, Correspondance, édition établie, présentée et annotée par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Éditions du Lérot, 1988, p. 225.

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Table des matières PIERRE PACHET Du bon usage des fragments grecs (1967) .............................................7 PIERRE PACHET Regard rétrospectif (juin 2010).........................................................15 ANTOINETTE LE NORMAND-ROMAIN « Étreindre sans bras et tenir sans mains » : Rodin et la figure partielle (juillet 2010) ...........................................19 PIERRE PACHET Iris (juin 2010) ...............................................................................61 Tables des illustrations ....................................................................67

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Tout fragment d’œuvre est émouvant en lui-même en ce qu’il témoigne d’une unité disparue, à laquelle il permet de rêver, tout en invitant à méditer sur le passage du temps. Un torse, une main, un pied, prennent ainsi, séparés, un sens qu’ils n’avaient sans doute pas quand ils n’étaient qu’une partie d’une œuvre complète. Aussi bien un fragment n’est-il pas seulement le résultat d’une destruction ou d’une mutilation : comme l’observe ici Pierre Pachet dans Du bon usage des fragments grecs, il pose la question de la survivance et de l’interprétation des œuvres d’art à travers le temps. De cette question, Auguste Rodin s’est sans doute avisé en découvrant les ressources expressives du fragment. Dans « Étreindre sans bras et tenir sans mains » Rodin et la figure partielle, Antoinette Le Normand-Romain cherche à comprendre la volonté du sculpteur de laisser inachevées certaines de ses œuvres, conçues dès lors comme des fragments. En quoi celles-ci peuventelles cependant être perçues comme des œuvres à part entière ? Rilke avait noté à leur propos : « Il ne leur manque rien de nécessaire. On est devant elles comme devant un tout achevé et qui n’admet aucun complément ». Professeur des universités, Pierre Pachet a enseigné la langue et la philosophie de la Grèce ancienne. Il a publié de nombreux essais et plusieurs récits à caractère autobiographique, notamment L’Amour dans le temps (Calmann-Lévy, 2005). Antoinette Le Normand-Romain, conservateur général du patrimoine, est spécialiste de la sculpture française du xixe et du début du xxe siècle, de Rodin en particulier. Elle est directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art depuis 2006. Elle a publié entre autres ouvrages Rodin et le bronze. Catalogue des œuvres conservées au musée Rodin (RMN – Musée Rodin, 2007).

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À tout être vivant, il appartient d’abord de voir puis de faire. À l’homme seul, il incombe de lire. L’INHA et les Éditions Ophrys s’engagent sur ces trois voies pour être au plus proche de l’œuvre : Voir : une œuvre sous des regards croisés ; Faire : la main au service de l’œuvre ; Lire : l’œuvre d’un artiste prise au reflet d’une pensée.

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