Le Royaume-Uni au XXIe siècle : mutations d'un modèle, E. Avril, P. Schnapper - Editions Ophrys

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LE ROYAUME-UNI AU XXIe SIÈCLE : MUTATIONS D’UN MODÈLE Sous la direction d’Emmanuelle Avril et Pauline Schnapper


Direction éditoriale : Alexandra Lepinay Suivi éditorial : Sarah Funel Mise en page et couverture : Chloé Ouzenane

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Cet ouvrage a été achevé d’imprimer par Pulsio Sarl, Paris en octobre 2014 Imprimé en UE


À la mémoire de Jean-Claude Sergeant



Table des matières Table des illustrations ....................................................................................IX Liste des auteurs .............................................................................................XI Introduction ....................................................................................................X I I I PREMIÈRE PARTIE : POLITIQUE ET INSTITUTIONS ............................................1 CHAPITRE 1 Un modèle démocratique en mutation ......................................3 1. Les métamorphoses de la constitution britannique : des conventions à la codification, des sujets aux citoyens ? .........................................................4 2. La dévolution : un royaume encore uni ? .................................................12 3. L’impossible réforme de la Chambre des Lords ....................................22 4. Premier ministre, Cabinet, gouvernement : quels pouvoirs ? ...............29 5. Le gouvernement local au Royaume-Uni : déclin ou renouveau ? .......36 6. Les élections, mode de consultation en déclin ? ....................................43 7. Quels remèdes à la crise de la participation ? .........................................53 CHAPITRE 2 Les partis politiques : un paysage recomposé .......................61 1. Le parti conservateur en quête de modernité .......................................62 2. Le parti travailliste aujourd’hui ou comment gérer l’après Blair...........69 3. Les Libéraux démocrates : La rançon du succès ? ...............................77 4. Les Verts, le UKIP et le BNP : Vers une normalisation des petits partis ? ........... 83 5. Le Scottish National Party et Plaid Cymru : pour l’indépendance de l’Écosse et du pays de Galles ? .......................................................................91 6. Les partis politiques en Irlande du Nord ou comment échapper au passé sectaire ? ...............................................................................................98 CHAPITRE 3 Les dilemmes de la politique étrangère britannique ..........105 1. L’Europe : un leadership impossible ? ...................................................106 2. La « relation spéciale » avec les États-Unis : toujours pertinente ? ..115 3. Pays en développement, pays émergents et Commonwealth : Le renouveau du troisième cercle ? ............................................................121 4. Principes et ajustements de la politique de défense britannique .......130

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Le Royaume-Uni au XXIe siècle

DEUXIÈME PARTIE : QUESTIONS ÉCONOMIQUES ET SOCIALES ..................139 CHAPITRE 4 Quelle économie au XXIe siècle ? ............................................141 1. Le fonctionnement structurel de l’économie britannique .................142 2. Les secteurs d’activité : forces et faiblesses actuelles ......................150 3. La balance commerciale : une fragilité accrue ? ...................................165 4. La politique économique actuelle et les effets du néolibéralisme ......170 CHAPITRE 5 Le modèle social britannique : réussites et limites ..............177 1. Démographie et structure sociale ..........................................................178 2. Le fossé nord-sud ....................................................................................186 3. Les nouvelles formes de la famille ...........................................................194 4. La jeunesse britannique : toujours un modèle ? ................................201 5. Immigration et multiculturalisme : vers la remise en cause du modèle d’intégration britannique ? ...........................................................................207 6. Les mouvements sociaux en mutation .................................................214 7. Les syndicats : vers une combativité renouvelée ? .............................219

CHAPITRE 6 Les remises en question de l’État-providence ......................227 1. L’éducation secondaire : entre marché et service ..............................228 2. L’enseignement supérieur : vers la démocratisation d’un système élitiste ? .............................................................................................................237 3. Le logement social : vers un retrait complet de l’État ? .......................245 4. De l’État-providence à l’État-pénitence : l’exemple du workfare ......253 5. Le National Health Service : fondement de l’identité britannique ? ....260 CHAPITRE 7 Le système judiciaire : entre sécurité et liberté ..................267 1. Crime et châtiment : l’exceptionnalisme britannique ? ........................268 2. Libertés individuelles : la dérive sécuritaire ...........................................275 3. La Cour suprême : modernisation du modèle constitutionnel britannique ? .....................................................................................................284

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Tables des matières

TROISIÈME PARTIE : IDENTITÉS ET PRATIQUES CULTURELLES ..................293 CHAPITRE 8 Quelle place pour les religions ? ..............................................295 1. L’Église anglicane et la diversité protestante .......................................296 2. Les catholiques britanniques : une difficile modernisation ..................307 3. L’islam et les musulmans ........................................................................313 CHAPITRE 9 Cultures populaires et cultures d’élite ..................................319 1. Loisirs et culture : démocratisation, démocratie ou diversité ?.........320 2. L’éclectisme du cinéma britannique ......................................................328 3. Le sport comme modèle : traditions, identités, modernité ..................335 CHAPITRE 10 Les médias britanniques à l’ère de la révolution numérique : diversification et nouveaux usages .............................................................343 1. Quel avenir pour la presse écrite ? .........................................................344 2. Les bouleversements de la télévision ....................................................357 3. La montée du numérique et son impact ...............................................365

Index ................................................................................................................371 Cahier couleur ..............................................................................................375

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Table des illustrations Liste des tableaux Tableau 1.1 — Répartition des sièges dans les Assemblées dévolues de 1998 à 2007 ......................................................................................................19 Tableau 1.2 — Résultats des élections de 2011 dans les Assemblées dévolues .............................................................................................................20 Tableau 1.3 — Élections législatives 1992-2010 ..........................................44 Tableau 1.4 — Représentation des principaux partis (institutions, année de la dernière élection) ..........................................................................................48 Tableau 1.5 — Principaux types de scrutins utilisés au Royaume-Uni .......50 Tableau 1.6 — Référendums au Royaume-Uni ..............................................51 Tableau 4.1 — Production totale du charbon au Royaume-Uni de 1996 à 2012 ...................................................................................................154 Tableau 4.2 — La balance commerciale – biens .........................................166 Tableau 4.3 — La balance commerciale – services et balance commerciale totale ................................................................................................................167 Tableau 5.1 — Catégories socio-professionnelles et classes sociales au XXIe siècle ........................................................................................................183 Tableau 5.2 — Disparités régionales : données socio-démographiques et économiques ..................................................................................................192 Tableau 5.3 — Proportion de NEET dans la population de 16 à 24 ans, en pourcentage, 2001-2013 ............................................................................203 Tableau 5.4 — Nombre de syndiqués par secteur et sexe, 1995-2012 ......203 Tableau 6.1 — Distribution des 8.2m élèves en Angleterre, par type d’école (2013) ..............................................................................................................233 Tableau 6.2 — Proportion d’étudiants du supérieur (niveau licence) au Royaume-Uni par sexe ..................................................................................238 Tableau 6.3 — Proportion des 17-30 ans entrés à l’Université (temps plein et temps partiel) au Royaume-Uni par sexe ...............................................239 Tableau 6.4 — Étudiants en première année de licence à plein temps, domiciliés au Royaume-Uni par ethnicité, 2012-2013 ............................242 Tableau 6.5 — Groupes ciblés par le Work Programme .............................257 IX


Le Royaume-Uni au XXIe siècle

Tableau 10.1 — Diffusion de la presse nationale ........................................345 Tableau 10.2 — Affiliation politique des journaux nationaux (élections législatives) .....................................................................................................355 Tableau 10.3 — Taux d’audience des chaînes PBS dans les foyers multichaînes pour les années 2000 et 2010 .............................................363

Liste des graphiques Graphique 4.1 : Consommation primaire d’énergie totale de 1970 à 2012 (%) ............................................................................................153 Graphique 5.1 : Évolution des types de famille au Royaume-Uni 2001-2011 en pourcentage ..............................................................................................195 Graphique 5.2 : Évolution des types de famille au Royaume-Uni 2001-2011 selon statut marital et présence d’enfants ...............................................196 Graphique 5.3 : Catégories et nombre de personnes par foyer (en %), 2011 .......197 Graphique 6.1 : Construction (en milliers, Angleterre) 1946-1997 .........249 Cahier couleur ................................................................................................375 1. Les îles britanniques 2. Les drapeaux du Royaume-Uni 3. Le Commonwealth des Nations 4. La pyramide des âges du Royaume-Uni (2001-2012) 5. Le fossé nord-sud : régions statistiques du Royaume-Uni 6. Les élections législatives de mai 2010 7. Hiérarchie des tribunaux en Angleterre et au pays de Galles 8. Taux de chômage des jeunes au Royaume-Uni

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Liste des auteurs Agnès Alexandre-Collier, Université de Bourgogne : chapitre 2, section 1 Emmanuelle Avril, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 : chapitre 1, section 7 ; chapitre 2, sections 2, 3 Emma Bell, Université de Savoie : chapitre 7, section 1 Rémy Bethmont, Université Paris 8 : chapitre 8, section 1 Bernard Cros, Université Paris Ouest Nanterre : chapitre 1, sections 1, 3, 4, 6 ; chapitre 7, section 3 ; chapitre 9, section 3 Edwige Camp-Piétrain, Université de Valenciennes : chapitre 1, section 2 ; chapitre 2, section 5 Louise Dalingwater, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 : chapitre 4, section 2 Cécile Doustaly, Université de Cergy-Pontoise : chapitre 9, section 1 Nathalie Duclos, Université de Toulouse 2 Le Mirail : chapitre 2, section 5 Raphaelle Espiet-Kilty, Université de Clermont-Ferrand : chapitre 5, section 1 David Fée, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 : chapitre 1, section 5 ; chapitre 5, section 2 ; chapitre 6, section 3 Romain Garbaye, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 : chapitre 5, section 5 ; chapitre 8, section 3 Susan Finding, Université de Poitiers : chapitre 5, section 3 ; chapitre 6, section 1 Wesley Hutchinson, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 : chapitre 1, section 2 ; chapitre 2, section 6 Moya Jones, Université de Bordeaux 3 : chapitre 1, section 2, chapitre 2, section 5 Anémone Kober-Smith, Université Paris 13 Villetaneuse : chapitre 6, section 5 John Mullen, Université de Paris Est Créteil : chapitre 5, section 7 ; chapitre 7, section 2 Corinne Nativel, Université de Paris Est Créteil : chapitre 6, section 4 Sarah Pickard, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 : chapitre 5, section 4,

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Le Royaume-Uni au XXIe siècle

Virginie Roiron, Institut d’Etudes Politiques de Strasbourg : chapitre 3, section 3 Pauline Schnapper, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 : chapitre 3, sections 1, 2 Jean-Claude Sergeant, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 : chapitre 3, section 4 ; chapitre 7, section 2 ; chapitre 10, sections 1, 2, 3 Nicholas Sowels, Université de Paris 1 : chapitre 4, sections 1, 3, 4 Cecilia Tirtaine, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 : chapitre 9, section 2 Karine Tournier-Sol, Université de Toulon : chapitre 2, section 4

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Introduction Peut-on encore parler aujourd’hui d’un modèle britannique ? L’idée de « modèle » sous-entend une catégorie d’objets à laquelle on associe une dimension positive d’exemplarité. Un modèle s’admire, se reproduit, se copie, s’exporte. De fait, à partir du XVIIIe et surtout du XIXe siècle, le RoyaumeUni s’est construit et perçu comme un modèle de démocratie parlementaire, de développement industriel et de puissance mondiale dont d’autres pays s’inspiraient, dans l’Empire ou ailleurs, alimentant le sentiment ou le mythe d’un exceptionnalisme britannique. Cette perception est renforcée par le fait que l’héritage de l’Empire britannique vaut à la langue anglaise de tenir lieu de lingua franca du monde contemporain. Plusieurs dimensions de ce modèle traditionnel peuvent être distinguées. La première a trait aux institutions politiques, regroupées sous le terme de modèle de Westminster. C’est l’idée d’une démocratie parlementaire exemplaire, l’une des plus anciennes dans le monde puisque son origine remonte à l’adoption de la Grande Charte de 1215, fondée sur un équilibre entre monarchie et Parlement, celui-ci ayant progressivement pris le dessus sur celle-là. Il repose sur une remarquable pérennité des institutions, progressivement ouvertes à la démocratie représentative, et plus particulièrement sur un système organisé autour de la compétition électorale entre deux partis principaux, qui permet l’émergence d’un gouvernement stable grâce au mode de scrutin majoritaire à un tour. Ce système reposant sur un exécutif fort a aussi fait l’objet de nombreuses controverses, ses détracteurs le dénonçant comme relevant d’une « dictature élective » marquées par l’immobilisme et le manque de représentativité de la population britannique. La seconde dimension de ce modèle concerne d’une façon générale le rôle de l’État dans l’économie. La Grande-Bretagne, qui voit, au XVIIIe siècle, Adam Smith et David Ricardo développer leurs théories d’un État minimal, est en effet le berceau du libéralisme économique. À cette conception s’opposent les tenants d’un État interventionniste, à l’instar de John Maynard Keynes au XXe siècle. Ainsi, dans la Grande-Bretagne de l’après-Seconde Guerre mondiale, le rôle de l’État dans l’économie a pris deux formes successives : tout d’abord celle de l’État-providence créé après 1945 autour de l’idée d’un État protecteur et redistributif, qui a longtemps fait consensus dans le pays, puis à l’inverse, à partir de la fin des années 1970, d’une remise en cause et d’un retrait relatif de l’État sous l’influence du néo-libéralisme thatchérien, qui a fait des émules en Europe et au-delà. Ainsi le libéralisme économique est progressivement devenu XIII


Le Royaume-Uni au XXIe siècle

l’idéologie hégémonique des démocraties développées. Cette capacité à exporter un modèle économique et social donne d’ailleurs bien souvent à ce soi-disant modèle britannique une importance disproportionnée en dehors de la GrandeBretagne, ainsi que l’atteste l’engouement avec lequel les pays européens ont embrassé le concept de « troisième voie » néo-travailliste, pourtant très éphémère au Royaume-Uni. Enfin, sur le plan social, le modèle britannique s’est décliné aussi sur le mode du pluralisme et de la lutte pour la tolérance religieuse, fondements de l’État constitutionnel démocratique et précurseur des politiques multiculturalistes. Ainsi, des politiques favorisant les libertés sociales et religieuses ont été adoptées, notamment à partir des années 1960, de même que des stratégies de reconnaissance de la diversité raciale, ethnique et culturelle dans les politiques publiques, inspirées par certaines expériences américaines, canadiennes ou australiennes, qui distinguent le Royaume-Uni du modèle dit « républicain » théorisé notamment en France. Mais si ces valeurs de libéralisme et de tolérance ont été associées au multiculturalisme « à la britannique » et furent érigées par Gordon Brown en 2006 en symboles de l’identité nationale, la reconnaissance de la diversité n’empêche pas l’existence d’une culture majoritaire, anglaise et protestante, qui a souvent rendu difficile l’expression des voix géographiquement minoritaires et des sous-cultures. Une des vertus de ce système est de s’être avéré suffisamment souple pour permettre des changements progressifs nécessaires au maintien des structures fondamentales de la vie politique et de la cohésion sociale. Le paysage politique évolue ainsi lentement depuis 1945, autant sur la scène partisane que dans la constitution qui a été réformée, avec un succès inégal, depuis 1997. Cette souplesse est cependant remise en cause par les tensions qui se sont fait jour dans la société britannique et sur la scène politique, pour partie dues à des transformations internationales et pour partie à des évolutions internes. Parmi les bouleversements récents qui ont modifié le contexte international dans lequel évolue le Royaume-Uni, on citera en vrac le processus de mondialisation des échanges et les changements technologiques, l’entrée dans la Communauté européenne, la fin de la guerre froide et les attaques du 11 septembre 2001. Tous reposent peu ou prou la question de la place qu’occupe encore le Royaume-Uni sur la scène internationale et par là le modèle qu’elle peut, ou non, continuer à proposer. Sur le plan intérieur, les évolutions démographiques, le maintien de fortes inégalités sociales et géographiques, la crise de légitimité du système politique, l’émergence d’un gouvernement de coalition conservateur-libéral démocrate en 2010, la menace de l’éclatement du pays en cas de vote positif au XIV


Introduction

référendum sur l’indépendance de l’Écosse, la crise financière et économique qui a remis en question le modèle de dérégulation financière des années 1980, les critiques du multiculturalisme depuis 2001, l’adoption de lois sécuritaires – tous ces développements soulèvent également la question de la pérennité et de l’élasticité d’un modèle britannique en crise, que beaucoup décrivent aujourd’hui comme anachronique. Ce sont ces questions que les auteurs de cet ouvrage entendent soulever au cours des différents chapitres qui aborderont les aspects politiques, économiques, sociaux et culturels des mutations profondes que connaît le Royaume-Uni en ce début de XXIe siècle. Le présent ouvrage se propose en effet d’analyser ces tendances lourdes et ces mutations, chaque section permettant d’identifier les éléments d’un exceptionnalisme britannique réel ou supposé qui expliquerait la force du modèle ainsi que ses failles. Dans la première partie, consacrée aux questions politiques et institutionnelles, les auteurs montrent un système marqué, tant au niveau des institutions que des idéologies, par la stabilité et l’adaptabilité, dont la contrepartie est une pesanteur certaine, illustrée par la difficulté rencontrée par les outsiders et réformistes de faire entendre leur voix et par une certaine difficulté à faire évoluer la politique étrangère britannique malgré l’expérience du déclin. De même, la deuxième partie, qui traite des aspects économiques et sociaux, met en lumière tout à la fois une évolution graduelle et précoce vers une libéralisation de la société (droits des femmes, des homosexuels…), reflétant une tradition de libéralisme social proprement britannique, et la persistance des inégalités économiques, géographiques et sociales, de la polarisation traditionnelle entre haves et have nots, et entre le nord et le sud, qui font de la Grande-Bretagne une société marquée par les divisions et un contre-modèle à opposer par exemple aux pays nordiques. La troisième partie, qui couvre les aspects culturels, traduit la même ambivalence, entre l’émergence d’un modèle d’intégration, notamment des minorités ethniques et religieuses, et la persistance de clivages socio-culturels qui dans certains cas semblent de plus en plus marqués.

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PREMIÈRE PARTIE POLITIQUE ET INSTITUTIONS



CHAPITRE 1 Un modèle démocratique en mutation

Vu de l’extérieur, le Royaume-Uni demeure ce pays étrange où une reine à la tête d’une Église d’État règne sur 64 millions de sujets et quelques millions d’autres dans ses colonies ou anciennes colonies, où le Parlement autorise certains de ses membres à siéger en vertu de leur naissance aristocratique, et où les quatre « nations », Angleterre, Écosse, pays de Galles et Irlande du Nord, unies sous un même drapeau, entretiennent un folklore pittoresque sur des terrains de rugby au moment du tournoi des Six nations. Cette imagerie d’Épinal ne résiste cependant pas à l’analyse car le « modèle » démocratique britannique a connu, au cours des cinquante dernières années, de profondes modifications qui semblent répondre au besoin de contrer la perception pessimiste du déclin d’une nation, apparue dans les années 1960, et à la nécessité d’adapter le paradigme constitutionnel aux exigences d’une société en mutation. La redistribution des pouvoirs au sein de l’Union, signe de l’affaiblissement de certitudes bien ancrées à propos de la domination naturelle du centre anglais sur une périphérie soumise, constitue un autre axe de changement. La décolonisation, entamée avec la perte des Indes en 1947-1948, poursuivie par le fiasco de l’expédition de Suez en 1956, puis par la montée en puissance des mouvements nationalistes dans les années 1960, a débouché sous Tony Blair sur la « dévolution », c’est-à-dire une forme de décentralisation avancée des pouvoirs de l’État central vers les trois nations « périphériques ».

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Le Royaume-Uni au XXIe siècle

La question de « l’éclatement » de la Grande-Bretagne au moment du passage à l’an 2000 se posait déjà dans les années 1970, un ouvrage célèbre de Tom Nairn ouvrant par son titre, The Break-Up of Britain (1977), une interrogation sur le devenir du royaume. La tendance à la fragmentation nationale s’est également doublée du développement de la « gouvernance à niveaux multiples » (multilevel governance), qui fait la part belle à la décentralisation vers les autorités locales, tout en se fondant paradoxalement sur un plus grand contrôle de l’État central. 1. Les métamorphoses de la constitution britannique : des conventions à la codification, des sujets aux citoyens ? La constitution britannique a fait la preuve de sa souplesse depuis 1997, subissant une série de réformes sous les gouvernements Blair et Cameron qui l’ont considérablement modifiée : dévolution à l’Écosse et au pays de Galles, gouvernement de Londres, réforme partielle de la Chambre des Lords, référendum sur le changement de mode de scrutin, etc. Dans le même temps, les droits individuels ont été renforcés, transformant les sujets de la Couronne en citoyens.

Nature de la constitution Le Royaume-Uni est une monarchie parlementaire, qui se compose du monarque (Elisabeth II couronnée en 1952), chef de l’État sans pouvoirs formels autres que de représentation, et des trois grands pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire). C’est aussi une démocratie représentative : le peuple élit à la Chambre des Communes (House of Commons) des représentants, dont l’élection au suffrage universel garantit la légitimité, pour voter les lois. C’est aussi une démocratie libérale, dans laquelle les libertés individuelles sont garanties par la loi et les tribunaux. Le système est enfin un régime constitutionnel, car il est une légende tenace à laquelle il faut tordre le cou qui voudrait que « la Grande-Bretagne ne possède pas de constitution ». Ce qui différencie le Royaume-Uni des autres pays du monde (hormis la Nouvelle-Zélande), c’est qu’il ne possède pas de document unique codifiant systématiquement les règles et s’appuyant sur une doctrine formellement établie ou annoncée en termes généraux, donnant à l’État de grands objectifs comme la liberté ou l’égalité. En réalité, il y a bel et bien des règles constitutionnelles sans lesquelles il n’y aurait simplement ni État, ni gouvernement. Une constitution définit les structures de l’État : répartition du pouvoir entre les institutions, distribution géographique (niveaux national, régional, local),

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Un modèle démocratique en mutation

liens entre ces institutions, modalités de choix des dirigeants (élections), relations entre État et citoyens (droits individuels), relations avec le reste du monde (traités internationaux), etc. Les constitutions naissent souvent d’une crise politique (révolution, guerre, paralysie institutionnelle) ; elles sont le fruit d’exigences partisanes et de circonstances particulières. Mais au Royaume-Uni la constitution se fabrique graduellement par l’accumulation de conventions, de décisions de justice et de lois votées à différents moments de l’histoire. Toute constitution, ou « loi fondamentale », a en outre une valeur juridique supérieure à celle des autres lois et quiconque souhaite la modifier doit généralement recourir à une procédure exceptionnelle, comme obtenir le soutien du peuple via un référendum ou les deux-tiers des voix au Parlement, afin de la protéger de toute manipulation éventuelle. Or, outre-Manche, une simple loi parlementaire peut en théorie abolir des pratiques séculaires, comme lorsque le Parlement mit fin aux fonctions juridiques de la Chambre des Lords en 2005, quitte à consulter le peuple par voie référendaire au préalable pour donner à la décision une légitimité accrue. Une constitution écrite unifiée a aussi l’avantage de la solidité et de la logique pour les juges et les citoyens, mais impose que les juges l’interprètent régulièrement, ce qui leur fait endosser un rôle politique qu’ils ne devraient peut-être pas avoir. La flexibilité de l’approche britannique peut aussi éviter les risques tyranniques issus d’une application trop rigide d’un texte appliqué « du haut vers le bas ». L’originalité constitutionnelle britannique est acceptée comme faisant partie de la « culture politique nationale », d’autant plus que l’absence d’une loi fondamentale n’empêche pas l’État de fonctionner, en dépit parfois d’un manque de clarté et de lisibilité pour les citoyens.

Sources de la constitution Les institutions sont issues de sources disparates, mais trois sont essentielles : 1) Tous les grands changements constitutionnels ont été entérinés par des lois votées au Parlement (Grande Charte de 1215, Habeas Corpus Acts de 1640 et 1679, Bill of Rights de 1689, Reform Act de 1832, European Communities Act de 1972, Human Rights Act de 1998 etc.). Si rien ne l’empêche en théorie, elles sont difficiles à abolir par une autre loi, du fait de leur portée politique ou symbolique (la Grande Charte impose ainsi l’idée que même le roi est soumis au droit, ce qui en fait l’ancêtre des principes démocratiques). 2) La common law. Il s’agit des règles de droit établies par les tribunaux supérieurs du royaume (avant tout Cour d’Appel, Chambre des Lords jusqu’en

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Le Royaume-Uni au XXIe siècle

2009 et Cour suprême) et censées incarner les valeurs de la communauté nationale. Si les lois votées au Parlement prévalent en toute circonstance, elles sont souvent à valeur générale et leur portée réelle s’établit à partir de l’interprétation qu’en font les juges au fil du temps. 3) Les conventions, protocoles non sanctionnés par une loi ou un texte officiel, ne doivent leur légitimité qu’à l’assentiment collectif dont elles font l’objet et à la retenue de ceux qui les mettent en œuvre. Elles s’appliquent à la monarchie, dont la plupart des règles sont d’ordre conventionnel, aux relations entre Cabinet et Parlement (tous les membres du gouvernement sont parlementaires alors qu’aucune loi n’y oblige), entre les deux Chambres, entre le Parlement britannique et les institutions issues de la dévolution, etc. À l’inverse, certaines ne sont pas forcément respectées quoique considérées comme importantes. La solidarité gouvernementale (collective ministerial responsibility), qui enjoint à tout membre du gouvernement de ne pas se prononcer en public contre une décision prise en commun par le Cabinet, sauf à démissionner, est régulièrement rompue par les ministres qui font connaître leurs désaccords éventuels en s’exprimant auprès des journalistes sous couvert d’anonymat ou en déléguant quelqu’un pour le faire à leur place. Ces conventions peuvent être écrites, comme les procédures des Communes, mais ce ne sont pas des lois pour autant. Un républicain considérerait ce genre de conventions comme des abus démocratiques car ni les citoyens ni les juges ne les ont validées.

Institutions principales Les trois pouvoirs, législatif, exécutif, judiciaire, dérivent de prérogatives du monarque, déléguées au fil des siècles à diverses institutions. Elles sont toujours exercées au nom de la Couronne, mais le monarque n’y intervient plus directement. Les pouvoirs « résiduels », ou privilèges, qu’il possède encore sont symboliques : ils signalent qu’il est bien le chef de l’État, mais ils sont toujours exercés sur demande du gouvernement, du Parlement ou du peuple lui-même. Le pouvoir législatif est entre les mains du Parlement, composé de deux Chambres, Communes (650 élus pour 2010-2015) et Lords (environ 750 membres nommés), et du monarque (Queen or King in Parliament) qui signe les lois (Acts of Parliament). Le Parlement décide du budget de l’État, ce qui fut longtemps d’ailleurs sa fonction principale. Les projets de lois sont presque tous présentés par le gouvernement issu de la majorité parlementaire. Depuis 2011 (Fixed-term Parliaments Act), le Premier ministre ne peut plus dissoudre les Communes à sa guise, chaque parlement devant durer cinq années, sauf si deux-tiers des députés demandent la dissolution ou en cas d’impossibilité 6


Un modèle démocratique en mutation

de former un gouvernement après un vote de défiance. La Chambre des Lords, non-élue, ne peut mettre son veto à la législation et ne peut la retarder que pendant un an. Enfin, le Parlement doit normalement contrôler l’action du gouvernement par une surveillance régulière. Le monarque est aussi à la tête de l’exécutif, qui comprend le gouvernement, la haute administration (civil service), les autorités locales ou encore l’armée. Par convention, c’est le Premier ministre qui mène le gouvernement, après avoir été nommé par le monarque, mais il s’agit systématiquement du leader du parti vainqueur des législatives. Il n’exerce qu’une prérogative rituelle en l’espèce, tout comme il nomme les membres du gouvernement sur proposition du Premier ministre. En coordination avec les administrations, les ministres mettent en œuvre la politique du gouvernement et les lois parlementaires. Le pouvoir judiciaire est exercé par les tribunaux établis par la loi et qui rendent la justice au nom de la Couronne. Leur indépendance est une garantie essentielle au respect de l’État de droit et du droit des justiciables, comme le droit à un procès équitable.

Principes essentiels Toute constitution démocratique a deux fonctions : 1) permettre à l’organisme auquel elle s’applique de fonctionner correctement ; 2) éviter les abus par des mécanismes de contrôle, d’autant plus essentiels en Grande-Bretagne que la constitution est en grande partie de nature conventionnelle. C’est ce sur quoi reposent les trois principes fondamentaux de la constitution britannique que sont l’État de droit (the rule of law), la souveraineté parlementaire et la séparation des pouvoirs. 1) The rule of law, proche de la notion française d’« État de droit » (laquelle confère une valeur morale aux lois), signifie que les lois s’appliquent à tout citoyen et à l’État lui-même, c’est-à-dire à ses agents. Le peuple est désormais habitué à ce que l’État légifère dans tous les aspects de la vie et de la société. Avant de changer la loi, tout gouvernement doit donc se demander si son projet est lui-même légal, c’est-à-dire s’il respecte les lois existantes, non seulement en Grande-Bretagne mais aussi dans l’Union européenne. Enfin, les lobbies de consommateurs, des droits de l’homme, de salariés, industriels, commerciaux ou autres, n’hésitent pas à faire des recours s’ils constatent qu’une loi ou qu’une administration déroge au droit. Au bout du compte, ce sont les juges qui sontchargés de faire respecter cette règle, pas les politiciens. 2) S’il doit y avoir une autorité ultime dans le pays, c’est le Parlement qui

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doit l’exercer. Cette doctrine de la souveraineté parlementaire sous-entend que seul le Parlement a le droit de fabriquer la loi, qu’aucune autorité supérieure ne s’impose à lui, et que par conséquent lui et lui seul a le pouvoir de la changer. Toutes les législatures se plient à cette doctrine sans qu’elle ait jamais été écrite noir sur blanc. Ce fonctionnement est fondé sur des conventions acceptées tacitement, mais il est accepté dans la mesure où c’est le peuple qui décide des représentants qu’il envoie à la Chambre des Communes (laquelle domine la procédure parlementaire en vertu de la légitimité démocratique du suffrage universel). 3) La séparation des pouvoirs requiert que les trois domaines d’exercice du pouvoir soient autant que possible étanches afin d’empêcher l’un d’entre eux de dominer ; chacun est censé limiter les deux autres (le gouvernement a besoin de l’assentiment populaire fourni par la majorité au Parlement, les juges n’ont de comptes à rendre ni au Cabinet ni au Parlement). Dans les faits, cette séparation est moins marquée en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis. Ainsi, le Cabinet est composé intégralement de parlementaires et il est à l’origine de la plupart des lois, tandis que les juges sont nommés après une procédure dans laquelle intervient le Lord Chancellor, ministre de la Justice. Le gouvernement est lui issu de partis politiques établis, ce qui signifie qu’il est dominé par une idéologie et des élites non-indépendantes. Le principe de responsabilité démocratique (accountability) du gouvernement, qui signifie que tout dépositaire de l’autorité publique doit rendre des comptes à ses supérieurs et dans le cas des parlementaires (donc du gouvernement) au peuple qui lui a délégué ce pouvoir, est limité aux élections législatives (le peuple peut choisir de changer de majorité pour sanctionner le gouvernement). De fait, il semble acquis pour les Britanniques que mieux vaut un gouvernement fort et un Parlement relativement faible que le contraire. Toutefois, la séparation des pouvoirs n’est pas ignorée pour autant. Le gouvernement est responsable devant le Parlement, ce qui signifie que chaque ministre doit régulièrement expliquer et justifier son action dans son enceinte. La Cour suprême a remplacé en 2009 le comité judiciaire de la Chambre des Lords dont la situation au sein du Parlement contredisait ce principe ; le Lord Chancellor ne peut donc plus siéger comme juge. Enfin, les tribunaux pratiquent le « contrôle juridictionnel » (judicial review) par lequel ils traitent les plaintes des citoyens contre les organes de l’État accusés d’abus de pouvoir. Ce n’est pas une révision constitutionnelle, car un juge ne peut refuser d’appliquer une loi, mais considérant qu’une loi est mal rédigée ou qu’elle entraîne des conséquences néfastes, il peut interpréter la loi dans un sens qui la prive de tout effet pratique et suggérer indirectement au législatif d’y apporter des modifications. Les évolutions législatives des vingt dernières années incitent 8


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les juges à se prononcer de plus en plus souvent sur ce genre d’affaires.

Vers un changement de paradigme constitutionnel ? La constitution britannique n’est pas un édifice figé. Jusqu’à la fin du XXe siècle, les réformes se faisaient de façon aléatoire selon les circonstances, confortant la croyance qui veut que la réforme ne peut être que lente et progressive et ne doit pas survenir si les choses « marchent ». Or sous les gouvernements travaillistes de Tony Blair (1997-2007) est mis en œuvre un programme concerté de réformes constitutionnelles d’une ampleur inédite en un laps de temps très court dans des domaines qui semblaient ne pas nécessiter de changements : réforme de la Chambre des Lords (1998), dévolution pour l’Écosse et le pays de Galles (1999), réforme des autorités locales, intégration de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH 1998), création d’une « autorité stratégique » pour Londres (Greater London Authority) dirigée par un maire élu (1999), loi sur la liberté de l’information (Freedom of Information Act) en 2000, réforme des règles de financement des partis (2000). À cela s’ajoutera la création d’une Cour suprême (voir chapitre 7). On constate donc une remise en cause profonde d’aspects autrefois considérés comme stables, comme la dimension géographique de la rule of law qui a volé en éclats à cause de la dévolution (voir chapitre 2) : la notion d’unité territoriale, constitutive de l’État-nation et héritée d’un Royaume-Uni établi progressivement dans ses frontières actuelles au fil des siècles sous l’autorité unique d’un monarque et d’un parlement, n’est plus absolue. Il y eut certes d’abord le démantèlement de l’Empire, mais il était relativement simple d’accepter la fin de l’association avec des territoires si éloignés. En revanche, les assemblées législatives autonomes touchent directement à l’identité nationale car une partie des pouvoirs du Parlement national leur a été dévolue strictement, ce qui « parcellise » de fait un territoire qu’on croyait certes divers, mais unitaire. La suprématie parlementaire est ébranlée par la dévolution qui interdit à certaines lois de s’appliquer de façon uniforme sur l’ensemble du territoire. Elle l’est aussi par la soumission du Royaume-Uni aux directives votées par le Parlement européen et aux décisions de la Cour européenne de justice qui ont rogné les prérogatives de Westminster, ce qui constitue un argument de poids pour les europhobes ou Eurosceptics (certains membres du parti conservateurs et les électeurs du UKIP, notamment) qui militent pour que le pays quitte l’Unioneuropéenne, considérant qu’ils ne sont plus maîtres chez eux. En janvier 2013, David Cameron a promis d’organiser un referendum sur le sujet si le parti conservateur venait à remporter les élections législatives de 2015.

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La monarchie a perdu une partie de sa légitimité symbolique : les exigences de la communication en ont fait une famille certes exceptionnelle, mais aussi semblable aux autres avec ses joies, ses peines et ses difficultés, et paradoxalement, du fait de l’ultra-médiatisation, plus ordinaire et plus sujette aux scandales, comme les « célébrités » qui emplissent les colonnes des magazines. La partie « noble » de la constitution n’a plus son lustre d’antan, même si occasionnellement, un mariage ou une naissance princière maintiennent l’illusion. En réponse à la perte de confiance dans les figures du pouvoir, la GrandeBretagne se dote d’un système de plus en plus codifié, où droits, devoirs, pouvoirs et prérogatives sont précisés dans des documents qui ont été discutés et sont consultables par tous. La création en 1994 par John Major de la Commission d’éthique de la vie publique (Committee on Standards of Public Life) ouvre une séquence inédite poursuivie par les travaillistes, dans laquelle la transparence de la vie publique devient fondamentale. On citera en exemple le recrutement des magistrats qui se faisait autrefois dans l’entre-soi de la bonne société londonienne, le Lord Chancellor procédant à des « consultations » (soundings), suite auxquelles un nom « sortait » pour occuper le poste à pourvoir. Il existe désormais des critères, un calendrier et une procédure précis (une commission indépendante décide) permettant aux candidats de postuler dans l’équité. Il en va de même pour l’ensemble des règles de la vie politique du pays depuis celles concernant le financement des partis jusqu’à celles que doivent appliquer les élus locaux. Les Britanniques ont longtemps été uniquement des sujets ; depuis deux ou trois décennies, ils apprennent à être des citoyens. D’une certaine manière, le simple fait d’être britanniques leur garantissait la protection de la Couronne ; en revanche, ils n’étaient pas forcément protégés contre ses abus potentiels. Depuis une trentaine d’années, la législation parlementaire et la common law sont beaucoup plus perméables aux notions de droits individuels, tendance accentuée avec l’intégration dans le droit britannique de la CEDH. La GrandeBretagne l’avait signée en 1951, lorsqu’elle avait été promulguée par le Conseil de l’Europe, mais jamais le Parlement ne l’avait ratifiée par une loi, considérant sans doute que les droits qui y étaient décrits étaient déjà bien défendus par les tribunaux. En 1998, sous l’impulsion du gouvernement New Labour, la CEDH entre dans le droit britannique en tant qu’annexe au Human Rights Act, avec un style assertif codifiant les droits de citoyens vis-à-vis d’un État potentiellement tyrannique qui tranche radicalement avec le langage concédant des privilèges à des sujets.

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Références • ALDER, John, Constitutional and Administrative Law, Basingstoke: Palgrave Macmillan, 2013. • BOGDANOR, Vernon, The New British Constitution Basingstoke: Palgrave Macmillan 2009. • KING, Anthony, The British Constitution, Oxford : Oxford University Press, 2009.

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2. La dévolution : un royaume encore uni ? La dévolution peut se définir en substance comme le transfert d’un certain nombre de pouvoirs d’une autorité centrale à une assemblée élue qui lui est subordonnée. Mise en place au Royaume-Uni à partir de 1997, elle a conduit à un renouveau des mouvements nationalistes au pays de Galles et surtout en Écosse, où le Scottish National Party au pouvoir depuis 2007 a obtenu du gouvernement de David Cameron l’organisation d’un référendum sur l’indépendance le 18 septembre 2014, posant par-là la question de l’avenir même de l’État britannique.

La formation de l’État d’Union Le Royaume-Uni n’a jamais constitué un État unitaire. Autour de l’Angleterre, c’est un État d’Union (Union State) qui s’est formé. L’Irlande, dotée de son propre Parlement, a été colonisée par l’Angleterre à partir du XIIe siècle. Le pays de Galles, en revanche, n’était pas un territoire uni doté de ses propres institutions. Envahi en 1284 par les troupes du roi anglais, le pays est ensuite passé sous tutelle anglaise, confirmée par les deux traités d’union imposés par Henri VIII en 1536 et 1542. L’identité galloise a néanmoins continué à se manifester à travers sa culture, notamment la langue (le « cymraeg ») et les Églises non-conformistes, c’est-à-dire le protestantisme indépendant de l’anglicanisme. L’Écosse, de son côté, a su conserver son indépendance jusqu’au XVIIe siècle, résistant aux tentatives d’invasion romaine puis anglaises. En 1603 a eu lieu l’Union des Couronnes, Jacques VI d’Écosse devenant Jacques 1er d’Angleterre, d’Irlande et d’Écosse. Cette configuration (un roi, trois parlements) posant des problèmes croissants, elle déboucha d’abord sur un Traité d’Union, en 1707, scellant l’union législative entre Angleterre et Écosse qui donna naissance à la Grande-Bretagne. L’Écosse était autorisée à conserver son Église nationale protestante (presbytérienne) en tant qu’Église établie, ainsi que ses systèmes éducatif et juridique. Puis en 1800, l’Irlande a elle aussi connu l’union législative avec la Grande-Bretagne pour former le Royaume-Uni. Cependant, l’île resta un espace à part, gouvernée par un Lord lieutenant, représentant de la Couronne, et par le château de Dublin, siège de l’administration britannique. À la fin du XIXe siècle, sous l’influence des mouvements de revendications autonomistes irlandais (question du Home Rule), l’Écosse a obtenu son propre ministère, le Scottish Office, au sein du gouvernement britannique, dont les pouvoirs se limitaient à quelques adaptations de la législation britannique. Il a fallu attendre 1964 pour voir la création du Welsh Office.

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La dévolution du pouvoir La première expérience de dévolution du pouvoir eut lieu en Irlande du Nord. Suite à la partition de l’Irlande selon le Government of Ireland Act (1920), un Parlement nord-irlandais autonome (Home Rule Parliament) se réunit à Belfast en juin 1921. Alors que certains domaines, tels les affaires militaires et étrangères (excepted matters), ou la fiscalité (reserved matters), étaient gérés par Westminster, le Parlement régional, installé à Stormont en 1932, disposait d’importants pouvoirs dans les domaines correspondant à ses ministères de base : finances, intérieur, travail, éducation, agriculture et commerce. La vie politique en Irlande du Nord a toujours été dominée par des cadres religieux. Ainsi, pendant 50 ans, la majorité protestante, profitant du système électoral majoritaire à un tour en vigueur, a offert le pouvoir au Parti unioniste qui défend le maintien de l’Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni. De facto, la tradition catholique-nationaliste, minoritaire, qui souhaitait la réunification de l’Irlande, se trouvait exclue, ce qui a débouché sur de vives tensions intercommunautaires à la fin des années 1960. Lorsqu’un gouvernement conservateur tenta d’imposer le partage du pouvoir (power sharing) entre unionistes et nationalistes (1972), le refus unioniste déboucha sur l’abrogation du Parlement et l’introduction de l’administration directe (direct rule) depuis Londres. Les gouvernements britanniques, conservateurs et travaillistes, cherchèrent alors à recréer une institution régionale à Belfast, à condition que ce soit sur la base d’un partage du pouvoir. Autrement dit, depuis 1921, l’Irlande du Nord a toujours été perçue à Westminster dans un cadre dévolutionniste. L’« intégration » n’a jamais été une option : la dévolution était le but recherché. L’entrée à la Chambre des Communes des partis nationalistes gallois (Plaid Cymru) et écossais (Scottish National Party, SNP) en 1966 et 1967 incita le gouvernement travailliste de James Callaghan à concevoir un premier projet de dévolution, afin de montrer que ces nations pouvaient bénéficier d’une certaine autonomie à l’intérieur du Royaume. Cependant, le 1er mars 1979, seuls 51,6 % des Écossais approuvèrent ce projet, soit 32,9 % de l’électorat, mais il ne vit jamais le jour car cette proportion était inférieure au seuil de 40 % exigé par la législation. 79,8 % des Gallois, pour leur part, rejetèrent le projet de dévolution. Cependant, les dix-huit ans de gouvernements conservateurs qui suivirent allaient modifier cette attitude. En effet, les Écossais et les Gallois, en désaccord avec les politiques néo-libérales, votèrent travailliste dans des proportions croissantes et acceptaient mal d’être gouvernés par le parti conservateur majoritaire à la Chambre des Communes. La dévolution est apparue comme la seule solution permettant la désignation d’élus pour prendre des décisions en fonction des 13


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besoins et des valeurs de chaque partie du Royaume. De nouveaux projets de dévolution furent élaborés par les travaillistes, les libéraux-démocrates et des représentants de la société civile écossaise au sein d’une Convention Constitutionnelle, et par le parti travailliste gallois. Le gouvernement de Tony Blair s’est inspiré de leurs propositions dès son arrivée au pouvoir en 1997.

L’Écosse Le 11 septembre 1997, sur les 60 % des Écossais prenant part au référendum, 74,3 % se sont prononcés pour la création d’un Parlement, à l’invitation des travaillistes, des libéraux-démocrates et du SNP, lequel percevait la dévolution comme une première étape vers l’indépendance. Le Parlement et l’exécutif écossais ont été créés par une loi votée par le Parlement britannique en 1998 (Scotland Act). Ils ont la responsabilité des domaines « dévolus » (notamment la santé, l’éducation, le logement, le développement économique, l’agriculture, la pêche, la police et la justice), tandis que les domaines « réservés » sont toujours gérés par le Parlement et le gouvernement britanniques (politique étrangère, défense, immigration, politiques économiques et fiscales, constitution). Dans ses domaines de compétence, le Parlement écossais dispose du pouvoir législatif : il vote des lois qui ont force exécutoire après avoir obtenu le Royal Assent de la Reine. Si les juristes du gouvernement britannique veillent à éviter tout empiétement sur le domaine réservé, ils ne contrôlent pas le contenu politique des lois adoptées à Edimbourg. Le Parlement est désigné selon un mode de scrutin à deux composantes : le scrutin majoritaire à un tour en vigueur à la Chambre des Communes, pour élire 73 députés (Members of the Scottish Parliament ou MSP), et le scrutin proportionnel, permettant l’élection de 56 MSP sur des listes régionales, afin de rendre la répartition totale des sièges proportionnelle au nombre de voix recueillies par chaque parti. De ce fait, les travaillistes, arrivés en tête en 1999, n’ont pas obtenu la majorité absolue en sièges (Tableau 1.1). Il en a été de même en 2007 pour le SNP. Ce système électoral incite au compromis à l’intérieur du gouvernement (coalition entre les travaillistes et les libéraux-démocrates de 1999 à 2007) comme au Parlement (gouvernement minoritaire du SNP de 2007 à 2011). De plus, le processus législatif valorise les députés d’opposition, mais aussi la société civile, appelée à se prononcer à chaque étape, ce qui compense en partie l’absence de chambre haute. Le Parlement écossais a restauré le caractère public des services publics (services de santé, écoles, logements HLM) et étendu la gratuité de certains d’entre eux,

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comme l’accès à l’université ou les médicaments. La dévolution a donc des effets concrets dans la vie quotidienne. Ces lois reflètent un consensus entre travaillistes, libéraux-démocrates, SNP (désireux de se positionner comme un authentique parti de gauche), mais aussi conservateurs (qui ont fini par accepter la dévolution après s’y être longtemps opposés). En 2012, le Parlement de Westminster a adopté un nouveau Scotland Act, qui amende le texte de 1998. Lors du référendum de 1997, en réponse à une deuxième question, 63,5 % des Ecossais avaient voté en faveur de pouvoirs fiscaux très limités, jamais utilisés. Le Parlement écossais était donc financé par la dotation du gouvernement britannique, dont la progression était garantie grâce à la formule Barnett : lors de chaque hausse du budget anglais dans un domaine dévolu, il bénéficie de 10,08 % de cette hausse, qu’il répartit à sa guise entre ses domaines de compétence. Grâce à la loi de 2012, les MSP devront prévoir le financement de 30 % de leurs dépenses. À cet effet, ils auront la maîtrise de certains impôts (notamment une partie de l’impôt sur le revenu) et disposeront d’un droit d’emprunt élargi. La dotation britannique sera réduite en conséquence. Cette loi, adoptée à l’initiative des travaillistes, des libéraux-démocrates et des conservateurs, constituait une réaction à l’avènement, en mai 2011, d’un gouvernement SNP majoritaire (Tableau 1.2). Celui-ci avait été porté au pouvoir pour défendre les intérêts écossais. Les trois partis, tous unionistes, devaient donc montrer leur capacité à répondre aux aspirations de la population. Néanmoins, ils ont dû admettre que le gouvernement écossais avait acquis la légitimité politique nécessaire à l’organisation d’un référendum d’autodétermination. Pragmatique, David Cameron a autorisé le First Minister écossais, Alex Salmond, à tenir ce référendum, prévu le 18 septembre 2014, c’est-à-dire pendant les célébrations de la victoire des Écossais sur les Anglais à Bannockburn en 1314, qui conforta l’indépendance de l’Écosse. En permettant au Parlement écossais de gérer tous les pouvoirs, le SNP estime que l’indépendance devrait libérer les énergies refoulées. À l’inverse, les trois partis unionistes, qui mènent une campagne unitaire contre le projet, dénoncent les risques de la rupture pour les Écossais.

Le pays de Galles Lors du référendum du 18 septembre 1997, le pays de Galles était divisé. Les populations anglophones et urbanisées, plus aisées, ont plutôt voté contre le projet, à l’inverse des galloisants du Nord, de l’Ouest et du centre rural. 50,1 % ont participé au vote, et 50,3 % ont voté « oui », soit une avance de 6 271 voix seulement. Le Government of Wales Act de 1998, adopté à la suite de ce 15


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référendum, a permis la création d’une nouvelle institution de gouvernance au Royaume-Uni. La mise en place de l’Assemblée nationale et du gouvernement (Welsh Assembly Government) constitue la preuve que, pour la première fois, le pays de Galles existe politiquement. Les pouvoirs dévolus à l’Assemblée galloise concernaient vingt domaines de compétences similaires à ceux contrôlés par le Parlement écossais (sauf la justice et la police, ainsi que les pouvoirs fiscaux). En 1999, lors des premières élections, les travaillistes n’étaient pas tout à fait majoritaires, tandis que Plaid Cymru faisait une percée sans précédent parmi les 60 Assembly members (AM). Les travaillistes ont toujours gardé les rênes du pouvoir, même si, à deux reprises, le parti a été contraint de gouverner en coalition, de 1999 à 2003 avec le parti libéral démocrate, et de 2007 à 2011 avec Plaid Cymru (Tableau 1.1). En 2011, le parti travailliste est redevenu le premier parti gallois et gouverne à nouveau seul, tandis que nationalistes et libéraux-démocrates perdaient des voix au profit des conservateurs, qui ont réalisé un score respectable (Tableau 1.2). La confiance en l’identité galloise progresse lentement et on avance, peut-être, vers un Parlement, à l’instar de l’Écosse. Lors de son établissement en 1999, l’Assemblée disposait de pouvoirs limités (décrets d’application dans le cadre des lois britanniques) et ne pouvait voter ses propres lois. Mais après la publication des rapports de deux commissions d’enquête, une nouvelle loi (Government of Wales Act 2006) et un référendum (3 mars 2011), le gouvernement gallois s’est vu doté de pouvoirs législatifs, peut-être en raison de l’affirmation plus nette d’une identité galloise, peut-être aussi sous l’effet de l’exemple écossais. 35,63 % des électeurs inscrits ont pris part au référendum et 63,49 % ont répondu « oui ». La première loi ainsi votée par l’Assemblée en décembre 2010 donna au gallois le statut de langue officielle au pays de Galles, qui devint ainsi la seule partie officiellement bilingue du Royaume-Uni (21 % de la population parlent gallois). En octobre 2013, le gouvernement de David Cameron a accepté le principe de transferts de pouvoirs fiscaux à l’Assemblée galloise sur le modèle écossais.

L’Irlande du Nord Le fonctionnement des institutions nord-irlandaises répond aux spécificités de la situation sur le terrain, marquée par trente années de tensions intercommunautaires. L’Assemblée (Northern Ireland Assembly) et le gouvernement (Executive) qui en est issu sont le fruit d’un processus de paix qui a débouché sur l’Accord du Vendredi saint (Good Friday Agreement ou Belfast Agreement) en 1998, salué à l’échelle internationale comme un modèle de sortie de conflit. Lors du référendum du 16


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22 mai 1998, sur les 80,98 % d’électeurs nord-irlandais qui ont participé au scrutin, 71,1 % ont approuvé cet accord. Au fond, il s’agissait de restaurer la confiance. Après des années de violence (quelque 3 000 morts), il fallait imaginer des mécanismes susceptibles de refléter l’ensemble du spectre politique. Le concept de partage du pouvoir (power sharing) est donc l’élément-clé des principes organisationnels qui sous-tendent les nouvelles institutions. Concrètement, le système cherche à mettre en place un gouvernement de coalition permanente afin d’éviter la prise de pouvoir par une communauté sur l’autre, comme ce fut le cas entre 1921 et 1972. Ainsi, on utilise un système de représentation proportionnelle (PR) avec un mode de scrutin à vote unique transférable (single transferable vote, STV) dans le cadre de circonscriptions plurinominales (multi-member constituencies). Les 108 députés (Members of the Legislative Assembly, MLA) désignent les 11 ministres en fonction des poids respectifs des quatre partis les plus importants selon le système d’Hondt (voir section 6). Le First Minister est issu du parti ayant remporté le plus de sièges (actuellement, Peter Robinson, du DUP), mais il doit obligatoirement travailler avec un Deputy First Minister issu du plus grand parti de l’autre « tradition » (actuellement, Martin McGuinness, du Sinn Féin). Le système prévoit d’autres garde-fous : certaines décisions, considérées comme sensibles, ont besoin d’un soutien « transcommunautaire » (cross-community support). C’est ainsi que les anciens ennemis, républicains et unionistes, ont été invités à gouverner ensemble. Il a fallu beaucoup d’efforts de part et d’autre pour que ces dispositions puissent fonctionner. La méfiance à l’égard de l’autre, ainsi que la pression de la rue et les éléments irrédentistes de chaque côté ont fait que les institutions ont connu d’énormes difficultés. Créée en décembre 1999, l’Assemblée, après plusieurs crises de confiance de plus ou moins courte durée, fut même suspendue entre 2002 et 2007, période pendant laquelle les affaires d’Irlande du Nord furent à nouveau gérées par Londres (direct rule). Si, depuis, les institutions ont réussi à fonctionner, certains observateurs insistent sur le fait qu’elles ont permis aux deux plus grands partis, le DUP et le Sinn Féin, de se partager le pouvoir. Autrement dit, il ne s’agirait pas d’une véritable collaboration active, mais plutôt d’un accord tacite de maintien d’équilibres communautaires, notamment pour la répartition des budgets. La dévolution « asymétrique » est en évolution constante. Il s’agit bien d’un processus (selon les termes de Ron Davies, Secrétaire d’État au pays de Galles en 1998), par lequel le centre répond aux attentes de la périphérie, afin de 17


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préserver l’État d’Union, dans une forme reconfigurée. Cependant, le centre évite d’envisager sa propre réforme. Ainsi, les députés des nations « périphériques » à la Chambre des Communes conservant le même droit de vote que leurs collègues anglais, ils se prononcent dans des domaines anglais, qui ne concernent plus leur aire géographique alors que les députés anglais n’ont plus leur mot à dire sur l’Écosse ou le pays de Galles. Cette « question de West Lothian », du nom de la circonscription de Tam Dalyell, député qui l’a soulevée dans les années 1970, n’a jamais été résolue. L’autre crainte formulée par ce dernier, l’évolution de la dévolution vers le démantèlement du Royaume-Uni, n’est plus une simple vue de l’esprit avec la perspective d’un référendum d’autodétermination en Écosse (même si la population locale semble actuellement plus favorable à une autonomie élargie qu’à l’indépendance). Enfin, la principale composante du Royaume-Uni, l’Angleterre, continue d’être entièrement gouvernée par les institutions britanniques.

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DEUXIÈME PARTIE QUESTIONS ÉCONOMIQUES ET SOCIALES



CHAPITRE 4 Quelle économie au XXIe siècle ?

Au milieu des années 2010, l’économie britannique est caractérisée par d’importants paradoxes qui reflètent à la fois son passé récent et son évolution historique depuis le XIXe siècle. Très schématiquement, ces paradoxes proviennent du fait que l’économie britannique est largement dominée par des activités de services, alors que son industrie et notamment son industrie manufacturière jouent aujourd’hui un rôle très restreint en terme de contribution au PIB et à l’emploi. Ainsi, si la croissance retrouvée à la fin de 2013 provient aussi bien de l’industrie que des services, la taille limitée de l’industrie fait que ce secteur – historiquement source de gains de productivité importants – n’a qu’un impact marginal sur la création de la richesse et sur le développement de la productivité de l’économie toute entière. La croissance se reflète dans la baisse du chômage mais n’est pas accompagnée d’une amélioration de la productivité. De même, l’économie britannique continue à connaître d’importants déficits commerciaux. Ceux-ci se sont développés depuis les années 1980 et reflètent aussi la structure de l’économie et surtout la faiblesse de son secteur industriel. Cette situation déficitaire existe depuis plus de trente ans, malgré la manne pétrolière dont le pays a bénéficié dans la seconde moitié du XXe siècle. Par ailleurs, le Royaume-Uni est sorti de la récession en 2013, notamment grâce à la consommation des ménages qui semble avoir retrouvé un certain élan, et un secteur immobilier où les prix sont repartis à la hausse. Ce dynamisme, toutefois, est à nouveau dépendant de l’endettement des ménages. C’est la même « formule » que l’économie britannique a connue avant la Grande Récession et surtout pendant les années euphoriques qui ont précédé la crise. La croissance retrouvée récemment est sans aucun doute plus avantageuse que 141


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la stagnation, mais elle soulève des doutes quant à sa durabilité. Ces évolutions, qui se manifestent en dépit de la volonté affichée du gouvernement de coalition de conservateurs et libéraux – arrivé au pouvoir en 2010 - de rééquilibrer l’économie, en poursuivant une politique de l’offre, s’inscrivent dans une trajectoire historique de longue date. 1. Le fonctionnement structurel de l’économie britannique Les autorités britanniques penchent presque toujours en faveur de politiques néolibérales, qu’il s’agisse de la conduite de la politique intérieure, de la position du Royaume-Uni dans toutes sortes de négociations commerciales (à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Union européenne), de la défense d’un régime financier libéral, de la réticence sinon du refus de mettre en œuvre une harmonisation fiscale en Europe. En agissant ainsi, elles défendent le « modèle » britannique qui s’est mis en place depuis la fin des années 1970 et qui est largement porté par les grands partis politiques. Ainsi, en ce qui concerne l’organisation de l’économie et le périmètre de l’action publique, le New Labour a entériné la ligne néolibérale mise en place par Margaret Thatcher. La coalition actuelle, de son côté, applique les mêmes recettes à l’économie et ce malgré les contradictions profondes du néolibéralisme qui se sont révélées avec la crise financière et la Grande Récession. Mais ce réflexe néolibéral et les difficultés actuelles de l’économie britannique s’inscrivent dans une longue tradition.

Quelques tendances historiques La trajectoire déclinante de l’économie britannique remonte aux années 1970, quand la question de la « désindustrialisation » du Royaume-Uni surgit suite à la crise précipitée par le premier choc pétrolier en 1973/4, et même, en quelque sorte, au dernier quart du XIXe siècle quand le Royaume-Uni commence à perdre son leadership industriel face aux États-Unis et l’Allemagne. À cette époque, déjà, le Royaume-Uni se montre bien moins apte à rénover son tissu industriel et voit le début du « déclin » de l’économie britannique qui a perduré jusqu’aux années 1990. Il faut bien entendu prendre des précautions concernant la question du déclin, qui est une notion relative, où le recul du Royaume-Uni se manifeste par rapport aux autres pays industrialisés d’abord, puis plusrécemment par rapport aux autres régions du monde. Ce déclin relatif n’a donc pas empêché les niveaux de vie d’augmenter plus ou moins continuellement. En réalité, ce n’est que dans les années 1970, quand la production industrielle

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baisse réellement après le premier choc pétrolier, que l’économie semble entrer dans un déclin absolu. Il s’agit d’une véritable « désindustrialisation », qui va se répéter au début des années 1980, à l’époque où le premier gouvernement Thatcher (1979-1983) cherche à briser le consensus keynésien de l’après-guerre et mène une politique monétaire puriste, visant à maîtriser la croissance de la masse monétaire pour contrôler l’inflation, qui plongera l’industrie dans le marasme. Toutefois, l’économie sera, dans un premier temps, soutenue par la manne pétrolière de la mer du Nord et va se réorienter vers les services. Ces derniers, notamment les services financiers ainsi que les services aux entreprises, deviennent alors le moteur de l’économie. Des pans entiers de l’industrie, et plus particulièrement l’industrie lourde, sont massivement restructurés, voire complètement éliminés du paysage économique, au profit de l’économie de services. Cette refonte de l’économie britannique est d’abord l’œuvre des gouvernements conservateurs, puis est poursuivie par le New Labour. Arrivés aux affaires en 1997, les gouvernements de Tony Blair et de Gordon Brown poursuivent en effet le néolibéralisme de leurs prédécesseurs qui s’avère particulièrement favorable au monde de la finance. Les efforts pour soutenir l’industrie sont limités et se placent dans un cadre général de non intervention par les autorités publiques. Ainsi, le New Labour entérine la rupture néolibérale de Margaret Thatcher avec une grande partie de l’action publique du XXe siècle, qui était marquée plutôt par une volonté politique d’orienter le développement industriel du Royaume-Uni. Elle s’était accompagnée de politiques sociales, comme cela était le cas ailleurs en Europe au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Il s’agissait d’établir un compromis entre le capital et la classe ouvrière britannique, caractérisé par la nationalisation des industries et le développement des services et prestations sociales, ainsi que le développement d’un dialogue social tripartite. Aujourd’hui, la politique de la coalition conservatrice-libérale-démocrate continue d’être fondée sur des principes néolibéraux. Le budget de 2011, avec son « plan de croissance » (Plan for Growth), annonce clairement la mise en place d’une politique de l’offre qui vise la réduction de l’impôt sur les sociétés, la simplification de la réglementation des entreprises, l’encouragement des investissements et des exportations et le soutien de la formation (professionnelle) à destination des jeunes. Il reste à voir si ces politiques réussiront mieux que les politiques néolibérales de Thatcher et du New Labour. En effet, malgré une certaine embellie de la production manufacturière dans les années 1990 et malgré une restructuration permanente de l’industrie – grâce entre autres à l’investissement étranger qui va sauver l’industrie automobile de luxe – l’industrie

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britannique reste affaiblie. Entre 1997 et 2007 – pourtant une période de croissance – la part de l’industrie manufacturière dans le PIB a baissé de 20 % à 12,5 % et le nombre d’emplois de 4 millions à 3,5 millions.

L’émergence du libre-échange et l’économie libérale du XIXe siècle Les bases du libéralisme économique se trouvent non seulement dans les écrits des économistes Adam Smith (1723-1790) ou David Ricardo (17721823), mais aussi dans le débat virulent autour de la protection de l’agriculture qui a fait rage pendant la première moitié du XIXe siècle. C’est bien dans ce secteur que le choix stratégique du libre-échange s’est clairement affirmé, avec la suppression des Corn Laws (lois qui protégeaient l’agriculture domestique à partir de 1815), en 1846, choix historique contre la politique d’autosuffisance et en faveur de l’échange international. En premier lieu, ce choix a eu des conséquences fondamentales sur l’agriculture britannique, puis sur l’avenir de la politique commerciale britannique en général. La libéralisation des importations agricoles, notamment celles des céréales américaines, a permis aux industriels britanniques d’obtenir une nourriture bon marché (cheap food) pour leurs employés, ce qui permettait de freiner la hausse des salaires des ouvriers. La politique de cheap food a également renforcé la concentration de l’agriculture, car les producteurs britanniques devaient rester très compétitifs. Cette organisation de la production et de l’approvisionnement de la population était très différente de ce qu’on trouvait en France ou ailleurs en Europe continentale, où la politique agricole était caractérisée par les impératifs de l’autosuffisance. Ces différences de structure et de politiques agricoles expliquent pourquoi, aujourd’hui encore, le Royaume-Uni s’oppose à la France sur la Politique Agricole Commune (PAC). Alors que la France a toujours tendance à vouloir soutenir son secteur agricole par des subventions et une politique protectionniste, le Royaume-Uni cherche davantage à libéraliser les échanges agricoles et à réduire le budget de la PAC.

L’histoire longue du déclin industriel Le choix du libre-échange a aussi joué un rôle déterminant dans l’histoire de l’industrie britannique car, durant la seconde moitié du XIXe siècle, le RoyaumeUni a laissé ouverts ses propres marchés, alors que les économies américaine et allemande, en plein rattrapage, étaient plutôt fermées. Dans le même temps, les exportations britanniques étaient tournées surtout vers l’Empire où elles bénéficiaient de débouchés privilégiés pour des raisons culturelles et administratives. À cet égard, il faut noter que les propositions de 144


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l’industriel Joseph Chamberlain, à la fin du XIXe siècle, visant à créer une zone impériale protégée, n’aboutirent pas. C’est le libre échange qui resta l’idéologie et la politique dominantes. En outre, la culture britannique était relativement peu favorable aux métiers techniques et à l’application de la science à l’industrie. La formation non seulement de scientifiques mais aussi d’ingénieurs au Royaume-Uni était déjà distancée par ses nouveaux concurrents à la fin du XIXe siècle. Aussi, les classes dominantes britanniques ont eu beaucoup plus tendance à faire carrière dans l’administration, dans certaines professions libérales prestigieuses comme le droit et surtout dans la finance ou les services aux entreprises. D’autres explications du déclin historique concernent le coût de l’Empire, à commencer par les guerres mondiales, le surdéveloppement de l’État-providence après la Seconde Guerre mondiale, puis le rôle des syndicats pendant la période d’après-guerre, jusqu’à la réaction conservatrice menée par les gouvernements Thatcher-Major dans les années 1980 et 1990. Il y a une part de vérité dans toutes ces explications. L’État britannique s’est fortement développé pendant le XIXe siècle pour projeter sa puissance militaire aux quatre coins de la Terre, une manifestation de l’« imperial overstretch », théorie formulée par l’historien Paul Kennedy à la fin des années 1980, selon laquelle les dépenses militaires finissent par peser trop lourd sur l’économie. Aussi, malgré le démembrement assez rapide de l’Empire, l’État britannique paie-t-il ses prétentions de grande puissance durant de longues années et même encore un peu aujourd’hui. On observe également un surinvestissement dans les industries militaires et nucléaires, alors que les vaincus de la guerre – l’Allemagne et le Japon – ont orienté leurs économies vers des secteurs porteurs, notamment les biens de consommation. Par ailleurs, on reproche à la marche rapide vers l’État-providence à la fin des années 1940 et dans les années 1950 d’avoir détourné des ressources nécessaires à l’économie. Enfin, pour beaucoup, notamment les conservateurs, les syndicats sont largement responsables de la faiblesse de l’économie britannique dans la période d’après-guerre et surtout de la crise des années 1970. Leur image de casseurs économiques a d’ailleurs joué un rôle clé dans l’élection de Margaret Thatcher en 1979 et la réélection des conservateurs en 1983, 1987 et 1992. Ce n’est qu’en 1997 que le New Labour, prenant ses distances avec les syndicats, bailleurs de fonds du parti, et avec l’héritage socialiste du parti travailliste, parvient à revenir au pouvoir. À l’heure actuelle, le leader travailliste Ed Miliband cherche à diminuer plus encore l’influence des syndicats sur le parti (voir chapitre 2). Pourtant, le rôle des syndicats dans la société britannique est aujourd’hui très 145


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limité et il est difficile de leur imputer les problèmes économiques actuels. Ils sont essentiellement présents dans les services publics réformés ou privatisés. Ils n’ont plus le statut de « partenaires sociaux », car le dialogue social avec le gouvernement fut stoppé par Margaret Thatcher dès son arrivée au pouvoir. De même, l’État-providence n’est plus ce qu’il était. Certes, les dépenses publiques continuent à être relativement importantes (43 % du PIB en 2013), car, contrairement aux souhaits des uns et aux craintes des autres, il n’a pas été démantelé pendant les années Thatcher-Major, même si la pression sur les dépenses fut forte. Puis, sous les gouvernements New Labour (1997-2010), un effort financier considérable a été réalisé à partir de 2001, jusqu’à la Grande Récession, pour rénover les services publics, en particulier la santé, l’éducation et les transports. Aujourd’hui, le gouvernement de coalition est revenu à une politique d’austérité qui pèse lourdement sur les services publics. Pourtant, il s’agit davantage d’une politique destinée à rééquilibrer des comptes qu’une tentative de redéfinir les périmètres respectifs de l’État et du marché.

Londres : centre financier et ville monde Ce qui distingue le capitalisme britannique d’hier et d’aujourd’hui, c’est sa puissance financière. C’est le système financier britannique qui avait déjà permis au gouvernement britannique de s’endetter lourdement pour mener des guerres contre Napoléon. Ce sont les activités financières de toutes sortes (banques, assurances, marchés de matières premières, etc.) qui ont soutenu le développement de l’Empire et d’autres régions du monde au XIXe siècle. Ces activités financières sont essentiellement concentrées dans le cœur historique de Londres : la City. Quelques caractéristiques socio-économiques majeures découlent de cet essor des activités financières basées à la City. Tout d’abord, l’internationalisation de la finance a déconnecté le secteur financier de l’industrie britannique. Le désintérêt de la City envers l’industrie britannique n’est pas le résultat d’une politique ; il découle plutôt du fait que les intérêts de la City s’écartent progressivement de ceux de l’industrie nationale. Ensuite, l’orientation de la City vers le libreéchange, la non réglementation et la libre circulation des capitaux s’est réaffirmée durant la période d’après-guerre à travers le développement massif, à partir des années 1960, de ses activités offshore. Des banques et des financiers sont venus du monde entier pour faire des affaires à Londres, dans un environnement peuréglementé et peu imposé, phénomène encouragé par tous les gouvernements depuis Thatcher. Londres se vante aujourd’hui d’être la plus grande plateforme de la finance islamique dans le monde. 146




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