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Catherine Fuchs
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LA COMPARAISON ET SON EXPRESSION EN FRANร AIS
COLLECTION L’ESSENTIEL FRANÇAIS
LA COMPARAISON ET SON EXPRESSION EN FRANÇAIS Catherine FUCHS
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Collection L’Essentiel français, dirigée par Catherine Fuchs Formes et notions La conséquence en français, par Charlotte Hybertie La concession en français, par Mary-Annick Morel Les ambiguïtés du français, par Catherine Fuchs Les expressions figées en français, noms composés et autres locutions, par Gaston Gross Les adverbes du français : le cas des adverbes en -ment, par Claude Guimier Les formes conjuguées du verbe français, oral et écrit, par Pierre Le Goffic L’espace et son expression en français, par Andrée Borillo Les constructions détachées en français, par Bernard Combettes L’adjectif en français, par Michèle Noailly Les stéréotypes en français, par Charlotte Schapira L’intonation : le système du français, par Mario Rossi La cause et son expression en français, par Adeline Nazarenko Les noms en français, par Nelly Flaux et Danielle Van de Velde Le subjonctif en français, par Olivier Soutet La construction du lexique français, par Denis Apothéloz La référence et les expressions référentielles, par Michel Charolles Le conditionnel en français, par Pierre Haillet La préposition en français, par Ludo Melis Le gérondif en français, par Odile Halmøy Le nom propre en français, par Sarah Leroy Les temps de l’indicatif en français, par Gérard Joan Barceló et Jacques Bres Les verbes modaux en français, par Xiaoquan Chu Le discours rapporté en français, par Laurence Rosier Les déterminants du français, par Marie-Noëlle Gary-Prieur Variété du français Le français en diachronie, par Christiane Marchello-Nizia La variation sociale en français, par Françoise Gadet Les expressions verbales figées de la francophonie, par Béatrice Lamiroy (dir.) Les variétés du français parlé dans l'espace francophone. Ressources pour l'enseignement, par Sylvain Detey, Jacques Durand, Bernard Laks et Chantal Lyche (dir.) Approches de la langue parlée en français, nouvelle édition, par Claire BlancheBenveniste Les créoles à base française, par Marie-Christine Hazaël-Massieux Outils et ressources Dictionnaire pratique de didactique du FLE, par Jean-Pierre Robert Instruments et ressources électroniques pour le français, par Benoît Habert Les dictionnaires français, outils d’une langue et d’une culture, par Jean Pruvost Construire des bases de données pour le français, par Benoît Habert Rédiger un texte académique en français, par Sylvie Garnier et Alan D. Savage Dictionnaire des verbes du français actuel, par Ligia Stela Florea et Catherine Fuchs Lire un texte académique en français, par Lita Lundquist
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A mes collègues et amis du groupe « Structures comparatives du français » : Bernard Combettes, Nathalie Fournier, Claude Guimier, Annie Kuyumcuyan, Pierre Le Goffic, Frédérique Mélanie-Becquet et Mireille Piot
A Pierre
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Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute représentation, reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. Par ailleurs, la loi du 11 mars 1957 interdit formellement les copies ou les reproductions destinées à une utilisation collective. © Editions Ophrys, Paris, 2014 ISBN 978-2-7080-1409-1
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TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION : Qu’est-ce que la comparaison ? .................................... 11 1. La comparaison : éléments de définition ............................................... 11 1.1. La comparabilité des objets ............................................................ 12 1.2. L’opération de comparaison ........................................................... 14 2. Comparaison et langage : principales approches ................................. 15 2.1. La tradition grammaticale .............................................................. 15 2.2. La linguistique et le courant typologique ....................................... 17 2.3. La tradition rhétorique.................................................................... 18 3. Pour aborder l’ouvrage........................................................................... 19 Encart terminologique ................................................................................ 22
PREMIÈRE PARTIE LA COMPARAISON QUANTITATIVE CHAPITRE I : Diversité des schémas d’(in)égalité ....................................... 25 1. Le schéma paratactique .......................................................................... 26 1.1. L’inégalité : Pierre est grand, Paul n’est pas grand ...................... 26 1.2. L’égalité : Pierre est grand, Paul est grand................................... 28 2. Le schéma localisant ................................................................................ 28 2.1. L’inégalité : Pierre est grand, à côté de Paul ................................ 29 2.2. L’égalité : Pierre est grand, à l’égal de Paul................................. 31 3. Le schéma de mesure relative : l’introduction du degré ...................... 32 4. Le degré comme prédicat et le paramètre comme possession des entités ............................................................................. 32
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Table des matières
4.1. L’inégalité : La grandeur de Pierre dépasse la grandeur de Paul .......................................................................................... 33 4.2. L’égalité : La grandeur de Pierre égale la grandeur de Paul ....... 33 5. Le degré comme prédicat et le paramètre comme accessoire de la relation ......................................................................... 34 5.1. L’inégalité : Pierre dépasse Paul quant à la grandeur .................. 34 5.2. L’égalité : Pierre égale Paul quant à la grandeur ......................... 35 6. Le degré comme marqueur et le paramètre comme prédicat ............. 35 6.1. L’inégalité : Pierre est plus grand que Paul .................................. 36 6.2. L’égalité : Pierre est aussi grand que Paul.................................... 36 En bref ........................................................................................................... 37
CHAPITRE II : Le schéma canonique d’(in)égalité : la gradation .............. 39 1. La notion de gradation ............................................................................ 39 1.1. Gradation et quantification ............................................................. 40 1.2. Gradation absolue vs. gradation relative ........................................ 41 1.3. Le superlatif ................................................................................... 42 2. Les adverbes de degré, marqueurs du paramètre ................................ 43 2.1. Les marqueurs de l’inégalité .......................................................... 43 2.2. Les marqueurs de l’égalité ............................................................. 48 2.3. Les modifieurs des adverbes de degré............................................ 52 3. La gradation sur le paramètre ............................................................... 53 3.1. La gradation sur des propriétés ...................................................... 53 3.2. La gradation sur des procès ............................................................ 56 3.3. La gradation indirecte sur des entités ............................................. 58 4. Le fonctionnement du marqueur que .................................................... 59 4.1. Que : le chevillage par le degré ...................................................... 59 4.2. Les subordonnées introduites par que ............................................ 61 4.3. La restitution du prédicat dans la subordonnée elliptique .............. 64 En bref ........................................................................................................... 67
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Table des matières
CHAPITRE III : Le schéma canonique d’(in)égalité : les configurations comparatives ........................................................................ 69 1. La configuration prototypique : deux entités, un paramètre .............. 70 1.1. Le schéma complet : Pierre est plus aimable que Paul ................. 70 1.2. Le schéma complet en déséquilibre : Pierre a une voiture plus puissante que Paul ........................................................................ 71 1.3. Le schéma réduit (absence de subordonnée) : Pierre est plus aimable .......................................................................................... 72 2. Les configurations non prototypiques ................................................... 74 2.1. Une entité dédoublée, un paramètre et une variable : Pierre est plus aimable qu’hier ..................................................... 74 2.2. Un paramètre et une variable sans entités comparées : Il fait plus froid qu’hier ................................................................. 76 2.3. Une entité dédoublée, deux paramètres : Ce meuble est plus large que haut ........................................................................ 77 2.4. Deux entités, un paramètre et une variable : Pierre est plus aimable que Paul hier ................................................................... 78 2.5. Deux entités, deux paramètres : Pierre boit plus que Paul ne mange ............................................................................... 78 3. L’effet de « haut degré » ......................................................................... 80 3.1. La comparaison à parangon : L’amour est plus doux que le miel .. 80 3.2. La pseudo-incomparabilité : Pierre est plus rapide que quiconque ............................................................................... 81 3.3. La comparaison mutuelle : Pierre et Paul sont plus gentils l’un que l’autre .............................................................................. 82 3.4. Le dépassement notionnel : C’est plus que beau ; Plus blanc que blanc ...................................................................... 83 3.5. La comparaison « de déviation » : Pierre est aussi aimable que Paul est désagréable ..................................................................... 84 En bref ........................................................................................................... 86
CHAPITRE IV : Par-delà le schéma canonique d’(in)égalité ...................... 89 1. Les comparatives d’(in)égalité détachées : Autant que son frère, Paul est sensible aux critiques ................................................................. 89 1.1. Le fonctionnement des comparatives détachées ............................ 90
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Table des matières
1.2. L’interprétation des comparatives détachées ................................. 92 2. Les comparatives d’(in)égalité métalinguistiques : Son geste était plus irréfléchi que méchant .............................................................. 94 2.1. Marqueurs et structures .................................................................. 95 2.2. Types de prédicats ......................................................................... 97 2.3. Effets de sens ................................................................................. 99 3. Les « corrélatives symétriques » .......................................................... 102 3.1. Corrélations entre degrés d’inégalité : Plus on est de fous, plus on rit .................................................................................... 103 3.2. Corrélations entre degrés d’égalité : Autant Pierre est gentil, autant Paul est désagréable ........................................................ 105 En bref ......................................................................................................... 106 SECONDE PARTIE LES COMPARAISONS QUALITATIVES CHAPITRE V : La comparaison valuative .................................................. 109 1. La prévalence : Un bon croquis vaut mieux qu’un long discours.......... 109 1.1. Une évaluation qualitative............................................................ 110 1.2. Les constructions de valoir mieux ................................................ 111 1.3. Valoir mieux : un schéma comparatif contraint............................ 113 1.4. Effets de sens ............................................................................... 114 2. La préférence : J’aime mieux un bon croquis qu’un long discours ....... 116 2.1. Une prédilection subjective .......................................................... 116 2.2. Les constructions de aimer mieux et de préférer ......................... 116 2.3. Aimer mieux : un schéma contraint. Préférer : du schéma localisant au schéma pseudo-comparatif... 120 2.4. Effets de sens ............................................................................... 122 3. Le choix : Un bon croquis plutôt qu’un long discours ! ......................... 124 3.1. Une « alternative résolue » ........................................................... 125 3.2. Les constructions de plutôt........................................................... 126 3.3. Plutôt : un schéma comparatif bloqué .......................................... 130 3.4. Effets de sens ............................................................................... 131 En bref ......................................................................................................... 132
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Table des matières
CHAPITRE VI : La comparaison similative................................................ 133 1. La notion de ressemblance.................................................................... 133 1.1. La ressemblance par similarité ..................................................... 134 1.2. La ressemblance par analogie ...................................................... 135 2. Les marqueurs de la ressemblance ...................................................... 136 2.1. Comme ......................................................................................... 136 2.2. Tel (que) ....................................................................................... 141 2.3. Ainsi que, de même que, aussi bien que ....................................... 145 2.4. Autres marqueurs (lexicaux) ........................................................ 145 3. Le schéma de base : la ressemblance entre entités ............................. 146 3.1. L’identité de manière de faire : Il hurle comme un forcené ......... 146 3.2. L’identité de manière d’être : Il est beau comme un dieu ; Il est comme son frère ................................................................. 148 3.3. Les configurations comparatives .................................................. 150 4. Par-delà le schéma de base .................................................................. 151 4.1. Les similatives détachées ............................................................. 151 4.2. La ressemblance entre situations : Faites la queue, comme tout le monde ................................................................... 153 4.3. La ressemblance entre énonciations : Zut !, comme dit Paul ....... 158 5. Effets de sens .......................................................................................... 160 5.1. L’effet de haut degré : L’amour est doux comme le miel ............. 160 5.2. L’effet d’approximation : Il y a comme un défaut........................ 161 5.3. L’effet d’exemplification : Certains élèves, comme Paul, sont indisciplinés ......................................................................... 162 5.4. L’effet d’adjonction : Il a tout essayé : la ruse comme la persuasion ................................................................... 163 5.5. L’analogie, à la source de la métaphore : Pierre est (fort comme) un lion .................................................................... 165 En bref ......................................................................................................... 166
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Table des matières
CHAPITRE VII : La comparaison d’identité et d’altérité ......................... 167 1. La comparaison d’identité .................................................................... 168 1.1. Les marqueurs de l’identité : même et autres marqueurs ............. 168 1.2. Les constructions syntaxiques ...................................................... 170 1.3. Identité stricte (Ils ont la même mère) vs. identité du type (Ils ont la même voiture) ............................................................. 176 2. La comparaison d’altérité ..................................................................... 179 2.1. Les marqueurs de l’altérité : autre et autres marqueurs ............... 179 2.2. Les constructions syntaxiques ...................................................... 181 2.3. Altérité simple (un autre que toi) vs. altérité du type (une bière autre que celle-ci) ...................................................... 185 3. Identification et différenciation ............................................................ 188 3.1. De la ressemblance à l’identité stricte : l’identification ............... 188 3.2. De l’altérité minimale à l’altérité totale : la différenciation ......... 190 3.3. De l’identité à l’altérité, et inversement ....................................... 191 En bref ......................................................................................................... 193 Repères bibliographiques ............................................................................... 195 Glossaire .......................................................................................................... 201 Index ................................................................................................................ 205
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« On considère implicitement la “comparaison” comme une catégorie simple, constante et immédiatement intelligible. Rien ne nous paraît moins assuré que cette “évidence”. » (Benveniste, 1975 [1948], p. 129)
INTRODUCTION
Qu’est-ce que la comparaison ? Étudier la comparaison et ses modes d’expression en français ne peut se faire sans s’interroger préalablement sur le terme et la notion même de comparaison. Étymologie : Le terme comparaison est repris du latin classique comparatio, qui désigne – au sens restreint du terme – « l’action d’accoupler, d’apparier (par exemple un attelage de bœufs) » et – en un sens plus large – « l’action de comparer ». Ce terme est construit (à l’aide du suffixe -atio qui permet de dériver un nom d’action) à partir du verbe comparare, lui-même formé de cum (« avec, ensemble ») et de l’adjectif par, paris (« égal, pareil »).
1. La comparaison : éléments de définition Comparer, c’est effectuer mentalement une certaine opération, dont les trois définitions suivantes permettent de préciser les caractéristiques principales : « opération par laquelle on réunit deux ou plusieurs objets dans un même acte de pensée pour en dégager les ressemblances ou les différences » (Lalande. 2010 [1926]. Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris : PUF, p. 154).
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Introduction « activité perceptive ou logique indiquant le repérage des différences et des ressemblances » (Doron & Parot. 1991. Dictionnaire de psychologie. Paris : PUF, p. 124). « acte intellectuel consistant à rapprocher deux ou plusieurs animés, inanimés concrets ou abstraits de même nature pour mettre en évidence leurs ressemblances et leurs différences » (Trésor de la Langue Française, s.v. ‘comparaison’).
Comparer, c’est donc saisir ensemble par l’esprit plusieurs objets (deux, dans le cas le plus simple et le plus courant). C’est les confronter, c’est-àdire les poser mentalement face à face, en regard l’un de l’autre, en vue d’épingler ce qu’ils ont de semblable et de différent. Pour qu’une telle confrontation soit possible, encore faut-il que les deux objets soient comparables.
1.1. La comparabilité des objets Si les objets n’ont aucun point commun, la comparaison s’avère impossible. L’exemple suivant illustre ce point. Il s’agit d’un échange (au premier abord paradoxal), entendu sur un marché : La cliente : - Quelle est la différence entre ces deux fromages ? Le fromager : - Oh ! ils sont aussi bons l’un que l’autre, mais ça ne se compare pas ! Ils sont aussi bons l’un que l’autre signifie « ils sont d’égale qualité » : c’est bel et bien une comparaison. Mais dire qu’ils ne sont pas comparables, c’est les juger trop hétérogènes pour que soit envisageable un terrain commun où différences et ressemblances pourraient s’exprimer en termes de propriétés partagées (type de goût, nature de la pâte, durée de conservation, etc.). En interrogeant sur les différences entre deux instances de ce qu’elle estime constituer une unique catégorie ‘fromage’, la cliente présuppose la comparabilité. La réponse du marchand, au contraire, indique qu’il considère avoir affaire à deux instances de catégories hétérogènes – ce qui le conduit à récuser la comparabilité. C’est précisément pour écarter toute idée de comparabilité entre les objets dont on parle, que l’on recourt parfois à des expressions comme sans comparaison, pas de comparaison, point de comparaison !, trêve de
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Qu’est-ce que la comparaison ?
comparaison !, afin de « faire sentir à l’interlocuteur que deux choses ne sont pas à mettre sur le même plan » (Trésor de la Langue Française – désormais TLF – s.v. ‘comparaison’). Si l’absence de point commun empêche la comparaison, c’est également le cas – à l’extrême inverse – de l’absence totale de différences. C’est pourquoi on ne peut comparer un unique objet à lui-même qu’à condition d’introduire un facteur (spatial, temporel, modal ou autre) de variation, qui permet en quelque sorte de scinder mentalement l’objet en deux instances distinctes. Exemple : Études comparatives des controverses : comparaison internationale d’une même controverse ou étude comparée de différentes controverses (titre d’un appel à projets sur le thème « Expertises et controverses ») ; la comparabilité des objets controverses se décline ici de deux façons (un même type de controverse appréhendé sous l’angle d’instances différentes au plan international, ou bien des types différents de controverses). Prétendre ne pouvoir comparer un objet qu’à lui-même est un moyen de signifier qu’il est incomparable à tout autre objet. Ce type d’effet se rencontre, par exemple, dans certaines publicités cherchant à vanter l’excellence d’un produit : Le gigot de Sébillon est un plaisir rare. Découpé devant vous, servi à discrétion accompagné de ses fameux lingots, il ne peut être comparé à aucune autre viande… Sauf à un gigot de Sébillon (annonce parue dans L’officiel des spectacles). La comparabilité suppose un soubassement commun permettant d’étayer la confrontation des objets : il faut que ceux-ci soient, sinon « de même nature », du moins référables à un même cadre. L’exemple suivant (extrait du Monde des livres) souligne l’impossibilité de comparer en l’absence de cadre commun : Comme le sait bien François Jullien, la Chine et l’Occident ne sont pas comparables terme à terme. « Pour comparer, il faut qu’il y ait communauté de cadre, à l’intérieur duquel on puisse juger du même et de l’autre. Tel est encore le cas avec l’Inde […]. En Chine, en revanche, on ne sait jamais si ce qu’on découvre est « pareil » ou « différent », puisque – au départ – les deux traditions sont comme indifférentes l’une à l’autre. Il n’y a pas de “page” commune que l’on puisse diviser en deux pour ranger d’un côté l’Europe, de l’autre la
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Introduction
Chine. Ce vis-à-vis, à partir duquel les deux traditions pourraient être comparées, est entièrement à aménager ». Le soubassement commun (sur lequel s’inscrivent les ressemblances et les différences) est le garant de la comparabilité : chercher à comparer un objet vert et un objet rond n’aurait aucun sens, alors qu’il est possible de comparer un objet vert et un objet rouge, ou un objet rond et un objet carré (du fait qu’ils ont en commun la couleur ou la forme).
1.2. L’opération de comparaison La comparaison est une opération complexe, qui met en jeu des processus cognitifs participant de la catégorisation. Dans une perspective ontogénétique, cette opération n’intervient qu’à un certain stade de développement de l’individu. Selon le psychologue Henri Wallon, la comparaison correspondrait à la quatrième étape de la phase qu’il appelait « pré-catégorielle syncrétique » (après les trois étapes dites de la dénomination, de la description et du récit) : « Tandis que la description et le récit relèvent encore de la description par couples proprement dite, la comparaison s’efforce de dépasser celle-ci par l’introduction d’un troisième terme » (cité par Doron & Parot. op. cit., p. 125). Pour Jean Piaget et ses collaborateurs, la pleine capacité à comparer deux objets par rapport à une propriété donnée (comme la taille ou la quantité) et à verbaliser cette comparaison (en disant, par exemple, A est plus grand que B ou il y a plus de billes ici que là) correspond au stade des « opérations concrètes » (vers 6-7 ans), en lien avec la constitution d’invariants et de la notion de conservation. Au stade antérieur (« pré-opératoire »), les enfants plus jeunes ont des difficultés à établir une telle liaison entre deux objets par le biais d’une propriété commune (Sinclair – de Zwart. 1967. Acquisition du langage et développement de la pensée. Paris : Dunod, p. 47). Faire une comparaison n’est pas un acte gratuit. Outre l’enrichissement intellectuel et le plaisir esthétique qu’elle peut procurer, cette activité répond bien souvent à des objectifs finalisés et se révèle d’une grande utilité pratique : on confronte deux objets, en les mesurant, les quantifiant, les 14
Qu’est-ce que la comparaison ?
évaluant, ou les qualifiant relativement l’un à l’autre, pour pouvoir faire un choix entre les deux en vue de l’action. Que l’on songe, en particulier, aux innombrables offres de « comparatifs » de produits (d’assurances, de mutuelles, de voitures, etc.) qui inondent le marché : ainsi, par exemple, le journal Le Parisien proposait-il, juste avant les élections présidentielles françaises de 2012, son « Comparatif des programmes » (des candidats) en titrant : Avant de choisir, comparez ! De même, la publicité fait un grand usage de la comparaison. Pour vanter un produit, on le compare aux produits concurrents en assurant qu’il est de meilleure qualité, ou d’un prix plus intéressant (Si vous trouvez moins cher ailleurs, on vous rembourse la différence), ou bien on assure que sa qualité est en constante progression (Encore plus croustillante, notre baguette !). En dépit de l’adage selon lequel Comparaison n’est pas raison, les êtres humains passent une grande partie de leur temps à se comparer aux autres. Tantôt pour se conforter, en se jugeant meilleurs (Je suis plus beau, plus efficace, plus intelligent, …, que Machin) : c’est le complexe de supériorité du vantard. Tantôt pour se plaindre, en s’estimant moins bien traités (Je gagne moins, j’ai une moins grosse voiture, moins de chance, …, que Machin) : c’est le complexe d’infériorité de l’envieux.
2. Comparaison et langage : principales approches L’expression de la comparaison dans les langues a été abordée par la tradition grammaticale, puis dans les travaux linguistiques contemporains (en particulier par les typologues) ; et, dans une autre perspective, par la tradition rhétorique.
2.1. La tradition grammaticale Historiquement influencés par l’héritage latin des degrés de comparaison de l’adjectif, qui obéissaient à des règles de formation morphologique (doctus, doctior, doctissimus), les grammairiens français ont progressivement pris conscience, au cours des siècles, des spécificités du système de la langue française (Fournier, 2014). Le procédé analytique du français (plus savant, le plus savant) ouvre en effet tout un paradigme de formes – à savoir, dans l’ordre du comparatif, plus (mais aussi moins, aussi, 15
Introduction
si, …) et, dans l’ordre du superlatif, le plus (mais aussi le moins, très). Observant, par ailleurs, que là où le latin utilisait un ablatif pour marquer le « complément du comparatif » (doctior illo), le français recourt à que (plus savant que lui), les grammairiens ont peu à peu intégré à leurs descriptions une syntaxe des constructions comparatives. C’est pourquoi dans la plupart des grammaires françaises contemporaines, la comparaison est évoquée, d’abord au chapitre des adjectifs (et des adverbes) d’abord, puis à celui des subordonnées. Au chapitre des adjectifs et des adverbes sont mentionnés les « degrés de comparaison » des adjectifs et des adverbes, ainsi que les « adverbes de comparaison » (dits aussi « adverbes de degré »), qui permettent de construire le « premier degré » (comparatif) ou le « second degré » (superlatif) d’un adjectif ou d’un adverbe : plus aisé, plus aisément ; le plus aisé, le plus aisément. Il est également rappelé que le comparatif se présente la plupart du temps sous une forme analytique (plus fort), mais aussi, dans quelques cas, sous forme synthétique (meilleur, moindre). Ces passages consacrés à la morphologie des termes de degré contiennent aussi de brèves considérations sémantiques sur les types de degré (supériorité ou infériorité, et égalité). Au chapitre des propositions subordonnées sont mentionnées les « subordonnées comparatives », qui peuvent être introduites par deux types de subordonnant : que et comme. Corrélé à l’adverbe de degré, que construit une comparaison dite « graduée » (plus… que…, autant… que..., etc.). De son côté, comme, n’étant pas corrélé à un adverbe de degré, construit une comparaison qualifiée de « globale ». Les subordonnées comparatives, que la tradition rangeait parmi les « subordonnées circonstancielles », tendent de plus en plus à faire l’objet d’un traitement à part dans les grammaires, en raison de leurs particularités. En effet, elles ne sont « circonstancielles » que dans un sens très large et mettent en jeu (dans le cas des comparatives en que) un système corrélatif qui leur est propre (plus… que., aussi… que…). D’où un chapitre spécifique, intitulé « La proposition corrélative » dans Le Bon Usage de Grevisse & Goosse (2011 [1936]. Paris-Gembloux : Duculot), ou « Systèmes corrélatifs » dans la Grammaire méthodique de Riegel & al. (2004 [1994]. Paris : PUF). De son côté, la Grammaire de la phrase française de Le Goffic (2005 [1993]. Paris : Hachette) traite les subordonnées comparatives à partir de l’analyse de comme et de que comme adverbes (de manière et de degré) 16
Qu’est-ce que la comparaison ?
« chevillant » deux propositions – perspective qui sera reprise dans le présent ouvrage.
2.2. La linguistique et le courant typologique La linguistique contemporaine ne s’est intéressée à la comparaison que de façon assez partielle et éclatée. Le lecteur trouvera ci-dessous quelques repères succincts (dont les références complètes figurent dans la Bibliographie en fin d’ouvrage). Mise à part l’étude déjà ancienne des termes comparatifs et superlatifs en indo-européen proposée par Benveniste (1975 [1948], 3ème partie, ch. X et XI : 115-148), c’est le fonctionnement syntaxique des constructions comparatives qui a d’abord donné lieu à diverses contributions (généralement sur l’anglais), notamment dans la perspective générativiste. Puis la comparaison a été abordée au plan sémantique, à la suite des études pionnières de Sapir (1968 [1944]) et de Bolinger (1972) sur la notion de « degré ». Cette notion est reprise, dans les travaux actuels, sous des dénominations diverses : « gradation » et « polarité » (en particulier à propos des adjectifs : Kennedy, 1999 ; Whittaker, 2002), ou encore « scalarité » (Hadermann & al. (eds.), 2007 ; Hadermann & Inkova (eds.), 2010 ; Hadermann & al. (eds.), 2010). Seuls l’ouvrage de Rivara (1990) et quelques recueils collectifs de linguistique générale ont explicitement inscrit la comparaison dans leur titre. A savoir : Valentin (ed.), 1989 ; Danon-Boileau & Morel (eds.), 1995 ; Lefeuvre & Noailly (eds.), 2004 ; Mérillou (ed.), 2005 ; et, spécifiquement sur le français, Fuchs (ed.), 2008. Mais aucun ouvrage de synthèse sur l’expression de la comparaison en français n’avait été proposé jusqu’ici. Les études les plus systématiques été conduites en typologie des langues. Les travaux des typologues (à la recherche d’invariants par-delà les variations) ont permis de montrer que, pour exprimer la comparaison, les langues font appel à un répertoire restreint de schémas (dont le détail des réalisations de surface est néanmoins extrêmement divers et complexe). Dans ce domaine, l’ouvrage fondateur est celui de Stassen (1985), consacré à la comparaison d’inégalité à travers les langues. Par ailleurs, un article de Henkelmann (2006) a abordé la comparaison d’égalité dans la perspective typologique. Enfin, l’expression de la comparaison dite
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Introduction
« similative » (Marie chante comme un rossignol) dans les langues parlées en Europe a fait l’objet d’une contribution de Haspelmath & Buchholz (1998). Les typologues recourent à une terminologie désormais adoptée par la plupart des travaux linguistiques sur la comparaison, et que nous reprendrons dans le présent ouvrage (voir l’encadré à la fin de la présente Introduction) : les deux objets comparés sont des entités appelées les « comparandes » et la propriété qui fonde la comparaison est appelée le « paramètre ».
2.3. La tradition rhétorique La comparaison a aussi été abordée de longue date par la rhétorique, qui s’attache à l’étude des figures (ou « tropes »). Celles-ci sont de trois types principaux : les tropes « par correspondance » (illustrés par la métonymie), les tropes « par connexion » (illustrés par la synecdoque) et les tropes « par ressemblance » (illustrés par la métaphore) ; c’est à ce troisième type que se rattache la comparaison dite figurative. Dès l’Antiquité, une distinction a été introduite entre la « comparaison simple » et la « comparaison figurative » (Aquien. 1993. Dictionnaire de poétique. Paris : Livre de Poche, s.v. ‘comparaison’). La comparaison simple est « fondée sur le rapport entre deux éléments appartenant à un même système référentiel », c’est-à-dire entre deux entités de même nature (Marie parle comme son père : deux entités humaines sont comparées quant à leur commune manière de parler). La comparaison figurative « fait intervenir une représentation mentale étrangère à l’élément comparé » (Marie est rapide comme l’éclair : on attribue à l’entité comparée une propriété que possède par excellence une entité-repère qui est d’une autre nature). Pour décrire la comparaison figurative, la rhétorique fait appel à une terminologie sui generis (voir Chapitre VI, § 5.5.). Au fondement de la comparaison figurative se trouve l’analogie. Et c’est grâce à l’analogie que l’on passe de la comparaison (considérée comme une image in praesentia, où tous les éléments constitutifs sont présents) à la métaphore, qui constitue l’illustration par excellence du « trope par ressemblance ».
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Qu’est-ce que la comparaison ?
3. Pour aborder l’ouvrage Le présent ouvrage propose un tour d’horizon du champ de la comparaison en français, envisagé dans toute sa complexité et son ampleur. Il se compose de deux parties. La Première Partie est consacrée à la comparaison quantitative d’inégalité ou d’égalité – que nous appellerons désormais (in)égalité. L’(in)égalité opère sur les quantités relatives d’un « paramètre » commun. C’est la comparaison qui est traditionnellement considérée comme l’illustration par excellence de la comparaison (contribuant de ce fait à occulter l’existence d’autres types de comparaison dans la langue). Au sein de l’(in)égalité, certaines constructions prototypiques sont généralement privilégiées dans les descriptions. Il s’agit de structures de phrase affirmatives comportant un prédicat le plus souvent adjectival (généralement connoté positivement) et des comparandes désignant des entités spécifiques (généralement humaines) : Paul est plus grand/plus beau/plus riche que Jean. Ces exemples stéréotypés ne laissent guère deviner la variété des schémas disponibles ni la complexité des structures permettant d’exprimer l’(in)égalité, ni non plus la variété des effets auxquels le schéma grammaticalisé du français peut donner lieu. La première partie se compose de quatre chapitres : Le Chapitre I examine la diversité des schémas d’(in)égalité en français ; ce panorama permet de préciser les spécificités du schéma grammatical canonique d’(in)égalité, dont les chapitres II et III détaillent ensuite le fonctionnement. Le Chapitre II décrit l’opération de gradation marquée par un adverbe de degré corrélé à que. Le Chapitre III propose une typologie des diverses configurations « comparandes » / « paramètre » correspondant au schéma grammatical canonique, dont certaines construisent un effet dit « de haut degré ». Le Chapitre IV présente des constructions qui se situent en marge du schéma canonique – à savoir les comparatives d’(in)égalité détachées, les comparatives d’(in)égalité métalinguistiques, et certaines constructions particulières dites « corrélatives symétriques ». La Seconde Partie est consacrée aux comparaisons qualitatives, qui n’opèrent pas sur des quantités (et n’engagent donc pas la notion de 19
Introduction
gradation), mais établissent entre les deux entités comparées un rapport qualitatif ; les comparaisons qualitatives ont été beaucoup moins étudiées que la comparaison quantitative. La seconde partie se compose de trois chapitres : Le Chapitre V présente la comparaison que nous appelons valuative, qui consiste à évaluer deux entités l’une par rapport à l’autre. Cette comparaison peut prendre la forme d’une prévalence objective du comparé par rapport au standard (Tout ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine), ou bien d’une préférence subjective (J’aime mieux le thé que le café) ou encore de la résolution d’une alternative (Plutôt la mort que le déshonneur !). Le Chapitre VI est consacré à la comparaison dite similative, qui se fonde sur la ressemblance pour rapprocher deux entités quant à leur commune manière de faire ou d’être (Marie dort comme un bébé ; Paul est paresseux comme un loir). Le Chapitre VII aborde la comparaison d’identité (Je voudrais le même sac que le tien) et d’altérité (Vous n’auriez pas un autre modèle que celui-ci ?), qui confronte deux entités en les déclarant identiques ou différentes. L’identité peut être caractérisée comme une égalité qualitative, et l’altérité comme une inégalité qualitative. Selon les cas, la comparaison porte sur des occurrences spécifiques (Le matin, j’écoute la même chanson/une autre chanson que le soir) ou sur des types d’occurrences (Tu devrais acheter la même voiture/une autre voiture que celle du voisin). L’ouvrage étudie dans le détail la diversité des moyens d’expression de ces différents types de comparaisons, ainsi que la diversité des interprétations possibles des constructions comparatives. Chaque type de comparaison est donc abordé sous le double angle de la production et de la compréhension. Les exemples servant d’illustrations sont, soit des exemples forgés relevant d’un registre de langue courant, soit (pour la plupart d’entre eux) des exemples authentiques relevant de registres différents – exemples littéraires, journalistiques ou tirés de la Toile, slogans publicitaires – qui proviennent tantôt des lectures personnelles de l’auteur, tantôt du corpus d’exemples de français moderne de la base Structures comparatives du français. Cette base (constituée au laboratoire LATTICE sous la direction de l’auteur, dans le cadre d’un projet soutenu par l’Institut de Linguistique Française du CNRS) contient 2476 exemples (codés et annotés) de
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Qu’est-ce que la comparaison ?
comparatives quantitatives et qualitatives, figurant dans les principaux dictionnaires et grammaires du français. Remarque : Il est possible de consulter en ligne la base de données Structures comparatives du français sur le site www.lattice.cnrs.fr/bdd-comp. Une version de démonstration librement accessible donne quelques échantillons d’exemples contenus dans chacune des sources. Pour l’accès à la base complète, un mot de passe doit être demandé. Les exemples de français moderne qui y figurent proviennent des sources suivantes : ARRIVÉ M., F. GADET & M. GALMICHE. 1986. La Grammaire d’aujourd’hui. Paris : Flammarion. BRUNOT F. 19653 [1926]. La Pensée et la langue. Paris : Masson. CHEVALIER J-Cl, Cl. BLANCHE-BENVENISTE, M. ARRIVÉ M. & J. PEYTARD. 199711 [1964]. Grammaire du Français contemporain. Paris : Larousse-Bordas. DAMOURETTE J. & E. PICHON. 1911-1940. Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française. Paris : d’Artrey. GREVISSE M. 198612[1936]. Le Bon Usage. Edition refondue par A. GOOSSE. Paris-Gembloux : Duculot. MOIGNET G. 1981. Systématique de la langue française. Paris : Klincksieck. RIEGEL M., J-C. PELLAT & R. RIOUL. 20043 [1994]. Grammaire méthodique du français. Paris : PUF. SANDFELD Kr. 19772 [1936]. Syntaxe du français contemporain. Les propositions subordonnées. Genève : Droz. WAGNER R.L. & J. PINCHON. 200410 [1962]. Grammaire du français classique et moderne. Paris : Hachette. WILMET M. 19982 [1997]. Grammaire critique du français. LouvainLa-Neuve : Duculot. Dictionnaire de l’Académie française (1694-1935). Edition électronique. Redon. Le Grand Robert. 1994. Version électronique. Paris : Dictionnaires Le Robert. Le Nouveau Petit Robert. 20012 [1996]. Version électronique. Paris : Dictionnaires Le Robert. Trésor de la Langue Française. Dictionnaire de la langue du XIXe et XXe siècle (1971-1994). Version électronique. 2004. Paris : CNRSGallimard.
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Introduction
ENCART TERMINOLOGIQUE A la suite des typologues, nous adopterons la terminologie suivante. L’expression de la comparaison fait appel à deux constituants référentiels et à deux types de marqueurs. Les constituants référentiels correspondent aux deux entités que l’on compare (appelées « comparandes »), et à la propriété (appelée « paramètre ») qui fonde le rapprochement des deux entités. Les deux entités fonctionnent respectivement comme entité-repère (c’est le « standard », aussi appelé « comparant », « échantil » ou « étalon ») et comme entité repérée (c’est le « comparé »). Ainsi, si l’on veut comparer Pierre à Paul quant à leur taille (grandeur), Pierre sera le comparé, Paul le standard, et grandeur le paramètre. Les deux types de marqueurs sont le « marqueur du paramètre » (qui marque un degré) et le « marqueur du standard » (qui introduit l’entitérepère). Ainsi, si l’on veut dire que Pierre a une taille supérieure à celle de Paul, le marqueur du paramètre pourra correspondre à quelque chose comme plus, supérieur ou dépasser et le marqueur du standard à une préposition ou à un autre type de constituant grammatical. Dans la plupart des langues, ces marqueurs ne sont pas dédiés exclusivement à l’expression de la comparaison, mais procèdent très largement d’autres catégories linguistiques : ainsi le marqueur du standard est-il souvent un terme spatial (Heine, 1997, ch. 6).
Tableau récapitulatif (appliqué au français) Exemple : Pierre est plus grand que Paul Constituants référentiels • les comparandes (entités que l’on compare) • le comparé : Pierre • le standard (appelé aussi comparant, échantil, ou étalon) : Paul • le paramètre (la propriété qui fonde la comparaison) : être grand Marqueurs de la comparaison • le marqueur du paramètre (marqueur de degré) : plus • le marqueur du standard (introducteur du standard) : que
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PREMIÈRE PARTIE
LA COMPARAISON QUANTITATIVE La comparaison d’(in)égalité, à laquelle est consacrée cette première partie, est une comparaison qui se joue, à la base dans l’ordre du quantitatif : l’inégalité est une différence (un écart) – et l’égalité une identité – entre deux quantités, qui restent par ailleurs indéterminées. Quand deux entités humaines (Pierre et Paul) sont comparées quant à leur taille, il s’agit de savoir si elles ont une taille différente (inégalité) ou la même taille (égalité). Soit Pierre le comparé et Paul le standard ; le paramètre, qui correspond à la notion de ‘taille’, est la propriété grandeur. L’enjeu de la comparaison est donc d’évaluer la grandeur relative de Pierre et de Paul (sans pour autant que la quantité de grandeur de l’un et de l’autre soit précisée dans l’énoncé comparatif). Pour exprimer la comparaison d’(in)égalité, le français recourt préférentiellement à un schéma que nous appellerons le « schéma canonique », auquel correspond l’exemple prototypique Pierre est plus (ou aussi) grand que Paul. C’est la façon considérée comme la plus naturelle de construire une (in)égalité en français ; c’est à ce schéma que font référence les grammaires, précisément parce qu’il constitue par excellence le procédé grammaticalement codé dans la langue française. Toutefois, avant de décrire le fonctionnement de ce schéma, nous proposerons au Chapitre I un bref panorama de l’ensemble des moyens dont dispose le français pour exprimer l’(in)égalité. Le schéma canonique n’est en effet qu’un schéma parmi d’autres
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Première partie
possibles, qui (contrairement à ce qui se passe dans d’autres langues) sont peu ou pas du tout grammaticalisés en français. Le schéma canonique du français se caractérise par la présence de deux marqueurs grammaticaux corrélés : un adverbe de degré (plus, aussi, …) et le marqueur que. Comme on le verra au Chapitre II, cette corrélation est la trace d’une opération de gradation par laquelle se trouve quantifié le degré relatif du paramètre référé aux comparandes. À côté de la configuration prototypique, où deux entités distinctes (Pierre et Paul) sont comparées au regard d’un unique paramètre (grandeur), le schéma se prête à une diversité d’autres configurations comparatives, qui seront décrites au Chapitre III. Enfin, le Chapitre IV permettra de présenter trois types de constructions grammaticales qui se situent en marge du schéma canonique : les comparatives détachées, les comparatives métalinguistiques et les « corrélatives symétriques ».
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CHAPITRE I
Diversité des schémas d’(in)égalité « Les moyens employés pour la comparaison […] sont multiples, même au sein d’une même langue, et plus variés que ne semblerait l’exiger une notion réputée simple. » (Benveniste, 1975 [1948], p. 127)
Le schéma canonique, illustré par l’exemple prototypique Pierre est plus (ou aussi) grand que Paul, est le schéma d’(in)égalité grammaticalement codé en français. Mais ce n’est pas le seul possible. Nous proposons ici un rapide tour d’horizon des principaux procédés disponibles en français. Ceuxci peuvent être ramenés à trois grands types de schémas (qui font très largement écho à ceux des typologues). Chacun de ces schémas permet d’exprimer l’inégalité et l’égalité en faisant appel à des ressources lexicales et/ou grammaticales. Nous distinguerons ainsi : • le schéma paratactique : Pierre est grand, Paul n’est pas grand ; Pierre est grand, Paul est grand (§ 1.) • le schéma localisant : Pierre est grand, à côté de Paul ; Pierre est grand, à l’égal de Paul (§ 2.) • et le schéma de mesure relative (§ 3.), qui se décline en trois versions, selon que le paramètre est traité : - comme possession des entités : La grandeur de Pierre dépasse la grandeur de Paul ; La grandeur de Pierre égale la grandeur de Paul (§ 4.) - comme accessoire de la relation : Pierre dépasse Paul quant à la grandeur ; Pierre égale Paul quant à la grandeur (§ 5.) 25
CHAPITRE II
Le schéma canonique d’(in)égalité : la gradation
Le schéma grammatical d’(in)égalité du français (A est plus/aussi grand que B) est un schéma de mesure relative (cf. Chapitre I, § 6.), où le paramètre (grandeur) est traité comme le prédicat (être grand) commun à deux relations prédicatives distribuées sur chacune des deux entités comparées (A être grand ; B être grand). La première prédication, qui correspond à la matrice, comporte un marqueur de degré relatif (plus, aussi…) ; la seconde prédication, qui correspond à la subordonnée (généralement elliptique), est introduite par le marqueur que. La spécificité du schéma canonique est donc de corréler l’adverbe de degré (corrélateur supérieur) à que (corrélateur inférieur) : plus … que…, aussi… que, ... Les deux prédications sont hiérarchisées : Pierre est plus grand que Paul (n’est grand) ; Pierre est aussi grand que Paul (est grand). Le présent chapitre est consacré à l’opération de gradation qui sous-tend cette corrélation asymétrique. Après quelques définitions introductives (§ 1.), nous examinerons le fonctionnement des adverbes de degré, marqueurs du paramètre (§ 2.), puis le paramètre en tant que support de la gradation (§ 3.), et enfin le fonctionnement du marqueur que et de la subordonnée qu’il introduit (§ 4.).
1. La notion de gradation La gradation, qui s’inscrit dans la problématique plus générale de la quantification, se définit comme une « progression par degrés successifs, le plus souvent ascendante » (Petit Robert, s.v. ‘gradation’). La notion-clé est 39
CHAPITRE III
Le schéma canonique d’(in)égalité : les configurations comparatives Le schéma grammatical canonique du français exprime, à la base, une (in)égalité de degré d’un unique paramètre vérifié par deux entités : c’est la configuration prototypique, qui peut se réaliser de façon complète ou réduite (§ 1.). Mais le schéma se prête aussi à une diversité d’autres configurations comparatives, où le paramètre et les entités sont moins faciles à identifier (§ 2.). On distinguera successivement les cas de figure suivants : - une entité dédoublée, un paramètre et une variable (Pierre est plus aimable qu’hier), - un paramètre et une variable, sans entités comparées (Il fait plus froid qu’hier), - une entité dédoublée et deux paramètres (Ce meuble est plus large que haut), - deux entités, un paramètre et une variable (Pierre est plus aimable que Paul hier), - deux entités, deux paramètres (Pierre boit plus que Paul ne mange). Par ailleurs, le schéma canonique peut donner lieu à un effet de sens particulier, appelé le « haut degré », dans chacune (ou presque) de ses configurations (§ 3.).
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CHAPITRE IV
Par-delà le schéma canonique d’(in)égalité En marge du schéma canonique (qui a été présenté dans les deux chapitres précédents), diverses autres constructions comportant un marqueur de degré relatif existent en français. Les unes mettent en jeu des variations de portée sémantique de ce marqueur et du que auquel il est corrélé : il s’agit des comparatives détachées (§ 1.) et des comparatives métalinguistiques (§ 2.). Les autres présentent une corrélation d’une autre nature : il s’agit des « corrélatives symétriques », qui ne comportent pas de que (§ 3.).
1. Les comparatives d’(in)égalité détachées : Autant que son frère, Paul est sensible aux critiques Dans le schéma canonique considéré aux chapitres précédents, les deux propositions sont liées : dans Pierre est aussi sensible aux critiques que son frère (être sensible aux critiques), aucune ponctuation ne sépare la matrice de la subordonnée. Les deux marqueurs corrélés (aussi… que…) sont séparés, discontinus ; chacun d’eux fonctionne de façon intégrée comme un modifieur du prédicat correspondant au paramètre : il a une portée intraprédicative – d’où sa place fixe au sein de chacune des propositions. A côté de ce fonctionnement intégré, il existe des exploitations non prototypiques du schéma, dans lesquelles les deux marqueurs forment un bloc continu, coalescent (plus que, moins que, autant que…) ; ce bloc introduit une séquence détachée par une ponctuation : une virgule, une ponctuation forte comme un tiret ou une parenthèse, voire même un point
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SECONDE PARTIE
LES COMPARAISONS QUALITATIVES Les comparaisons qualitatives, auxquelles est consacrée la seconde partie de l’ouvrage, se distinguent de la comparaison d’(in)égalité (comparaison quantitative) en ce qu’elles établissent entre les entités comparées (comparandes) un rapport qualitatif, et non plus quantitatif : elles ne mettent pas en jeu une opération de gradation, ce qui rend l’identification du paramètre plus délicate, voire problématique. Ces comparaisons qualitatives sont de trois grands types, qui seront examinés successivement. La comparaison « valuative », qui consiste à évaluer les deux comparandes l’une par rapport à l’autre, fait l’objet du Chapitre V. Qu’il s’agisse d’exprimer une prévalence objective (valoir mieux… que…), une préférence subjective (aimer mieux… que…) ou la résolution d’une alternative (plutôt… que…), on retrouve toujours un schéma de corrélation asymétrique en que (comme dans la comparaison quantitative). Mais le prédicat commun aux deux relations prédicatives ne fonctionne pas comme un véritable paramètre dans ce schéma corrélatif. Nous parlerons, selon les cas, de « schéma contraint » (valoir mieux… que… ; aimer mieux… que…), de « schéma bloqué » (plutôt… que…) et de schéma « pseudocomparatif » (préférer… que…). La comparaison « similative », qui se fonde sur la ressemblance (similarité ou analogie) entre les deux comparandes, est examinée au Chapitre VI. La ressemblance peut s’exprimer à l’aide d’un ensemble de marqueurs (ainsi que, de même que, tel (que), etc.), dont le plus emblématique est comme (marqueur d’identité de manière de faire ou 107
Les comparaisons qualitatives
d’être). Ici, le schéma qui articule les deux propositions n’est pas un schéma véritablement corrélatif (qu’il s’agisse des marqueurs coalescents en que ou de comme). Dans le schéma de base, la comparaison opère entre des entités, mais elle peut aussi opérer entre des situations ou entre des énonciations. Enfin, la comparaison d’identité et l’altérité, qui confronte les comparandes quant à leur essence même, est étudiée au Chapitre VII. Le schéma corrélatif (même… que… ; autre… que…) relie deux prédications implicites (en être) à propos de comparandes qui, selon les cas, peuvent être des entités référentielles spécifiques ou bien des types.
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CHAPITRE V
La comparaison valuative Par « comparaison valuative » nous désignons un type particulier de comparaison qualitative, qui concerne au premier chef la prévalence : Un bon croquis vaut mieux qu’un long discours (§ 1.). Par extension, elle touche aussi à la préférence : J’aime mieux un bon croquis qu’un long discours ; Je préfère un bon croquis à un long discours (§ 2.). La valuation peut aussi être exprimée à l’aide de plutôt, marqueur de la résolution d’une alternative : Un bon croquis plutôt qu’un long discours ! (§ 3.). (Le présent chapitre développe et prolonge les grandes lignes esquissées dans Fuchs, 2013).
1. La prévalence : Un bon croquis vaut mieux qu’un long discours Établir la prévalence d’une chose sur une autre consiste à comparer les deux quant à leur valeur respective (entendue dans une perspective qualitative). Remarque : La valeur d’un objet – ce que vaut cet objet – peut se définir quantitativement comme le prix (mesuré, par exemple, en euros) qu’il faut payer pour l’acquérir. Mais elle peut aussi se définir comme la qualité intrinsèque de cet objet, qui le rend digne d’intérêt : accorder de la valeur à un objet, c’est le considérer comme important, comme un objet de valeur. Dans cette acception qualitative, la valeur peut être opposée au prix (au sens quantitatif), comme dans l’exemple suivant : Un jeune
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CHAPITRE VI
La comparaison similative Le présent chapitre est consacré à la comparaison « similative » (selon le terme de Haspelmath & Buchholz, 1998), ou comparaison de ressemblance ; exemple : Marie est fraîche comme une rose. C’est une comparaison qualitative qui n’opère pas de gradation quantitative sur un paramètre, mais rapproche les deux comparandes sur la base d’une similarité ou d’une analogie (§ 1.). Elle fait appel à divers marqueurs (§ 2.). Selon les cas, la ressemblance opère entre des comparandes qui sont des entités (§ 3.), ou bien des situations ou encore des énonciations (§ 4.). Enfin, elle peut donner lieu à un certain nombre d’effets de sens et conduire à la construction des métaphores (§ 5.).
1. La notion de ressemblance La comparaison similative, fondée sur la ressemblance, consiste (conformément à l’étymologie de ce terme) à déclarer l’entité comparée semblable au standard – c’est-à-dire à les rapprocher par le biais d’une propriété commune (non nécessairement explicitée), qui justifie leur ressemblance. Étymologie : Le verbe ressembler est un composé de sembler (au sens ancien de « être semblable »), lui-même issu du bas latin similare (« ressembler »), construit sur similis (« semblable »). Ressembler est apparu en français au XIIe siècle (au sens de « offrir une communauté d'aspect, de caractère avec ») en emploi transitif : Par tels paroles vus
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CHAPITRE VII
La comparaison d’identité et d’altérité L’identité et l’altérité relèvent d’une comparaison qui se situe au plan qualitatif : Cette année, je vais à la même piscine que l’an dernier Cette année, je vais à une autre piscine que l’an dernier Les deux entités (à savoir, le comparé la piscine où je vais cette année et le standard la piscine où j’allais l’an dernier) sont déclarées identiques dans le premier exemple, différentes dans le second. Le marqueur d’identité (même) et le marqueur d’altérité (autre) – en corrélation avec que – n’opèrent pas de quantification ; ils établissent une relation qualitative entre les deux entités, sans passer par l’intermédiaire d’un quelconque paramètre. La comparaison d’identité (qui sera présentée au § 1.) peut être caractérisée comme une égalité qualitative, et la comparaison d’altérité (qui sera présentée au § 2.) comme une inégalité qualitative. On retrouve en effet certaines caractéristiques des constructions d’égalité et d’inégalité que l’on a pu observer à propos de la comparaison quantitative (voir Première Partie) ; notamment le fait que l’altérité – tout comme l’inégalité quantitative – impose la négation dite « explétive » quand la subordonnée en que est verbale : On se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain (La Fontaine). A l’inverse, cette négation est absente dans le cas de l’identité – tout comme dans l’égalité quantitative : On se voit du même œil qu’on voit son prochain. Nous verrons enfin (au § 3.) que l’identification et la différenciation se déploient chacune le long d’un continuum et peuvent, selon les cas, s’opposer ou se neutraliser. 167
LA COMPARAISON ET SON EXPRESSION EN FRANÇAIS Êtes-vous de ceux qui pensent que la comparaison en français se limite à Pierre est plus grand que Paul ou à Luc est bête comme ses pieds ? Si oui, ouvrez ce livre. Vous y trouverez les mille et une façons d’exprimer autrement ces comparaisons ; vous y découvrirez aussi l’existence de bien d’autres types de comparaisons. Si non, ce livre est pour vous. Il vous guidera dans l’infinie variété du champ de la comparaison : de l’inégalité (Les femmes travaillent plus que les hommes ; Il dort moins qu’autrefois) à l’égalité (Son livre est aussi drôle que le précédent ; Il a autant de talent que d’esprit), de la prévalence (Il vaut mieux prévenir que guérir) à la préférence (J’aime mieux le thé que le café ; Il a préféré la mort au déshonneur) et à l’alternative résolue (Un bon croquis, plutôt qu’un long discours !), de la similarité (Il ment comme il respire) à l’analogie (Elle a filé, telle une flèche), de l’identité (Il a le même pull que toi) à l’altérité (J’ai d’autres modèles que celui-ci). Ce tour d’horizon des constructions comparatives du français – le premier à ce jour – est illustré par de très nombreux exemples relevant de registres différents : exemples de la langue courante, exemples littéraires, exemples journalistiques ou tirés de la Toile, slogans publicitaires. Rédigé de façon simple, en évitant toute technicité inutile, cet ouvrage s’adresse aux enseignants et apprenants de français (langue maternelle ou seconde) ainsi qu’aux étudiants et aux universitaires des cursus de lettres et de linguistique.
Catherine FUCHS, directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste de linguistique française, est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, parmi lesquels Les ambiguïtés du français, Paraphrase et énonciation et le Dictionnaire des verbes du français actuel (en collaboration avec L. Florea) parus chez Ophrys.
www.ophrys.fr
ISBN 978-2-7080-1409-1
9 782708 014091