L'expression de la manière en français, E. Moline, D. Stosic - Editions Ophrys

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COLLECTION L’ESSENTIEL FRANÇAIS

L’EXPRESSION DE LA MANIÈRE EN FRANÇAIS Estelle Moline & Dejan Stosic


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TABLE DES MATIĂˆRES NOTATIONS et ABRÉVIATIONS.........................................................8 INTRODUCTION.....................................................................................11 CHAPITRE I : Première approche de la notion de manière..........17 1. De la rhĂŠtorique Ă la grammaire........................................................17 . DifÂżcultĂŠs posĂŠes par la notion de complĂŠment circonstanciel de manière.....................................................................................................20 2.1. Manière et circonstances.................................................................20 2.2. ComplĂŠments de manière et complĂŠments circonstanciels............22 2.3. ComplĂŠments de manière et prĂŠdicats seconds..............................25 3. La manière et autres notions...............................................................34 3.1. De la diIÂżcultĂŠ j circonscrire la notion de manière.......................35 3.2. Manière et qualitĂŠ...........................................................................39 3.3. Manière et intensitĂŠ.........................................................................40 3.4. Manière, instrument et moyen........................................................43 4. La manière, une catĂŠgorie ontologique ?...........................................46

CHAPITRE II : L’expression grammaticale et syntaxique de la manière........................................................................................................51 1. Comme et comment, marqueurs grammaticaux de la manière........52 1.1. L’interrogation................................................................................53 1.2. L’exclamation..................................................................................57 1.3. La comparaison...............................................................................59 2. Les complĂŠments de manière..............................................................62 2.1. DiversitĂŠ syntagmatique des complĂŠments de manière..................63 2.2. Critères identiÂżcatoires................................................................... 1 2.3. Ce que montrent les critères identiÂżcatoires..................................90 2.4. ModiÂżcation d’items non verbaux..................................................93

CHAPITRE III : L’expression lexicale de la manière.......................97 1. Les verbes de manière.........................................................................97 1.1. La manière comme composante sĂŠmantique des verbes................98 1.2. Les verbes de manière de dĂŠplacement..........................................98 1.3. Les verbes de parole.....................................................................107 1.4. La troponymie ou le pouvoir structurant de la manière au sein du lexique verbal.....................................................................118 1.5. Les verbes de manière et l’aspect.................................................122

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2. Les noms de manière..........................................................................126 2.1. Les noms généraux manière, façon et mode................................127 2.2. Autres noms généraux de manière................................................134 2.3. Noms de manière spéci¿ques.......................................................136 3. Les adverbes de manière non construits..........................................137 3.1. Les adverbes de manière bien et mal...........................................138 3.2. L’adverbe de manière ainsi...........................................................139 3.3. L’adverbe de manière vite............................................................141

CHAPITRE IV : Interaction entre manière lexicale et manière syntaxique.................................................................................................143 1. Pour une approche lexico-syntaxique..............................................144 2. Études de cas......................................................................................149 2.1. L’exemple de marcher...................................................................150 2.2. L’exemple de parler......................................................................156

CHAPITRE V : L’expression morphologique de la manière.......165 1. Le suf¿xe adverbial -ment.................................................................166 1.1. Origine nominale de -ment...........................................................166 1.2. Sens construit à l’aide de -ment...................................................168 2. Bien-, mal- (mau-) et mé- comme éléments formants.....................170 2.1. Bien-..............................................................................................171 2.2. Mal- (mau-) et mé-........................................................................171 3. Les évaluatifs verbaux et l’expression de la manière.....................173 3.1. Quelques propriétés de la morphologie évaluative......................173 3.2. Les verbes évaluatifs en français..................................................175 3.3. De l’évaluation morphologique à la manière...............................178

CONCLUSION................................................................................183 1. Vers une caractérisation sémantique plus précise de la manière..183 2. Cumul des moyens d’expression de la manière..............................188 3. La manière au sens large et la manière au sens restreint...............189 4. Les spéci¿cités de la modi¿cation par la manière...........................193

REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES...................................................196 GLOSSAIRE............................................................................................202 INDEX.......................................................................................................208

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NOTATIONS et ABRÉVIATIONS Les moyens d’expression de la manière en français sont abordés selon le niveau d’analyse linguistique dont ils relèvent. Par conséquent, un même (type d’) élément est susceptible d’apparaître dans plusieurs paragraphes. Tel est le cas notamment des adverbes de manière. L’index situé à la ¿n de l’ouvrage permet un accès thématique. Deux types d’exemples – construits et attestés – sont utilisés dans l’ouvrage. La quasi-totalité des exemples attestés, qui se reconnaissent à la mention de leur auteur, proviennent de la base textuelle Frantext. Les exemples sans nom d’auteur sont construits. Les dé¿nitions lexicographiques sont issues du Trésor de la langue française informatisé (désormais TLFi). Les considérations étymologiques et historiques sont empruntées au Dictionnaire historique de la langue française (désormais DHLF, cf. Rey, A. (dir.) 1995).

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Notations : * ? #

µ’ « » > lit.

: signe précédant les énoncés jugés inacceptables : signe précédant les énoncés dont l’acceptabilité est douteuse : signe indiquant la première apparition d’un terme expliqué dans le glossaire : signes indiquant une dé¿nition ou une glose : signes marquant une citation : indication de l’orientation de la dérivation morphologique ou de l’évolution sémantique : sens littéral : différent de

Abréviations : Adj N VDpt VMDpt VP

: adjectif : nom : verbe de déplacement : verbe de manière de déplacement : verbe de parole

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INTRODUCTION Utilisée dans l’étude des faits de langue depuis l’Antiquité, la manière reste à l’aube du XXIe s. la boîte noire de la linguistique : faute d’une caractérisation sémantique ¿ne, les mécanismes de son fonctionnement interne demeurent obscurs. Familière à tous – locuteurs, grammairiens, linguistes et pédagogues –, la manière fait partie de ces notions théoriques qui se laissent appréhender intuitivement sans trop de dif¿culté, mais qui s’avèrent extrêmement rétives à une dé¿nition rigoureuse. Les quelques dé¿nitions disponibles dans la littérature – mode de réalisation d’un procès, qualité du procès, forme particulière que revêt un procès, etc. – relèvent plutôt de l’intuition que d’une véritable description linguistique. Certains auteurs vont jusqu’à considérer qu’il s’agit d’une catégorie ontologique, d’un primitif sémantique qu’il n’est ni possible ni nécessaire de dé¿nir : la manière devrait donc permettre d’expliquer d’autres faits de langue sans qu’elle soit expliquée et ou dé¿nie au préalable. Tous ces facteurs ont pour conséquence un manque de précision notable concernant tant le statut catégoriel de la manière que sa dé¿nition en linguistique. Cela n’empêche aucunement de nombreux syntacticiens, sémanticiens, typologues, grammairiens et didacticiens d’y avoir régulièrement recours dans l’analyse et l’enseignement des langues. Le Àou qui caractérise la manière dans la littérature est d’autant plus frappant qu’il s’agit d’une valeur sous-jacente à de nombreux éléments linguistiques, et ce aussi bien en langue qu’en discours. 11


L’objectif de cet ouvrage est double : identi¿er les principaux modes d’expression de la manière et ouvrir de nouvelles perspectives tant pour des recherches futures que pour des applications pédagogiques. Cela permettra, chemin faisant, de faire le point sur les travaux qui ont été consacrés à cette notion. Une étude approfondie montre qu’il existe un éventail très large d’unités, structures et procédés linguistiques qui participent à l’expression de la manière en français. Généralement abordée par le seul biais des compléments dits de manière, la manière se réalise en fait à travers différents types d’éléments relevant de plusieurs niveaux d’analyse linguistique : lexical, morphologique, prosodique, etc. Ainsi, pour des raisons méthodologiques et par souci de clarté, seront distingués cinq types de moyens d’expression de la manière selon la nature des éléments qui la codent : -

la manière construite en syntaxe : remercier maladroitement, regarder avec émerveillement, etc. la manière codée dans le sens des lexèmes : courir, bafouiller, déblatérer, bâfrer, etc. la manière élaborée par différents procédés morphologiques de construction de mots, comme la dérivation en français : docile > docilement, sauter > sautiller, pleurer > pleurnicher, etc. la manière exprimée par des éléments grammaticaux : comme, comment. la manière qui relève de phénomènes prosodiques, et qui permet par exemple de distinguer les interprétations quali¿ante et intensive de bien dans une phrase comme Elle est bien maquillée.

La perspective adoptée dans cet ouvrage est résolument onomasiologique : partant d’un concept sémantique, celui de manière, il s’agira de recenser les moyens – ou plutôt les types de moyens – dont on dispose en français pour l’exprimer. La prise en compte d’un éventail aussi large d’éléments linguistiques afférents permet de mieux 12


comprendre en quoi consiste la valeur de manière, comment elle est élaborée, quel est son rôle à la fois en langue et en discours et, par conséquent, d’en faciliter l’enseignement. L’analyse proposée est fondée sur l’examen de vastes corpus écrits, ce qui permet d’éviter une appréhension trop restrictive des phénomènes en question. Les données de l’oral ne seront que rarement convoquées ici, à titre d’illustration ; le marquage de la manière par des procédés prosodiques mérite une étude à lui-seul. Le chapitre I est consacré à la genèse et à la délimitation de la notion de manière dans la tradition grammaticale occidentale. Il est rappelé tout d’abord l’origine rhétorique de la manière. Après l’avoir intronisée parmi les circonstances, la rhétorique lui y a assuré une place toute particulière, et surtout pérenne, en la léguant à la tradition grammaticale. Celle-ci a par la suite considérablement contribué à ce que la manière maintienne à travers les siècles son statut de « circonstance » en quali¿ant des constituants phrastiques qui l’expriment de « compléments circonstanciels de manière ». Et puisque la dé¿nition de ces derniers est loin d’être acquise dans la littérature, leur statut sera brièvement réexaminé à la lumière de quelques travaux récents ou plus anciens. Le premier chapitre traite également de la nécessité de situer la manière par rapport à plusieurs autres notions connexes – celles de qualité, quantité, intensité, moyen, comparaison, etc. –, faute de quoi il serait dif¿cile d’aboutir à une dé¿nition pertinente. Il y est également question de son statut catégoriel. En effet, certains linguistes et philosophes considèrent que la manière fait partie d’une série extrêmement restreinte de concepts méritant le statut de catégories ontologiques, à l’instar de CHOSE, PERSONNE, LIEU, TEMPS, CAUSE, etc. Le chapitre II traite d’éléments grammaticaux et syntaxiques qui expriment la manière en français. Les premiers sont au nombre de deux : seuls comme et comment dans certains de leurs emplois véhiculent cette valeur sémantique au niveau grammatical. Un accent particulier est mis 13


sur la dé¿nition des contextes et structures o ces deux termes prennent le sens de manière. Il s’agit notamment des tours interrogatif, exclamatif et comparatif. Sont abordés ensuite les moyens d’expression syntaxiques, à travers un aperçu global des différents types de compléments de manière : adverbes, adjectifs invariés, locutions adverbiales, syntagmes prépositionnels, subordonnées comparatives et consécutives, et en¿n formes gérondives et in¿nitives. Une telle diversité va de pair avec une extrême richesse d’effets de sens produits par les compléments de manière, d’o la dif¿culté à les circonscrire. C’est pourquoi une place très importante est réservée à la question des critères identi¿catoires. A l’issue d’un examen critique de plusieurs tests formels utilisés couramment dans des travaux sur les adverbes, une tentative de mise en évidence des caractéristiques majeures des compléments de manière est proposée. Le chapitre s’achève par l’étude du comportement des adverbes de manière modi¿ant des items non verbaux. Le chapitre III est consacré à l’étude des lexèmes qui impliquent par leur sens même l’idée de manière. L’expression lexicale de la manière s’avère en effet très répandue en français, en particulier dans la classe des verbes mais aussi dans celle des noms, fait souvent négligé dans les tentatives de caractérisation de la manière. Ce chapitre offre d’abord, à partir de l’étude des verbes de manière de déplacement et de parole, une réÀexion sur la nécessité d’envisager la manière comme une valeur composite résultant de la présence d’éléments sémantiques plus élémentaires dans leur sens lexical. Il est ensuite montré qu’à plus grande échelle, au sein du lexique verbal, la manière apparaît comme un véritable facteur de structuration, ce qui permet à certains spécialistes de lui attribuer le statut de relation lexicale : c’est le sens de manière qui relierait par exemple marcher à se déplacer, boiter à marcher, etc. Les dernières sections du chapitre sont consacrées respectivement à un ensemble de noms (ex. mode, manière, procédé, méthode, etc.) et à un petit groupe d’adverbes non construits qui codent tous la valeur de manière dans leur sens lexical. 14


Le chapitre IV esquisse une approche lexico-syntaxique fondée sur une étude approfondie et systématique du fonctionnement des compléments de manière en étroite relation avec les prédicats verbaux auxquels ils s’associent. Appliqué à un verbe de déplacement (marcher) et à un verbe de parole (parler), l’examen détaillé des interactions en question permet, en premier lieu, de montrer que chaque verbe impose, de par son sens, des contraintes de sélection sur les compléments de manière susceptibles de l’accompagner. En second lieu, aborder les compléments de manière au travers de leur combinatoire avec les prédicats verbaux donne une cohérence sémantique aux valeurs qu’ils expriment, cohérence qu’il est impossible de dégager dans le cadre des DSSURFKHV FODVVLÀFDWRLUHV Le chapitre V aborde des unités et procédés morphologiques permettant de construire la valeur de manière. Si le suf¿xe adverbial -ment vient spontanément à l’esprit, il n’est pas le seul. Le chapitre s’organise en trois parties. La première traite du suf¿xe adverbial -ment, dont la caractérisation est loin de faire l’unanimité dans la littérature. La deuxième partie porte sur les éléments formants bien- et mal-, continuateurs des #morphèmes latins bene- et male-. La troisième partie est consacrée à quelques suf¿xes dits évaluatifs qui permettent de former des dérivés (dé)verbaux exprimant un mode de réalisation très particulier de l’action spéci¿ée par la base (par exemple, voleter signi¿ant µvoler çà et là, en se posant souvent’ 1). Des effets de sens nombreux et variés obtenus par de tels procédés au niveau morphologique indiquent tous la modi¿cation de la structure interne des procès dénotés par la base, modi¿cation qui s’interprète aisément en terme de manière. Le chapitre conclusif tente de dégager à la fois les particularités de chacun de ces modes d’expression de la manière et ce qui leur est commun. Au terme de ce parcours, le lecteur aura compris qu’une caractérisation 1 Toutes les dé¿nitions lexicographiques sont issues du Trésor de la langue française informatisé (désormais TLFi). 15


approfondie de la notion de manière ne peut aucunement reposer sur une observation partielle de faits linguistiques, tous les moyens disponibles devant être pris en compte. Sur cette base, une dé¿nition positive du concept de manière est formulée, non pas dans l’idée d’en fournir une détermination parfaite mais de proposer un point de départ et un outil d’analyse solides tant pour de futures investigations scienti¿ques que pour un meilleur enseignement des moyens d’expression de la manière en français.

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CHAPITRE I Première approche de la notion de manière Notre conception de l’expression de la manière en langue s’est élaborée à partir du modèle du complément circonstanciel de manière transmis par la grammaire scolaire. Pourtant, loin d’être essentiellement grammaticales, les notions de circonstance et de manière sont issues de la rhétorique antique. Au ¿l des siècles, ces deux concepts ont connu une évolution importante dans le cadre de la rhétorique elle-même, avant d’être incorporés au milieu du XIXe s. dans un autre domaine, celui de la grammaire scolaire ( 1). Il en résulte de nombreuses dif¿cultés tant au niveau de l’analyse linguistique que de l’enseignement (§ 2). Se pose également la question de la délimitation de la manière en regard de plusieurs autres notions sémantiques parmi lesquelles l’intensité ou le moyen (§ 3), ainsi que celle de son statut dans nos représentations linguistiques et mentales (§ 4).

1. De la rhétorique à la grammaire L’ancrage de la notion de manière dans le bagage conceptuel des locuteurs est essentiellement dû à la place qu’occupent les compléments dits « circonstanciels » de manière dans l’enseignement de la grammaire à l’école. Il est à noter cependant que la première théorisation de la manière remonte à l’Antiquité grecque o elle est 17


évoquée en rhétorique. Au IVe s. avant notre ère, Aristote dé¿nit un ensemble de concepts très généraux susceptibles de guider tout orateur dans l’élaboration de son discours, lui servant à la fois de sources des preuves et d’aide-mémoire. Ces principes générateurs d’arguments, devenus rapidement des ressources indispensables pour défendre son opinion, ont été appelés « lieux communs » ou topoï (cf. Topiques). Ils pouvaient et devaient être utilisés dans chaque discours, de quelque genre qu’il fût (judiciaire, délibératif, démonstratif). Au IIe s. avant notre ère, Hermagoras de Temnos introduit parmi les « lieux communs » (ou topoï) sept circonstances (peristasis 1) : la personne, l’acte, le temps, le lieu, la cause, la manière et le moyen. Une fois intégrée aux circonstances, la manière entrera dans différents schémas d’organisation du discours. Ceux-ci proliféreront depuis l’Antiquité grecque jusqu’à la rhétorique moderne en passant par Cicéron (1er s. avant notre ère), Quintilien (1er s. après notre ère) et les scolastiques du Moyen Âge. Si la place des circonstances dans le schéma argumentatif changera d’un rhéteur à l’autre, la manière y subsistera comme principe générateur indispensable pour le développement de tout discours. La formulation du fameux hexamètre mnémotechnique regroupant des questions sur les sept circonstances (Quis ?, Quid ?, Ubi ?, Quibus auxiliis ?, Cur ?, Quomodo ?, Quando ?), attribué à tort à Quintilien, a incontestablement conféré à la manière un statut privilégié en l’inscrivant dé¿nitivement dans un ensemble très restreint de concepts généraux, considérés comme fondamentaux non seulement pour l’art de persuasion, mais aussi pour la structuration de toutes nos connaissances, linguistiques et autres. Le recensement et l’étude des moyens linguistiques participant à l’expression des circonstances, dont la manière, s’avéraient ainsi indispensables. Toutes les conditions étaient réunies pour l’introduction du complément circonstanciel dans la terminologie grammaticale. 1 À l’origine, en grec ancien, ce terme renvoyait à une rangée de colonnes, à une colonnade entourant les temples ou autres édi¿ces (lit. µce qui se tient autour de’). 18


La notion de complément circonstanciel doit sa fortune à la grammaire scolaire, qui l’utilise pour la première fois au milieu du XIXe s., en remplacement de l’opposition préalable entre les compléments directs et indirects du verbe (cf. Chervel 1979 ; 1981). Elle est issue des réÀexions de la grammaire savante, en particulier de celles de Beauzée (Grammaire générale, 1767) qui adopte les interrogatifs de l’hexamètre cité ci-dessus comme principe de classi¿cation grammaticale. Les deux premiers servent à identi¿er respectivement le sujet (Quis ?) et le complément d’objet – direct ou indirect – ainsi que le complément de la préposition (Quid ?). Les cinq suivants permettent de classer les autres compléments du verbe. Beauzée n’attribue toutefois l’étiquette de complément circonstanciel qu’à trois d’entre eux : le « complément circonstanciel de lieu » (Ubi ?), le « complément circonstanciel de cause, de matière et de ¿n » (Cur ?) et le « complément circonstanciel de temps » (Quando ?). Les compléments du verbe mis en évidence par les deux interrogatifs restants sont quali¿és respectivement de « complément auxiliaire » (Quibus auxilius ?) et de « complément modi¿catif » (Quomodo ?). L’auteur distingue donc la manière des circonstances proprement dites, mais ne sera pas suivi sur ce point. La grammaire scolaire adapte les considérations de Beauzée à des objectifs pédagogiques relatifs à la maîtrise de la langue française écrite. Ayant l’ambition d’étudier les constructions indépendamment du sens véhiculé, elle recourt aux quatre interrogatifs français équivalant aux interrogatifs latins, et af¿rme l’existence de quatre types de compléments circonstanciels en français : le lieu (Où ?), le temps (Quand ?), la manière (Comment ?) et la cause (Pourquoi ?). Malgré l’utilisation d’un critère qui se veut formel, à savoir la possibilité de répondre à une interrogation introduite par un terme spéci¿que, toute l’ambiguwté de la notion de complément circonstanciel se pro¿le dans l’assimilation de chaque interrogatif à un domaine sémantique qui lui serait propre. L’analyse de la phrase complexe sur le modèle de la phrase simple conduira à l’abandon de ce critère, ce qui aura pour corollaire la multiplication des types sémantiques de compléments circonstanciels : la 11ème édition du Bon Usage, parue en 19


1980, en dénombre une trentaine. La question de l’appartenance des compléments de manière à la catégorie des compléments circonstanciels divise les linguistes. Si certains se satisfont de la classi¿cation proposée par la grammaire scolaire, d’autres, notamment Golay (1959) ou, plus récemment, Nøjgaard (1995), la récusent, tandis que d’autres encore proposent une analyse novatrice des différents types de compléments du verbe. C’est en particulier le cas de Melis (1983) qui, renonçant à une quelconque homogénéité tant des compléments de manière que des compléments dits circonstanciels, en élabore une classi¿cation syntactico-sémantique minutieuse (Cf. Chapitre IV, § 1). Pour l’heure, il convient d’identi¿er les spéci¿cités des compléments de manière qui résistent à la conception élaborée par la grammaire scolaire.

2. Dif¿cultés posées par la notion de complément circonstanciel de manière La mise en cause de l’inclusion des compléments de manière dans la catégorie des compléments circonstanciels repose sur des motifs d’ordre divers. Sur le plan sémantique, la question se pose de savoir ce qu’il faut entendre par circonstance, avant d’établir si ce terme permet de caractériser la manière (§ 2.1). Sur le plan syntaxique, il s’agit de véri¿er si les compléments de manière satisfont aux propriétés dé¿nitoires des compléments circonstanciels (§ 2.2). Il convient en¿n de traiter des syntagmes qui, sémantiquement, expriment la manière, mais qui, dans la perspective de la grammaire scolaire, ne sont pas considérés comme des compléments de manière (§ 2.3).

2.1. Manière et circonstances Chervel (1981 : 171 et sq.) rappelle que la classi¿cation des compléments 20



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