PORTUGAL L’empire oublié
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Table des matières Préface
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L’empire au-delà des mers
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Ourique 1139 : naissance d’un royaume
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Voyageurs et marchands dans l’océan Indien
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Et Cabral découvrit le Brésil
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Une puissance en trompe-l’œil
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La triste destinée du roi Sébastien
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Lisbonne, reine de l’océan
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La catastrophe
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1807 : J unot entre dans Lisbonne
87
Par Gabriel Martinez-Gros
Entretien avec Sanjay Subrahmanyam Par Bartolomé Bennassar
Par Lucette Valensi Par Paul Teyssier
Par Grégory Quenet Par Thierry Lentz
L’« Ultimatum » : la fin du g rand rêve en Afrique
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Salazar, ou le Portugal éternel
109
Pessoa et ses doubles
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Par Yves Léonard Par Yves Léonard Par Michel Sarre
L’arrimage européen
129
25 avril 1974 : les œillets font la démocratie
131
L’empire, dernier acte
151
La découverte de l’Europe
161
Lexique
175
Chronologie
185
Les auteurs
197
Par Yves Léonard Par Yves Léonard
Par Ana Navarro Pedro
Préface Le 25 avril 1974, la révolution des Œillets mit fin sans coup férir à un demi-siècle de dictature au Portugal. Les révolutionnaires, ce jour-là, étaient des capitaines, jeunes officiers en rupture de ban, bien décidés à arrêter les guerres coloniales. Et effectivement, dès 1975, le processus de décolonisation s’accélérait. Fini l’empire ! Le Portugal se tournait résolument vers l’Europe à laquelle il déclarait dès 1977 vouloir adhérer : comme une promesse de démocratie et de développement pour ce pays de forte émigration qui comptait un tiers d’illettrés. Quarante ans plus tard, à l’heure des plans toujours plus austères imposés par la « troïka », les Portugais déchantent. Les feux de l’Exposition universelle de Lisbonne en 1998 sont bien éteints. La lumière, de nouveau, viendrait des anciens territoires colonisés : Brésil ou Angola. Tous les ans désormais, ils sont quelque 100 000 Portugais à émigrer. Donnant consistance à la parabole du prix Nobel José Saramago dans Le Radeau de pierre : une péninsule Ibérique qui se détache du continent européen pour rejoindre l’Amérique latine puis l’Afrique. Vous l’avez oublié, semble nous dire Saramago, mais 7
le Portugal, ce si petit pays, possède un destin mondial, comme l’empire qu’il sut bâtir. C’est un Portugais, Henri le Navigateur, qui dès le xve siècle entreprit l’exploration des côtes d’Afrique. Un Portugais, Vasco de Gama, qui, en 1498, doublant le cap de Bonne-Espérance, ouvrit aux Européens la route maritime des Indes. Un autre, Pedro Alvares Cabral, qui découvrit, en 1500, cette Terre de Santa Cruz qu’on allait rapidement appeler Brésil. Un autre encore, Afonso de Albuquerque, qui, prenant le contrôle de Goa ou du détroit d’Ormuz, fonda au début du xvie siècle un empire à l’échelle de l’océan Indien. Centré successivement sur l’océan Indien, le Brésil puis l’Afrique, cet empire, bien sûr, s’imposa aussi par la force et la violence. L’arrivée des Portugais à Malacca en 1511 tient pour les habitants de la calamité naturelle. Ils furent aussi les premiers à organiser un trafic d’esclaves entre l’Afrique et l’Occident, au milieu du xve siècle. Et, sous la dictature de Salazar, les colonies furent maintenues en Afrique au prix de guerres interminables. Reste que l’audace, l’esprit d’entreprise des premiers aventuriers nourrissent aujourd’hui la nostalgie des Portugais en quête de nouveaux possibles. « On ne se débarrasse pas si facilement de l’empire », nous explique dans cet ouvrage le grand historien Sanjay Subrahmanyam.
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L’empire au-delà des mers Le rêve d’Henri le Navigateur prend forme au xvie siècle : précurseur, le jeune Portugal se bâtit un empire de Macao à l’Afrique et jusqu’au Brésil. Retour sur une incroyable aventure.
Ourique 1139 : naissance d’un royaume Par Gabriel Martinez-Gros C’est en écrasant cinq rois musulmans à Ourique qu’Alphonse, comte de Porto, fonde le Portugal – telle est du moins la version portugaise, que rien ne vient corroborer du côté ennemi. Ce qui est sûr, c’est que la naissance du royaume correspond à une recomposition politique de toute la péninsule. C’est par une chronique portugaise, de quarante ans postérieure, que l’événement nous est connu : elle rapporte que le 25 juillet 1139, jour de la Saint-Jacques, le comte de Porto Alphonse Enriques, fils d’Henri de Bourgogne, remporta sur « cinq rois » musulmans – en fait cinq gouverneurs almoravides – une bataille décisive à Ourique, probablement dans l’Alentejo portugais, entre Evora et Silves. Les musulmans, qui se proposaient d’encercler les forces chrétiennes engagées dans un raid audacieux en territoire islamique, auraient en vain tenté de prendre l’éminence où la troupe portugaise s’était retranchée. Malgré la disproportion des 13
forces, Alphonse aurait réussi une sortie et mis en fuite les assaillants. Mais aucune mention de l’épisode ne figure dans les chroniques des vaincus présumés. Jacinto Bosch Vila1, qui retrace en détail l’histoire des Almoravides, signale, d’après les chroniques maghrébines qu’il suit fidèlement, d’obscurs engagements contre la milice urbaine de Salamanque (en 1134) ou à Caceres (en 1135 ou 1136). D’Ourique, il n’est pas question. Dans la mémoire portugaise, au contraire, l’événement grandit à mesure qu’il s’éloigne. Au début du xve siècle, peu après la prise de Ceuta (1415), Ourique adopte sa forme canonique de victoire fondatrice du royaume. Saint Jacques2 lui-même est dit participer au combat dont il assure l’issue favorable aux chrétiens, dans un clair rappel de la légendaire bataille de Clavijo (en 842), lors de laquelle le saint aurait déjà donné la victoire aux Leónais contre les musulmans. Comme le roi de León à Clavijo – et comme Constantin à la veille de la bataille du pont Milvius qui lui livra Rome et l’empire – le prince portugais, dans la nuit précédant le combat, reçoit en rêve la promesse de sa victoire. « Rex portugallensis » De fait, quelles qu’aient été les dimensions de la bataille et l’ampleur de la victoire chrétienne, c’est bien Ourique qui transforme le comté de Porto en royaume. Dès 1140, 1 J. Bosch Vila, Los Almoravides , Grenade, Editorial Universidad de Granada, 1998. 2 Saint Jacques est considéré dans la péninsule Ibérique comme le « patron » de la lutte contre les Maures, d’où son surnom de « Matamore », tueur de Maures.
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Et Cabral découvrit le Brésil Par Bartolomé Bennassar Ce 21 ou 22 avril 1500, la flotte de Cabral, en route vers l’Inde, aborde une terre nouvelle, baptisée « Terre de Santa Cruz ». Mais, absorbé par l’aventure indienne, le Portugal négligera longtemps l’exploitation du Brésil. « Dans la matinée, nous vîmes des oiseaux… Le jour même, à l’ heure des vêpres, nous eûmes la vision d’une terre, d’abord une grande montagne, très haute et de forme ronde, puis d’autres montagnes plus basses, vers le sud, et une terre plate couverte de vastes forêts. Le capitaine lui donna le nom de mont Pascoal et il appela cette terre la Terre de Santa Cruz. » C’est ainsi que l’écrivain de bord Pero Vaz da Caminha annonce au roi Manuel de Portugal la découverte du Brésil par Pedro Alvares Cabral et sa flotte, le 21 ou 22 avril 1500. Vasco de Gama avait accompli, de 1497 à 1499, un voyage aller-retour de Lisbonne à Calicut, en Inde, en doublant le cap de Bonne-Espérance. Après son retour triomphal avec des navires chargés d’épices, c’est au tour de Pedro Alvares 45
Cabral, un officier de la noblesse qui a sans doute fait son apprentissage en Afrique, d’entreprendre une expédition à destination de l’Inde. La flotte, qui prit la mer le 9 mars 1500, comptait 13 navires et 1 500 hommes. Il s’agissait d’impressionner le souverain de Calicut après le fiasco de Vasco de Gama, afin de se réserver une position solide sur le marché asiatique des épices. Si la flotte de Cabral reprit sa route vers les Indes en repartant vers le sud-est, doubla le cap de Bonne-Espérance et arriva à Calicut en 1500, un navire fut renvoyé au Portugal annoncer la découverte de la « Terre de Santa Cruz ». Les Portugais restèrent cependant une quinzaine de jours sur cette terre inconnue : ils célébrèrent la première messe le 26 avril avec une cinquantaine d’indigènes, prirent possession du pays au nom du roi de Portugal le 1er mai. Ils ne l’exploitèrent pas à proprement parler, mais Pero Vaz da Caminha put écrire : « Cette terre, Seigneur, à ce qu’ il me semble, et selon ce que nous avons vu, fera bien du nord au sud vingt à vingt-cinq lieues. Tout au long de la côte elle est bordée par de grandes falaises rouges et blanches et la terre au-dessus qui est plate est couverte de grandes forêts. » La question se pose cependant : l’abordage au Brésil, par 17 degrés de latitude sud (soit approximativement à l’emplacement de Porto Seguro), fut-il un accident fortuit ? Ni les instructions rédigées à l’intention de Cabral par Vasco de Gama, ni les « instructions additionnelles » destinées à rester secrètes, ni la lettre écrite le 19 mai 1500 par Pero Vaz da Caminha et adressée au roi du Portugal 46
Lisbonne, reine de l’océan Par Paul Teyssier Au début du xvie siècle, sous le règne de Manuel Ier, le Portugal connaît son âge d’or. Lisbonne devient alors la métropole d’un vaste empire colonial. Située sur la rive nord du grand lac intérieur que forme le Tage avant son embouchure, et qu’on appelle la mer de Paille, Lisbonne possède un des plus beaux ports naturels d’Europe, sans doute connu déjà des Phéniciens. Reconquise par les chrétiens en 1147, elle devient par la suite la principale ville du pays et la résidence des rois. C’est au début du xvie siècle, sous le règne de Manuel Ier, que le Portugal connaît son âge d’or et que Lisbonne mérite le mieux son surnom de « reine de l’océan ». Alors que la population totale du pays ne dépasse pas le million, Lisbonne compte près de 100 000 habitants. Débordant de la colline du Château, son site primitif, elle occupe déjà la plus grande partie de la Ville basse (la Baixa) et des quais du Tage du côté d’Alcantara ; elle monte, vers l’ouest, à l’assaut de la colline de São Roque. 71
Manuel Ier, le roi fortuné, apparaît, dans l’Europe de ce temps, comme un prince fastueux. L’ambassade qu’il envoie à Rome en 1513, avec des présents destinés au pape Léon X – parmi lesquels un éléphant indien ! –, est destinée à éblouir. À Lisbonne, il abandonne la vieille résidence de ses prédécesseurs, ce palais médiéval de l’Alcaçova qui dominait la ville ancienne, et se fait construire près du Tage, en bordure de l’actuelle place du Commerce, une demeure nouvelle plus belle et plus moderne, le Paço da Ribeira. Lisbonne est alors la base de départ des entreprises maritimes qui firent la gloire et la richesse du roi fortuné. Pour l’administration de l’empire qui se développe peu à peu existait à Lisbonne une « Maison de l’Inde » (Casa da India), que Manuel Ier installe au rez-de-chaussée du Paço da Ribeira. Ainsi le roi du Portugal se comporte comme une sorte de prince-négociant : ses bureaux et ses magasins occupent le rez-de-chaussée de sa demeure, et lui-même habite dans les étages. Dans une Description de la ville de Lisbonne publiée en latin, à Évora, en 1554, l’humaniste Damien de Gois écrit : « Il y a de nos jours deux villes que l’on peut à juste titre appeler les maîtresses et comme les reines de l’Océan, puisque c’est sous leur direction et sous leur autorité suprême qu’est placée toute la navigation de l’Orient et de l’Occident. L’une est Lisbonne, qui depuis l’embouchure du Tage revendique la domination de l’Océan sur l’ immense étendue de mer qui embrasse l’Afrique et l’Asie ; l’autre est Séville, qui depuis le Guadalquivir a ouvert à la navigation, du côté de l’Occident, ce que l’on appelle aujourd’ hui le Nouveau Monde. » 72
L’« Ultimatum » : la fin du g rand rêve en Afrique Par Yves Léonard Créer un nouveau Brésil en Afrique : c’est, à la fin du xixe siècle, l’ambition de Lisbonne. L’ultimatum anglais de 1890 brise ce projet. La monarchie portugaise ne se remettra pas de ce terrible constat de faiblesse. Relier l’Angola au Mozambique : c’est, dans les années 1880, alors que les puissances européennes rivalisent pour accroître leurs possessions en Afrique, l’ambition du Portugal. Un rêve symbolisé sur les cartes de l’époque par une large bande de couleur rose en Afrique : d’où son nom de « Mapa Cor-de-Rosa ». Plusieurs vagues d’exploration des territoires situés entre l’Angola et le Mozambique se sont succédé depuis le milieu des années 1880, financées principalement par la Société de géographie de Lisbonne fondée en 1875. Fin 1889 le valeureux major Serpa Pinto est envoyé aux confins du Mozambique et de l’actuel Malawi, dans la région du lac 101
Nyassa. Là, il attaque la tribu des Macololos sous protection britannique. Les projets portugais contrarient la Grande-Bretagne qui a l’ambition d’une grande liaison Nord-Sud, du Caire au Cap. Le 11 janvier 1890, Lord Salisbury prend donc le prétexte de l’attaque du lac Nyassa pour adresser un ultimatum aux autorités portugaises : elles doivent renoncer à leur projet en Afrique, sous peine de représailles militaires. Isolé, le gouvernement portugais cède. La vieille alliance avec l’Angleterre se trouve à nouveau mise à mal. Une fièvre nationaliste s’empare de Lisbonne. L’émotion populaire prend vite la forme d’une aussi violente que brève poussée de fièvre anglophobe. Le café Martinho à Lisbonne n’hésite pas à braver la colère des services de police en affichant sur ses portes les effigies des ministres, « portraits des traîtres à la patrie, vendus à l’Angleterre ». « Noire est la lueur » Les républicains vont emporter la mise. Commencée aux cris de « À bas l’Angleterre », la contestation se poursuit aux cris de « Vive la République ». La crise diplomatique débouche en effet sur une mise en cause de la famille royale et des institutions monarchiques. L’écrivain Antero de Quental, dans son article du 26 janvier 1890 « Expiation », appelle à la contrition nationale : « Notre plus grand ennemi n’est pas anglais. C’est nous-mêmes. Seul un faux patriotisme peut affirmer le contraire. Vociférer contre l’Angleterre est facile, affronter les défaites de notre vie nationale sera plus difficile. » Des pamphlets circulent, des journaux sont créés pour 102
L’empire, dernier acte Par Yves Léonard Il fallut plus de dix ans – et une révolution – pour que le Portugal renonce à ses colonies en Afrique. Avec la perte du Mozambique, de la Guinée-Bissau et de l’Angola en 1974-1975, le pays cessait d’être une puissance impériale. En 1974 et 1975, après une dizaine d’années de guerre, le Mozambique et l’Angola accèdent à l’indépendance, tout comme la Guinée-Bissau, l’archipel du Cap-Vert et les îles de São Tomé et Principe. Le Portugal, à l’origine de la conquête de l’Afrique au xve siècle, est ainsi la dernière puissance européenne à accepter l’émancipation de ses colonies. Ne lui restent plus, outre-mer, que Macao (rétrocédé à la Chine en 1999), Timor-Est (envahi par l’Indonésie en 1975 et indépendant en 2002) et les archipels atlantiques de Madère et des Açores (autonomes en 1978). C’est au milieu des années 1950, dans un contexte international dominé par l’« esprit de Bandung » (du nom de 151
la conférence des pays « non alignés » de 1955), qu’ont émergé en Afrique portugaise les premières organisations pour l’indépendance. Elles étaient portées en particulier par des étudiants venus faire leurs études au Portugal et ayant fréquenté la Maison des étudiants de l’empire (CEI), fondée en 1944 et implantée à Lisbonne, Coimbra et Porto. Ces pionniers de la résistance anticoloniale – Agostinho Neto (Angola), les frères Cabral (Cap-Vert) et Marcelino dos Santos (Mozambique) – tentaient de s’organiser et de se rassembler, dans la clandestinité, au sein du MAC, Mouvement anticolonial, créé en 1957. En Guinée-Bissau, les frères Cabral fondaient en 1956 le PAIGC (Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et des îles du Cap-Vert). En Angola se constituaient à la fois le MPLA (Mouvement populaire de libération de l’Angola) d’influence marxiste, autour d’Agostinho Neto ; l’UPA (Union populaire d’Angola) d’Holden Roberto, qui se transformait en 1962 en FNLA (Front national de libération de l’Angola) ; enfin l’Unita, fondée et dirigée par Jonas Savimbi en 1966, solidement implantée au Sud – le tout sur fond de divisions et de luttes parfois violentes entre MPLA et FNLA. Au Mozambique, le Front de libération (Frelimo), fruit de la fusion de trois organisations formées à la fin des années 1950, était fondé à Dar-es-Salam en juillet 1962, autour de Marcelino dos Santos et Eduardo Mondlane. 40 % des dépenses de l’État Les premiers troubles éclatèrent en Angola le 4 février 1961 avec les actions menées par le MPLA à Luanda, la capitale, 152