VENISE
LA CITÉ MONDE
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Table des matières Préface
9
UNE RÉPUBLIQUE MARITIME
13
Au commencement, l’eau et la boue
15
Marchands et navigateurs à la conquête du monde
27
La ville où le peuple ne se révolte pas
45
La République idéale
57
LA VILLE COSMOPOLITE
65
Une terre d’accueil
67
Ghetto : histoire d’un quartier réservé
83
Les Juifs dans la ville
93
La grande connexion
103
Par Élisabeth Crouzet-Pavan
Entretien avec Philippe Braunstein Par Claire Judde de Larivière Par Patrick Boucheron
Par Élisabeth Crouzet-Pavan Par Jean-François Chauvard Par Donatella Calabi
Par Johann Petitjean
LA FÊTE VÉNITIENNE
113
XVI -XVIII siècle. Un déclin très relatif
115
« Un cochon pour carnaval ou un mari pour la vie ? »
131
Au carnaval, tout est permis !
137
Casanova, c’est Venise
151
Le triste destin des nobles vénitiens
157
LA BELLE ENDORMIE
167
12 mai 1797. La République meurt sans combattre
169
Sous le joug autrichien
179
Une ville comme les autres ?
189
Lexique
195
Chronologie
207
Les auteurs
217
e
e
Par Jean-François Chauvard Par Anna Bellavitis
Par Gilles Bertrand Par Maurice Lever
Par Jean-Claude Hocquet
Par Jean-François Chauvard et Xavier Tabet Par Catherine Brice
Entretien avec Salvatore Settis
Préface Il n’est pas facile d’échapper à la puissance du mythe que les Vénitiens eux-mêmes magnifient depuis l’origine : au vie siècle, au temps où les barbares déferlent sur l’Italie, des populations de Vénétie trouvent refuge dans les îlots des lagunes du golfe adriatique, là où l’évangéliste Marc, futur saint patron de Venise, a rêvé qu’il reposerait. Débute un combat pluriséculaire pour édifier maisons, églises et palais au milieu des marais et de la boue. Avec pour seules richesses son sel et ses navires, la cité devient bientôt maîtresse « du quart et demi de l’empire » byzantin. Vers 1500 déjà, sa beauté subjugue les voyageurs qui, comme Pétrarque, louent « la cité très miraculeuse ». Puissance commerciale mais aussi prospère centre industriel et métropole coloniale, ses navigateurs et ses ambassadeurs, tel Marco Polo, jouent les intermédiaires entre Orient et Occident. L’étonnante stabilité de ses institutions, à la fois aristocratiques et soucieuses d’égalité, achève d’en faire une ville hors du commun où le peuple ne se révolte jamais. Et pourtant, les historiens y insistent dans ce numéro, Venise est aussi une ville (presque) comme les autres. Si elle 9
impressionne, c’est plutôt par son pragmatisme et sa capacité d’innovation. Lorsque les Portugais découvrent en 1499 la route du Cap et des épices, beaucoup la pensent perdue. Elle parvient cependant à réorienter ses investissements et à maintenir ses activités commerciales jusqu’au xviiie siècle. Comme Anvers ou Séville, elle attire de nombreux étrangers. Mais elle reste la plus cosmopolite d’Europe, car elle a inventé sa propre stratégie d’accueil, autorisant les marchands allemands, les migrants albanais, grecs ou levantins à œuvrer dans tous les secteurs. Elle leur attribuait des résidences, « fondachi », qu’elle contrôlait de loin ou leur accordait de se regrouper en scuole, associations autonomes décorées par les plus grands artistes du temps. C’est dans ce contexte que le mot ghetto est inventé il y a tout juste cinq cents ans, le 29 mars 1516 : Venise admet la population juive dans la cité, mais dans un quartier réservé. On sait que les quelque 5 000 Juifs vénitiens n’ont jamais été tout à fait à l’écart et que leurs banquiers et prêteurs sur gage ont joué un rôle de premier plan dans l’économie. La perte de sa souveraineté avec l’occupation française en 1797 puis autrichienne jusqu’en 1866, précipite son déclin. La fête vénitienne, incarnée par Casanova, laisse la place au mythe romantique et décadent d’une ville qui n’en finit pas de mourir. Aujourd’hui Venise se vide de ses habitants. Mais les défis auxquels elle doit faire face – dépeuplement, tourisme de masse, muséification – touchent la plupart des métropoles. Parce qu’elle en est l’archétype, Venise nous oblige à penser ce qu’est une cité historique. 10
Ghetto : histoire d’un quartier réservé Par Jean-François Chauvard C’est le 29 mars 1516, il y a cinq cents ans, que la République de Venise obligeait tous les Juifs à habiter dans un quartier, le Ghetto Novo, isolé du reste de la ville. Au xvie siècle, le regroupement des Juifs dans une zone réservée n’est pas une nouveauté en Europe. Mais c’est le Ghetto de Venise qui laissera son nom à une forme de ségrégation spatiale appelée à une longue postérité en Italie et sur le reste du continent. Parce qu’il matérialise des sentiments contradictoires à l’égard de la communauté juive, le Ghetto se révèle une institution complexe et ambivalente. Il instaure une mise à l’écart mais rend possible le séjour des Juifs à qui il était interdit jusque-là de résider de manière continue dans la ville ; il soumet ses habitants à une juridiction spéciale mais favorise leur activité économique ; enfin, il est le cadre d’expression d’un culte judaïque fortement imprégné des modèles culturels vénitiens. 83
On peut dater avec certitude l’installation des premiers Juifs dans la cité lagunaire au début du xive siècle. En 1314, un dénommé Vlimidus intervient auprès du doge au nom de ses coreligionnaires crétois. En 1382, une condotta – un accord entre les autorités vénitiennes et les prêteurs juifs – autorise leur présence pour une durée de cinq ans, soumise à un renouvellement périodique et concédée en échange d’une redevance annuelle de 4 000 ducats. Si la catholique République de Venise autorise ainsi le séjour d’un peuple considéré comme déicide, c’est parce qu’elle traverse une conjoncture difficile. La guerre victorieuse qu’elle a menée contre Gênes entre 1378 et 1381 a provoqué une hausse de la pression fiscale et une diminution de l’offre de crédit qui fragilisent les plus humbles. Pour éviter les tensions sociales, Venise favorise alors l’activité des petits établissements juifs qui, depuis le milieu du xive siècle, accordent des prêts aux communautés et aux particuliers à la place des chrétiens soumis aux interdits de l’Église en matière d’usure. Fermé à minuit En 1394, Venise décide pourtant l’expulsion des Juifs. Tout au long du xve siècle, ils ne sont admis dans la cité que pour de courtes périodes, un an maximum, et seulement afin d’exercer leur activité professionnelle. Ils sont nombreux cependant à passer outre l’interdiction, séjournant en particulier autour du Rialto, le centre des affaires, sans que la République, pragmatique, ne prenne de sanctions à leur égard. Au début du xvie siècle, confrontée à la disparition de 84
LA FÊTE VÉNITIENNE Carnaval, régates, bals, casinos, intrigues à la Casanova… La ville garde attachés à elle tous les symboles du jeu et de la légèreté. Derrière les masques, pourtant, des stratégies se tissent.
XVIe-XVIIIe siècle Un déclin très relatif Par Jean-François Chauvard Au xvie siècle, Venise perd ses territoires en Méditerranée orientale et voit sa prééminence commerciale contestée. Faut-il pour autant parler de déclin ? C’est le sort de tous les États d’avoir leurs accroissements et leur décadence. Cette vicissitude est particulièrement remarquable dans les républiques. Celle de Venise en a plus qu’aucune autre éprouvé les effets1. » L’instruction destinée en 1752 à l’ambassadeur de France à Venise, l’abbé de Bernis, reprenait le jugement qui avait cours depuis le xvie siècle parmi les observateurs étrangers : celui du déclin, voire de la décadence morale de la Sérénissime, incapable de maintenir sa splendeur. La chute de la République en 1797 a semblé confirmer a posteriori cet implacable déclin. Avant de rendre le verdict, instruisons son procès, à charge et à décharge. 1 Mémoire pour servir d’instruction au sieur abbé de Bernis, dans P. Duparc, Recueil des instructions aux ambassadeurs et ministres de France à Venise, CNRS, 1958, pp. 220-221.
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En ce début de xvie siècle, la suprématie de Venise en Méditerranée était exposée à une triple menace. L’avancée inexorable des Turcs dans les Balkans a conduit à l’amputation de ses territoires d’outre-mer (Stato da Mar). Au même moment, la découverte de la route du Cap par les Portugais risquait de porter préjudice au monopole de Venise sur le commerce des épices et à la centralité de la Méditerranée dans le commerce avec l’Asie. L’un des grands chroniqueurs de l’expansion portugaise en Asie, Tomé Pires, l’a résumé en une formule lapidaire : « Qui règne sur Malacca tient dans ses mains la gorge de Venise. » Les possessions continentales (Stato da Terra) de Venise furent elles aussi menacées. En 1509, les troupes de la ligue de Cambrai, qui rassemblait la France, le Saint Empire, l’Espagne, Florence et Ferrare (et à laquelle le pape Jules II adhéra en mars 1509), envahirent la Terre Ferme. Si Venise récupéra quelques années plus tard ses territoires, l’épisode mit fin à ses ambitions italiennes. Pendant deux siècles, Venise a lutté avec acharnement contre les Turcs pour défendre ses possessions sur la route du Levant et les lignes de navigation vitales à son commerce. Mais le combat était inégal : elle avait face à elle un adversaire supérieur en hommes, adossé à un immense empire. Elle reçut l’appui de coalitions militaires réunies à l’instigation des papes même si elle supporta l’essentiel de l’armement naval. Sa marine de guerre était assez puissante pour assurer la sécurité des liaisons maritimes vers le Levant mais pas suffisante pour conserver des territoires lointains et étendus : elle abandonna ses dernières places dans les Cyclades et en Morée (Péloponnèse) en 1540 ; et en dépit 116
Une ville comme les autres ? Entretien avec Salvatore Settis Venise attire chaque année des foules de visiteurs, tandis que ses habitants la désertent. Est-elle vouée au tourisme et à la préservation de son patrimoine ? Vous intitulez votre livre Si Venise meurt… Le constat est-il si catastrophique ? Salvatore Settis : La ville et le peuple qui l’habite, la conserve et la transforme ne font qu’un. Or, si l’on prend Venise dans son acception administrative, c’est-à-dire avec les zones de Terre Ferme dont Mestre et Marghera, on constate que la population est tombée de 363 062 habitants en 1971 à 263 996 en 2011. Et si l’on considère uniquement le centre historique, la situation est plus dramatique encore : de 174 808 citadins en 1951, elle est passée à 56 072 en juin 2015, dont une immense partie est employée dans des activités liées au tourisme, une chute qui n’a connu que deux précédents liés à la peste, en 1358 et en 1630. Mais la « peste » actuelle est d’un autre type : elle résulte d’un 189
solde démographique négatif depuis 2000, avec 404 naissances seulement pour 1 058 décès. Vieillissement, exode des résidents, délitement des familles, natalité en berne, population en recul : autant de traits d’une ville qui s’absente d’elle-même. Cette situation s’explique d’abord par le phénomène des résidences secondaires, achetées à prix fort par des VIP dorés sur tranche. Le prix des transactions chasse les Vénitiens vers la Terre Ferme. Il y a ensuite les 8 millions de touristes que charrient chaque année les rues et les canaux de la cité. Il faut y ajouter 34 millions de touristes de passage, dont la plupart débarquent d’énormes paquebots qui déversent, le temps de la journée, des cohortes venues de tous les coins du monde et qui ne connaîtront de Venise que la place Saint-Marc. Ces paquebots hauts de 60 mètres, longs de plus de 300 mètres, créent une pression qui abîme les bâtiments. Pour les faire entrer dans la lagune, on a élargi les bouches des portes (de 9 à 17 mètres pour celle de Malamocco, de 7 à 12 mètres pour celle du Lido). Jusqu’ici, les accidents ont été évités mais de justesse : en 2011, le Mona Lisa allemand s’est échoué à quelques mètres de la riva degli Schiavoni, à la suite d’une fausse manœuvre. Un décret devait être pris pour interdire l’accès aux trop gros bateaux, mais il a été cassé par le tribunal administratif. Il est vrai que chaque monstre marin rapporte 45 000 euros à l’Autorité portuaire. L’élargissement d’un canal permettant de rejoindre la Station maritime depuis la bouche de Malamocco, pour éviter de passer devant Saint-Marc, est à l’étude, mais aura un impact environnemental considérable. 190