Le Vietnam depuis 2000 ans

Page 1



LE VIETNAM depuis 2 000 ans


Crédit couverture : Bridgeman Images Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L 122-5, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que « les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information », toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite (art. L 122-4). Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, notamment par téléchargement ou sortie imprimante, constituera donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du code de la propriété intellectuelle. © Éditions de la République, 2017 5 avenue de la République, 75011 Paris www.ophrys.fr ISBN : 979-10-96963-05-8



Table des matières Préface

7

Des cent tribus à l’empire

11

Le pays des Viêts du Sud

13

Chams, Khmers, Hrê… la mosaïque ethnique

31

Les mandarins sont-ils modernes ?

39

L’Indochine ou le temps des Français

47

Le cœur actif de l’Indochine

49

Bao Dai, monarque colonial

71

Saigon, le «  Paris de l’Asie  »

83

Les héritiers de Yersin

87

Par Philippe Papin Par Andrew Hardy

Par Emmanuel Poisson

Par Pierre Brocheux

Par Christopher Goscha Par Michel Hoàng

Par Annick Guénel et Anne Marie Moulin


Un pays né de la guerre

95

La guerre de trente ans

97

Par Pierre Grosser

Dien Bien Phu , l’incroyable victoire

119

Derrière Ho Chi Minh, Le Duan l’apparatchik

129

Saigon 1975 : La mise au pas

145

Une puissance émergente

153

Le Vietnam est-il un pays communiste ?

155

Un siècle de d iaspora

171

L’émergence d’une p uissance régionale

177

Lexique

193

Chronologie

203

Les auteurs

211

Par Hugues Tertrais Par Pierre Asselin

Par François Guillemot

Entretien avec B enoît de Tréglodé Par Dominique Rolland Par Pierre Journoud



Préface Il y a plus de 60 ans, à Dien Bien Phu, l’armée française subissait une des plus humiliantes défaites de son histoire. On se demanderait longtemps ce qu’étaient allés faire dans cette « cuvette » les hommes du général Navarre qui capitulèrent le 7 mai 1954. Trois mois plus tard, les Français quittaient l’Indochine. Une légende était née, celle de Giap, général de génie, théoricien magnifique de la guérilla, stratégie du faible au fort. Les historiens aujourd’hui n ous invitent à sortir de cet entêtant face-à-face entre colonisateurs et colonisés. Dans la guerre contre les Français, puis contre les Américains, se jouait autre chose, une véritable révolution militaire, d’où naissait une armée moderne, celle qui se jouait aussi en Corée, sur un modèle soviétique et chinois et, au-delà, un État moderne. Et, derrière les figures mythiques de Giap et d’Ho Chi Minh, un appareil bureaucratique dominé par Le Duan, l’apparatchik qui, dans les années 1960, fit le choix de la guerre contre les Américains. Ce n’est pas un pays neuf qui sort de cette interminable guerre où périrent trois millions de civils. Le Vietnam n’est 7


pas né avec la conquête française. On découvrira dans ce livre une histoire longue, qui commence il y a 2 300 ans dans la vallée du fleuve Rouge, celle d’un empire émancipé vers l’An Mil de la tutelle chinoise, lancé ensuite dans une « marche vers le Sud », digérant au passage le royaume hindouisé du Champa et une partie de l’Empire khmer. Les Français qui débarquent e n 1858 sauront s’appuyer sur cet empire administré à la chinoise par des mandarins lettrés. Cœur actif de l’Indochine coloniale, le Vietnam façonnera l’imaginaire asiatique des Français à qui il fournit en abondance le riz, puis le café et bientôt le caoutchouc. Yersin fonde un Institut Pasteur à Nha Trang. Le futur Ho Chi Minh apprend à l’école les grands textes républicains qui façonnent la Déclaration d’indépendance du 2 septembre 1945. Les Vietnamiens o nt été le relais solide des colonisateurs. Émancipés, ils auraient pu devenir indochinois, comme les Balinais devinrent indonésiens. La fin du xxe siècle en a décidé autrement. Le communisme et la guerre ont forgé le destin régional d’une véritable puissance émergente. Une puissance qui vient de loin.

8




Des cent tribus à l’empire Le premier royaume vietnamien est fondé au iiie siècle avant notre ère, par un prince chinois. Toute l’histoire du pays portera la marque du puissant voisin. Ce qui n’empêche pas une indéniable originalité.



Le pays des Viêts du Sud Par P hilippe Papin L’ histoire du Vietnam commence avec celle de l’Empire chinois, il y a 2 300 ans. Au xie siècle, le pays, devenu indépendant, poursuit sa conquête vers le Sud. Les débuts de l’histoire avérée du Vietnam concordent avec la formation de l’Empire chinois. Quand celui-ci commence de s’étendre, au iiie siècle avant notre ère, il repousse au-delà de ses frontières des potentats et des populations qui, au sein d’un grand Sud aux contours encore flous, viennent se mêler aux peuples autochtones. C’est ainsi un prince chinois réfugié qui fonde le premier royaume vietnamien connu, celui d’Au-Lac. « Passer au-delà, franchir » : c’est le sens littéral du mot viêt qui désigne alors l’ensemble des peuples, d’ethnies très diverses, vivant dans l’extrême Sud « de l’empire ». En 221 avant notre ère, après dix ans de conquêtes territoriales, Qin Shihuangdi, le « premier empereur », unifie la Chine et divise en trois commanderies les terres situées au sud du bassin du Yangzi. Mais à sa mort, en 210, le 13


commandeur de Canton envahit ses voisins et, deux ans plus tard, s’empare d’Au-Lac. Se déclarant souverain indépendant, il donne à ses possessions le nom de Nanyue (Nam Viêt : le « Pays des Viêts du Sud »). Son fils et successeur atteint le col des Nuages, absorbant donc un tiers du Vietnam d’aujourd’hui. C’est dans ce cadre, à cheval sur l’actuelle frontière sino-vietnamienne, que se nouent les premiers liens entre les autochtones et l’administration sinisée. L’aventure s’achève un siècle plus tard lorsque l’Empire chinois, sous la férule des Han, envahit le « Pays des Viêts du Sud » afin d’accéder à la plaine du fleuve Rouge qui constitue – dès cette époque et pour longtemps – une plateforme d’accès aux routes commerciales terrestres et maritimes vers l’Inde et l’Insulinde. En 111 av. J.-C., le Nanyue disparaît. Il devient un « gouvernement de Jiaozhi ». Mille ans de tutelle chinoise La tutelle est rude, d’abord. La Chine impose ses coutumes, ses institutions. À plusieurs reprises, ses troupes répriment les révoltes de l’aristocratie locale, comme celles des deux sœurs Trung en 34 ou de Triêu Âu, dite la « dame Triêu », en 248 ; ces figures féminines de la résistance, ces « Jeanne d’Arc vietnamiennes » deviendront des héroïnes de la nation. Puis, progressivement, le contrôle s’assouplit. Des autochtones ont trouvé leur place au sein de l’armée et de l’administration et deviennent les relais de l’autorité chinoise. Ils accèdent à des postes de plus en plus importants – commandants, préfets et même, en fin de période, gouverneurs –, épousent des femmes chinoises, adoptent 14


Chams, Khmers, Hrê… la mosaïque ethnique Par A ndrew Hardy Les peuples des montagnes et des hauts plateaux comptent 53 minorités – Chams et Khmers du Sud, montagnards du Centre. Des minorités qui rassemblent parfois plus d’un million de représentants recouvertes à partir du xve siècle par l’expansion des Viêts. La péninsule indochinoise se caractérise par un important mélange des populations. Si le Vietnam tire son nom de l’ethnie majoritaire – les Viêts –, les minorités ethniques représentent aujourd’hui 14,3 % de sa population, soit 12,2 millions de personnes. Elles sont au nombre de 53 : les Chams et les Khmers du Sud, intégrés par les conquêtes du Dai Viêt entre les xve et xixe siècles ; les montagnards du Centre (Jarai, Muong, Ma, etc.), autochtones ; les ethnies du Nord (Tai, Hmong, etc.), venues jadis de la Chine ; et les Chinois, commerçants des villes de la côte. Certaines minorités comptent plus d’un million de représentants (les Muong, les Khmers), d’autres, 31


quelques centaines (les Brau). Elles ont chacune leur propre langue et souvent leur propre religion. Elles se distinguaient aussi par leurs vêtements : le cache-sexe et la jupe pour les montagnards des hauts plateaux, les cotonnades teintes à l’indigo pour les habitants des montagnes du Nord ; certaines sont même divisées en sous-ethnies identifiées par la couleur ou un détail de leur tenue (Tai blanc, Tai noir ; Yao rouge, Yao à sapèques, Yao à pantalon serré). C’est au xxe siècle que les anthropologues découvrent la richesse culturelle de ces minorités. Ainsi, les travaux de Georges Condominas sur le village mnong de Sar Luk1 mettent en lumière l’importance des pratiques religieuses comme les sacrifices de buffles, cérémonies au cœur de leurs croyances animistes, pratiquées devant les longues maisons sur pilotis, espace habité des montagnards qui sert aussi de lieu de culte. Les anthropologues découvrent également l’organisation sociale de ces ethnies politiquement fragmentées. L’étude en pays jaraï de Jacques Dournes de 1967 traite des « rois » du feu et de l’eau, porteurs d’une identité socioreligieuse, mais qui sont en fait de « faux rois », régnant sur des villages autonomes2. Les plus récentes recherches éclairent les puissantes structures internes qui règlent ces sociétés. Ainsi, chez les Hrê, minorité de la région centrale, le sacrifice d’un buffle était l’occasion pour le chef du village de régaler non seulement les habitants mais surtout les chefs d’autres villages. Les 1  G. Condominas, Nous avons mangé la forêt de la pierre-génie Gôo , Mercure de France, 1957 ; L ’exotique est quotidien , Plon, 1965. 2  J. Dournes, Pötao, une théorie de pouvoir chez les Indochinois Jörai , Flammarion, 1977.

32


Saigon, le «  Paris de l’Asie  » Par M ichel Hoàng Pendant près d’un siècle, Saigon, la « perle de l’ExtrêmeOrient », incarne les splendeurs et les vicissitudes de la vie coloniale. Le 10 février 1859, une escadre de bâtiments à voile (neuf navires de guerre français, un aviso espagnol et trois bateaux de commerce) venant de Chine arrive à l’estuaire de la « rivière de Saigon ». Les deux forts vite mis hors d’état, la flotte dirigée par l’amiral Rigault de Genouilly remonte le cours d’eau jusqu’à Saigon, bourgade fortifiée du delta cochinchinois, prise le 17 après une fusillade nourrie. Les Français ne trouvent, hors la citadelle, qu’une modeste agglomération, un embarcadère où accostent jonques et sampans. Saigon, possession du Cambodge jusqu’au xviie siècle, avait sans doute été édifiée sur les ruines d’une petite cité khmère et avait connu, au début du xixe siècle, une certaine importance. Mais, en 1830, une rébellion contre la cour de Huê l’avait en partie détruite. 83


La volonté d’édifier là une ville digne de la « geste française » et capable de rivaliser avec Singapour la britannique et Batavia (Jakarta) la hollandaise s’affirme rapidement. Et, à l’orée du xxe siècle, les administrateurs ne l’appelleront plus que le « Paris de l’Asie », la « perle de l’Extrême-Orient ». Prenant la place des missionnaires et des militaires de l’époque héroïque, des colons venus d’horizons divers se sont installés entre ses murs. Il y a là des fonctionnaires venus « faire leur temps aux colonies », des soldats démobilisés, des négociants, des techniciens et toute une frange d’émigrés – souvent issus de la France déshéritée – débarqués à Saigon pour tenter une aventure exotique : des Bretons, des Corses et, après 1871, des Alsaciens-Lorrains. Petits ou hauts fonctionnaires, planteurs de thé ou employés d’import-export, voire familles nobles (les Montpezat ou les Beaumont), tous espèrent faire fortune. À la veille de la Première Guerre mondiale, et même si la colonie coûte cher à l’État, ses affaires vont bien. Sur le lit de l’exploitation coloniale et de la pauvreté paysanne, le Saigon des Français est encore celui de la Belle Époque.

84


Dien Bien Phu , l’incroyable victoire Par H ugues Tertrais Le 7 mai 1954, les Français capitulaient à Dien Bien Phu. Cette bataille rangée et extrêmement moderne fut la seule de cette envergure dans les guerres de décolonisation. Comment l’expliquer ? L’événement retentissant, qui éclate comme le tonnerre au printemps 1954 et scelle le sort de l’Indochine, voire de l’Union française tout entière, est quasiment passé dans le langage courant : « nouveau Dien Bien Phu » pour le siège de Khe Sanh au Sud-Vietnam en 1968, « Dien Bien Phu aérien » pour les bombardements de Noël 1972 sur le Nord, et il ne manque pas non plus de divers « Dien Bien Phu diplomatiques ». Cette version moderne du « David contre Goliath » apparaît synonyme de défaite absolue du fort contre le faible – ou de la victoire du second –, avec une référence implicite à une sorte de « quitte ou double » aux conséquences à la fois impensées et considérables. Mais pourquoi avoir livré là une bataille à ce point décisive ? 119


Objectif français : sécuriser Dien Bien Phu, littéralement la « préfecture de la zone frontalière », se situe dans les confins montagneux du nord-ouest du Vietnam, donnant son nom à l’unique petite plaine de la zone. L’endroit est alors largement inconnu, sinon pour les peuples taï, nombreux dans la région : en Birmanie, en Chine du Sud, en Thaïlande bien sûr, au Laos aussi et au Vietnam. Curieusement, tous y localisent leur origine légendaire : les sept fils du héros mythique Khun Borom auraient engendré sept tribus qui se seraient dispersées dans toute l’Indochine. Le choix du site par le QG du corps expéditionnaire français n’est pas d’y livrer une bataille décisive : l’opération Castor permet aux parachutistes français, le 20 novembre 1953, de « coiffer » l’endroit, tenu par un bataillon de l’APV. Il ne s’agissait alors, souligne le général Gras, que d’une « opération secondaire de couverture stratégique et à caractère politique local »1. L’idée était de sécuriser toute la région et, accessoirement, le Laos voisin, en y constituant une solide base aéroterrestre susceptible de bloquer les mouvements de troupes ennemies – une autre opération, Atlante, est alors prévue dans le centre Vietnam dans le même objectif. La France n’en cherche pas moins une solution pour l’Indochine, après neuf ans d’une guerre à la fois vaine et très coûteuse. Début 1953, le retour des Républicains à la Maison Blanche, avec Eisenhower, encourage le président du Conseil René Mayer à créer les conditions d’une « sortie honorable » pour la France. Il rend très rapidement visite 1  Cf. Général Y. Gras, H istoire de la guerre d’Indochine , Plon, 1979, p. 523.

120


L’émergence d’une puissance régionale Par P ierre Journoud Marquée par trois décennies de conflit, la diplomatie vietnamienne change radicalement au tournant des années 1990. Orphelin stratégique après l’ implosion de l’URSS, le pays devient un pivot en Asie du Sud-Est. En 1975, le Vietnam tout juste réunifié devait relever un défi colossal, celui de la reconstruction et de la paix après trois décennies de guerres. Mais, au lieu d’assurer l’unité nationale par la réconciliation et la mobilisation de toutes les forces vives du pays, les vainqueurs imposèrent brutalement au Sud le modèle socialiste d’inspiration soviétique et maoïste qu’ils avaient bâti dans la douleur au Nord, tandis que les agressions répétées des Khmers rouges allaient plonger la péninsule indochinoise dans une nouvelle guerre. Il fallut attendre une décennie pour que le tournant radical opéré par le bureau politique du Parti communiste vietnamien (PCV) en faveur de l’ouverture à l’économie 177


de marché, de l’État de droit et de la paix, permette au pays de renouer progressivement avec la croissance et l’intégration régionale, et d’envisager à nouveau un destin de puissance régionale. La forteresse assiégée Aussitôt après leur victoire, les vainqueurs absorbèrent sans ménagement la branche sudiste du parti et voulurent parachever la révolution dans la moitié méridionale du pays conquise de haute lutte. Pour faire payer la collaboration avec les États-Unis et dissuader les velléités de reconstitution de maquis anticommunistes, la société sud-­ vietnamienne fut brutalement mise au pas. Alors que la résistance vietnamienne aux Américains avait provoqué un vaste élan d’admiration et de solidarité dans le monde, bien au-delà de la seule mouvance communiste, le triste sort des boat people suscita une deuxième vague de solidarité en Occident, cette fois-ci contre un régime communiste qui n’avait pas su les intégrer. Pour beaucoup de Vietnamiens, du Nord comme du Sud, les années postérieures à la réunification restent associées aux années noires, celles de la répression, de l’isolement, du dénuement. Vainqueurs de la guerre, les maîtres du Vietnam étaient en passe de perdre la paix. Le Vietnam socialiste avait une perception d’autant plus aiguë de sa vulnérabilité que celle-ci était inscrite de longue date dans l’histoire et la géographie du pays. Principale puissance militaire d’Asie du Sud-Est, avec plus d’un million de soldats particulièrement aguerris, le Vietnam était suspecté 178



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.