“NOUS POURRIONS TOUS DEVENIR DES BOURREAUX DE CAMP” LEÇONS D’AUSCHWITZ : LES CONCEPTIONS DE GUY CASSIERS (TONEELHUIS) ET DE CHRISTOPHE BUSCH (CASERNE DOSSIN) “Ça me fait un peu peur pour être sincère”, dit le metteur en scène de la Toneelhuis, Guy Cassiers. Nous nous tenons sous l’inscription Arbeit macht frei, l’enseigne suspendue audessus de la porte du camp d’extermination d’Auschwitz. “C’est compréhensible”, dit Christophe Busch, directeur de la Caserne Dossin à Malines, d’où ont été déportés 25 482 Juifs et 352 Tziganes de Belgique. “Il n’est pas évident de se regarder dans le miroir dans un tel lieu.” Par Yves Desmet / Photos: Jelle Vermeersch
Leçons d’Auschwitz cruelle absence de conscience de soi et une abondance de justifications erronées.
Il est tout aussi peu évident de vouloir se lancer dans l’adaptation théâtrale du roman Les Bienveillantes, le pavé que Jonathan Littell a publié il y a dix ans et que le monde entier a applaudi ou décrié. Tout au long des près de mille pages, le protagoniste, Max Aue, entraîne le lecteur dans un monologue monotone qui relate les atrocités impensables de la Seconde Guerre mondiale. Quasi dénué de toute émotion, il raconte une horreur après l’autre, comme si elles coulaient de source.
Christophe Busch: “Pour des historiens ce n’est pas un roman évident, précisément parce que Littell fait vivre à un personnage de fiction tous les événements possibles, et qu’ils ont spontanément eu le réflexe de dire : ceci est historiquement impossible, comment ce roman pourrait-il ajouter quelque chose à la découverte de la vérité sur les camps ?” HUMO: Littell n’a jamais prétendu avoir trouvé d’explication pour l’horreur. Dans les biographies des criminels, il a juste trouvé une
Guy Cassiers: “C’est là que réside la force du roman : on entre dans la psyché du coupable. Mille pages durant, on observe quelqu’un qui se départit pas à pas de son humanité et de sa moralité. On espère tout au long qu’il finira par redevenir l’être humain qu’il a été, mais ce n’est pas le cas, parce que la spirale qu’il descend va l’engloutir. Voilà la question qui me fascine et la raison pour laquelle j’ai voulu monter cette pièce : pourrions-nous tous devenir des bourreaux de camp ? Je le crains.” Busch: “La réponse est tout simplement : oui, mais pour atteindre une telle violence, il faut plus que des bourreaux. Une telle machine d’anéantissement exige des assassins de bureau, des propagandistes, des architectes, des ingénieurs, des machinistes, etc. Dans les circonstances propices, je vois beaucoup qui en serait capables. C’est une conception relativement récente. Des décennies
durant, nous avons vécu dans une sorte de déni : les bourreaux d’Auschwitz étaient d’absolus psychopathes, des déséquilibrés qui pouvaient donner libre cours à leurs fantasmes sadiques, portés par une figure messianique diabolique qui répondait au nom d’Adolphe Hitler. Mais ce n’est pas vrai, il n’y avait d’ailleurs pas assez de psychopathes à recruter en Allemagne. En outre, les psychopathes sont beaucoup trop repliés sur eux-mêmes, ils ne sont pas en mesure de s’engager dans une structure. Mais la théorie du “fou ou mauvais” permettait de ne pas réfléchir à l’évolution qui a transformé de braves bourgeois en bourreaux des camps : soudain, ils sont devenus radicalement différents de nous, des démons, une catégorie à laquelle nous ne pouvions pas nous comparer. Hélas, la recherche nous apprend qu’ils étaient comme nous : de simples gens, ni meilleurs, ni pires. Mais dans la situation donnée, ils ont été capables de l’impensable. Cassiers: “On observe la même chose
aujourd’hui. On se dit que les combattants en Syrie qui décapitent leurs victimes doivent être fous, sinon une telle cruauté ne s’explique pas.” Busch: “Alors que cela se déroule selon des processus identiques. Les profils des bourreaux de camps nazis, des assassins de masse rwandais, et des combattants de Daesh présentent plus de ressemblances que de différences.”
RÉSOLU PROPREMENT Les baraques d’Auschwitz sont lugubres. Des groupes de touristes et d’écoliers – le camp accueille annuellement plus d’un million et demi de visiteurs – y font le tour consacré et deviennent soudain très silencieux quand, dans l’une des baraques, ils voient les tonnes de cheveux humains, les dizaines de milliers de chaussures et de valises, tous ces témoins muets que les alliés ont trouvés lors de la libération des camps. Cassiers: “Pour l’une ou l’autre raison, cela me touche encore plus profondément que les photos iconiques que nous connaissons tous de cadavres faméliques entassés. Ce monticule de dizaines de milliers de chaussures, surmonté de chaussures d’enfants, en dit encore plus long sur les êtres qui ont été déshumanisés ici.” Busch: “Cette déshumanisation est
précisément un des mécanismes dont les bourreaux se servent pour se justifier. Ils ont tondu les cheveux, tatoué des numéros sur les bras, laissé vivre les gens dans des haillons et les ont affamés. Et quand au bout d’un certain temps, ces créatures erraient à travers le camp comme des squelettes au regard creux, elles étaient la preuve ultime pour les bourreaux qu’elles étaient en effet issues d’une race inférieure, inapte à faire partie de l’humanité, et qu’on pouvait donc tout aussi bien les anéantir. Ce raisonnement est celui que le commandant du camp, Rudolf Höss, a littéralement tenu à son beau-frère qui est venu lui rendre visite et avec lequel il s’est entretenu de la situation du camp. La déshumanisation de l’autre est un des moteurs les plus puissants pouvant mener au génocide.” HUMO : Littell a toujours refusé de vendre les droits d’adaptation à l’écran des Bienveillantes parce qu’il estime impossible d’adapter son roman au cinéma et craint qu’on y montre que l’horreur. Cassiers: “Quand nous lui avons demandé la permission de faire une adaptation théâtrale, il a dit qu’il ne souhaitait se mêler de rien. Mais il nous a demandé de ne pas rendre le spectacle explicite : pas de croix gammées, pas d’uniformes historiques, etc., parce que cette symbolique pourrait masquer
l’essentiel, à savoir qu’il y a des systèmes et des processus susceptibles de provoquer cette horreur. On ne peut l’attribuer exclusivement à un régime précis, un dictateur précis ou une époque précise.” Busch: “Nous avons toujours tendance à accorder une attention excessive à des particularités individuelles qui devraient expliquer le comportement d’une personne, et nous sous-estimons systématiquement l’importance de la pensée collective et de la pression du groupe.” Cassiers: “L’une des premières choses que nous sous-estimons est l’importance de la langue. Le mot Endlösung semble un terme neutre en soi. Qui peut être hostile à une solution finale d’un problème ? Jusqu’à ce qu’on apprenne par la suite ce que ce mot cachait : l’extermination à échelle industrielle de millions d’êtres humains. Un nombre qu’on ne peut pas concevoir, l’impensable dissimulé par un terme
qui semble technique et neutre. À l’inverse, les mots pour désigner l’autre peuvent créer un climat qui justifie un traitement différent. L’Europe est “submergée” par les réfugiés, entend-on dire aujourd’hui. L’image évoque un raz-demarée, alors qu’il s’agit somme toute d’un nombre maîtrisable. Le Premier ministre britannique, David Cameron, a parlé d’un “essaim” de réfugiés, le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, a affirmé que son pays est “assailli” par les réfugiés. Le langage criminalise des êtres humains qui ne font que fuir les violences ” Busch: “La “question juive” était à plusieurs égards également un problème de réfugiés. Bon nombre de pays européens déploraient ce qui arrivait aux Juifs en Allemagne, mais ont quand même refusé de les accueillir. Il y a l’histoire tristement célèbre du S.S. St Louis, un navire transportant un peu plus de neuf cents Juifs, parti de Hambourg en mai 1939 et resté des semaines
“En quelques semaines, ce médecin belge était convaincu de l’utilité d’Auschwitz, comme ceux qui partent aujourd’hui combattre en Syrie après s’être radicalisés en aussi peu de temps. ”
Leçons d’Auschwitz en rade entre les côtes cubaines et étatsuniennes. Les réfugiés n’ayant obtenu nulle part l’autorisation de débarquer, ni à Cuba, ni aux ÉtatsUnis, ni au Canada, le navire a dû rebrousser chemin et retourner vers l’Europe. Après de multiples négociations, les passagers ont pu débarquer à Anvers. Quelques pays européens (GrandeBretagne, France, Belgique, Pays-Bas) les ont accueillis, avec pour conséquence que peu de temps après certains d’entre eux sont retombés aux mains des nazis. Ceux-ci pouvaient alors se targuer que : “Tout le monde critique notre politique des Juifs, mais personne ne veut accueillir de réfugiés juifs, donc au fond, vous nous donnez tous raison.” HUMO : Le moment est venu de mettre en garde contre la loi de Godwin : le premier qui fait référence à Hitler perd le débat. Busch: “C’est une formule facile pour éviter la discussion, ou pour refuser de voir des parallèles. Mais les dix étapes qui ont mené au génocide d’Auschwitz et
à d’autres ethnocides ont toujours commencé par des démarches plutôt innocentes. Tout d’abord, il y a la classification. Regardez votre propre carte d’identité : si, en haut à gauche, il est écrit “België”, vous êtes Flamand(e), s’il est écrit “Belgique”, vous êtes francophone. Il s’agit d’une carte d’identité belge, mais elle vous classifie selon votre langue, sans que vous en soyez conscient. En soi, rien de mal, de même qu’il n’y avait rien de mal à l’initiative des colonisateurs belges d’antan de mentionner sur les cartes d’identité rwandaises si les citoyens étaient hutus, tutsis ou pygmées. En soi, c’était innocent, mais sans cette classification, le génocide rwandais n’aurait jamais pu être organisé avec tant d’efficacité.”
leur équipe, les SS portaient avec fierté leurs insignes. Mais la symbolisation peut tout aussi bien être une étoile jaune imposée aux Juifs, d’abord sur le passeport, ensuite sur le revers du manteau ou de la veste. En troisième et quatrième lieux viennent la discrimination et la déshumanisation. Radio Mille Collines parlait des “cafards” ou des “cancrelats” qu’il fallait éradiquer, les nazis parlaient de “rats” ou d’Untermenschen (soushommes). ” Cassiers: “On retrouve une fois de plus la puissance du langage pour préparer le chemin qui mène à des actes d’abord impensables et finalement considérés comme normaux.”
HUMO : Mais même là, on est encore à des années-lumière de ce camp.
Busch: “Il s’agit d’une radicalisation lente et cumulative d’une société. Le développement d’une propre moralité aussi, entièrement détachée de l’autre.”
Busch: “Bien sûr. La deuxième étape est encore innocente: symboliser. Les supporters d’un club de foot arborent avec fierté un T-shirt de
Cassiers: “Ce qui m’intrigue, c’est qu’ils n’ont jamais vu cette contradiction interne: ils se considéraient comme une race supérieure, dotée de très hautes
valeurs morales comme l’honneur, la loyauté, etc. Et néanmoins, sur le plan éthique, ils pouvaient sombrer dans les gouffres les plus obscurs.” Busch: “Ils ne l’envisageaient pas de la sorte. Ils se considéraient comme éthiquement supérieurs. Comme des professionnels qui tentent d’accomplir leur tâche le mieux possible, en respectant des règles, des normes et des valeurs rigoureuses. On a retrouvé des règlements du camp dans lesquels le commandant Höss interdit de tirer au hasard ou ordonne de maintenir l’ordre et la propreté. Il fallait que règnent l’ordre et l’obéissance, justement pour prouver qu’ils n’étaient pas des barbares. Mais ces normes et valeurs ne comptaient que pour le groupe d’inclus, non pas pour l’objet à éliminer, exclu de ce groupe.” Cassiers: “Mais il est quand même inimaginable que tout le monde ait suivi cette logique, qu’il n’y ait quasi pas eu d’exception. Là, on minimise très fortement
la responsabilité individuelle. On dirait qu’il s’agit d’une fatalité, comme si on ne pouvait pas dire non.” Busch: “Il ne faut pas oublier que cela s’est déroulé suivant une initiation graduelle. Ainsi, il y avait un médecin nazi belge à Auschwitz qui n’a pas voulu participer à la sélection des prisonniers. On l’a placé sous l’autorité du Dr Mengele, qui s’est entretenu avec lui des théories raciales, de la grandeur du Reich et lui a expliqué à quel point ce travail était important dans ce cadre. En quelques semaines, ce médecin belge était convaincu de l’utilité d’Auschwitz, comme ceux qui partent aujourd’hui combattre en Syrie après s’être radicalisés en aussi peu de temps.”
DE VRAIS PROFESSIONNELS Une des baraques les plus atroces d’Auschwitz I est le Block 11, ou la prison. Des cellules d’un mètre carré, où les prisonniers devaient passer des jours et des jours debout. Des instruments de
torture auxquels on suspendait les prisonniers jusqu’à ce que leurs épaules se déboîtent. Dans la baraque avoisinante, Mengele pratiquait ses expériences. Cassiers: “Je peux tenter de comprendre que des personnes enrôlées dans une organisation d’extermination de masse y participent, forcées par leur fonction et la pression du groupe, mais pourquoi ces actes de cruauté extrême ? N’y a-t-il pas un élément de sadisme là-dedans ?” Busch: “Pas forcément. On ne passe pas d’un seul coup du blanc au noir, mais on est poussé petit à petit chaque fois un peu plus loin. D’abord, on observe comment fonctionne une certaine technique de torture, puis on essaie de l’appliquer, et par la suite on la pratique avec de plus en plus de savoir-faire : on ne se sent pas sadique, mais “expert en techniques d’interrogatoires”. Ce mécanisme a joué partout. Les constructeurs de fours dans les crématoires en ont fait un point d’honneur de pouvoir incinérer le plus de
“Le commandant du camp Rudolf Höss est dépeint comme l’incarnation du mal, mais il avait les compétences d’un grand PDG, non pas celles d’un absolu psychopathe. ” corps possible en un minimum de temps, c’était leur brevet de compétence et ils ne le ressentaient nullement comme de la complicité de génocide.” Cassiers: “Mais il n’existe tout de même pas de raisons rationnelles pour cette cruauté extrême ?” Busch: “Et pourtant… On peut les comparer aux plumes du paon. D’un point de vue évolutionnaire, la queue du paon paraît sans intérêt : elle requiert énormément d’énergie pour la traîner et permet à tous les prédateurs du paon de le repérer de loin. Cependant, il y a aussi un avantage évolutionnaire : les femelles considèrent la queue comme un bon signal de statut et de pouvoir. De la
même manière, le plus impitoyable des bourreaux se retrouve tout en haut de la hiérarchie : il ose faire ce que d’autres hésitent à accomplir. Des choses extrêmes, que les témoins n’oublieront jamais et qui appellent à la vengeance. Or, seuls les braves osent provoquer un désir de vindicte, non ? La violence qui, à première vue, n’est pas fonctionnelle peut toutefois l’être. Les décapitations perpétrées par Daesh ne peuvent être commises que par des esprits perturbés disent nos médias. Eh bien, non. Ce sont les éléments d’élite qui les pratiquent. Sans pitié, ils hissent la propre idéologie à un degré de supériorité en habillant leurs adversaires de combinaisons orange comme à Guantánamo,
Leçons d’Auschwitz en faisant un doigt d’honneur aux ÉtatsUnis, le grand ennemi, et en montrant que l’autre n’est plus un être humain.” Cassiers: “Cela en appelle aussi à l’une des émotions les plus primaires : éveiller la peur et la théâtraliser. À l’instar de certains de nos politiciens qui préfèrent jouer sur la peur plutôt que de proposer des solutions. Tous des metteurs en scène de la peur. (Silence) Et ils le font mieux que moi, nom de Dieu !” HUMO : N’y avaitil réellement pas d’Allemands à Auschwitz qui étaient troublés par ce qui s’y passait ? Busch: “Seule une infime minorité. Environ un tiers allait sans remords au-delà de ce qu’on exigeait d’eux. La très grande majorité obéissait docilement et exécutait les ordres, et seul un tout petit groupe exprimait des plaintes : il y a des signalements de cas de burn-out,
d’alcoolisme et de stress post-traumatique, certainement dans les équipes chargées des exécutions. Il y avait de la compréhension pour ces cas : dans les kilomètres d’archives du camp, on ne retrouve pas une seule mention de punition grave pour des soldats ayant refusé de procéder à une exécution ou qui n’y parvenaient plus. Ils recevaient une permission ou étaient transférés ailleurs. S’ils pouvaient mettre une croix sur toute promotion, ils n’étaient toutefois pas, ou à peine, punis. Le développement du gaz Zyklon-B en est une conséquence directe : parce que les fusillades devenaient trop traumatisantes pour les soldats, on a commencé à expérimenter le gaz de cyanure d’hydrogène (ou acide prussique) dans les prisons et dès qu’ils avaient trouvé la bonne concentration, cela s’est révélé particulièrement efficace. Voilà qui était aussi caractéristique de leur organisation : celle-ci était résolument descendante, mais une
“Pour beaucoup, cela reste une énigme qu’après avoir passé la journée à gazer, certains bourreaux pouvaient paisiblement écouter du Bach ou du Wagner, mais l’art faisait office de marque de supériorité. ”
“bonne” idée imaginée à un échelon inférieur, comme l’utilisation du Zyklon-B, était volontiers admise. On dépeint de préférence Rudolf Höss, le commandant du camp, comme l’incarnation du mal, mais il n’était pas fou, il était plutôt un excellent PDG de complexe d’extermination industrielle. Organiser l’anéantissement de centaines de milliers de prisonniers, satisfaire des milliers de membres du personnel, stimuler la participation du bas de l’échelle hiérarchique… Toutes des compétences de grand PDG, pas celles d’un absolu psychopathe.”
PETITE FÊTE D’ENTREPRISE DE LA MORT Christophe Busch nous fait une visite guidée de l’arrière-pays d’Auschwitz, où les touristes ne viennent jamais : les complexes industriels du géant de la chimie IG Farben – au moins quatre fois la superficie d’Auschwitz – qui crachent de la fumée à ce jour, où des centaines de milliers de travailleurs forcés ont fabriqué des munitions et du caoutchouc jusqu’à mourir d’épuisement et de privation. Chaque fois que nous tentons de garer la voiture, l’agent de sécurité nous chasse des barrières fermées. Partout dans la région, on aperçoit des rangées et des rangées de box de garage en
béton. Il ne s’agit pas de souvenirs de l’époque communiste comme le prétend la génération actuelle de Polonais, mais d’hébergements d’urgence pour les travailleurs forcés du camp. Dans tout l’arrondissement, on tombe sur des bornes iconiques du camp, des vestiges de baraques, des garages militaires, des dépôts de pommes de terre, des ruines d’usines. Busch: “Beaucoup de gens pensent qu’Auschwitz ne comporte que les deux camps conservés dans la zone délimitée de l’Unesco, et cela permet de continuer à prétendre qu’il s’agissait d’une enclave allemande dont la population locale ignorait tout ou presque. La réalité est qu’on ne pouvait pas ne pas le voir, parce que toute la région était parsemée de preuves de l’existence des camps et du travail forcé, et parce que les Juifs d’Oświęcim, la petite ville située juste à côté du camp dont plus de la moitié de la population était juive, ont disparu en peu de temps. Il est vrai que le camp était dirigé par des nazis et des collaborateurs, mais ils n’ont pas choisi cette région reculée sans raison : la population locale y était considérablement antisémite.” Par une porte arrière, on arrive à la Kommandatur, où résidaient Höss, sa famille et ses officiers. Derrière la maison coule la Sola, dans laquelle
les enfants pouvaient nager. Dans le jardin se dressait une espèce rare de cerisiers du Japon. L’odeur des fleurs masquait l’odeur du crématoire, situé à peine cent mètres plus loin, caché derrière un muret. Cassiers: “Ils vivaient littéralement sur leur lieu de travail et n’éprouvaient aucune honte.” Busch: “Auschwitz n’était pas la Sibérie pour les nazis envoyés ici : l’élite du IIIe Reich se retrouvait ici. Les villes allemandes étaient bombardées et sur le front de l’Est, il fallait se battre dans les tranchées. Mais ici, on était en sécurité et on disposait de tout le luxe possible. Plus loin, il y avait une grande salle, la SS-Küche, où ils organisaient des spectacles de théâtre, des projections de film, des conférences et des
concerts.” Cassiers: “Pour beaucoup, cela reste une énigme qu’après avoir passé une journée à gazer, certains bourreaux pouvaient paisiblement écouter du Bach ou du Wagner, mais je commence à comprendre. L’art faisait office de marque de supériorité. Le raisonnement tordu qu’ils ne pouvaient pas être des barbares s’ils appréciaient la grande musique. ” Busch: “Il y a dix ans, un album de photos a fait surface, avec des images de l’adjudant du commandant du camp, Karl-Friedrich Höcker. Cet album contient des photos invraisemblables, prises au barrage sur la rivière Sola, où on devine l’atmosphère d’une joyeuse petite fête d’entreprise : des gens qui dansent et rient, un accordéon,
tout le monde de bonne humeur, un véritable moment de team building. Entretemps, nous savons avec précision quand ces photos ont été prises: le 15 juillet 1944, six mois avant la libération du camp. Ce jour-là, les participants avaient reçu une distinction honorifique pour avoir gazé et incinéré 320 000 Juifs hongrois en à peine deux mois. Cela méritait d’être dignement célébré et démontrait qu’ils devenaient de plus en plus professionnels et efficaces. Alors qu’à ce moment, ils auraient déjà pu savoir que la guerre était perdue. Mais jusqu’à la toute fin, ils ont continué à construire et à étendre le camp : quelques semaines avant sa libération, lorsqu’on entendait déjà les canons russes, ils ont encore inauguré un hôpital.”
Cassiers: “Ces photos sont plus choquantes que les cadavres empilés, parce qu’elles sont totalement amorales : on y voit des gens heureux d’avoir anéanti d’autres gens et qui ne montrent pas la moindre notion de culpabilité – au contraire. ” Busch: “Un mécanisme très utile était la compartimentation de l’horreur. À son procès, Adolf Eichmann a plaidé non coupable en affirmant n’avoir tué personne, juste organisé l’un et l’autre, conservé et classé des documents. Les secrétaires des SS ne faisaient que transmettre les messages télex, les médecins ne faisaient que séparer les malades des personnes en bonne santé, les kapos ne faisaient qu’accompagner des transports. Le Zyklon-B était finalement
Leçons d’Auschwitz répandu dans les chambres à gaz par les Sonderkommandos, composés de travailleurs forcés, eux-mêmes supprimés tous les quelques mois. C’est ce qui a rendu si difficile l’inculpation des coupables et la détermination des peines. Des gens qui n’avaient tué personne de leurs propres mains portaient souvent une plus grande responsabilité parce qu’ils avaient élaboré des techniques permettant à d’autres de procéder à des exterminations de masse. Mais notre droit pénal est basé sur la punition et la responsabilité individuelle, il n’a pas été conçu pour juger un système. Ainsi, bon nombre
de Schreibtischtäter (criminels de bureau – NDLR) s’en sont tirés avec des peines légères.” Cassiers: “Comme beaucoup de collaborateurs économiques. IG Farben et Volkswagen payaient volontiers la SS pour recevoir des travailleurs forcés, Hugo Boss a dessiné et confectionné leurs uniformes…” Busch: “Exact, mais comment une entreprise allemande pouvaitelle sinon survivre à la guerre ? Elle ne pouvait qu’entrer dans la logique du système. N’oubliez pas qu’une société tout entière a sombré dans l’extrémisme.” HUMO : Il n’y a eu qu’une seule petite révolte à Auschwitz.
“La question juive était à plusieurs égards également un problème de réfugiés. Bon nombre de pays européens ont refusé d’accueillir des Juifs. ”
Comment expliquezvous que des personnes n’ayant plus rien à perdre aient quand même subi leur sort avec résignation ? Busch; “Il n’existe pas seulement une logique des bourreaux, mais aussi une logique des victimes. Tout d’abord, quasi personne n’avait une condition physique lui permettant d’entreprendre quoi que ce soit. Et même si on parvenait à s’enfuir, où aller ? À des kilomètres à la ronde, il n’y avait que des forêts inhospitalières. Bon nombre se sont jetés sur les fils électriques des grillages et se sont suicidés ainsi. Natan Ramet, le fondateur du Musée juif de la Déportation et de la Résistance à la Caserne Dossin, a réussi à refaire la queue à deux reprises lors d’une distribution d’urgence, ce qui lui a permis d’obtenir deux portions de soupe aqueuse. Un autre prisonnier ayant fait la même chose a été pris sur le fait et aussitôt abattu. La vie ou la mort dépendait parfois de la chance et du hasard de ne pas être surpris. Mais ce qui était surprenant lors de notre
commémoration était de voir tous ces survivants octogénaires garder les rangs une heure durant, droits comme des i, alors que de jeunes soldats avaient manifestement du mal à tenir : ces survivants devaient vraiment avoir une constitution de fer.”
FIXER L’ENFER Nous sommes à présent sur quai de Birkenau, mondialement connu depuis Schindler’s List, le film de Steven Spielberg couronné de sept Oscars. C’est là qu’on déterminait qui allait d’emblée à la chambre à gaz et qui entrait en ligne de compte pour le travail forcé. Les rails de train menant à la mort paraissent trop petits pour tous ces transports, et c’est en effet le cas. La plupart des transports ferroviaires arrivaient à la Judenrampe, une gare de triage à proximité du camp, délibérément occultée jusqu’il y a peu en Pologne – ce qui permettait de continuer à prétendre que les cortèges de Juifs ne défilaient que dans le camp et ne pouvaient être vus par
la population locale. Cassiers: “C’est le vide, l’énormité de tout ce qui a disparu qui rend le spectacle encore plus bouleversant que les baraques d’Auschwitz I, qui ont aussi abrité de nombreux prisonniers politiques (Auschwitz I était le camp de base, Auschwitz IIBirkenau, le camp d’extermination, NDLR). Ceci est véritablement le lieu où la mort était un article de masse, où le protagoniste Max Aue fixe l’enfer sans sourciller. Plus d’un million de morts : comment peut-on le concevoir ? C’est tellement horrible que je peux parfaitement comprendre que la réaction la plus naturelle soit de détourner le regard, de nier que nous aussi, nous serions en mesure de perpétrer une telle chose si les circonstances s’y prêtaient – les récits, les symboles et les leaders. Cela s’est reproduit au Rwanda, à Srebrenica, en Syrie. D’où nous vient la certitude que cela ne pourrait plus jamais se produire chez nous ? À voir comment nous traitons les réfugiés, n’avons-
nous pas déjà franchi un pas en direction de la déshumanisation, l’étape qui précède la persécution ?” Busch: “Les gens le nieront, parce que c’est le dernier message qu’ils veulent entendre. Après sa fameuse expérience, lors de laquelle une majorité de sujets testés se sont révélés disposés à administrer, sans état d’âme, des électrochocs très douloureux à des personnes qu’ils croyaient être les sujets testés, le professeur Milgram a décrit les résultats à deux groupes d’étudiants qui n’avaient pas participé à l’expérience. À un groupe, il a dit que 65 % des sujets testés étaient disposés à administrer un choc mortel, ce qui était vrai. À l’autre groupe, il a dit que seuls 10 % y étaient disposés. Le premier groupe a considéré son affirmation comme hautement improbable. Le second groupe a considéré l’affirmation comme très vraisemblable. Nous ne voulons tout simplement pas prendre conscience que même sans grand effort de la part d’une autorité, nous sommes
“Tant le nazisme que Daesh professent un culte de la jeunesse, la nouvelle génération va effacer le passé et éradiquer les problèmes.”
susceptibles de la suivre aveuglément, et que nous devenons par conséquent non pas tant immoraux qu’amoraux. ”
ÉTAT DE SIÈGE À Birkenau, trois étages de lits de camp se superposent aussi dans les baraques de femmes. On se bagarrait pour pouvoir occuper l’étage supérieur, afin de ne pas subir les écoulements de fluides corporels quand une personne mourait ou avait la dysenterie. Ici, c’était le royaume d’Irma Grese, une gardienne particulièrement cruelle, qui ligotait les jambes des femmes enceintes afin que la mère et l’enfant meurent en couche. Elle a inspiré le personnage d’Ilsa, la louve des SS, une série
de films pornos des années 70. Avant d’être exécutée par les alliés, Irma Grese, âgée d’à peine 22 ans, conclut sa dernière lettre par les mots : “Mon sort peut être dans les mains du juge, mais pas mon honneur.” Cassiers: “Cette négation est omniprésente : dans les procès, dans l’univers mental de Max Aue, dans le Wir haben es nicht gewusst (nous ne savions pas) de la population allemande après la guerre. Chaque fois, la négation comme phase finale du génocide. Chaque fois, la radicalisation fulgurante des jeunes, d’une jeune fille ici. Encore un parallèle : aussi bien le nazisme, le fascisme de Mussolini que Daesh ont pratiqué ou
Leçons d’Auschwitz
pratiquent un culte de la jeunesse, la nouvelle génération va effacer le passé et éradiquer, immédiatement et définitivement, les problèmes.” HUMO : Au cours des dernières années, vous avez monté toujours plus de spectacles ayant trait au pouvoir et à l’abus de pouvoir, à la dislocation et au bouleversement de sociétés. Cassiers: “Ce que je ne faisais pas autrefois. Je suis issu d’une génération de metteurs en scène qui considérait la remise en question des formes anciennes de compagnies de répertoire classique
comme son premier devoir. Durant les huit années passées à Rotterdam, j’ai monté beaucoup de belles pièces, mais des productions que j’aurais pu faire partout dans le monde. Je n’ai pas vu venir ce qui a entre-temps eu lieu à Rotterdam – la montée de Pim Fortuyn, son assassinat, la façon dont cette ville et son vivre ensemble ont basculé. La manière dont cette dynamique s’est enclenchée, les mécanismes à la base de cette évolution, les raisons pour lesquelles une société peut soudain prendre une orientation totalement différente, tout cela me fascine infiniment à ce
jour. Une fascination pour l’accès au pouvoir et pour ce qu’on peut en faire une fois qu’on l’a acquis.” HUMO : Votre version des Bienveillantes dure un peu plus de trois heures. Dans une société où tout doit être dit en 140 caractères, c’est quasi une provocation. Cassiers: “Faut ce qu’il faut, non ? (rit) Où ailleurs qu’au théâtre peut-on encore ainsi mettre l’accent ? “Prenez place, éteignez votre portable, et je vous emmène, avec tout le public, dans une histoire qui raconte quelque chose, qui vous donne des notions, qui
éveille des émotions.” Cela ne réussit pas tous les soirs, mais parfois, on entend la respiration quasi simultanée de la salle, le public qui, comme un seul homme, vit chaque mot qui est prononcé. Ce sont les moments pour lesquels je continue à faire ce que je fais.” HUMO : Avec la conscience que la plupart du temps vous prêchez des convaincus ? Cassiers: “Même si tel est le cas, ces personnes ont toujours le droit de se voir présenter des histoires et des arguments pour mieux défendre leur position. J’ai un jour mis en
scène un monologue avec Viviane De Muynck, inspiré de Time’s Arrow de Martin Amis : l’histoire d’un médecin de camp, raconté de la fin au début. Sur son lit de mort, elle ouvre les yeux, se lève, retourne à son cabinet, voyage en Europe, devient médecin de camp à Auschwitz, réassemble les corps des gens, les guérit, crée à l’aide des chambres à gaz un tout nouveau peuple qui part à la conquête du monde.” HUMO : Peut-on inverser les choses? Dénazifier des nazis? Déradicaliser des combattants de Daesh? Busch: “C’est difficile, souvent impossible, mais parfois ça réussit. Il arrive qu’il y ait un catalyseur qui fasse prendre conscience à quelqu’un. Comme tenir quelqu’un en joue et soudain se rendre compte qu’il ou elle ressemble comme deux gouttes d’eau à un jeune frère ou une
jeune sœur. Cela brise la spirale et la raison peut reprendre le dessus sur l’endoctrinement. C’est pour cela qu’il me semble que nous nous y prenons mal avec les combattants qui reviennent de Syrie. Certains d’entre eux partent combattre, incontestablement, mais d’autres pensaient aller proposer leur aide humanitaire. Il ne faut pas être naïf et tout prendre pour argent comptant, mais coller systématiquement un bracelet électronique à tous ces jeunes gens n’est pas une très bonne idée pour autant. Quelqu’un qui a vécu cette expérience et qui en est revenu est mille fois plus crédible en tant que témoin que n’importe quel psychologue qui tente d’expliquer comment fonctionnent ces mécanismes.” Cassiers: “Ça aussi, c’est universel. Mon père (l’acteur et metteur en scène Jef Cassiers, NDLR) était alcoolique et a fini par suivre une
cure de désintoxication. Il a guéri et les dernières années de sa vie, il a témoigné et aidé beaucoup de gens à en finir avec l’alcool, comme lui. Le fait d’être devenu un exemple lui a aussi donné de la force pour ne pas replonger.” HUMO : Qu’est-ce qui vous préoccupe aujourd’hui ? Busch: “La façon dont nous réagissons à la terreur. Les ÉtatsUnis, qui ont édicté le Patriot Act après le 11 septembre et ont suspendu, jusqu’aujourd’hui, certaines de leurs valeurs fondamentales. La France, berceau des Lumières, qui a décrété l’état d’urgence après les attentats du 13 novembre et qui le maintient. La façon dont des personnalités publiques mettent en avant et défendent des idées toujours plus radicales, ce qui provoque par ricochet un radicalisme de l’autre côté du spectre et n’est plus contredit par le centre, qui tente
désespérément et vainement de jeter un pont entre ces extrêmes. Où se situe la force capable de surmonter la culture de la peur quotidienne ? Je trouve par contre fantastique que Catherine De Bolle, commissaire générale de la police fédérale, envoie ses officiers à la Caserne Dossin apprendre comment fonctionnent ces mécanismes. HUMO : Mais le lendemain, on envoie ces agents à la frontière française refouler des réfugiés, à l’encontre des accords de Schengen. Busch: “Oui, mais au moins, ils auront eu l’occasion de réfléchir à ce qu’ils font là. Ils discuteront avec les réfugiés, ils les approcheront et les traiteront sans doute différemment. Pour ce qui fut autrefois une organisation très militaire, je trouve que c’est un pas en avant.”
HUMO, 8 mars 2016