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BASE jump
Grandeur et turbulences
Les sommets classiques de l’alpinisme trouvent une seconde jeunesse en étant le point de départ d’adeptes de la chute libre en montagne, le BASE jump ou paralpinisme. Dans le même temps, de nombreux décès ont endeuillé le milieu cet été, ravivant une flamme médiatique trop souvent focalisée sur le côté obscur d’une activité exigeante. Bilan d’une pratique alpine à part entière, avec son histoire, sa culture, ses risques objectifs et ses excès inhérents. TEXTES ET PHOTOS : ULYSSE LEFEBVRE (SAUF MENTION).
L
e 29 juillet 1989, Erich Beaud met entre parenthèses son parcours d’alpiniste et d’himalayiste et réalise le premier saut de falaise en France en s’élançant depuis le Marteau, dans la chaîne des Fiz: « À l’époque, on pensait qu’il n’était pas possible d’ouvrir un parachute à moins de 700 mètres du sol. Le marteau en fait 270. J’étais convaincu que c’était possible. J’ai tout de même sauté avec trois parachutes ! » C’est le début de l’aventure du BASE jump en France, comprendre Building (immeuble), Antenna (antenne), Span (travée de pont) et Earth (terre), et plus particulièrement depuis ce dernier élément, les falaises et les sommets. La discrétion avec laquelle Erich Beaud va ouvrir des dizaines d’exits (points de départ de sauts) dans les années 1990 n’a d’égale que le nombre de vidéos de sauts circulant aujourd’hui en ligne.
Le temps des projecteurs
© ULYSSE LEFEBVRE
Si Jean-Marc Boivin fut un représentant médiatique mais furtif de la discipline, le BASE jump reste longtemps une discipline discrète. Beaud: « À l’époque, le BASE est très mal vu par la Fédération de parachutisme. Elle menace même de retirer sa licence à toute personne sautant en BASE. Le petit milieu des sauteurs a donc entretenu longtemps une culture du secret. » Aujourd’hui, l’évolution des caméras embarquées inonde d’images impressionnantes les yeux des prétendants. Malgré un nombre relativement réduit de pratiquants en France (environ 150 réguliers), l’importance de l’activité est démultipliée par le prisme du sensationnel. Et l’effet pervers est double. D’un côté, le BASE jump est banalisé et l’accès aux compé-
Concentration et battements d’ailes quelques secondes avant le grand saut, depuis le Brévent. L’extracteur est bien visible et accessible en bas à droite du sac.
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Tendance tences nécessaires parfois dangereusement écourté. Pour Roch Malnuit, l’un des plus actifs pratiquants, basé à Chamonix « c’est l’effet des vidéos qui ne montrent pas toute la préparation et la concentration préalables. Cela peut rapidement ressembler à un jeu, sauf qu’en BASE jump, on n’a pas droit à l’erreur ». Erich Beaud ajoute: « En escalade, un grimpeur de 4 n’ira pas bien loin au pied d’une voie en 9 et ne se fera pas bien mal. En BASE, n’importe qui peut sauter de n’importe quel exit, sans retour possible. » D’un autre côté, les accidents mortels sont surmédiatisés et desservent la cause d’un sport « qui peut être pratiqué de manière raisonnable et durable », selon Beaud. On n’a jamais autant parlé des ouvertures que cet été (voir
encadré Chronique d’un été alpin). Maël Baguet, alpiniste savoyard et jeune BASE jumper, conteste pourtant l’idée d’un âge d’or de la pratique: « C’est plutôt l’âge d’or médiatique qui dérive en présentant le BASE jump comme un sport suicidaire. On a beau tenté de raconter et partager, les images de vols sensationnels voire d’accidents restent dans la tête des gens. » Dans les faits, le parcours du BASE jumper est long et rigoureux.
Accidentologie et expérience En 2004, Erich Beaud, Jean-Noël Itzstein et Christophe Blanc-Gras créent l’association de paralpinisme, afin de donner une structure aux pratiquants, tout en se concentrant sur la
pratique alpine du BASE jump, d’où le terme de paralpinisme. Deux ans plus tard, l’association est affiliée à la FFCAM, offrant notamment une assurance aux 250 BASE jumpers membres. Mais cette association de paralpinisme n’a pas vocation à former les candidats au grand saut, simplement à les accompagner dans leur démarche, à répondre à leurs questions. Roch Malnuit, président pour sa part de la French BASE Association, affiliée également à la FFCAM depuis 2013, estime que « l’apprentissage est long et en décalage avec la rapidité recherchée de nos jours. » Un parcours « initiatique » insiste Beaud dans son topo en ligne pour les membres de l’association (voir encadré p. 21). Par ailleurs, un bagage
© ULYSSE LEFEBVRE
Roch Malnuit s’élance depuis le Brévent. Tout jeune, Roch apprend à coudre ses combinaisons à la maison sous la houlette de son père, Jacques Malnuit, précurseur de la wingsuit en France.
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Devenir BASE jumper : un parcours initiatique communauté est la clé. Erich Beaud: « Il faut se rendre sur les exits, observer les sauteurs, discuter, pourquoi pas conduire la navette pour tisser du lien. » L’objectif est clairement de trouver un mentor qui transmet son expérience et amène le débutant sur des sauts faciles. Le temps de chute libre sera alors progressif: ouverture immédiate extracteur en main, depuis un pont ou une paroi déversante, puis chutes de cinq à six secondes avant de passer à des sauts plus longs où l’ouverture de la voile elle-même devient technique en raison de la
vitesse terminale qui varie entre 180 et 200 km/h. Une ou deux écoles existent en Norvège ou aux Etats-Unis, proposant même des sauts en tandem. « Le tandem n’a aucun intérêt dans la formation, c’est plus un tour de manège. Le système de parrainage reste à mon avis le plus constructif », conclut Maël Baguet. L’autonomie s’acquiert ensuite en variant les configurations de sauts, les lieux. Quant à la wingsuit, il faudra repasser par la case avion pour apprendre à évoluer ainsi vêtu, avant de se lancer pour la première fois d’un exit.
© CHRISTINE CARAYON/FONDS PHOTO PARAMAG
Le chemin est long avant de s’élancer du haut de son premier exit et il n’existe aucune école de BASE jump en France. Pour y arriver, la première étape est celle de la chute libre d’avion, pour maîtriser l’évolution du corps dans l’air et l’ouverture de la voile. L’obtention du PAC (Progression accompagnée en chute) s’obtient en une dizaine de sauts encadrés par deux moniteurs, mais l’association de paralpinisme recommande un minimum de 150 sauts d’avion avant de prétendre à la falaise. Ensuite, l’intégration dans la
alpin est un atout pour atteindre des exits parfois techniques. Julien Dusserre, guide haut-alpin et BASE jumper depuis un peu plus d’un an, explique : « Connaître la montagne et les techniques d’évolution permet d’accéder plus sereinement aux exits techniques. Cela apporte surtout la capacité à renoncer. » Concentration et humilité restent la règle pour ne pas se brûler les ailes. Erich Beaud analyse chacun des accidents de BASE jump, afin de comprendre et d’exposer les circonstances à la communauté. Sur les 14 décès survenus entre 2011 et cet été 2013, ce dernier juge que seuls trois d’entre eux sont dus à la fatalité, équivalent aux risques objectifs auxquels s’expose l’alpiniste. « Les onze autres n’auraient pas dû arriver et sont clairement dus à un nonrespect des règles (tacites) du BASE, des erreurs de débutants. Malgré tout, la plupart des BASE jumpers étaient des sauteurs confirmés.” Les trajectoires potentielles sont souvent multiples, et choisir la plus difficile (proximité du rocher, pilotage complexe…) est souvent une cause d’accident qui aurait pu être facilement évité. « Le problème, c’est que le BASE n’est pas comme le vélo. On oublie vite et il faut pratiquer régulièrement avant de se lancer à nouveau dans un saut difficile. » Reste un nombre d’accidents en hausse inquiétante, soit 11 de 1989 à 2010 pour 14 ces trois dernières années, en parallèle d’un nombre global de sauts assez stable, quoiqu’on puisse imaginer. La communauté des sauteurs n’est pourtant pas insensible à ce phénomène, et des propositions émergent sur les forums spécialisés. Certains proposent par exemple l’application du concept du guide suisse Werner Munter au BASE jump, méthode d’analyse du risque initialement dédiée à l’estimation du risque d’avalanche. La wingsuit, cette combinaison reliant bras et jambes et offrant une surface de portance plus grande au paralpiniste, jouit d’un fort succès depuis deux ou trois ans, en lien avec des évolutions techniques importantes. « Au départ, Ci-contre : 29 juillet 1989, Erich Beaud réalise le premier saut de falaise en France au Marteau (2 289 m), dans la chaîne des Fiz, en sautant depuis le dernier relais de la voie GurékianLenoir.
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© ROCH MALNUIT
Premières secondes de chute lors de l’ouverture de la Dent du Géant.
Chronique d’un été alpin prolifique
pMeije, Grand Pic (3 983 m), face nord, le 10 juillet : "Gangbang" ouvert en wingsuit par François Gouy, Pierre Fivel, Philippe Jean et Julien Millot. Exit à 3 925 m, en bout de vire sous le Cheval rouge, en sortie de La Directissime des potes. pMeije, Doigt de Dieu (3 973 m), face sud, le 14 juillet : "Chocards déplumés" ouvert en wingsuit par François Gouy et Bertrand Givois. Exit du sommet. Accès par la voie normale du Doigt de Dieu depuis le refuge de l'Aigle. Exit déjà sauté en 2009 par Benoît Paquet, mais en glisseur bas, c’est-à-dire avec ouverture instantanée du parachute. pDôme des Écrins (4 015 m), le 19 juillet : ouvert en wingsuit par Maël Baguet et Mathieu Leroux. Exit en face nord, 15 m sous le sommet, au-dessus de la voie Mayer-Dibona. Montée d'une traite au sommet, par le col des Écrins. Tout comme au Doigt de Dieu, Benoît Paquet avait déjà sauté du Dôme en 2009 mais avec glisseur bas. pAiguille Noire de Peuterey (3 772 m), face ouest, le 14 juillet : ouvert en wingsuit par Roch Malnuit, Matt Gerdes, Erwan Madoré et Pierre Fivel. Exit à la pointe Bich (3 753 m). Montée par l'arête est en 10 heures. pPic de Bure (2 709 m), face est, le 23 juillet : ouvert en pantalon de dérive le 23 juillet par Julien Dusserre, Arnaud Bayol et Jérôme Parat. Nouvel exit,
60 m sous le sommet. 280 m de verticale. Saut déjà réalisé par Benoît Paquet en 2003 par un autre exit. pGrandes Jorasses (4 208 m), le 28 juillet : ouvert par Valery Rozov en wingsuit. Exit en face sud environ 300 m sous la pointe Walker. pJungfrau (4 158 m), le 11 août : ouvert par Patrick Kerber en wingsuit. Exit à 4 060 m. Plus long saut existant à ce jour avec 3 240 m de dénivelé. pGrépon (3 482 m), le 3 septembre : “What would Walerydoo” ouvert par Julien Millot, Freddy Montigny et Sébastien Brugalla. Montée par le couloir Charmoz-Grépon. Passage obligé dans la fissure Mummery. Exit depuis la plateforme nord. 80 m de verticale. pAiguille de l’M (2 844 m), le 4 septembre : ouvert par Roch Malnuit et Matt Gerdes. Exit à la pointe Albert. Montée par le col de la Buche. pDent du Géant (4 013 m), le 6 septembre : ouvert en wingsuit par Roch Malnuit et Matt Gerdes (déjà sauté en 1990 par Patrick de Gayardon et Bruno Gouvy mais en lisse avec dépose héliportée). pAiguille du Plan (3 673 m), le 6 septembre : ouvert en wingsuit par Valery Rozov. Exit 70 m sous le sommet, à la jonction avec l’arête. Montée par la traversée Midi-Plan. pRognon du Plan (3 601 m), le 8 septembre : ouvert en wingsuit par Roch Malnuit, Matt Gerdes et Erwan Madoré. Montée par la traversée Midi Plan.
© JULIEN MILLOT
pRâteau, sommet est (3 809 m), le 22 juin : "Gorets dans la brume", ouvert en wingsuit par François Gouy, Bertrand Givois et Pierre Fivel. Exit de la crête sommitale.
Préparation à l’ouverture de l’exit du Grépon.
la wingsuit était un élément de sécurité qui permettait de s’éloigner de la paroi en planant après mise en pression des ailes », rappelle Beaud. Aujourd’hui, beaucoup y voient l’aboutissement d’un parcours de sauteur. Mais elle doit rester une option parmi d’autres comme l’explique Erich Beaud: « Parler uniquement de la wingsuit en BASE jump serait comme de parler uniquement de la cascade de glace en alpinisme, ce n’est qu’une discipline parmi d’autres, tout comme le pantalon de dérive. » Mieux vaut donc prendre le temps de sauter « en lisse » c’est-à-dire sans combinaison pour ne pas sauter les étapes. Baguet: « Le problème, c’est la course à la proximité avec le sol ou la paroi, le proxi-fly que permet la wingsuit. Parfois pour certains, la tête passe mais pas les jambes et c’est le carton. » Dix jours après le premier saut depuis le Brévent à Chamonix (2 525 m), le 3 juillet 2012, le maire de Chamonix, Éric Fournier interdit le saut. Trente à quarante BASE jumpers se bousculaient tous les jours à l’exit. « C’est un saut technique mais très populaire au vu des deux minutes d’approche via le téléphérique », précise Roch Malnuit. Depuis, le saut n’est plus interdit mais réglementé, avec des plages horaires dédiées aux BASE jumpers (début et fin de journée), les parapentistes disposant de l’espace aérien le reste du temps. Le BASE jump connaît finalement toutes les affres d’une activité propulsée rapidement sur la scène médiatique, naviguant encore entre sa culture du secret et la surexposition, révélatrices ni l’une ni l’autre de la réalité d’un milieu, constitué de sportifs engagés avant tout. i
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