n°305 - Points Critiques - avril 2010

Page 1

mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique avril 2010 • numéro 305

éditorial Arrêtons de criminaliser la solidarité Carte blanche initiée par l’UPJB

Bureau de dépôt: 1060 Bruxelles 6 - mensuel (sauf juillet et août)

et qui devrait avoir été publiée par Le Soir dans la dernière semaine du mois de mars

I

l y a près de dix ans, 18 membres des Collectifs contre les expulsions des sans-papiers étaient poursuivis devant le tribunal correctionnel de Bruxelles pour avoir, par divers moyens non violents, manifesté leur solidarité avec les sans-papiers et les demandeurs d’asile. Tout en reconnaissant la noblesse des mobiles qui avaient guidé les inculpés, le tribunal n’en avait pas moins condamné sept d’entre eux à des peines de prison de huit jours à deux mois, assorties d’un sursis d’un an. Aujourd’hui, c’est au tour de membres du Comité d’action et de soutien aux sans-papiers (CAS) d’être menacés des foudres de la justice pour deux actions distinc-

tes. Trois d’entre eux attendent en effet le verdict du tribunal, prévu le 6 mai prochain, pour avoir manifesté leur solidarité avec des sanspapiers afghans qui occupaient le hall du CGRA et avoir refusé de se disperser. D’autres doivent passer en Chambre du conseil à la fin du mois de mars pour avoir perturbé le lancement de la campagne des libéraux européens le 16 avril 2009. Ils souhaitaient à nouveau y interpeller la ministre belge de la Politique de migration du moment, Annemie Turtelboom. Le CAS est un mouvement spontané né à l’ULB lors de l’occupation des bâtiments par des sans-papiers chassés des locaux de Sibelga-Electrabel. Rappelons qu’au moment de leur action à la

BELGIQUE-BELGIE P.P. 1060 Bruxelles 6 1/1511

avril 2010 * n°305 • page 1


sommaire éditorial

1 Arrêtons de criminaliser la solidarité ..................................................................

israël-palestine

4 Le Tribunal Russell sur la Palestine et l’Union européenneThérèse Liebmann 8 Il n’y a jamais eu de camp de la paix en Israël............................ Gideon Levy

lire

10 Sionistes et antisionistes dans un surprenant polar ....Tessa Parzenczewski

histoires

11 Où est passé l’Escalier des Juifs ? ................................................ Jacques Aron

regarder 12 La Shoah par balles .............................................................. Roland Baumann

lire, regarder, écouter 14 Notules de mars ....................................................................... Gérard Preszzow

écrire

16 Une nuit à l’opéra (et deux autres d’ailleurs)............................. Andres Sorin 18

brèves de diasporas à l’upjb

20 Pourquoi les fêtes juives ? ..................................................... Sender Wajnberg

réfléchir

22 L’an prochain à Berlin ? À l’Ouest du nouveau ? ...................... Jacques Aron 24 Ni Robe Noire, ni Blanches Écharpes .................................... Youri Vertongen

yiddish ? yiddish !

! widYi ? widYi

26 Shraybn beysn khurbm — Écrire pendant la destruction... ..Willy Estersohn 28

L’assimil-ation d’une langue.. ... Un entretien avec Nadia Déhan-Rotschild

humeurs judéo-flamandes

30 Green thérapie .............................................................................Anne Gielczyk

le regard 32 Quand les juges orientent les débats ...................................... Léon Liebmann

cultes et laïcité

34 Playdoyer pour un autre communautarisme ...................... Caroline Sägesser 36

activités upjb jeunes

38 Mayn shtetl… Brûly-de-Pesche............................................ Noémie Schonker

écouter 42 Immortels ........................................................................................................ Noé 44

les agendas

avril 2010 * n°305 • page 2

éditorial ➜ réunion des libéraux européens, cela faisait plus d’un an que l’on attendait l’application des critères de régularisation négociés dans le cadre de l’accord gouvernemental. Ce si long blocage politique avait mis tous les acteurs concernés dans un état d’indignation sans pareil : non seulement les sans-papiers, mais également les syndicats, les communautés philosophiques, les associations solidaires et les universités qui, elles, ont accueilli pendant des mois des centaines de sans-papiers dans l’indifférence politique générale. Les ordres des avocats des trois communautés du pays s’étaient joints à eux pour réclamer la circulaire promise. Les membres du CAS n’étaient donc pas seuls à se mobiliser mais se retrouvent, aujourd’hui, seuls face à la justice. Cette procédure judiciaire engagée contre l’élément le moins structuré du mouvement ressemble bien à ce qu’il est convenu d’appeler une criminalisation de mouvements sociaux. Elle vise à museler le CAS en incriminant leur action mais au-delà, elle vise à discréditer l’ensemble du mouvement de solidarité avec les sans-papiers, banalisant du même coup l’arbitraire de l’Office des étrangers et la répression policière. Cette tendance inquiétante s’inscrit hélas dans le temps. Plusieurs tentatives d’intimidation ont été proférées par nos différents ministres en charge des questions migratoires. En 2007, notre ministre de l’intérieur affirmait haut et fort — et il n’était hélas pas le premier, ni le dernier au demeurant — que toute aide apportée aux illégaux serait punis-


sable par la loi. Certaines autorités communales ont également interdit des rassemblements de plus de trois personnes autour des lieux où s’étaient établis des sanspapiers. En avril 2008, deux avocats tentant d’entrer en contact avec leurs clients sans-papiers incarcérés ont eu à subir insultes et violences de la part des forces de l’ordre. En juillet, la ministre en charge de l’asile et des migrations déclarait que l’on ne pouvait pas interdire aux sans-papiers de

faire la grève de la faim par la loi mais qu’elle étudierait les moyens de « responsabiliser » ceux qui les aidaient et les conseillaient. Et enfin, en mai 2009, la ministre de la Politique des migrations et le ministre de l’Intérieur signaient une circulaire relative à l’identification d’étrangers en séjour irrégulier dont certains passages invitent purement et simplement à la délation. Nous considérons que manifester sa solidarité ne constitue pas

un crime mais un devoir. Tenter par tous les moyens, en ce compris l’intimidation et la criminalisation, d’étouffer les mouvements sociaux qui s’émeuvent de situations discriminatoires constitue une grave menace à la liberté d’expression et de manifestation. C’est pour ces raisons que nous ne manquerons pas d’exercer notre vigilance quant au sort réservé aux différents inculpés du CAS et d’interpeller nos responsables politiques sur ces questions. ■

SIGNATAIRES Henri Wajnblum, co-président de l’UPJB Anne Grauwels, co-présidente de l’UPJB Benoît Van der Meerschen, président de la Ligue des droits de l’homme Emmanuelle Delplace, co-directrice de la Ligue des droits de l’homme Fouad Lahssaini, député fédéral, groupe Ecolo-Groen Joëlle Baumerder, directrice de la Maison du livre Véronique De Keyser, députée européenne, vice-présidente du Groupe socialiste et démocrate au Parlement européen Mateo Alaluf, président du CA de l’Institut Liebman Mejed Hamzaoui, président de l’Institut des sciences du travail de l’Université libre de Bruxelles, professeur Jean-Claude Grégoire, enseignant à l’ULB Yaron Pesztat, député ECOLO au Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale Zoé Genot, députée fédérale ECOLO Anne Morelli, professeure à l’ULB Simone Susskind, présidente Actions in the Mediterranean Marcelle Stroobants, enseignante à l’ULB Pierre Marage, professeur à l’ULB Estelle Krzeslo, chargée de recherches, ULB Jean Vogel, docteur en sciences politiques, professeur suppléant à l’ULB, coordonateur de l’Institut Liebman

Ignace Lapiower, mentsh de l’année 2010 Marie-Louise Oruba, Ligue des droits de l’homme, section La Louvière Jos Orenbuch, président du Centre d’expression libre et de créativité en milieu carcéral, administrateur du CAL de la Province de Liège Antoinette Rouvroy, chercheur qualifié du FRS-FNRS, Centre de recherche Informatique et Droit, Université de Namur Françoise Michel, CGSP-Enseignement Pierre-Arnaud Perrouty, juriste, spécialiste droits de l’homme Benoît Van Keirsbilck, Président de Défense des enfantsBelgique Pierre Galand, président du CAL Dan Van Raemdonck, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme, professeur à l’ULB Claude Semal, auteur et comédien Jean-Maurice Arnould, avocat Céline Delforge, députée bruxelloise, groupe ECOLO Yasmina Vanalme, fondatrice de SolidaritY Serge Gutwirth, professeur de droit à la Vrije Universiteit Brussel Tom Nisse, auteur

avril 2010 * n°305 • page 3


israël-palestine Le Tribunal Russell sur la Palestine (TRP) incrimine l’Union européenne THÉRÈSE LIEBMANN

« Nous agissons au nom du droit de chaque individu de faire pression sur les instances internationales afin de mettre en œuvre les mesures pour faire appliquer la paix mais aussi les sanctions envers ceux qui n’appliquent pas le droit et violent les prescriptions des Nations unies. Nous ne pouvons laisser impunis ceux qui violent ces droits. »

S

téphane Hessel, un des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme, ambassadeur de France, membre du Comité organisateur du Tribunal Russell sur la Palestine (TRP) et son président d’honneur, indiquait ainsi dans quel esprit allait se tenir la première session de ce tribunal d’opinion qui s’est déroulée à Barcelone les 1, 2 et 3 mars. Pierre Galand, initiateur du TRP et président de l’ « European Coordination of Comitees over Palestine » a rappelé les principes sur lesquels se fonde le travail du TRP : la coexistence de deux États et la reconnaissance de deux peuples. Puis il a présenté les objectifs de ce tribunal qui devra répondre aux demandes de la société civile : « promouvoir et soutenir une initiative citoyenne en faveur des droits du peuple pales-

tinien, bafoués tout au long des dernières années, à partir surtout de l’absence de mise en œuvre de l’avis du 9 juillet 2004 de la Cour internationale de justice concernant l’édification par Israël d’un mur en territoire palestinien occupé, et de la Résolution ES-10/15 de l’Assemblée générale des Nations Unies, adoptée le 20 juillet 2004, relative à l’application de cet avis et avec une intensification importante après l’agression de Gaza (décembre 2008-janvier 2009). » Ces idées générales avaient déjà été énoncées à Bruxelles lors d’une conférence de presse et à l’occasion des travaux préliminaires1. Mais c’est à Barcelone qu’a véritablement débuté le procès. Le jury devait se prononcer sur les manquements de l’Union européenne et de ses États membres à leurs obligations de faire respecter le droit international. À cette session, le TRP examina plus particulièrement les six points suivants : 1) le droit à l’autodétermination du peuple palestinien; 2) l’annexion de Jérusalem-Est par Israël ; 3) les colonies de peuplement et le pillage des ressources naturelles ; 4) la construction du Mur par Israël en territoire palestinien ; 5) les accords signés entre l’Union européenne et Israël ;

avril 2010 * n°305 • page 4

6) le blocus de Gaza et l’opération « Plomb durci ». Le jury du TRP est composé de neuf personnalités de renommée mondiale, connues pour leur compétence et leur valeur morale (dont une lauréate du prix Nobel de la Paix) qui ont exercé de hautes fonctions dans les domaines juridique, politique, culturel ou académique. Ils ont eu à examiner les rapports écrits d’experts et de témoins de diverses nationalités, choisis par le Comité organisateur pour leurs connaissances de la situation. Une grande absente lors des audiences de ce TRP : l’Union européenne, dont les États avaient été invités (seule l’Allemagne avait répondu, sans pourtant s’être fait représenter). Leur absence était symbolisée par 3 chaises vides. La phase orale de la procédure s’est déroulée au cours d’audiences publiques dans la « Sala d’Actes de l’Ilustre Collegi de Avogados de Barcelona », comme elle se prénomme dans cette ville catalane, fière de sa langue nationale. C’est un public d’environ 300 personnes originaires de nombreux pays de la planète (dont une vingtaine de Belges) qui ont suivi avec une attention soutenue les débats qui se tinrent pendant deux jours et demi dans cette sal-


Le jury du Tribunal

le imposante. Un long « réquisitoire » détaillait les violations des règles de droit international perpétrées par Israël dans les territoires palestiniens occupés. Puis ce furent les rapports oraux d’une vingtaine d’experts et de témoins qui traitaient avec beaucoup de rigueur les points à l’ordre du jour et qui répondaient avec précision aux questions posées par les membres du jury Même si chacune de leurs interventions était intéressante, je ne citerai nommément ici que quelques intervenants.

1. LE DROIT À L’AUTODÉTERMINATION DU PEUPLE PALESTINIEN L’Union Européenne reconnaît ce droit mais ne met pas en œuvre les moyens diplomatiques et politiques susceptibles de le faire respecter. Bien au contraire, en prônant le rehaussement de ses relations avec Israël, elle encourage celui-ci à intensifier son occupation violente des territoires palestiniens et à pratiquer une politique d’apartheid. Une des mesures de rétorsion préconisée par les trois experts et témoins qui ont traité du respect du droit du peuple palestinien à disposer de lui-même est de recourir au boycott et au désinvestissement économique sur les produits provenant de zones

de violations de droits humains.

2. L’ANNEXION DE JÉRUSALEM-EST L’annexion de Jérusalem-Est et sa « judaïsation » ont été condamnées verbalement par l’UE. Cela ne l’a pas empêchée de renforcer sa collaboration, notamment dans le domaine scientifique, Israël étant inclus dans l’accord-cadre sur la recherche européenne (European Research Area). La colonisation israélienne de Jérusalem-Est est à la fois politique — puisqu’elle fait de la « ville unifiée et indivisible » la capitale auto-proclamée de l’État d’Israël — physique — avec la démolition des maisons arabes remplacées par des habitations juives — et démographique — en limitant les droits de résidence des habitants arabes ou même en les expulsant au profit de colons juifs. Les États-Unis, pas plus que l’Union européenne, ne semblent pouvoir infléchir cette politique : au moment même où, ce 9 mars, le vice-président américain Joe Biden se trouvait dans la région pour relancer les négociations de paix, le ministre israélien de l’Intérieur annonçait la construction de 1.600 nouveaux logements (juifs) à Jérusalem-Est. Quant au Premier ministre Nétanyahou, il a critiqué cette mesure, non pas sur le fond mais sur le timing choisi ! Meir Margalit a apporté un té-

moignage intéressant. Ce membre du Conseil municipal de Jérusalem et du Comité contre les démolitions de maisons avoue se trouver dans une situation ambiguë : son réseau pacifiste israélien vit en partie de subsides versés par l’UE, mais « aimerait renoncer à cet argent si l’UE, en contrepartie, adoptait une politique plus radicale à l’égard d’Israël : nous avons la sensation que cet argent sert à laver les consciences européennes ! » Il admet cependant que l’UE n’est pas une entité homogène : la délégation à Jérusalem est plus proche des Palestiniens et celle de Tel-Aviv est plus « sioniste ».

3. LES COLONIES ET LE PILLAGE DES RESSOURCES NATURELLES Michaël Sfard, Israélien lui aussi, et travaillant dans le droit humanitaire, a prononcé un réquisitoire sévère contre les colonies : leur essence est de s’agrandir, que ce soit par de nouvelles constructions ou par la violence exercée contre les Palestiniens pour faire reculer sans cesse leurs terres. Un exemple parmi d’autres de l’exploitation des ressources naturelles : le sol même de la Cisjordanie est transporté en Israël si on songe aux millions de tonnes de graviers qui sont extraites par des compagnies israéliennes, européennes ou américaines pour être utilisées dans le secteur israélien de la construction; une partie en est même revendue aux Palestiniens ! « C’est une violation du droit collectif des Palestiniens : ils n’ont pas la mainmise sur leurs pro-

avril 2010 * n°305 • page 5


➜ pres ressources naturelles, un des droits les plus importants pour les populations ».

4. LA CONSTRUCTION DU MUR PAR ISRAËL DANS LES TERRITOIRES PALESTINIENS OCCUPÉS François Dubuisson, professeur à l’ULB, rappelle que la Cour internationale de justice a déclaré illégal le tracé du Mur au regard des droits de l’homme et du droit des Palestiniens à l’autodétermination. Israël est donc dans l’obligation de le détruire et de réparer les dommages causés à la population palestinienne. Les États tiers et les Nations unies sont, eux aussi, obligés de faire respecter cet avis. Ces obligations sont d’ailleurs renforcées par le Traité de Lisbonne qui stipule que les relations extérieures de l’UE doivent être fondées sur le strict respect du droit international. Il existe, par ailleurs, un registre aux Nations unies permettant aux Palestiniens de répertorier les dommages subis. Mais Israël refuse d’indemniser et l’UE se contente d’adopter des déclarations.

Il en découle qu’ « en violation du code de conduite sur l’exportation d’armes », certains pays, comme la France, l’Allemagne, l’Italie et la Roumanie, continuent à en exporter vers Israël. Il n’y a cependant aucune preuve formelle que ces armes servent à la répression des Palestiniens. Agnès Bertrand (Belgique) dénonce également la complicité passive de l’UE avec Israël, notamment en ne réagissant pas lorsque la colonisation met à mal la politique d’aide financière ou humanitaire de l’UE à l’égard des Palestiniens. Son silence est compris comme une acceptation de l’attitude d’ Israël et de ses violations du droit international. L’exemple le plus flagrant est celui de la destruction par Israël, pendant l’opération « Plomb durci », des infrastructures données à l’Autorité palestinienne et financées par l’UE. Or la Commission européenne n’a manifesté aucune intention de demander réparation des

5. LES ACCORDS D’ASSOCIATION UNION EUROPÉENNE-ISRAËL Ils comportent une clause « démocratique » qui oblige les parties signataires d’annuler l’accord si une des parties considère que l’autre ne respecte pas les droits de l’homme. Malheureusement, chaque fois qu’une demande de mettre fin aux accords a été introduite au Parlement européen, elle a été rejetée « afin de maintenir le dialogue avec Israël ». L’UE a même été jusqu’à mettre à son programme le rehaussement des relations politiques avec Israël.

Véronique De Keyzer

avril 2010 * n°305 • page 6

dégâts (qui représentent quelque 56,30 millions d’euros) et aucun soutien juridique n’a été accordé à l’Autorité palestinienne pour demander réparation des dommages causés. Véronique De Keyzer, membre (belge) du Parlement européen, a dénoncé « la gravité des violations commises par Israël avec la complicité européenne… Il y a une véritable responsabilité active de l’UE dans les drames que vivent les Palestiniens. En 2006, après les élections législatives palestiniennes, au bout de 3 mois, l’UE a décidé de sanctionner économiquement l’Autorité palestinienne. Ce fut un coup de tonnerre ! L’Europe joue au pompier pyromane … Jamais les Européens, ni les USA, ni Israël n’ont voulu favoriser l’unité palestinienne mais ils ont poussé aux affrontements entre Palestiniens… » Au début décembre 2008, alors que le Parlement européen apprenait par Tsipi Livni qu’Israël préparait l’opération « Plomb durci », le Conseil européen proposait le renforcement de la coopération avec Israël. Il est donc impératif selon l’eurodéputée que « la société civile pallie les insuffisances des politiciens ». Le 2 mars à Barcelone, elle plaçait tout de même quelque espoir dans la nouvelle équipe européenne. Les faits lui ont donné raison une semaine après : le 10 mars, à Strasbourg, le Parlement européen « invite les États membres à demander publiquement la mise en œuvre des recommandations du rapport Goldstone et l’établissement des responsabilités pour toutes les violations du droit international, y compris les cas allégués de crimes de guerre. »


VOLONTÉ ET PUGNACITÉ

Stéphane Hessel

6. Le blocus de Gaza et l’opération « Plomb durci » Le colonel Desmond Travers, co-rédacteur du rapport Goldstone, était, lui aussi, à la barre du TRP à l’audience du 2 mars. Il avait mis en évidence l’usage de certaines armes de guerre contre les populations civiles mais aussi le silence de l’UE à propos de ces armes, telles que des balles au tungstène et le phosphore blanc. Ce dernier provoque non seulement d’importantes blessures incurables, mais aussi d’immenses dégâts irréversibles à l’environnement, comme la désertification et la pollution des eaux. Parmi les autres armes utilisées, il avait cité une espèce de fléchettes — inventées aux USA — qui causent des blessures aussi profondes que des balles perforantes. À ce propos, une membre du jury, Cynthia McKinney (ancienne membre du Congrès américain et candidate présidentielle pour le Green Party) a précisé que les Américains avaient déjà utilisé du phosphore blanc en Irak et elle demanda au colonel Travers si les munitions avec uranium appauvri utilisées dans la zone des tunnels de Rafah provenaient des USA. Dans sa réponse, il a regretté qu’il n’y ait pas eu d’enquête scientifique à ce sujet.

Pour ma part, maintenant que le Parlement européen a apporté son soutien au rapport Goldstone, je me demande si la communauté internationale aura enfin la volonté d’ouvrir cette enquête. Je voudrais ici rendre hommage à la pugnacité de Pierre Galand pour mettre sur pied ce TRP, pour organiser des comités nationaux et aussi pour présenter ce tribunal et ses objectifs à de hauts responsables européens. C’est ainsi qu’avant la session de Barcelone, il avait été reçu par le président européen Herman Van Rompuy qui lui avait exprimé son souci concernant la Palestine et son ouverture vers la société ci-

Pierre Galand

vile ainsi que sa volonté de faire appliquer l’article 21 du Traité de Lisbonne qui fait référence aux droits humains et au droit international. Par ailleurs, Pierre Galand a reçu une lettre que lui avait adressée M. José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, dans laquelle il annonçait que le Conseil des ministres s’est déclaré prêt à soutenir toute négociation devant aboutir à l’existence et à la reconnaissance d’un État palestinien et à faire pression sur le

gouvernement israélien pour qu’il mette fin à la colonisation. Il ne me paraît pas impossible que le travail du TRP, ou, au moins, l’annonce de la tenue prochaine de ce Tribunal, ait pu quelque peu influencer le Parlement européen dans sa décision de soutenir le Rapport Goldstone.

« PUISSE CE TRIBUNAL PRÉVENIR LE CRIME DE SILENCE ». Ce souhait, exprimé par Lord Bertrand Russell en 1966 à propos du Premier Tribunal international contre les crimes commis au Vietnam, a été entendu également par le TRP : l’Union européenne et les États membres sont incriminés de complicité avec l’État d’Israël. Cette conclusion n’est que provisoire. Trois autres sessions du TRP sont encore prévues, dont la prochaine aura lieu à Londres en octobre prochain. Le jury espère que l’UE y participera en faisant valoir son point de vue « afin d’éviter que le TRP ne tire des conclusions erronées du fait de son silence et de son absence ». Dans son discours de clôture de cette session de Barcelone, son président d’honneur Stéphane Hessel a exprimé la crainte que « Si l’Union européenne perd sa réputation d’être un élément de droit, elle sera déconsidérée dans le monde. » À cette crainte s’ajoute celle qu’il a exprimée lors d’un débat télévisé portant sur le TRP : s’il continue à violer le droit international, « Israël risque de perdre ce qui devrait lui être le plus cher, la réputation du judaïsme dans ce qu’il a de meilleur ». ■ Voir mes comptes-rendus dans Points critiques d’avril 2009 et février 2010.

1

avril 2010 * n°305 • page 7


israël-palestine Il n’y a jamais eu de camp de la paix en Israël GIDEON LEVY Cet article a été publié originellement dans la version anglaise du quotidien israélien Ha’aretz le 7 mars dernier

L

e camp de la paix israélien n’est pas mort. D’abord, parce qu’il n’est jamais né. S’il est vrai que depuis l’été 1967, quelques groupes politiques radicaux et courageux ont œuvré contre l’occupation — en dépit de toute reconnaissance — un camp de la paix fort et influent n’a jamais existé. S’il est vrai qu’après la guerre de Kippour, après la première guerre du Liban et dans le tourbillon d’Oslo, les citoyens ont défilé dans les rues, surtout si le temps était au beau et si ce qui se faisait de meilleur en musique israélienne participait aux manifestations, peu de gens ont dit des choses vraiment importantes ou courageuses et ils furent encore moins nombreux, ceux prêts à payer un prix personnel pour leurs actions. Après l’assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin, des gens ont allumé des bougies sur les places et chanté des chansons d’Aviv Geffen1, mais on est loin de ce qu’on pourrait appeler un camp de la paix. S’il est vrai aussi que la positon défendue par le mouvement du Matzpen* au lendemain de la guerre des Six jours est devenue aujourd’hui la position plus ou moins consensuelle en Israël, il

s’agit de pures paroles, vides de contenu. Rien de significatif n’a été fait pour mettre ces paroles en actes. On aurait pu attendre plus, beaucoup plus, d’une société démocratique dans l’arrière-cour de laquelle est maintenue une occupation prolongée et cruelle et dont le gouvernement a invoqué, avant tout, un langage de peur, de menaces et de violence. Il y a eu des sociétés, dans le passé, au nom desquelles d’effrayantes injustices ont été commises mais au moins, au sein de certaines d’entre elles, une opposition de gauche sincère, rageuse et déterminée s’exprimait. Une opposition qui demandait prise de risque personnel et courage et qui ne se limitait pas à l’action dans le confort du consensus. Une société d’occupation dont les rues ont été désertées depuis des années sauf pour de vaines marches du souvenir et de piètres manifestations ne peut s’en laver les mains. Ni la démocratie ni le camp de la paix ne le peut. Si les gens n’ont pas pris les rues d’assaut pendant l’opération israélienne « Plomb durci », c’est bien qu’il n’y a pas de véritable camp de la paix. Si les gens n’envahissent pas les rues aujourd’hui alors que le danger menace, que les occasions sont gaspillées cha-

avril 2010 * n°305 • page 8

que jour, que la démocratie subit des coups jour après jour, que les forces suffisantes pour la défendre viennent à manquer, que la droite contrôle la carte politique et que le pouvoir des colons grandit sans cesse — alors, c’est qu’il n’y a pas de véritable opposition de gauche. Le débat sur l’avenir du Meretz témoigne de l’état lamentable de la gauche israélienne. Un débat à l’issue de la publication d’un rapport risible sur les mauvais résultats du parti lors des dernières élections. On y découvre par exemple que si le Meretz a disparu c’est parce qu’il était devenu silencieux. Il fallait bien une commission pour trouver ça. Mais même quand le Meretz était dans un moins piteux état, il n’était pas un véritable camp de la paix. Quand le Meretz a applaudi à Oslo, il a délibérément ignoré le fait que les champions de ces accords de paix « historiques » n’ont pas eu la moindre intention d’évacuer la moindre colonie pendant ce « tournant » qui valut à ses promoteurs le Prix Nobel de la Paix, oui, de la Paix. Ce camp a même préféré ignorer les violations des accords, ces illusions de paix, par Israël. Le problème majeur vient de l’impossible adhésion de la gau-


che au sionisme dans son sens historique. Dans le sens où précisément il ne peut y avoir simultanément un état démocratique et juif — il faut d’abord définir ce qui vient avant quoi. Il ne peut y avoir de gauche engagée dans le sionisme dépassé qui a construit l’État mais qui a fait son temps. Cette gauche illusoire n’est jamais parvenue à vraiment comprendre le problème palestinien — qui fut créé en 1948 et non pas en 1967 — et n’a jamais compris que ce problème ne pourra être résolu tant que les injustices originelles n’auront pas été reconnues. Une gauche qui refuse d’oser affronter 1948 n’est pas une véritable gauche. Cette gauche illusoire n’a jamais compris la chose la plus importante. Pour les Palestiniens,

accepter les frontières de 67 en même temps qu’une solution au problème des réfugiés garantissant au moins le retour d’un nombre symbolique de réfugiés, c’est faire des concessions douloureuses. Ces concessions sont aussi le seul compromis juste sans lequel il n’y aura jamais de paix. Mais cela n’a aucun de sens d’accuser les palestiniens de gaspiller cette opportunité puisque jamais, on ne leur a fait cette proposition, pas même celles « considérables » d’Ehud Barak et Ehud Olmert. Le Meretz va certainement trouver des réponses d’ordre organisationnel et retrouver une demidouzaine d’élus à la Knesset peut-être, même, les bons jours, une douzaine. Mais cela ne signifie pas grand-chose. Les autres groupes de gauche, arabes ou

juifs, restent exclus. Personne ne fait appel à eux, personne ne pense à aller vers eux et ils sont trop petits pour avoir une quelconque influence. Alors, nommons la chose par son nom : le camp de la paix israélien n’est toujours pas né. ■ Traduction : Carine Bratzlavsky Musicien et chanteur de rock israélien, controversé pour ne pas avoir décidé de ne pas servir dans l’armée. 2 Matzpen (la « boussole » en hébreu) était l’organe mensuel de l’Organisation socialiste israélienne, un parti israélien d’extrême-gauche, révolutionnaire, internationaliste et antisioniste. C’est sous le nom de Matzpen qu’on a pris l’habitude de désigner ce mouvement créé en 1962 et qui se scinda en 1972. 1

La CER nous invite le 24 avril 2010 au SteenRockerzeel un concert devant le Centre Fermé 127 bis Pourquoi cet évènement ? Parce que la poésie et la musique sont des armes douces mais redoutables contre l’injustice, parce que l’art et la mobilisation des artistes permettent de sortir de l’indifférence, parce que l’on veut offrir aux sans-papiers un chant de solidarité, ou encore parce que l’on veut montrer aux autorités notre désaccord et rappeler aux gens l’existence des ces prisons... Programme : 13h30 : Rendez-vous devant la gare de Nossegem 13h30 : Marche en fanfare vers le Centre 127 bis (10 minutes) 14h00 : Mot d’introduction et chorale Les Voix des Garennes 14h45 : Daniel Hélin et Claude Semal 16h00 : Fanfare Jour de Fêtes 16h30 : Haleh 17h10 : The Bikinians 17h50 : Mot de la fin et départ Partenaires principaux Le Forum Social de Belgique, À voix Autres, Les Amis du Monde Diplomatique, le CIRE, l’asbl Croiseregard , Ecolo, la Ligue des droits de l’homme, le MRAX, le PTB, le SIREAS, l’Union des Progressistes juifs de Belgique.

avril 2010 * n°305 • page 9


lire Sionistes et antisionistes dans un surprenant polar TESSA PARZENCZEWSKI

U

n adolescent accusé d’avoir tué sa mère, se pend dans sa cellule. Convaincu de son innocence, le Poulpe, sorte de détective marginal et libertaire, se lance dans une enquête semée d’embûches qui le mènera de Paris à New York, de Vienne à Tel Aviv, mais aussi d’aujourd’hui à hier, dans un voyage à rebours, jusqu’à l’orée du siècle dernier qui vit naître le sionisme. Harcelé par des tueurs grotesques lancés à ses trousses par des mystérieux commanditaires, il croisera toute une variété de Juifs, des hassidim fanatiques aux « Anarchistes contre le mur » et finira par trouver le fil rouge : un journal intime explosif qui risque, s’il est publié, de dynamiter toute la légende du sionisme. Entre réalité et fantasme, dans une zone où l’imagination se donne libre cours, sans garde-fou, Laurence Biberfeld nous entraîne dans un récit qui prend parfois l’allure d’une BD délirante, mais où des moments de gravité se font jour, lorsque, comme dans les films de Godard, les personnages ouvrent un livre, et c’est Germaine Tillon et son opérette écrite à Ravensbrück, ou Imre Kertesz. Autant d’indices qui mènent droit à l’auteure. Fourmillant d’allusions, de Kafka à l’anarchiste Emma Goldman, le roman nous plonge aussi dans le conflit actuel et les réflexions que Laurence Bi-

berfeld met dans la bouche des personnages ne dépareraient pas un édito de Points critiques. Dans une écriture percutante et colorée, aux métaphores énormes, dans un rythme déchaîné, où les chapitres se succèdent sans transitions superflues, Laurence Biberfeld nous tient en haleine, jusqu’à l’incroyable révélation. Publié dans la collection « Le Poulpe », dont l’originalité consiste à demander à des auteurs différents de concocter une intrigue avec le même personnage, avec quelques contraintes imposées, On ne badine pas avec les morts aborde, par le biais du polar, un sujet ultra sensible et fait entendre une voix trop souvent étouffée. Laurence Biberfeld est née à Toulouse en 1960. Après avoir « zoné » quelques années, comme elle dit, elle est devenue institutrice. Actuellement, elle se consa-

avril 2010 * n°305 • page 10

cre uniquement à l’écriture et publie régulièrement dans la « Série noire » de Gallimard. ■ On ne badine pas avec les morts Laurence Biberfeld Éditions Baleine 191p,. 6,50 EURO


histoires Où est passé l’Escalier des Juifs ? JACQUES ARON

L

es Bruxellois le connaissent bien, même s’il est peu emprunté ; et pourtant, ni plaque de rue ni information touristique n’en mentionnent encore le nom : Escalier des Juifs. Au Moyen Âge, il y en eut quatre, dans le quartier où les Juifs s’étaient établis, quittant la ville basse pour se placer sous la protection ducale, jusqu’à ce que l’Affaire des Hosties sanglantes les eût chassés en 1370. Leur souvenir y resta longtemps attaché au point qu’un hôtel de maître aujourd’hui disparu était encore surnommé « La Synagogue » lorsque les travaux de la Jonction entamèrent leur saignée à flanc de coteau. L’Escalier des Juifs devint au 18e siècle la rue Saint-Laurent, que le Régime français rebaptisa du joli nom de rue des Droits de l’Homme ! Tout cela ne mériterait-il pas un petit rappel aux nombreux visiteurs de Bruxelles et même à ses habitants, entre deux lieux aussi fréquentés que les « Bozar » et la Place Royale ?

L’Hôtel de Clèves-Ravenstein et l’Escalier des Juifs. Fragment d’une aquarelle de Carabin, 1894

Le même point de vue aujourd’hui

avril 2010 * n°305 • page 11


regarder La Shoah par balles ROLAND BAUMANN

L

e Musée royal de l’armée accueille jusqu’au 18 avril l’exposition temporaire « La Shoah par balles », conçue par le Mémorial de la Shoah et montrée à Paris en 2007. Fruit des recherches menées par le père Patrick Desbois et l’association Yahad – In Unum, cette exposition documente le judéocide en Ukraine. De 1941 à 1944, un million et demi de Juifs sont assassinés, le plus souvent lors de fusillades massives, commises par les Einsatzgruppen. Un chapitre majeur, mais largement méconnu, de l’histoire du génocide des Juifs européens. Dans Porteur de mémoires, le père Patrick Desbois a relaté les origines de sa recherche sur « la Shoah par balles ». En juin 2002, il part sur les traces de son grandpère, détenu en 1942-43 à RawaRuska, dans un camp disciplinaire pour prisonniers de guerre. Dix mille juifs ont été fusillés dans cette bourgade ukrainienne à la frontière polonaise et rien n’entretient le souvenir local de ce massacre. Le père Desbois est bouleversé de voir que les victimes du génocide sont tout à fait oubliées, alors que les corps des soldats du Reich, tués en Ukraine, sont rassemblés dans un grand cimetière militaire à l’initiative d’une fondation privée allemande. Lancé à la recherche des fosses où gisent les Juifs assassinés, il réalise que la mémoire de ce génocide existe : ce sont les paysans qui la portent et doivent témoigner... Après avoir

présenté ses travaux à la Claims Conference en 2005, le père Desbois étend ses investigations à toute l’Ukraine. Il décide de visiter tous les villages, s’appuyant sur les archives soviétiques et allemandes, et l’enquête de terrain, en particulier la collecte de témoignages. En effet, à chaque étape, les commandos de tueurs, ont réquisitionné des villageois pour creuser les fosses, etc.

DES TÉMOINS BRISÉS Les fusillades massives se sont donc faites en présence de nombreux témoins dont certains vivent encore sur les lieux mêmes des exécutions. Le prêtre recherche tous ceux qui, alors enfants, ont tout vu et à qui on n’a jamais demandé de parler : « Aujourd’hui, ces enfants ont soixante-quinze ans et ils veulent parler, certains sont brisés par ce qu’ils ont vu, par ce qu’ils ont vécu. »... Montée au Musée de l’Armée, en collaboration avec le musée juif de Malines et le musée de l’Europe, La Shoah par balles reprend l’exposition parisienne du Mémorial de la Shoah. Après une brève évocation du génocide tutsi, des massacres au Cambodge, comme dans l’ex-Yougoslavie, l’exposition montre les origines de la « solution finale » (Mein Kampf, discours de Hitler le 30 janvier 1939), pour ensuite caractériser les communautés juives d’Ukraine avant 1939, et identifier les Einsatzgruppen qui dès septembre 1939 entrent en action, éliminant les élites polonaises. Des

avril 2010 * n°305 • page 12

cartes géographiques nous montrent l’Ukraine occupée et les divisions administratives imposées par les envahisseurs. Opérant à la suite des armées d’invasion, les Einsatzgruppen opèrent de 1941 à 1944 dans des régions qui dépendent du Gouvernement général de la Pologne, du commissariat du Reich en Ukraine et de l’administration militaire. La salle principale de l’exposition retrace les différentes étapes du meurtre de masse des populations juives orchestré par les allemands, de ses préparatifs jusqu’à l’ensevelissement des corps dans les fosses communes. Le massacre de Babi-Yar est illustré par les reproductions de diapositives couleur allemandes. Des classeurs permettent aux visiteurs de mieux comprendre les techniques des tueurs : extraits de rapports allemands ou soviétiques, documentant les différentes étapes du génocide à travers toute l’Ukraine. D’autres classeurs renferment des photos d’archives, le plus souvent prises sur le vif par des allemands lors des tueries. Des extraits d’interviews de ces paysans ukrainiens, qui, étant enfants, assistèrent aux massacres de leurs voisins juifs, sont diffusés en boucle sur quelques écrans TV. L’exposition documente aussi l’ouverture de fosses par les archéologues au village de Bonsk à l’été 2006. Une fois les charniers découverts, ces fosses ont été recouvertes de macadam en conformité à la Loi juive, afin que les ossements ne puissent plus être


déplacés par d’éventuels maraudeurs, à la recherche de « l’or des Juifs ». Sous vitrine au fond de l’exposition, les outils du génocide : revolvers, fusils, armes automatiques, et sacs, remplis de douilles : un Juif, une balle ! Relique émouvante, la robe de Dora, quatre ans et demi, remise au père Desbois par la demi-soeur de cette petite Krymchak fusillée à Simféropol. Petite communauté turcophone de Crimée, les Krymchaks furent en majorité exterminés par les nazis et les survivants furent ensuite déportés par Staline comme les autres Tatars.

CES YEUX QUI ONT VU Documents majeurs permettant d’évoquer cette histoire occultée et oubliée, les images de Guillaume Ribot, photographe attitré de l’équipe du père Desbois, nous font le portrait de ces paysans ukrainiens qui ont vu les fusillades et témoignent de l’horreur (voir : A. Laignel-Lavastine, « Guillaume Ribot : Les yeux sur la Shoah », Le Monde, 12/11/2008). Comme l’écrit Desbois : « Il [Ribot] parvient à exprimer l’émotion des témoins en les photographiant. Avec lui, je peux saisir le regard des témoins, ces yeux qui ont vu ». Les photos de Ribot nous confrontent aussi aux paysages champêtres des sites d’exécution, comme à Bonsk, où avant d’être ouvertes, les fosses étaient pour les villageois « des prés verts fleuris sur lesquels ils emmenaient des oies et des chevaux qui y broutaient paisiblement ». Comme le souligne

Accueil d’un groupe d’étudiants de l’ULB par le guide Thierry Maquet

Desbois à ce propos, les campagnes ukrainiennes sont constellées de fosses. Le pays est : « Un immense cimetière de lieux anonymes où des hommes, des femmes et des enfants ont été jetés. Pas un camp, un continent de fosses. » En fin de parcours, dans une petite salle, plongée dans l’obscurité, une narration en voix-off sur fond de violon, tire « les leçons de la Shoah », soulignant la fragilité de la démocratie « dans l’Europe libre et prospère » et appelant à « une vigilance citoyenne de chaque instant » afin de protéger la démocratie et les droits de l’Homme, « Pour que les hommes, femmes et enfants massacrés en Ukraine ne soient pas morts pour rien ». Reproduit sur le dépliant publié à l’occasion de cette exposition bruxelloise, ce texte inspiré par le « devoir de mémoire » (« Souviens toi... ») veut universaliser le souvenir des victimes de la Shoah par balles, mais sa phraséologie « citoyenne » aux relents de sacrifice rédempteur et de martyrologie militante aidera-t-elle à mieux faire connaître l’histoire de la Shoah par balles ?

On peut s’étonner de carences évidentes de la communication autour de cette exposition, réalisée notamment avec le soutien de la Fondation du Judaïsme de Belgique, et trop limitée dans le temps pour attirer de nombreux groupes scolaires (ouverte du 10 février au 18 avril). Comme le précisent ses organisateurs (sur le dépliant que nous venons de citer) cette exposition s’adressait pourtant aux jeunes : « nous visons délibérément un public jeune » et aussi « l’objectif pédagogique de l’exposition nous parait primordial. » Les moyens mis en oeuvre par les organisateurs de l’exposition ont-ils favorisé la réalisation de tels objectifs ? ■ Exposition: La Shoah par balles. Les fusillades massives de Juifs en Ukraine, 1941-1944. Musée Royal de l’Armée et d’Histoire militaire. Parc du Cinquantenaire 3, 1000 Bruxelles. Tous les jours (sauf lundi), 9-12h et 13-16h45, jusqu’au 18 avril, entrée gratuite. Pour en savoir plus: - Père Patrick Desbois, Porteur de mémoires. Sur les traces de la Shoah par balles, Champs Histoire, 2009 (1ère édition 2007). - Boris Czerny, Edouard Husson, et Sophie Nagiscarde, Les fusillades massives des Juifs en Ukraine 1941-1944 : La Shoah par balles, Mémorial de la Shoah, 2007.

avril 2010 * n°305 • page 13


lire, regarder, écouter Notules de mars GÉRARD PRESZOW

J

ean Ferrat est mort. Face A :

Enfant, parmi les rares 45 tours de la maison, on trouve Nana Mouscouri, son petit tambour et la Grèce salonicienne version maternelle, Adamo (« c’est une femme ça ? ») qui inaugure le Priba d’Helmet (ma sœur cadette arrachera un autographe sur la jaquette), et l’hymne familial : « Nuit et Brouillard » de Jean Ferrat. Quand le disque tourne dans le radio meuble (je le craignais ce meuble quand des voix en sortaient : je croyais que le speaker était dedans), on ne se lève pas. Au contraire, c’est une excellente intro à s’asseoir devant le poste de télévision N/B pour regarder des images des camps N/B en 619 ou en 825 lignes, selon que

l’on regarde la RTB ou Lille. Noir et Blanc pour Nuit et Brouillard. Ma mère est dans le fauteuil, elle pleure. (À celles et ceux qui promenaient leur chien en bas de l’immeuble et qui lui demandaient « c’est quoi ce numéro sur votre bras ? », elle répondait « c’est mon numéro de téléphone »). Sur le côté, assis sur une chaise, je suis coincé entre les images et ma mère. Pour échange ou revanche, je lui impose l’interminable discours de Castro sur la prochaine zaffra (récolte de la canne à sucre). Et je prends des notes... La nostalgie est un mot qui n’évoque rien pour moi. Face B : Faulx-les-Tombes, villa Philippe Krivine, colonie de Solidarité juive. Ca doit être l’une des rares fois que j’y suis ; je lui préfère de loin « La Maison du Bonheur », à Middelkerke. Pourquoi y étais-je cette foislà ? Je l’ignore. Samedi soir, veillée. À chaque groupe de fournir un spectacle. Nous, c’est « Nuit et Brouillard » en chœur parlé. Je bute, je bégaye sur ma strophe. Je ne sais plus laquelle :

avril 2010 * n°305 • page 14

« nus et maigres tremblants dans ces wagons plombés » ou « survivre encore un jour une heure obstinément ». C’est comme un hoquet qui se répète jusqu’à aujourd’hui. Un autre jour, au même endroit, c’est le moniteur qui anime un débat sur la chanson « Potemkine ». « Qu’a voulu dire le chanteur par m’en voudrez-vous beaucoup... et pourquoi répète-t-il cette phrase avec insistance ? ». Question qu’on aurait cru sortie d’un Lagarde et Michard communiste destiné aux vacances. Mais j’ai aussi aimé « Ma France » : une amie du même nom m’avait offert le 33 tours (que j’ai toujours). Et puis, « La France, elle m’a laissé tomber »... me faisant passer de Ferrat à Sardou. * Sur le site « Restitution.be », je lis un conseil à lire Exil aux Marolles d’Inge Schneid. Je ne connais pas et ça m’intrigue doublement : Schneid, c’est le nom de Romain qui soliloque dans le film de Boris Lehman Symphonie et que j’ai rencontré par la suite. J’ai retranscrit le récit que me fait Romain de son roman jamais publié... mais fut-il jamais écrit ? Et un récit dans « les Marolles », ça m’attirait : comment pouvaient s’arranger des Juifs cachés avec les smokelers (marché noir) et tout ce petit monde qui gravite autour de la place du Jeu de Balle ? Inge n’a rien à voir avec Romain. Agée


aujourd’hui de 80 ans, elle est mischlig (métisse) aux yeux des lois nazies, de parents viennois, mère non juive et père juif, grâce à quoi elle échappe à la déportation. Son récit est à mi-chemin entre l’intimité familiale et les dates qui scandent l’histoire. * Charles Szymkowicz expose au Musée juif de Bruxelles jusqu’au 30 mai : « La peinture dans le sang ». J’y vais. J’y vais pas ? Que Charles ait lié sa vie à la peinture, ça ne fait pas l’ombre d’un doute mais disons que... Je me suis dit : « Gérard, vas-y, si tu n’aimes pas, n’en dis rien, et tu sauras peutêtre mieux pourquoi tu n’aimes pas et tant mieux si tu as une surprise ; tu ne peux qu’y gagner »... Non seulement les trois étages du musée sont pleins jusqu’à saturation, aux murs comme sur la toile, mais aussi les escaliers qui les joignent. Accrochage à l’image de l’œuvre. Par niveau, les peintures sont regroupées thématiquement : drame, portraits d’artistes, intimité. C’est curieux comme, tout à coup, au rayon « intimité », ça vit autrement : sa mère, son père, sa fille. Surgit tout à coup non seulement l’intitulé thématique de l’intimité mais, avant tout, une intériorité plastique où les fonds, systématiquement sculpturaux jusque là, cèdent le pas à des à-plats tragiques et proches de l’abstraction sur lesquels se dé-

Charles Szymkowicz. Photo gépé

coupent, quasi détourées, les figures familières et familiales. Et c’est alors un coup d’émotion de se souvenir avec le peintre des tabliers en nylon à courtes manches et décorés de fleurs imprimées que portaient les femmes du peuple, de revoir les instantanés photo-hall saisis sur les boulevards de nos villes (pour lui, Charleroi), et d’être bouleversé par cet autoportrait avec l’enfant comme seuls au monde et contre lui. *

rie Art en Marge), je croise Didier, un habitué. Tellement habitué que son comparse l’est fatalement tout autant : et c’est une bulle vide que je m’apprête à saluer : non, Henri (Orfinger) n’est pas là. N’est plus là. * Elle est énigmatique cette phrase qui conclut un texte de Jorge Semprun paru dans Le Monde : « Longue vie à la mémoire juive de notre mort ». ■

Au vernissage du musée « art) et (marges » (anciennement gale-

avril 2010 * n°305 • page 15


diasporas Une nuit à l’opéra (et deux autres d’ailleurs) ANDRES SORIN

T

rois soirées, trois muses naviguant de conserve sous le soleil de minuit. Musique, Histoire, Poésie, en une semaine. Trois échantillons de culture, trois soirées que votre bien dévoué est allé dénicher, en poussant même au-delà de nos (vos ?) frontières. Les Juifs n’ont pas de patrie, c’est connu. Au commencement était le concert de Daniel Baremboïm, mon illustre compatriote (les Juifs auraient donc bien des patries ! ?) J’y allai pour le musicien, pour l’homme. J’espérais parler avec lui au cours de la réception organisée par une organisation juive sœur. J’avais même imaginé comment m’adresser à lui: « Maestro… ». Suite au désistement de dernière minute d’un ami, qui m’avait passablement énervé, il me restait une entrée à vendre. Je désespérais de le faire, quand, à moins d’une minute du concert, le destin mit sur mes pas (je devrais dire plutôt que mes pas dessinèrent un gros détour, il faut parfois forcer le dit destin) une jeune femme qui cherchait un ticket. La transaction se fit donc, à un prix défiant toute concurrence pour elle : je perdis la moitié de la somme investie. Les Juifs ont le sens inné des affaires, c’est connu aussi. J’évoquai auprès de la dame la tenue de la réception après le concert. Elle demanda aussitôt : « Vous êtes de la communau-

té ? ». Et là, dans la glaciale nuit bruxelloise, je me vis, enfant, avec mon cousin, tombant sur le derrière dans les dunes inondées de soleil de mon pays natal, entendant la même question d’une autre dame : « ¿ Son de la colectividad ? »1. À croire qu’autour de moi, subtilement, on s’était mis au… diapason d’une soirée musicale un peu argentine, dont la valeur pâtissière (la madeleine d’un célèbre écrivain juif, n’est-ce pas) me laissa rêveur. La salle, pleine à craquer, était remplie d’une agitation un peu particulière. Certains visages m’étaient connus, les nez avaient un je ne sais quoi de familier (il est bien entendu que je plaisante) et on se sentait peut-être, un peu entre nous. Arrivé à ma place, quelle ne fut ma surprise de retrouver une connaissance un peu perdue de vue, un jeune Juif pétersbourgeois. Avec lui, un ami dont l’oncle gère la synagogue de Split, en Croatie. Voilà qui me fit penser à la composante sociale, outre que musicale, d’un récital comme celui de Baremboïm. On y fait des rencontres inattendues et enrichissantes. Pendant le concert, j’entends le rire irrépressible de mon ami russe. Un peu étonné et passablement gêné, je lui demande des explications après la fin. Il m’avoue avoir réagi nerveusement à la vue et à l’odeur des pieds déchaussés d’un sien voisin de rangée qui, confortablement

avril 2010 * n°305 • page 16

installé de cette guise, s’était mis ensuite à ronfler puissamment. Voilà les stimuli olfactifs et sonores aussi inattendus et… euh, enrichissants (?) auxquels vous expose un événement social de cet ordre. Incommodé par des effluves délétères, on manque de s’évanouir, et les gaz hilarants dégagés provoquent une réaction mal comprise des mélomanes assis autour de vous. Mais assez parlé odeurs : glissez, mortels, n’appuyez pas. Ma déception fut grande de ne point voir paraître le Maestro à la réception. J’y côtoyai bien, en revanche, le Grand Ronfleur, métamorphosé en Grand Dégustateur des riches canapés offerts sur de nombreux plateaux argentés. Je ne fus point indifférent à ces nourritures terrestres non plus, je l’avoue. La chair est faible. Dos Gantse-Brisl (le ToutBruxelles) était donc réuni à cet endroit ce soir-là. Se retrouver, quelques jours plus tard, au beau milieu du Gantse Pariz, cette foisci, a de quoi vous impressionner encore plus. Après plus de trente ans d’un commerce assidu, Paris m’intimide tout autant. J’avais rendez-vous au bel hôtel de Saint-Aignan, siège du parisien Musée d’art & histoire du judaïsme. Je fus guidé à travers La splendeur des Camondo2, à travers l’histoire, la culture, le bon goût et le destin tragique de cette famille de banquiers stamboulio-


tes, puis parisiens. Sujets de l’Empire autrichien d’abord, du royaume d’Italie ensuite, devenus français enfin, les Camondo ne connaissaient pas les frontières. Les Juifs étaient les seuls vraies européens avant l’Europe, paraît-il. Ce fut certainement le cas pour cette famille. Isaac de Camondo légua des œuvres de premier ordre au Louvre : Le Fifre de Manet, Les Repasseuses de Degas, la série des Cathédrales de Rouen de Monet

sont aujourd’hui au Musée d’Orsay grâce à lui. Je cite le site: « Compositeur, il participe à la vie de l’opéra et de l’opéra comique et contribue à la création du Théâtre des Champs-Élysées.» J’étais donc encore un soir à l’opéra, en quelque sorte. Beauté du cadre au MAHJ, scanner métaux et bref interrogatoire à l’entrée, luxe, calme & volupté de cet hôtel particulier dans le beau quartier du Marais. Entrée libre et sans restrictions, ambiance poétique et spontanée à la Maison de la culture yiddish/ Bibliothèque Medem3 le lendemain, pour l’hommage au grand poète Avrom Sutzkever, décédé en janvier. J’arrive et trouve la Maison noire de monde. Petit attroupement devant la table installée pour vérifier la liste des invités. Divine surprise : des jeunes parlent yiddish couramment autour de moi ! Dans un présentoir, Points critiques est en

bonne place. La culture belge s’exporte. Dans l’émotion, les discours commencent. On proteste quand les orateurs ne parlent pas assez près du micro. J’ai souvent remarqué la vivacité des publics juifs par rapport aux « autres ». On commente, on réagit, on bouge. Tout comme dans les synagogues, dont l’ambiance, en apparence dissipée, est si différente de celle, compassée, des églises. Des poèmes de Sutzkever sont lus, d’abord en yiddish, puis en français, parfois par les traducteurs des textes eux-mêmes. Découverte d’un monde émouvant, beau, terrible. J’apprends que le poète n’est plus réédité en français. S’il avait écrit de la prose, et dans une autre langue... mais de la poésie traduite du yiddish, ça ne vend pas, n’est-ce pas... Ce soir-là, je rêvai que notre chère Union organisait des cours permanents de yiddish, des groupes de conversation de tous âges, des soirées poétiques, du théâtre en mame-loshn, Bruxelles devenant ainsi la capitale yiddish d’Europe occidentale. Allez, on s’y met dès demain! ■ Voir l’album « Chaude khanike » aux éditions Points critiques. 2 http://www.mahj.org/fr/3_expositions/expo-Splendeur-Camondo. php?niv=2&ssniv=1 3 www.yiddishweb.com ; http:// yiddish.canalblog.com/archives/2010/01/31/16862511.html 1

avril 2010 * n°305 • page 17


brèves de diasporas TRANSES Le Centre d’études européennes du Parti populaire européen (chrétien-démocrate-conservateur) a publié fin janvier un livret consacré aux relations israéloeuropéennes et dont l’auteur dirige le Transatlantic Institute, créé à Bruxelles en 2004 avec l’aide du American Jewish Committee (AJC). Le Livret se base sur la définition large donnée de l’antisémitisme par l’Union européenne en 2005 (en collaboration avec l’AJC et l’ADL - Anti-defamation League) pour demander que des campagnes critiques d’Israël ne puissent plus être subventionnées par l’Union européenne.

LIBRES PAROLES... Lors d’une conférence qu’il a donnée à l’Université de Yale aux États-Unis le 27 janvier, Richard Goldstone a été accueilli par une banderole tenue par le rabbin responsable de l’association juive de l’université et portant ces mots « 1890-1906 Affaire Dreyfus - 1903 Protocole des Sages de Sion - 2009 Rapport Goldstone ». Le 7 février, une conférence de l’historien israélien Benny Morris organisée par la Israel Society de l’université de Cambridge en Grande-Bretagne a été annulée suite à de nombreuses protestations et à l’accusation d’islamophobie. Morris a cependant pu prendre la parole au Département d’études politiques et internationales de la même université. Le lendemain 8 février, Daniel Ayalon, député à la Knesset du parti d’extrême-droite Yisrael Beitenu et ministre-adjoint des Affaires étrangères, a été hué lors d’une conférence tenue à l’Université d’Oxford. Prenant la parole le même jour à l’Université Irvine de Californie, Michael Oren, ambassadeur d’Israël aux États-Unis, a

été interrompu à de multiples reprises par les cris de membres de l’Union des étudiants musulmans dont une douzaine ont été arrêtés. L’incident, inédit aux États-Unis, a été condamné par L’ADL ainsi que par le lobby progressiste J Street. Michael Oren, invité par J Street à sa conférence de lancement fin 2009, avait refusé de s’y rendre. Le 11 février, Richard Goldstone a pris la parole à la Faculté de droit de l’Université de New-York. Le Centre Simon Wiesenthal, basé à Los Angeles, a demandé au président de l’Université d’annuler cette prise de parole au motif que « ce document honteux [le Rapport Goldstone] procure au Hamas qui déploye son infrastructure terroriste dans et parmi la population civile de Gaza, un blanc-seing, tout en accusant Israël d’avoir délibérement visé des civils ». Naomi Chazan, députée du Meretz de 1992 à 2003 et présidente

israélienne étudiante de droite Im Tirtzu et selon lesquelles le New Israel Fund aurait financé les ONG qui seraient à l’origine de « 92% des informations négatives » contenues dans le Rapport Goldstone », le représentant des synagogues réformées a déclaré que « le but original de la visite — récolter des fonds pour Israël — ayant été détourné, nous n’avions pas d’autre choix que d’annuler de commun accord la visite ». Le New Israel Fund a vigoureusement démenti les accusations de Im Tirtzu et Naomi Chazan a déclaré que « L’UPJ capitule devant des idées qui sont antithétiques aux siennes ». Aux États-Unis, seuls Americans for Peace Now , J Street et le Judaïsme réformé ont apporté leur soutien au New Israel Fund . L’ADL estime, quant à elle, que, bien que les attaques contre Naomi Chazan soient « injustifiées », les groupes « déligitimant Israël » ne devraient

Un des 30 panneaux publicitaires de « Im Tirtzu » visant « Naomi Goldstone-Chazan » affublée d’une corne (le mot « fonds» en hébreu est un homonyme de « corne »)

du New Israel Fund , la principale source de financement des organisations israéliennes de défense des droits de l’homme avait été invitée, début février, en Australie par les synagogues réformées (Union for Progressive Judaism — UPJ) dans le cadre d’une campagne de financement de l’United Israel Appeal. Suite aux allégations diffusées par l’organisation

avril 2010 * n°305 • page 18

pas être subsidiés.

JUDAICA EUROPEANA Dix institutions engagées dans la conservation du patrimoine juif européen (La Maison de la culture yiddish — Bibliothèque Medem, l’Alliance israélite universelle, le Musée juif de Londres, le Musée juif d’Athènes, la Bibliothèque de l’Université Goethe de Francfort-


sur-le-Main, la British Library, les Archives juives de Hongrie, le ministère de la Culture italien, l’Institut historique juif de Varsovie et le Centre de recherche Amitié de Bologne) participent au projet Judaica Europeana, subventionné par la Commission européenne et coordonné par L’Association européenne pour la culture juive. Deux institutions israéliennes en sont partenaires : Makash (technologie de l’information appliquée à la cultuire) et les Archives centrales sionistes. Judaica Europeana a pour objectif de proposer, sur le site www. judaica-europeana.eu, des documents numériques ayant trait à la contribution des Juifs aux villes d’Europe : des centaines de milliers de livres, photographies, cartes postales, affiches et enregistrements audio/vidéo seront mis en ligne durant les deux années à venir par les différentes institutions partenaires.

des partis de gauche.

MÉTAMORPHOSES Le deuxième numéro de la revue littéraire yiddish Gilgulim (Métamorphoses) vient de paraître à Paris. On y retrouve les poètes Lev Berinsky, Rivke Basman Ben-Haim, Marina Alexeeva, Alexander Spiegelblatt, Velvl Tchernin, Gilles Rozier, Boris Karloff et Thomas Soxberger ainsi que la traduction en yiddish d’un récit de l’auteur israélien Sivan Beskin, consacré aux Juifs de Vilna après la Seconde Guerre mondiale. Pour plus de renseignements : www.gilgulim.org

SANS ACCOMMODEMENTS Un couple de Juifs finlandais strictement orthodoxes se sont adressés en avril 2008, pour leur fils nouveau-né, à un circonciseur de même obédience, venu spécialement de Grande-Bretagne. Suite à une hémorragie, survenue après le départ du circonciseur, les parents se sont rendus à l’hôpital universitaire d’Helsinki. Le parquet finlandais, dans l’intention de faire établir que la circoncision est un acte médical ne pouvant être effectué que par un médecin, a poursuivi les parents pour blessures volontaires. Le tribunal n’a finalement retenu que la non-utilisation d’anesthésique et a condamné les parents à une amende de 1500 EURO. La circoncision est remise en question, de manière récurrente, dans les pays scandinaves, notamment au sein

QUI DÉCIDE ? La Cour suprême britannique a donné tort à une école juive orthodoxe de Londres qui avait refusé l’inscription d’un garçon de 12 ans, membre d’une famille pratiquante mais dont la mère s’était convertie dans une synagogue réformée. Selon la législation britannique anti-discrimination (Britain’s Race Relations Act), l’admission ne peut, d’après la Cour, être fonction de la « religion » de la mère. L’établissement est donc théoriquement accessible à des enfants issus de tous les courants du judaïsme ou même non-juifs. Le président de la Cour a précisé lors du prononcé du jugement que les responsables de l’école n’avaient pas agi d’une

manière « raciste tel que le terme est généralement entendu». L’instance représentative du judaïsme britannique, le Jewish Board of Deputies, divisé entre traditionalistes et libéraux, n’a pas encore pris de décision quant à sa réaction. Les orthodoxes espèrent obtenir un amendement à la loi qui tiendrait compte des spécificités de la législation rabbinique. Les autres courants religieux sont prêts à soutenir cette revendication à condition que leurs convertis soient acceptés à égalité dans les écoles orthodoxes. S’il sont satisfaits de la remise en question de la domination orthodoxe en matière religieuse, le fait que le « gouvernement » interfère dans les questions juives les inquiète cependant. Le grand-rabbin de Grande-Bretagne, Jonathan Sacks, a souligné que, puisqu’à la suite de ce jugement, toute distinction entre Juif et non-Juif non spécifiquement prévue par la loi contrevient à la législation antiraciste, cette problématique, indépendamment de la question des conversions, concerne l’ensemble de la communauté juive. À l’opposé, le rabbin Rich, chef exécutif du judaïsme libéral, soutient la décision de la Cour et souligne que la définition orthodoxe de la judéité exclut 40% des membres de la communauté juive anglaise. La Cour a estimé que prendre en considération le statut de la mère constituait un critère « ethnique » et donc discriminatoire : seul le critère de la « pratique religieuse », sans plus de précisions de la Cour, peut être retenu. La tradition juive ne connaît d’autre critère que la règle de la matrilinéarité. La décision ne sera pas sans répercussions sur les écoles chrétiennes ou musulmanes qui ont également des critères d’admission formels. ■

avril 2010 * n°305 • page 19


à l’upjb Pourquoi les fêtes juives ? SENDER WAJNBERG

E

Moïse tenant la Torah. Haggadah XVè s. (Jüdisches Lexikon, berlin, 1927-1930)

ncore ? ! Toujours la même question ? Les autres ne se demandent pas s’ils doivent ne pas fêter leurs fêtes ! Bon... Pourquoi donc devons-nous les fêter ? 1) M’enfin ?... Pourquoi pas ? ! 2) Cette question est une question juive. Par définition. Typiquement juive. Comme ce witz qui résume bien notre affaire: C’est Yom Kippour. Yankl et Moyshe vont à la synagogue. Ils passent devant la maison d’Avrom, lequel est sur son balcon en train de manger un sandwich au jambon, une cigarette à la main. Yankl l’interpelle de la rue : — M’enfin Avrom ? ! Tu as oublié que c’est Yom Kippour ? — Non Yankl, j’ai oublié que j’étais juif. 3) Il existe un intéressant concept, du philosophe allemand Georg Christoph Lichtenberg : celui du « couteau sans lame auquel ne manque que le manche ». Alors je vous demande, des Juifs sans Dieu auxquels ne manquent que les fêtes (et tout ce qui va avec), qu’est-ce que ça donne ? Des Juifs par les gènes, peut-être ? 4) La question ressemble à celle, fameuse, de la pancarte du magasin de légumes: « À vendre, oranges, 2 EURO/kg » — Pourquoi mettre « À vendre » ? !, on sait bien qu’elles sont à vendre ! — Pourquoi « oranges » ? !, on voit bien que ce ne sont pas des poi-

res. — Et « par kg » ? ! On ne les vend pas à la pièce hein dis, avec quoi tu viens ? ! — Et « EURO » !... les francs c’est fini depuis longtemps. Reste « 2 », que le légumier plante dans ses oranges (et on est bien avancés !). Ce genre de raisonnement est très efficace pour miner tout projet. À quoi bon en effet ? ! À quoi bon fêter les fêtes juives alors qu’on ne parle plus le juif, qu’on n’habite plus dans la rue juive, qu’on ne mange plus juif, qu’on ne danse plus juif et qu’on n’aime plus juif. 5) Nos cousins chrétiens fêtent la naissance d’un célèbre p’tit Juif sectaire dont le bizness marche toujours; ils font même une fête le 1er janvier pour sa circoncision ! On va quand même pas être moins juifs qu’eux ? ! 6) Si nous ne faisons pas les fêtes juives pour leur origine religieuse, nous ne ferons pas non plus les fêtes païennes (on n’est plus des sauvages). Pas de fête alors, quel ennui ! Qu’est-ce qui reste ? Le premier mai ? La fête de la jeunesse laïque ? Le 21 juillet ? La fête de la musique ? Mon anniversaire? Vous allez voir, à ce train là on va finir par faire sauter les kreplekh à la Chandeleur. 7) Une vraie raison de fêter les fêtes juives à l’UPJB, une raison fondamentale (qui n’épuise pas le sujet), c’est : pour s’amuser ! D’accord, de nombreuses fêtes

avril 2010 * n°305 • page 20

juives ont une origine triste : Lag baOmer (décès de rabbi Shimon Bar Yohaï), le 17 Tammouz (deuil de la Destruction de Jérusalem), Ticha beAv (deuil de la Destruction du Temple), le jeûne de Guédalia (meurtre du dernier gouverneur juif après la Destruction du Temple), Yom Kippour (jeûne d’expiation de nos fautes). Remarquez que nous avons déjà la Libération des camps, l’Insurrection du Ghetto de Varsovie, Yom haShoah, l’Attaque du XXe convoi, le pèlerinage à la Caserne Dossin. Non, s’amuser, tout simplement. Car les fêtes juives joyeuses sont nombreuses, aussi. On sait s’amuser chez nous savez-vous ! Enfin on savait : tous les vendredis soirs c’était réveillon aux bougies ! On en voit encore les traces dans nos conférences du vendredi soir. Sha... comment ça s’appelle déjà ? Shabbat ? Oui c’est ça : Shabbes, la fête la plus importante du calendrier juif. Cinquantedeux réveillons aux bougies par an, wouow ! Et puis y a les fêtes joyeuses « à l’unité » (toutes ne sont pas stricto-sensu religieuses) : Rosh haShana (nouvelle année juive), Soukkoth (on loge dans des cabanes en souvenir de l’exil dans le désert), Simkhat Torah (la Joie de la Torah, où le cycle annuel de lecture se boucle pour repartir aussitôt), Khanouccah (fête des lumières, pour l’Inauguration du second Temple), Toubichevat (nouvel an des arbres), Pourim (Esther


a sauvé notre peuple du complot génocidaire d’Haman), Peyssakh (la mer Rouge ! On est enfin sortis d’Égypte!) et Chavouoth (le Don de la Loi) où les fêtards passent toute la nuit à étudier ensemble une page du Talmud, les coquins ! 8) À propos de Shvues, je trouve que ce serait très bien que nous, Juifs progressistes athées, fêtions le Don de la Torah au Mont Sinaï. Ce serait le signe d’une ouverture d’esprit incontestable ! Qui pourrait en faire autant je vous le demande ? ! Ensuite c’est une question de « devoir de mémoire ». Nous n’allons pas devenir négationnistes de notre propre histoire quand même ? ! Sans Abraham-notrepère, sans Moïse, sans la sortie d’Égypte, sans les 40 ans dans le désert et sans le Très Haut — que Son Nom soit sanctifié — il n’y aurait pas de Juifs, et l’UPJB n’existerait pas ! Honnêtement — je vous jure ! — je pensais plaider pour les fêtes non liées à la religion, Rosheshoune, Sikkes, Khanike, Pirim,... mais je change d’avis là maintenant tout de suite : il faut fêter les fêtes religieuses aussi ! Pour la raison que toutes les fêtes juives ont un lien plus ou moins fort, plus ou moins explicite, avec la religion, laquelle a été inséparable de la vie sociale juive jusqu’à notre sortie du ghetto. Tous nos ancêtres les ont fêtées, se sont même coupés en huit pour ne jamais en rater une. Les fêtes sont un réservoir d’Histoire et d’histoires vivant. Une mise en actes d’une partie de notre mémoire collective. Un lien social particulier non nécessairement exclusif des autres liens que nous avons choisi par ailleurs de nous donner et qui sont liés à notre propre histoire, à notre laïcité, aux luttes d’émancipation sociale, à la Résistance. Ce qui nous

caractérise, si nous avons l’ouverture d’esprit que nous prétendons avoir, c’est la nouveauté par rapport au passé dont nous sommes issus. Non sa négation. Question de culture élémentaire. Et ceci ne remet nullement en question la grande modernité du début du XXe siècle impulsée par nos aïeux, la « table rase du passé » : il fallait en passer par là — par cet immense espoir de l’émancipation ! — pour sortir de l’enfermement socio-politique où se trouvaient les masses juives. Mais on a fait du chemin depuis et la perspective se redessine aujourd’hui. Voilà pourquoi il faut fêter toutes les fêtes juives ! J’invite donc les lecteurs qui m’ont suivi jusqu’ici à fêter ces fêtes que nous ne fêtons jamais, et pour commencer à les fêter dans un de ces lieux où pour rien au monde je mettrais les pieds ! Pour une simple raison technique : eux ils savent comment on fait. Plus tard, peut-être, à l’UPJB, si l’organisation existe toujours dans sa spécificité juive... — oui parce que des organisations progressistes non juives, ça ne manque pas; tandis que des progressistes juives, y en n’a qu’une. 9) Donc, si affirmer une judéité progressiste active et vécue comme telle, dans toute sa complexité, ne signifie pas nier le passé, ce n’est pas davantage nier toute autre identité nationale, cultuelle ou culturelle. Autant je serai ouvert à ma propre culture et histoire, autant je serai ouvert à celles des « autres » (ce qui bien entendu ne veut pas dire que nous devions nécessairement les fêter aussi, ou tout mélanger). C’est le contraire du nivelage par le bas : nous fêtons les nôtres, les autres fêtent les leurs, et tout le monde est content. À fond. C’est clair.

10) S’amuser. Lien avec le passé. Et enfin, dernière raison de fêter nos fêtes religieuses : c’est parce qu’elles sont un condensé de pensée juive. Peyssakh en est le meilleur exemple. Installezvous, tranquille, avec une Haggadah de Peyssakh — une vraie ! — , et prenez le temps de la lire d’un double regard. Au premier degré, vous prendrez connaissance de l’ordonnancement de la célébration, des gestes, des aliments, des rituels, des paroles, des symboles, choses que l’on connaît plus ou moins, même à l’UPJB. Au second degré, vous vous demanderez pourquoi c’est fait comme ça, pourquoi ce texte est formulé ainsi. Et vous commencerez à entrapercevoir le sens implicite de cet ensemble hétéroclite. De même qu’en fuyant l’Égypte, nos bagages étaient réduits au strict minimum (nous n’avons même pas pu emporter le pain), de même, ce récit est le strict minimum d’une mémoire en même temps que d’une vision du monde particulières, faites d’histoire, de mythes, et surtout d’une façon de penser qui nous est propre, que l’on soit croyant ou laïque. Être juif, c’est aussi, en quelque sorte, une certaine façon de penser, et une façon de penser certaine. Laquelle n’exclut pas notre modernité, voire a contribué à la fonder. Voilà pourquoi tu fêteras toutes les fêtes juives : pour te cultiver, espèce d’ignorant ! « Va maintenant. Va et étudie ! ». Et pour terminer, puisque nous avons insisté sur le condensé de pensée juive, voici un condensé de condensé de pensée juive : Pourquoi le chien quand il est content, il remue la queue ? Parce que c’est lui le plus fort. Sinon ce serait la queue qui remuerait le chien. ■

avril 2010 * n°305 • page 21


réfléchir L’an prochain à Berlin ? À l’Ouest du nouveau ? JACQUES ARON

M

ême en Europe, les frontières intérieures de la judéité restent étanches ; c onnaissez-vous Micha Brumlik, philosophe, pédagogue et essayiste, professeur de Théorie de l’éducation et de la formation à l’Université Goethe de Francfort ? Une voix indépendante qui, même si elle ne parle pas notre langage, mérite toute notre attention. Dans le débat suscité récemment par la décoration remise à Felicia Langer (voir Points critiques, n° 300, nov. 2009), il n’hésitait pas à la défendre sur le fond, malgré ses réserves sur le ton de l’avocate juive de la cause palestinienne.

L’AN PROCHAIN, MAIS PAS À JÉRUSALEM1 Sous cet intitulé peu habituel, sous-titré : Comment, de jeune sioniste, je suis devenu Juif diasporique conscient, Brumlik semble faire revivre un courant du judaïsme allemand d’avant-guerre, que l’on croyait à tort disparu avec le génocide. Un courant à l’époque largement majoritaire, pris entre la pression croissante de l’antisémitisme et le nationalisme juif de plus en plus völkisch . Écoutons-le : « Il y a plus de quarante ans que je suis revenu en Allemagne, moi

qui suis né en Suisse en 1947, qui ai été élevé en Juif dans l’Allemagne occidentale d’après-guerre, pour mettre fin ensuite à ma tentative de devenir Israélien — de faire mon alya, comme on disait alors. Les raisons en étaient multiples : échec partiel d’apprentissage de l’hébreu, dèche chronique, ainsi que l’intuition précoce que la colonisation de la Cisjordanie qui commençait alors ouvrirait le chemin de la ruine. Tout cela se fondait sur un profond sentiment de déception : l’État réellement existant d’Israël avait peu, sinon rien, en commun avec cette communauté romantique, dont l’image m’avait conduit, jeune sioniste fervent vers la Jeunesse sioniste allemande, me sauvant ainsi de parents dépressifs et de la grisaille de la vie quotidienne en Allemagne occidentale. « Avec le radicalisme de la jeunesse, je devins, d’ardent sioniste, un aussi ardent antisioniste. Entretemps, mes liens avec Israël se desserrèrent, j’y compte encore un ou deux amis ou amies, le reste de ma famille d’Israël, avec laquelle je n’avais que peu de contacts, a émigré aux USA il y a plus de vingt ans. Mon attachement émotionnel à Israël s’est sensiblement refroidi et je me situe aujourd’hui politiquement parmi les « post-sionistes » et les Juifs

avril 2010 * n°305 • page 22

diasporiques convaincus. […] « Sur la base de recherches historiques, je suis arrivé à la conviction que l’État d’Israël n’est pas la conséquence de la Shoa, qu’il n’aurait pas pu être créé assez tôt pour l’empêcher ou permettre une fuite massive. L’État d’Israël n’est d’ailleurs pas majoritairement celui des survivants de l’Holocauste. Celui qui aborde ainsi la question de l’État d’Israël et de son attitude à l’égard des Palestiniens est fondamentalement dans l’erreur. Et pour moi, personnellement, Israël ne représente aucune option salvatrice : en tant que citoyen allemand et européen, je ne fais entièrement confiance qu’au potentiel démocratique de cette société, et si l’antisémitisme européen, par moment religieux, raciste et aussi islamiste, me tape sur les nerfs, je ne m’en sens pas pour autant menacé. Comme pédagogue et essayiste, je considère de mon devoir d’en découdre avec lui. Mais il y a longtemps que cette affaire ne me passionne plus — il y a en vérité des thèmes plus agréables et moins fastidieux. « Par contre, la population juive et non juive d’Israël et de Cisjordanie est réellement menacée. Un ennemi mortel est apparu sous la forme de la dictature militaire islamo-fasciste en Iran, avec ses hommes de main du Hezbol-


lah et du Hamas. Comme Juif, on doit avoir appris de l’Histoire que des politiciens fous peuvent, quand ils en ont l’occasion, mettre leurs projets à exécution. Hitler l’a fait, et ce qui s’est passé peut bien se reproduire. En ce sens — et en ce sens uniquement — on ne peut qu’être entièrement solidaire d’Israël menacé d’Holocauste nucléaire. Mais à l’inverse, cela ne signifie aucunement que je sois contraint d’approuver la politique complètement insensée d’occupation et de colonisation du gouvernement israélien. Comme post-sioniste, je prends acte qu’une partie des Juifs s’est donné en Israël la forme politique d’une nation souveraine qui est responsable de sa politique. C’est pourquoi — contrairement aux European Jews for a Just Peace - je ne me sens pas obligé de critiquer constamment et bruyamment la politique des gouvernements israéliens à partir de jugements moraux juifs. On pourrait en déduire que ces hyper-moralistes juifs ne font que conforter ce qu’ils combattent. Toutes leurs actions montrent qu’Israël et le sionisme représentent pour eux l’essentiel du judaïsme. Cette attitude est particulièrement peu crédible, lorsque le judaïsme de certains de leurs membres — pas tous — se réduit à critiquer la politique israé-

lienne à l’égard des Palestiniens. Un judaïsme qui se limite à la défense contre l’antisémitisme ou à la critique de la politique israélienne n’a pas de contenu et pas d’avenir. » Après un plaidoyer pour l’autonomie et la diversité des communautés juives, Brumlik conclut : « Il faut espérer que Le choix de Gershom Scholem en 1923 ve dans sa diversité de déveloptous les Juifs et les nonJuifs comprennent en fin de comp- pement historique comme une te que nous, en tant que commu- « Polynésie », une grappe d’îles nauté juive pluraliste, ne sommes sans hiérarchie ni centre de grapas en Allemagne des Israéliens vité, aussi multiple dans son apde l’étranger ; que nous avons proche politique que religieuse, bien des attaches familiales, his- sociale que culturelle ? Ses réustoriques et aussi religieuses avec sites et ses échecs dans des mila terre et l’État d’Israël, mais que lieux profondément différents ne nous ne sommes ni en charge ni forment-ils précisément le seul même responsables de la politi- lien qui persiste entre elles et apque israélienne. En tous cas, pas porte sa contribution originale à davantage que pour le Darfour, l’échange universel qui se cherl’Iran, le Tibet ou la forêt tropica- che des règles communes ? ■ le amazonienne. À l’exception de 1 Micha Brumlik a publié entre autres : la menace iranienne, on ne peut Pas de voie comme Allemand et Juif. Une contourner le fait — même si c’est expérience en République fédérale (1996), gênant et même pénible — que dont le titre renvoie explicitement au seuls les Juifs israéliens sont res- célèbre écrit de Jakob Wassermann dédié ponsables en dernière instance au compositeur Ferrucio Busoni en 1920 : Ma voie comme Allemand ; et aussi Esprit de leur bonheur ou de leur mal- allemand et haine des Juifs ; le rapport heur. » de l’idéalisme philosophique au judaïsme Le moment ne serait-il pas (2000). Le présent article a paru dans le venu de repenser la condition jui- Jüdische Allgemeine, 21.01.2010, Berlin.

avril 2010 * n°305 • page 23


réfléchir

Ni Robe Noire, ni Blanches Écharpes YOURI VERTONGEN

F

ace à la robe qui ce jourci m’accuse, je ne sais que dire. Moi qui d’ordinaire assume mes actes et mes paroles, ce doigt tendu m’immobilise. Pendant un temps, je viens à me poser en fautif, en criminel. « Peutêtre n’aurais je pas dû, peut-être aurais-je dû laisser, ce jour là, la police fignoler sa besogne et enfermer dans l’anonymat les hommes, les femmes, les indésirés de ce monde », voilà ce à quoi l’index pointé me fait penser. Que faire lorsque je m’avance à la barre ? Ma présence ici n’est-elle pas en soi une démonstration de ma faiblesse ? Une propension à me montrer dominé, soumis par la chose même que je combats ? Une possibilité d’admettre la Robe noire accusatrice, de la cautionner ? J’ai déjà perdu ! Impossible de sortir de cette salle, impossible de m’évader de ce monde. M’évader de cette voix incriminante, presque castratrice. Pourtant cette personne de noir vêtue, est la seule de qui peut venir mon salut. Pour cette fois et les prochaines sans doute, je me plierai donc à la mascarade, au spectacle judiciaire qui se joue devant

une salle comble. Foule de témoins anonymes à qui je suis déjà redevable de me comprendre. Condamné par une autorité discrétionnaire. Quel comble ! Condamné, d’abord, à lui être acquis, soumis. Condamné à laisser entre ces/ses mains les conditions de ma liberté. Je suis d’ores et déjà condamné à errer en attendant ses bons vouloirs, j’erre dans son désert urbain qui me renvoie sans cesse à ma condition propre : celle d’un « inculpé multirécidiviste ». Si je suis un danger pour vous, M. Lejuge, c’est sans doute que votre monde a quelque chose à se reprocher, à cacher. Serait-ce votre juridiction qui applique ces lois ségrégatives? Serait-ce vous l’apparatchik judiciaire qui appliquez chaque jour les lois de la différence et du rejet. Vous êtes, M. Lejuge, le gardien de cette société à deux vitesses : celle de la concentration et de la ségrégation moderne des camps pour étrangers, des expulsions quotidiennes, des rejets sociaux en tous genres, qui drainent les surplus humains de charters en charters. Racisme d’un temps qui demande à se normaliser, xénophobie masquée qui ne demande qu’à s’as-

avril 2010 * n°305 • page 24

sumer. C’est vous qui couvez ce Code, qui faites vivre les normes de notre Cité. « Travaux d’intérêt général » entends-je. Quel travail imposé par vos robes, M. Le juge aurait de l’intérêt pour un esprit volage inspiré par le rêve et la révolte, non par la labeur de l’exploitation ? Quel intérêt est général dans ce monde de domination ? M. Lejuge dans ce monde, où nos individualités sont contrôlées, où nos pensées sont « publicisées » et notre liberté conditionnée ? Dans l’économie de l’exploitation nous sommes de toute façon déjà condamnés dès notre arrivée à la réification incessante : de l’être né à l’élève obéissant, de l’étudiant mouton au chômeur rejeté, du travailleur (pour ceux qui...) au retraité périmé. Dans ce schéma délétère, votre condamnation paraît une alternative peu probante. Négligeable même. La condamnation, je vous l’affirme, nous la vivons déjà. Preuve en est que je suis forcé à être destiné à ce monde. Condamné à ces temps sociétaux individualisés, divisés, dépersonnalisés et marchandisés. J’ai voulu m’en émanciper, sortir des rails pour effleurer du bout des doigts


un artifice de liberté, un simulacre. Plus loin, je suis condamné à respirer votre air, à lire votre presse et à dire Amen à la robe noire quand elle se coiffe d’une écharpe blanche, à l’uniforme quand il est surmonté d’un képi, à ce monde quand il se targue d’être Le monde. D’arrestations en condamnations, vous n’avez fait, M. Lejuge que criminaliser la révolte qui nous anime. Révolte légitime pour les rejetés du système avec qui nous luttons. Dilemme qui n’en est pas un : Il est clair que je préfère perdre mon calme plutôt que perdre la face. Je n’ai que faire de vos robes noires et de vos blanches écharpes. Je ne pourrais m’y plier, même si je les craignais. Notre lutte, M. Lejuge, ne s’exprime pas uniquement au coté de nos frères sans-identité. Elle nous transcende comme elle transcende votre système. Et si les « Sans » sont ceux qui matérialisent le mieux notre rejet de la ségrégation, sachez que nous ne pourrons en rester là, après votre sentence, quelle qu’elle soit. Les lieux où notre liberté sera conditionnée, nous nous en affranchirons. Cette situation est une aporie. Je ne peux rester sans réaction pen-

dant que ce qu’il me reste de vivant se meurt. Je suis alors destiné à vous revenir. Où il y aura de l’Injustice, j’y serai. Et là où je suis, j’ai cru comprendre que vous me traquerez. Qu’à cela ne tienne : ce que j’ai fait, je le referai. Je ne suis victime de rien ici, si ce n’est d’avoir pris part à l’époque qui m’a vu naître. Étrange époque que nous traversons effectivement. Sans horizon politique, sans nostalgie non plus d’un temps passé, simplement prisonnier du présent. De ce présent qui n’attend rien de nous, sinon de nous y perdre. Illusion d’un temps mort-né. Dans cet espace-temps, je suis l’acteur dissident. S’il nous faut être ennemis de ce Monde, si il faut défiler cette fois de cour en cour jusqu’à ce qu’(in)justice s’en suive, autant laisser mon instinct me guider. Celui qui nous fait sortir dans la rue. Et puisque nous sommes aujourd’hui dans le temple paradigmatique de la « Démocratie judiciaire » : la police étant officiellement le bras armé de L’État détenteur de l’usage de la violence légitime, puisque vouloir y échapper représente pour le Code un délit, un crime, un aveu, à quoi bon obéir ? Quand accep-

terons-nous que ces lois que vous brandissez comme bouclier contre la révolte, ne sont que des construits de vos envies subjectives, de vos désirs d’abattre l’oiseau en plein vol. Condamnez-moi M. Lejuge, quel pouvoir n’en ferait pas autant ? Quel pouvoir ne corrige pas ses détracteurs ? Condamnez moi, M. Lejuge, vous n’apaiserez personne. Certes vous donnerez satisfaction au policier blessé, vous assurerez la pérennité de votre institution, de l’archétype du contrôle social, et rien, selon vos volontés ne sera changé. Par contre, notre colère n’en sera que plus grande. Plus consciente sans doute de l’incapacité et de l’impossibilité de s’établir en dehors du monde, de tous ces mondes. Convaincus alors, nous saurons qu’y prendre part, c’est avant tout le rejeter, lui et ses attributs. Oui, M. Lejuge, j’ai peur de l’enfermement. J’ai peur de l’enfermement car j’aime la liberté. J’aime la liberté et vous êtes, M. Lejuge, ce qui m’en sépare le plus. ■

avril 2010 * n°305 • page 25


Yiddish ? Yiddish ! PAR WILLY ESTERSOHN

Nbrux N[eb NbUrw shraybn beysn khurbm Écrire pendant la destruction Dans son édition du mois dernier, Points critiques a consacré sa chronique yiddish et un article (« Le poète et sa langue ») au grand auteur Avrom Sutzkever, mort le 20 janvier 2010 à Tel-Aviv. L’une des particularités de Sutzkever est d’avoir continué à écrire pendant l’occupation allemande alors qu’il participait aux activités de la résistance à l’intérieur du ghetto de Vilna et, ensuite, lorsqu’il rejoignit l’armée des partisans dans les forêts de Lituanie. Dans un article récent, l’hebdomadaire Forverts, la plus ancienne publication en yiddish de New-York, pose la question : comment a-t-on pu écrire sous l’occupation nazie ? Voici un (trop court) extrait de cet article.

r]n twin Nbirweg Nb]h tUq red Nij z= ,tn=k=b zij se nor nisht geshribn hobn tsayt der in az bakant iz es reiiz iuu NbUrw s]d tc=rt=b Nb]h s]vv Nwtnem ,rebUrw zeyer vi shraybn dos batrakht hobn vos mentshn shrayber Nen=twtn= zij’s .Nwtnem etuwp qn=g Ciuj treUn ,eisef]rp antshtanen s’iz mentshen poshete gants oykh nayert profesye .NbUrw Fiuj eimedipe Nim = sepe shraybn

oyf

epidemye

min a epes

redei C]n ,tc=m red Nuf gnunedr]r=f reUn redei C]n yeder nokh makht der fun farordenung nayer yeder nokh _ wineeweg gesheenish id _ ltreuu = di vertl a

ekitciuu redei C]n ,t=rndui = Nuf t=tdn=w vikhtiker yeder nokh yudnrat a fun shandtat ,qiuu = ,eneqs = ,eid]r=p = ,dil = tiitwn= vits a stsene a parodye a lid a antshteyt

! kid[unmxrbmuj _ Nuj Fr=w Nuj Cig trig=er s=g umberakhmonesdik

avril 2010 * n°305 • page 26

un

sharf

un gikh reagirt

gas


! widYi ? widYi id Nij ,kl]f kidneiigretnuj N= Nf=weg t]h redil id di in folk untergeyendik an geshafn hot lider di reiiz tgnilk Ngeuu tsed Nuf Nuj _ Negnugnid=b etscelrediuw zeyer klingt vegn dest fun un badingungen shoyderlekhste tiikitcereg id : uuit]m rekidref]h red tlub qn=g tf] gerekhtikeyt di motiv hoferdiker der boylet gants oft !Ngiz teuu zign vet

TRADUCTION On sait que (il est connu que), à cette époque, ont écrit non seulement les écrivains - des gens qui considéraient l’écriture comme leur profession - mais aussi des gens tout à fait simples. Il est apparu une sorte d’épidémie d’écrire. Après chaque nouvelle ordonnance du pouvoir, après chaque acte honteux d’un Judenrat, après chaque événement important, surgit une chanson, une parodie, une scène, une blague, un mot d’esprit. La rue réagit sur-lechamp, vivement et impitoyablement. C’est un peuple en train de sombrer qui a créé ces chants dans les conditions les plus épouvantables – et cependant résonne très souvent de manière saillante le motif confiant : la justice triomphera !

Partisans juifs dans les forêts de Lituanie (1943)

REMARQUES N[eb beysn : à la place de Med [eb beys dem ; [eb beys (hébr.) = pendant, au moment où. Nbrux khurbm (hébr.) = catastrophe, destruction. treUn nayert = cependant, mais. tuwp poshet (hébr.) = simple. Nen=twtn= antshtanen, part.passé de Niitwtn= antshteyn = émerger, surgir. sepe epes = quelque chose. Nim min (hébr.) = sorte, espèce, genre. t=rndui yudnrat : en allemand (Judenrat), conseil juif (administration juive sous l’autorité de l’occupant ). dil lid = chant, chanson, poème. kid[unmxrbmuj umberakhmonesdik = impitoyable, impitoyablement ([unmxr rakhmones (hébr.) = pitié). etscelrediuw shoyderlekhste : superlatif de tscelrediuw shoyderlekhst = effrayant. Ngeuu tsed Nuf fun dest vegn = et pourtant. tlub boylet (hébr.) = évident, saillant. kidref]h hoferdik = confiant, sûr de soi

avril 2010 * n°305 • page 27


yiddish L’assimil-ation d’une langue UN ENTRETIEN AVEC NADIA DÉHAN-ROTSCHILD

La méthode Assimil pour le yiddish est annoncée pour la fin du mois de mars. L’événement pourrait être considéré comme une forme de consécration, bien que tardive, d’une langue que beaucoup rangent encore parmi les reliques des temps anciens. Points critiques a interrogé Nadia Déhan-Rotschild, co-rédactrice de la méthode avec Annick Prime-Margules. Elle sont toutes deux enseignantes à la Maison de la culture yiddish de Paris.

Quel est l’état des lieux en matière de matériel pédagogique pour le yiddish ? En quoi un Assimil se distinguerait-il non seulement quant à la forme (la méthode) mais aussi quant au fond (la langue, le type de discours) ? En France, il faut bien l’avouer, malgré les désirs des enseignants, il n’y a pas pléthore de manuels. En fait, il n’y a encore aucun ouvrage francophone (pour la grammaire et le glossaire) sur le marché. Un groupe d’enseignants de la Maison de la culture yiddish-Bibliothèque Medem y travaille, mais cela réclamera encore du temps (il faut mettre à part la méthode s’adressant aux deux premiers niveaux d’étude rédigée par Y. Niborski dans le cadre de l’enseignement à distance dépendant de l’Éducation nationale). Les enseignants se débrouillent avec des manuels ou polycopiés divers… De toutes façons, la méthode Assimil est différente dans la mesure où c’est une méthode d’autoapprentissage, abordant des thèmes de la vie courante, sous forme de dialogues — accompagnés de

notes grammaticales — et d’exercices. À qui revient l’initiative de réaliser un Assimil yiddish ? La Maison de la culture yiddish estelle impliquée en tant qu’institution ? L’initiative vient de l’éditeur. La Maison de la culture yiddish n’est pas impliquée. Le manuel Say it in Yiddish publié en 1958 par Uriel et Beatrice Weinreich a été considéré par certains comme un « livre artificiel », une fiction. Qu’en serait-il d’un Assimil yiddish ? Il semble qu’il y ait un besoin, si l’on en croit les nombreuses réclamations reçues par Assimil après qu’ils ont annoncé la sortie du livre… plusieurs années à l’avance ! On entend aussi un intérêt de la part de gens qui assistent régulièrement à des cours, preuve qu’ils ont envie de pouvoir se référer à un manuel de base qui fait défaut jusqu’ici en français. Le manuel des Weinreich s’inscrivait dans une collection pour voyageurs. Il a pu apparaître comme une fiction dans la mesure où il n’existe aucun « Yiddishland » dont les habitants ne parleraient

avril 2010 * n°305 • page 28

que le yiddish. Mais on peut aussi rappeler que les yiddishophones d’autrefois étaient déjà majoritairement capable de comprendre et de se faire comprendre dans au moins une autre langue. Leur mérite demeure d’avoir présenté (écrit en caractères hébraïques) des phrases simples et idiomatiques groupées thématiquement. En revanche, l’absence de tout exposé grammatical fait que ce genre d’ouvrage ne peut être qu’un complément pour ceux qui étudient. À titre de comparaison, le dictionnaire yiddish-français publié par la Maison de la culture yiddish et réalisé sous la direction de Y. Niborski est-il un succès éditorial ? Le dictionnaire yiddish-français est en effet un grand succès, qui fait autorité au-delà même du public francophone, si l’on en juge par les citations dont il est l’objet sur internet. Cette publication s’inscritelle dans le cadre d’un intérêt renouvelé pour le yiddish ou s’agit-il plutôt d’une question symbolique ? Euh… Pour s’encourager à tra-


vailler quand nous étions fatiguées, nous nous disions « puisqu’il y a des Assimil dans toutes les langues, y compris des beaucoup plus « mortes » que la nôtre (l’égyptien hiéroglyphique par exemple vient de sortir), il faut bien que le yiddish y soit aussi ». Le réflexe mir zaynen do* en quelque sorte. Je ne sais pas si l’intérêt pour le yiddish est actuellement « renouvelé », l’important c’est qu’il existe. Quel public visez-vous ? Le public : je ne sais pas… Mais au-delà des descendants de yiddishophones curieux de leurs origines, des philosémites avides de connaissances, voire de distraits qui croiront apprendre l’hébreu, il existe, d’après les éditeurs, un public de lecteurs « accros » à leurs manuels, qui les achète tous dès leur publication et qui dévore les

langues comme d’autres les recueils de mots croisés. Tous les espoirs sont donc permis ! Comment un Assimil se construit-il ? Les situations linguistiques abordées sont-elles celles uniquement du quotidien ou aborde-t-on également la culture yiddish laïque et le monde religieux ? L’éditeur ne donne pas de canevas pour les leçons elles-mêmes, mais des recommandations générales (privilégier les dialogues, l’humour, décortiquer toutes les difficultés…). En revanche, la progressivité de l’apprentissage est très encadrée : toutes les six leçons, une révision ; nous avions droit à tant de lignes, tant de mots nouveaux, tant de nouveautés grammaticales par leçon, et la forme des exercices devait toujours être la même. En fait, une sorte de « cahier des charges », incluant des thèmes à aborder. Bien qu’il soit recommandé de ne pas aborder de thèmes politiques ou religieux, il était évident qu’on ne pouvait parler du yiddish sans références religieuses. Et nous n’avons pas manqué d’user de la faculté de faire de petites « notes de civilisation » pour les éclairer. Je pense que notre manuel ne contient rien de choquant, que le lecteur soit religieux

ou non, et même juif ou non. Dans le même ordre d’idée, at-il été tenu compte, au moins pour les mentionner, de l’existence des deux normes de yiddish, la première issue de la culture laïcisée moderne et la deuxième, extrêmement vivante, qui est celle du khassidisme contemporain ? Non, nous n’avons pas mentionné les khsidim : toute l’histoire du yiddish en une demi-page n’en laisse guère le loisir… En matière de yiddish, quels ont été les choix effectués ? Le manuel tient-il compte des variantes dialectales ou rend-t-il uniquement la langue académique ? Nous avions pensé au début pouvoir enregistrer quelques leçons avec d’autres dialectes (ou au moins le poylish), mais il a fallu y renoncer. C’est un manuel d’initiation, alors vive la norme unique ! Comment les enregistrements ont-ils été réalisés ? Les locuteurs natifs jeunes et compétents sont relativement rares si du moins on veut que leur yiddish soit exempt de traces d’accent « étranger ». A t-on privilégié une prononciation ? Les éditeurs demandaient quatre voix (deux masculines, deux féminines). Il fallait que leur prononciation s’accorde à la phonétique écrite (standard, donc). Une trace d’accent anglais n’aurait pas été un motif de refus dans la mesure où le livre va être adapté pour les pays anglophones, mais il nous a fallu tenir compte des disponibilités des uns et des autres pour un calendrier très rigide. ■ Propos recueillis par Alain Mihály * « Nous sommes là »

avril 2010 * n°305 • page 29


ANNE GIELCZYK

Green thérapie

L

es amis, je suis stressée, oui je sais c’est d’une banalité à toute épreuve. Je lis que dans ces caslà, il faut cultiver son jardin. Mais je n’ai PAS de jardin ! Je n’ai que quelques malheureuses plantes en pots sur mes rebords de fenêtre qui ont succombé elles aussi au stress de ce long hiver. Je pourrais me concentrer sur mes plantes d’intérieur. J’ai lu qu’il existe des plantes dépolluantes, comme la fougère de Boston, ou Nephrolepis exaltata. Dans son exaltation, cette belle fougère décorative, aux frondes retombantes, découpées et ondulées absorbe très bien le formaldéhyde et le xylène, si si ! Toujours est-il que s’occuper des petites plantes, c’est excellent contre le stress, même que ça porte un nom : la Green therapy. Rien que ce nom, déjà je stresse ! Non, donnezmoi plutôt « thérapie horticole », qui fleure bon la campagne et la verte banlieue ou dois-je dire la green banlieue. En tous les cas, ça ne ferait pas de mal à Claude Demelenne d’aller remuer un peu la bonne terre, ça lui changerait les idées qu’il a de plus en plus tordues. Justement c’est bientôt la semaine sans pesticides, qu’il en prenne de la graine ! En février, il s’acharnait (voir mes Humeurs de mars) contre les travailleurs sociaux et contre les jeunes « arabo-musulmans »

de nos quartiers populaires. En mars, il lance un collectif « Vigilance citoyenne » dit « progressiste » et une campagne intitulée « Far West non merci ! » dont les propositions, il y en a cinq, n’ont pas à pâlir devant celles d’un Mischaël Modrikamen, d’un JeanMarie Dedecker ou d’un Geert Wilders. Je résume : ouverture d’un centre fermé pour jeunes délinquants (en Hollande ?), envoi des détenus marocains ou à double nationalité dans les prisons marocaines (du balai ! ou au Kärcher, c’est comme on le sent), mise sous tutelle des allocations familiales pour les parents de multirécidivistes, mise en place d’un système de code-barres afin de lutter contre l’absentéisme à l’école et enfin, alourdissement des peines contre les auteurs de cambriolages commis au préjudice de personnes âgées (pour une étude comparée des programmes de Vigilance citoyenne, du Parti populaire et du Front national (belge) voir le toujours excellent blog d’Henri Goldman1, les ressemblances sont frappantes !). Ça commence à sentir franchement mauvais tout ça. Fougère exaltata à l’aide ! ! C’est donc bien dans ce contexte, qu’il faut lire la nouvelle carte blanche dans Le Soir du 5 mars, signée par un collectif de signataires (à ne pas confondre avec l’autre dont les signataires

avril 2010 * n°305 • page 30

restent dans l’ombre), dont notre vigilant et progressiste Claude Demelenne, Nadia Geerts, la pasionaria contre le voile et que vient-il faire dans cette galère - Sam Touzani. Cette fois-ci, il s’agit du voile de Fatima Zibouh, chercheuse à l’université de Liège, siégeant comme représentante pour Ecolo au Conseil d’administration du Centre pour l’égalité des chances.

S

elon ce collectif, la personne de Fatima Zibouh (elle ou son voile, ça n’est pas très clair) « véhicule une idéologie néoconservatrice et réactionnaire ». Cela « interpelle certains démocrates » Pourtant, on nous assure que ce n’est « pas tant ce qu’elle porte sur la tête, que ce qu’elle a dans la tête » qui interpelle. C’est incroyable, quand il s’agit d’interdire le voile à l’école, SUR la tête suffit, mais comme on ne peut interdire le voile partout, on argue de ce qui se passe DANS la tête. Voilée bien sûr, la tête, les autres têtes font ce qu’elles veulent. À quoi ça tient la liberté quand même... Donc, dans la tête de Fatima Zibouh, « peu de doute, le profil politique (...) est franchement réactionnaire » car elle « est membre de la branche belge de Présence musulmane (PM) » nous affirme-t-on (chose qu’elle réfute). « PM »


pour les connaisseurs donc, et comme ni vous ni moi, nous n’y connaissons rien, on stresse quand on lit que « PM » a des « branches ». Selon le collectif, « il suffit de consulter le site internet de ses autres branches - au Canada par exemple - pour constater que PM soutient les positions les plus controversées et les plus choquantes de Tariq Ramadan ». Ce que j’ai fait, et si je n’ai pas trouvé « ce que soutient PM », j’ai trouvé par contre leur carte de visite. Je lis : « Présence Musulmane est un collectif qui vise à promouvoir des valeurs universelles et une citoyenneté participative nourrie d’une compréhension contextualisée de l’islam et d’une identité ouverte, tout en cultivant un vivre-ensemble harmonieux dans notre société. »2 Franchement, je n’y vois rien à redire. Mais je dois être naïve. Sans doute, je ne mesure pas à quel point Fatima Zibouh, comme Tariq Ramadan, « dans le sillage duquel, elle n’a cessé d’évoluer », selon les auteurs de cette carte blanche, tiennent un double langage. Car Fatima Zibouh est une intellectuelle et ça les amis, ça, ça fait peur. Là, on stresse à mort ! Parce que les intellos, c’est bien connu, ils vous emberlificotent toujours avec leurs beaux discours. Et les intellos « arabos-musulmans » c’est pire, ils n’ont pas 1 mais 2 discours ! Un en arabe et un

La fougère de Boston, excellent remède contre les pensées polluantes

autre en français et ce n’est pas le même.

P

eut-être, mais moi je lis ce que je lis. Et dans cette carte blanche, rédigée en français et uniquement en français, ce que je lis ce ne sont qu’insinuations, procès d’intentions et allégations non prouvées. Ça me stresse ça. Je n’aime pas ne pas être en mesure d’exercer mon libre arbitre. J’aime bien juger sur pièces mais hélas pas un mot sur le contenu ! Par exemple, en quoi le port du voile « véhicule (t-il) une idéologie néoconservatrice et réactionnaire » ? Personnellement je n’ai rien décelé de tel dans les propos de Fatima Zibouh (interview dans Le Soir du 13 mars). Là aussi je lis ce que je lis. Le ton est posé et le propos nuancé. Pas de sectarisme. On rend à César ce qui appartient à César, à Karima ce qui appartient à Karima « qui mène un très noble combat contre les mariages forcés ou l’imposition du foulard » et elle ajoute : « c’est un combat fondamental, auquel les musulmans doivent répondre ».

On respire, une vraie séance de green thérapie. Ici pas de tronçonneuse pour couper tout ce qui dépasse ni de motofaucheuse à section pour faire table rase, mais petites graines, pelle, binette et sarcloir qui feront éclore de nouvelles fleurs aussi diverses que variées. In fine, elle ne dit pas autre chose que ce que les féministes de ma génération revendiquaient, ne vous en déplaise messieurs dames, que l’émancipation des femmes sera l’œuvre des femmes ellesmêmes : « Nous en avons un peu assez de ces gens qui avec paternalisme nous disent quelle est la voie de l’émancipation et de l’occidentalisation ». Il y a autant de voies vers l’émancipation qu’il y a de sortes de foulards. Cultivons donc la biodiversité. D’ailleurs, voilà le printemps. ■ http://blogs.politique.eu.org/henrigoldman 2 http://presencemusulmane.com/” http:// presencemusulmane.com/ 1

avril 2010 * n°305 • page 31


LE

DE LÉON LIEBMANN

Quand les juges orientent les débats... et désorientent les plaideurs

L

e mode de dysfonctionnement judiciaire que je me propose de traiter dans cette nouvelle chronique surprendra mes lecteurs qui ne fréquentent pas assidûment les salles d’audience de nos Palais de Justice. Certains juges qui s’y adonnent se comportent comme s’ils étaient les maîtres absolus du déroulement des procédures dont ils ont la charge et ils traitent les plaideurs comme s’ils n’étaient que des pantins qu’ils peuvent manipuler au gré de leurs convenances. Tous les exemples que j’analyserai sont rigoureusement conformes à la vérité et j’en ai été personnellement témoin. Le premier cas que j’ai choisi d’exposer pourrait s’intituler : « de l’effet boomerang des propos antisémites ». Encore avocat à l’époque, je défendais devant un juge de Paix bruxellois, un électricien « indépendant » qui exerçait de surcroît la fonction de premier bedeau dans la Grande Synagogue de la rue de la Régence. Je réclamais en son nom le remboursement du coût du matériel électrique ayant permis de faire des travaux de réparation qui, eux, lui avaient été correctement payés. Seule « difficulté » : il n’avait pas conservé les documents justificatifs de son défraiement. Quand l’avocat adverse entama sa plaidoirie, j’eus, tout comme le juge de paix qui présidait

l’audience, la surprise d’entendre des propos vulgairement antisémites que je résume comme suit : la partie adverse vous demande de lui accorder ce qu’elle sait ne pas lui revenir. Cela n’a rien d’étonnant chez quelqu’un qui « officie » dans une synagogue et qui prétend faire partie du Peuple élu et donc avoir tous les droits aux dépens de « simples » non-Juifs. Le juge interrompit ce plaideur incongru et le rappela sévèrement à l’ordre en lui reprochant un discours entièrement et uniquement antisémite tenant lieu d’argumentation. Il déclara aussitôt les débats clos et prononça immédiatement son jugement. Il donnait totalement gain de cause à mon client et cela alors qu’il était démuni de preuves de son bon droit. La partie adverse n’interjeta pas appel et l’affaire se termina de cette façon pour le moins inattendue. Deux conclusions, qui ne sont contradictoires qu’en apparence, s’imposent à tout observateur de bonne foi : la solution donnée par le juge « anti-antisémite » à ce litige en soi banal était en l’occurrence conforme à l’équité. Mais plutôt que de pénaliser le client d’un avocat outrageusement antisémite, il eût mieux valu renvoyer l’examen de cette affaire à une date ultérieure pour permettre à la partie défenderesse absente physiquement à cette audience de choisir d’autres moyens de

avril 2010 * n°305 • page 32

défense et le cas échéant, de faire appel à un autre défenseur. Le juge de paix aurait pu, en outre, transmettre un exemplaire de son jugement au bâtonnier de l’Ordre des Avocats de Bruxelles en vue d’une éventuelle procédure disciplinaire contre cet avocat « marron ». Si cet incident d’audience s’était déroulé après l’entrée en vigueur de la « loi Moureaux » du 30 juillet 1981 qui érigea les manifestations de racisme et de xénophobie en délit, l’avocat antisémite se serait retenu de répandre son venin ou en aurait payé le prix fort : une sévère condamnation pénale.

L

e deuxième épisode de ce nouveau feuilleton judiciaire pourrait être titré comme suit : peuton gendarmer et condamner sur le champ un justiciable parce qu’il se présente à l’audience et bien malgré lui - menotté et entouré de gendarmes ? C’est en tout cas ce qui est arrivé à mon adversaire dans un procès en divorce. Je défendais l’épouse qui sollicitait le prononcé d’un divorce aux torts exclusifs de son époux. Seul mais combien essentiel point faible de la demande : elle n’était, tout comme la créance du bedeau dans le cas exposé plus haut, étayée par aucun document ni par aucun témoignage. Cela n’empêcha pas le président de la chambre des divorces d’escamoter purement et simplement les débats et, en


lieu et place, d’infliger au « prévenu » un discours cinglant et moralisateur. Le délit imputé au mari était un vol réalisé sans violence. Le président ne donna la parole à aucune des parties et communiqua immédiatement la teneur de sa sentence : ma cliente obtenait gain de cause sans débats contradictoires. Le mari, qui n’avait pas (encore) choisi un avocat, laissa les choses en état et le divorce fut prononcé sans autre forme de procès. Troisième séquence de ce bref tour d’horizon d’une justice déboussolée. Je la résumerai en une formule lapidaire : « Je suis votre juge. Vous n’avez qu’à m’écouter et à vous taire. Je parlerai seul et déciderai seul ». Trois « protagonistes » : la propriétaire d’un chien peu commode, un juge de paix pressé et votre serviteur. J’étais venu défendre la victime d’une morsure d’un chien pourtant attaché à sa niche mais dont la laisse lui laissait une distance de plusieurs mètres à parcourir à une vitesse variable. La blessure causée par cette morsure n’était pas gravissime mais la propriétaire du chien ne s’était pas montrée encline à dédommager la victime. Le juge de paix commença par… ne pas commencer l’audience à l’heure pourtant fixée par luimême. C’est avec un retard d’une « bonne » heure qu’il entra dans la salle et, sans doute pour rattraper son retard, il amorça la première affaire inscrite au rôle en escamotant la première phase, pourtant obligatoire, de la procédure : une tentative de conciliation entre les parties. Il ne donna la parole à aucune des parties se contentant de dire son fait à la propriétaire du chien : « Vous êtes, Madame, manifestement dans votre tort

car vous avez laissé à votre chien la possibilité de s’attaquer aux passants se trouvant à proximité de votre demeure. Si vous refusez les termes de la conciliation que je vous propose, vous serez encore bien plus sanctionnée ». Toute l’affaire n’avait pas pris cinq minutes et la perdante, manifestement impressionnée, s’inclina devant cette décision de justice. Moi-même j’en restai « bouche cousue ». Mais quand j’y repense j’en reste encore « bouche bée ». Quatrième et dernière station de ce périple dans la tragicomédie d’une justice vécue au quotidien : l’analyse d’un acquittement confondant par des juges confondant coupable et victime.

D

eux sœurs âgées de 16 et 14 ans avaient saisi la justice en venant dénoncer les agissements incestueux de leur père qui, à les entendre, avait abusé d’elles pendant plusieurs années. Il fut longuement interrogé et placé en détention préventive sans avoir avoué sa culpabilité ni démenti formellement les allégations (des attouchements sexuels) de ses filles. Un élément nouveau se produisit quelques mois plus tard : accompagnées et manifestement instiguées par leur mère, les deux jeunes dénonciatrices revinrent sur leurs accusations en attribuant leur « paternité » à leur mère qui avait voulu se venger de l’infidélité de son conjoint et qui avait, à les en croire, regretté d’avoir inventé toute cette histoire, l’emprisonnement de son mari ayant empêché celuici de faire vivre décemment sa petite famille.

Quelqu’un d’autre que ce trio féminin était également au courant de la vérité « toute nue » : c’était moi-même, désigné comme avocat du prévenu. Lors d’un entretien dans la prison où il végétait, toujours en détention préventive, il m’avoua avoir commis l’inceste sans avoir maltraité ses deux filles par des actes de violence. L’affaire fut fixée à une audience du tribunal correctionnel et le président invita une jugeassesseur à mener les débats avec tout le doigté féminin qu’il lui prêtait. À ma très vive surprise, au lieu de relater les deux phases de l’instruction de l’affaire - les accusations des filles et leur rétractation - elle les sermonna vertement et leur reprocha d’avoir d’abord accusé injustement leur père nourricier. Je savais qu’elle se trompait du tout au tout mais je ne pouvais évidemment pas faire état de l’aveu de mon client. Il n’y eut pas de débat, le tribunal décidant même de se passer du réquisitoire et de ma plaidoirie : le père incestueux fut acquitté séance tenante. Une fois de plus, la vérité judiciaire tournait le dos à la « vérité tout court ». Le point commun de ces quatre façons de résoudre les litiges dont était saisie la justice ne vous aura pas échappé : les juges « compétents » prirent leurs décisions sans que les parties aient pu s’exprimer. Pour ma part, si j’ai gardé le silence et ne me suis pas écrié contre les faiseurs de jugements hâtifs et improvisés, c’est que mes clients obtinrent gain de cause dans tous les cas. Je n’ai pas l’outrecuidance d’en revendiquer le mérite. ■

avril 2010 * n°305 • page 33


cultes et laïcité Playdoyer pour un autre communautarisme CAROLINE SÄGESSER

L

e communautarisme est un néologisme apparu dans les années 1980 pour désigner les attitudes de minorités, généralement — mais pas seulement — ethniques ou religieuses qui cherchent à obtenir une reconnaissance accrue au sein de la société. Par la suite, le communautarisme a recouvert également les formes particulières d’organisation de la société qui peuvent se développer pour répondre à ces revendications. Dans la plupart de ses usages, le mot semble avoir acquis une connotation péjorative. En France, il est souvent considéré comme LA menace par excellence des valeurs républicaines, au premier rang desquelles la laïcité1. En Belgique, depuis quelque temps, comme l’a relevé Henri Goldman dans une chronique récente2, on se crispe au son du mot « communautarisme ». Ceux que le concept fâche ou effraie ont trouvé dans la nomination de Fatima Zibouh, chercheuse à l’ULg, au Conseil d’administration du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme la confirmation de leurs craintes, au motif principal que Madame Zibouh porte un foulard. Cet accessoire vestimentaire suscite une incroyable hostilité, principalement à droite mais aussi dans une partie de la gauche qu’on appelle sans doute de façon abusive « laïcarde ». Cette hostilité s’inscrit

dans une dérive où chez certains la critique légitime de l’islam se transforme en un refus absolu de lui concéder une place dans l’espace public, sans qu’ils fassent preuve de la même intransigeance vis-à-vis des autres religions. Aux attaques, souvent libérales, du communautarisme, qui estiment qu’il met en péril les valeurs laïques et qu’il compromet le vivre ensemble, répond une vigoureuse défense des particularismes. Une grande partie des forces de gauche semblent aujourd’hui convaincues que le projet progressiste passe par la reconnaissance des particularismes de tous les groupes qui méritent que la société les « accommode raisonnablement ». Le droit à la différence semble avoir remplacé le droit à l’égalité. L’énergie dépensée à pourfendre ou à défendre le droit des femmes musulmanes à porter le foulard ici ou là laisse pantois : on ne compte plus les blogs, les articles, même les livres entiers consacrés à cette question, dont il est difficile de croire qu’elle soit aujourd’hui vitale pour notre société. Ces débats étonnent d’autant plus qu’on a l’impression qu’ils se déroulent largement en l’absence des principales intéressées : parmi les débatteurs acharnés de cette question, on trouve très peu de femmes voilées ou dévoilées. Chez les uns comme chez les autres, on est frappé par l’impor-

avril 2010 * n°305 • page 34

tance que revêt à leurs yeux l’accueil ou le refus de particularismes religieux. Comme si l’intégration ne passait que par la résolution d’un problème de compatibilité entre les convictions religieuses et les valeurs laïques (au sens politique) de notre société. Comme si aujourd’hui le problème principal auquel la majorité des personnes de confession ou d’origine musulmane sont confrontées était une discrimination de nature religieuse. Or, à Bruxelles aujourd’hui, les problèmes principaux sont le taux catastrophiquement élevé du chômage, particulièrement chez les jeunes, la difficulté de l’accès au logement dont le prix devient prohibitif, et le faible niveau de formation. Ce sont là les vrais problèmes, et ils pénalisent particulièrement les immigrés et les descendants d’immigrés, dont une grande partie sont musulmans. La discrimination principale est, aujourd’hui comme hier, de nature socio-économique, et non religieuse. Cela ne signifie évidemment pas que l’on ne puisse, parallèlement, réfléchir à l’organisation de la multiculturalité. Dans ce cadre, s’il faut s’opposer à un communautarisme qui réduirait l’individu à son identité ethnique ou religieuse, et qui l’empêcherait de s’inscrire dans un projet collectif de citoyenneté, il est certainement vain de persister à nier les identités religieuses et culturelles et à souhaiter que les pouvoirs


publics les ignorent. C’est une des caractéristiques — et une des forces — du système belge que de favoriser l’association des citoyens en groupes-relais de leurs revendications. Ce qui pose problème aujourd’hui, c’est l’accent mis sur la dimension religieuse de l’identité. On a vu les pouvoirs publics patronner l’installation d’un Conseil des leaders religieux au Sénat, on a constaté l’importance donnée à la dimension religieuse dans les Assises de l’interculturalité. Le débat autour du communautarisme évoqué ci-dessus ne vise le plus souvent que des revendications de nature religieuse qui émaneraient de la communauté musulmane, supposée parler d’une seule voix en cette matière. Ne favorise-t-on pas ainsi une vision tronquée de la réalité, et spécifiquement de la réalité bruxelloise : n’avons-nous pas une communauté marocaine, une communauté turque, une communauté bulgare ou une communauté polonaise, au moins autant qu’une communauté musulmane… ? Ces communautés peuvent notamment se définir par un emploi plus ou moins généralisé d’une langue autre que le français et le néerlandais, qui demeurent les seules langues officielles de la Région. La réalité sociologique de Bruxelles s’éloigne de plus en plus de cette fiction d’une ville habitée par des francophones et

des Flamands. À côté des communautés flamande et française — il est curieux que l’appellation de la première englobe des aspects autant ethnico-culturels que linguistiques tandis que celle de la seconde renvoie inexorablement à notre voisinage avec la France — ne pourrait-on imaginer de réserver une place aux communautés turque, polonaise, portugaise, roumaine, marocaine, etc ? Cette idée que j’ai rencontrée pour la première fois chez Gunter Claes de l’asbl Samenlevingsopbouw3 me paraît particulièrement féconde pour réorganiser le vivre ensemble à Bruxelles. De telles communautés pourraient bénéficier d’une reconnaissance des pouvoirs publics (régionaux : ce qui présuppose le transfert de la compétence culturelle des deux Communautés à la Région, mais c’est une autre — vaste — question) et gérer une partie des budgets consacrés à la Culture. On pourrait, pourquoi pas, envisager de reconnaître des communautés sur base non seulement d’une langue mais d’une origine commune (communauté africaine) ou d’une situation transitoire (communauté internationale pour les fonctionnaires européens et autres), etc4. Contrairement à ce qui se passe aujourd’hui tant avec les communautés linguistiques que les communautés cultuelles, chaque Bruxellois pourrait se retrouver dans plusieurs com-

munautés, en être membre, et y participer aux activités offertes. Le multiculturalisme se traduirait ainsi concrètement dans notre structure institutionnelle. Cette valorisation-là de la culture de chacun, sans en exclure le référent religieux mais sans l’y réduire, pourrait être un bon chemin pour promouvoir la compréhension et le respect mutuel mais aussi l’intégration de chacun dans un projet de ville collectif. Quelles que soient les modalités retenues, il est urgent de cesser de réduire l’identité des uns et des autres (et particulièrement de ceux de confession ou d’origine musulmane) à la dimension religieuse et de chercher à en valoriser d’autres aspects qui seront, par définition, plus faciles à partager avec tous. ■

1

Le site www.communautarisme.net recense pour sa part les « menaces » tant des revendications communautaristes que des lois mémorielles, des politiques de discrimination positive et d’autres atteintes au principe de laïcité… 2 http://blogs.politique.eu.org/henrigoldman/20100301_communautarisme.html 3 www.samenlevingsopbouw.be 4 On laissera de côté pour l’instant l’épineuse question de savoir quelle communauté culturelle juive pourrait être reconnue et sur quelles bases…

avril 2010 * n°305 • page 35


activités dimanche 18 avril à 15h

L’UPJB commémore le Soulèvement du Ghetto de Varsovie Déroulement de la cérémonie d’hommage 15h00 : Dépôt de fleurs au Monument à la Résistance juive et au Mémorial de la Déportation d’Anderlecht, coin rue Emile Carpentier et rue des Goujons ; allocutions et Chant des Partisans juifs (Zog nit keyn mol) interprété pour la toute première fois en public par la Chorale de l’UPJB 16h30 : Goûter au local de l’UPJB, 61 rue de la Victoire — 1060 Bruxelles 17h30 : Projection du film de Mosco Boucault Des Terroristes à la retraite qui rend hommage aux Résistants de la MOI Dessin de Marcel Gudanski, avril 2001

vendredi 23 avril à 20h15 Mon combat de résistant en France Conférence-débat avec

Georges Schnek,

ancien président du Consistoire israélite de Belgique, professeur honoraire de l’ULB Georges Schnek, réfugié dès 1940, avec ses parents, dans le sud-ouest de la France, s’est engagé dans l’Organisation Juive de Combat (OJC), dès septembre 1942, à Toulouse d’abord et puis, surtout, à Grenoble. Il devient le responsable régional de l’OJC, chargé d’organiser des réseaux de faux-papiers et l’organisation de passages d’enfants juifs vers la Suisse, ainsi que des futurs combattants vers l’Espagne. En 1943, il devient chef régional de l’OJC pour la Savoie, la Haute Savoie et l’Isère. Il met sur pied le Comité d’Action et de Défense de la Jeunesse Juive en collaboration avec les jeunesses communistes et les jeunesses bundistes. Il participe à la libération de Grenoble en juillet 1944. Pour son action, il obtiendra les distinctions suivantes : Médaille de la Résistance, Chevalier de la Légion d’Honneur. À la Libération, il entreprend des études de chimie, avant de reprendre ses activités au sein de la communauté juive à Bruxelles avec en septembre 1945 notamment, la création de l’Union des étudiants juifs. Georges Schnek a été fait baron pour services rendus à la Belgique. PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO

avril 2010 * n°305 • page 36


vendredi 30 avril à 20h15 La gauche radicale en Belgique, des années 1960 à nos jours Dans plusieurs pays européens, l’extrême gauche reste d’actualité. Elle y compte des élus au Parlement et/ou représente une alternative à la social-démocratie et aux partis écologistes. Qu’en est-il en Belgique ?

Conférence-débat avec

Guy Desolre,

cofondateur en 1971 de la Ligue révolutionnaire des travailleurs (LRT), membre du parti socialiste néerlandophone (SP.a) et gouverneur adjoint honoraire du Brabant flamand

Manuel Abramowicz,

auteur d’études sur la gauche radicale et coauteur de publications sur celle-ci Animée par Anne

Grauwels, membre du Comité de l’UPJB

À l’occasion de la sortie du livre La Belgique sauvage. L’extrême gauche en Belgique francophone depuis 1945 (Éditions Le Bord de l’eau). Guy Desolre et Manuel Abramowicz figurent parmi les auteurs de ce livre collectif.

Il y a seize ans, le génocide des Tutsis du Rwanda Le 7 avril 2010, l’UPJB vous invite à participer à la Marche du Souvenir et à la Soirée de la Mémoire 19h00 : Marche du Souvenir, de la Place Royale jusqu’au Palais de Justice 20h30 : Soirée de la Mémoire au Centre Culturel d’Auderghem, Boulevard du Souverain 183 00h00 : Veillée

Carnet rose Après un long voyage entre les mondes, j’ai choisi, le 18 février, de prendre racine entre Lara et Emile. Treize jours durant, ma maman et mon papa se sont penchés sur mon berceau pour savoir comment je m’appelais. Le quatorzième jour je leur ai dévoilé mon nom... Prince d’Orient… Dorian Toutes nos affectueuses félicitations aux heureux parents Lara et Émile, ainsi qu’aux non moins heureux grands-parents Lise et Fourmisseau Erlbaum.

avril 2010 * n°305 • page 37


UPJB Jeunes Mayn shtetl… Brûly-de-Pesche NOÉMIE SCHONKER

L

a yidenè que je suis s’est bien amusée à lire Rachel Ertel1, Yitshak L. Peretz2, Zlateh la chèvre et autres contes d’Isaac Bashevis Singer et Tévié le laitier, de Scholem Alei’hem, à revoir le dessin animé Le monde est un grand chlem3 et à découvrir les documentaires de Simon Wiesenthal, Shtetls, et de Nat Lilenstein, Les révolutionnaires du Yiddishland. Mais, elle s’est fait aussi bien des dages à introduire le thème du camp, « la vie au shtetl », à l’équipe de moniteurs peu, voire pas du tout, imprégnés de notre yiddishkayt. C’est que notre petite kehile upjibienne actuelle n’a pas été bercée, comme moi, par les mélodieux accents yid de la maison, upjibienne et familiale, elle n’a pas connu les pièces de notre compagnie de théâtre La Magnanerie, le Dibbouk ou le Violon sur le toit, qui ont tant séduit la petite yid que j’étais, bluffée par les danses, les chants, la musique et le jeu de Marcel, Mina, Bobby, Jacques, et tant d’autres. En trois jours, cette meschuge qui n’a connu que cela et qui venait de découvrir le reste dans des livres, s’était imaginé pouvoir leur raconter les grandes lignes de l’histoire des ashkénazes, l’établissement progressif de ces bourgades juives et leur particularité. On partait de presque rien et il fallait encore décrire la vie qu’on y menait et les lois qui les régissaient, donner du relief à

Notre rebbe s’adressant à sa kehila

cette yiddishkayt disparue, faire sentir les odeurs, entendre les sonorités, le bruit des ateliers, l’agitation des jours de marché, le brouhaha de la synagogue. « Jusque dans la nuit, la tête me tournait, de toutes ces histoires ». « Je me pensais »4 shtetl, je rêvais shtetl, je fredonnais shtetl, je respirais shtetl… Oumbeschïè ! Sans se vanter, en si peu de temps, nous sommes parvenus à un beau résultat ! On programma une visite au musée juif, on visionna des films, on écouta de la musique klezmer, on s’imprégna des images de Roman Vishniac, on analysa quelques contes, on échangea les témoignages de Peretz… « Bref, qu’est-ce que je dois vous prolonger ? »5 De tout cela, on retint les

avril 2010 * n°305 • page 38

valeurs, l’importance de l’argumentation et de l’étude, le rôle de la transmission. On sélectionna un ou deux rituels, une ou deux coutumes et l’on planta l’ambiance du camp. « Pour vous raccourcir »6, nous n’allions pas « jouer aux Juifs » mais « mettre en scène » la vie dans les shtetleh. Shtetleh qui, à la fin du Le shtetl vu par les Korczak XIXe siècle, connurent une effervescence d’idées nouvelles, une éclosion de groupes politiques et culturels qui, captés, malaxés et assimilés par


Carte de visite le monde juif donnèrent naissance à une culture originale et unique, la yiddishkayt ! Az der rebe zingt, Zingn ale hassidim ! « Sha ! », « shtil ! », « sha ! », « shtil ! » « Chers Yidn, bienvenue dans notre shtetl ! Par ces temps difficiles et d’hostilités grandissantes, il est bon de rappeler que la solidarité est notre meilleure alliée. En outre, la réussite de notre séjour étant l’affaire de tous, chaque membre consacrera un moment de sa journée aux tâches ménagères et veillera à économiser l’énergie » informent Théo et Cyril, notre birger mayster et son adjoint, responsables des affaires courantes du shtetl. Max, notre rebbe, rappelle les lois, les règles, et les Yidn, et la police, et ci, et ça! On peut le trouver pour bénéficier de ses sages conseils, il a la solution à tout problème ! Les femmes organi-

L’UPJB Jeunes est le mouvement de jeunesse de l’Union des progressistes juifs de Belgique. Elle organise des activités pour tous les enfants de 6 à 15 ans dans une perspective juive laïque, de gauche et diasporiste. Attachée aux valeurs de l’organisation mère, l’UPJB jeunes veille à transmettre les valeurs de solidarité, d’ouverture à l’autre, de justice sociale et de liberté, d’engagement politique et de responsabilité individuelle et collective. Chaque samedi, l’UPJB Jeunes accueille vos enfants au 61 rue de la Victoire, 1060 Bruxelles (Saint-Gilles) de 14h30 à 18h. En fonction de leur âge, ils sont répartis entre cinq groupes différents.

Bienvenus pour les enfants de 6 ans ou qui entrent en

Les 1ère primaire Moniteurs :

Shana : 0476/74.42.64

Volodia : 0497/26.98.91 Les

Janus Korczak pour les enfants de 8 à 9 ans

Moniteurs : Max : 0479/30.75.71 Mona : 0474/42.37.74 Les

Émile Zola pour les enfants de 10 à11 ans

Moniteurs : Fanny : 0474/63.76.73 Lucas : 0476/56.72.37

Les

Yvonne Jospa

pour les enfants de 12 à 13 ans

Moniteurs : Cyril : 0474/26.59.09 Ivan : 0474/35.96.77 Félicia : 0472/62.06.95 Les

Mala Zimetbaum

pour les enfants de 14 à 16 ans

Moniteurs : Alice : 0476/01.95.22 Théo : 0485/02.37.27

es Korczak

sent les tours de charges, appellent les petits Yidn à bien se couvrir et veillent à l’observance de la loi. « On ne vous demande pas

Informations : Noémie Schonker - noschon@yahoo.fr - 0485/37.85.24

avril avril2010 2010**n°305 n°305•• page 39


Au son de la musique klezmer

de croire en D., on vous demande d’observer la loi ! » Avant le repas, notre groupe klezmer apprend la chanson du rebbe en yiddish aux enfants. Les filles couvrent leurs cheveux d’un foulard, les garçons portent la kippa et le talès. Les mezouzes sont placées aux portes, les noms de salles reproduits en yiddish. Des ateliers proposant des activités artisanales, sportives et culinaires clôturent les journées enneigées des premiers jours. On crée une pièce de théâtre et des masques pour Pourim, on joue au crix, au grenz, au massacre polonais. Les Jospa profitent du savoir de Déborah, un fremde, venue les initier à l’art du sténopé. De la fabrication de leur boîte noire a labo, il découvrent la magie de la révélation photographique et immortalisent des instants de vie d’un shtel reconstitué. Déborah ne sera pas la seule à être accueillie par la kehile. Le lendemain, c’est le rebbe « Fouinkele » de Boïberik qui, les valises pleines d’histoires et de chansons, nous a fait le Skhye de célébrer l’union de notre rebbe et de sa jeune kale. « Mazel tov! Un… Az

re de la maison épargnée. Pour qu’ils ne succombent pas au désespoir, le rebbe invite les enfants à jouer et à chanter. Sur quelques notes de guitare, nos septante petits yidn tombent de fatigue et s’endorment à même le sol, serrés les uns contre les autres. Le lendemain, des groupes d’autodéfense se constituent. La castagne ne suffit pas, il faut réfléchir, trouver une solution à la « question juive », au sort des yidn des shtetlekh et des grandes villes où ils sont de plus en plus nombreux à migrer pour trouver du travail… Nous sommes en 1894, quatre groupes de jeunes juifs politisés s’affronteront à midi lors d’un grand pilpul : d’un côté, les sionistes de gauche face aux sionistes de droite, ultra-religieux ; de l’autre, les bundistes face aux tenants de l’assimilation des Juifs

der rebbe tantzt, Tantzn ale Khassidim ! » Notre petit shtetl vécut ainsi au rythme de la musique klezmer, des fêtes et des chansons dans une ambiance chaleureuse et étrangement évidente… Les premiers jours du moins. Il était temps en effet que Lucas et ses maskilim, partisans du mouvement des « Lumières juives », la Haskala, arrivent et bousculent quelque peu la vie de nos jeunes yidn exaspérés par la rigueur des règles, l’exclusivité de la musique klezmer et les blablas du rebbe. À partir de là, l’histoire s’emballe : l’antisémitisme, les pogroms, la lutte des classes, la question nationale… Un soir, Le mariage de notre rebbe et de sa kale, célébré par le rebbe de Boïberik une de nos maisons est victime d’un pogrom. L’entraide s’organise, tout le mon- dans les sociétés d’insertion. Ride est accueilli dans le réfectoi- che et virulents échanges croisés,

avril 2010 * n°305 • page 40


beau camp d’hiver, « À tous mes amis j’en souhaite un pareil »7, au shtetl de Brûly-de- Pesche. ■ A tous, Mazel tov! Une Glikzelik Noymkele Yidené : femme juive Dages : des soucis Yid : Juif Kehile : communauté Meschuge : fou Oumbeschïè! : Sans se vanter ! Sha! : chut! Shtil! : Silence! Birger mayster : maire Fremde : étrangère Zkhye : honneur Kale : fiancée Shlemil : sot Glikzelik : bienheureuse

Les invités au mariage

un rien anachroniques, d’où personne ne sortira gagnant… Malheureusement, l’apogée de l’histoire, avec sa prise en otages des contremaîtres d’atelier, sa tentative de révolution « bolchevico-socialo-libératrice », ou que sais-je, fut, quant à elle, un flop total! Nos Yidn seraient-ils tous des shlemil ? Je ne le pense pas. Le projet du grand jeu était-il démesurément ambitieux ? Certainement… Malgré notre insurrection ratée, malgré le froid de la neige, les chutes sur le verglas, l’engueulade des pompiers appelés « juste pour rire » et le chamailleries

Fouinkele, le rebbe de Boïberik

habituelles, nous avons vécu un

Ertel Rachel, Le Shtetl. La bourgade juive en Pologne, Paris, Payot, 1982 2 Peretz Yitshak L., Les oubliés du shtetl. Yiddishland, Trad. de Nathan et Micheline Weinstock. Paris, Terre Humaine/Plon, 2007

1

Kaminski Albert Hanan, Aron et le livre des merveilles, le monde est un grand chlem, 1995 3

Expressions souvent utilisées dans Alei’hem Scholem, Tévié le laitier, Trad. De Edmond Fleg, Bruxelles, ed. du centenaire, 1959 5 idem 4

6

idem

7

idem

L’heure du repas

avril 2010 * n°305 • page 41


écouter Immortels NOÉ Trop d’artistes dont on ne parle pas assez. Le choix n’a pas été facile, mais il en faut pour tous les goûts, pour tous les âges. Trois artistes avec un grand A... DAMIEN SAEZ ACCUSE, COMME IL N’A JAMAIS CESSÉ DE LE FAIRE… Mon premier slow ? C’était il y a sept ans peut-être, la veille d’un retour de camp avec l’UPJB.�Le morceau s’appelait « Jeune & con (version acoustique) » et était signé Damien Saez, 20 ans à l’époque. Un premier tube, faisant partie de son premier album, Jours étranges, sorti en 1999, devenu depuis un hymne chanté encore par des milliers de jeunes. Mais c’est le lendemain du passage de J.M. Le Pen au deuxième tour des élections présidentielles que Saez lâchait son premier grand coup médiatique : « Fils de France », composé et enregistré en quelques heures. Sortis l’un en 2002, l’autre en 2004, God Blesse (n’y voyez aucune faute de frappe) et Debbie témoignent alors de la puissance d’écriture du digne héritier du groupe Noir Désir, et du malaise qu’il peut infliger à ses auditeurs. En effet, Saez, moqué par certains pour son pessimisme chronique, n’hésite jamais à parler avec franchise de son mal-être dans la société et dans ses amours.�En 2008, il en rajoute une couche en enregistrant un triple album acoustique, Paris-Varsovie-L’Alhambra, composé de chansons traitant uniquement d’une rupture amoureuse (à l’exception du renversant « Jeunesse lève-toi” »); une trentaine de morceaux mêlant désespoir et prouesses poétiques, dans lesquels il assume plus que jamais sa

gations qu’elle impose (« Faut du gazoil dans la bagnole,�La carte bleue dans la chatte,�Faut de la dinde pour Noël,�Faut bronzer pendant les vacances »...).�Qu’il soit sous les projecteurs ou dans l’ombre, j’écouterai encore longtemps ce révolté plein de mystère, qui, s’il est moins jeune, s’insurge toujours contre les maux de la société. voix nasillarde et son ton plaintif. Les promos pour ses opus sont quasi nulles et ses très rares apparitions dans les médias sont chaque fois marquantes. Ce mois-ci, il a quand même accepté l’invitation de Pascale Clark, sur France Inter, et de Frédéric Taddei, sur France 3. Ni pour une remise de médaille, ni pour retracer sa carrière atypique. Juste pour parler de la pochette de son prochain album et de l’affiche de sa future tournée, censurée, ce qui a créé la polémique. La photo, montrant une femme nue portant une paire de talons aiguilles, dans un caddy, a déplu. Le « J’accuse », dans le coin supérieur gauche du cliché, signé Jean-Baptiste Mondino, gêne encore plus, selon Saez. Car c’est bien avec cette proclamation d’Emile Zola que l’auteur-compositeur-interprète a décidé de titrer l’album paraissant le 29 mars, ainsi que la chanson éponyme disponible gratuitement sur son site internet : manifeste contre la société de consommation et les obli-

avril 2010 * n°305 • page 42

POUR UNE REDÉCOUVERTE « Les enfants s’ennuient le dimanche/Le dimanche les enfants s’ennuient… » chantait Charles Trenet. Figurez-vous qu’il n’avait pas tout à fait tort. Mais quand c’est le cas, dès que l’ennui fait surface, je plonge vite mon nez dans mon étagère spéciale « DVD live ». Après de multiples hésitations entre le concert filmé du rockeur Marilyn Manson, et celui de l’élégante Zazie, j’ai opté pour un DVD reçu en cadeau de mon ami Antonio lors de ma Bar-Mitzva : Leny Escudero en concert.


Une voix qui ne fait que bonifier avec le temps. Un talent d’écriture et d’interprétation qui saute au yeux, enfin, surtout au oreilles. Le chanteur de « Pour une amourette ». Celui dont l’interprétation de « L’Affiche rouge » est la plus émouvante. Celui dont on ne m’a jamais parlé à l’école, même pas pour me faire écouter Le cancre » ; frissons garantis à chaque écoute de ce morceau, je vous en donne ma parole. Même si la plupart de ses chansons ont pris un petit coup de vieux, « L’an 3000 », par exemple, aurait pu être écrite aujourd’hui. Lenny a 78 ans, maintenant. Il est bien vivant, et fait encore quelques concerts dans des petites salles par-ci, par là. Et si comme moi, vous êtes amateur de la pure chanson française telle qu’on n’en fait plus, Monsieur Escudero est à redécouvrir.

DOMINIQUE A, LA MUSIQUE ! Et s’il avait remporté, face à l’excellente Izia, la victoire de l’album pop/rock de l’année ? Et s’il préférait consacrer plus de temps à faire sa propre publicité qu’à faire des concerts, et à enregistrer seul ses albums ? Et si tout simplement, c’était justement son côté intimiste qui le rendait aussi singulier. Ce sont ces questions qui m’ont taraudé aujourd’hui lorsque j’étais occupé à décortiquer, pour la millième fois, chaque chanson du dernier album de Dominique A : La musique. Ce projet sorti il y a maintenant un an regorge d’originalité et de poésie. Autant par sa musique que par ses textes. Les claviers et autres éléments électroniques nous font voyager du chaud au froid, de l’été à l’hiver, des montagnes aux mers, des coursespoursuites aux longues balades

spatiales interminables. Des paroles qui, même lorsqu’on se contente de les lire, sont d’une beauté et d’une force rares. La voix, qui court autant sur des axes aléatoires que sur des lignes précises, prouve qu’il existe encore une poignée d’artistes qui ne veulent subir, et ne subiront sans doute jamais, aucun formatage. Les chanteurs aujourd’hui, soit ils parlent, soit ils hurlent. Soit ils murmurent, soit ils chantonnent comme on le fait entre amis autour d’un feu… Dominique A, lui, n’en fait qu’à sa tête et s’essaye à tous les horizons sans jamais avoir peur de déployer sa voix à la manière de Léo Ferré. Je ne cache pas que la musique de Dominique A n’est pas facile d’accès. Mais qui pourrait résister aux bouleversants « Immortels » et « Le bruit blanc de l’été » ?�J’ai même mis plusieurs années avant d’accrocher au chanteur français, bruxellois d’adoption.

est le mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique (ne paraît pas en juillet et en août) L’UPJB est membre de la Fédération des Juifs européens pour une paix juste (www.ejjp.org) et est soutenue par la Communauté française (Service de l’éducation permanente) Secrétariat et rédaction : rue de la Victoire 61 B-1060 Bruxelles tél + 32 2 537 82 45 fax + 32 2 534 66 96 courriel upjb2@skynet.be www.upjb.be Comité de rédaction : Henri Wajnblum (rédacteur en chef), Alain Mihály (secrétaire de rédaction), Anne Gielczyk, Carine Bratzlavsky, Jacques Aron, Willy Estersohn, Tessa Parzenczewski Ont également collaboré à ce numéro : Roland Baumann Léon Liebmann Thérèse Liebmann Noé Gérard Preszow Caroline Sägesser Noémie Schonker Andres Sorin Sender Wajnberg Conception de la maquette Henri Goldman

Pour terminer ma chronique : une petite anecdote.�Il y a quelques semaines, alors que j’allais tester une guitare dans mon magasin favori dans le centre ville, je reconnais, à travers la vitre, Dominique A, qui passe. Je me console aujourd’hui : si j’avais eu le courage de courir vers l’homme et de lui dire toute mon admiration, j’aurais sans doute renversé toutes les guitares du magasin.� Ce n’est que partie remise… ■

Seuls les éditoriaux engagent l’UPJB. Abonnement annuel 18 EURO Abonnement de soutien 30 EURO Devenir membre de l’UPJB Les membres de l’UPJB reçoivent automatiquement le mensuel. Pour s’affilier: établir un ordre permanent à l’ordre de l’UPJB (CCP 000-0743528-23). Montant minimal mensuel: 10 EURO pour un isolé, 15 EURO pour un couple. Ces montants sont réduits de moitié pour les personnes disposant de bas revenus.

avril 2010 * n°305 • page 43


agenda UPJB Sauf indication contraire, toutes les activités annoncées se déroulent au local de l’UPJB, 61 rue de la Victoire à 1060 Bruxelles (Saint-Gilles)

dimanche 18 avril à 15h

Commémoration du du Soulèvement du Ghetto Ghe de Varsovie. Monument à la Résistance juive et Mémorial de la Déportation à Anderlecht (voir page 36)

vendredi 23 avril à 20h15

Mon combat de résistant en France. Conférence-débat avec Georges Schnek, ancien président du Consistoire israélite israéli de Belgique (voir page 36)

vendredi 30 avril à 20h15

La gauche radicale en Belgique des années 1960 à nos jours. Conférence-débat avec Guy Desolre et Manuel Abramowicz (voir page 37)

vendredi 28 mai à 20h15

Du génocide des Tsiganes à la condition des Roms aujourd’hui. Conférence-débat avec Lydia Chagoll et Jean-Marc Turine

club Sholem Aleichem Sauf indication contraire, les activités du club Sholem Aleichem se déroulent au local de l’UPJB tous les jeudi à 15h (ouverture des portes à 14h30)

Éditeur responsable : Henri Wajnblum / rue de la victoire 61 / B-1060 Bruxelles

jeudi 1er avril

« L’aide laïque aux justiciables (détenus, victimes et leurs familles) » par Amelia Kalb, présidente du SLAJ (Service laïque d’Aide aux Justiciables)

jeudi 8 et 15 avril Congé

jeudi 22 avril

L’actualité belge et internationale, commentée par Léon Liebmann, magistrat honoraire

jeudi 29 avril

« Solidarité juive entre reconstruction et engagement politique (1944-1956) » par Arnaud Bozzini, doctorant en histoire

et aussi mercredi 7 avril à 19h

Marche du souvenir et Soirée de la Mémoire du génocide des Tutsis (voir page 37)

samedi 24 avril à 13h30

Concert devant le Centre fermé 127bis de Steenokkerzeel (voir page 9)

Les agendas sont également en ligne sur le site www.upjb.be


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.