n°325 - Points Critiques - avril 2012

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mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique avril 2012 • numéro 325

éditorial Un lobby pro israélien à Bruxelles Bureau de dépôt: 1060 Bruxelles 6 - P008 166 - mensuel (sauf juillet et août)

LE COMITÉ DE L’UPJB

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maginez… Imaginez un instant que nous apprenions, demain, par la presse, l’établissement d’un Parlement arabo-musulman européen ! Vous entendez le tollé, la dénonciation du refus d’intégration européenne de « ces genslà », en deux mots comme en cent, la dénonciation du péril islamiste que courrait notre bonne vieille Europe, parce que, c’est bien connu, sous tout arabo-musulman ne peut se cacher qu’un islamiste en puissance… Et bien, pas le moindre tollé le 16 février dernier lorsqu’a été inauguré en grande pompe, à Bruxelles, le « Parlement juif européen » dans l’enceinte même du vrai Parlement européen. Pas la

moindre critique dans la « grande presse », pas la moindre dénonciation de ce qui ne peut pourtant apparaître que comme la création d’un lobby juif, comme la volonté de revendiquer un particularisme juif supérieur à tous les autres particularismes. Car, en effet, pourquoi pas un parlement arabo-musulman européen, ou un parlement rom européen qui serait d’ailleurs nettement plus légitime étant donné l’ostracisme et la ségrégation dont sont victimes les Roms dans divers pays européens, ce qui est, à notre connaissance, loin d’être le cas des Juifs. Un Parlement juif donc, composé de 120 membres représentant 47 pays européens et coprésidé par l’oligarque ukrainien Vadim

BELGIQUE-BELGIE P.P. 1060 Bruxelles 6 1/1511

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sommaire

éditorial ➜

éditorial

1 Un lobby pro israélien à Bruxelles ................................... Le Comité de l’UPJB

lire

4 Son fils rêvait d’un monde meilleur .........................................Carmelo Virone 6 Dans la langue de l’autre.................................................Tessa Parzenczewski

regarder

7 Ouille, mais ça n’a rien à voir ! ................................................. Gérard Preszow 8 « Le Temps d’Aimer est aussi le Temps de l’Histoire » .......... Antonio Moyano

histoires

10 L’affaire Robert de Foy............................................................ Frank Caestecker

mémoires

14 Metamaus. La genèse d’un chef-d’oeuvre .......................... Roland Baumann

réfléchir

16 Bruits de bottes germano-israéliens .......................................... Jacques Aron

yiddish ? yiddish !

! widYi ? widYi

18 beyde - Tous deux. .....................................................................Willy Estersohn

humeurs judéo-flamandes

20 Le délire néolibéral ......................................................................Anne Gielczyk

écrire 22 Une ombre s’est glissée en moi ................................................ Henri Erlbaum 24 Les plans sur la comète ................................................................ Andrés Sorin

hommage

30 Henri Liebermann – Pagneul 1936-2012 ..........Jackie Schiffmann et Carine ..............................................................................................................Bratzlavsky 34

activités upjb jeunes

38 Une rencontre intense................................................................ Sacha Rangoni 40 Camp de Carnaval 2012 .................................................................................July

courrier

42 Quel statut de l’acte ? .................................................................. Daniel Demey 44

les agendas

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Rabinovich, président du Congrès juif ukrainien, et également citoyen israélien, et… Joël Rubinfeld qu’il n’est pas besoin de présenter et qui devait certainement être en mal d’une présidence. En fait, l’idée d’un parlement juif européen avait été lancée, il y a plusieurs années, par Shimon Peres, une idée reprise par l’Union juive européenne créée en avril 2011 et présidée par l’homme d’affaires ukrainien Igor Kolomoisky qui, en septembre 2011, a lancé une chaîne d’information baptisée Jewish News 1 qui ambitionne d’offrir une « nouvelle lecture de l’actualité mondiale en privilégiant un point de vue proisraélien ». On nous dit que ce « Parlement juif européen » a été élu démocratiquement… Quelque 400.000 Juifs européens auraient ainsi désigné leurs représentants via internet. Appelés par qui ? Nous n’avons en tout cas pas été informés. Peut-être fallait-il être affilié à l’un ou l’autre site, nous l’ignorons . Il faut dire que si nous avions été invités à donner notre avis, il aurait évidemment été négatif. Car quel but poursuit donc ce « Parlement juif européen » ? Interrogé à ce sujet, Joël Rubinfeld explique qu’il a pour vocation de « travailler avec toutes les organisations juives qui existent et qui partagent les mêmes valeurs ». « Les défis sont immenses, poursuit-il, car ils concernent ni plus ni moins que l’avenir et la place de plus de 3 millions de Juifs européens dans leurs pays respectifs ». Et de citer parmi ces dé-


fis… « l’antisémitisme, le problème de la déligitimation d’Israël mais aussi la promotion des valeurs juives et l’ouverture vers d’autres communautés ». Encore faudrait-il qu’il nous dise de quelles valeurs ils s’agit à ses yeux, et qu’il nous explique aussi en quoi il considère que l’avenir et la place des Juifs européens constitueraient un défi. Et aussi, pourquoi se substituer à ces organisations juives avec lesquelles il veut travailler ? Aucun membre du CCOJB ou du CRIF ne fait en effet partie de ce nouvel organe que l’ancien président du CRIF, Roger Cukierman, qualifie par ailleurs de « vaste fumisterie », un avis que, une fois n’est pas coutume pour ce qui concerne Cukierman, nous partageons. Nous trouvons par ailleurs étrange que ce « Parlement » ait été accueilli le 16 février par la députée bulgare, Antonyia Parvanova, vice-présidente de l’Alliance des libéraux-démocrates présidée par Guy Verhofstadt. S’exprimant, nous dit-on, au nom du Parlement européen, (mandatée par qui, par les autres groupes ? qu’on nous permette d’en douter), elle a salué l’émergence de ce nouvel organe qui sera, selon elle, « la voix représentant la communauté juive en Europe ». Exit J-Call, exit la Fédération de « Juifs européens pour une paix juste », Longue vie au « Parlement juif européen » ! Mais une fois encore, un « Parlement juif européen » pour quoi

faire ? Pour attirer l’attention sur le réveil de l’antisémitisme en Europe ? Oui, probablement, mais pas seulement… On note en effet parmi les « élus » français, le nom de Pierre Besnainou, notamment président du Fonds social juif unifié (France), grand adepte et défenseur, pour les Juifs français qui le souhaiteraient, de la double nationalité et de la double allégeance ! Le nom également de Roger Fajnzylberg, directeur général de l’OSE (Oeuvre de secours aux enfants) qui annonce bien plus clairement la couleur que Joël Rubinfeld… « C’est une aventure qui commence. Ce Parlement permettra d’exprimer un point de vue commun de soutien à Israël dans le débat international, chose ô combien nécessaire aujourd’hui ». Voilà qui est dit… Plus clair encore, Jean-Marc Moskowicz, autre « élu » français de ce « Parlement», mais surtout président de l’Association Europe Israël qui se réjouit, sur le site de celle-ci, de l’opportunité qui est ainsi donnée de « créer un groupe de pression en soutien à Israël ». Un anti J-Call à l’évidence. Il n’est pas inutile, dans ce contexte, de nous attarder un peu sur les fondamentaux de Europe Israël… « À l’heure où Israël subit les plus fortes pressions internationales, orchestrée par les pays arabes et islamiques ; à l’heure où une campagne haineuse sans précédent fait rage de toute part sous prétexte d’antisionisme (…) Nous, Européens de toutes nationalités et de toutes croyances, à l’instar du Peuple américain qui majoritairement soutient Israël,

réaffirmons notre soutien à Israël ! Nous réaffirmons le droit d’Israël, comme pour toute Nation légitime, d’assurer sa sécurité ! Israël est le seul pays démocratique du Moyen-Orient. Cet État est porteur des mêmes valeurs Judéochrétiennes (sic) que l’Europe, mais aussi des mêmes valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Israël est la première ligne de défense de l’Occident et du monde libre contre le totalitarisme islamiste. En tournant sa colère contre Israël l’Occident sape sa défense contre les ennemis de la modernité et de la civilisation Occidentale que les Juifs ont largement contribué à créer. Si Israël tombe, l’Occident suivra. Plus rien ne s’opposera à une déferlante de la dictature islamique (…). Nous réaffirmons que Jérusalem EST la Capitale d’Israël ; Jérusalem est le centre même du Judaïsme depuis des millénaires. Nous dénonçons les groupes terroristes comme le HAMAS et le HEZBOLLAH qui maintiennent volontairement la population palestinienne dans un état de pauvreté et de misère à des fins politiques, et qui se servent des populations civiles, pour réaliser leurs sinistres desseins. Nous affirmons notre soutien aux populations civiles palestiniennes de Gaza qui subissent l’endoctrinement des imams islamistes et vivent sous la terreur du HAMAS qui les prend en otage et les utilise dans une guerre qui les dépasse. Pour toutes ces raisons, nous apportons notre soutien à Israël. » Comme nous le disions… le péril islamiste comme élément fédérateur. La prochaine réunion de ce, n’ayons pas peur des mots, lobby pro israélien clairement affiché, se tiendra en avril. Nous osons espérer qu’il ne recevra plus l’hospitalité du Parlement européen. ■

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lire Son fils rêvait d’un monde meilleur CARMELO VIRONE

À

88 ans, Ignace Lapiower publie son premier livre, un récit autobiographique qu’il aura porté en lui toute sa vie d’adulte. Dans Ma mère dormait sur de la dynamite, il évoque en effet cette intense période de sa jeunesse durant laquelle il s’est engagé au sein des Partisans armés de Belgique. Nous sommes en 1942. Voici quatre ans que, dans l’espoir de trouver ailleurs de meilleures conditions de vie, le jeune Ignace a émigré avec sa mère de la ville de Galicie où il est né. Ils se sont installés à Anvers, où ils ont rejoint une tante. La mère a trouvé du travail et l’adolescent fréquenté des cercles sportifs juifs. Il y a rencontré de nombreux militants de gauche, dont certains ont fait partie, en Espagne, des Brigades internationales. Le séjour à Anvers n’a cependant été que de courte durée. Dès le début de la guerre, la ville portuaire a été considérée par l’occupant allemand comme une zone stratégique de première importance. Tous les étrangers en ont été chassés. Après un passage dans le Limbourg, Ignace et sa mère ont fini par gagner Bruxelles. La capitulation a été rapide, on le sait, mais tous n’ont pas renoncé. Avec d’autres membres des Jeunesses communistes, Ignace multiplie les actions symboliques : distribuer des tracts ou accrocher des petits drapeaux rouges. En 42, suite à l’application des mesures anti-juives, l’étau se resserre encore. Il faut répondre aux convo-

cations allemandes ou se cacher. Ignace réussit à convaincre sa mère de ne pas se rendre à Malines et lui-même décide de prendre le maquis, d’entrer dans la clandestinité. En septembre, grâce aux contacts ménagés par son ami Louis, qui a franchi le pas un peu plus tôt, il fait ses débuts chez les Partisans. Il vivra désormais sous une fausse identité. Le minuscule appartement à la périphérie de la ville où il a trouvé refuge avec sa mère servira Ignace Lapiower à la Foire du livre de Bruxelles dès lors de dépôt d’armes – ce qui Ignace Lapiower se refuse à toujustifie le titre donné à son livre te grandiloquence. Sans s’attarseptante ans plus tard. En fonc- der sur ses hauts faits ou ses action des ordres reçus de ses chefs, tions d’éclat, il se montre surtout il va mener des actions contre les attentif à la vie ordinaire d’un rérexistes, exécuter des collabos, sistant de base, qui n’a pas accès saboter des trains, braquer des aux sphères dirigeantes de son banques pour alimenter les cais- mouvement et que les doutes assaillent. On le voit ainsi mener la ses des Partisans… Le récit s’organise en une série vie d’un ouvrier pauvre, confronté de courts chapitres centrés sur un aux difficultés de se loger et de se épisode ou un aspect particulier vêtir décemment, car la solde qu’il de sa vie d’alors. Au fil des pa- reçoit de la Résistance lui permet ges, on fait la connaissance de ses juste de survivre. Le combat comcompagnons d’armes, dont la plu- mun transcende peut-être les différences de classe, il ne les suppart ont disparu aujourd’hui. Ce qui frappe d’emblée, c’est prime pas. La grande histoire se mêle aux la modestie du regard que le narrateur porte sur les choses. Là où événements quotidiens quand d’autres, en écrivant leurs sou- parviennent par bribes des inforvenirs de guerre, se sont laissés mations sur la bataille de Stalinemporter par la geste héroïque, grad, l’insurrection du ghetto de

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Varsovie, la campagne d’Afrique ou – enfin ! – le débarquement des troupes alliées sur les côtes normandes. Sous ses apparences volontairement banalisées, cette existence clandestine est évidemment on ne peut plus dangereuse. Le jeune homme est conscient, comme tous ses compagnons, que sa vie peut « se terminer très vite et très brutalement ». Le risque est constant, en effet, de se faire démasquer, trahir, arrêter, torturer, mais Ignace assume courageusement ses choix, par conviction politique et souci de dignité. Chaque mission risque d’être la dernière d’autant que rares sont, parmi ces jeunes partisans, ceux qui ont une expérience militaire. Et les échecs sont nombreux : une arme qui s’enraie, un tir mal ajusté, un plan qui ne se déroule pas comme prévu, et à chaque fois une seule issue : fuir, avant que la soldatesque nazie ne surgisse. Souvent, il s’en est fallu d’un cheveu, mais Ignace heureusement s’en est toujours tiré, indemne ou presque. D’autres ont eu moins de chance, et la mort a frappé son plus proche entourage. Ma mère dormait sur de la dynamite est le récit d’une initiation tragique, dont l’auteur voulait témoigner depuis longtemps, comme son fils Alain le raconte dans sa belle préface. Plusieurs textes ont été écrits au fil des années. Joëlle Baumerder a repris quatre d’entre eux (dont l’un avait déjà paru dans Points critiques), pour en faire un ensemble cohérent et pleinement respectueux de l’intention originale. Le jeune homme qu’on y découvre est un être sensible, profondément meurtri par la violence guerrière, mais par surcroît marqué dans sa chair par l’interdiction de vivre proférée par les nazis à l’encontre des Juifs. Une

blessure dont on perçoit la douloureuse intensité jusque dans les moments les plus anodins, comme lors de cette séance de canotage avec un ami : « On ramait sur le lac (…) On regardait les belles filles, celles que nous n’osions pas apostropher parce que nous avions une tache jaune sur la conscience. » Sa révolte, dès lors, est facile à comprendre, comme il le résume lui-même en une formule saisissante : « Avec chaque balle que je tirais sur l’ennemi explosait la colère d’un Juif pourchassé. » Heureusement, il découvre aussi un autre exécutoire à sa colère : dans la culture et la littérature. Ignace a eu la chance de rencontrer sur son chemin un homme de théâtre, Fernand Piette, qui s’est fait connaître avant guerre par ses spectacles militants et ses interventions de chœurs parlés. Chez lui, rue de la Madeleine, il trouve « un lieu de paix et de détente », il fait la connaissance d’artistes comme Serge Creuz, il découvre aussi un univers de mots, ceux de Molière ou de Beaumarchais, dont il va dévorer les livres, se « les imaginant sur scène, espérant qu’un jour, un jour… Qu’il ferait bon vivre quand la guerre serait finie ! » Il n’y pas de hasard : Jean Delval et Danielle Ricaille, responsables des Éditions du Cerisier où paraît aujourd’hui le livre d’Ignace, sont aussi les fondateurs, à Cuesmes, du Théâtre des Rues, qui se revendique de l’héritage de Piette et de son Théâtre prolétarien. On reste en famille… S’il est nourri d’espoirs, ce récit témoigne aussi de réelles désillusions. Au départ, Ignace est un militant radical et même plutôt sectaire, comme on l’était à cette époque de convictions profondes : ainsi, par exemple, il voit dans tout trotskiste une forme d’incarnation du mal. La confiance sans réser-

ve qu’il accorde à Staline et à sa politique sera cependant ébranlée au fil de ses expériences déçues. Grande aussi sera l’amertume du partisan, lui qui s’est battu pour la liberté de tous, lorsqu’il s’apercevra, au sortir de la guerre, que les autorités belges ne veulent voir en lui qu’un étranger. Ce témoignage frappe par sa lucidité rare, toute en nuances, qui ne cache rien des ambiguïtés, des faiblesses, des hésitations auxquelles fut confronté le jeune partisan. Mais le récit vaut aussi par ses qualités proprement littéraires. Mené sans temps morts, il témoigne d’une grande efficacité narrative. Quelques lignes lui suffisent pour camper une scène, qui renaît du souvenir, étonnamment vivante. Détail amusant : à 19 ans, Ignace était tailleur et rien ne lui échappe quand il s’agit d’évoquer, après tant d’années pourtant, la qualité d’une étoffe ou la particularité d’une coupe. Même s’il n’a guère fait d’études, grâce à ses nombreuses lectures mais aussi par les années passées à essayer, le plus honnêtement possible, de cerner par l’écriture ses vérités d’homme, l’auteur s’est forgé une langue d’une grande force expressive. Langue d’autodidacte, sans doute, mais pétrie de culture classique, qui lui permet notamment d’écrire cette maxime, que ne désavouerait pas un Sophocle : « Avant de nous perdre, les dieux nous ont aveuglés. » Grâce à ce livre qu’Ignace nous offre aujourd’hui, « dans la noirceur de ce que représentent ces années », comme l’écrit son préfacier de fils, la Résistance apparaît comme une lumière qui « éclaire encore le présent ». ■ Ignace Lapiower, Ma mère dormait sur de la dynamite. Modestes mémoires d’un Juif Partisan armé, Éditions du Cerisier, Cuesmes, 2012.

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lire Dans la langue de l’autre TESSA PARZENCZEWSKI

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alestinien d’Israël, c’est en hébreu qu’écrit Sayed Kashua. Romans, chroniques sarcastiques dans Haaretz et même une série télévisée. Dans la langue de l’autre et dans la peau de l’autre, c’est ce que nous dit Sayed Kashua dans ce roman où

de Jérusalem-Ouest à JérusalemEst, de l’arabe à l’hébreu, les destins se croisent, se mélangent, les identités se brouillent au gré des coïncidences et des quiproquos. Un avocat arabe, prospère, en pleine ascension sociale, découvre un jour, dans un livre de Tolstoï acheté d’occasion, La sonate à Kreutzer, un billet amoureux de la main de sa femme. Saisi d’une violente jalousie, il n’a de cesse de retrouver le destinataire du billet. Amir, un jeune Arabe, travailleur social, arrondit ses fins de mois en soignant un tétraplégique juif, Yonatan. Progressivement, par étapes, Amir s’empare de l’identité de Yonatan, et par

glissements successifs, se retrouve dans la peau d’un Juif ashkénaze. Couverture Barbie. Sushi. Lit. Couteau. Briquet bleu. Egon Schiele. Sonde… Autant de titres de chapitres, sortes de mots-clés, détails essentiels ou périphériques, qui balisent le récit comme des cailloux aide-mémoire. Exploitant tous les registres, l’auteur passe de la satire sociale où la bourgeoisie arabe n’est pas épargnée, à la fine déclinaison des états d’âme d’Amir, de sa fragilité, de ses doutes, de toute sa stratégie pour être accepté par ses condisciples juifs, à l’école Betsalel où il étudie la photographie, dans une situation où la moindre intonation peut révéler la supercherie. Par le biais de l’identité usurpée, Amir côtoie quotidiennement les jugements sans appel, les remarques arrogantes envers les Arabes proférées par les « blancs » ashkénazes, progressistes de surcroît. Aucun cliché ne manque. « Ils sont arriérés, même ceux qui se prennent pour des hommes de progrès. Les Arabes pensent autrement, ils ont une culture différente. Les Arabes sont plus instinctifs, c’est comme ça, plus bestiaux. Le seul langage qu’ils comprennent, c’est la force, et, quand ils repèrent la faiblesse, Ils attaquent. Comme des hyènes. » Tout le roman est habité par le malaise identitaire, ce basculement d’une rive à l’autre, entre

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l’aspiration à l’intégration illusoire dans la société israélienne et l’affirmation de sa propre identité, de sa propre culture Par petites touches, jamais démonstratif, Sayed Kashua nous plonge dans la réalité quotidienne des Palestiniens d’Israël : cartes d’identité discriminatoires, contrôles au faciès, check-points, Et la diversité des statuts crée des frontières symboliques à l’intérieur même de la société arabe. Loin d’un roman plaidoirie, l’auteur préserve toute la complexité des personnages et leur laisse une part de mystère. Il conjugue une approche précise des faits et gestes quotidiens dans ce qu’ils ont de révélateur, sans jamais tomber dans un réalisme plat, avec quelques échappées vers le monde de la création, ici la photographie. En noir et blanc, Amir/Yonatan traque la vérité des visages… Menée avec une légère ironie et subtilité, l’intrigue ingénieuse happe le lecteur et l’entraîne vers une fin ouverte, comme en suspens. Un roman à facettes, aux strates multiples, où comme dans un palais des glaces, les personnages s’affrontent et se fuient, changeants, insaisissables. ■ La deuxième personne Sayed Kashua Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche Éditions de l’Olivier 355 p., 23 EUROS


regarder Ouille, mais ça n’a rien à voir ! GÉRARD PRESZOW

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ffectivement, si l’on parcourt les pages de la monographie Mandelbaum par Michel Pourtois et qu’en vitesse l’œil accroche la cinquantaine de reproductions, on se dit « mais, c’est incroyable !, ce chemin parcouru, cette recherche ininterrompue, cette lente et radicale transformation des formes ». Bref, est-ce le même peintre, celui des débuts (1957) et celui qui est aujourd’hui somptueusement exposé au Musée juif ? Michel Pourtois retrace cette œuvre qu’il accompagne depuis

Arié Mandelbaum. Nu 1957

toujours, dans sa globalité comme dans le détail, tableau par tableau, jusqu’à scruter et à se promener parmi les infimes parties de la toile. Il la célèbre à la manière de l’honnête homme. Côté art, côté science. Michel est, en effet, autant amateur d’art qu’il fut stomatologue et enseignant en Faculté de médecine. Chez lui, il n’y a qu’un pas de l’un à l’autre. Sa thèse d’embryologie confirme son goût pour les formes naissantes et leur devenir aléatoire. Au faîte de la sagesse, Arié Mandelbaum. Nu 2010 il nous donne ce livre qui est cle d’Éducation populaire – d’amautant la célébration ples considérations spiritualistes. de l’amitié qui le lie Mais sans doute est-ce dû au lieu à Arié depuis plus où se fit leur rencontre fondatrice : d’une cinquantai- rue de l’Homme Chrétien… ■ ne d’années que la somme de ses considérations sur l’art, élaborées au gré de Michel Pourtois, Mandelbaum, Bruxelles 2012, avec le soutien du Musée Juif de leurs rencontres et, Belgique en particulier, de ses allers-retours avec l’œuvre d’Arié. Il est d’ailleurs parfois assez surprenant de trouver chez cet auteur naguère profondément « matérialiste historique » – dans la version des tant regrettés Bob Claessens et du Cer-

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regarder « Le temps d’Aimer est aussi le Temps de l’Histoire » Arié Mandelbaum - Dix années de travail ANTONIO MOYANO

C

omment s’appelle ce jeu ? On y jouait à la cours de récré. On les a tous derrière le dos, et toi ou moi, tout seul, on est devant le mur, on compte jusqu’à…1. 2. 3. et puis vite on se retourne. Le premier que je vois bouger est éliminé ! Ils ne peuvent bouger que quand on a le dos tourné, le front collé au mur, les yeux fermés. Sinon qu’ils restent immobiles comme des statues, ça leur coupe toute velléité de nous détrôner, et tous les gestes en saccadés, et le bref laps de temps 1, 2, 3, fait scratch-scratch, le bruit de l’emballage qu’on déchire. Je pensais à ce jeu face aux peintures d’Arié Mandelbaum, je pensais à ça et puis à un tas d’autres choses, d’ailleurs ditesmoi, vers quoi va la pensée quand on fixe longuement une image immobile ? Et la peinture est-elle vraiment une chose immobile ? Tout d’abord – car il en va toujours ainsi, il y a un début à tout : on reste soi-même un bref instant immobile, enfin, disons, en apparence. Moi en vérité, j’ai fait, j’ai tenté de faire deux choses en même temps : et me balader devant les toiles, et ne plus bouger, pieds joints et tête fixe en ankylose. Et j’ai vu l’air circuler, oui, il y a le souffle de l’air dans chaque toile. Car ce qui littéralement avale les yeux c’est tout ce blanc. Le blanc sur la page c’est un peu comme le poème, même vu de

loin, on flaire que c’est du poème rien qu’à la façon dont le blanc prend la page. Et venant du dehors, de la cohue des rues et des infos et du tourbillon des tracas, je vis (vis de vivre) les toiles d’Arié comme un îlot de repos avec de l’air pur. Et donc on s’avance immédiatement dans un espace où ça pense un tempo différent. Là, immobile devant la toile, je vais attendre et voir. Voir ce qui va surgir. Oui, non, oui, je ne sais pas, je ne discerne pas tout du premier coup d’œil, il me faut attendre. Donc, la blancheur entrevue du premier coup d’œil m’oblige à respirer autrement (ralentis, ralentis, va doucement !). Si tu veux voir et bien voir tout ce que dit cette peinture, laisse ton esprit y aller à petits pas, ne brusque pas, vois et attends. Attends ! Peine perdue que tu t’obstines : tu ne pourras pas tout voir. Pourquoi ? Cette peinture veut aussi être lue, déchiffrée, en quelque sorte, une peinture palimpseste. Sous le texte apparent existe un texte antérieur ; sous l’esquisse à peine ébauchée, une image venue d’ailleurs, une image « réparée ». Et soudain tout devient beaucoup plus clair : l’image, là devant nos yeux, a subi le cheminement des cycles. La toile n’a pas subi de blanchiment, non, ici pas de badigeonnage de blanc pour maculer ou signer le repentir, non, c’est le motif, l’image elle-même qui a été captée et saisie dans la crainte de sa dispa-

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rition, dans la crainte de sa totale dilution, dans la crainte du « delete et tais-toi ». C’est un des côtés envoûtants de cette peinture : elle nous dit sans cesse d’aller voir ailleurs. Où ça ? Dans la vie (plante-toi devant un arbre et regarde), où ça ? Dans l’histoire récente (souviens-toi de la guerre en Irak, de la prison d’Abu Ghraib), dans l’histoire d’un leader assassiné (voici Patrice Lumumba), voici un peu de l’histoire de Belgique (le Roi Baudouin en visite au Congo), dans l’histoire de la Shoah. Voici toute une famille (tu me diras qui est qui ?), voilà un visage seul, les yeux fermés, visage du songe ou de l’endormissement, là, je reconnais les tuiles du toit et la lucarne du grenier, là, l’exacte encoignure de la tuyauterie, là, la chaufferie suspendue au mur, voici la gueule du molosse ancrée/tatouée dans un bras, et là, une partie du corps, juste le tronc ou rien que le sexe (c’est de là que l’on vient), ou rien que la bouche, là, toujours souviens-toi, retiens, retiens cet instant, il n’y a rien de triste dans ce simple constat : d’autres avant nous sont passés par là, il y a ceux qui ne pourront plus le vivre, d’autres ont été expulsés à tout jamais du paradis, alors se réchauffer, voilà un corps sur un autre corps, voilà les amants enlacés. Est-il si difficile de vivre rien qu’avec des fragments et de l’incomplétude ? Et pourtant, il le faut bien, voilà pourquoi j’admire tant l’œuvre d’Arié. Et mieux encore,


Le peintre dans son atelier. Photo Bérengère Gimenez

cette peinture a l’éthique du nous, ça récite les pronoms personnels (je, tu, il, elle, nous…) portant au cœur de ses fibres une chose presque banale dont on a presque honte de parler : le besoin de réconfort. La peinture d’Arié est suffisamment belle qu’elle peut se permettre d’affronter et l’Histoire et la politique. Et donc la peinture est une activité humaine ? Il y va de la main d’un homme. De tout ce qui gamberge dans la tête d’un homme, un quidam, un individu né précisément quelque part, à une époque précise. Ça vient d’où ? Ça traverse quoi ? Tout ça qui aboutit à sa main et apparaît au final sur la toile ? Oui, ça vient d’où ? Certainement du monde vivant du dehors : il se plante devant un arbre et il le peint. Il plante devant lui un couple qui s’enlace et il le peint. Mais comment restituer tout ce qui a disparu et qui pourtant est tout aussi vivant dans le cœur, la tête, les tripes, l’âme et la mémoire ? Comment peindre ce que la mort a touché ? C’est la question lancinante de la peinture d’Arié Mandelbaum : que deviendra ce qu’il reste de nous ? que resterat-il de nous, de nos histoires, de nos pauvres odyssées quand tout se sera effacé ? Que reste-t-il des corps quand ils s’en vont, s’éloignent, disparaissent ? Que reste-

t-il de nos traces, et en particulier, de la toute première : la face, le visage ? Que reste-t-il de nous quand tout, malgré nous, s’efface et vient à disparaître. Et tout cela pénètre dans nos yeux face aux toiles d’Arié Mandelbaum, c’est la raison pour laquelle tu ne peux tout voir. Tu ne peux voir et ce qui est là et le-disparaître de cela. Et curieusement, c’est beau à voir ! Quel paradoxe ! De tableau en tableau, on passe de l’émerveillement – ô la fraîcheur, cet air quasi-printanier, une transparence couleur chair, couleur rose, une si tendre béatitude… j’exagère un peu cependant c’est vrai, je suis frappé par ce traitement de la couleur, l’œil saisit une sorte d’envol du regard vers le-haut, et puis subitement c’est la couleur elle-même qui finit par devenir un indice inquiétant : ces taches de rouge (quel rouge ?) qui font penser aux pétales de géraniums collés aux vitres ou des traces de rouge à lèvres, ce peu de rouge (appliqué comment ? au pinceau ? par frottis ? estompage ? éclaboussure ?), son leitmotiv comme la résurgence de taches maladroitement effacées, ici, la couleur peut devenir « chose maligne » alors que du premier coup d’œil on la croyait apaisante.

L’air pur de la blancheur, disaisje, mais aussi comment fait-on pour donner une suite à la suite ? Comment fait-on le geste de peindre encore et encore, de capter une parcelle d’émerveillement ? Sans doute, une brève amorce de réponse, je la vois dans l’obstination du peintre à nouer son regard vers l’œuvre d’autres artistes, il emprunte, rend hommage, cite et dit son dû. Et c’est comme si les dés étaient relancés : qu’a-t-il vu que je n’avais même pas entraperçu ? Quel sens voitil dans cette œuvre-là, précisément ? Dialoguer, nouer en signe fraternel de ne pas oublier l’héritage immense de tout l’hier, « les ancêtres » nous parlent donc encore ? Citons en vrac : (d’après Matthias Grünewald), (d’après Masaccio), (d’après Louise Bourgeois), (d’après Wilhelm Lehmbruck), (d’après Eisenstein). Et enfin, voici les arbres ! voici des fleurs (des magnolias ?) transperçant un grillage, tous ces arbres sont aussi des corps, et face à l’arbre, impossible de se dire « lui je ne le connais pas », et peu importe son essence, avec leurs embranchements, leurs fourches, la blessure de l’écorce (lèvres, langue, faille mouillée de sève ou de glue) – sans doute qu’observer la nature (même un fragment de nature citadine) sont les prémices, la remise des compteurs à zéro afin d’aiguiser le regard, de sauvegarder en soi l’ébahissement. La peinture d’Arié entremêle deux forces contradictoires : une vitalité folle sous-tend toute l’œuvre et en même temps elle nous incline vers la rêverie. Et voici les arbres de Buenos Aires, les arbres de New York, voici l’amandier de Fontenoille… ■ Musée Juif de Belgique 21 rue des Minimes – 1000 Bruxelles www.mjb-jmb.be Du 9 Mars au 27 Mai 2012

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histoires L’affaire Robert de Foy FRANK CAESTECKER*

S

onia Pressman Fuentes, une juive américaine de 83 ans, juriste et féministe notoire (elle a créé avec Betty Friedan la « National organization of Women » en 1966) a introduit en septembre 2011 une requête auprès de Yad Vashem pour retirer à Robert de Foy le titre de « Juste parmi les Nations ». Chef de la sûreté belge de 1925 à 1940 et, dès 1943, secrétaire-

général du ministère de la Justice, Robert de Foy (1893-1960) avait obtenu ce titre honorifique de « Juste » de façon posthume en 1975. Sonia Pressman a déposé plainte après un séjour à Anvers en septembre 2011 sur invitation du futur musée de l’immigration « Red Star Line ». Le musée « Red Star Line, people on the move » met en scène la ville d’Anvers comme plaque tournante de la mobilité internationale aux 19ème et 20ème siècles. L’histoire est déclinée à travers le récit d’un certain nombre de témoins historiques, tels Sonia Pressman et sa famille. Sonia Pressman avait fui l’Allemagne nazie en 1933 avec ses parents et son frère. Elle n’était qu’une enfant à l’époque et, dans son souvenir, Anvers n’avait été qu’une courte étape vers les États-Unis. En consultant le dossier de sa famille, elle s’est rendue compte que ce passage a été tout sauf anodin.

ROBERT DE FOY VERSUS CAMILLE HUYSMANS

Source : Red Star Line Museum

L’histoire de la famille Pressman est édifiante. À l’époque, Robert de Foy était le chef de la Sureté et le ministre de la Justice, le libéral Paul-Émile Janson, son ministre de tutelle. Ceux-ci refusèrent l’asile aux Pressman du fait de leur nationalité polonaise. La Pologne,

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selon les autorités belges, était un pays sûr et il n’y avait donc aucune raison de leur accorder l’asile. Même si les parents Pressman vivaient en Allemagne depuis 1911 et si le petit frère y était né en 1914, ils pouvaient, pour Robert de Foy, « regagner leur patrie s’ils ne désir(ai)ent pas retourner en Allemagne ». De surcroît, le métier de tailleur du père Pressman était considéré comme une surcharge pour l’économie belge et « pour une industrie déjà encombrée ». Ils furent donc sommés de quitter le pays. Cela leur fut signifié, comme le voulait l’usage, par les services de police communaux. Il revenait également à la Police communale d’expulser les étrangers qui, malgré un ordre d’expulsion, refusaient de partir de façon spontanée. À Anvers, le bourgmestre socialiste Camille Huysmans avait donné l’ordre au commissaire de Police de lui soumettre tous les cas d’expulsion de réfugiés d’Allemagne nazie et ne permettait l’expulsion qu’en cas d’attentat aux mœurs ou d’acte criminel. Pour Huysmans, les réfugiés (juifs) d’Allemagne nazie ne menaçaient en rien le marché du travail et le bien-être économique des Belges puisqu’ils vivaient, toujours selon Huysmans, au sein de la communauté juive et bénéficiaient de la solidarité de celle-ci sans faire appel à une quelconque aide des


autorités belges. Il s’opposa donc à l’expulsion de la famille Pressman. Cette attitude allait à l’encontre des plaintes de l’époque, y compris celles qui émanaient du mouvement ouvrier qui se sentait menacé économiquement par l’immigration juive et craignait la concurrence déloyale d’immigrés qui, selon les syndicats, ne respecteraient pas les lois sociales et fiscales. Huysmans n’en avait cure et refusa 227 ordres d’expulsion. Les Juifs polonais qui avaient fui l’Allemagne nazie étaient donc les bienvenus à Anvers, ce qui n’eut pas l’heur de plaire à Robert de Foy. Il insista auprès du ministre de la Justice Paul-Émile Janson pour que soit respectée la directive générale et suggéra que les Juifs polonais soient reconduits à la frontière par la Gendarmerie nationale, contournant ainsi le veto du bourgmestre d’Anvers. Janson fit trainer un peu les choses mais finit par céder et, le 31 mai 1934, la Gendarmerie nationale reçut l’ordre d’arrêter les Juifs polonais. Entre-temps, la famille Pressman avait quitté la Belgique à bord du Westerland de la Red Star Line le 20 avril et voguait vers les États-Unis. Sonia Pressman a assorti sa demande de retrait de de Foy d’une demande de reconnaissance de Camille Huysmans comme « Juste parmi les Nations »1. Un examen plus approfondi du parcours de de Foy nous amène à considérer d’autres raisons encore pour lui retirer son titre.

ROBERT DE FOY, UN HOMME AVEC UNE MISSION Robert de Foy, nommé en 1925 directeur-adjoint de la Sûreté nationale, s’est vite fait remarquer pour son approche musclée en matière de répression de l’immigration indésirable. À l’époque, on

ne freinait guère l’immigration en Belgique. Aux postes frontières, on arrêtait bien quelques voyageurs en guenilles et sans papiers mais celui qui avait l’air en bonne santé et montrait patte blanche, pouvait entrer dans le pays. Le travail ne manquait en effet pas en Belgique. C’était au contraire les forces de travail qui faisaient défaut et plus particulièrement dans l’industrie lourde. Les syndicats avaient beau insister sur une régulation plus stricte de cet afflux de main d’œuvre immigrée qui pesait sur les salaires, l’influence du mouvement ouvrier Robert de Foy. Photo Ceges n’était pas à la hauteur de l’enjeu. Robert de Foy n’était vres de ces gens, qui forts de l’appas un allié des syndicats et ne pui qu’ils savent trouver ici de la contestait pas l’immigration com- part de membres influents – aussi me réserve de travail pour l’indus- insinuants que tenaces – de leur trie lourde. Il s’insurgeait contre colonie et de la part de leurs œucette immigration de Juifs venant vres d’assistance (…) ces gens d’Europe de l’Est qui ne faisaient sans scrupules n’ont pas à faire la pas le travail que les Belges ne loi chez nous ». Son plaidoyer pour voulaient ou ne pouvaient pas fai- une politique d’immigration plus re, parce qu’elle représentait, se- stricte, du moins pour les immilon lui, une concurrence pour les grés juifs, ne fut pas entendu. Les producteurs et commerçants lo- seuls immigrés qui furent expulcaux sur le marché belge. En ef- sés furent ceux qui faisaient appel fet, cette immigration trouvait du à l’aide publique ou étaient actifs travail dans le secteur artisanal de dans le mouvement communiste. la confection, du cuir et de la fourHuit ans plus tard, de Foy s’était rure et des marchands juifs ven- hissé au niveau de chef de la Sûdaient la marchandise confec- reté nationale. Arrêter la fuite des tionnée par des artisans juifs. Le Juifs de l’Allemagne nazie defait que ces immigrés juifs d’Eu- viendra une de ses préoccuparope de l’Est voyageaient en outre tions majeures. Ses plans furent sans visa et obtenaient une régu- contrecarrés par un déficit de calarisation grâce à l’aide des orga- dres administratifs et par divernisations caritatives juives insup- ses interventions de personnaliportait de Foy. En 1926, il tenta tés politiques en faveur de ‘leurs’ d’obtenir l’expulsion d’immigrés réfugiés. Son plus grand adversaipolonais en arguant qu’ « Il im- re fut Camille Huysmans, porte de mettre fin aux manoeu- mais presque tous les mi-

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Note de de Foy au ministre de la Justice insistant sur l’extradition d’Henri Pressman, frère ainé de Sonia, vers « son pays », la Pologne

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nistres de la Justice qui se succédèrent rejetèrent la brutalisation de la politique d’immigration. Même la crise économique et son corollaire, l’arrêt de l’immigration, ne purent empêcher l’élite politique belge à partir de 1933 de prévoir une porte d’entrée alternative pour les réfugiés du nazisme. Les Juifs qui fuyaient l’Allemagne nazie et qui avaient réussi à entrer sur le territoire sans visa, étaient protégés de façon collective. Cette protection était la résultante de la bienveillance des élites politiques et de la solidarité active de la communauté juive. Robert de Foy essaya par tous les moyens de minimiser ces considérations humanitaires et se montrait obsédé par ce qu’il appelait « l’abus d’asile ». Il se montrait d’accord pour fournir l’asile aux Juifs allemands qui avaient emmené avec eux de façon illégale leurs biens mobiliers (argent comptant, bijoux etc) – un crime en Allemagne nazie pour qui les Juifs devaient quitter le pays ruinés –, mais il notait « il importe cependant que nous ne soyons pas dupes de cette nouvelle manœuvre imaginée pour éluder les formalités imposées »2. De Foy exigeait que les règles soient respectées, même si cela impliquait des conséquences humanitaires désastreuses.

ROBERT DE FOY, XÉNOPHOBE OU ANTISÉMITE ? Robert de Foy était-il tout simplement un technocrate qui prenait son travail au sérieux ? Se contentait-il d’appliquer une politique migratoire décidée par un gouvernement élu démocratiquement dans l’intérêt de la nation ? Son rôle en tant que personnage clé dans la politique des étrangers ne peut être minimisé. Ce haut fonctionnaire a fortement marqué la politique migratoire non seule-

ment par la façon dont il l’a mise en œuvre mais également en aval en influençant concrètement la politique ministérielle à travers ses avis et ses informations. C’était un conservateur et cela se sentait dans son travail. Son influence apparut au grand jour lors de l’avènement de Joseph Pholien, un catholique conservateur, comme ministre de la Justice. Pholien était nouveau en politique et s’en remettait fortement à l’administration et en particulier à Robert de Foy. Dès sa nomination, Pholien demanda un rapport sur l’immigration juive à la Sûreté nationale. Ce rapport d’avril 1938 ne mentionne pas son auteur, mais il est clair que Robert de Foy, en tant que gestionnaire de ce service, est pour le moins responsable si pas auteur de ce rapport. Ce rapport circonstancié de 21 pages était très défavorable à l’égard des immigrés juifs. Il considérait cette immigration non seulement comme un problème d’ordre économique et social, mais également culturel : « Les juifs… se caractérisent par l’acharnement au travail, leur sobriété, leur âpreté au gain, leur manque absolu de scrupules, leur mépris des lois sociales et fiscales…. Les juifs ont en général un standart (sic) de vie inférieur; l’hygiène la plus élémentaire leur fait souvent défaut. …80 % des juifs étrangers seraient acquis aux théories extrémistes ». Robert de Foy avait déjà exprimé son avis sur l’intégration économique des immigrés juifs et partageait entièrement le sentiment de la classe moyenne organisée qui condamnait la concurrence « déloyale » des entreprises juives. Selon eux, les commerçants juifs évitaient les charges fiscales et sociales et pratiquaient la vente à tempérament, une technique commerciale considérée comme totalement inac-

ceptable par leurs concurrents belges. Une opinion que partage de Foy dans l’avis qu’il envoya au ministre de la Justice libéral Paul-Émile Janson en avril 1938 : « C’est à juste titre que cette classe de la société redoute la concurrence et les pratiques souvent déloyales des commerçants juifs et que, au contraire d’être pour elle une source abondante de profits, les consommateurs juifs favorisent surtout le commerce de leurs coréligionnaires. »3 De Foy était donc très proche des idées xénophobes, voire antisémites d’un Joseph Pholien. Le rapport d’avril 1938 apparaît comme la préparation d’une politique d’asile restrictive impitoyable. ■ Traduction : Anne Grauwels * Historien, Université de Gand, auteur entre autres de Refugees from Nazi-Germany and the liberal European states, 1933-1939, Berghan, Oxford, 2011 Paul Berger dans le Jewish Daily Forward du 13 janvier 2012. 2 R. de Foy, Note pour le Cabinet de Monsieur le Ministre, 5.5.1937. Archives du Royaume, Police des étrangers 37 C2. 3 State Archives Brussels, Archive alien police,1B6 (III). 1

La deuxième partie de cet article sera publiée dans le numéro de mai de Points critiques

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mémoires Metamaus. La genèse d’un chef-d’oeuvre ROLAND BAUMANN

A

lors que la bibliothèque du Centre Pompidou accueille l’exposition rétrospective Art Spiegelman présentée au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en janvier dernier, la traduction chez Flammarion de Metamaus incite à revisiter le chef-d’oeuvre de la littérature du judéocide et de la bande dessinée contemporaine. Réalisé sur base d’une série de conversations enregistrées entre Art Spiegelman et Hillary Chute, professeur à l’université de Chicago, Metamaus revient sur Maus, ce monument de la BD dont il documente superbement les étapes de la création. L’ouvrage se structure autour des trois grandes questions que pose Maus depuis sa publication : Pourquoi l’Holocauste ? Pourquoi les souris ? Pourquoi la BD ?

UN TRAVAIL DE MÉMOIRE SANS SENTIMENTALISME Comme l’explique Art Spiegelman dans cette somme documentaire de 300 pages, c’est en 1972 que démarre son long travail de récupération de la mémoire du judéocide en Pologne. Originaires de Haute-Silésie, ses parents, Vladek (Zev) et Anja (Hannah), tous deux survivants d’Auschwitz, se réfugient en Suède après s’être retrouvés à la fin de la guerre à Sosnowiec. Art est né à Stockholm en 1948. Avec ses parents, il émigre aux USA en 1951, et gran-

dit à Rego Park dans le Queens. Le suicide de sa mère en 1968 est un moment décisif du cheminement qui va inciter le jeune auteur de bandes dessinées alternatives à commencer le long travail de questionnement de son père, remarié, pour qu’il lui raconte son histoire et celle d’Anja. Maus retrace les étapes de ce dialogue difficile avec son père, figure distante et autoritaire qu’il n’apprend à découvrir qu’en l’enregistrant. Maus ne cherche pas à enjoliver les rapports tendus entre l’auteur et le survivant. Certes, Spiegelman provoque lorsqu’il associe sa quête mémorielle à « une réaction allergique à (sa) propre judéité ». Mais il enracine son travail de mémoire dans sa vie intime, son vécu et celui de ses parents. Et, il affirme avoir voulu éviter le « sentimentalisme larmoyant », en fuyant la tentation de « créer un survivant ennobli par ses souffrances ». Persuadé que « la souffrance ne vous rend pas meilleur, elle vous fait seulement souffrir », il s’insurge aussi contre toute forme de « Holokitsch », vaste catégorie de produits culturels si présents dans la culture populaire américaine de son enfance à nos jours. Lorsqu’il évoque les « dialogues stupides » de la mini-série TV Holocaust, diffusée alors qu’il venait de commencer Maus, il dit aussi à quel point il fut fasciné par le succès populaire de cette production TV, aux USA, puis en Allemagne. Immergé dans la littérature sur la deuxième guerre

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mondiale et le génocide, à partir de 1972, il nomme ses auteurs indispensables : Hilberg, Lucy Dawidowicz... Primo Levi, Tadeusz Borowski... et Roman Vishniac dont les photographies lui firent découvrir la vie juive en Pologne avant la Shoah. Spiegelman montre les influences sur son oeuvre d’artistes polonais comme Mieczyslaw Koscielniak, dessinant clandestinement à Auschwitz et Birkenau, ainsi que d’Alfred Kantor qui, après la guerre, refait de mémoire la plupart de ses dessins d’Auschwitz. Il souligne ce qu’il doit à Nuit et Brouillard, et surtout à Shoah, sorti lorsqu'il commença à travailler au second volume de Maus. Metamaus documente son voyage en Pologne en 1987, lorsqu'il visite Auschwitz avec sa femme Françoise et leur bébé Nadja pour le tournage d’un documentaire TV. Le dessinateur explique aussi son refus de transposer Maus au cinéma. On lit les témoignages de ses enfants, Nadja et Dash, à propos de leurs rapports à Maus et au passé de ces grands-parents juifs survivants d’Auschwitz qu’ils n’ont pas connus, puis de son épouse qui raconte sa rencontre avec Art en 1976 et les péripéties de sa conversion au judaïsme réformé, « pour contenter Vladek »... Ces plongées dans l’intimité de l’auteur permettent de mieux saisir la singularité de son travail de reconstruction de la mémoire et documente les difficultés de la transmission de cette histoire douloureuse.


POURQUOI DES SOURIS ? En 1971, alors que venu s’établir à San Francisco, il faisait partie d’une communauté étendue d’artistes BD Underground, Spiegelman nourrit le projet de faire une BD sur l’histoire afro-américaine. S’inspirant du personnage de Mickey Mouse dans Steamboat Willy, un des premiers films de Disney, sorti en 1928, juste après le triomphe du premier film parlant, Le chanteur de Jazz, le jeune dessinateur pensait mettre aux prises ce « Mickey Mouse de l’ère du jazz » avec ses cruels persécuteurs les « Ku Klux Kats » ! Craignant de tomber dans la parodie raciste malgré ses bonnes intentions, Spiegelman réalise ensuite que la métaphore de l’oppression opposant le chat à la souris peut s’appliquer à sa propre expérience. Il commence à lire la littérature du judéocide alors disponible en anglais et découvre le film de propagande nazi Le Juif éternel (1940) du cinéaste Frans Hippler, alternant les plans « documentaires » tournés au ghetto en Pologne avec des images de grouillements de rats. Il réalise que les Juifs sont souvent représentés comme des rats par les antisémites, par exemple dans les caricatures de l’hebdomadaire nazi Der Stürmer. Voyant les rapports historiques entre la déshumanisation des Juifs montrés comme des rongeurs nuisibles et l’extermination en Pologne, Spiegelman décide de détourner la métaphore nazie en partant des dessins animés de son enfance et des aventures de Tom et Jerry. Son premier Maus publié sur trois pages dans Funny Animals nr 1 en 1972 oppose les souris (die Mausen) aux chats (die Katzen). Pour les Polonais, victimes des nazis mais souvent aussi bourreaux des Juifs, il s'inspire

de Porky Pig et aussi du dessin animé Animal Farm (1954), tiré du roman d’Orwell. Spiegelman évoque en passant les réactions antagonistes des Polonais à cette « métaphore porcine », dès la sortie du premier volume de Maus en 1986. Réactions tout à fait disproportionnées à l’offense et donc preuve que le livre touche à un point sensible ! Il note aussi le mal à l’aise des Israéliens face à Maus et à cette image de souris qui entretiendrait les stéréotypes de Juifs impuissants face à leurs persécuteurs. Il décrit sa collection d’images de souris et de chats à travers les âges, comptant par exemple ces fascinantes cartes postales très populaires en Belgique dans les années 1950 et montrant des scènes de genre peintes à l’aquarelle avec des chats, des souris, parfois des cochons anthropomorphes et dont le style sobre et la solennité des mises en scène lui évoquent l’univers de Magritte... Il parle aussi de la BD résistante La bête est morte de Calvo mais en précisant qu’il ne l’a découvre qu’une fois ses travaux bien avancés... Dans ses abondants commentaires, l’auteur explique aussi comment il choisit les autres animaux de Maus : chiens américains, poissons anglais, rennes suédois... ou la manière dont il distingue par le dessin ses souris anthropomorphes aux visages « abstraits » de « vrais rats » figurés avec réalisme et rencontrés par Vladek et Anja dans la cave où ils se sont réfugiés... Bref, Spiegelman dé-

montre à loisir toutes les subtilités de sa démarche qui lui permet de « dynamiter » la pensée de Hitler par le détournement de sa symbolique. Clairement diasporique, Art Spiegelman souligne qu’avoir fait Maus l'identifie définitivement comme Juif à la face du monde... Maus lui a donné un visage même si parfois il cherche encore à y échapper... Le DVD, qui accompagne l’ouvrage, offre une version numérisée des deux volumes de Maus, chaque planche est accompagnée par son brouillon, des esquisses, crayonnées, et aussi des commentaires audio par l’auteur. S’ajoute ensuite une masse de documents, sources (par exemple « le rayon de livres d’Anja ») et commentaires rendant cette archive numérique particulièrement utile si on veut mieux comprendre la pensée imagée de Spiegelman et son prodigieux travail de mémoire. ■ Art Spiegelman, Metamaus, Paris, Flammarion, 2012

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réfléchir Bruits de bottes germano-israéliens JACQUES ARON

D

u 3 au 5 février de cette année s’est tenue à Munich la 48e Conférence pour la Sécurité, qui réunit tout le gratin des décideurs et experts en matière d’équilibre stratégique mondial. Pieter de Crem y représentait la Belgique, se faisant complaisamment photographier à côté de l’inusable Henry Kissinger. L’intérêt d’une telle rencontre se situe comme toujours dans l’écart entre les discours officiels et l’agitation marginale, sans parler des entretiens dont nous n’apprenons parfois que plus tardivement la teneur. Le regain de tension au MoyenOrient, les manœuvres et rodomontades de l’Iran et d’Israël s’y trouvaient évidemment en bonne place. Et comme le choix symbolique de Munich n’est pas un détail de l’histoire, la position allemande et la voix « officielle » des Juifs du pays se répercutèrent abondamment dans la presse. Comme à l’accoutumée, ces propos ne contribuèrent pas le moins du monde à dissiper les confusions d’usage entre judaïsme, judéité et État juif, sémitisme, sionisme et leurs anti-. Tous les louables efforts de compréhension interculturelle1 pèsent peu à côté des réalités de terrain. Nous avons épinglé quelques acteurs : le vice-ministre des Affaires étrangères d’Israël, Daniel Ayalon ; le ministre allemand de

la Défense, Thomas de Maizière ; la figure emblématique du Conseil central des Juifs en Allemagne et présidente de la Communauté israélite locale, Charlotte Knobloch ; l’israélo-allemand Michael Wolffsohn, professeur d’histoire contemporaine à l’Académie militaire de la Bundeswehr. Résumons : En marge de la Conférence, Charlotte Knobloch invite à la Communauté israélite le ministre israélien : « Israël est le seul partenaire sûr et fiable du monde libre. Et je puis vous assurer que la Communauté juive en Allemagne et particulièrement ici à Munich ne se lassera pas de montrer qu’Israël est le long bras de l’Occident et que lui-seul représente ses valeurs et ses objectifs communs de façon crédible et permanente. » Le ministre est venu pour démontrer à l’opinion que l’Iran est aussi dangereux que le fut l’Allemagne nazie dans les années trente du siècle passé, et pour solliciter l’appui de l’Allemagne actuelle. « Nous nous trouvons dans une situation très délicate. » Sans un mot sur la situation intérieure, sur la colonisation incessante, il réaffirma qu’Israël avait déjà fait de nombreuses concessions aux Palestiniens et qu’il attendait des gestes de leur part. Comme le changement de leurs manuels scolaires. Le ministre de la Défense allemand profita de la Conférence

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pour s’affirmer en partenaire musclé d’Israël. « À l’intérieur comme à l’extérieur, personne ne souhaitait jusqu’ici que nous jouions un rôle dirigeant. Du point de vue des grandes puissances victorieuses, l’Allemagne devait rester petite, et elle-même souhaitait le rester militairement. L’Otan lui offrait des garanties de sécurité, on ne lui demandait pas d’efforts personnels. Tout cela appartient au passé – mais pas encore dans toutes les têtes. » Et d’ajouter la preuve par l’Afghanistan : « L’Allemagne sait se battre et commander. » Et le journal du Conseil central des Juifs en Allemagne de surenchérir. Il est vrai qu’il considérait il y a peu la demande de reconnaissance de l’État palestinien par l’ONU comme « un jeu dangereux » et son adhésion à l’Unesco comme une forme d’« Intifada culturelle ». Sous la plume de Michael Wolffsohn2, il se posait la question rhétorique : « pourquoi le militarisme israélien » est-il si mal perçu ? Et de reprendre la vieille antienne : « le sionisme a fait des Juifs passifs du Ghetto des Israéliens combattifs. » Sous le titre accrocheur, La fin du Juif rampant (Kuscheljude), il rappelle les guerres menées dans l’Antiquité par les deux royaumes juifs, « entre eux (!), ou ensemble ou séparément contre les peuples non juifs ». Pour conclure ainsi : « Faute de possibilités, suivirent quel-


que 2.000 ans d’impossibilité de se défendre. Face à la Solution finale, les Juifs prirent les armes, partout où ils le purent – mais les possibilités étaient rares : les héros du ghetto de Varsovie, les partisans juifs derrière le front de l’Est, ceux qui tentèrent de résister dans l’enfer des camps d’extermination. C’est dans cette tradition que se place le sionisme fortifié de l’État d’Israël. Avec toutes ses conséquences. » Ce Juif religieux de Bavière salue au passage le tournant qui s’est opéré dans la mentalité d’Israël à partir de 1967, période pendant laquelle il y a fait son service militaire. Le tabou des interdits religieux y a été brisé. « Le judaïsme national-religieux a accepté depuis lors le sionisme prétendument blasphémateur et a contribué à lui donner une autre forme. » Comme on le voit, l’impasse de la colonisation des Territoires et sa confessionnalisation croissante pèsent d’un poids terrifiant sur les dernières chances de création d’un État palestinien

viable. C’est sans doute pourquoi l’auteur, qui se range lui-même dans « le camp de la paix », se dit aujourd’hui partisan d’une Fédération jordano-palestinienne. ■

Voir notamment l’Agenda interculturel, n° 298/299, déc. 2011/janv. 2012, publié par le Centre Bruxellois d’Action Interculturelle et consacré à : Être juif, des identités multiples. 2 Ce fils d’émigrés allemands, né à Tel-Aviv en 1947, est entré en 1981 à l’Université de la Bundeswehr, où il enseigne l’histoire contemporaine. Auteur controversé de nombreux livres, il propose une curieuse lecture de celle-ci : la faillite des Églises sous Hitler a entraîné la faillite morale de l’État en Allemagne, tandis qu’Israël, par son caractère religieux, a foi en son État et en son armée. 1

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Yiddish ? Yiddish ! PAR WILLY ESTERSOHN

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beyde Tous deux Ce poème-ci a pour auteur Moyshe Nadir, nom de plume de Itsik Rays, né en Galicie en 1885 et mort à New York en 1943. (L’interjection yiddish ! rid =n na dir ! signifie « tiens, c’est pour toi ! ».) Sa famille s’installe aux États-Unis en 1898. Dès l’âge de dix-sept ans, il envoie poèmes, prose et articles à différents quotidiens de langue yiddish. Il restera tout au long de sa vie un écrivain polyvalent. Il fut aussi traducteur d’auteurs comme Mark Twain, Tolstoï et Anatole France. Dans son anthologie de la poésie yiddish, Charles Dobzynski écrit à son propos : « C’est un écrivain aux dons multiples, effervescent, nostalgique, spirituel, caustique, qui excelle dans la satire, le jeu verbal, l’aphorisme admirablement ‘frappé’. » Nadir disait que quand il n’avait rien de particulier à dire il écrivait en anglais. Mais, lorsque quelque chose lui venait du cœur, c’est en yiddish qu’il l’exprimait.

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ikh


! widYi ? widYi TRADUCTION Moi et la mouche – nous deux, nous nous cognons (la) tête contre (dans) la fenêtre. Moi et la mouche. Moi et le lion – nous deux, nous hurlons à travers les (hors des) barreaux. Moi et le lion. Moi et le monde – nous deux, nous nous pénétrons du regard (avec les yeux). Moi et le monde.

Moyshe Nadir (portrait par Zuni Maud)

REMARQUES Ng]lw shlogn = frapper, taper, cogner, battre. Menij inem = Med Nia in dem. et=rg grate (ou et=rk krate) = barreau, grille. Nemencrvd durkhnemen = pénétrer, imprégner (Crvd durkh = à travers, Nemen nemen = prendre).

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ANNE GIELCZYK

Le délire néolibéral

C

oucou les amis, voilà le printemps ! Les petits zoiseaux gazouillent gaiement. Le soleil brille, brille, brille. Je me sens légère, surtout depuis que je sais que ce gouvernement a réussi le tour de force de faire 2 milliards supplémentaires d’économies sans toucher « les gens ». Sauf les fumeurs, les fraudeurs et les spéculateurs. Ouf ! Je ne suis rien de tout ça, j’ai arrêté de fumer il y a bien longtemps, à l’époque où le paquet de cigarettes ne coûtait « que » 120 francs belges, je paie consciencieusement mes impôts (d’ailleurs en tant que fonctionnaire je n’ai pas le choix) et je ne spécule pas. Pour être tout à fait honnête, ça m’est arrivé une ou deux fois dans le passé mais j’ai vite compris que je n’étais pas douée. Ainsi, j’ai acheté quelques actions de la marque de mon ordinateur préféré en mars 2000, la veille de l’éclatement de la bulle internet, à 60 euros l’action. Et comble de malheur, je les ai revendues, quelque temps après, contrainte et forcée, au prix, si mes souvenirs sont bons, de 15 dollars. Aujourd’hui ces petites pommes viennent de crever le plafond des 600 dollars !

S

i je ne suis pas riche aujourd’hui, je n’ai qu’à m’en prendre à moi-même, dirait Theodore Dalrymple. Qui est

ce Monsieur Dalrymple ? Un héros de Charles Dickens ? Un personnage de Walt Disney ? Un copain de Mary Poppins ? C’est le nom de plume d’Antony Daniels, chroniqueur anglais, né de parents juifs communistes, médecin et psychiatre, une profession qu’il a exercée dans une prison et un hôpital public de Birmingham et ensuite dans les quartiers défavorisés de l’East End londonien. Depuis une petite vingtaine d’années, il se consacre entièrement à l’écriture à partir de cette expérience. Il en a tiré une vision du monde tout à fait surprenante, dénuée de toute empathie avec ses sujets. La pauvreté, la misère, la violence domestique, la criminalité, l’usage de la drogue ? Tout ça est à mettre sur le compte des victimes elles-mêmes ainsi que de la permissivité des élites progressistes et de l’assistanat si cher à l’état providence. L’individu – qu’elle que soit sa condition – doit être tenu responsable de ses actes. En 2011 Dalrymple s’est vu décerner le « Prijs van de vrijheid » par un think thank ultra libéral flamand « Libera ! » et devinez un peu qui a introduit le lauréat ? Bart De Wever ! Je n’y étais pas mais selon un chroniqueur (et politicien conservateur) anglais, « il a décrit de façon brillante le parcours qui mène de la République de Platon, aux écrits de Dalrymple et comment

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Dalrymple se situe exactement dans la continuation de la pensée de l’Occident »1. Vous l’aurez compris, Theodore Dalrymple, c’est donc ni plus ni moins que le père spirituel de notre Bart De Wever national. Nous voilà, en tous les cas, définitivement fixés sur l’orientation idéologique de l’homme qui monte en flèche dans tous les sondages.

E

t pendant que Bart De Wever perd des kilos et gagne des voix, le paradoxe veut qu’en même temps, en Flandre, de plus en plus de voix s’élèvent et se font entendre pour remettre en question les fondements du capitalisme. Il y a d’abord le livre de Peter Mertens, président du PTB+, la version « démaoïsée » de l’ancien PTB, Hoe durven ze ?2, une critique marxiste bien carrée de la crise actuelle, qui fait un tabac en librairie. L’écrivain flamand Dimitri Verhulst (auteur de La merditude des choses) en a écrit la préface. Le livre est bien écrit et très accessible, les sujets sont bien choisis et les citations bien trouvées. J’ai particulièrement aimé celle d’Anatole France sur l’(in)égalité: « majestueuse (est) l’égalité des lois, qui interdit au riche comme au pauvre de coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain ». Le mérite principal de ce livre est qu’il aborde le


Bart De Wever remet le prix de la liberté à son maître à penser Theodore Dalrymple

système capitaliste de façon concrète. Chiffres à l’appui, il démonte quelques mythes tel que le miracle allemand et son corollaire les « minijobs » à moins de 400 euros par mois ou encore la taxation excessive des sociétés belges à laquelle il oppose l’évasion fiscale phénoménale des plus grosses d’entres elles (le fameux « 0,000005 % » de Clenbuterol dans l’urine d’Alberto Contador, c’est aussi ce que paie par exemple Arcelor Mittal ou Janssens Pharmaceutica sur leurs bénéfices plantureux grâce aux intérêts notionnels). La brutalité de la crise de 2008 et de celles qui ont suivi expliquent en grande partie ce regain d’engouement pour ce genre d’ouvrage d’analyse critique du capitalisme.

M

ais il n’y a pas qu’à l’extrême gauche qu’on réfléchit sur le capitalisme. Jusqu’à droite,

des yeux se sont ouverts sur le capitalisme « réellement existant ». On connaît la conversion de l’économiste libéral Paul de Grauwe au keynesianisme. Lui qui admet s’être trop longtemps laissé séduire par les si jolis modèles néo-classiques d’équilibre spontané sur les marchés, constate : « Nous avions perdu de vue que le marché ne peut pas tout résoudre »3. Il s’agit là selon lui d’un véritable dérapage qui ne concerne pas uniquement la théorie économique mais également « le secteur financier, la politique et le journalisme ». C’est aussi ce que pense Paul Verhaeghe, psychanalyste et professeur à l’université de Gand, auteur il y a quelques années d’un best-seller sur l’amour aujourd’hui (Liefde in tijden van eenzaamheid) et d’un autre sur la fin de la psychothérapie (Het einde van de psychotherapie). Paul Verhaeghe, comme Theodore Dalrymple, élargit le champ de son

expérience clinique à la société tout entière. Son diagnostic est néanmoins totalement différent. Ce ne sont pas les gens qui sont malades mais le système. Le néolibéralisme a réduit la société à sa dimension économique, ce terrain où les hommes (et les femmes) entrent en compétition et où seuls les meilleurs sont récompensés. Une sorte de sélection naturelle en quelque sorte, de darwinisme social. Sauf qu’il n’y a là rien de naturel, bien au contraire, cette logique néolibérale est une construction délirante qui régit tous les rapports et a pénétré toutes les couches de la société : les entreprises, l’enseignement, la recherche, les hôpitaux, … jusque dans nos têtes. Un jeu où il n’y a que quelques gagnants au « top » (qui s’octroient des bonus exorbitants et en fixent eux-mêmes les règles) et beaucoup de « losers ». Il génère angoisse, fraude et paranoïa. Des recherches ont établi que la peur de l’autre est aujourd’hui plus grande que dans les zones de guerre. Sur le divan du psychanalyste les « losers » s’en prennent à euxmêmes et viennent soigner leurs dépressions… ■

1 Daniel Hannan, « In praise of Flanders, Right-wing intellectuals and Theodore Dalrymple », The Telegraph, 14 mai 2011. 2 Traduit en français :Comment osent-ils, Éditions Aden, 2012. 3 « Wij economen zijn ontspoord », De Standaard, 31 octobre 2009.

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activités vendredi 20 avril à 20h15 Guérir de la Shoah ? Conférence-débat avec

Éric Picard,

psychiatre à Shamash, centre d’aide psychologique aux rescapés de la Shoah et à leurs familles Peut-on guérir de la Shoah ? Quelles sont les séquelles psychologiques dont souffrent encore les rescapés, les enfants cachés ? Quelles en sont les conséquences pour leurs enfants, la deuxième et la troisième génération, les relations entre elles, les relations sociales et politiques ? Fallait-il se taire ou parler de cela, comment ? Comment aider : des discussions individuelles, des groupes de paroles de rescapés entre eux, de rescapés avec leurs enfants ? N’est-ce pas dangereux pour le sujet ou pour ses interlocuteurs ; le trauma n’est-il pas contagieux ? Et la militance, n’est-ce pas une bonne thérapie ? Si le traitement consiste en une reconnaissance de la réalité du traumatisme et une réaffiliation à la culture visée par le génocide, le négationnisme ou l’absence de reconnaissance de la spécificité de l’invalidité des rescapés de la Shoah en Belgique contribuent à entretenir leurs conséquences psychiques. PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO

vendredi 27 avril à 20h15 Conférence-débat avec Henri au sujet de son livre

Goldman

Le rejet français de l’islam

Depuis plus de vingt ans, les polémiques autour de la présence visible de l’islam en France n’ont cessé des’amplifier : foulard à l’école, port de la « burqa », mise en cause de la laïcité... La société française nourrie d’universalisme républicain ne comprend pas pourquoi les enfants de l’immigration, au lieu de s’assimiler au sein d’une société sécularisée, y ont introduit une religion vigoureuse qui aspire désormais à se faire reconnaître. Cet état de fait semble tellement incroyable que, pour beaucoup, il ne peut s’agir que d’un projet politique manipulé. Le rejet de l’islam, qui se manifeste en France comme partout en Europe, est le résultat de cette perception. Et si on faisait l’hypothèse inverse ? Que ce « retour du religieux » surgit bien du cœur de notre société en mal de repères ? Et qu’il n’est nullement incompatible avec la modernité démocratique, qu’il peut même contribuer à renforcer ? Henri Goldman a été coordinateur (2003-2009) du département Migrations au Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme (Bruxelles). Il est rédacteur en chef de la revue de débats Politique et de migrations|magazine. Il a publié Oublier Jérusalem ? Une approche d’Israël, du sionisme et de l’identité juive (Quartier libre, 2002) et Deux ou trois choses de Sonia et du monde (Territoires de la mémoire, 2010) PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO

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dimanche 29 avril de 10h30 à 17h En avant-première du Parcours d’Artistes de Saint-Gilles, nous vous proposons de participer à une

journée créative et artistique Vous pouvez venir en famille puisqu’il y aura 2 ateliers pour adultes et un pour enfants : - Bettina Abramowicz, passionnée par la mosaïque, propose une initiation à la coupe des tesselles et la réalisation d’un projet ; cadre, miroir, photophore...

- Françoise Gutman, céramiste, sculpteur, propose aux adultes une initiation à la céramique autour de la thématique du « pot » en utilisant la technique du colombin (texturé, engobé et cuit) - Nathalie Dunkelman animera l’atelier pour enfants en leur proposant plusieurs techniques toutes aussi attractives les unes que les autres..... Tout le matériel nécessaire sera fourni sur place. Une participation aux frais de 10 euros par atelier vous sera demandée (repas de midi inclus). Le nombre de participants étant limité, il est impératif de réserver vos places pour le 22 avril au plus tard !

dimanche 29 avril à 10h30 En priorité pour les lecteurs de Points critiques

Arié Mandelbaum nous fera le plaisir de guider son exposition au Musée Juif (21, rue des Minimes - 1000 Bruxelles) à concurrence de 20 personnes PAF: 5 EURO Réservation au secrétariat de l’UPJB : 02.537.82.45 / upjb2@skynet.be

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activités vendredi 4 mai à 20h15 DANS LE CADRE DU PARCOURS D’ARTISTES Deux films de Violaine de Villers consacrés à Marianne Berenhaut Poupées-poubelles La réalisatrice Violaine de Villers nous donne à voir, réunies dans une église, les Poupéespoubelles de Marianne Berenhaut. Une femme sculpteur parle des femmes. Hors de tout esthétisme. Féminisme brut, d’avant le discours. Corps déjetés, vêtements, objets, ustensiles, échoués de la mémoire, pour dire le quotidien et l’histoire, l’intime et le travail, la maternité et la guerre, le ménage et le sexe. Corps sans visage. Le visage infigurable, simplement absent. Qui cependant crie. Manifeste.

Les familles de Marianne Berenhaut Dans Les Familles de Marianne Berenhaut, des œuvres nous passons à l’artiste dont Violaine de Villers nous propose un portrait. Un portrait qui tente de traduire en images et en sons, la logique créative de Marianne Berenhaut. Deux fils rouges s’entrelacent et se font écho, l’histoire/les histoires dites par l’artiste et les œuvres de celle-ci. Si Violaine de Villers fait alterner la rencontre avec l’artiste chez elle et les images des sculptures, c’est que dans la création de Marianne Berenhaut, la vie a partie liée avec l’œuvre. .D’ailleurs, point de hasard, tout est filmé dans la « domus » de l’artiste, la maison-atelier-entrepôt où elle vit, travaille, archive cet opus constitué de « maisons-sculptures », de « vies privées » et de « familles ». PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO

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vendredi 25 mai à 20h15 Comment combattre l’antisémitisme en Belgique aujourd’hui ? Conférence-débat avec

Édouard Delruelle, directeur-adjoint du Centre pour l’égalite des chances et la lutte contre le racisme La communauté juive s’inquiète de plus en plus de la recrudescence de l’antisémitisme en Europe et en Belgique. Elle manifeste un scepticisme croissant à l’égard des outils juridiques et institutionnels existants de lutte contre le racisme, et parfois même un rejet pur et simple de ces outils. Le Centre pour l’égalité des chances a été pris dans la tourmente l’automne dernier. Comment expliquer cette double rupture de confiance ? Au-delà des questions de conjoncture, il s’agira de s’interroger sur les dispositifs de lutte contre l’antisémitisme aujourd’hui, sur le plan juridique (l’arsenal légal est-il suffisant ? Peut-on faire avancer la jurisprudence ?) sur le plan politique (que peuvent les autorités publiques ? Quid de la montée du populisme et du ou des communautarismes(s) ?) comme sur le plan sociétal (peut-on parler de « nouvelles » formes d’antisémitisme, et si oui, comment les contrer ?). Édouard Delruelle est professeur de philosophie politique à l’Université de Liège. Il a consacré sa thèse de doctorat à la question juive chez H. Arendt. Depuis 2007, il est directeur-adjoint du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme. Il a également été Rapporteur de la Commission du dialogue interculturel (2005) et membre du Comité de pilotage des Assises de l’interculturalité (2010). PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO

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écrire Une ombre s’est glissée en moi HENRI ERLBAUM*

A

ujourd’hui c’est mon anniversaire, et je refuse qu’on le fête. Pour fuir ce jour et tuer ce temps, je décide d’aller en moto rendre visite à mon fils qui habite Anvers dans le quartier des religieux.

Mon fils me propose, par cette belle journée du mois de mai, de l’accompagner dans sa synagogue, où il se rend tous les jours pour prier. Il me confie que l’endroit est chargé d’un passé riche de plusieurs millénaires. C’est à cinq minutes de chez lui, et il m’a tellement parlé de la chaleur de sa belle synagogue si lumineuse, que je me laisse convaincre. Nous nous y rendons en traversant le quartier des diamants. L’odeur du yidish broyt et de la boulangerie me rappellent mon enfance dans ce quartier. Par une ruelle écrasée entre deux nouvelles tours en construction, nous arrivons devant une ancienne maison qui n’a pas d’âge. Il faut en deviner l’entrée, par une petite porte, presque effacée par le temps. Là, il me dit tout heureux: - C’est ici. Je suis déçu. Moi qui croyais découvrir les splendeurs d’une nouvelle Jérusalem... - Ici, tu te couvres la tête, me dit-il. Mon casque de moto sous le bras, nous entrons et nous pénétrons dans un labyrinthe de corridors sinueux et de couloirs étroits, pour aboutir dans une salle très

sombre. J’y devine avec peine une longue table recouverte d’une mer de manuscrits. Des chaises un peu partout. Les murs tapissés de livres. Presque personne dans ce long silence. Sur le côté un homme, un livre dans les mains, prie. Seules ses lèvres bougent, mais aucun son n’en sort. Les yeux fermés, il lit en se balançant face à un mur silencieux. Un autre étudie, attablé devant un grand livre de commentaires. Mais impossible de distinguer ce personnage. Son châle de prière le recouvre entièrement. Je n’aperçois ni son visage ni son corps. Je prends place non loin de lui, mon casque de moto à mes pieds. Comment peuvent-ils lire dans cette pénombre ? Peu à peu mes yeux s’habituent à cette obscurité. J’aperçois un chandelier. C’est peut-être Hanoucca, la fête des lumières. Après un certain temps, toujours dans ce noir et dans cet espace impénétrable, j’entends une voix qui semble passer à travers les murs. - Bonjour. D’où vient cette voix, des livres, de l’espace ? Cette voix me semble venir de partout et de nulle part. - Vous allez mieux ? Cette voix me poursuit. Comme si une ombre jouait à cache-cache avec moi. Je suis surpris. Est-ce qu’il me connaît, je suis interlocuté. Une sensation de peur, presque d’effroi, m’envahit. Je n’ose pas répondre de peur de ce qui pourrait s’ensuivre. Mon fils m’a expliqué l’importance du

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mot et des lettres qui le composent. Une seule lettre, un point même peut changer le destin. J’ai peur de déclencher une suite de choses incontrôlables. Dans ma tête, c’est déjà le chaos. Après un long silence, l’homme attablé a fermé son grand livre. Son châle de prière a glissé sur ses épaules et la première chose que jai aperçue, c’est une barbe noire bien taillée, et des yeux interrogateurs, qui me regardent et me questionnent. Mais qui est-il? Je ne me suis même pas posé la question. J’étais hypnotisé par la force et la douceur de son regard. Mais où avais-je déjà vu des yeux comme ceux-là ? Oui, il avait le regard pur comme peut l’être l’innocence de l’enfance. - Je vous attendais. J’étais terrorisé, paralysé et muet. Je ne crois pas en Dieu, mais j’aurais tellement voulu croire en un miracle. Me retrouver n’importe où, mais loin d’ici, le plus loin possible de cet endroit sombre et mystérieux. Mais ce miracle n’a pas eu lieu. J’étais toujours là. - Je suis heureux de vous revoir. Sa voix était aussi chaude que son regard. Par contre, une autre voix intérieure me disait : Cherche, tu le connais. Son regard doux, chaleureux caressait mon visage crispé de peur. - Bon anniversaire... La dernière fois que nous nous sommes vus, nous avions dix ans.


Je n’ai pas entendu l’éclair s’abattre sur moi ni vu la foudre. Le plafond ne m’est pas tombé sur la tête. Le sol ne s’est pas ouvert sous mes pieds. Et malheureusement, le miracle ne s’est pas produit. J’étais toujours là, devant lui. x J’ai dix ans et pour mon anniversaire, nous sommes tous allés jouer à colin-maillard dans le parc. Je lui bande les yeux. Je le hais. Je serre bien le foulard. -Tu comptes jusqu’à dix et tu nous cherches. À dix mètres de là, il y a la voie ferrée. Je fais signe à tous les autres de me suivre en silence. Nous disparaissons. J’ai le temps de le voir, les deux mains devant lui, dans le noir, occupé à tâtonner dans le vide. Je souris intérieurement. Je tiens ma vengeance ! Je ne l’ai jamais revu. Mais de temps en temps, je pense à lui malgré moi comme si une voie, ou un écho traverse le brouillard. Des années plus tard… Au temps où l’on fêtait encore mon anniversaire, on m’a bandé les yeux, on m’a fait tourner dix fois. Tout le monde riait, et c’est ce jour-là qu’avec mes deux bras, j’ai agrippé une forme humaine et qu’à tâtons de mes deux mains, j’ai saisi une ombre que j’ai instantanément identifiée. Le fantôme est là, le dibbouk est entré en moi. Depuis ce jour, il ne m’a plus quitté. J’ai crié, je ne parvenais pas à le recracher. Il se cache dans mes pensées, dans mon cerveau, dans mon ventre, dans mes veines. Il est partout. Je suis possé-

dé par un esprit. Je l’entends. Il crie vengeance à son tour. Il hante ma mémoire. Le passé perturbe le présent et je n’ai plus d’avenir. Comme une toupie, je tourne, et retourne sur place sans fin, comme la terre qui continue à tourner dans le vide et ne parvient pas à s’élever, prisonnière de forces extérieures. Le remords me détruit. La culpabilité me paralyse. Ce fantôme traverse les murs, il traverse le temps et les générations. Impossible de fuir, je dois affronter mes démons. Parfois, il vient la nuit. Je le vois. Les yeux grands ouverts, il avance inexorablement vers l’infini, là où les rails du train se rejoignent dans l’inconnu. Il marche lentement, et puis, il y a ce bruit de plus en plus terrifiant qui se rapproche. C´est sans doute ce bruit d´enfer sorti de ma bouche qui m’a réveillé. Le passé ne cesse de remonter à la surface. Ma femme me conseille d´aller voir un médecin. Sinon, elle fait chambre à part. Je me déshabille. Je ne sais pas si avec son stéthoscope il a entendu l´autre moitié qui se cache en moi. En tout cas, il a détecté sa trace. - Vous avez un ulcère. C’est la matérialisation d´une pensée destructrice. C’est votre esprit malade qui l’a enfanté. Ce dibbouk se manifeste à sa façon. Il s’est réincarné sous cette forme. Mon état continue à se dégrader. J’ai perdu mon emploi. Cette nuit, il est revenu sous la forme démoniaque d’un train. De très loin il arrive, il roule à toute allure et ne s’arrête jamais. Il roule depuis la nuit des temps. Il écrase tout sur son passage et je suis là, immobile, les yeux fermés. Maintenant, il est à quelques mètres de moi… C’est à ce momentlà que je me suis réveillé en hur-

lant, les yeux grands ouverts. J’ai eu beaucoup de chance, cette nuit. Je ne suis pas mort. Ma femme me demande d’aller consulter un psy ou elle divorce. Il me déshabille à sa façon. - Très intéressant, formidable… Je voudrais faire sa connaissance. Comment s’appelle-t-il, ce dibbouk ? Nous irons à sa rencontre. Nous avons une arme redoutable : la parole et les mots que nous placerons dans le bon ordre, en mettant les points là où il faut pour le sortir de ce labyrinthe. Et cette cabale s’arrêtera. x Maintenant, je suis en face de lui. Du fond de cette pièce une porte s’est ouverte et une ombre ou une âme errante est entrée. Elle a déposé une menorah à huit branches pour la fête des miracles de Hanoucca. Nous sommes face à face. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. On se croirait devant un tribunal, et dans cette pénombre chargée de livres et de poussière où l’on distingue à peine la gauche de la droite, se sont déjà regroupés anges et démons, tout aussi peu définissables. x Ce qui s’est passé, ce qui s’est dit, seul le diable vous le racontera… Ce que vous pouvez savoir, c’est que depuis ce jour, chaque année, je fête mon anniversaire. Je roule toujours en moto et ma femme me fait remarquer qu’il fait si beau par ce joli mois de mai… ■ * Ce texte a été écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture donné par Lara Erlbaum

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écrire Les plans sur la comète ANDRÉS SORIN

M

ois de novembre. Il fait chaud ce soir. Habillé très légèrement, j’entends des aboiements qui montent de la rue ; les voitures klaxonnent paresseusement, par habitude, avant de reconduire leurs maîtres chez eux : il faut bien marquer son caractère méridional en faisant un peu de bruit, ici, tout en bas du globe. Mi Buenos Aires querido, je suis retourné te voir. Mais il y a un mois, l’incorrigible comète de ma vie, en poursuivant ses révolutions, a touché, retouché, a revu, ressenti… Avant de me conduire dans le Grand Sud, la spirale spatiale m’avait uni à d’autres comètes, des astéroïdes, des planètes, des Juifs errants, des Juifs arrivés, des pas-Juifs, des pas commetout-le-monde, pour un transport exceptionnel au-delà des limites orientales du monde connu, vers la Terra incognita, la Terre, celle qui guérit et saigne, celle qui est salée et piquante, aigre et douce comme le lait et le miel. Ce fut un vol de nuit ; atterrissage à quelques kilomètres de la grande bleue, alors noire pour quelques heures. Comme un enfant arrivant dans une salle de classe remplie d’autres enfants qu’il connaît vaguement, j’entrais, intimidé et curieux, mon cœur diasporique battant, voir les loin-

tains cousins. Tout était calme, vide, dans les satellites, les couloirs et les salles des arrivées revêtues d’une pierre solennelle : nous étions vendredi soir. Oui, d’accord, l’Argentine, oui, en effet, l’Ukraine, que je venais même de re-visiter deux jours plus tôt. Ces destinations-là, je les tutoyais, elles m’étaient familières. Ici, je devais me tenir à carreau. Ici c’était du sérieux, du pas doucement nostalgique, mais du conflictuel. J’étais en Israël. Pour prologue, je fus accueilli par des amis qui m’emmenèrent chez eux, vers le centre-nord du pays. Quelques heures pour m’acclimater, pour m’acheter une carte SIM qui fit de moi le titulaire d’un numéro de mobile israélien ! Une journée et demie pour observer les énervements faciles et les visages inconnus et néanmoins familiers, pour manger des salades tropicales et inattendues, pour m’habituer à compter avec la kashrout comme paramètre permanent de mon séjour, pour me croire presque à Dubaï avec tous ces palmiers et ces autoroutes démesurées, pour me faire peur dans un grand centre commercial avec son multiplexe passant des films américains (« C’est noir de monde ! Et si un terroriste était prêt à se faire sauter devant moi ? »).

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Je m’étais promis de ne pas aller là-bas en simple touriste lambda, pour profiter du soleil et du farniente, je n’avais pas besoin d’aller aussi loin pour cela. Je m’étais en fait promis de ne pas y aller du tout, tant que la situation… Enfin, je ne vais pas vous faire un dessin, c’est d’ailleurs impossible avec mon traitement de texte. Je me suis donc inscrit au premier groupe en partance. De Paris. J’allais partager une semaine de ma vie avec une cinquantaine de gays et lesbiennes français : Juifs, chrétiens, musulmans et leurs compagnons de route. Cette formule devait me permettre d’échapper aux discours officiels, aux interprétations univoques, aux impressions unilatérales. J’espérais pouvoir traverser des frontières spirituelles, et d’autres bien matérielles : des incursions à Bethléem et à Ramallah étaient prévues avec, au programme, des rencontres avec des personnalités diverses, toutes n’étant pas au courant de tous les aspects de la diversité de notre groupe. Un jour et demi après mon arrivée, j’étais assis dans un car en route vers la Ville, aux côtés d’une belle soldate munie d’une mitraillette, encore plus intimidé qu’au début, songeant qu’il suffirait d’un geste inconsidéré de ma part pour provoquer une réaction


inimaginable de ces passagers, dont de nombreux militaires armés, marquant ainsi le début de quelque nouvelle opération militaire Tsholnt aigri avec votre bien dévoué comme cible privilégiée. Je provoquai bien une réaction de la belle soldate, mais ce fut suite à mon cri étouffé, dû à une douleur aiguë au dos ressentie en me retournant pour admirer un détail du paysage. Elle me demanda avec sollicitude si j’allais bien ; elle avait eu peur que ce ne fût mon cœur défaillant. Belle, efficace, c’était une bonne soldate, prête à aider son prochain. (« Ai-je donc l’air si âgé, qu’on me soupçonne de quelque faiblesse cardiaque ? »). Je n’étais plus un fauteur éventuel de troubles, mais un simple touriste d’âge mûr se déplaçant de Tel-Aviv à Jérusalem. Je retrouvai dans la ville sainte les cousins des hommes en noir de Berditchev, dans une gamme plus étendue de formes et coloris, aussi variée que les fromages frais qui m’attendaient le lendemain au buffet de l’hôtel. La vue de la ville d’or depuis le Mont des Oliviers reste très émouvante sous le soleil du matin, malgré les klaxons des cars de touristes, les cris des chauffeurs et les indications des guides brandissant leurs parapluies aux couleurs vives pour mieux guider leurs ouailles. Notre excellente guide, elle, nous fit descendre vers les murs orientaux de la ville sans parapluie. Jardin de Gethsémani, vallée de Josaphat (je me sentais presque à Schaerbeek, alleï), églises et chapelles de toutes les dénominations, tombes par milliers, puis la porte des Lions et la Via Dolorosa, dont chaque station était scandée

des chants qu’entonnaient les pèlerins. J’aurais voulu comprendre les commentaires de certains de ces voyageurs d’Europe orientale, habitués à considérer les Juifs comme une infime minorité méprisée et fantasmée, devenue ici force militaire et de police, personnifiée dans un État. Pensée fugitive, effacée par l’entrée de notre groupe dans l’enceinte du « Saint-Sépulcre ». Le monde entier, vu d’Occident, semble s’y presser. On passe, on se couvre, on regarde, on s’émeut, s’extasie, touche, communie, monte quelques marches sur le Golgotha, on en descend ; on descend encore pour trouver une chapelle arménienne, on descend davantage et on pense trouver au moins un temple antique ; encore plus bas et l’on s’attend à dire bonjour à Baal et Astarté (ne venais-je pas de les voir sur leurs autels, deux étages plus haut, sous d’autres noms ?…). Il m’a même semblé apercevoir là, tout au fond de la cavité la plus sombre, un os de dinosaure ; mais ce devait être l’effet de la faim. En remontant, je laisse de côté la file des pèlerins visitant leur kodesh hakodashim, le SaintSépulcre. Pas le temps ni l’envie d’embrasser un bout de chose que d’autres lèvres ont effleuré par millions. Avant de repartir de ce cirque sublime, j’allume tout de même une chandelle au nom de tous les miens, restés au Pays (encore eût-il fallu que je susse lequel). Besoin de calme après tant d’agitation. D.ieu m’écoute (je ne suis pas n’importe où !) : les foules s’éloignent, le bruit s’estompe, les câbles mal accrochés aux façades disparaissent, les échoppes vendant de tout cèdent la place aux galeries d’art distinguées,

les vieux panneaux en arabe aux écriteaux en hébreu imitant l’ancien : nous sommes entrés dans le quartier juif de la Vieille Ville. Le groupe s’émerveille dans la crypte archéologique du cardo, occupée par un grand groupe de soldates non armées (des soldat/es occupant ?) déployant leur repas sur le sol dallé. Elles vont peutêtre écouter une conférence sur l’histoire de la ville. L’armée se soucie d’élever le niveau culturel des appelés. Un peu plus loin, sur une belle place, voici une image inversée : un petit groupe de jeunes gens en civil se préparent aussi à consommer leur pique-nique ; mais l’un d’eux est étonnamment muni d’une mitraillette, à la différence des soldates qui, pour une fois, avaient l’air bien pacifiques. On m’explique que dans tout groupe parcourant le pays, l’un des membres doit être armé. Intéressant. L’après-midi est consacré à l’émouvante visite du Mur. Première déception : en raison de l’Aïd, l’Esplanade des mosquées est fermée aux non-musulmans. J’accepte avec résignation le dessein du Très-Haut qui m’empêche ainsi de fouler le Saint des Saints par inadvertance. (On constatera que j’ai écrit ce qui précède sous l’influence directe du « sacré » dont la présence est annoncée par des panneaux situées à l’entrée du site). Le Mur, c’est une vieille connaissance. J’étais venu ici en 2005, juste avant ma visite à Baalbek au Liban, et son Musée du Hezbollah, très impressionnant lui aussi. J’aime ces pierres (celles du mur de Jérusalem), leur couleur ; je considère la forme

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➜ de chacune, leur degré d’usure. À part une obligation vestimentaire somme toute facile à suivre, le Mur, dans sa grande discrétion, ne vous demande rien : ni prière, ni attitude particulière. On peut, si on veut, accomplir un rite plus sympathique que solennel : glisser un bout de papier dans un interstice avec un vœu personnel, librement rédigé. Quoi de plus simple qu’un mur, et quoi de plus évocateur : un soutien, une barrière entre notre réalité et, si on a l’esprit mystique, un monde invisible. Ni sculpture grandiloquente, ni fresque sublime. Pas de musique, pas de partition à suivre, pas de prière obligatoire, que j’ignore, de toute manière. Une pierre aux couleurs du pain, sensuelle, âpre et douce au toucher, chaude ou fraîche selon l’heure de la journée. À gauche, je découvre une salle de prière adjacente au mur, couverte de bibliothèques ; on y étudie les textes sacrés dans le calme et l’indifférence à ma caméra émerveillée. Je sais, je sais que je me trouve à l’épicentre même, sur le lieu, cause et conséquence de la mère de tous les conflits. Je sais que les apparences sont trompeuses, qu’en haut de ce mur une autre réalité prend le… dessus. Mais j’ai envie de m’attarder dans ma parenthèse. Je surfe sur ma comète à travers le temps et l’espace, sans bouger, contre ces grandes pierres blondes, où, si je le veux, je puise une énergie ancienne. L’avouerai-je ? – je laisse ici de côté toute réflexion politique ou consciemment critique, je ne pense qu’au premier degré – je me sens chez moi, pour une fois, je ne sens pas devoir faire attention dans un monde de goyim ; je me laisse envahir avec délices, à tort ou à raison, par la sensation

d’appartenir à la majorité. J’aime cet endroit. Est-ce de l’autosuggestion ? Sont-ce des vibrations venant du tréfonds de la mémoire collective… ? Je suis même lâchement (?) heureux que des soldats soient là pour me défendre (ai-je bien écrit ce que je viens d’écrire ?). Ils sentent bon le sable chaud, ces guerriers permissionnaires ; ils trouvent drôle de se faire photographier par les membres de notre groupe, tout excités de les approcher. Je me perds dans mes pensées alors que le groupe est déjà reparti pour un parcours archéologique en contrebas, à la base originelle du mur1. La vue, au pied des murailles, est impressionnante. La chaussée romaine qui les longe est encore enfoncée par la chute des blocs de pierre géants au moment de le destruction du Temple, et les blocs de pierre du mur sud, en contrebas de la mosquée Al-Aqsa, sont encore plus grands qu’au mur occidental. Plus à l’est, sous le soleil couchant, le mont des Oliviers nous rappelle où nous avions commencé la visite. La Ville est… bouclée, mais je ne sais pas si nous avons dessiné une ellipse. Le lendemain sera plus bucolique, dans les villages et la verdure. Un moine nous accueille au monastère croisé français d’Abou Ghosh. À l’intérieur de hauts murs, le parc est tiré à quatre épingles, contraste saisissant avec le village lui-même, parsemé de décharges sauvages et parcouru de fils électriques disgracieux. Je saurai bien plus tard que les villages arabes comme celui-ci sont parfois oubliés dans la redistribution de l’argent de l’État aux communes.

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Nous nous installons sur des banquettes dans le parc du monastère. Nous écoutons un responsable du village qui nous raconte l’histoire, circassienne, de sa population. Tout va bien. Et tout va encore mieux quand le moine s’adresse au groupe : il nous parle des visiteurs qui s’ouvrent à l’amour et à la bonté grâce à la bonne parole. Des groupes de soldats, des étudiants, des croyants, européens, israéliens, arrivent méfiants, dit-il, et repartent dans la paix et la sérénité. C’est presque trop beau, me dis-je. Une autre chose me gêne, en sens inverse : le moine ne sait pas vraiment qui nous sommes. Il nous parle de sincérité et d’ouverture, mais nous ne lui rendons pas la pareille. D’autres considérations sont plus importantes pour notre groupe : la prudence, l’envie de discrétion, la crainte du rejet, compréhensibles, mais que je ne partage pas. Elles n’empêchent pas une très grande émotion ressentie en écoutant le chant du moine dans la merveilleuse chapelle médiévale. Retour au siècle avec une visite à la Knesset et à son député ouvertement gay, Nitzan Horowitz, ancien journaliste. Avant notre rencontre, une sympathique guide d’origine française nous montre la salle de sessions, qui n’est pas un hémicycle. Des tapisseries et autres œuvres d’art de Marc Chagall décorent les salles du bâtiment. Le message de Horowitz est essentiellement qu’on ne peut grand-chose avec le gouvernement actuel, aussi bien dans le domaine de la citoyenneté (séparation de la religion et de l’État, droits des minorités), que dans celui du conflit. La guide, de son côté, nous explique qu’elle ne supportait plus l’antisémitis-


me des Français et qu’elle se sent beaucoup plus libre en Israël… Nous laissons le parlement et son périmètre étroitement surveillé pour visiter le « Mémorial et le Nom », Yad Vashem. Pour l’avoir déjà visité, je m’attendais à des bouffées d’émotion venant du fond de mes tripes, mais ce furent des vagues géantes qui me noyèrent. Chaque photo, chaque visage était pour moi celui d’un proche, d’un cousin, que j’aurais connu personnellement. Je me mis à pleurer convulsivement, en cachant mes sanglots dans ma parka, que je tenais, par discrétion, devant ma bouche. J’effrayais les autres qui n’osaient s’approcher, jusqu’à ce qu’une âme charitable vînt m’effleurer l’épaule. L’apaisement fut instantané. L’amertume disparue, j’en restai infiniment triste. Ce pays me rendait bizarre. En guise d’au revoir, le groupe se disposa en cercle sur l’esplanade du mémorial, pendant quelques minutes de silence. Communion des mains, chaîne des corps et des cœurs, dans la mélancolie sereine du soir. Pour nous remettre de nos émotions, rien de tel qu’une belle réception diplomatique. Cinquante hommes et femmes en tenue de randonnée accueillis par les représentants de la République au Consulat de France à Jérusalem. Cadre incomparable d’un bâtiment art-déco rappelant les architectures de De Chirico. Mon appareilphoto chauffe par ma gourmandise esthétique : arcades, escalier monumental, luxueux travertin, meubles et bibelots d’époque me fascinent. France, mère des arts, des armes & des lois. Le lendemain allait être une longue journée. Notre car mit le

cap sur la mer Morte. Nous passâmes le long des falaises où les célèbres manuscrits furent trouvés. Je regardais depuis le véhicule attentivement dans les anfractuosités de la roche, au cas où un rouleau inconnu dépasserait… Je ne trouvai rien du tout. Mais le paysage était grandiose. Déception devant l’aspect de la « plage ». Des rochers glissants et coupants, pieds blessés et du sel partout, même chez ceux qui n’avaient pas fait trempette. La présence de familles arabes sur le rivage rocailleux fut un prélude à la suite de notre périple : nous étions attendus à Bethléem. Telle une Alice au pays des désagréments, j’allais me rendre pour la première fois de l’autre côté du Mur. À Berlin, les Allemands de l’est avaient le sens de la mise en scène. Le no man’s land était parsemé de chevaux de frise ; les façades aveugles, les ruines de la guerre plantaient un décor de film. Le mur construit par Israël est plus haut, mais, sous le soleil, il a l’air moins impressionnant. Du côté israélien, il est assez discret, et c’est le but, je suppose : se faire oublier. Mais les autorités n’oublient pas les touristes étrangers qui le traversent pour visiter l’église de la Nativité : l’avenue qui mène de la « frontière » au centre de Bethléem est proprement aménagée, bordée de magasins de souvenirs et de petits restaurants. Dans les magasins on marchande, on vous fait un prix rien que pour vous… nous sommes au Moyen-Orient. Nous longeons un camp de réfugiés, mais si on ne nous l’avait pas signalé, nous n’aurions pas relevé. Les rues y sont juste un peu plus étroites, un peu moins droites qu’ailleurs. Un abyme s’ouvre devant mon esprit : ils sont là, les réfugiés, ces gens

qui personnifient l’une des tragédies de l’histoire de la région. Nous sommes attendus par Bernard Sabella au Centre de Bethléem pour la paix, à proximité de la chapelle de la Nativité. Sabella, chrétien de Jérusalem, est député du Fatah au Conseil législatif palestinien. Il nous parle en français. Il se dit d’emblée pessimiste. Bizarrement, il tient à peu près le même langage que le député à la Knesset que nous avons rencontré la veille. L’idée de base : il n’y a rien à attendre du gouvernement israélien actuel, mais tout espoir n’est pas perdu. J’observe notre interlocuteur et ne puis m’empêcher de penser que sa gestuelle est celle d’un Yid d’Europe orientale : mêmes mouvements des bras et des mains, mêmes inflexions de la voix… Là encore, personne n’a dit à Monsieur Sabella qui nous sommes. L’un des participants met les pieds dans le plat : « Nous nous intéressons à la situation des minorités comme paramètre du respect des droits humains en général. Quelle est la situation des personnes LGBT en Palestine ? ». Le Professeur Sabella n’est pas au fait des dernières trouvailles du politiquement correct. Il ne comprend pas ce sigle. « La situation des homosexuels », explique l’intervenant, presque timidement : après tout, nous sommes en terre inconnue ; Bethléem n’est pas Bruxelles et la place de la Mangeoire n’est pas la rue du Marché au Charbon. Mais Bernard Sabella nous surprend par son ouverture et son pragmatisme. Dans le domaine des minorités sexuelles, il nous décrit, pour la regretter, une situation difficile, et fait preuve par là-même d’une ouverture d’esprit bien-

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➜ venue parmi l’assistance. Un député gay au parlement israélien hier, un membre du corps législatif palestinien ouvert aux questions « LGTB » aujourd’hui. Députés sympas des deux côtés de la Ligne verte, unissez-vous ! Le pèlerinage reprend ses droits : nous allons visiter l’église de la Nativité. Des forces de police de l’Autorité palestinienne sont stationnées à quelques mètres. Les hommes, en treillis bleu fort seyant, semblent avoir été choisis au moins pour leur air avenant : belles carrures, yeux verts sur peau mate, et les promeneurs sont fiers de se faire photographier aux côtés de ces policiers, anticipation du pouvoir futur de la Palestine nouvelle. L’expérience esthétique se poursuit : j’ai rarement vu un temple aussi beau. L’église de la Nativité est une basilique romaine de l’époque constantinienne, aux lignes pures, décorée de superbes fresques et mosaïques. Il pleut dedans, depuis que les Ottomans firent fondre la couverture en plomb du toit pour fabriquer des munitions. Les différentes églises chrétiennes se crêpant la soutane pour la moindre vétille, la protection de la structure du bâtiment contre le ruissellement et la conservation des fresques millénaires ne sont pas des affaires dignes d’un accord. Mahmoud Abbas en personne aurait promis d’y aller de ses propres deniers pour régler la chose une fois pour toutes. Après Bethléem, Ramallah. Le contraste est ici plus brutal, dès le Mur de nouveau franchi. Finalement, nous n’aurons visité de la capitale palestinienne que le centre culturel franco-allemand. Je me sens comme Zazie, qui rêvait

du métro et qui finit par ne rien voir. Ramallah est bien là, mais nous n’y sommes point : nous ne l’entendons ni ne la sentons. Nous la voyons depuis notre car alors que le soleil se couche. Les Ramallawis nous regardent passer, intrigués. Prochaine étape, la Bulle, TelAviv. Pour y arriver plus vite, le chauffeur palestinien traverse la ligne verte au moins trois fois et emprunte des points de passage peu fréquentés, où notre véhicule n’est même pas arrêté. Y a-t-il un poseur de bombes parmi nous ? Les critères de contrôle des Forces de défense israéliennes restent impénétrables… Nous voici donc repassés du bon côté du miroir : le groupe arrive à la Colline du Printemps. Je verrai enfin un autre Israël, moins extrême, plus laïc, peut-être. Peine perdue : l’hôtel pratique la kashrout afin de ne pas perdre des clients ; pendant le shabes, pas la moindre trace de transports en commun dans la ville comme dans le reste du pays. Mes compagnons de voyage semblent trouver cela normal. Que nous reste-t-il ? La Galilée et ses miracles. Au bord du lac de Tibériade, dans un restaurant arabe, nous consommons les pains et les poissons que l’Autre avait pensé faire multiplier ; et pour faire descendre le repas, nous marchons sur l’eau. Nous sommes en Terre sainte, tout est possible : le Golan et même la Syrie se laissent voir au loin. La région est belle, verdoyante, parcourue de groupes touristico-religieux. Le voyage du nôtre touche à sa fin. Revenus à l’hôtel de Tel-Aviv, il faut bien évidemment une séance de partage, et là je m’émerveille de l’organisation française :

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afin que tous puissent s’exprimer, nous sommes divisés par ordre de numérotation en petits groupes qui seront représentés par un rapporteur. C’est presque le centralisme démocratique à l’œuvre. Ensuite, des mots émouvants et distribution de diplômes de pèlerins de Jérusalem. La partie collective est terminée, mon cousin m’attend dehors pour m’emmener chez lui, près de Haïfa, dans son village druze. Nous parcourons le lendemain quelques villages arabes, et j’ai du mal à croire que nous sommes encore en Israël. J’ai presque envie de pratiquer les quelques rudiments de libanais que je connais. Sur le moment, c’est l’émotion d’avoir partagé des moments peu communs. À présent, je me dis que le groupe n’a pas réalisé ce qui avait été annoncé : rencontre avec l’association LGTB palestinienne annulée, seul un entretien avec un religieux, un catholique, qui ne savait même pas qui nous étions, incursion fort brève « de l’autre côté ». Mais au moins, j’ai senti qu’un blocage mental sautait dans ma tête, comme naguère en Pologne : j’avais été capable de visiter Israël, et le monde continuait à tourner. Bruxelles, mars 2012

ÉPILOGUE Retour en Argentine, décembre 2011. Voici une belle pierre tombale, plus haute que moi-même. Le nom de famille qui y figure est le mien. Le prénom est Nesanel, mort en 1933 à 66 ans. C’est mon arrière-grand-père, arrivé en Argentine depuis la Crimée, il y a un peu plus d’un siècle Faute d’avoir trouvé des sépultures familiales en Ukraine en juin dernier, je me suis rabattu sur le


cimetière israélite de la ville argentine de Córdoba, et la moisson funèbre est abondante : grandsoncles, tante. Voilà enfin un lieu au monde où moi et mes vies antérieures sommes représentés en nombre. C’est triste parce qu’ils sont morts, mais quel sens ça donne à la vie et à l’histoire personnelle ! Et je pourrais, le cas échéant, prouver que je suis bien juif, puisque ma grand-mère maternelle, Braïndl, se trouve aussi au cimetière, en terre consacrée, sa tombe portant désormais une pierre que j’avais ramassé à Ramallah. J’avais eu la révélation un vendredi soir de décembre, veille du shabes : je m’entendis poser une question naïve et presque tragicomique à ma cousine Sara, venue me chercher à l’aéroport de Cordoba, en provenance de Buenos Aires : « Mais que fait-on des morts à la résidence du troisième âge de Villa Allende ? » C’est là, près de Córdoba, que sa mère avait vécu ses dernières années, tout comme ma bobe vingt ans plus tôt. Réponse : sa mère à elle avait été incinérée. Ma bobe aussi, peut-être. Après consultation avec ma cousine côté maternel, restée à Buenos Aires, j’apprends qu’il n’en était rien. Elle était enterrée... au cimetière israélite de Córdoba, qui plus est ! Quelle émotion de savoir qu’il y avait un lieu où « aller la voir »... Et pas dans n’importe quel charnier anonyme, mais au cimetière des Juifs ! Et pourquoi diantre n’y avais-je jamais pensé, depuis le temps que je reviens visiter l’Argentine ? Et là, tout comme depuis Miropol avec ma mère, j’avais appelé le cousin Hector, qui était à Córdoba, j’appelle maintenant depuis

Córdoba ma mère, restée à Paris. Nous pleurons ensemble, de tristesse et de regrets. Les photos du cimetière, que j’envoie à mes cousins le jour même sont une surprise pour eux. Comme on oublie vite l’histoire familiale, au point qu’on s’étonne de découvrir les tombes de nos ancêtres. Les noms de ma famille sont bien sur la liste que le représentant du Centro Unión Israelita de Cordoba m’avait remise à l’entrée du cimetière. Que demander de plus ? En retrouvant ces noms, je me cale dans l’espace social d’une communauté, dans la succession des générations. Je ne suis plus ici l’oiseau rare qui va en Ukraine à la recherche d’un souvenir insaisissable, dans la crainte d’un accueil hostile. Je suis ici chez moi. Chez moi ? Ce serait trop facile. Je ne serai jamais chez moi nulle part. Je serai chez moi partout. J’irai voir ailleurs. Je retournerai là-bas. Je reviendrai ici. Je rentrerai à Bruxelles. ■

http://www.archpark.org.il/ Tannhäuser : Wie Todesahnung... O du mein holde Abendstern

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est le mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique (ne paraît pas en juillet et en août) L’UPJB est soutenue par la Communauté française (Service de l’éducation permanente) Secrétariat et rédaction : rue de la Victoire 61 B-1060 Bruxelles tél + 32 2 537 82 45 fax + 32 2 534 66 96 courriel upjb2@skynet.be www.upjb.be Comité de rédaction : Henri Wajnblum (rédacteur en chef), Alain Mihály (secrétaire de rédaction), Anne Gielczyk, Carine Bratzlavsky, Jacques Aron, Willy Estersohn, Tessa Parzenczewski Ont également collaboré à ce numéro : Roland Baumann, Frank Caestecker, Henri Erlbaum, July, Antonio Moyano, Gérard Preszow, Sacha Rangoni, Andrés Sorin, Jackie Schiffmann, Carmelo Virone Conception de la maquette Henri Goldman Seuls les éditoriaux engagent l’UPJB. Compte UPJB IBAN BE92 0000 7435 2823 BIC BPOTBEB1 Abonnement annuel 18 EURO ou par ordre permanent mensuel de 2 EURO Abonnement de soutien 30 EURO ou par ordre permanent mensuel de 3 EURO Abonnement annuel à l’étranger par virement de 40 EURO Devenir membre de l’UPJB Les membres de l’UPJB reçoivent automatiquement le mensuel. Pour s’affilier: établir un ordre permanent à l’ordre de l’UPJB. Montant minimal mensuel: 10 EURO pour un isolé, 15 EURO pour un couple. Ces montants sont réduits de moitié pour les personnes disposant de bas revenus.

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hommage Henri Liebermann – Pagneul 1936-2012 Henri Liebermann, dit Pagneul, est décédé le 23 févier dernier. Enfant caché et orphelin de la déportation, responsable marquant de l’Union Sportive des Jeunes Juifs, Pagneul fut également pendant plusieurs années le président de l’UPJB. Nous publions cidessous les discours tenus à ses funérailles par son ami Jackie Schiffmann et par Carine Bratzlavsky, co-présidente de l’UPJB.

C

hère Berthy, chers Dominique, Patrick, Sophie, et chers petits enfants,

Il me revient le devoir, au nom des amis proches, d’évoquer ici le parcours de notre cher Pagneul, et de vous exprimer combien nous partageons avec vous la tristesse de sa disparition.. Nous, qui avons, pour la plupart depuis la plus tendre enfance et tout au long de nos existences, tant partagé avec lui de moments de vie, et une même vision du monde, et une manière commune de ressentir les choses et de réagir aux évènements. Comment résumer sans la trahir toute une existence ? Comment évoquer à la fois l’enfant, traumatisé par la disparition de ses parents morts en déportation, l’enfant caché dans le midi de la France à qui on avait demandé de feindre d’être muet, pour ne pas trahir son origine, et aussi tout son parcours d’homme ? Je pense que la clé de la personnalité de Pagneul se trouve dans son enfance,

et dans le vécu de sa reconstruction , au sortir de la guerre. Heureusement, il fût recueilli et adopté par Dov et Fela Lieberman, son oncle et sa tante maternelle, et il eut une jeunesse choyée dans une famille chaleureuse et aimante, et aussi militante et engagée alors dans Solidarité Juive . Dès 1945 le jeune Riri passa ses vacances dans les colonies de la SOL de Middelkerke et de Presles et continua à les fréquenter jusque vers 1953. En parallèle, il rejoignit en 45 ou 46, l’USJJ, l’organisation de jeunesse de la SOL, créée en 1944, dans la section Leibke : ce fût un chaud cocon de substitution pour lui et bien d’autres, dont le groupe, soudé déjà à cette époque, l’est resté jusqu’aujourd’hui. Sauf les disparus, elle est présente au rendez vous d’adieu d’aujourd’hui. À partir de 1953 , les jeunes de 16 ans quittent le mouvement, ou rejoignent des organisations de jeunesse progressistes belges, sur injonction des responsables de « Solidarité Juive », alors liés au PC, et qui prônaient l’as-

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similation dans la rue belge. L’USJJ se vide peu à peu de ses jeunes membres. En 1954, Henri, totemisé entretemps en « Épagneul » en raison de sa chevelure flamboyante et de sa gentillesse, est le dirigeant de la section Hans crée en 1949. Il reste alors peu de militants et de dirigeants à l’USJJ. Pagneul les réunit et leur soumet ce choix cornélien. Ou mettre la clé sous le pailasson, ou relever le défi et relancer l’USJJ. La deuxième alternative emporta l’adhésion. Maxi, qui succéda à Pagneul comme dirigeant nous rapporte : « C’est ce que nous avons fait, et on a rebâti un mouvement qui comptait, lorsque Pagneul nous a quittés, 4 sections et quelque 80 jeunes. Pagneul a littéralement porté l’USJJ à bout de bras lors de cette renaissance ». Si je suis un peu long sur cette période de la vie de Pagneul, c’est qu’elle a vraiment beaucoup compté pour lui, et que les liens noués au cours de cette période ont constitué en grande partie le terreau de sa vie affective et so-


ciale future, surtout par sa rencontre avec Berthy, dont il a été le responsable dans la section Hans avant d’être son compagnon de toute une vie ! Que pensaient de Pagneul ses copains de la section Leibke et ses jeunes de la section Hans ? Donnons leur la parole : Pour Dorette, le copain : « Le plaisir de se voir tous les samedis

moi, il faisait office de grand frère. Si pour certains, il intervenait trop dans leur comportement privé, pour moi, c’était à ma demande. C’est à lui que je m’ouvrais et demandais conseil, et il me répondait avec sagesse et bon sens. Et il n’y avait pas que la politique ! il partageait aussi ses loisirs avec nous : rendez vous du samedi soir à la Bourse, pour un ciné, puis

sacrant un temps fou à ses garnements, dont il acceptait sans problème la prise d’autorité de certains. Pas autoritaire pour un sou, naturellement sympathique, souriant, très attaché à ce qui était notre idéal commun, très responsable ». Au sortir de l’adolescence, les contacts s’espacent quelque peu. Il y eut pour tous d’abord les étu-

Middelkerke 1951, la colonie de Solidarité Juive. Pagneul est le deuxième à gauche

au local et les dimanches place Rouppe : Pagneul, le bon copain généreux et chaleureux, toujours souriant, avec un vif goût pour la vie collective, respectueux du bon déroulement des activités et prenant au sérieux sa responsabilité de trésorier de la section. En colo,il était toujours le premier prêt pour les ballades en chantant sur la digue et infatiguable pour les horas endiablées ». Pour Maxi, le dirigeant : « Pour

frites ou spaghetti bolo ! Et discussions sans fin en se raccompagnant à pied dans les rues de Bruxelles, et aussi une année en sillonnant Israël avec lui ». Pour José, le dirigeant : « Pagneul était sévère mais juste. Très à cheval sur la morale , dans l’esprit de l’époque, plaçant aussi les résultats scolaires de ses jeunes parmi ses prorités. Mais il était particulièrement fraternel, attaché passionnément à l’Usjj, con-

des, puis le service militaire, puis les démarrages dans la vie professionnelle, puis les mariages, puis les enfants,… Chacun au sein du groupe suivit en parallèle son chemin particulier. Pagneul travaillait pour l’usine de Dov, son père adoptif, dans le nord de la France, où il résidait toute la semaine, rentrant les week-ends. De Solidarité Juive, lieu initial de nos rencontres subsistait la nostalgie du vécu

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➜ en commun et l’idéal progressiste partagé. Aussi, au sein d’un groupe issu de la section Leibke, élargi aux conjoints et aux anciens moniteurs des colos, naquit, en 1966, l’idée de reconstituer un groupe, ce qui se concrétisa en 1966 au cours d’un convivial week-end familial dans la colonie de Faulxles-Tombes, où anciens des colos et de l’Usjj créèrent « Contact 66 ». Ce fût rapidement le succès, le cercle s’étendit rapidement et cela aboutit en 1969 à la fusion avec Solidarité, en symbiose aves les aînés et, dans la foulée, la création de l’actuelle UPJB. Plus tard, sous l’impulsion de Marcel Liebman, dans les années 75-85, l’UPJB s’imposa comme l’organisation juive militante de gauche, fidèle à l’idéal progressiste de ses origines, non sioniste et militant activement pour l’émergence de deux États et d’une paix juste et négociée entre Israël et les Palestiniens. En 1986, Pagneul, plus présent alors à Bruxelles, fut élu président de l’UPJB. C’était la première présidence issue du sérail, qui mena des actions marquantes, avec lesquelles nous étions en parfaite symbiose. Il exerça son mandat jusqu’en 1993 avec le même enthousiasme et engagement qu’au temps où il dirigeait l’USJJ. Durant les années 80-95, notre génération fût très présente au comité de l’UPJB, et fut, avec d’autres copains, un groupe artisan très collectif et efficace de beaucoup d’activités variées, tant politiques que culturelles et de convivialité. Avec en parallèle nos rencontres amicales d’où les préoccupations UPJBistes n’étaient jamais absentes et tant de ré-

veillons passés ensemble, avec de nouveaux amis aussi, non issus du sérail, comme Barbara et sa fille Pauline, et vous avez pu (ou pourrez) constater combien cette greffe a été profonde et solide . En 96, cinq copains nés en 1936, dont Pagneul, organisèrent pour leurs 60 ans un mémorable rassemblement festif, qui fût l’occasion de retrouvailles joyeuses avec beaucoup d’anciens copains. En 2006, on s’est retrouvé aussi tout un week-end , pour fêter leurs 70 ans, et encore en décembre dernier, en petit comité, pour leurs 75 ans. Et les anciens de la section Leibke, même ceux qui ont pris leurs distances avec le 61 rue de la Victoire, se retrouvent avec plaisir pour évoquer le passé. Les plus jeunes ont suivi le mouvement. Des retrouvailles il y a deux ans de la section Hans, José nous dit de Pagneul : « Le revoyant des années après, je trouvais qu’il avait encore bonifié, ayant perdu toute raison d’être le guide ; il était un copain sympa, chaleureux. Lors de cette rencontre, et déjà atteint par la maladie, il rayonnait, suivait tout, lançait des mots drôles, couvé amoureusement par sa Berthy. C’était vraiment un spectacle touchant. Il partageait notre commun souci du passé. On lui doit la publication des mémoires de son père. Et cet attachement à ce passé militant, sans aucune forfanterie, avec un jugement très sain et critique, était, en soi aussi, remarquable » . Ces dernières années, la maladie avait en effet affaibli sa vitalité, affecté sa mémoire et ralenti sa vie. Avec une affection et une attention de tous les instants, Berthy a veillé sur lui de manière ad-

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mirable, le sollicitant sans cesse par des activités, pour retarder le cours de la maladie. Nous avons eu encore en décembre dernier la joie de fêter avec lui les 75 ans de ce noyau de copains nés en 1936. Vieilles photos et nostalgie étaient au rendez-vous ! Je le revois encore, lors d’un des derniers réveillons passés chez eux, se lever, tapoter son verre pour réclamer le silence, nous interpeller d’un vibrant «camarades », puis nous dire avec des mots émus et émouvants, combien avait compté pour lui, tout au long de sa vie, cette amitié née depuis l’enfance, à l’USJJ, dans les colos et à l’UPJB... Cher Pagneul, au nom de tous tes copains, parmi lesquels tu étais, avec Berthy, un élément central et fédérateur, nous t’adressons un dernier et affectueux adieu. ■ Jackie Schiffmann


B

onjour ma Chérie, je ne te dérange pas ? Je t’appelais, juste comme ca, pour prendre de tes nouvelles.

Il étaient comme ca, les coups de fil de Pagneul. Inattendus, chaleureux, attentionnés, attentifs. Ils faisaient de vous quelqu’un qui comptait, dont le point de vue comptait. Pourtant, à l’époque, on était entre 86 et 93, je n’avais pas d’engagement particulier dans notre organisation dont il était alors président. Et puis, un jour, au bout de ces coups de fil, une proposition : l’UPJB devrait se faire le relais du WOFPP, cette toute jeune organisation de femmes israéliennes choquées par les arrestations et détentions administratives de nombreux Palestiniens, notamment de très jeunes enfants. J’ai pensé que ça pouvait t’intéresser, Carine. J’ai dit oui. Surtout pour lui faire plaisir, je crois. Parce qu’il avait raison, parce que c’était bien de le faire, parce qu’il fallait le faire, et si pas nous qui ? Puis très vite, j’ai dit non, Pagneul, pas le temps, pas la tête à ca, pas l‘envie tout simplement, plus tard, quand je serai retraitée… Quelques années après, c’est avec la même conviction qu’il s’engagea au côté de la Benevolencia, l’organisation juive de Sarajevo. En 94, lors du génocide des Tutsis au Rwanda, il fut un des premiers à favoriser les contacts avec les victimes, à les aider à témoigner. Yolande Mukagasana, désormais fidèle à notre commémoration du ghetto, fut de celles-là. Je me rappelle, en écrivant ces quelques mots, avoir eu avec lui une discussion autour de cette

idée d’envie. Il ne comprenait pas. Il était comme tous ceux de sa génération, les Marcel, les Léon, les Mina, les Rosa, quelqu’un du coude-à-coude, de l’entraide, de la solidarité. Il ne s’agissait pas de savoir si on avait envie d’aider. On aidait, point. Comment sans doute, en y pensant aujourd’hui, pouvait-il en être autrement pour cette génération de la cache, de la perte, de la disparition, sauvée par l’amitié et la solidarité ? Oui, amitié et solidarité : c’est cela la marque de Pagneul pour moi. À l’image de ses chroniques dans Points Critiques sur la vie de l’UPJB que nous évoquons souvent et qui manquent à la revue. À l’image aussi de sa main toujours tendue et de son petit mot de bienvenue, toujours, aux nouveaux venus dans la maison. Discret, réservé, ne se la ramenant pas, loin des forts en gueule de la génération précédente, celle des grandes figures politiques, ces mammouths de la résistance. Avec Pagneul, on était dans l’affectif, l’affection, le tête-à-tête. Il prenait chacun un à un. Comme il a dû le faire avec vous, chers amis, chère Berthy, chers Dominique, Patrick, Sophie, vos compagnes et compagnons, vos enfants. Un à un. Avec la perte de Pagneul, le manque qu’il a commencé a laisser en chacun d’entre nous, lui dont le sourire et la présence jusqu’au bout nous auront réchauffé le coeur, je pressens comme le début de la fin d’une époque. La fin, triste et déchirante pour nous tous et pour notre maison, de cette génération des enfants cachés dont souvent, les enfants euxmêmes ont voulu s’éloigner. Petit

à petit, ces êtres d’émotion nous quittent, VOUS quittent, très chères Rosa, Mina, Berthy. Mais vous faites face, bien vivantes, bien accrochées, et capables même de nouvelles joies. Car le mouvement continue. Et tandis que la tristesse nous étreint, nous nous devons de voir, dans le même temps, que s’ouvre une nouvelle page qui voit vos enfants, par leurs propres enfants, vos petits-enfants, remettre leurs pas dans ceux de leurs pères. L’histoire est décidément imprévisible. Le mouvement continue, oui. Le mouvement du mouvement. Le mouvement de la vie. ■ Carine Bratzlavsky

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UPJB Jeunes Une rencontre intense SACHA RANGONI dit TOTTI

L

Normandie pour ne pas être jugés par les alliés. De l’autre côté, Simon Gronowski, un Bruxellois né en 1931 qui a réussi à s’échapper d’un wagon qui l’emmenait dans un camp et qui est rentré à Bruxelles grâce à l’aide d’un gendarme limbourgeois. Deux enfants qui ont dû fuir la folie des adultes et qui racontent leur histoire à travers le dessin et le théâtre pour le premier et la parole pour le second. Cette rencontre est née du hasard. En effet, le dimanche 20 Novembre 2011, je suis allé voir le spectacle de Koenraad Tinel au Théâtre National dans le cadre du Festival des Libertés. Ému par son histoire, j’ai pris mon courage à deux mains et je suis allé le voir à la fin du spectacle pour lui parler de l’UPJB, du mouvement de jeunesse et de Simon Gronowski. Grand bien m’en a pris car Koen a toujours été touché par l’histoire de Simon et souhaita immédiatement le rencontrer. Je pris ses paroles au pied de la lettre et deux mois plus tard, après une série de coups de fil, la renDe smokkelaar. Dessin de K. Tinel d’après Isaac. B. contre avait lieu dans Singer e samedi 11 février 2012 se déroulait, sous les yeux attentifs d’une vingtaine de jeunes, âgés de 12 à 15 ans, une rencontre incroyable. Cette rencontre mettait face à face deux histoires, deux hommes aux parcours opposés et similaires à la fois. D’un côté Koenraad Tinel, un Gantois né en 1934 et issu d’une famille de collaborateurs, qui ont fuit peu après le débarquement de

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les locaux mêmes de l’UPJB. Ne sachant pas trop comment elle allait se passer, nous avons décidé de la laisser aller librement. Koen commença son récit en jouant un menuet de J.S.Bach puis nous narra son histoire à travers ses dessins, tous plus intenses les uns que les autres. Ensuite, ce fut au tour de Simon de raconter son enfance. Il réciproqua le menuet par une de ses impros jazz dont il a le secret. Alors que cela faisait plus de deux heures que les enfants écoutaient attentivement, nous les avons invités à poser des questions. Une fois lancés, difficile de les arrêter : « Vous avez fait une dépression après la guerre ? », « Vous arrivait-il de raconter des blagues pendant la guerre ? Pouvez-vous nous en raconter une maintenant ? » Cela a donné lieu à une heure d’échange, de discussion captivante. Je pense que ça aurait pu durer plus longtemps, mais les parents sont arrivés, bien trop vite à notre goût. Nous sommes restés sans voix face à l’émotion que nous avons perçue dans les yeux de nos invités, face à cette parcelle d’histoire qui devenait soudain réelle, à ces souvenirs d’enfance. ■


activités Carte de visite dimanche 22 avril à 15h L’UPJB commémore le Soulèvement du Ghetto de Varsovie Déroulement de la cérémonie d’hommage

Chaque samedi, l’UPJB Jeunes accueille vos enfants au 61 rue de la Victoire, 1060 Bruxelles (Saint-Gilles) de 14h30 à 18h. En fonction de leur âge, ils sont répartis entre cinq groupes différents.

15h : Dépôt de fleurs au Monument à la Résistance juive et au Mémorial de la Déportation d’Anderlecht, coin rue Emile Carpentier et rue des Goujons ; allocutions et Chant des Partisans juifs (Zog nit keyn mol) 16h30 : Goûter l’UPJB

au

local

L’UPJB Jeunes est le mouvement de jeunesse de l’Union des progressistes juifs de Belgique. Elle organise des activités pour tous les enfants de 6 à 15 ans dans une perspective juive laïque, de gauche et diasporiste. Attachée aux valeurs de l’organisation mère, l’UPJB jeunes veille à transmettre les valeurs de solidarité, d’ouverture à l’autre, de justice sociale et de liberté, d’engagement politique et de responsabilité individuelle et collective.

de

61, rue de la Victoire 1060 Bruxelles

17h30 : Présentation du livre Ma mère dormait sur de la dynamite. Modestes mémoires d’un Juif Partisan armé en présence de l’auteur Ignace Lapiower

Juliano Mer-Khamis

Les 2005 Moniteurs : Charline : 0474.30.27.32 Miléna : 0478.11.07.610

pour les enfants nés en 2004 et

Marek Edelman

Les pour les enfants nés en 2002 et 2003 Moniteurs : Sacha : 0477.83.96.89 Lucie : 0487.15.71.07

Janus Korczak

Les pour les enfants nés en 2000 et 2001 Moniteurs : Manjit : 0485.04.00.58 Fanny : 0474.63.76.73 Clara : 0479.60.50.27

Émile Zola

Les pour les enfants nés en 1998 et 1999 Moniteurs : Totti : 0474.64.32.74 Sarah : 0471.71.97.16 Axel : 0471.65.12.90

Yvonne Jospa

Les pour les enfants nés en 1996 et 1997 Moniteurs : Maroussia : 0496.38.12.03 Noé : 0472.69.36.10

Informations et inscriptions : Julie Demarez – upjbjeunes@yahoo.fr – 0485.16.55.42

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UPJB Jeunes Camp de Carnaval 2012 JULY

Grand jeu des Zola

C

ette année nous avons repris la route de Louette Saint-Pierre pour le camp d’hiver. Les enfants ont répondu à l’appel en nombre. En effet, nous étions 75 avec les moniteurs et l’intendance à nous lancer dans l’aventure. Ce fut l’occasion, au bonheur des plus grands, de retrouver Louette et tous les souvenirs déjà ancrés, et aux plus petits de s’imprimer de l’atmosphère upjbienne qui y règne. Et oui, on est y presque comme à la maison ! L’ambiance y était au beaufixe pendant une semaine où les moniteurs avaient décidé de s’intéresser à la problématique des ‘Murs’. Charline (monitrice des Juliano) revient sur le thème du camp : « Quel thème ! Les murs , des La-

mentations, le mur John Lennon, celui qui sépare le Mexique

Les Marek devant le John Lennon Wall

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des États-Unis, le mur de Facebook, le mur israélo-palestinien, sans oublier le mur de Berlin qui a été le sujet de notre grand jeu. Nous avons eu l’occasion de reconstruire ce dernier. Louette divisé en deux ! Exceptionnel ! Tout au long de la journée, nous avons reconstitué l’histoire de l’Est ainsi que celle de l’Ouest à l’époque du mur et de la division de monde en deux idéologies ». Et puis il y a également les habituels jeux de nuits qui ont fait vibrer les Korzcak, les Zola et les Jospa. Le retour des anciens monos qui nous ont mis à l’épreuve lors du jeu des oeufs. Et puis la veillée, les repas, la boum ... Tous ces moments qui font des grands souvenirs et qui fait que nous sommes impatients que le camp


Grand jeu sur le mur de Berlin

d’été arrive. À ce propos, je vous annonce que le camp d’été aura lieu du 1er au 15 juillet à Condé-sur-Vire, en France, non loin de Caen. Enfin, je tiens à remercier la chaleureuse présence de Mira, Valentine et David qui ont coordonné la semaine avec brio et sans qui le camp n’aurait pas pu avoir lieu mais aussi les cuistots qui nous ont concocté de bons repas toute la semaine. Je vous donne donc à tous rendez-vous en été pour de nouvelles aventures. ■

La veillée

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courrier Nous publions cette réaction d’un lecteur à l’éditorial « Nuance... » du mois dernier consacré au chahut anti-Fourest du 7 février à l’ULB

Quel statut de l’acte ? DANIEL DEMEY « On ne peut souscrire aux formes qui empêchent le débat et la compréhension des uns et des autres » (Éditorial « Nuance » Points critiques) « Oui, le monde est bien plus complexe que la volonté de le ramener à des oppositions binaires ». (ibidem « Nuance »)

C

es phrases de « Nuance » apparaissent comme ce qui doit être la boussole d’une façon d’un « bien penser » et sans doute d’un « bien faire ». Mais encore, faudrait-il ne pas confondre débat et absence de position tranchée, nuance et complexité, pensée et acte. Ces maximes diffusent la condamnation morale de l’acte de ceux qui n’entendent pas cela et qui eux « passent à l’acte ». Elles diffusent une pensée qui fait taire et qui empêche de penser. En effet, cette pensée pose un préalable et présente celui-ci comme le point de départ de toute pensée « valable ». D’emblée, elle exclut la polarisation et ramène sa sentence à une évidence paternaliste. « Oui, le monde est bien plus complexe que le ramener à des oppositions binaires ... » Ce qui est exclu, c’est cette éventualité, à savoir qu' il ne faudrait pas en arriver à une binarité d’opposition et « à des passages à l'acte ». Les « révolutions arabes » auraient-elles eu lieu si une bi-

narité exemplaire ne s’était exprimée ? Est-elle même contestable ? Il faudrait alors aller leur dire, à tous ces « binaristes », violents, gueulards de la place Tahrir en Égypte, et aux manifestants en Tunisie qui ont fait taire le marivaudage des débats en s’emparant de la rue, en criant fort « Dégage Ben Ali et ta clique ! » « Dégage Moubarak et tes sbires ! » Rappelez-vous aussi Ceaucescu dans son dernier discours chahuté et sommé par la foule de se taire. Le chahut, la gueulante qui empêchent certains de s’exprimer à certains moments n’est pas à condamner en soi dans le mépris affiché pour une binarité. En faire un principe moral pour bien penser et bien agir est une aberration à moins de n’être finalement que réactionnaire. Prendre en otage la complexité du monde et les nuances de l’intelligence pour imposer par principe cette « bienveillance » de l’écoute de toutes les parties résulte d’une posture paternaliste, d’en savoir plus, mieux et ce qu’il faut faire ou pas. C’est un fantasme paternaliste auquel il faudrait s’opposer par principe... politique, une contradiction interne mise sur la pensée. La confusion qu’il me semble devoir être dépassée, est celle qui réduit la pensée à l’acte comme une sorte de « maîtrise du symbolique », et vice versa. Or, il y a bien un réel avec le-

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quel on doive faire « politiquement » et qui nous dépasse. Les mouvements de révolte que les pays arabes ont connu le printemps passé relèvent de ce dépassement d’un réel. Mais n’oublions pas les premières heures de leur déploiement, qui ont suscité tellement de réserve, d’animosité, de méfiance chez nous, à gauche comme à droite, lorsque ces acteurs étaient traités de casseurs, de jeunes désoeuvrés, de bons à rien... etc « L’émeute » qui fait taire et renvoie l’adversaire à son coin est un fait politique, même s’il est très petit, même si « l’émeute » est miniscule et ne s’adresse qu’à une assemblée. Qu’elle est la portée et la place d’une « vérité » dans un tel fait ? Cette vérité parfois très minoritairement portée ne vaut-elle pas parfois beaucoup mieux que la sentencieuse opinion ? L’acte, appartient d’abord au(x) sujet(s) de l’acte, qui en porte(nt) et en assume(nt) la responsabilité devant sa vie, son histoire, son passé, son présent et son avenir. Qu’il ne soit pas interrogé, voilà ce qui est regrettable et dommageable. Qu’il soit condamné et puni relève d'une toute autre responsabilité, la nôtre à chacun comme « pièce, rouage » d’un État, partie prenante d’une situation. Les hommes aiment punir parce que l’acte de l’autre est généralement du côté d’une transgression et


renvoie à ce qui chez chacun de nous est en général réfréné : « De quel droit agit-il celui-là ?! » Or, le problème est bien là, c’est que le droit ne peut pas gérer ça. Il s’agit, en tant qu’un acte est un acte, d’une prise autoritaire, d’une décision du sujet qui intéresse « la vérité du sujet » souvent confrontée au droit ! Comment traitonsnous ou non cette part d’exception ? Voilà pour la politique, une question intéressante... Comment en politique traite-t-on l’exception d'une « vérité » qui ex-cède au « droit » d'un État, d'une institution, d' un groupement ? En général, les faits politiques qui amènent à des « révolutions », à des changements profonds de paradigme, comme pourrait être l’avénement d’une société égale où faire de la politique ne serait plus aliéné à la protection, à l’entretien, à la survie du système inégalitaire du profit capitaliste, ne relèvent pas du droit. Comme l’ont montré les événements de l’année passée qu’un judicieux ouvrage d’ Alain Badiou, Le réveil de l’Histoire, analyse sous l’angle de la question du « vrai », et non de « l’opinion », la question est celle de l’acte autoritaire d’une relève de l’inexistant, non pas de laisser place encore à une discussion pour savoir si cet inexistant peut ou non vivre et exister dans une situation. Cette relève est un fait qui déborde le cadre où l’inexistence est malheureusement établie. Lequel parmi nous aurait parié 50 cents sur les premiers émeutiers tunisiens ? Pari pris non pas tant sur l'efficacité de l'action que sur l'honorabilité, la dignité de ces « casseurs », « asociaux », révoltés de la première heure pour lesquels en général ce n'est que le mépris qui est alloué. Or voilà que « ce déchaînement immature », cette violence scan-

daleuse et indisciplinée a produit quelque chose comme la relève momentanée de presque tout un peuple ! Pourquoi ne savons-nous plus dire collectivement et massivement « non » à ce qui se passe d'immonde et de terrifiant ? Pourquoi ne savons-nous plus entrer en « polarisation » extrême avec l’ennemi qui s’entend pour que tout cela continue ? Je pense au récent suicide de ce père de famille Kosovar en errance depuis dix ans à travers l’Europe. Ces moments-là de la déshérence universelle que connaissent les déshérités du système, ne posent pas la question du « chahut, de l’émeute, de la révolte... » et de la politique dans la perspective d’établir un espace de discussion avec le pouvoir. Ils interpellent bien plus l'absence de l'acte autoritaire, « dictatorial » sur la scène sociale et politique, une capacité à soutenir un « non ». Voilà ce qui souvent crie, appelle, dans l'émeute, la révolte, et même le chahut, ou plus encore dans l'immolation ou le suicide : l'absence d'un lieu politique, social, d'une reconnaissance pour donner à ces formes de déshérence de la condition humaine le creuset d'une dignité pour en recevoir le souffle et l'énergie désespérée. Il y a des moments où l’autre, on ne le laisse plus parler, parce que ce temps-là, c’est notre temps de vérité qu’on lui laisserait encore nous voler ! Ce temps qu'il est prêt à nous voler, il nous faut le déserter. Qu' il cause ! Mais tout seul. Il y a bien mieux à faire, comme d'établir le lieu symbolique d'une pensée critique prête à accueillir ce qui déjà se prépare : l'émeute, la révolte contre ce monde de barbarie cynique, d'ini-

quité absolue. Mettre en exergue l’autorité intellectuelle et morale de M. Liebman et s’appuyer sur sa conduite en 68 pour savoir ce qu'il y a lieu de faire, ou penser, comme le fait H. Goldman dans un billet de son blog politique, cela n’a pas de poids sinon celui de faire un usage de son obédience à la figure du maître, à ce que l’on imagine de lui. M.L ne serait pas resté à cette lettre, mais aurait probablement suivit l'esprit. Il n’aurait sans doute pas omis de réfléchir la réalité en tenant compte de ce qui excède et excepte à la pensée qu'on en a et qui propulse dans l'acte. Le prendre à témoin à-til beaucoup de sens, lui qui voulait qu'on s'émancipe de lui pour penser ? C'est comme moi, de dire que « Je l'entends plutôt discuter de mon côté ». Même si c'est vrai, cela n'a aucun poids. Seulement j'y crois. Aujourd'hui, ce n'est plus avec lui qu'il faut discuter, c'est avec ce chacun de nous dans son exigence d'une raison qui s'ouvre, s'émancipe des figures, des évidences du passé. C'est plutôt cela sa leçon, comme de rester sensible et alerte dans la raison, pour donner suite dans l'événement au coeur de l'intuition. « Mettre les points sur les I ». Dans la nuance, « séparer le bon grain de l’ivraie » ! Nous n'échapperons pas à cette polarisationlà. À notre époque, retendre la contradiction jusqu’à envisager la rupture avec l’autre camp, cela ne représente pas la moindre des nécessités. Je ne prêche ici pour la chapelle d'aucun activiste. Le débat, s’il doit être porté, doit l’être au niveau du statut que nous portons à l’acte vis à vis de la pensée en politique. ■

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agenda UPJB Sauf indication contraire, toutes les activités annoncées se déroulent au local de l’UPJB, 61 rue de la Victoire à 1060 Bruxelles (Saint-Gilles)

vendredi 20 avril à 20h15

Guérir de la Shoah ?. ? Conférence-débat avec Eric Picard, psychiatre (voir page 22)

dimanche 22 avril à 15h

L’UPJB commémore le Soulèvement Soul du Ghetto de Varsovie. Monument à la Résistance juive et Mémorial de la Déportation (voir page 39)

vendredi 27 avril à 20h15

Le rejet français de l’islam. Conférence-débat avec Henri Goldman, rédacteur en chef de la revue de débats Politique et de migrations|magazine (voir page 22)

dimanche 29 avril de 10h30 à 17h

Journée créative et artistique. Ateliers de céramique, de mosaïque et pour enfants (voir page 23)

dimanche 29 avril à 10h30

Au Musée Juif de Belgique. Visite guidée de son exposition par le peintre Arié Mandelbaum (voir page 23)

vendredi 4 mai à 20h15

Dans le cadre du Parcours d’Artistes. Deux films de Violaine de Villers consacrés à Marianne Berenhaut : Poupée-poubelles et Les Familles de Marianne Berenhaut (voir page 24)

Éditeur responsable : Henri Wajnblum / rue de la victoire 61 / B-1060 Bruxelles

vendredi 25 mai à 20h15

Comment combattre l’antisémitisme en Belgique aujourd’hui ? Conférence-débat avec Édouard Delruelle, directeur-adjoint du Centre pour l’égalite des chances et la lutte contre le racisme (voir page 25)

club Sholem Aleichem Sauf indication contraire, les activités du club Sholem Aleichem se déroulent au local de l’UPJB tous les jeudi à 15h (Ouverture des portes à 14h30)

jeudis 5 et 12 avril Congé

jeudi 19 avril

« L’actualité politique en Belgique » par Léon Liebmann

jeudi 26 avril

La vie est belle ! Simon Gronowski (avocat) raconte son évasion du 20e Convoi et lance son message d’espoir et de bonheur

Les agendas sont également en ligne sur le site www.upjb.be

Prix : 2 EURO


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