mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique janvier 2013 • numéro 332
éditorial Kazerne Dossin
Bureau de dépôt: 1060 Bruxelles 6 - P008 166 - mensuel (sauf juillet et août)
le conseil d'administration de l'upjb
K
azerne Dossin. À Malines/Mechelen. C’est, depuis décembre 2012, le nom du musée qui fait face à la caserne Dossin d’où ont été déportés vers Auschwitz, entre 1942 et 1944, plus de 25.000 Juifs et plus de 300 Tziganes. Les lieux de l’ancien musée situés à l’avant de la caserne sont devenus Mémorial et, de l’autre côté d’une esplanade réaménagée, se dresse désormais sur cinq niveaux, dont l’un en sous-sol, un bâtiment blanc aux fenêtres aveugles, comblées par autant de briques que l’on compte de déportés. Tel Œdipe, l’Histoire paraît condamnée à errer depuis « la destruction des Juifs d’Europe » parmi les ruses de l’humanité. Musée et Mémorial, histoire et mémoire, savoir et recueillement,
pédagogie et émotion. Que ce soit sur le versant de la connaissance ou celui de l’introspection, les choix esthétiques sont forts. On ne dira pas de ce bâtiment (signé b0b Van Reeth*) qu’il est beau comme nous y invitent les plus récents musées qui privilégient « le geste architectural » au contenu mais qu’il joue d’une monumentalité aux proportions aériennes et aux volumes hors normes, dans le souci d’une circulation lisible. Il veut à la fois répondre à une fluidité du discours et à un sentiment de déréliction et d’écrasement qui ne met pas à mal la nécessité de la compréhension historique. Les matériaux déclinent et cumulent la froideur – hauts murs blancs, escaliers qui entremêlent marches de verre et rampes de métal – et plongent les déplacements dans un climat clinique
➜
BELGIQUE-BELGIE P.P. 1060 Bruxelles 6 1/1511
janvier 2013 * n°332 • page 1
sommaire éditorial
1 Kazerne Dossin......................................................................Le Comité de l'UPJB
israël-palestine
4 Israël joue à qui perd perd....................................................... Henri Wajnblum
moyen-orient
6 Quand la Syrie nous est contée....................................................Paul Delmotte ........... 9
Appel à l'aide de l'Alternative Information Center est
10 Une « question russe » en Russie......................................Jean-Marie Chauvier
lire
14 Philip Roth, dernier acte ?................................................Tessa Parzenczewski 15 Felka, la femmes dans l’ombre........................................Tessa Parzenczewski 16 « ...Pour dire qu’on était passé » Henri Raczymow................. Antonio Moyano
regarder
18 Autour du fantôme juif. Chantal Akerman et Arié Mandelbaum...................... ........................................................................................................Raya Lindberg
réfléchir
22 La haine, je dis non ..................................Propos recueillis par Joseph Cohen
mémoires
24 La Belgique meurtrie....................................................... ....... Roland Baumann 26 Kazerne Dossin. Nos déportés ont un visage.......................... ....Jacques Aron 28 Une expo et un mémorial. Liège, cité docile ?.....................................................
yiddish ? yiddish ! ! יִידיש ? יִידיש 30 yam-lid – Chant de la mer.........................................................Willy Estersohn
humeurs judéo-flamandes
32 La fin du monde.............................................................................Anne Gielczyk 34
activités Le comité de rédaction de Points critiques présente aux abonnés et lecteurs du mensuel de l’UPJB ses meilleurs væux pour l’année 2013
janvier 2013 * n°332 • page 2
éditorial ➜ rendu vertigineux par les effets de transparence et que seul un plancher de bois brun vient quelque peu réchauffer. Des néons complètent ce dispositif en répandant une lumière extrêmement blanche et uniformément répartie. On retrouve d’ailleurs – et étonnamment – ces choix de matériaux et d’éclairage dans la partie Mémorial. Ici pas de lumière tamisée, ni de pénombre religieuse, ni de proposition spatiale d’isolement mais le choix d’un face à face sans fard avec l’histoire. Une synthèse chiffrée et schématisée du nombre de convois, du nombre de déportés, du nombre de gazés à l’arrivée, du nombre de morts durant le séjour au camp, du nombre de survivants. En quelque sorte, un résumé radical des travaux de Maxime Steinberg (lui qui martelait tant la différence entre camp d’extermination et camp de concentration et de travail, entre l’immatriculation à l’arrivée ou pas et pour qui Auschwitz, combinant les deux fonctions, relevait de l’exception) et dont il n’aura pu voir cet aboutissement auquel il est pour beaucoup. Venons-en au récit qui guide la visite (signé du Professeur Herman Van Goethem). Ce qui frappe d’emblée, ce sont les milliers de visages (plus de 18.000 à ce jour) qui tapissent littéralement un mur entier de chaque étage pour finalement se dérouler de la base au sommet. En rendant visage à ces noms que le nazisme et ses collaborateurs ont voulu réduire à rien, le récit rappelle son enjeu vital et donne sens et incarnation au travail de l’histoire. À chaque étage aussi, des écrans et des claviers numériques permettent de re-
Photos G. P.
composer nos familles et, parfois, de les retrouver sur l’un de ces murs en cherchant leurs coordonnées à l’intersection de l’étage, des colonnes et des rangées. Et pourquoi le taire : dans ce geste bouleversant, il peut surgir - ni plus ni moins - un temps de retrouvailles. On pourrait dire de ces milliers de visages qu’ils sont au point d’intersection du récit historique qui se déploie d’un étage à l’autre à l’intérieur des salles et titré « La masse », « L’angoisse », « La mort » d’une part, et, d’autre part, de son contrepoint actualisé des horreurs généreuses de l’histoire et qui apparaît comme un rappel et un appel « droits de l’hommiste » à la vigilance morale, cette partie étant illustrée par des photos généralement en couleur sur les murs latéraux. On ne peut s’empêcher d’être saisi par un décalage de registre des récits dans une tentative quasi au forceps de passer d’un discours historique rigoureux et richement documenté à un discours humaniste qui n’exhibe finalement que son impuissante vani-
té. Il y a une telle rupture de ton, aussi bien esthétique que discursif, qu’on en tire le sentiment d’un coupé/collé qui n’a pas trouvé sa place adéquate. Qu’on nous comprenne bien : il ne s’agit pas d’exclure tout autre discours au nom de la singularité du génocide des Juifs mais de trouver une articulation appropriée. Aussi bien, les invocations morales que le concept un peu passe-partout de « masses » n’y satisfont pas. Ce malaise, on peut également l’éprouver devant l’intitulé intégral du lieu : « Kazerne Dossin, Mémorial, Musée et Centre de Documentation sur l’Holocauste et les Droits de l’Homme ». Pourquoi l’usage de ce terme « Holocauste » qui inscrit le génocide dans une dimension théologique de sacrifice et d’expiation ? De fait, ce mot ne semble pas choquer dans l’espace cultu-
rel néerlandophone de même qu’anglo-saxon alors que le mot hébreu « Shoah » – et parfois le terme français « judéocide » – s’est imposé dans l’espace culturel francophone au prix d’autres polémiques. Mais qu’on le veuille ou non, si l’ensemble Kazerne Dossin (que l’on peut admettre aisément en franco-belge et qui va désormais rejoindre les mots « bozar » ou « cinematek » dans le dictionnaire de la novlangue commune franco-flamande), est désormais LE lieu de référence pour la compréhension et le recueillement en matière du génocide des Juifs en Belgique, il est aussi, par la même occasion, un miroir de l’évolution politique de cette même Belgique (communautarisation des matières culturelles dont les musées, montée en puissance de l’indépendantisme flamand). Le musée raconte ainsi en creux le devenir belge. Le parcours se conclut par un accès à la vaste terrasse qui couvre le dernier niveau. En face, vue plongeante sur la Caserne Dossin et, autour, panoramique sur Malines/Mechelen. Entre pèlerinage, pédagogie et... tourisme… ■
*Comme il l’écrit lui-même
janvier 2013 * n°332 • page 3
israël-palestine Israël joue à qui perd perd en sonnant le glas de la solution à deux États Henri wajnblum
I
l ne faudra désormais plus dire Territoires occupés, mais Palestine occupée. Le 29 novembre 2012 en effet, soixante-cinq ans jour pour jour après le vote par l’Assemblée générale des Nations unies du plan de partage, et soixantequatre ans et demi après la proclamation de l’État d’Israël par Chaïm Weizmann, cette même Assemblée générale (composée bien différemment, il est vrai) a enfin reconnu la Palestine en tant qu’État elle aussi. État non membre observateur, d’accord, mais État tout de même qui inclut la Cisjordanie, la bande Gaza et Jérusalem-Est. Ce nouveau statut ouvre dorénavant au nouvel État les portes de toutes les instances onusiennes. C’est à une confortable majorité que la décision a été prise puisque 138 États, sur les 193 membres, ont voté en faveur de la reconnaissance, neuf s’y sont opposés et 41 se sont abstenus. Il est à remarquer que sur les 27 États membres de l’Union européenne, seule la République tchèque a joint sa voix à celles des ÉtatsUnis, du Canada et d’Israël, certains s’étant abstenus et d’autres, dont la Belgique, ayant voté oui. Comme il fallait malheureusement s’y attendre, la réaction is-
raélienne n’a pas tardé… À peine la Palestine avait-elle accédé au statut d’État, qu’Israël annonçait sa décision de construire 3.000 nouveaux logements dans la partie occupée de Jérusalem ! Une décision fort mal accueillie par la France et la Grande-Bretagne notamment, mais surtout par son indéfectible allié américain qui a estimé que cette décision faisait « reculer la cause de la paix » avec les Palestiniens et exhorté Israël à la réexaminer. Les constructions prévues concernent notamment la zone E1, particulièrement controversée, entre Jérusalem et la colonie de Maalé Adoumim, où Israël s’était engagé auprès des États-Unis à ne pas bâtir. Le projet de rattachement de Maalé Adoumim aux quartiers de colonisation de Jérusalem-Est fait plus que compromettre la viabilité d’un futur État palestinien en coupant la Cisjordanie en deux. L’annonce du gouvernement israélien a suscité une vague de critiques dans la presse israélienne, de nombreux commentateurs soulignant qu’elle constituait une « gifle » à l’égard de Washington… « Ce qui est particulièrement surprenant, c’est la violation par Israël de son engagement auprès des États-Unis de
janvier 2013 * n°332 • page 4
ne pas construire dans la zone E1, sachant qu’une telle construction empêcherait l’établissement d’un État palestinien en Cisjordanie. Après que les États-Unis ont été pratiquement les seuls à défendre la cause d’Israël aux Nations unies, Israël les récompense avec une retentissante claque dans la figure », pouvait-on lire dans le quotidien Haaretz. Réaction outrée aussi du côté palestinien… « Il s’agit d’une agression israélienne contre un État et le monde doit prendre ses responsabilités », a ainsi déclaré à l’AFP Hanane Achraoui, membre du Comité exécutif de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). « Ce qui a été annoncé aujourd’hui n’est qu’une partie d’un plan de colonisation global », a-telle encore déploré. Le président palestinien Mahmoud Abbas a, quant à lui, appelé à la reprise des négociations avec Israël, tout en réclamant l’arrêt de la colonisation… « J’ai dit mille fois que nous voulons reprendre les négociations et nous sommes prêts à le faire (...) mais il existe pas moins de 15 résolutions de l’ONU qui considèrent la colonisation illégale et comme un obstacle à la paix (...) Nous avons désormais le droit de saisir la Cour Pénale Internationale, mais nous
n’allons pas le faire maintenant et ne le ferons pas, sauf en cas d’agression israélienne ». Ajoutons que comme si la « punition » ne suffisait pas, Israël a aussi, dans la même foulée, décidé de bloquer le transfert des taxes collectées par Israël au profit de l’Autorité palestinienne. C’est ainsi que le ministre des finances, Youval Steinitz, a annoncé que 460 millions de shekels (environ 92 millions d’euros) qui devaient être transférés en décembre seraient bloqués… « Nous avons dit dès le début que le rehaussement du statut de la Palestine à l’ONU ne se produirait pas sans réaction de la part d’Israël ».
Épitaphe pour la solution à deux États On ne peut tirer qu’une seule conclusion de la décision israélienne de construire 3.000 nouveaux logements dans les colonies juives installées en Palestine… Si, comme chacun sait, le gouvernement israélien ne veut à aucun prix d’une solution à un État, il ne veut à l’évidence pas plus de la solution à deux États défendue par l’Union européenne et les États-Unis. Et cela contre l’avis de la majorité de sa population… Car comme l’atteste le Peace index du Israel democracy institute effectué du 28 novembre au 2 décembre, et cité sur son Blog du Monde du 12 décembre par Gilles Paris, les négociations avec l’Autorité Palestinienne restent assez largement plébiscitées… 30,8% extrêmement favorables et 30,5% raisonnablement favorables. Même en ne comptant que les seule voix juives, les seules qui comptent pour les dirigeants israéliens, on arrive encore à 58% de voix fa-
Scène de liesse à Ramallah le 29 novembre 2012
vorables (27,1% extrêmement et 31% raisonnablement). Mais le duo Netanyahou-Lieberman n’en a cure, assuré qu’il est d’être plus que probablement reconduit par les élections du 22 janvier prochain… « La réponse à l’attaque contre le sionisme et contre l’État d'Israël doit nous conduire à augmenter et accélérer la mise en œuvre des plans de construction dans toutes les zones où le gouvernement a décidé de bâtir. Aujourd’hui, nous bâtissons et nous continuerons de bâtir à Jérusalem et dans tous les lieux qui sont inscrits sur la carte des intérêts stratégiques de l’État d’Israël », dixit Netanyahou à l’entame d’un Conseil des ministres. Voilà qui est on ne peut plus clair. 138 États se sont donc dressés contre le sionisme et l’État d’Israël, et 41 n’ont strictement rien fait pour les défendre ! Israël doit se sentir bien seul au monde. Et d’ici que Barack Obama en ait assez de se faire faire la nique par Netanyahou… Cela pourrait d’ailleurs arriver plus tôt qu’on le pense s’il faut en croire le site Israël Info, la plupart du temps d’une mauvaise foi crasse mais généralement bien informé. Or, il nous dit que « Selon
des sources israéliennes proches de l’administration américaine, celle-ci pousserait les pays européens à adopter des sanctions contre Israël face à l’annonce de la construction de 3000 logements dans les Territoires disputés (eh oui, Israël Info en est toujours là !) à Jérusalem-Est. Parallèlement, ajoute cette source, les États-Unis ont décidé de ne pas imposer de sanctions économiques aux Palestiniens en réponse à leur volonté de rehausser leur statut à l’ONU. Ils pensent ainsi renforcer Mahmoud Abbas et pousser à la reprise des pourparlers de paix ». Et de préciser que « Au-delà de la construction des 3.000 logements, c’est particulièrement la construction dans la zone E1 (reliant Maale Adoumim à Jérusalem) qui a déclenché la colère des États-Unis ». Qu’attend donc l’Union européenne pour saisir l’occasion du feu vert américain et enfin se décider à agir, à agir et non à faire les gros yeux, afin que les droits du nouvel État de Palestine que la Communauté internationale a récemment plébiscité, soient enfin respectés ? ■
janvier 2013 * n°332 • page 5
moyen-orient Quand la Syrie nous est contée paul delmotte
Le mois passé, Pascal Fenaux, journaliste et traducteur à la Revue Nouvelle et à Courrier International exprimait, à la suite d’un éditorial de Points critiques, ses vues sur la question syrienne. Avec l’opinion publiée ici de Paul Delmotte, professeur de politique internationale à l’Institut des Hautes Études des Communications Sociales (IHECS), nous clôturons ce dossier.
D
ans la dernière parution de Points critiques (n° 331, décembre 2012), Pascal Fenaux exprime son « malaise » par rapport aux « angles morts » qu’il décèle dans une analyse d’Alain Gresh et qu’« endosse », écrit-il, l’éditorial du n° précédent de Points critiques, deux textes traitant de la tragédie syrienne. L’on me permettra ici de repérer quelques « angles morts » dans la vision de P. Fenaux qui, à leur tour, éveillent chez moi un malaise certain. J’aimerais d’emblée préciser que je ne partage pas entièrement les vues de certains « contre-informateurs » que l’on pourrait situer à l’extrême-gauche, mais qui, dans leur souci – méritoire – de refuser l’entièreté du champ médiatique à la presse mainstream, en arrivent, selon moi, à des positions qui n’ont plus grand-chose à voir avec les valeurs essentielles de « la gauche » et à des contre-vérités et des omissions presque de même acabit que celles qu’ils entendent dénoncer. Je me contenterai ici de faire référence aux propos de Gilbert Achcar au sujet de la Libye et rappeler avec lui combien il est problématique de
justifier au nom de l’anti-impérialisme des massacres commis par un régime dictatorial contre son propre peuple. Ceci dit, j’ai le sentiment que P. Fenaux s’inscrit de plein pied au sein d’une mouvance que j’appellerais globalo-démocratiste. J’y reviendrai.
OMISSIONS DES UNS Ainsi, primo, je ne partage pas au sens premier la thèse d’un « complot américain » en Syrie. Pour faire très court, il est évident que l’administration Obama réoriente aujourd’hui les priorités étasuniennes vers l’Extrême-Orient et n’a guère envie de se mettre sur les bras une nouvelle crise proche-orientale. Par ailleurs, il est pour moi assez curieux et plus que regrettable de voir des commentateurs se percevant comme les adversaires les plus résolus de l’impérialisme, conférer à ce dernier une omnipotence et des capacités d’interventions en chaîne à l’échelle planétaire qui à mon sens relèvent en partie du fantasme. Secundo, je pense en effet, comme e. a. F. Mardam-Bey, que c’est bel et bien la brutalité du régime de Damas qui a transfor-
janvier 2013 * n°332 • page 6
mé une protestation inspirée des « printemps arabes » en passage à la lutte armée. Tertio, l’on voit ces mêmes commentateurs « à la gauche de la gauche » reprendre à leur compte des formules que l’on pouvait espérer avoir vécu depuis ces « printemps arabes ». Si, depuis, tout observateur quelque peu lucide aurait dû prendre conscience de la nécessité de relativiser un anti-islamisme primaire propagé par les dictatures et leurs « parrains » occidentaux (et avec d’autant plus de facilité qu’elle se nourrit de nos vieilles terreurs orientalistes), ne voilà-t-il pas que réapparaissent avec encore plus de fougue chez ces commentateurs (au demeurant fort critiques de l’Occident et, parfois, des politiques islamophobes menées at home par un « laïcisme de combat ») des propos que ne renieraient pas un Moubarak, un Ben Ali, un Bush ou Sarko… Last but not least et pire encore à mon sens, cette curieuse « extrême-gauche » fait parfois preuve de ce qui apparaît de facto comme relevant d’un accord tacite – inconscient, je veux bien – avec ceux-là mêmes qu’elle veut pourfendre.
Constatons en effet que les globalo-démocratistes semblent souffrir d’une sorte d’amnésie quant à la véritable nature des relations qui ont longtemps régné entre Damas et les principales puissances occidentales, dont Israël. Et observons que, contrairement à l’article salutaire de F. Mardam-Bey, P. Fenaux n’évoque nulle part l’action du « libéralisme économique sauvage ». Il est flagrant en effet que la description au demeurant très fine que fait P. Fenaux des « complexités » syriennes reste curieusement – à l’exception de la Russie – cantonnée à l’intérieur des frontières syriennes. C’est donc là que je perçois une convergence – inconsciente, mais révélatrice – entre les globalo-démocratistes et les « contre-informateurs » et autres « investig’acteurs ». En effet, pour les premiers, il semble systématiquement superflu de rappeler combien le – ou les régime(s) Assad se sont avérés pour l’Occident tantôt un interlocuteur incontournable au Proche-Orient, tantôt le meilleur garant du calme de la frontière
syro-israélienne, tantôt un allié contre l’Irak de Saddam Hussein, enfin un sous-traitant es-torture empressé de la CIA pour les jihadistes capturés ici ou là. Sans parler de la mondialisation, des effets traumatisants qu’elle a eus sur la population syrienne, des bouleversements qu’elle a induits à l’intérieur du régime (au demeurant toujours présenté comme monolithique et immuable depuis sa création), particulièrement en accélérant sa mutation en un État clientéliste et « mafieux » (Mardam-Bey)1. Pour les seconds, bien sûr, il semble tout autant superflu de rappeler de si désagréables évidences, tout à fait contreproductives dès qu’il s’agit de voir dans le régime de Damas l’un des derniers régimes « résistant » à l’impérialisme étasunien qui l’aurait, pour cela, placé depuis belle lurette dans son collimateur.
OMISSIONS DES AUTRES La « deuxième source de malaise » chez P. Fenaux réside dans l’argument selon lequel « l’on » – qui, en fait ? – n’aurait jamais osé prétendre dans les années
’70 et ’80 que, si les dictatures chilienne et argentine se maintenaient, c’était grâce au soutien d’une partie des Chiliens et des Argentins. J’ai suffisamment fréquenté à l’époque les exilés latino-américains pour me souvenir qu’aucun d’entre eux n’ait jamais nié que « leurs » dictatures militaires bénéficiaient du soutien de la majorité de la bourgeoisie et d’une bonne partie des classes moyennes. Plus, je n’ai jamais entendu de la part de ces exilés ni d’États – l’URSS et la Chine par exemple – un appel à une intervention internationale pour jeter bas les dictatures en question. L’argument, percutant à première vue, de P. Fenaux me semble donc un peu vain. Le fait qu’un régime dictatorial s’oppose à une bonne partie et sans doute à la majorité de son peuple n’empêche nullement qu’il ait le soutien de certains secteurs de sa population, même si, en Syrie, ce dernier semble se réduire comme peau de chagrin, ne fût-ce qu’au vu des prévisions des Nations unies qui envisagent quelque 700.000 réfugiés syriens à l’extérieur du pays d’ici ,janvier prochain. La charge antirusse de P. Fenaux (qu’il réitère en fin d’article) m’amène aussi à quelques interrogations. Pour P. Fenaux, qui à aucun moment ne mentionne le « parrain » des dictatures latino-américaines mentionnées, la Russie apparaît dans son article comme le « principal viatique » du régime de Bachar Al-Assad, ce qui expliquerait sa survie. Voilà qui, à mon sens, pèche à plusieurs niveaux. Primo, P. Fenaux prend bien garde de ne pas rapporter les propos d’observateurs aussi attentifs que ceux de l’International Crisis Group qui constatent qu’à l’évidence, pointer du doigt la Russie était
➜
janvier 2013 * n°332 • page 7
➜ tout avantage pour les Occidentaux pour expliquer… leur décision de ne pas intervenir en force. Secundo, nulle part, non plus, P. Fenaux ne cite les intérêts d’État qui poussent la Russie – comme l’ont toujours fait tous les États, capitalistes et, hélas, « communistes » – à préserver ses intérêts, économiques et stratégiques, en Syrie. Enfin, le fait que la Russie ait plusieurs fois tenté « d’assagir » les dirigeants syriens et que des délégués russes aient assisté à une réunion de l’opposition « de gauche » (communiste, nassérienne) syrienne où le départ de Bachar a officiellement été demandé, ne l’effleure à aucun moment.
LA RENTE « DÉMOCRATIQUE » Chez P. Fenaux, apparemment, le critère prédominant est celui de LA-DÉMOCRATIE – je précise : la démocratie parlementaire à l’occidentale – et du respect ou non des droits de l’Homme. C’est en vertu de ce critère que P. Fenaux a approuvé les interventions otaniennes en Bosnie, en Irak, en Libye. Ce qui me permet de pressentir – il ne le dit pas dans son article – qu’il en va de même pour la Syrie. Ce leitmotiv me semble de plus en plus relever chez les globalo-démocratistes de la foi pure et simple. Certes, c’est au (saint) nom de LA-DÉMOCRATIE que ces derniers ont le mérite de ne pas perdre de vue les atrocités perpétrées par le régime de Damas. L’on ne peut par contre que constater, dans le chef de cette mouvance, un discours trop souvent émotionnel, moraliste et souvent partial (les atrocités commises par les insurgés étant, par exemple, nettement moins traitées), soutenu le cas échéant par des approximations parfois héritées de la Guerre
froide. Enfin, ces globalo-démocratistes apparaissent totalement imperméables à ce que nous disent, par exemple, un Ghassan Salamé2 ou un Bertrand Badie3 que l’on peut difficilement qualifier de gauchistes farfelus. Ainsi, le premier nous met en garde contre le fait que la promotion de la démocratie devient trop souvent « un discours de légitimation d’une nouvelle doctrine stratégique qui n’a que peu à voir avec l’expansion de la liberté ». Quant au second – le lecteur me pardonnera ce développement assez long – il constate que la nature démocratique du régime « devient une marque de distinction du noyau dur de l’aristocratie mondiale » au sein des États, ou plutôt d’un groupe d’États qui, désormais, s’identifie en fonction « d’un ordre interne qui ne les place plus en face, mais au-dessus de tous les autres », rendant ainsi les puissances occidentales « plus habilitées à intervenir chez les autres […] En se rangeant derrière une bannière qui le rend par principe meilleur, ce noyau dur de l’oligarchie [mondiale étatique] se fait ainsi aristocratie ». Tout cela en une « curieuse spirale [qui] conduit à une recomposition du système international vers davantage d’inégalités, vers une banalisation de l’exclusion [les rogue States] et même une montée des humiliations » mais, « en même temps, cette architecture nouvelle s’émancipe […] de l’idée de souveraineté […] désormais attaquée [au nom] du droit reconnu aux meilleurs de rectifier le comportement de ceux qui n’ont pas (encore) accès à l’état de démocratie ». Dualité qui débouche sur l’idée de « guerre juste ». Pour Badie, cette référence démocratique remplit donc trois fonctions: primo, « distinguer le noyau dur du club des
janvier 2013 * n°332 • page 8
nouveaux venus »; secundo, « légitimer l’activisme occidental »; tertio, « justifier une mission d’extension du modèle démocratique à l’ensemble de la planète ». Et Badie de conclure que, « mélange de wilsonisme et de reaganisme », la nouvelle idéologie, prônée plus activement sous les néoconservateurs, mais que l’on retrouve chez B. Obama, fait de la démocratie « une sorte de religion, un système de valeurs plus qu’un droit, une pensée plus qu’une pratique qu’il convenait d’imposer par tous les moyens ». Pour conclure, le plus alarmant dans tout ceci me paraît relever de cette convergence de facto entre, d’une part, un globalo-démocratisme après tout très « nouveaux philosophes » et, de l’autre, un internationalisme dévoyé émanant d’une gauche – « molle » ou « extrême » – incapable de se dégager du carcan de l’État-nation. Rêvons et œuvrons donc à la reconstruction d’un internationalisme tel que le pensaient ses pionniers, à savoir qui place au tout premier plan, et au-delà des États, la solidarité et la coordination entre les peuples plutôt qu’un soutien de facto à des régimes a fortiori indéfendables. ■ Pour Israël, outre le calme régnant sur la frontière depuis 1973, le régime de Damas doit probablement également être apprécié en tant que le principal compétiteur des FDI pour ce qui est des tueries de Palestiniens. 2 Interview à Alternatives internationales, n° 25, juin 2005 – G.Salamé a dirigé un ouvrage très éclairant sur la question de la démocratie, dans le Monde arabe, mais aussi de façon globale, intitulé Démocraties sans démocrates. Politiques d’ouverture dans le monde arabe et islamique, Fayard, 1994. 3 La diplomatie de connivence. Les dérives oligarchiques du système international, La Découverte, 2011, pp.142-156.
1
Appel à l’aide de l’Alternative Information Center Moins d’un mois après avoir salué l’octroi à l’Alternative Information Center (AIC) du Prix des droits de l’homme de la République française qui lui a été remis le 10 décembre dernier, nous recevons cette lettre de notre ami Michel Warschawski, l’une de ses chevilles ouvrières. Cher/es amies L’objet de cette lettre est double, une bonne nouvelle et une mauvaise nouvelle. La bonne nouvelle est que le Centre d’Information Alternative que j’ai longtemps dirigé et dont je reste un membre actif vient de recevoir le Prix des droits de l’homme de la République française. Il s’agit là d’une reconnaissance institutionnelle dont on ne peut sous-estimer l’importance, et les réactions hystériques du Conseil [dit] représentatif des institutions juives de France sont là pour le confirmer. L’AIC est fière de voir ainsi saluée son action pour une coopération israélo-palestinienne dans le combat contre le colonialisme et pour l’égalité. Tout comme nous
sommes fiers d’avoir été dénoncé cette semaine par l’organisation néo-conservatrice NGO Monitor comme l’organisation qui en a fait le plus dans la dénonciation des derniers crimes israéliens a Gaza. La mauvaise nouvelle est que nous allons devoir fermer notre bureau à Jérusalem-Ouest par manque de financements. Ce bureau que beaucoup d’entre vous ont connu est non seulement un lieu de travail pour une partie de notre équipe, mais surtout un espace mis en permanence a la disposition de l’ensemble du mouvement social et associatif à Jérusalem-Ouest ainsi qu’une adresse incontournable pour des centaines de militants internationaux qui viennent chaque année en mission ou en délégation en Palestine/Israël. Suite à la crise économique et sociale qui a gravement touché nos partenaires européens, nos ressources ont été réduites cette année de plus de 50% et nous avons été obligés de licencier près de la moitié de notre équipe. Les salaires en outre n’ont pas été payés depuis deux mois. Il s’agit maintenant de fermer notre bu-
reau de Jérusalem, avec tout ce que cela implique en termes de recul pour la réalisation de notre mission. Nous voudrions à tout prix éviter la fermeture de notre bureau et pouvoir retrouver le plus rapidement possible nos capacités d’action antérieures. C’est la raison de cet appel a vous, nos ami/ es et partenaires. Vous connaissez l’importance de l’AIC et de sa mission, et nous vous demandons de vous mobiliser et de mobiliser vos adhérents ainsi que vos partenaires et vos connaissances pour un soutien d’urgence au Centre d’Information Alternative. Toute aide financière sera la bienvenue, même de petites sommes. Il serait inimaginable qu’au moment où nous recevons ce prestigieux Prix des droits de l’homme, nous dussions fermer boutique. Aidez nous à passer cette mauvaise passe. Nous comptons sur vous. Michel Warschawski Conseil d’Administration/ Centre d’Information Alternative
L’UPJB a décidé de répondre favorablement à cette demande pressante de l’AIC en lui versant un montant de 2.500 euros. Mais nous aimerions accentuer cette aide. C’est la raison pour laquelle nous faisons appel à vous. Vous pouvez nous verser le montant de votre contribution, aussi modeste soit-elle, sur le compte UPJB : IBAN : BE92 0000 7435 2823 - BIC : BPOTBEB1 avec la mention «solidarité AIC». Nous transférerons bien évidemment l’intégralité des montants que nous aurons recueillis. Un grand merci à vous.
janvier 2013 * n°332 • page 9
est Une question russe en « Russie » jean-Marie Chauvier
La Russie survivra-t-elle à la mort de l’Empire et à la « mondialisation »? Est-elle promise au destin d’ « état-nation » ? La « question russe » se débat à nouveau depuis les années 1980. C’est l’une des dimensions de la crise identitaire qui taraude la Russie depuis la fin de l’URSS. Dans un contexte, vingt ans plus tard, profondément changé : transformations socio-économiques, renversement culturel affectant non seulement « le système » soviétique, mais la tradition et la civilisation russes.
Refontes identitaires À la dislocation de l’URSS, en 1991, ses quinze principales républiques, dites « d’Union », ont donné naissance à quinze états indépendants, candidats au statut d’États nationaux. Les pays et les personnes ont eu à redéfinir leurs identités : citoyenneté et nationalité, langue et territoire, appartenances sociales, religieuses, civilisationnelles. Que devient, par exemple, le citoyen sovietskii (soviétique) vivant à Moscou, soudainement rebaptisé rossiiskii (de Russie), supposé pravoslavny (orthodoxe) russe, mais non pratiquant, alors que son père est géorgien d’orthodoxie géorgienne et pratiquant, sa mère ukrainienne et athée, et qu’une partie de la famille habite une lointaine ville de Sibérie où elle était partie construire le nouveau transsibérien ? De nouvelles frontières ont surgi, pour certains États, il faut des visas, et les prix de l’avion et du train ont suffisamment grimpé que pour dissuader les voyages, si faciles à l’époque soviétique ! Il
n’y a donc pas que la dislocation politique : des familles se sont dispersées, des cercles d’amis ont éclaté, des collectifs de travail se sont désagrégés, les enfants n’ont plus de « camps de pionniers » pour passer l’été, ni les adultes leurs maisons de vacances syndicales. Et tout le monde n’a pas les moyens d’aller à Londres ou sur les plages israéliennes ou égyptiennes. Éclosent les libertés, en tout genre, pas pour tout le monde ni en tous domaines ! Certains pays, ceux de la Baltique, la Géorgie, l’Arménie retrouvent aisément leurs marques. Ce sont d’anciennes formations étatiques, des nations affirmées. Pour la Russie proprement dite – identifiée à l’Empire, à l’ Union – il n’y a pas de précédent d’ « Étatnation », de construction d’une nation (nation-building), de nation au sens ethnique (modèles germanique et centre européen, lié au droit du sang) ou politique (modèle français lié au droit du sol). Les grands repères sont Imperia (Empire) depuis Pierre le Grand, Gosoudartsvo (État) et Derjava (Puissance) De ces trois
janvier 2013 * n°332 • page 10
termes dérivent imperskoie mychlenie, l’esprit impérial, les gousoudarstvenniki ou « étatistes », les adeptes de la Puissance, derjavniki, que l’on rencontre aussi bien sous les tsars qu’à l’ère soviétique et présentement. Une quatrième dimension peut être signalée : messiantsvo, le messianisme. « Moscou, troisième Rome » (après Rome et Byzance), panslavisme (union des peuples slaves de l’Est et des Balkans prônée par les slavophiles) et après 1917, le communisme mondial. A toutes les étapes de cette représentation de soi, le ciment identitaire essentiel est, outre les « Idées » et les cultes, la langue russe. Seule parenthèse, le moment (années 20-30 du XXème siècle) où l’URSS est dirigée par une bureaucratie transnationale1, athéiste, favorisant les langues non russes, et projetant l’utopie d’une « nouvelle langue » dans une « nation » universelle. Lui succéderont les théories, d’abord romantiques, du « peuple soviétique uni », mâtinées de chauvinisme grandrusse et de xénophobie (anti-cosmopolite, antisémite), puis, dans
les trois décennies post-staliniennes, d’un mélange de centralisme d’État à dominante russe et d’ethnicismes locaux grignotant la grande « unité ». Staline, qui a scellé l’union sacrée en 1941, avec l’appui de l’Église orthodoxe, recentralise le pays, surtout après 1945. Avec un succès relatif : les tendances centrifuges, qu’Hitler n’avait pas réussi à pleinement exploiter, vont persister. Le « peuple soviétique » forgé dans combats et brassages de la « Grande Guerre Patriotique »2 et même les nations « fabriquées » par Staline3 ont finalement généré « l’Empire éclaté »4. Malgré la russification intense, des dizaines de langues seront encore parlées, plusieurs réellement « officielles » dans leurs républiques (Arménie, Géorgie). Paradoxalement, le russe était dominant mais sans statut « officiel » dans la Constitution.
La nouvelle fédération L’un des quinze nouveaux États, le plus important (plus de 17 millions de km2, 143 millions d’habitants (147 en 1989), une puissance nucléaire) est la Fédération de Russie. La Nouvelle Russie, après 1991, n’est plus un Empire, mais pas un État-nation non plus. C’est un état multi (supra ?) national et pluriconfessionnel. Elle compte 83 sujets (89 en 1991) dont des autonomies à titulaires ethniques non russes : 21 républiques, un oblast’ (région) et quatre o’krougi (districts)5. Chaque habitant possède à la fois une citoyenneté (de Russie) et une nationalité. Les Russes « de souche » (?) étaient environ 50% en URSS, ils sont 80% dans la Fédération. De 14 à 17% sont qualifiés de « musulmans », ce qui pose question vu la polysémie
du terme6. Au Tatarstan, pays de la Volga (Idel en tatare) au cœur de la Russie d’Europe et puissance industrielle (la plus grande usine de camions du monde), l’islam est autochtone, implanté aux 9ème-10ème siècles, à la différence de l’islam de pays colonisés, au Nord-Caucase et en Asie centrale, et de l’islam « wahabbite » importé récemment d’Arabie saoudite. Une centaine de langues seraient encore parlées – slaves, turciques, mongoles, finniques, ougriennes, mongoles, toungouzes, samoyèdes… Mais il n’y a plus de langue vraiment concurrente au russe, sauf dans quelques républiques, comme le Tatarstan dont la langue officielle est le tatare de Kazan (groupe türk). Le pluralisme linguistique atteint un sommet au Daghestan (Nord Caucase) qui ne compte pas moins de 16 langues officielles. Mais pour se comprendre, on parle russe. De nombreuses langues persistent, résiduelles, chez les peuples autochtones de Sibérie, les Allemands de l’Altaï, sans oublier le yiddish, « officiel » mais avec très peu de locuteurs en Région Autonome Juive du Birobidjan7. Bref, l’homogénéité, sinon l’uniformité linguistique est assurée bien plus qu’en URSS, où les recrues de l’armée venues des campagnes ouzbèques ou turkmènes avaient parfois du mal à comprendre les ordres des officiers, pourtant très simples.
Mais de quoi « Russe » est-il le nom ? Pour la compréhension, une mise au point linguistique est indispensable. L’histoire a chargé d’une polysémie évolutive les termes de « peuple » et « nation », aux contenus très subjectifs, et controversés tout au long des 19ème-20ème s. La natsiia (nation)
est encore peu usitée. La tradition lui préfère le narod (peuple), dérivé de rod (mot féminin désignant la lignée, la famille large, la tribu), d’où également rodit’ (enfanter) et rodina, la patrie, également féminin, au sens de contrée natale, qui se traduit par « famille » en tchèque, en polonais (rodzina) et en serbe (poroditsa). Un mot plus sacral désigne la patrie : Otietchestvo, de otiets, (le père), ata en turc et en tatare. Laquelle de ces familles de mots choisiriez-vous pour décliner votre amour du pays ? On vous en propose une troisième : patriotizm, dérivé du latin. Voilà donc trois mots pour décliner ce que la langue française prétend cerner en un seul. Là où la langue française (et pas seulement) ne dispose que d’un mot, russe , pour désigner ce qui est russe, les Russes en ont au moins deux : le Rousskii, Russe au sens ethnique, et le Rossian, au sens citoyen, qui peut être de n’importe quelle nationalnost’ (nationalité). Il y a donc matière à malentendu : le « Russe » qui vous rend visite est peut-être un Arménien (il y en a plus d’un million en Russie) ou un Tatare, et fiers de l’être. De même, on dira erronément Fédération (état) « russe », alors qu’elle n’est pas « rousskaïa » (au sens ethnique) mais « rossiiskaïa » (de Russie). La Russie fut nommée, dans l’histoire, Rous’8, Rousia, Rossiia. De Rous’ dérivent également les Roussiny, ou Ruthènes9, nom donné aux anciens habitants de l’Ukraine occidentale et aux actuels Ruthènes, la Mala Rus’, ou Petite Russie, ancien nom de l’Ukraine10 et le Belarus, Russie blanche ou Biélorussie. Trois langues, trois pays aux origines communes et aux évolutions différenciées. Non sans controverses : cha-
➜
janvier 2013 * n°332 • page 11
➜ cun considère la Rus’ comme son « berceau », « de l’Ukraine » dira-ton dans ce pays, « de toutes les Russies » assureront les Russes. L’idée de la « communauté slave » reste vivace en Russie, au Belarus et en Ukraine orientale.
Un débat soviétique précurseur Dans les années 1960-70, un mouvement d’idées, porté par les écrivains dereventchiki (villageois) ou potchvenniki (du terroir), témoigna des désarrois du monde paysan agonisant, du déracinement des migrants, des semi-nomades errant entre campagnes et villes semi-rurales, « un pied sur la rive, l’autre dans la barque » (Choukhchine), de la dégradation des écosystèmes, des refoulements de la mémoire de la collectivisation et de la guerre. Ce chant lancinant de la Russie profonde, pendant une vingtaine d’années, fut précurseur des grands déballages de la Glasnost11. En cette même époque brejnevienne12, un « parti russe » (souterrain) dans le PCUS13 tenait en substance ce message : « Nous n’avons pas de parti communiste russe, pas d’Académie des sciences russe, aucune institution nationale, alors que les autres républiques en ont ». S’y ajoutait l’opinion que la Russie était « la colonie » des autres, avec lesquels elle partageait ses richesses naturelles au lieu d’en faire commerce profitable, une vision controversée des termes de l’échange entre républiques14. La Russie (selon cette même complainte) était d’ailleurs « sacrifiée » sur l’autel de l’internationalisme socialiste, de l’aide à Cuba et autres « pays frères », aux partis communistes étrangers et mouvements révolutionnaires que
finançait l’URSS. Le « retour des Russes »15 sur la scène politique eut lieu en 1990, dans la conjonction de trois phénomènes : la création d’un PC russe, le pouvoir « souverainiste » de Boris Eltsine et des « démocrates » contestant Mikhaïl Gorbatchev, l’appétit des milieux d’affaires convoitant les richesses exportables contre devises fortes. Les « souverainistes » russes, qui encourageaient les Baltes à prendre leurs indépendances, étaient en rivalité avec un projet du président Gorbatchev de refonte de l’Union, en 35 républiques égales en droits, « affranchissant » de la Russie ses sujets autonomes, soit 51% de son territoire et une population de 20 millions, c’est ce que prétend « révéler » un ouvrage d’archives, à charge de Gorbatchev, récemment paru à Moscou16. La pression russe au séparatisme en tout cas fut la plus décisive dans la dislocation de l’URSS, vue comme « bénéficiaire à la Russie » et pas seulement aux futurs « oligarques » : moins appauvrie que d’autres, elle attire des centaines de milliers de migrants. Certes, vingt ans plus tard, les acteurs, communistes ou démocrates, regrettent ce que Vladimir Poutine a appelé « la plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle ».
La menace de désagrégation À peine porté le coup de grâce au soviétisme fin 1993 – dissolution des soviets (réélus) et bombardement du parlement, adoption de la nouvelle Constitution présidentielle instaurant un nouveau parlement (Douma) à pouvoirs réduits – Boris Eltsine et son équipe entreprirent la reconquête
janvier 2013 * n°332 • page 12
de la Tchétchénie, la seule république de Russie ayant fait sécession en 1991, lors de deux guerres d’une extrême violence, la première qui fut perdue (1994-1996), la deuxième, dont la conduite fut confiée au successeur Vladimir Poutine en 1999, débouchant sur une administration musclée du pouvoir clanique de Ramzan Kadyrov, fils de l’ancien mufti (assassiné en 2004), l’un et l’autre anciens rebelles. Cette « tchétchénisation » du retour à l’ordre se fait au prix d’abondants financements fédéraux et – plus surprenant – de l’instauration partielle et officieuse de la Charia dans la république. Le chaos des années 1990 a réellement menacé la Russie de désintégration, et pas seulement en raison du séparatisme tchétchène. Le Tatarstan a adopté une Constitution comme sujet de « droit international », ce qui fut toléré puis « réaménagé » par Moscou. Mais surtout : 79 régions (en 1998) étaient en « autonomie alimentaire », certaines érigeant des barrières douanières et nouant des relations commerciales directes avec des pays étrangers. C’est à cela que répondit la centralisation, sous Vladimir Poutine, par la dite « verticale de pouvoir » soumettant les régions (gouverneurs) à sept « super-gouverneurs » désignés par le Kremlin et supprimant l’élection (partiellement rétablie en 2012) des gouverneurs. Une réforme administrative (2005-2008) a réduit le nombre de sujets de la Fédération, pour des raisons de « rationalité économique », mais avec pour effet de supprimer plusieurs entités ethniques – des dix o’krougi autonom s signalés en 1991, il n’en reste que quatre17. Certains
« centralistes » voudraient rétablir le système des « gouvernements » comme au temps des tsars, soit une structure purement administrative remplaçant l’actuelle, d’un fédéralisme asymétrique, où coexistent entités territoriales et ethniques.
« La Russie aux Russes » ou l’Idée nationale La revendication d’un état national pour les Russes a été clairement posée par le leader du parti Rodina, Dmitri Rogozine en 2006 : « L’idée nationale renvoie le peuple russe à son état naturel – être le maître chez soi. Il est difficile d’expliquer à la jeunesse russe pourquoi les Russes, qui forment 85% de la population, ne sont pratiquement pas représentés dans le gouvernement fédéral »18 « Difficile de trouver réponse à la question : pourquoi les peuples autochtones de Russie ont leur gosoudartsvennost’ (étatité), les républiques nationales, et pas les Russes en Russie (…) L’idée nationale, c’est l’idéologie de la renaissance nationale (qui en finit avec) les injustices accumulées sous le pouvoir soviétique et dans le déchaînement libéral (…) On a enlevé aux Russes la propriété, la liberté, la mémoire historique. On veut maintenant nous priver de Patrie et d’avenir. »19 Une anecdote : le hasard (bien calculé) m’a fait rencontrer Dmitri Rogozine dans le métro de Moscou le 4 novembre 2006, en pleines turbulences avec la police, de la « Marche russe » ultranationaliste à laquelle il participait comme agitateur. Alors critique virulent du président Vladimir Poutine, celui-ci l’a nommé représentant auprès de l’OTAN
à Bruxelles (2008) et vice-président du gouvernement (2011) chargé des questions de Défense et Sécurité. Le slogan « La Russie aux Russes » est devenu, dans les années 1990, emblématique de l’ethnonationalisme, porté par des milliers de « skinheads » et de néonazis violents. La « question russe » alimente les rivalités entre les divers courants néonationalistes. Elle est également débattue dans les milieux démocrates, la « Mission libérale » de Moscou, parmi les adeptes de l’État-nation ou de… « l’Empire libéral »20. Cette question peut désormais se formuler ainsi : « quelle “ nation russe ” promouvoir sans risquer la désagrégation de la Fédération de Russie ? » Exemple de pays jaloux de son autonomie : la plus grande autonomie, Sakha (Yakoutie), à l’extrême-Est de la Sibérie, riche en diamants, or et charbon, couvre 3,1 millions de km2 et est habitée à 50% de Sakhas (langue turque), en commerce avec l’Afrique du Sud (De Beers), le Japon et la Chine ! Outre les divers néonationalismes, plusieurs paramètres entrent en ligne de compte : démographie, religions, rapport à la mémoire historique et au passé-présent soviétique, ambivalence euro-asiatique, géopolitique. La « question russe » a de l’avenir ! ■
Juifs, Géorgiens, Polonais, Lettons, Arméniens, Ukrainiens sont, avec les Russes, largement aux commandes dans tous les domaines de la vie publique soviétique. 2 Nom donné à la guerre de libération anti-hitlérienne, sur le modèle de la résistance à l’invasion napoléonienne de 1812. 3 Kazakhstan, Ouzbekistan, Kirghizistan, Turkmenistan, Tadjikistan, républiques formées dans l’espace de l’ancien « Turkestan » russe. 4 Titre du célèbre ouvrage (1978) d’Hélène Carrère d’Encausse, qui n’annonçait pas « l’éclatement » de l’URSS mais décrivait bien la fracture entre les mondes slavo-chrétien et turco-musulman qui se confirme de nos jours. 5 http://fr.wikipedia.org/wiki/Sujets_fédéraux_de_Russie 6 Il s’agit de peuples de langues turciques et caucasiques, de tradition ou-et de religion musulmanes, mais la pratique des religions ayant été ce qu’elle fut sous le régime athéiste de l’URSS, on peut se poser des questions quant à leur réelle « islamité ». 7 Voir le documentaire de Marek Halter (2012) http://www.francetv.fr/culturebox/un-documentaire-sur-le-birobidjan-signe-marek-halter-96999 8 Nom du pemier État des Slaves orientaux, du 9ème au 13ème siècle. 9 Lesquels vivent en Transcarpatie (Ukraine), Slovaquie et Serbie. 10 « Ukraine » désigne, selon une théorie, le pays « des confins ». 11 J’en ai largement rendu compte dans URSS, une société en mouvement, Éd. de l’Aube, 1988, réed.1990. 12 Léonid Brejnev dirigea l’URSS de 1964 à 1982. 13 Parti Communiste d’Union Soviétique. 14 La Russie « possédait » l’essentiel du pétrole et du gaz, mais le Kazakhstan ne « profitait » pas non plus de ses hydrocarbures ou de son cosmodrome, ni l’Ouzbekistan de l’exportation du coton. Mais il est vrai que la Russie n’était pas « la métropole » d’un empire de type colonial. 15 cf JM Chauvier, « Les Russes sont de retour » in Le Monde diplomatique, juillet 1990. 16 Serguei Chakhrai, « La chute de l’URSS : documents et faits (1986-1992) », signalé par l’hebdomadaire Argoumenty i fakty, 6 décembre 2012. 17 http://www.pcgn.org.uk/Russia%20 -%20admin%20units%20October%20 2008.pdf 18 Difficile de savoir sur quelle « statistique » s’appuie l’auteur pour affirmer cela. 19 Dmitrii Rogozin, Vrag naroda, Algoritm, Moskva 2006. 20 Emil Pain, Mejdou imperiei i natiei, Fond Liberalnaïa Missia, Moskva 2004. 1
janvier 2013 * n°332 • page 13
lire Philip Roth, dernier acte ?
Felka, la femme dans l’ombre
tessa parzenczewski
tessa parzenczewski
I
l l’a annoncé récemment. À quatre-vingts ans, Philip Roth arrête d’écrire. Némésis sera son dernier roman. Ainsi la boucle est bouclée. Une dernière fois, nous retournons à Newark, sa ville natale, au cœur du quartier juif. Été 1944. La guerre fait rage en Europe, mais contrairement à tous ses amis, Bucky Cantor n’y participe pas. Une vue déficiente empêche son incorporation. Une mère morte en couches, un père voleur, disparu dans la nature, Bucky Cantor a été élevé par ses grands-parents dont la rigueur morale imprègne tous ses actes. C’est ainsi que professeur d’éducation physique et directeur du terrain de jeux, il se dévoue sans compter aux jeunes garçons qui lui sont confiés. Mais l’été 1944 n’est pas un été comme les autres. Une épidémie de polio éclate. Elle frappe d’abord le quartier italien et se propage ensuite dans le quartier juif. Sur le terrain de jeux, des enfants manquent à l’appel. Décédés ou handicapés à vie. Sous une chaleur torride, étouffante, Bucky Cantor visite les familles, assiste aux funérailles, mû par une sorte d’altruisme absolu qui lui tient lieu de boussole. À des kilomètres de Newark, dans les montagnes Poconos, Marcia sa fiancée est monitrice à Indian Hill, colonie de vacances pour enfants juifs. Elle le presse de la rejoindre, afin d’échapper à l’épidé-
mie. Il finit par accepter. Il atterrit dans un lieu idyllique, le cauchemar est fini. Plages, lac, forêt de bouleaux, île enchanteresse, tout respire le bonheur. Le camp même, sorte de reconstitution de l’univers des Indiens, invite à l’évasion. Mais rien n’est parfait et Némésis veille. Déesse de la vengeance, Némésis rappelle aux humains que le bonheur est passager, qu’il faut mesure garder et que rien n’est acquis. Entre les exercices aquatiques et les rencontres amoureuses, la polio s’invite. À son tour Bucky Cantor est atteint. Handicapé à vie et persuadé d’avoir amené le virus au camp, il refusera d’épouser Marcia et s’enfoncera dans une solitude inexorable. On ne découvre le narrateur qu’au milieu du récit, Arnold Mesnikoff, un des petits garçons du terrain de jeux, lui aussi atteint de la polio. C’est lui qui trace un portrait élogieux de Bucky Cantor, athlète talentueux, véritable idole pour tous ces jeunes férus de sport. Et la chute est terrible. Des années plus tard, Mesnikoff rencontre Cantor. L’un a
janvier 2013 * n°332 • page 14
surmonté son handicap, s’est marié, a des enfants. Cantor, torturé par un sentiment de culpabilité permanent, car si ce n’est Dieu, qui est coupable sinon lui-même ? s’est littéralement autodétruit, se refusant tout amour, se punissant pour un crime imaginaire, enfermé dans le malheur parfait. Il n’y a jamais eu d’épidémie de polio à Newark, comme Lindbergh n’a jamais gagné les élections en 1940, contrairement à ce que raconte Philip Roth dans Le complot
contre l’Amérique. La polio n’est la métaphore de rien. C’est juste un désastre extrême, sans coupable, qui frappe à l’aveugle, et qui révèle notre commune vulnérabilité. En nous entraînant dans ce récit, Philip Roth revisite son enfance, sa géographie d’antan et fait revivre sa communauté, perçue ici comme un cocon protecteur. Ici, nul sarcasme, aucune ironie. Des descriptions minutieuses, précises, donnent au réel une étrange intensité. Des pêches savourées à l’ombre d’une véranda, un essaim de papillons noirs et orange survolent Indian Hill, et Bucky Cantor enseigne aux enfants le lancer du javelot, dans une démonstration où les mouvements décomposés dessinent une épure fascinante. En conclusion d’une œuvre plurielle, aux registres multiples, qui navigue entre l’introspection, le sexe, l’autodérision, les affres de l’écrivain, les tourments de la vieillesse et les dérives de la société américaine, Philip Roth nous offre un récit douloureux, sans complaisance, à l’écriture limpide, resserrée sur l’essentiel, qui nous rappelle tout simplement la fragilité des certitudes. Du très grand art ! ■ Philip Roth Némésis Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie-Claire Pasquier 226 p., 18,90 €
P
rofondément touché par l’œuvre de Félix Nussbaum à la récente exposition au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme à Paris, Serge Peker, médecin parisien, a voulu lui rendre hommage dans un premier roman. C’est par la voix de Felka Platek, la compagne du peintre et peintre elle-même que l’auteur évoque la brève ligne de vie du couple. A Auschwitz, « dans la grande nuit du camp », Felka sait que c’est la fin, sa dernière nuit. Dans ce qui reste de son corps délabré, seul survit son amour pour Félix. À grande peine, elle tente d’évoquer leur vie, de faire remonter à la surface les souvenirs, les étapes marquantes d’une trajectoire tourmentée. Rencontre à l’Académie des Beaux-Arts de Berlin. Ils fréquentent le même atelier mais ne viennent pas du même monde. Félix appartient à la bourgeoisie aisée, Felka vient de Pologne, d’un milieu pauvre. Les premières pages racontent la confrontation difficile de Felka avec la famille de Félix. Mais plus tard, à la montée du nazisme, ces péripéties paraîtront bien anodines. La traque commence. Felka et Félix s’exileront. En Italie d’abord, ensuite en Belgique. Ostende et puis Bruxelles. Ostende comme une respiration, une échappée où le couple conjugue contemplation et peinture. À la déclaration
de guerre, Félix est arrêté comme citoyen allemand et interné en France, à Saint-Cyprien. C’est là qu’il peindra ses toiles réalistes, mélancoliques, dont le fameux autoportrait à l’étoile, comme autant de témoignages de détresse. Le peintre parviendra à s’évader et à rejoindre Bruxelles. Aidé par des amis, le couple se cachera mais sera dénoncé par un voisin en 1944. Ils partiront à Auschwitz avec le dernier convoi, le 31 juillet 1944. Ils n’en reviendront pas. Le récit de vie se confond avec la création picturale. À chaque étape, l’auteur évoque un tableau. Portraits, natures mortes, paysages, allégories, accompagnent les états d’âme de Felka, du fond de sa nuit. Serge Peker a essayé de restituer au plus près la ferveur et les angoisses de Felka, mais ne parvient pas à éviter les préciosités et un certain maniérisme qui peuvent nuire à l’émotion. Aujourd’hui les œuvres de Félix Nussbaum circulent dans le monde, un musée lui est consacré à Osnabrück, sa ville natale. De l’œuvre de Felka Platek, il ne reste presque rien. ■ Serge Peker Felka, une femme dans la Grande Nuit du camp Éditions M.E.O. 116 p., 14 €
janvier 2013 * n°332 • page 15
lire « ...Pour dire qu’on était passé »
Henri Raczymow
antonio moyano
C
oup sur coup, j’ai lu quatre livres de lui. Depuis, dès que je vois son nom, me vient une certitude : il m’emmènera balader, c’est un type qui déteste qu’on fasse du sur-place ; son idée fixe c’est qu’on aille voir là, là, là, encore et encore, et qu’on enquête et vérifie et qu’on frappe aux portes (ou dans les livres) afin de ne revenir ni bredouille ni bestiote*. « Mais j’irais, à défaut d’avoir fait le voyage avec ma mère, quand il en était encore temps. Elle m’eut montré du doigt les choses. C’est là, c’était là, c’est là qu’on habitait… » (Heinz, p.112) Est-on oui ou non sur la bonne piste ? Car dès le début, le doute agaçant s’installe : je cherche quoi au juste ? Je cherchais une chose et je n’en déniche que trois fois rien, et tout ça m’aveugle. Les quatre récits dont je vais vous parler tiennent de l’autobiographie, certes. Mais surtout du bienfait démocratique : la parole de chacun est importante ; ce n’est pas un Moi pantouflard ni ronronnant mais un Je qui chemine, s’égare, pérégrine. Il y va donc du passé ? Ah ! Le passé, vous m’en direz tant ! « Tout mon travail d’écrivain a eu trait, d’une façon ou d’une autre, à la mémoire. Mémoire individuelle, familiale, collective. Une quête obsédante de l’origine. » (Dix jours, p.39) D’ailleurs, comme un fait exprès, un de ses livres s’intitule « On ne part pas » (Gallimard, 1983). C’est cu-
rieux, j’ai un peu honte, je vous parle de lui comme si c’était un pote, un ami ; en réalité, je ne le connais uniquement que par ses livres. Exact, c’est le genre de privilège qu’on s’octroie, il suffit de le lire. Et pourquoi donc ? C’est que, nous racontant sa vie, de façon fragmentaire, il nous relate la vie des siens avec en supplément ce quelque chose qu’on nomme le souci de la transmission. Le narrateur de ses récits c’est lui, et c’est avec lui bien naturellement qu’on noue des liens presque familiaux. Et comment l’ai-je découvert ? Dans les rayonnages de chez Pêle-Mêle, je crois. En voilà un dont je me suis promis de tout lire, tout. Je vous dis son nom : Henri Raczymow, né à Belleville (Paris, 1948). En vérité, j’avais songé à un autre démarrage pour mon article, et ça commençait ainsi : « Qui se souvient de Renée Lebas ? » (Dix jours, p.74) et je vous expliquais pourquoi j’adore la voix des chanteuses mortes. Dix jours « polonais »1 c’est le récit d’un court séjour en Pologne. « Je ne sais que trois mots de yiddish, des mots d’enfance. » (p.12) En parallèle à ce voyage, le narrateur se remémore des amours impossibles qui ont capoté, voici Pauline, voici Juliette, voici Régine, voici Annie… « Je suis du temps, non de l’espace. Oui, je suis du temps, comme on dit, je suis de Belleville… D’ailleurs, je n’aime guère bouger. Fouler la terre polonaise me ferait renouer avec le
janvier 2013 * n°332 • page 16
temps d’avant mon temps » (p.15) « Dans ma mémoire familiale, la “ Pologne ” était un pays que nous avions fui. Que nous n’avions pas seulement quitté. Oui, nous avions fui. » (p.23). L’écrivain ne prétend pas tout savoir du pays où il va, il désire le rapt de l’étonnement. À Varsovie, il s’égare et tourne en rond. « Le ghetto de Varsovie est une histoire si ancrée en moi et de longue date que je n’avais rien à apprendre en me rendant sur ces lieux aujourd’hui désertés. » (p.30) « Mon dessein était de m’approcher, le plus près possible. J’aurai fait ce que je pouvais. Je me suis approché au plus près. (…) Tout près de là où ça s’est passé. Le plus près possible, je ne pouvais plus près. » (p.39) Le voici visitant la Cricotecka, le centre d’archives du théâtre de Tadeusz Kantor : « Ces objets (…) travail épique de la mémoire et de l’histoire, signifiaient l’histoire du malheur et le malheur de l’Histoire. Je les retrouve ici (…) pieusement conservés. Mais éteints, comme morts pour de vrai, eux qui représentaient la mort quand ils étaient “ vivants ” !, morts avec Kantor, en 1990. » (p.94) Eretz2 il était parti là-bas, le jeune frère, Alain/Ilan (1951-1997), on emboîte ses pas afin de retrouver ceux et celles qui l’ont connu en terre d’Israël, comment se souviennent-ils de lui ? Le jeune Alain/Ilian avait vécu làbas de 17 à 22 ans. « La première fois que j’avais mis les pieds dans ce pays, c’était justement pour
Henri Raczymow
voir mon frère, au début des années 70. » (p.15) Se remémorer le passé, non pas pour régler des comptes, tout au contraire pour tenter la réconciliation tant il est vrai qu’il est quelquefois difficile de tout bonnement s’entendre avec ceux qu’on aime. Et ce livre a une originalité, en page de titre il est écrit « Notes par Anne Amzallag », la compagne, la femme aimée intervient par de brèves notes en bas de page. C’est aussi donc un voyage « d’être deux ». C’est quoi un récit autobiographique réussi ? De nous parler à chacun individuellement à partir d’éléments de vie qui n’appartiennent qu’à un seul ? Ou comme le chemin d’un seul entrelace le sentier de tous ? « J’avais quelques billes dans ma besace. D’abord, la photocopie d’un journal qu’Alain avait tenu à l’époque. Il me l’avait fait lire, jadis, à son retour en France. L’autre document dont je disposais, c’était des lettres qu’il m’avait envoyées, où il me disait
son bonheur d’avoir quitté la France. Nous étions dans l’après Mai 68 » (p.13). Les pages les plus émouvantes sont celles où le frère vivant s’adresse dans un présent éternel au frère décédé. « J’aimerais retrouver les jours aujourd’hui lointains de ton départ, de ton voyage, de ton arrivée dans ce pays. » (p.35) « J’avais à vrai dire le choix, en Israël, de séjourner à TelAviv ou à Jérusalem. Par facilité, j’ai choisi Tel-Aviv. Je me suis dit que la vie y serait plus douce. Elle y fut en effet très douce. Trop, peutêtre. Jérusalem me faisait peur. » (p.150) Tel un carnet de voyage, la trame de ce récit c’est le jour après jour, et puis vient la politique. « Je voudrais dire un mot du sionisme. Le mot est lâché, ce gros mot pour certains. Dans ma famille nous n’étions pas sionistes. Mon père, sans avoir renouvelé sa carte du Parti depuis les années 50, continua de voter communiste jusqu’à la guerre des Six-Jours, en juin 1967. (…) Mon père cessa de voter communiste et de lire L’Huma. Moi, je (re)devins “ juif ” à compter de cette date. » (p.152) Passons à un autre frère, Heinz3, c’est le jeune oncle, frère de sa mère, mort en déportation à l’âge de 19 ans. Je ne sais pourquoi certaines scènes de ce livre m’ont plongé dans le bon souvenir des romans de Simenon. Une véritable enquête, et des vérifications, et des… comment dit-on ça ? Il est passé par ici, il repassait par là, oh oui, des suppositions… « J’avais le sentiment enfin de m’approcher des choses, comme à ce jeu des enfants : C’est tiède, ça se réchauffe, tu brûles ! Tu brûûûles ! Je me résous à des hypothèses. Il n’y a
plus personne aujourd’hui que je pourrais interroger. Plus personne pour acquiescer, plus personne pour démentir. Pour se réjouir ou se récrier. » (p.101) « Allais-je explorer systématiquement les fonds d’archives ? Et pour quels maigres résultats ? Archives municipales. Archives départementales. Archives nationales. Archives militaires. Archives policières. Tout de même : j’aimerais, par impossible, voir le film de l’arrestation de ce jeune homme de dixneuf ans, Dawidowicz Heinz, né le 10 juillet 1924 à Düsseldorf, Allemagne, l’année de la mort de Franz Kafka… » (p.47) Ces trois récits forment-ils un triptyque ? Si oui, alors Heinz en est le cœur, le panneau central. Et à la charnière et dans les gonds, la difficulté de parler de la mère. « Il fallait bien que j’en vienne enfin à l’essentiel, c’est-à-dire à avouer ce que je crois savoir et que j’ai différé de dire jusquelà. Pourquoi n’ai-je pas aimé ma mère ? » (p.130) Quelles sont vos Points de chute4 : Veulesles-Roses, Paramé, Trégastel, Connerré, Branceilles, Bogève, Férolles-Attilly, vous connaissez ? Et la liste n’est pas close, et cela va de 1956 à 2006, c’est en quelque sorte le Tour de France de Henri Raczymow. Un lieu et ses souvenirs comme des spoutniks tournant autour. « Qui interroger, aujourd’hui ? C’est ça le drame, et ma tristesse : plus personne à interroger. » (p.33) ■
*J’emprunte cet adjectif à Honoré de Balzac, je l’ai trouvé dans La Vieille Fille. Dix jours « polonais », récit, Gallimard, 2007, 102p. 2 Eretz, récit, Gallimard, 2010, 154p. 3 Heinz, récit, Gallimard, 2011, 141p. 4 Points de chute, Gallimard, 2012, Collection Haute Enfance, 121p. 1
janvier 2013 * n°332 • page 17
regarder Autour du fantôme juif. Chantal Akerman et Arié Mandelbaum Raya lindberg * Ce texte est celui de la conférence du 3 avril 2012, donnée au Musée Juif de Belgique, dans le cadre des Mardis du Musée lors de l’exposition Arié Mandelbaum, Le temps d’aimer est aussi le temps de l’histoire, Work of one decade (Mars - Mai 2012) et de l’exposition, Chantal Akerman : Too far, Too close, MuKHA, musée d’Art contemporain d’Anvers (Février-Juillet 2012).
A
r ié M a n d e l b au m peint, Chantal Akerman filme. Chez tous deux, cependant, des visages, des traces d’une humanité défaite, ce qui représenterait, au-delà de toute tentation iconique, une représentation possible d’un récit autobiographique, mais également le chemin permis par la création pour « réfléchir » la présence juive et son anéantissement historique. Pour ces deux plasticiens, il s’agit d’entrer en dialogue avec l’histoire, avec cette interrogation constante : comment la montrer. Et cela « au bord de la fiction », dans ce lieu qu’est, peut-être, le « hors-champ » de l’image. À partir de ce bord, Chantal Akerman et Arié Mandelbaum posent un regard qu’on pourrait dire transhistorique sur l’histoire, et élaborent l’un et l’autre, un parcours de travail qui, partant d’un geste esthétique, pose un régime d’historicité dans la brêche ouverte par le temps. Mandelbaum et Akerman sont des artistes qui témoignent d’eux-mêmes, de leur vie intime, et en même temps des autres, par une collusion entre leur histoire biographique et l’histoire univer-
selle. Acteur de leur propre histoire, ils sont les passeurs de deux rives, de la réalité historique au registre d’une mémoire fictionnée, parce que transmise, remémorée, interprétée, racontée. Leurs fictions traduisent une certaine expérience du temps, un temps dont ils sont dépositaires, c’est-à-dire à la fois comme témoins et créateurs. Reste que, malgré les échappées temporelles dans l’histoire de l’art et l’histoire du monde — de la mort de Lumumba aux prison d’Abougraïb chez Mandelbaum ; des violences raciales à la gestion frontalière de l’immigration aux États-Unis chez Akerman — il s’agit pour tous deux de marcher dans leurs propres traces, et d’être les passeurs d’un désastre historique qui prend source aussi dans leur expérience familiale. Cette histoire est celle de l’anéantissement des Juifs pendant le Seconde Guerre mondiale. Autrement dit, s’ils n’oublient pas leur histoire, fût-elle intime, c’est pour en extraire l’image survivante malgré l’extinction, par un travail de remémoration en leur propre nom et aux noms des autres. Voilà ma-
janvier 2013 * n°332 • page 18
tière à créer, à représenter mais sans doute hors-champ, horstemps. À tout le moins, ailleurs que dans la figure visible et immédiate de l’événement selon une figuration qui resterait alors fantomatique. Chantal Akerman est une cinéaste qui filme comme un peintre, si la peinture demande non seulement, un certain temps de pose, mais assemble des éléments pour les fixer ensuite à l’endroit précis où il doivent se tenir. Mandelbaum est un peintre, quant à lui, qui peint par le graphe, le dessin cursif du crayon, dans cet espace blanc du papier où se raconte ses histoires : « Faire des toiles ne m’intéresse pas, une toile existe toujours avec d’autres toiles selon l’histoire que je me raconte. » Mandelbaum raconte à partir de documents d’actualité et de ses propres souvenirs. Ses triptyques, ses polyptyques sont des pans dessinés et colorés qui ouvrent sur d’autres pans. Ses toiles demeurent des formes ainsi ouvertes sur le présent du monde, sur le Die Umwelt, dont on verra ce qu’il veut dire. Akerman qui explique également : « Le temps réel ne m’inté-
L’exposition « Chantal Akerman » :Too far too close au MUKHA
resse pas, pas plus que le temps dramatique ou codifié du cinéma qui manipule la durée, mettons que je prends mon temps. » Chantal Akerman qui résiste donc à la temporalité imposée par la vitesse du montage. Parfaire un dessin, le fixer, et cependant, rester du côté de l’image-mouvement pour Akerman, d’une forme ouverte chez Mandelbaum, voilà comment arriver à peindre et à suivre la marche de l’histoire, c’est-à-dire demeurer du côté des vivants malgré l’apparent aspect révolu de la trace. Comment cela se crée-t-il ? Les films « huis clos » ou les films d’exils d’Akerman, sont des œuvres qu’on pourrait dire pédestres et longitudinales, parce que l’action y est lente comme la promenade. Ses longs plans séquences au détriment du montage, donne au film une dimension picturale assumée, et lui permettent de tout filmer : la largeur d’un champ sous les luminosités différentes d’une journée mais aussi d’absorber sur le mode choral des corps et des visages. Akerman a filmé pour D’Est — tourné juste après la chute du
Mur entre 1991 et 1993 — la Pologne, la Russie, l’Ukraine. Pour montrer ces peuples, ces territoires, Akerman a fait éclater le cadre par le biais de travellings où l’on « marche » le film. Filmés par elle, les grands espaces, la foule, figurent une humanité qui ne fait pas masse. « Mensh », écrit aussi Mandelbaum sur ses toiles, pour représenter des fleurs anthropomorphes. Cette représentation du théâtre humain passé et présent, se traduit chez l’un et l’autre, par un dépouillement et un déplacement de la forme. Mandelbaum se détache ainsi de la figuration des corps et des visages, pour n’en montrer que les esquisses passées comme autant de « repentir/pentimento » remontés du fond de la mémoire à la surface du tableau. Le trait remonte chez Mandelbaum, plus qu’il ne vient s’ajouter à la surface de la toile. Akerman, quant à elle, reste attachée à un cinéma qu’elle nomme non iconique. Elle filme des visages qui ne séduisent pas le regard de façon hypnotique, mais permettent la réciprocité d’un regard
avec le spectateur, face à face et posant une adresse : « voir le visage de l’Autre, c’est déjà entendre “Tu ne tueras point”. » explique Akerman, citant Emmanuel Levinas. Elle poursuit : « Le visage de l’autre est aussi le visage du spectateur. j’ai toujours trouvé que la réalisation de film touchait très fort à la frontalité, à la confrontation. » Le visage à beau être filmé de face, il doit ouvrir sur une intériorité derrière le regard. Filmer, peindre l’humanité vivante ou disparue, pour Mandelbaum et Akerman, relève sans doute de la représentation. Et cela semble possible dans ce temps autre de Mandelbaum et d’Akerman. Tous deux, donnent à voir des images de la survivance de l’histoire après le temps de l’histoire. À propos de cette survivance, Georges Didi-Hüberman est éclairant : « Le modèle du “Nachleben”, ne concerne donc pas seulement une quête des disparitions : il cherche plutôt l’élément fécond des disparitions, ce qui en elles fait trace et, dès lors, se rend capable d’une mémoire, d’un retour voire d’une «renaissance », L’image Survivante, histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, éditions de Minuit, 2002, p.83. Cette survivance ou Nachleben des images est inhérente, chez Akerman et Mandelbaum, à un propos qui explore le retour de l’humanité. Une humanité dont ils montrent tous deux la face disparue, et dont le régime de visibilité rendu inopérant affleure cependant pour faire retour, comme fantôme qui les hante, et hante leurs films et leurs toiles. Chantal Akerman, pour D’Est, a donc tout filmé : « …Pendant qu’il en est encore temps.(…) Visages, rues, voitures,
➜
janvier 2013 * n°332 • page 19
➜ bus, intérieurs, des queues, des portes, des fenêtres, des repas, des jeunes, des vieux, des qui passent, des qui s’arrêtent, assis ou debouts ». Pour l’accrochage au Mukha d’Anvers, ce film est devenu un condensé de civilisation sous forme d’installation vidéo. Akerman qui, à partir de son film, a installé 24 moniteurs vidéos, alignés trois par trois, le 25ème retransmettant la voix de la cinéaste. Le film devenu installation est d’ailleurs soustitré : Au bord de la fiction, tant menace déjà l’obsolescence amenée par la Perestroïka. Mais ce film marque tout autant un retour à la terre natale pour Akerman puisque ses parents sont d’ascendance polonaise. Un territoire de la mémoire dont elle dit : « Ces visages d’Est, je les connaissais, ils me faisaient penser à d’autres visages, (…) Et ces files d’attente, ces gares, tout cela résonnait en moi, faisait écho à cet imaginaire, à ce trou dans mon histoire. » (Chantal Akerman, Autoportrait en cinéaste, éditions des Cahiers du cinéma, 2004). Estce pour cette raison même que Mandelbaum s’inspire de Massacio pour son Polyptico del exclusione amorosa ? En plusieurs panneaux, il évoque les épisodes de la passion amoureuse. Cependant, cette narration intime est intriquée avec d’autres histoires. Masaccio qui inspire ce polyptyque, n’est qu’un indice dans ces toiles, qui ne laissent pas tout apparaître. Le temps et les lieux restent incertains tant surgit de téléscopages temporels entre des histoires : bibliques, modernes, contemporaines. Pourquoi Mandelbaum peint-il son Adam et Eve chassés du Paradis, qui est une reprise de Masaccio, devant les portes d’Auchwitz ? Pourquoi son baptème des néo-
Arié Mandelbaum. La famille Preszow
phytes du même Masaccio, présente-t-il un Nu tremblant, moins devant les fonds baptismaux, que devant une fosse commune ? Et ces hommes nus derrière le nouveau converti, pourquoi attendent-ils leur exécution ? Peutêtre parce que si l’on ne peut pas toujours témoigner des hommes, et plus encore des mort, on peut les peindre, les filmer. Mandelbaum et Akerman, font-il des images ? À tout le moins, ils produisent des représentations. Il est intéressant de comprendre que l’un et l’autre répondent au geste artistique avec la même exigence liée à l’attente d’un regard qui n’est pas le leur, d’une exigence d’adresse à l’autre. Mandelbaum réimprime, repeint
janvier 2013 * n°332 • page 20
à partir d’un matériau déjà fait, déjà là. Ce principe de reprise répond de l’histoire à peindre ou à filmer. Mandelbaum en recrée la transparence dans ses papiers tendus et blancs où se déploient si peu de choses. Humilité de ce peintre qui se met en retrait de ses propres oeuvres pour laisser apparaître une survivance de l’histoire. Pour Akerman, comme pour Mandelbaum, on ne revient pas au lieu ni au temps de l’origine, il reste un point aveugle. On ne peut que l’esquisser comme une trace de la mémoire. Mais, pour l’un et l’autre ces lignes de fuite dans le plan du film ou du tableau — qu’elles soient présentes via les lignes de fuite des tableaux de Man-
delbaum, qui esquisse ça et là des vues de son atelier pour figurer l’écart par rapport au punctum de sa toile, ou qu’Akerman ramasse toute la force d’un point de fuite dans un plan à perte de vue du mur frontalier séparant le Mexique des États–Unis — tous deux posent des dispositifs rhétoriques pour ouvrir sur des horschamps. Des mises en scène imagées qui mettent au centre de leur démarche le principe suivant : l’existence se révèle comme ayant un autre côté. Et ce revers est le plus souvent temporellement et topologiquement inatteignable. À l’intérieur de ce théâtre collectif qu’est l’humanité, la mise en scène de ces lignes ou de ces points de fuite, révèlent un dialogue constant chez Mandelbaum et Akerman avec l’espace alentour, et par-là, avec l’entourage proche et lointain, même si cette rencontre est peut-être aussi l’expérience d’une impossibilité. Il demeure en effet une irréductibilité de l’Autre, un Autre qu’on n’a peut-être jamais rencontré, mais peut-être s’agit-il pour Akerman et Mandelbaum d’un temps où l’on n’a pas vécu, et d’un lieu où l’on n’a pas été. Ces hors-champs de l’Autre se trouve alors figurés par la perspective et les lignes de fuite. Or si les êtres sont relatifs : quand il en meurt un, ce sont tous qui meurent, je suis parce que nous sommes, réalité dont rend compte Martin Buber dans Je et Tu : « Quand une civilisation cesse d’avoir pour centre un phénomène de relation vivante et sans cesse renouvelée, elle se fige, elle devient un monde du cela (…). » on en revient à la catégorie de l’Umwelt. Mot écrit, réécrit sur les toiles de Mandelbaum.
L’homme n’est donc homme que parmi les hommes au cœur du monde. Akerman et Mandelbaum n’accèdent à leur propre humanité qu’en étant en rapport avec l’humanité. Une réciprocité diffuse qui se joue également entre le monde des vivants et celui des morts à travers l’histoire. Un monde qui n’est pas factuel, mais appréhendé phénoménologiquement. L’essence, c’est le monde, pas « Soi », pas « Je ». Et la constitution d’un monde ne se fait pas à partir d’une donnée originaire qui n’est plus la leur, mais transcendantale, c’est-àdire de l’ordre de l’expérience contingente d‘un geste créateur fût-il possédé par des fantômes. Pour preuve, la colonne vertébrale de l’exposition d’Anvers : l’installation de Chantal Akerman au titre énigmatique : Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide. Une spirale de toile dans laquelle on entre comme dans un labyrinthe et sur laquelle est projetée le journal intime d’une jeune fille. Ce journal est un fragment d’histoire mondiale. La jeune fille écrit en polonais, c’est la grand-mère de Chantal Akerman, elle veut vivre libre et dessiner, elle ignore encore que le nazisme va en décider autrement. La cinéaste, à ce moment-là, nous emporte dans une histoire, la sienne, la nôtre, qui témoigne d’un trouble : comment faire parler sa mère, de son expérience des camps, et de la mort de la mère de sa mère ? Comment entrer dans ce monde sans mot, qui n’est pas le sien, et le faut-il ? La réponse, sans doute, est affirmative, puisque Akerman par sa filiation — sa mère a été déportée, elle n’en fait pas mystère — est porteuse de cette mémoire à transmettre. De fait, la sculpture spiralée sur laquelle est proje-
tée ce texte, se lit en marchant — l’apparition des phrases est réglée sur la vitesse de la marche du spectateur. La spirale nous enveloppe, et dessine le passage vers le film qui lui fait pendant. Un film où l’on voit Akerman dialoguer avec sa mère et, s’émouvoir avec elle, des désirs d’émancipation d’une jeune fille juive des années 20. Le Umwelt, c’est-à-dire ce monde alentour, constitue le milieu du dialogue continué des vivants avec les morts. Chez Mandelbaum, cela se traduit par des œuvres qui arpentent la réminiscence avec ses couleurs défaites ou faussées, ses personnages dissous dans des fonds blancs où la toile est souvent laissée en jachère. C’est alors à l’œil de faire advenir les formes. Il s’agit donc de témoigner de la mort des autres, et de l’indicible d’une expérience, même si c’est par le blanc de la page, le sans titre d’un tableau, par des fantômes d’images. Il y a là, à travers ces échappées, la présence de l’Autre, espace vide ou empreinte en passe d’être effacée, qui surgit immanquablement. Parce qu’au-delà des mots, sur les toiles, dans les films et les pièces installées, ces artistes ont pu rendre compte de tous les Autres, hors du temps, dans le « hors la mort » de l’image, au plus près de la vie. n *Raya Lindberg est critique d’art et auteure de théâtre
janvier janvier2013 2013**n°332 n°332• •page page21 21
réfléchir La haine, je dis non* Une fois de plus, en période de montée d’adrénaline communautaire, l’UPJB fait les frais d’un défoulement haineux sur le net. Quelques éléments dans l’entretien qui suit avec Gérard Preszow. propos recueillis par Joseph COhen
Ça fait un petit temps que j’observe les réactions sur le net quand il est question de l’UPJB. Au quart de tour, on assiste à une déferlante d’injures, à une véritable haine pulsionnelle et pas seulement à l’occasion de la dernière opération israélienne sur Gaza , « Pilier de défense », et des prises de position publiques de l’UPJB. Me frappe aussi, la quasi absence de réactions de votre part… G.P. : Je ne suis pas certain d’être la bonne personne pour répondre à ces questions. Je suis old school : je ne suis pas sur facebook, je n’ai pas de blog, je ne twitte pas. Par ailleurs, le site de l’UPJB – www.upjb.be – est informatif et non dynamique. Il ne contient pas de forum. Disons que ma culture internet s’arrête aux mails et à skype. Et, très méfiant par rapport aux forums, j’y interviens le moins possible ou alors, si je polémique, c’est plutôt avec des proches. Donc, je peux juste essayer de réfléchir avec toi à partir de ma modeste expérience en la matière. Ca me fait penser au dernier bouquin de Kertesz traduit en français intitulé : Sauvegarde, parce qu’il s’est mis à l’ordi pour cause de Parkinson. Il y a tout un vocabulaire autour de l’informatique, tout un lexique confondant
(sauver, mémoire, toile, …), mais je m’éloigne… Si je prends récemment le site du cclj – www.cclj.be –, c’est quand même à partir d’une de tes réactions que leur forum s’est emballé ? Pas exactement et pas seulement. Je te raconte ? Oui, vas-y. Le site du cclj est vivant, intelligent, souvent pétillant et plutôt bien informé. Je le consulte très régulièrement. Il faut dire que Oury Wesoly, le chroniqueur principal, a une plume… soit, j’aime le lire, même si ça m’irrite et aussi m’amuse de voir comment il se contorsionne entre son « amour pour Israël » - en voilà un que Gershom Sholem n’aurait pas fustigé ! (à propos, la correspondance de ce dernier avec Hannah Arendt vient de sortir en français au Seuil). Bon, je me perds, qu’est-ce que je disais ? ah oui, les contorsions de Oury, ou du rédac chef Nicolas Zomersztajn, mal pris entre sens critique et nécessité de donner des gages à leur lectorat en se montrant clean par rapport à Israël ou le sionisme. Ils sont coincés entre une vraie déontologie et la nécessité de
janvier 2013 * n°332 • page 22
montrer patte blanche à leur entourage. Bibi et Lieberman ne leur facilitent pas la tâche … Pas plus tard que dans le dernier édito signé N.Z., on a affaire à une tache aveugle incroyable. Il y est dit, en gros, que les Juifs ne versent pas majoritairement dans le nationalisme, « la droite décomplexée de Copé » marchant sur les platesbandes de Le Pen étant une exception. Mais pas un mot sur le nationalisme juif exacerbé par rapport à Israël, pas un mot sur le communautarisme débridé quand il s’agit d’Israël, ce déchaînement dont nous faisons les frais. Revenons à notre sujet, si tu veux bien, je sais bien que tout est dans tout mais… …Mais c’est un peu le sujet, non ? Donc, quelle ne fut pas ma surprise, enfin surprise…, plutôt mon irritation quand je découvre sur ce site un article de Géraldine Kamps sur « Le succès des mouvements de jeunesse juifs » (le 2/10/2011) dans lequel l’UpjbJeunes n’est pas mentionnée ; c’est quand même une longue histoire ce mouvement et, au présent, 80 enfants qui se réunissent chaque samedi à quelques dizaines de mètres de la rédaction de Regards. OK, je sais qu’avec le
net, le réel devient virtuel, mais quand même… Je me permets un petit commentaire ironique à la suite de l’article et, dans les heures qui suivent, la journaliste propose de me rencontrer pour faire une interview à propos de notre mouvement de jeunesse. Entretemps, et suite à ma réaction, le chapeau de l’article a été modifié, une petite entourloupe d’après-coup qui précise qu’il s’agit des « 5 mouvements de jeunesse juifs sionistes ». Trois jours plus tard paraît un article fidèle à notre entretien sur « le 6è mouvement de jeunesse juif » (comme on pourrait dire « le cinquième élément » ou « rencontre du troisième type »). À partir de là, c’est l’avalanche d’insultes au-delà de toute haine imaginable. À croire que l’UPJB, c’est décidément bon pour les Juifs : que ce soit sur le site du cclj.be ou celui de restitution.be ou sur facebook, il suffit de lâcher le mot de passe « upjb » pour que l’audimat grimpe à la seconde ! Et quand ça chauffe en Israël/Palestine, tu peux imaginer la courbe ascendante… et paroxystique ; ça frise l’appel au meurtre.
communauté »… et, comme on dit, j’en passe et des meilleures Et vous êtes restés sans réagir ? Je ne suis pas sociologue mais sans doute faut-il faire la différence entre cclj.be, restitution.be d’une part et notre compte facebook, d’autre part. Sur ce dernier, nous avons effectivement décidé de bloquer les injures,
pas tant pour des questions morales mais parce que, par nature, l’injure n’est pas une contribution à un débat. Tout est très vite dit par l’injure ; il s’agit d’une négation de l’autre. Comme si à la guerre israélo-palestinienne, il Quelques exemples ? Comme ça pêle-mêle, les trois fallait ajouter le meurtre symsites confondus : « les traîtres bolique d’une pensée juive miet les crapules qui se disent du noritaire. Dans le cas des autres peuple juif », « l’UPJB devrait dis- sites, les animateurs ont appelé à paraître de la surface de la terre », la modération et des lecteurs ont « comparable au Jacques dans les bien tenté de réhabiliter le débat années 40 », « ramassis de conne- mais sans succès. Pour ma part, ries », « quelle bande de connards je me suis, d’une certaine façon, vous êtes », « collabos », « ordures », retenu d’intervenir. Ces gens ne « bande d’enculés », « union de veulent pas de débat ou ont l’art mes couilles », « la honte de notre de poser de fausses questions qui peuple », « le même genre de contiennent déjà leurs réponses ; “ Juifs ” qui dénonçaient les autres c’est juste une feinte pour te proJuifs », « qu’on les jettes à Ramal- voquer, pour te faire sortir du bois. lah avec une étoile jaune », « vous De manière quasi infantile sur ne faites plus partie de notre le ton « hè hè, il n’ose pas, il a
pas de couilles ». J’ai jugé, après avoir discuté pas mal autour de moi, que ce que j’avais à dire, je l’avais dit dans des conditions sereines à la journaliste. Maintenant, on sait bien qu’une ou deux personnes qui squattent un site peuvent faire beaucoup de bruit – et peut-être de mal – mais ne pas représenter grand-chose. On sait aussi que facebook peut être un
défouloir, de la pulsion destructrice à l’état pur. L’obsession est telle que, quand l’UPJB n’a rien à voir avec tel ou tel sujet , on l’y associe quand même sur l’air de « calomniez calomniez, il en restera toujours quelque chose ». D’une certaine façon, il serait intéressant de faire une étude sur la fonction de l’UPJB dans le discours communautaire, ce qu’elle dit en creux de cette communauté, de son conformisme affligeant, de son sens absent d’altérité. À ma connaissance, l’UPJB est la seule organisation à subir cet anathème, la seule dont, finalement, on pourrait dire qu’elle occupe la place du Juif dans un discours tristement unanimiste. Ca ne te dirait pas de bosser un peu sur cette question ? ■ *Titre d’une campagne initiée par le CCLJ
janvier 2013 * n°332 • page 23
mémoire(s) La Belgique meurtrie roland baumann
A
ux Archives générales du Royaume (AGR), l’exposition « La Belgique meurtrie » tire de l’oubli un vaste fonds d’archives documentant les désastres de la Deuxième Guerre mondiale dans notre pays. L’importante iconographie accompagnant l’archive de l’administration des dommages de guerre aux biens privés en 1940-1945 permet aussi de mieux entrevoir la réalité quotidienne de la société belge dans l’entre-deux-guerres. Destruction de la Grand-Place de Tournai et de la bibliothèque universitaire de Louvain en mai 40, raids meurtriers de l’aviation alliée en 43-44, tirs massifs de V-1 et de V-2 sur Anvers et Liège d’octobre 44 à mars 45, anéantissement de Saint-Vith ou de Rochefort durant la bataille des Ardennes... pillages, réquisitions, spoliations... Les dommages de guerre aux biens privés sont énormes dans notre pays en « 40-45 ». Ainsi, plus de 500.000 immeubles sont endommagés ou détruits, soit 23,3 % des bâtiments existants avant guerre. Une loi des dommages de guerre aux biens privés est votée en octobre 1947, suite au discours prononcé à Harvard par le secrétaire d’État George Marshall promettant l’aide financière américaine à la reconstruction de l’Europe. Cette loi de solidarité vise à reconstruire les richesses nationales en aidant les personnes à reconstituer leur patri-
moine sinistré. L’administration des dommages de guerre se divise en 9 directions provinciales et une direction centrale avec des services techniques. Introduite auprès du directeur provincial, la demande d’indemnisation doit s’accompagner d’un certificat de civisme. Ceux qui ont collaboré avec l’occupant n’ont en effet pas droit aux indemnités. Les prisonniers de guerre et prisonniers politiques sont prioritaires dans le traitement des dossiers, constitués tant au niveau central que provincial. La procédure d’indemnisation est longue et comporte 24 étapes administratives... Rattachée au ministère de la Reconstruction jusqu’en 1952, l’administration des Dommages de guerre, dépendra ensuite du ministère des Travaux publics... Vers 1980, l’ensemble des archives de l’administration des dommages de guerre est rassemblé rue Pasteur à Anderlecht : 22 kilomètres linéaires d’archives, le plus gros correspondant aux dommages aux biens privés, ainsi qu’une vingtaine d’autres fonds d’archives associés aux dommages de guerre et dépendant depuis 2002 du SPF (service public fédéral) Intérieur. Conservée sur 15 niveaux d’étagères dans trois hangars humides, sans aération, avec un circuit électrique vétuste et de graves problèmes d’inondations, cette énorme archive oubliée se trouvait menacé de disparition. Archiviste de l’État, chargé par
janvier 2013 * n°332 • page 24
les Archives générales du Royaume du traitement et du transfert de cette archive historique, François Antoine évoque les grandes étapes du « chantier Pasteur » : Alertées par les experts de la Commission Buysse de la situation délicate dans laquelle se trouvait ce véritable « monstre archivistique », les Archives de l’État ont procédé à une première inspection l’été 2005. Commencé en juin 2006, le chantier s’est terminé fin 2009, faute de budget disponibles pour son achèvement. Il s’agissait de trier, sélectionner, traiter et conditionner cette énorme masse de dossiers pour son transfert aux AGR21. Nous avons réduit de moitié le volume d’archives en éliminant les dossiers en double des séries provinciales, ne conservant que les photographies, cartes, plans et documents importants. Aujourd’hui, il reste à traiter les parties Brabant, Flandre orientale, Flandre occidentale, Anvers et Limbourg, de la série centrale. L’état délabré du dépôt de la rue Pasteur demande une reprise rapide des travaux de conditionnement et de versement de ces archives aux AGR2 afin que l’ensemble de cet important fonds historique puisse être préservé. Il faut savoir que le fonds d’archives des dommages de guerre en 1914-1918, probablement tout aussi précieux et qui se trouvait jadis entreposé dans les caves de l’Hôtel des Monnaies, a entièrement disparu lorsqu’on a détruit ce bâtiment en 1979 ! Les autorités
Maison de la famille Paiuc Iospa, détruite suite au bombardement du 31/08 – 1er/09 1941, située au n°4 rue Vieuxtemps à Liège. Bruxelles, AGR 2 – dépôt Joseph Cuvelier, ministère de la Reconstruction, Archives de l’Administration des Dommages aux biens privés. Série Commission Buysse, n°480.
de l’époque ne réalisaient visiblement pas la valeur historique inestimable de telles archives historiques.... En France, au début des années soixante, le tri des archives de dommages de guerre, basé sur un critère vague d’historicité et de montant des indemnisations, conduisit à la destruction d’une majorité d’archives dont l’absence s’est fait cruellement sentir par la suite : c’est ainsi qu'elle déposséda les associations juives de sources essentielles pour fixer les montants des restitutions à accorder aux victimes de spoliations antisémites allemandes ! Comme le soulignent François Antoine et les différents auteurs de l’ouvrage scientifique édité par les AGR à l’occasion de l’exposition2, la valeur de ces archives de guerre dépasse largement leurs rôles patrimonial ou culturel. Il s’agit tout d’abord d’une utilité publique et d’accès des citoyens à l’information et à la découverte de leur passé, tout comme dans le cas des archives de la police des
étrangers, également conservées aujourd’hui aux AGR. Qu’il s’agisse d’histoire sociale ou économique, l’utilité de ces archives est multiple. En permettant, par exemple, d’établir la cartographie des bombardements aériens en 40-45, région par région, l’archive des dommages de guerre contribue à l’élaboration d’une histoire des sols et de l’environnement dans notre pays. Un sujet bien d’actualité à l’heure de la prise de conscience des dangers pour l’environnement et la santé publique que font courir aujourd’hui les munitions non éclatées de la guerre 14-18 : pollution au plomb, au mercure, etc. Alors que la Belgique fait de gros efforts d’assainissement des sols pollués et de réhabilitation d’anciens sites industriels, les archives de dommages de guerre se révèlent donc indispensables à l’étude historique des sols, permettant de voir sur plans et photographies d’époque tous les détails de l’aménagement de
sites industriels ensuite disparus. Certes, la majorité des victimes juives de la guerre en Belgique n’avaient pas la nationalité belge et ne purent donc introduire de demandes d’indemnisations dans l’après-guerre. Mais, parmi les fonds associés aux dommages de guerre transférés de la rue Pasteur aux AGR2 figurent notamment les archives de la Brüsseler Treuhandgesellschaft (BTG) et du Gruppe XII chargés par l’occupant de centraliser les biens juifs spoliés. Les AGR publieront bientôt l’inventaire de ces archives allemandes de la spoliation. Parmi les quelque 900.000 dossiers de dommages de guerre, les nombreux documents visuels joints aux demandes d’indemnisations sont particulièrement précieux et constituent le fil rouge de l’exposition : plans d’architectes, croquis, cartes postales et nombreuses photographies documentant l’état des biens avant les dommages de guerre offrent une véritable plongée dans la vie quotidienne belge de l’entre-deux-guerres et rendent cette exposition extrêmement attachante. ■ Archives générales du Royaume 2 – dépôt Joseph Cuvelier. 2 Pierre-Alain TELLIER (dir.), Une brique dans le ventre et l'autre en banque. L'indemnisation des dommages aux biens privés causés par les opérations de guerre et assimilées. Sources pour une histoire plurielle du 20e siècle. Archives Générales du Royaume. Bruxelles, 2012. 1
Exposition : « La Belgique meurtrie ». Jusqu’au 28 février 2013. Archives Générales du Royaume, rue de Ruysbroeck 2, 1000 Bruxellles ; Lu 8h30-16h, Mardi-Ve 8h30-18h, Samedi 9h-12h30 et 13h-16h ; entrée libre Voir: www.arch.be Les dossiers de dommages de guerre sont consultables aux AGR2 – dépôt Joseph Cuvelier, rue du Houblon 26-28, 1000 Bruxelles sur rendez-vous (mail: agr_ar_2@arch.be)
janvier 2013 * n°332 • page 25
mémoire(s) Kazerne Dossin. Nos déportés ont un visage jacques aron
L
’évènement fera date. En édifiant au cœur de Malines, sur le lieu le plus symbolique de la tragédie, un musée aux fenêtres pour toujours aveugles, le gouvernement flamand, au terme d’un débat difficile, a posé un repère important et durable de l’histoire de la persécution raciale des Juifs et des Tsiganes pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a donné forme tangible et massive à la reconnaissance d’un fait qui s’est inscrit progressivement – et sans doute de manière irréversible – dans la conscience européenne, voire dans celle de l’humanité. Au crime de génocide, abstrait dans sa définition juridique, il a apporté une perception plus directe, une succession d’images qui rappellent des êtres de chair et de sang, des vies d’hommes, de femmes et d’enfants, des destinées prises dans un engrenage qui les a broyés et conduits à la mort. Un destin collectif, qui dans sa dimension tragique et arbitraire, dans son insertion au milieu de notre vie quotidienne, mais aussi dans une histoire transnationale de longue durée et d’une vaste étendue, n’a pas fini de nous interroger. Face à la caserne d’où furent emmenées les victimes dans des conditions de plus en plus dégradantes, et
dans laquelle ne subsiste plus à présent qu’un modeste Mémorial, se dresse le bâtiment du Musée, où se déroule sur trois étages la chronologie de la persécution de ces gens venus de partout, en petit nombre depuis des siècles, de plus en plus massivement dans cet entre-deux-guerres lourd de nouveaux dangers qui, s’ils ont été très tôt perçus, n’ont pas été évités pour autant. En inscrivant la tragédie qui s’est jouée sur notre sol dans une perspective pédagogique centrée sur les Droits de l’Homme, ce projet entend évoquer et éveiller à plus long terme la responsabilité collective dont le défaut a permis l’irréparable. Un projet qui, à vrai dire, n’est encore qu’esquissé. Il a fallu des décennies pour que prenne corps ainsi le travail patient et opiniâtre de témoins et d’historiens, au premier rang desquels – on ne le redira jamais assez – figure notre ami regretté Maxime Steinberg. De 1982 à 1986, il publia sa grande trilogie L’étoile et le fusil. Il écrivait à mi-parcours en introduction de son second volume : « L’évènement le plus considérable, le plus tragique aussi, de l’occupation allemande en Belgique est le sujet de ce livre. Les cent jours de la Déportation (1942) relate comment, en trois mois à
janvier 2013 * n°332 • page 26
peine, 17.000 hommes et femmes, enfants et vieillards, sont rassemblés, souvent par familles entières, pour être aussitôt acheminés à Auschwitz. Là-bas, dans le secret de l’Est européen, la plupart dès leur arrivée, et presque tous, par la suite, disparaissent à jamais. C’est, dans le discours nazi, la solution finale : la liquidation physique, pure et simple, de la question juive. » Toutes ces recherches, relayées et complétées aujourd’hui par de nombreuses institutions, dont le Centre de Documentation du nouveau musée, ont permis d’illustrer de façon convaincante comment la moitié de toutes les victimes de la guerre en Belgique fut marquée, isolée par l’occupant et ses complices, rassemblée pour être assassinée. L’exposition rappelle aussi le courage de ceux qui surent s’opposer à cette politique criminelle, Juifs et non-Juifs confondus, et firent, à tous niveaux et de toutes les façons, acte de résistance. Si la Première Guerre est exclue de la perspective historique, l’exposition n’en montre pas moins que la Seconde ne lui fut en rien comparable. À travers une occupation armée, c’est un régime, le nazisme, qui s’impose pendant quatre ans, ici et ailleurs, un régime que bien des complaisances ont porté au pouvoir. C’est là sans doute que
la volonté humaniste des concepteurs montre ses faiblesses et ses limites. Comment transmettre une pédagogie des Droits de l’Homme qui soit aussi une leçon de politique et pas seulement un propos moralisateur. On comprend mal cette insistance à condamner la « masse ». Il y a certes une violence de masse, spontanée ou soigneusement encadrée, mais toute l’histoire moderne, fondée sur l’organisation de masse du travail et de l’exploitation des énergies naturelles, sur l’encadrement administratif qui l’accompagne, reste le défi incontournable auquel nous sommes tous confrontés. À partir de la Révolution française, qu’on le veuille ou non, les masses font l’histoire. Comment l’exaltation du peuple – la Liberté guidant le Peuple – s’estelle muée en condamnation méprisante de la « masse ». Est-ce pour tenter d’échapper aprèsguerre à ses dérives politiques et à sa fascination pour le nazisme, qu’Henri de Man écrivit en allemand et en français : L’ère des masses et le déclin de la civilisation ? Le Musée n’échappe pas aux pièges bien connus de l’écriture à rebours de l’histoire. Ce qu’il convient précisément de dépasser – et nous n’en sous-estimons pas la difficulté – c’est cette vision téléologique, selon laquelle la fin était nécessairement écrite, le génocide inévitablement écrit dans la longue histoire des Juifs. Il serait temps, enfin, de déposer dans les poubelles de l’Histoire, les questions fausses et donc sans réponse possible. Il n’y a pas de « question juive », pas de Sémites, pas de peuple élu ou déicide, pas d’Holocauste ! Comment faire comprendre qu’il y a des questions qui nous concernent tous et tous les jours ? La seule grande question reste ouverte : pourquoi des sociétés – et pas seule-
ment l’Allemagne, même si elle en constitue un cas d’école – ontelles été à ce point incapables de surmonter leurs oppositions internes et externes, dans une accélération de l’histoire sans précédent, pourquoi les nations en lutte ont-elles dû se forger un bouc émissaire pour cimenter une unité factice, et qu’est-ce qui prédisposait les Juifs à devoir, bien malgré eux, jouer ce rôle ? Je serais étonné de connaître le résultat d’une enquête à ce sujet menée auprès des visiteurs du musée. J’entends déjà les réactions que mon propos pourrait susciter. Aussi, pour ne pas être mal compris, je le résumerai comme suit : merci à tous ceux qui ont permis à ce musée d’exister, à ce nouveau bâtiment situé au bout de la Jodenstraat, témoignage d’une présence ancienne dans la ville archiépiscopale, de synthétiser une page noire de notre histoire, de donner un visage à nos déportés, et qu’y a-t-il de plus émouvant que ce mur traversant de bas en haut l’édifice avec ces 25.000 visages qui pourraient être vous et moi ? Et parvenu au sommet, de jeter un regard sur le lieu de leur rassemblement pour un voyage sans retour. En résumé, si le nouveau musée permet de prendre la mesure de l’évènement, il reste encore beaucoup à faire pour aider à sa compréhension. Ma seule attente concerne ses prolongements, son dépassement de la circonstance politique du moment et de l’émotion vers encore plus d’intelligibilité des causes, seule capable de peser sur un avenir différent. ■
est le mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique (ne paraît pas en juillet et en août) L’UPJB est soutenue par la Communauté française (Service de l’éducation permanente) Secrétariat et rédaction : rue de la Victoire 61 B-1060 Bruxelles tél + 32 2 537 82 45 fax + 32 2 534 66 96 courriel upjb2@skynet.be www.upjb.be Comité de rédaction : Henri Wajnblum (rédacteur en chef), Alain Mihály (secrétaire de rédaction), Anne Gielczyk, Carine Bratzlavsky, Jacques Aron, Willy Estersohn, Tessa Parzenczewski Ont également collaboré à ce numéro : Roland Baumann Jean-Marie Chauvier Joseph Cohen Paul Delmotte Raya Lindberg Thierry Rozenblum Conception de la maquette Henri Goldman Seuls les éditoriaux engagent l’UPJB. Compte UPJB IBAN BE92 0000 7435 2823 BIC BPOTBEB1 Abonnement annuel 18 € ou par ordre permanent mensuel de 2 € Prix au numéro 2 € Abonnement de soutien 30 € ou par ordre permanent mensuel de 3 € Abonnement annuel à l’étranger par virement de 40 € Devenir membre de l’UPJB Les membres de l’UPJB reçoivent automatiquement le mensuel. Pour s’affilier: établir un ordre permanent à l’ordre de l’UPJB. Montant minimal mensuel: 10 € pour un isolé, 15 € pour un couple. Ces montants sont réduits de moitié pour les personnes disposant de bas revenus.
janvier 2013 * n°332 • page 27
mémoire(s) Une expo et un mémorial. Liège, cité docile ? Il y a une dizaine d’années, des fils et petits-fils d’anciens déportés juifs de la région liégeoise dans les camps du nord de la France se sont fixé comme objectif d’entretenir la mémoire de cet épisode tragique. Pour raconter ce que fut le sort de leurs familles sous l’occupation, l’asbl « Mémoire » de Dannes-Camiers a réuni une masse documentaire considérable et soutenu la publication du livre de Thierry Rozenblum : Une cité si ardente ? Sept-cent trente-trois assassinats ont ainsi été commis au terme d’un processus qui a commencé dans les bureaux, les administrations et les rues de Liège. C’est cette vérité que l’exposition et le Mémorial Liège, Cité docile, qui ont été inaugurés le dimanche 9 décembre, nous invitent à méditer.
C’est en présence d’un public extrêmement nombreux que sont successivement intervenus Willy De- meyer, le bourgmestre de Liège ; Didier Reynders, mi-nistre des Affaires étrangères ; Jean-Claude Marcourt, vice-président de la Fédération Wallonie-Bruxelles et ministre de l’Enseignement supérieur ; Marie-Domi-nique Simonet, ministre de l’Enseignement obligatoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et Thierry Rozenblum, auteur du livre Une Cité si ardente ? Les Juifs de Liège sous l’Occupation, 1940-1944 (Bruxelles, Éditions Luc Pire, 2010). C’est l’intervention de ce dernier que nous avons choisi de publier. H. W.
Discours de Thierry Rozenblum
E
n 1940, 2.560 Juifs vivaient dans la région liégeoise. La plupart étaient étrangers. Ils venaient de Pologne, de Roumanie, d’Allemagne... Ils s’étaient installés à Liège pour y travailler, et pour fuir, déjà, les premières persécutions antisémites. Entre 1942 et 1944, 733 d’entre eux ont été mis à mort par les Nazis, pour la plupart à Auschwitz. 733 hommes, femmes et enfants de Liège ont ainsi été as-
sassinés, pour la seule raison – si l’on peut employer ce mot – qu’ils étaient juifs. Ils font partie des quelque cinq à six millions de Juifs – soit près des trois quarts de la population juive d’Europe – qui ont été assassinés par les nazis. 29.000 d’entre eux venaient de Belgique. Il a fallu du temps, beaucoup de temps pour que, presque 70 ans après la libération de notre pays, la mémoire des disparus puisse être honorée de façon solennelle dans notre ville. Écrire leur nom, montrer leur visage, raconter leur histoire, tout cela peut sembler évident aujourd’hui. Et pourtant, il a fallu pour y arriver, un long combat. Un combat mené, en Belgique, dès le lendemain de la guerre, par seulement une poignée d’hommes et de femmes qui ont consacré leurs vies à reconstruire une vie communautaire et à mener cette bataille contre l’oubli.
janvier 2013 * n°332 • page 28
Permettez-nous en ce jour de rappeler les noms de quelquesuns d’entre eux : Nathan Ramet, Georges Schnek, David Susskind, et l’historien de la Shoah en Belgique, Maxime Steinberg. Ils sont partis trop tôt, mais ils ont marqué l’histoire de notre communauté. Ils méritent, à cet égard, un hommage particulier. Lorsque, il y a une dizaine d’années, des fils et petits-fils d’anciens déportés juifs de la région liégeoise ont décidé d’engager à leur tour un travail de Mémoire, c’est tout naturellement sous le patronage de ces aînés qu’ils se sont placés. Nous n’avons fait, au fond, que prendre leur relais. Nous avions, d’abord, une dette de connaissance. En mettant au jour des archives enfouies et très souvent inédites, nous avons écrit une page d’histoire de notre cité. Une page douloureuse, puisqu’elle a révélé que la persécution des Juifs de Liège
a commencé par un processus d’identification et d’exclusion, qui s’est déroulé dans les bureaux, les administrations et les rues de notre ville. Au nom de la politique dite du moindre mal suivie dès les débuts de l’occupation, la Belgique institutionnelle s’est fourvoyée dans l’engrenage génocidaire nazi. Cette vérité terrible, notre bourgmestre l’a reconnue en 2002 et 2010. Il a fait plus encore : en s’engageant concrètement pour soutenir le travail de Mémoire. Puis, en 2012, c’est le premier ministre Elio di Rupo qui a reconnu la responsabilité de la Belgique dans la déportation des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Cette reconnaissance a été pour nous un soulagement. La vérité est connue, mais il s’agit aujourd’hui de la transmettre. C’est l’esprit du mémorial que nous allons inaugurer ensemble. Comme l’on voulu ses promoteurs, ce mémorial conçu et réalisé par l’artiste Christian Israel, sera aussi une pièce d’histoire, de pédagogie et de transmission. Notre ambition commune est de faire obstacle à la résur-
gence de l’intolérance et de la haine, de développer l’enseignement de la fraternité et du respect de l’autre. Un engagement démocratique et citoyen contre toute forme de persécution. Cela commencera dès demain avec les premières visites d’établissements scolaires. Nous avions une dette de reconnaissance. En écrivant l’histoire des familles juives de la région liégeoise, nous avons aussi retrouvé la part de lumière de la cité, celle des résistances et d’un ample sursaut populaire de désobéissance civile. Spontanément, individuellement ou collectivement, des particuliers appartenant à l’ensemble des forces vives de la société civile ont aidé des milliers de Juifs à se soustraire aux Nazis jusqu’à la libération. La ville continue Photos A. M. d’honorer ces justes.
Mais il y a aussi, (on ne l’a pas assez dit) la pugnacité des Juifs, leur courage, leur esprit d’initiative et leur extraordinaire désir de vivre qui les conduisirent à refuser les ordres, à résister et à échapper ainsi à ceux qui avaient planifié leur mort… C’est pourquoi nous voudrions terminer en nous adressant à nos familles présentes ici pour leur dédier ce Mémorial. Prenez-le comme un acte d’amour et de reconnaissance pour tous les efforts que vous avez consentis, en nous mettant à l’abri d’une histoire cruelle, en nous offrant tout… À notre tour de prononcer les paroles de nos aînés : Souviens-toi. N’oublie pas « Zakhor, Al Tichkah » ■
janvier 2013 * n°332 • page 29
Yiddish ? Yiddish ! par willy estersohn
ליד-ים
! יִידיש ? יִידיש Traduction de la version yiddish
yam-lid Chant de la mer Auteur des vers publiés ici, Yehuda Halevi (± 1075-1141) fut à la fois poète, philosophe et médecin. Dans l’Espagne (Sefarad, en hébreu) où il voit le jour, la culture juive connaît un épanouissement sans précédent qui s’étend du 8ème au 14ème siècle, que ce soit sous l’islam en Andalousie ou, plus tard, sous la chrétienté (c’est en 1492 qu’Isabelle la Catholique ordonna l’expulsion des Juifs d’Espagne). Yehuda Halevi est considéré comme l’un des plus grands poètes de langue hébraïque : on lui doit plus de 800 poèmes tant profanes que liturgiques. Le poète Haïm Nahman (khaim nakhmen) Bialik (1873-1934) a traduit en yiddish quelques-unes des œuvres de Yehuda Halevi dont ce poème-ci. Mais Bialik est surtout considéré, lui aussi, comme l’un des plus grands poètes de langue hébraïque. Né en Russie, il s’est établi à Tel Aviv en 1924.
J’ai oublié toutes (mes) bien-aimées, /J’ai abandonné ma propre maison, /Je m’en suis remis à l’océan,/Emmène (porte) - moi, océan, au sein de ma mère. Et toi, fidèle vent d’ouest,/Conduis mon bateau jusqu’à l’autre rive,/(Que) mon cœur aux ailes d’aigle/Cherche depuis longtemps le chemin jusqu’à elle. Emporte-moi là en paix,/Après quoi envole-toi vers le retour/Salue toutes (les) mes bien-aimées/ Et parleleur de mon bonheur.
ֿפארגעסן ַאלע ליבסטע ַ כ׳האב ָ libste
ale
fargesn
kh’hob
farlozt
kh’hob
;מײן אײגן הױז ַ רלאזט ָ ֿפא ַ כ׳האב ָ hoyz eygn mayn
כ׳האב דעם ים זיך ָאּפגעגעבן׃ ָ opgegebn zikh yam dem
kh’hob
. צום מוטערס שויס, ים,טראג מיך ָ shoys
muters
tsum yam mikh
trog
,געטרײער ַ װינט- מערֿב,און דו getrayer
vint - mayrev du
un
,מײן שיף צו יענעם ברעג ַ טרײב ַ breg yenem tsu shif mayn
Haïm Nahman Bialik et une statue représentant Yehuda Halevi à Césarée, en Israël
trayb
ֿפליגל-הארץ מיט ָאדלער ַ מײן ַ װאס ָ fligl – odler
mit
harts mayn
vos
.לאנג צו אים ַא װעג ַ זוכט שוין veg a
im
tsu lang shoyn zukht
,נאר ַאהין בשלום ָ ברענג מיך besholem ahin
nor mikh breng
,נאך דעם ֿפלי זיך דיר צוריק ָ tsurik
dir zikh fli
dem nokh
remarques
כ׳הָאבkh’hob = איך הָאבikh hob. ָאּפגעבן זיךopgebn zikh = se remettre entre les mains de, se consacrer à, se donner à. יםyam (hébr.) = mer, océan. מערֿבmayrev (hébr.) = ouest ( מיזרחmizrekh [hébr.] = est). טרַײבןtraybn = conduire, pousser devant soi. בשלוםbesholem (hébr.) = en paix, sain et sauf. זָאלסטוzolstu : contraction du t de zolst avec le d de du. זָאלzol : verbe auxiliaire du subjonctif qui permet aussi d’exprimer l’impératif.
גריסן ָזאלסטו ַאלע ליבסטע libste
ale
janvier 2013 * n°332 • page 30
zolstu
grisn
janvier 2013 * n°332 • page 31
anne gielczyk
La fin du monde
L
es amis, il m’arrive un truc horrible : on m’a volé mon ordinateur ! La fin du monde en quelque sorte. D’ailleurs ça m’est arrivé le 12.12.12, annoncé comme Fin du monde par les Anglais qui, comme nous le savons, en font toujours à leur tête, même quand il s’agit de la fin du monde. En ce qui me concerne, ils ont eu raison en tout cas. C’est arrivé à la gare de Gand, alors que j’attendais le train pour Bruxelles après une journée épuisante de cours – ma seule vraie longue journée de cours de la semaine, je vous rassure tout de suite, question de ne pas ébranler vos certitudes concernant les enseignants. Et le pire c’est que je n’ai RIEN senti ! Un ordinateur c’est quand même pas un portefeuille, hein dites ! Ça pèse facilement un à deux kilos ces petites choses. Envolé l’ordi et envolés aussi tous les fichiers créés depuis une semaine… J’avais déjà noté entre autres choses des idées pour mes Humeurs et même tenté une première phrase, et vous n’êtes pas sans savoir que la première phrase, c’est ce qui compte le plus. Si c’est la bonne, le reste suit tout seul, enfin, « tout seul », façon de parler, on transpire encore pas mal, mais au moins
on n’a plus ce nœud dans l’estomac. En fait, je n’étais pas tout à fait convaincue de ma première phrase et c’est ça, sans doute, qui me prenait la tête au moment où quelqu’un a introduit subrepticement sa main dans mon sac-àdos pour y saisir, tout aussi subrepticement, mon ordinateur portable. J’avais la tête ailleurs, je n’ai rien senti. Bon, je n’irai pas jusqu’à dire que c’est de votre faute, mais n’allez pas croire que vous n’y êtes pour rien, puisque c’est en pensant à VOTRE chronique, qu’on m’a volé mon ordinateur.. C’est donc un peu notre objet qu’on a dérobé…. Alors je vous soumets ma première phrase, volée en gare de Gand, du moins ce que j’en ai « sauvegardé » dans ma mémoire à moi: « Gwendolyn. Elle s’appelle Gwendolyn, Gwendolyn Rutten. C’est la nouvelle présidente de l’Open VLD. Exit Alexander De Croo, fils d’Herman, l’homme qui a fait chuter le gouvernement Leterme en 2010 et a été à l’origine de la plus longue crise gouvernementale de l’histoire politique de la Belgique. L’homme qui a précipité son parti au dessous des 10% des suffrages, en octobre 2012, un parti qui, il y a quelques années encore était le plus grand parti
janvier 2013 * n°332 • page 32
de Flandre. Rien ne va plus donc au VLD, tellement open qu’il se vide de partout. Et quand rien ne va plus…, c’est là qu’on pense aux femmes. Question de faire le ménage. Entre temps, Alexander De Croo lui, a été promu vicepremier ministre. »
V
oilà, c’était ma « première phrase ». Ça ne vous intéresse pas trop? Vous vous fichez de l’Open VLD? C’est bien ce que je pensais. Vous préférez des sujets plus légers ? Bon, eh bien, Facebook alors ? Ben oui, figurez-vous que je me suis lancée sur Facebook. Oui je sais, ça aussi c’est horrible ! Mais vous n’imaginez pas le nombre de vos amis qui sont sur Facebook et qui vous l’avaient caché ! Et puis, sur Facebook, ce n’est pas comme chez les Juifs progressistes, sur Facebook on like. Non, pas « lique », les amis, « l’ail-que ». Du verbe « liker », aimer : je like, tu likes, il like… à l’imparfait du subjonctif, ça devient : « Pourquoi a-t-il fallu que je likasse ? » Bonne question, sauf que sur Facebook, ça n’existe qu’au temps présent. On like ici et maintenant. Et on ne se prend pas la tête. D’ailleurs, il suffit d’un clic, vous poussez sur le bouton du pouce qui pointe vers le haut. Ensuite vos
« je like, tu likes, il like...nous likons »
« amis » seront informés du fait que vous avez liké. Puis on fait le compte, untel et unetelle, 10, 20, 100 personnes « aiment ça ». Bizarrement, il n’y a pas de bouton avec un pouce renversé. Il n’y a pas moyen de ne PAS aimer. Du moins, pas d’un simple clic. Si on n’aime pas, on est obligé d’écrire un « commentaire ». Faut donc faire un effort. Ce que certains (amis) font avec brio. D’autres sont plus primaires, ainsi sur la page Facebook de l’UPJB les « amis » qui ne likent pas les positions de l’UPJB concernant le gouvernement israélien, manient plutôt l’injure et la menace. à ce propos, voir en page (papier) 22 de ce numéro, l’entretien de Joseph Cohen avec Gérard Preszow.
B
on, vous saviez tout ça, ça fait des lustres que vous êtes sur Facebook ? Vous voulez un autre sujet léger,
judéo-flamand si possible… Bart De Wever peut-être ? Il a quand même perdu 60 kilos en 8 mois cet homme ! Par contre, depuis qu’il a gagné les élections, il devient un peu lourd. Arrogant même. Il ressemble de plus en plus à Filip Dewinter – ou à Nicolas Sarkozy – et ça, je ne suis pas certaine que ça plaise à tout le monde, même parmi ceux qui ont voté pour lui. Il ne se tient plus, Bart De Wever. Le slogan de l’ancien bourgmestre Patrick Janssens « ‘t Stad is van A », La ville est à vous (en antwerps), devient avec Bart de Wever « ‘t Stad is van um » (la ville est à Lui, toujours en antwerps). Il sera bourgmestre d’Anvers, coûte que coûte. Il vient de signer un accord qui ne reprend quasi rien de son programme, en laissant la fonction économique la plus importante, celle du port d’Anvers au CD&V ! Par contre, sur le plan symbolique, il ne cède rien. Pendant qu’à Alost
et à Brasschaat les élus N-VA ajoutent des petits lions flamands sur les plaques des rues de leur ville, une trentaine d’artistes anversois ont proposé récemment de commémorer le poète populaire anversois Herman de Coninck (mort d’une crise cardiaque en 1997, à l’âge de 53 ans) en rebaptisant ainsi la place Pieter De Coninck. Il suffit donc de remplacer Pieter par Herman et le tour est joué ! D’autant plus que tout le monde là-bas appelle ça « het Coninckspleintje » (ils disent : plentje). Il faut savoir que Pieter De Coninck est le héros d'un roman culte de Hendrik Conscience De leeuw van Vlaanderen qui raconte la Bataille des éperons d’or le 11 juillet 1302, un des mythes fondateurs de la nation flamande. Bart De Wever a balayé la proposition d’un revers de la main, la qualifiant d’une des « domste dingen die ik de culturele sector heb horen zeggen. En dat wil wat zeggen » (en résumé : Cassetoi pauv’con, les « cons » étant, en l’occurrence, les artistes). Je laisserai à l’artiste Herman de Coninck le soin de répondre de façon posthume à BDW, en espérant que celui-ci comprendra… « Soms was alles eenvoudig/ als in de Franse vervoegingen/ het verleden le passé/ simple, de toekomst le futur/ simple, en ik nu nog altijd/ le plus-queparfait » Parfois tout était simple/ comme dans les conjugaisons françaises/ le passé, le passé/ simple, le futur, le futur/ simple, et moi encore toujours/ le plus-queparfait*. ■ * Herman de Coninck: De gedichten, Uitgeverij De Arbeiderspers, 1998, page125.
janvier 2013 * n°332 • page 33
activités dimanche 20 janvier de 13h30 à 16h30
vendredi 11 janvier à 20h15
L’UPJB ouvre son premier cycle d’ateliers de cuisine juive !
Gaza au coeur politique de l’histoire palestinienne Conférence-débat avec
Jean-Pierre Filiu,
professeur des universités
La « bande de Gaza » n’a pas été façonnée par la géographie, mais par la guerre de 194849. Ce territoire, loin d’être marginal, se retrouve dès lors au cœur politique de l’histoire palestinienne : affirmation de l’OLP sur les ruines du nationalisme arabe en 1967, suivie de l’approfondissement de la dépendance envers Israël, avant le grand soulèvement de 1987 en faveur de l’État palestinien, aspiration brisée par la rupture de 2007 entre le Fatah et le Hamas. C’est pourtant de Gaza et par Gaza qu’un processus de paix enfin durable peut être relancé. Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po (Paris), après avoir enseigné à Columbia (New York) et Georgetown (Washington). Son Apocalypse dans l’islam a reçu en 2008 le prix Augustin-Thierry des Rendez-vous de l’Histoire de Blois. Ses travaux sur le monde arabo-musulman ont été publiés dans une douzaine de langues. Il a publié en 2012 chez Fayard Histoire de Gaza. Introduction : Henri Wajnblum PAF: 6 €, 4 € pour les membres, tarif réduit: 2 €
vendredi 1er février à 20h Projection du film et débat en présence du réalisateur
Le Non-conformiste. Portrait de Marcel Liebman (1929-1986) réalisé par Hugues Le Paige, 1996 – France – 57 minutes L'intellectuel critique est un homme rare dans ce pays. Rare et précieux. Marcel Liebman, disparu en 1986, l'incarnait mieux que quiconque. L'enseignant qui bouscule le conformisme académique, l'historien rigoureux et engagé du socialisme ou le précurseur – oublié – du dialogue israélo-palestinien : à contre-courant, Liebman a marqué son temps et les questions qu'il a posées continuent de nous interroger. Le Non-conformiste n'est pas un film sur l'œuvre de Marcel Liebman. Il n'est davantage un portrait complet de l'homme. Un film documentaire ne peut prétendre ni à cette exhaustivité, ni à cette complexité. J'ai préféré tenter d'approcher une démarche, d'ébaucher les multiples facettes du personnage, d'esquisser la place qu'il occupait au sein de la gauche et le vide qu'il a passé. Tout au long des témoignages, des textes et des archives, l'enseignant, l'historien, le militant se croisent ; à vrai dire ils sont inséparables. Mais ce film sur Marcel Liebman, travail de mémoire sur un homme de mémoire, est aussi une tentative de réflexion sur l'identité juive, le rôle de l'intellectuel et le sens de l'engagement politique. Hugues Le Paige PAF: 6 €, 4 € pour les membres, tarif réduit: 2 €
janvier 2013 * n°332 • page 34
Venez nous rejoindre si : . le goût et l’odorat de cette merveilleuse cuisine vous manquent . vous désirez entrer dans la lignée des faiseurs de « bouillon », « kezkikhn », « shtrudl » et « kreplekh » . vous cuisinez déjà comme Mamie Goldé et vous voulez échanger des recettes et partager votre savoir faire
Voici les dates et les thèmes du cycle : 18 novembre 2012 - Le bouillon de poule/volaille et ses accompagnement (lokshn, kreplekh, kneydlekh, etc.) 16 décembre 2012 - Le gâteau au fromage dans ses différentes versions 20 janvier 2013 - Le mezze à la juive (hors-d’oeuvres et salades ashkenazes et sépharades) 17 février 2013 - La carpe farcie et le gehakte fish 21 avril 2013 - Biscuits, chaussons salés et sucrés Le tout cuisiné avec des produits de qualité. L’atelier ce déroulera de 13h30 à 16h30 et vous emporterez chez vous votre préparation (prévoir un récipient ad hoc). Le jour même, venez avec quelques ustensiles adaptés au thème (tablier, couteau, éplucheur, planche, grand bol, fouet). Vous avez deux options, choisir le cycle ou par atelier (dans ce cas vous devrez réserver au plus tard le jeudi précédant l’atelier). PAF: (maximum 12 inscrits par ateliers) : Le cycle - 60 €
L’atelier - 15 €
Nous sommes impatients de partager avec vous ces moments savoureux et chaleureux.
samedi 2 mars dès 19h
Grand bal yiddish de l’UPJB à la Maison Haute à Boitsfort avec le Yiddish Tanz Rivaïvele et le non moins traditionnel Mega-Buffet
janvier 2013 * n°332 • page 35
agenda UPJB
Sauf indication contraire, toutes les activités annoncées se déroulent au local de l’UPJB, 61 rue de la Victoire à 1060 Bruxelles (Saint-Gilles)
vendredi 11 janvier à 20h15
Gaza au coeur politique de l’histoire palestinienne. Conférence-débat avec Jean-Pierre Filiu, professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain (voir page 34)
dimanche 20 janvier de 13h30 à 16h30
Deuxième date du cycle d’ateliers de cuisine juive (voir page 35)
vendredi 1er février à 20h
Projection du film et débat en présence du réalisateur. Le Non-conformiste. portrait de Marcel Liebman (1929-1986) réalisé par Hugues Le Paige (voir page 34)
samedi 2 mars dès 19H
Éditeur responsable : Henri Wajnblum / rue de la victoire 61 / B-1060 Bruxelles
Grand bal yiddish de l’UPJB. À la Maison Haute à Boitsfort (voir page 35)
club Sholem Aleichem Sauf indication contraire, les activités du club Sholem Aleichem se déroulent au local de l’UPJB tous les jeudi à 15h (Ouverture des portes à 14h30)
jeudi 10 janvier
Wilfrid Israel – The Savior from Berlin : The Story of a Forgotten Hero. Christian Israel, scénographe au Musée Juif de Bruxelles présente un documentaire sur un membre de sa famille : Wilfrid Israel, artisan du sauvetage de près de 30.000 Juifs pendant la terreur nazie, grâce notamment au Kindertransporte de 1938
Assumer l’histoire, grandeur et tragique de la condition juive en diaspora. Par Jacques Aron, architecte-urbaniste de métier, devenu essayiste de la mémoire
jeudi 17 janvier
jeudi 24 janvier
La crise de l’égalité : essai sur la diversité multiculturelle. Présenté par son auteur, Jean-Philippe Schreiber, directeur de recherches (FNRS) et professeur à l'ULB. Il a fait partie du comité de pilotage des assises de l’interculturalité.
La situation au Moyen-Orient. Par Henri Wajnblum, rédacteur en chef de Points critiques
jeudi 31 janvier Prix : 2 €
Les agendas sont également en ligne sur le site www.upjb.be