n°336 - Points Critiques - mai 2013

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mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique mai 2013 • numéro 336

éditorial Les rites à l’UPJB Bureau de dépôt: 1060 Bruxelles 6 - P008 166 - mensuel (sauf juillet et août)

Pour le conseil d’administration de l’UPJB, gérard preszow

O

n peut dire des rites qu’ils se passent de nous pour exister et qu’ils nous constituent sans que nous nous en soyons rendus compte. Parfois, nous les rejetons ou les laissons tomber en désuétude. D’autres fois, nous les inventons ou les réinventons. Nous cherchons dans ces récits mythiques et historiques ce qui nous rassemble et que nous pouvons actualiser. Disons-le de manière un peu triviale, nous vivons et reformulons ce qui nous donne sens collectivement. Ces Temps qui reviennent imperturbablement d’une année à l’autre sont aussi des temps d’arrêt dans

un monde de l’instant, des temps de célébration et d’introspection collectives, des temps qui réinterrogent avec régularité notre identification personnelle à une collectivité de choix. En ce qui nous concerne : des scansions juives progressistes communes. À l’UPJB, il y a des rites tenaces, qui ne souffrent pas leur mise en question ; ils puisent aux sources même de notre histoire et nous constituent et nous fondent dans l’acuité vive de notre mémoire : la commémoration du génocide à la caserne Dossin à Malines et la célébration de l’insurrection du Ghetto de Varsovie. On pour-

BELGIQUE-BELGIE P.P. 1060 Bruxelles 6 1/1511

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sommaire

éditorial ➜

éditorial

1 Les rites à l’UPJB.   Pour le Conseil d’Administration de l’UPJB, Gérard Preszow

israël-palestine

4 Gardez-nous de nos amis ........................................................ Henri Wajnblum

lire

6 À la recherche des visages perdus.................................Tessa Parzenczewski

regarder

7 À contre-courant......................................................................... Gérard Preszow

lire, regarder, écouter

10 Père/Fils : Qui cherche qui ? (épisode n°1)............................. Antonio Moyano

mémoire(s)

12 In memoriam Paul Hater (1920-2013)....................................Roland Baumann 13 Le livre des chuchotements.....................................................Roland Baumann

réfléchir

14 Per Jovem habeo papam.............................................................. Jacques Aron 16 Die Scheisseimer/Le seau à merde. Un procès de merde....... Richard Kalisz 18 Collusion d’idéologies............................................................ Sender Wajnberg

extrême droite

20 ResistanceS.be continue son combat............................... Manuel Abramowicz

diaspora(s) 22 Le prolétariat orthodoxe (traduction)............................................Leyzer Burko

yiddish ? yiddish ! !‫יִידיש ? יִידיש‬ 24 may-lid – Chanson de mai.........................................................Willy Estersohn

humeurs judéo-flamandes

26 Malaise dans la montagne...........................................................Anne Gielczyk

activités écrire

28

34 En-Tête d’ombre............................................................................ Elias Preszow

le point qui pique

36 Portrait........................................................................................ Youri Vertongen

la vie de l’upjb 38 Les activités du Club Sholem Aleichem.......................... Jacques Schiffmann 40

les agendas

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rait dire : le temps d’avoir été victime et le temps de résister et de se révolter. Ce qui ne nous dispense pas dans l’un et l’autre cas de chercher la manière d’insuffler vie dans les formes de célébration, de chercher à éviter la sclérose et la momification.

et comme Progressistes. Une manière aussi de réaffirmer un pôle de gauche diasporique parmi les Juifs de ce pays et notre identité juive au sein de la Gauche bruxelloise. ■ 19 avril 20013. L’UPJB et l’UPJB-Jeunes commémorent le 70ème anniversaire du soulèvement du Ghetto de Varsovie

Le Seder de Pessah est l’un de ces rites, que nous avons tantôt célébré, tantôt pas, qui ne fait pas l’unanimité parmi nous à cause de ses origines religieuses. Fête biblique qui célèbre la fin de l’asservissement des Hébreux en Égypte, elle nous invite aussi à penser à tous les « esclaves » et opprimés d’aujourd’hui. Son absence depuis quelque temps à notre calendrier nous en a fait éprouver le manque : nous le remettons à l’agenda ! Pas comme un dogme mais comme un récit commun immémorial. Il est un rite – pure création maison – qui s’est imposé de deux ans en deux ans : Le Bal Yiddish. Temps festif, patrimonial, intergénérationnel, il ne nous appartient plus tant il est désormais attendu par tous. Et cette année, nous avons ajouté «  un Premier mai juif  » à notre calendrier. Parce que les mutations sociales et culturelles profondes que nous traversons, avec leur cortège d’injustices, de violences, de replis, de rejets et de racismes, imposent à la fois une lutte et une réflexion spécifiques et solidaires comme Juifs

Photos Henri Wajnblum

Rectificatif Suite à une regrettable méprise, Alvaro Vargas Llosa, auteur de l’article intitulé « Gagner les batailles, perdre la guerre », traduit de l’espagnol et publié dans le numéro daté d’avril de ce mensuel a été confondu dans l’introduction de cet article avec son père, l’écrivain Mario Vargas Llosa. Contrairement à ce dernier, Alvaro Vargas Llosa n’est ni romancier ni titulaire de prix littéraires. Il n’a pas non plus été candidat aux élections présidentielles péruviennes de 1990.

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israël-palestine Gardez-nous de nos amis… Henri wajnblum

V

ous n’en avez peutêtre jamais entendu parler. Il est vrai que nos responsables politiques et nos médias ont de ces pudeurs… Il s’appelle Samer Issawi, 33 ans. Il est palestinien, militant du Front démocratique pour la Libération de la Palestine (FDLP, mouvement marxiste-léniniste) et résident de Jérusalem-Est. En 2002, il a été condamné à 26 ans de prison par un tribunal israélien après avoir été reconnu « coupable de tentative de meurtre, de possession d’armes, d’entraînement militaire et d’appartenance à un groupe terroriste ». En 2011, il faisait partie des 1.027 prisonniers palestiniens graciés et libérés dans le cadre de l’accord d’échange avec le soldat israélien Gilad Shalit. Mais sa libération fut de courte durée… Il fut en effet réincarcéré le 7 juillet de l’année dernière pour « violation des conditions de sa libération », en l’occurrence pour avoir dépassé les limites de la zone de résidence qui lui avait été assignée. Un mois plus tard, en août, il entamait une grève de la faim et il en est aujourd’hui à près de 250 jours, s’il n’est pas mort entre le moment où ces lignes sont rédigées (le 17 avril, journée des prisonniers palestiniens), et celui où vous les lirez. En effet, à la mi-avril le ministre palestinien des Prisonniers – déjà, le fait que l’État de Palestine doive avoir un ministre des Prisonniers en dit bien plus

que de longs discours -, le ministre palestinien des Prisonniers donc, Issa Qaraqaë, faisait savoir que des responsables israéliens l’avaient informé que Samer Issawi était dans un état critique et pouvait mourir à tout moment L’Autorité palestinienne a proposé qu’il soit libéré à Ramallah pour un temps, mais les Israéliens ont refusé. Elle a ensuite proposé qu’il soit envoyé en Europe pour quelques mois afin de recevoir un traitement médical approprié, avant de revenir… Nouveau refus.

Samer Issawi s’explique La condition posée par Israël pour que Samer Issawi soit libéré est qu’il soit exilé à Gaza ou dans un pays de l’union européenne. Mais cette condition, c’est lui qui la rejette, catégoriquement. Et il s’en est expliqué dans un message posté sur sa page facebook par son avocat Jawad Boulos… «  En ce qui concerne l’offre, faite par l’occupant israélien, de me déporter à Gaza, j’affirme que Gaza fait indéniablement partie de mon pays et son peuple est mon peuple. Cependant, je rendrai visite à Gaza quand j’en aurai envie et quand je le déciderai, car elle fait partie de mon pays, la Palestine, dans lequel j’ai le droit d’aller où bon me semble, du nord au sud. Je refuse catégoriquement d’être déporté à Gaza, car cette pratique ne fait que raviver l’amer souvenir des expulsions que notre peuple palestinien a subies en 1948 et 1967. (…) Je n’accepterai

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d’être libéré qu’à Jérusalem car je sais que l’occupant israélien tente de vider Jérusalem de ses habitants pour que les Arabes deviennent une minorité.
La question de la déportation n’est plus une décision personnelle. Il s’agit au contraire d’un principe national. Si chaque détenu accepte, sous la pression, d’être déporté loin de Jérusalem, la ville finira par être totalement dépeuplée.
Je préfère mourir sur mon lit d’hôpital que d’être déporté loin de Jérusalem. Jérusalem est mon âme et ma vie. M’arracher à elle serait arracher mon âme à mon corps. (…) » J’ouvre une parenthèse… Je reviens moi-même d’un court séjour à Jérusalem et Bethlehem, à l’invitation d’une délégation de la Maison de la Famille de St-Gilles. Je vous en parlerai plus en détails dans le prochain numéro, car aujourd’hui, l’urgence c’est Samer Issawi. Je tiens simplement à dire combien il a raison concernant Jérusalem. D’un voyage à l’autre j’ai en effet pu constater l’expansion galopante de la colonisation dans la vieille ville de Jérusalem-Est, ainsi qu’à Silwan et à Sheikh Jarrah, deux quartiers palestiniens de Jérusalem-Est. Fin de la parenthèse et retour à Samer Issawi qui, le 10 avril, s’adressait ainsi à la société civile israélienne, via le quotidien Ha’Aretz… « (…) J’ai choisi de vous écrire : à vous, intellectuels, universitaires, écrivains, avocats, journalistes et militants de la société ci-

vile israélienne. Je vous invite à me rendre visite à l’hôpital et à me voir : un squelette menotté et attaché à son lit. Trois gardiens de prison épuisés, qui mangent et boivent derrière mon lit, m’entourent. Les gardiens suivent ma souffrance et ma perte de poids. De temps à autre, ils regardent leur montre et se demandent : Comment ce corps survit-il encore ? Israéliens, je cherche parmi vous quelqu’un d’éclairé qui a franchi le stade du jeu des ombres et des miroirs. Je veux qu’il me regarde au moment où je perdrai conscience. (…) Je le verrai et il me verra. Je verrai à quel point il est tendu à propos du futur et il me verra, moi, un fantôme accroché à son flanc et qui ne le quitte pas. (…)

Je suis Samer Issawi, ce jeune Araboush, pour reprendre le langage de votre armée. Cet habitant de Jérusalem que vous avez enfermé sans autre raison que d’avoir quitté Jérusalem pour se rendre dans sa périphérie. (…) Je n’ai entendu aucun d’entre vous intervenir ou tenter de faire taire la voix qui impose la mort, alors que vous vous êtes tous mués en fossoyeurs, en porteurs d’uniformes militaires – le juge, l’écrivain, l’intellectuel, le journaliste, le commerçant, l’universitaire, le poète. Et je ne puis croire qu’une société tout entière soit devenue la gardienne de ma mort et de ma vie et qu’elle défende les colons qui persécutent mes rêves et mes arbres.

Israéliens, je mourrai satisfait, je n’aurai pas été chassé de ma terre et de mon pays natal. » (…) Interpellés ainsi directement, un groupe d’intellectuels, parmi lesquels les deux grands écrivains Amos Oz et A.B. Yehoshua, ont immédiatement réagi… Pour exiger des autorités qu’elles dévoilent enfin de quels crimes Samer Is-

sawi était accusé  ? Pour exiger sa libération immédiate compte tenu de son état, et surtout de l’absence de preuves d’une quelconque activité terroriste dans son chef ? Pensez-vous  !… Ils ont tout simplement déversé un tombereau de larmes de crocodiles sur Samer Issawi et l’ont exhorté à mettre un terme à sa grève de la

Mais c’en était encore trop pour l’Agence d’information Guysen qui titrait… « Un groupe d’intellectuels israéliens, parmi lesquels l’écrivain Amos Oz, ont adressé une lettre d’encouragement (sic) au terroriste palestinien Samer Issawi » ! Heureusement que tous les Israéliens n’ont pas la couardise de ces intellectuels de gauche…

faim  afin d’alléger… leurs tourments !… « Nous sommes horrifiés par la dégradation de votre état de santé. Votre acte suicidaire ne fera qu’ajouter un autre élément de tragédie et de désespoir au conflit entre les deux nations. Donnez-vous de l’espoir afin de renforcer l’espoir parmi nous ». Et d’ajouter qu’il y avait « de nouveaux signes encourageants pour espérer que les négociations entre les parties arrivent enfin à une heureuse conclusion » ! Mais où sont-ils donc allé chercher ça ? Les voies de ces intellectuels de gauche, militants de la paix, tels qu’« on » les présente, sont décidément impénétrables… À Leurs yeux, c’est donc Samer Issawi qui détient les clefs de la réussite des négociations de paix, ou de leur échec ! Et il prendrait une lourde responsabilité en ne mettant pas un terme à sa grève ! Comme manière de se défausser et comme faux jetons, il sera désormais difficile de faire plus fort.

Durant ces quelques dernières semaines, plusieurs femmes israéliennes membres de l’organisation Machsom Watch ont en effet rendu visite à Samer Issawi à l’hôpital Kaplan de Rehovot. On ne les a pas autorisées à entrer dans sa chambre, mais elles ont néanmoins réussi à en ouvrir la porte pour lui tendre des fleurs et lui transmettre des messages de solidarité, jusqu’au moment où les gardes les ont éloignées. Par ailleurs, une grève de la faim de huit jours, devant le ministère de la Défense, a été entamée le 18 avril par un groupe de militants israéliens en solidarité avec Samer Issawi et pour exiger sa libération. Notons qu’il n’a nulle part été question d’une quelconque participation des pleureuses Amos Oz et A.B. Jehoshua à cette action de solidarité et de protestation… Gardez-nous de nos amis… ■

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lire

regarder

À la recherche des visages perdus. Un passé recomposé

À contre-courant

tessa parzenczewski

gérard preszow

E

n 1943, à l’âge de cinq ans, Marcel Cohen a assisté de loin à l’arrestation de sa famille. Personne n’est revenu. Une histoire « commune ». Celle de tant d’enfants cachés. Comment la dire ? Raymond Federman, caché dans un placard alors qu’on raflait les siens, a lancé une sorte de cri exacerbé, dans une langue démantelée, syncopée, pour répercuter le cauchemar d’alors. Par de savants détours, Georges Perec a dispersé dans ses œuvres des indices camouflés pour dire la « disparition », la blessure initiale. Marcel Cohen, lui, interroge photos et objets, comme autant de pièces à conviction, pour ramener à la mémoire sa famille disparue. Les souvenirs de l’enfant, incertains, fragiles, alternent avec des fragments de vie évoqués par ceux qui étaient déjà adultes à l’époque. Toute la famille venait de Turquie. Les langues se mélangeaient, judéo-espagnol, français et hébreu pour le grand-père érudit. Heureux comme des juifs en France ! Marcel Cohen interroge les photos, ausculte les expressions, les vêtements. Marie, sa mère, si belle, radieuse. Sur une photo, Jacques, le père, joue du violon. Marcel ne s’en souvient pas. La raison est simple : au temps de l’étoile jaune, mieux valait le silence. L’auteur consulte des musiciens pour déterminer,

grâce à l’analyse de l’attitude et de la position des mains du violoniste, le degré de son niveau musical. Les souvenirs reviennent, des détails anodins prennent sens. Se percher sur les épaules de Jacques, bonheur suprême  ! Se promener avec Marie, avec ou sans étoile, les trajets étaient différents. Après tant d’années, Marcel Cohen tente de retrouver le parfum de l’eau de Cologne qu’utilisait son père. Était-ce celui de l’eau fabriquée au bord du Rhin ou dans un village français ? Tel un policier scientifique, l’auteur enquête, confronte ses souvenirs avec les récits ultérieurs, scrute les photos, capte des crispations fugitives, se souvient d’expressions récurrentes, pour fixer pour toujours ces visages flous qui lui échappent. Il s’attarde sur les portraits de Sultana et Mercado, ses grands-parents. Venu du petit village de Daghaman en Turquie où il tenait une mercerie, Mercado s’adonne toujours à la lecture quotidienne de la Bible commentée par Rachi et étudie le Talmud, boulevard de Courcelles. Il refuse de quitter son domicile pour se cacher, « Seuls les voleurs et les assassins songent à se cacher » répétait-il à ses quatre fils. De la sœur de Marcel Cohen, Monique, déportée à l’âge de six mois, il ne reste qu’un nom gravé sur une gourmette et une inscription dans le registre de la mairie

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d’Asnières. Aucune photo. L’auteur se souvient de ses visites à l’hôpital Rothschild où sa mère attendait la déportation avec son bébé de trois mois, car il était interdit de déporter les enfants avant l’âge de six mois… Les objets parlent aussi, vestiges d’une archéologie intime. Coquetier à la peinture écaillée, un chien-jouet en toile cirée, fabriqué par le père en ces temps de pénurie, un ours-cendrier, et le violon, retrouvé dans une cave. Il a perdu son archet et l’âme s’est déplacée. Tous ces objets figurent dans le livre, comme autant de documents. «  Faits  », c’est ainsi que Marcel Cohen a intitulé une série de nouvelles qui évoquaient de brefs fragments de vie et c’est le même sous-titre qui figure sur le présent ouvrage. Comme une volonté de décantation, afin d’offrir au lecteur un récit resserré sur l’essentiel, dépourvu de toute ornementation, et c’est la minutie même de la description du réel qui en accentue l’intensité et qui fait naître cette émotion qui parcourt toutes les pages. Parfois c’est avec le moins qu’on exprime le plus. ■ Marcel Cohen Sur la scène intérieure Faits Gallimard « L’un et l’autre » 168 p., 17,90 €

C

’est un film étrange. Lumineux au départ, il échappe quand on y revient. Quel est son sujet ? Difficile de mettre la main dessus. Ce flottement, c’est sa force, son impact. Parce qu’il nous parle d’un ailleurs – Israël – qui nous paraissait familier

tant comme une «Terre promise » qui tournerait mal, mais comme détaché de toute identification. Avec aussi un goût de révolte et un sentiment d’usurpation pour ce lieu – Eretz Israël – qui s’approprie avec naturel le mot « Juif », l’Étatisant, le nationalisant, le normalisant et, du coup, voudrait

et que, subitement, ce film nous le rend étranger. On pensait s’en être approché et voilà qu’on s’en éloigne et qu’on le regarde, pas

nier et en déposséder le Juif que je suis. Mais reprenons.

Effi Weiss et Amir Borenstein, couple israélien dans la vie, sont couple à l’image et à la réalisation. Après Paris et Amsterdam, ils ont déposé leurs bagages à Bruxelles voici une dizaine d’années. On savait leur collaboration cinématographique curieuse et fructueuse, faite de productions courtes et variées en atelier avec des enfants ou des étudiants (Belfast, Tirana, Timisoara, Skopje... Palestine), de formes extrêmement brèves comme leurs doubles vœux filmés de nouvel an (calendriers juif et julien) envoyés par le net, d’installations vidéo, de goût pour les illusions visuelles... Il y eut aussi Épiphanie en vacances (2010), un moyen métrage qui aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. Une espèce de polar ou plutôt de film (parodique ?) d’espionnage qui se passe à Bâle dans la chambre avec le balcon où a été prise la photo iconique (mais iconique pour qui  ?) de Théodor Herzl accoudé, surplombant le Rhin lors du premier congrès sioniste. Effi et Amir ne cessent de

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➜ n’iront pas bien loin, quelques dizaines de kilomètres en amont du lac de Tibériade. Tout aura été dit entretemps, en tout cas ce qu’ils voulaient partager : les assertions, la plupart du temps viriles et vigoureuses, des vacanciers et ce qu’elles provoquent en miroir chez nos cinéastes. Deux discours, deux esthétiques : d’une part, une caméra qui se met où elle peut pour capter des échanges pris sur le vif ; et d’autre part, une auto mise-en-scène délibérée où le couple se filme dans des attitudes plastiques hiératiques, pas loin d’un Tati pince-sans-rire ou déchiré. En tout cas, d’un côté, des corps détendus et à demi nus sur les berges d’une nature violentée par une foule bruyante et de l’autre, une introspection chuchotée à l’écart du monde. Mais qu’est-ce qui se dit ?

Derrière le panneau, un graffiti : «peuple d’Israël»

s’interroger sur leur rapport à Israël avec des références internes au récit israélien. Ils se débattent dans ces questions comme dans un huis clos. Mais n’anticipons pas. «  Deux fois le même fleuve  », dit le titre. Pourquoi « deux fois » ? Pour défier Héraclite qui ne se baignait jamais qu’une seule fois dans la même eau et opposer les Grecs aux Hébreux ? Parce qu’ils sont deux ? Parce que le fleuve a deux rives et que le film confronte deux discours, l’un micro tendu vers des interlocuteurs de passage et, l’autre tourné vers soi ? Parce qu’en Israël il n’y a jamais de première fois, qu’il n’y a pas – et encore moins qu’ailleurs – d’état de nature, que le mythe est préexistant au silence ? Qu’il n’y a

pas de silence... Deux fois parce qu’ils ont décidé, à leur tour, de mettre leurs pas (ou leurs rames) dans ceux d’un aventurier écossais du 19è siècle, un certain Mac Gregor ? Mais reprenons. Le fleuve ? C’est le Jourdain. Nos guides ? Effi et Amir, eux-mêmes sur les traces de Mac Gregor. Témoin du voyage : le spectateur amené à assister à la descente du fleuve. Le mot « Jourdain » se dit « Yarden » en hébreu, de même racine consonantique que « yordim » (« descendre ») ; terme qui désigne de manière péjorative les Israéliens qui ont quitté Israël (contrairement à l’alya qui désigne la montée à Sion). Alors, le Jourdain, fleuve mythique ? Oui, mais aussi l’endroit

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le plus approprié pour Effi et Amir de s’interroger sur leur condition (temporaire ?) de « yordim », désignés et pointés du doigt par l’étymologie du Fleuve. Ce que le cinéaste israélien de « l’intérieur », Avi Mograbi, interrogeait à Massada, nos cinéastes israéliens de « l’extérieur », désormais basés à Bruxelles, l’interrogent le long du Jourdain. Mais reprenons. Le fleuve – disons plutôt un ripipi – fait inévitablement penser à une Lesse surchargée de kayaks pendant les vacances. Et c’est pendant les vacances qu’Effi et Amir choisissent d’entamer leur descente, la faisant démarrer aux abords des trois sources qui se perdent au-delà des frontières du Nord, au Liban et en Syrie. Ils

Ce qui frappe d’abord, c’est ce qui ne se dit pas, ce qui ne se voit pas sinon en creux ou par allusions : un film sur Israël sans le mot « Palestine » ou « Palestinien ».

Un film qui, parcourant un fragment d’Israël hors contexte sinon, ici et là, les vestiges d’un village détruit ou d’un char rouillant sur le dos, nous en fait éprouver l’enfermement sinon la fermeture et l’aveuglement. Dès lors se déploie sur tous les tons, face à ces cinéastes qui ont « trahi » en « désertant » la patrie, un discours de la Terre, de l’appartenance mythique, du privilège de naissance, de la dette aux pionniers. Confrontés à ces récurrences violentes et archaïques, le couple s’interroge sur son propre rapport à ce pays, chacun y répondant singulièrement : elle s’accordant à dire, quasi malgré elle, que ce pays lui demeure familier, comme un « coussin » sur lequel on peut parfois se reposer tandis que lui ne privilégie nul endroit au monde. Mais encore ? Mais encore et plus encore, ce qui au final étonne et désarçonne, c’est le déchirement des réalisateurs, le poids dostoïevskien de

leurs démêlés avec eux-mêmes. Plus que les paroles recueillies, c’est leur lutte intestine qui surprend et nous sidère. La découverte d’un certain Israël apparaît plus chez ces aventuriers qui rament à contre-courant que dans la déclinaison réitérée des paroles recueillies. Ce qui frappe, c’est cette relation passionnelle, et quasi familiale, qu’ils vivent avec leur citoyenneté israélienne et qui nous paraît à des années-lumières de nos propres préoccupations. C’est cette étrangeté surprenante que Deux fois le même fleuve* nous enseigne. À des années lumières de nos préoccupations ? Rien n’est moins sûr. Par son intime extériorité, ce film enrichit la très vivante cinématographie israélienne. À sa manière, il questionne les effets du nationalisme « démocratique » sur les âmes irréductibles. En normalisant à leur tour Israël dans son comportement «  tous comme un seul homme », Effi Weiss et Amir Borenstein mettent en scène tous les exils volontaires de résistance, qu’ils soient aujourd’hui de Hongrie (Imre Kertesz établi à Berlin) ou de… Flandre (Dimitri Verhulst vivant en Wallonie). ■ Deux fois le même fleuve, 108’, 2013

Projection le 2 juin à 16h à l’UPJB en présence des réalisateurs (voir annonce page 33)

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lire, regarder, écouter Père/Fils : Qui cherche qui ? (épisode n°1) Antonio Moyano

N

e vous moquez pas de moi car il m’arrive encore de le chercher… Quoi ? Le Fils en mal de père, le Père en quête de fils… Et au début, il y a la musique avec des enfants seuls ou pourchassés. J’ai longtemps écouté A Child of Our Time1 de Michael Tippett (1905-1998), tout en ignorant qui en était le protagoniste principal. Quel âge avaitil Herschel Grynszpan ce 7 novembre 1938 quand il abattit un secrétaire de l’ambassade d’Allemagne à Paris d’un coup de revolver ? Dix-sept ans. Et l’on me dit que venant de Hanovre, avant d’arriver à Paris, il avait séjourné quelques jours à Bruxelles, dans le quartier des Marolles, exactement au n°34 de la rue des Tanneurs, enfin, si vous passez par là, arrêtez-vous au 186, vous y verrez un pavé de la mémoire. Après avoir vu sur Arte en 2008, l’excellent docu-fiction de Joël Calmettes Livrez-nous Grynszpan, j’ai écouté A Child of Our Time tout différemment. Et face à ce drame, des questions nous agrippent : acte désespéré ou courage inouï ? A-til tort ou raison ? N’est-ce pas déraisonnable de prendre sur soi une charge aussi énorme ? Quelle époque sinistre qui accule un enfant à commettre cet acte comme un appel au secours ? Quoi d’étonnant si A Child of Our Time étreint le cœur telle une Passion. Les accents de l’inéluctable sont particulièrement forts quand se font écho les voix de la Mère, du Garçon, de

l’Oncle, de la Tante, et c’est d’autant plus déchirant que ce sont des voix à tout jamais séparées. Ni larmoiements ni jérémiades, bien au contraire, un appel au qui-vive et à l’alerte. Elégie pour Anne Frank2 est un concerto pour piano de Lukas Foss (Berlin 1922New York 2009), d’une durée de 8 minutes, c’est court 8 minutes et donc idéal pour l’écouter en boucle pendant une demi-heure : on ressent alors la toute puissance de la musique pour palper/étirer/ concentrer le temps et le drame, le drame et le temps tout mêlés (ouille, que je suis bête ! pas facile dz parler musique). Et l’on retrouve Anne Frank et les mots de son journal dans l’oratorio Annelies3 du compositeur britannique James Whitbourn (1963). Œuvre quasiment cinématographique par sa plongée dans les mots, les paroles, les rêves, les espoirs de l’adolescente ; musicalement aussi majestueuse que l’œuvre de Tippett, mais ici la beauté a quelque chose de plus aérien, de plus innocent, de plus ingénu comme si elle s’adressait volontairement à un public qui « ignore » encore le monstrueux épilogue, comme quand on dit « Stop, ne me raconte pas la fin ! » Autre effet stupéfiant de la musique : ce sentiment d’entremêlement du temps présent (celui-là même de l’écoute) et d’un temps-hors-dutemps – était-ce hier ou l’avantveille ou il y a plus de 70 ans ? En un seul mois, j’ai amassé tout un tas d’autres visages d’enfants,

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je me souviens en particulier de ces deux films quasiment silencieux, Kid de la réalisatrice belge Fien Troch (Londerzeel, 1978) et le My Father, my Lord4 du réalisateur israélien David Volach (Jérusalem, 1970). Dans Kid, le père, où est-il ? Parti vivre ailleurs ou momentanément en voyage ? Estil mort ou a-t-il une autre vie, un autre foyer ? Et dans le film de Volach, le père est bien là, apparemment, mais est-il encore dans la vraie vie ? Ses livres de prière, la trop grande emprise de la religion ne l’ont-ils pas rendu aveugle à « la fleur maigre » ou alors estil trop bête, trop naze pour tout simplement être de plain-pied avec l’enfant  ? Ces deux films sont fort différents, il existe néanmoins entre eux une «  fraternité  » de styles : contemplation extatique, importance des petites choses quasi insignifiantes, un monde sans parole, sans plainte, soumission de la mère, violence contenue, approche lente du drame inéluctable, constat cruel, sourde colère. Dois-je ajouter que ces deux films m’ont fait pleurer ? Et puis d’autres m’ont fait et rire et pleurer et même envie de chalouper : les truculents gamins de rue de Kinshasa Kids, le film de Marc-Henri Wajnberg. J’avais un titre en tête Mon père et moi5 mais ô malheur, le nom de l’auteur avait fui couic-couic ! Comment le retrouver ? Mon seul indice : je l’avais déniché en position quatre pattes cherchant je ne sais quoi au rayonnage des ro-

mans lettre A, il y a déjà quelques années. J’ai donc recommencé l’opération (génuflexion et quatre pattes), priant le bon dieu qu’il soit toujours là. Ah ! Bonheur ! Il était bel et bien là. James Richard Ackerley (1897-1976), on ne pourrait trouver plus british que ces mémoires évoquant la figure d’un père autant aimé que redouté. On se croirait au théâtre tant le style de l’auteur est du genre aparté, «  je vous fais publiquement des confidences fort intimes que personne ne doit entendre, c’est o.k. ? » L’auteur a longuement mûri ce projet, c’est à croire qu’écrire sur son paternel était inscrit dans son ADN. Page 22 : « Le lien intime entre le père et son fils, le charlatan, venait principalement de ce que le père était lui-même un sacré brin de charlatan… »6 Le petit Yossik dit de lui-même qu’il est « une petite puce de charlatan » (p.34). « Ils continuaient à me traiter comme un pitoyable enfant perdu, un orphelin dont le père s’était enfui en Amérique,

laissant son fils à l’abandon, sans soutien ni protection… » Et page 51 : « Mais quelle valeur avaient pour moi ces millions de papier vert ? Je n’avais pas besoin de millions. J’avais besoin de mon père. Puisque je ne pouvais aller à mon père, mon père devait venir à moi. » Et p.61 : « Si j’étais resté en rade sur les marches du boulanger, c’était pour l’unique raison que mon père m’avait trahi et s’était enfui seul en Amérique ? » Et quand le père revient des Amériques, pas de chance ! il est gravement malade, il doit s’aliter, on lui prédit une mort imminente. Le petit gars nommé Yossik qui parle tout le long du livre est un proche cousin de Pinocchio mais lui n’a pas peur que son nez s’allonge, s’allonge, bien au contraire, sa tactique c’est de laisser libre cours aux enjolivures de son imagination. « Je n’ai jamais pu me libérer de cette maudite propension à narrer les faits les plus communs de manière si tarabiscotée et avec un langage si fleuri qu’ils sonnent comme les plus grands mensonges. C’est sans doute que je suis un lampéduseur. » (p.198) Pour vous mettre dans l’ambiance de ce livre délicieux et charlatanesque, je vous conseille de le commencer par le glossaire final où sont expliqué quantité de mots de yiddish. Vous l’aurez compris, on ne peut résumer un tel livre tant il est rocambolesque, mais venant d’un homme de théâtre, il est fort intéressant de constater que ce livre c’est aussi l’écolage d’un homme qui deviendra acteur et dont l’énergie première est celle de la parole à la Shéhérazade-si-je-me-tais-jemeurs. Ce sont aussi les péripéties d’un enfant qui fait l’éloge de la survie : que ne doit-on faire pour

tenir le public en haleine ! Ou plus tragiquement, me voilà le survivant d’un monde disparu. Joseph Bulov (1904-1985) était le légendaire animateur du Théâtre Juif de New-York. « De temps en temps, papa et maman nous emmenaient au cinéma-théâtre-music-hall L’Excelsior, avenue Ledru-Rollin, surtout quand cette salle accueillait des spectacles en langue yiddish. »7 Vous savez qui parle ainsi ? Francis Lemarque, né Nathan Korb en 1917 rue de Lappe à deux pas de la place de la Bastille, voilà, rideau ! Attends, il parle de son père oui ou non ? Page 256 : « Je pensais aussi à papa, disparu depuis si longtemps, à la vie difficile que mes parents avaient connue depuis leur arrivée à Paris en 1914. Je me souvenais, le cœur serré, de la dernière visite que nous lui avions rendue un dimanche de l’année 1933, quelques jours avant sa mort, alors qu’il gisait sans force sur son lit, dans une sinistre salle commune de l’hospice du Kremlin-Bicêtre. » ■ Un Enfant de Notre Temps (oratorio pour soli, chœur et orchestre, créé à Londres en 1944). Multiples enregistrements, en voici trois : London, 1957, direction John Pritchard (Royal Liverpool Philharmonic), Philips, 1975, direction Colin Davis, les voix de Jessie Norman et Janet Baker) 65 min. Et chez Naxos, le compositeur lui-même dirigeant son œuvre avec The City of Birminghan Symphony Orchestra. 2 Naxos, 2005 (American Classics. American Jewish Music). 3 Naxos, 2013 – 69 min. Pour orchestre, soprano, chœur, trio et clarinette, créée en 2009 à Amsterdam. Libretto de Mélanie Challenger. 4 DVD. VO HE st FR – Durée 76’, Blaq out, 2007 – Israël. 5 James Richard Ackerley, Mon père et moi, traduit de l’anglais par Alain Defossé, Collection 10/18, 1996, n° 2738. 6 Joseph Bulov, Yossik : Une enfance dans le quartier du Vieux-Marché à Vilnius 1904-1920, traduit du yiddish par Batia Baum, Phébus, 1996, 461 p. 7 Francis Lemarque, J’ai la mémoire qui chante, France Loisirs, 1992, 454 p. 1

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mémoire(s) In memoriam Paul Halter (1920-2013)

Le livre des chuchotements

roland baumann

roland baumann

Résistant et déporté juif, président de la Fondation Auschwitz, le baron Paul Halter est décédé le 30 mars dernier

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ans son autobiographie Paul Halter, numéro 151.610. D’un camp à l’autre (Labor, 2004), ce Molenbeekois, né à Genève, évoque ses racines familiales juives et bundistes à Varsovie. Arrivée en 1921 à Bruxelles, la famille Halter ouvre une boutique d’horloger bijoutier, chaussée d’Anvers et obtient vite la nationalité belge. Paul fréquente l’Athénée de Schaerbeek, puis celui de Bruxelles, rue du Chêne. Entré aux Faucons rouges, la solidarité militante du scoutisme socialiste inspirera son engagement dans la Résistance. L’été 40, après l’exode dans le Midi de la France, les Halter rentrent à Bruxelles. Son père inscrit toute la famille au registre des Juifs mais jamais Paul ni son frère aîné, Sam, ne porteront l’étoile. Sam rejoint les forces belges d’Angleterre. Paul plonge dans la clandestinité et entre aux Partisans Armés (P.A.), sous le nom de guerre de « Stéphane ». Malgré leur manque de moyens, leur isolement, et la passivité générale d’une population, en majorité attentiste, les partisans armés du corps de Bruxelles multiplient les actions contre l’occupant et ses collaborateurs. Devenu chef de compagnie, « Stéphane » est arrêté par la Geheime Felddpolizei (GFP), le 16 juin 1943. Pris avec la paie mensuelle de ses partisans, des fausses cartes d’identité et des

cartes d’alimentation, il répète à témoin militant, dont le sens de ses bourreaux qu’il est Juif et tra- l’organisation, l’indéniable chafiquant en faux papiers... Le ré- risme, la rigueur et la précision sistant parvient à ses fins. L’affaire des propos associés à l’ironie, au est close par les redoutables enquêteurs de la police secrète allemande  ! Transféré de la prison de Saint-Gilles à Malines, Paul Halter est déporté à bord du 22e convoi pour Auschwitz. Entré à Birkenau sous le matricule 151.610 et affecté au mines de charbon du camp de travail de Fü- Fête du 1er mai 2010. Paul Halter à gauche, avec l’auteur rstengrube, il survit en réparant des montres. Jan- souci du dialogue et à cette vérivier 1945, il échappe au massacre table chaleur humaine, du « bon des prisonniers par les SS et à la vivant  », parfois déconcertante Marche de la Mort. Rapatrié par dans le contexte de ce « pèleriles soviétiques via Lublin et Odes- nage-témoin » de 120 jeunes résa, il arrive à Marseille. Bruxelles, alisé pendant les vacances de en 1945, il épouse Paule, assis- Pâques, dans la Pologne « commutante sociale à la Solidarité juive. niste » et antisémite de l’époque, Co-fondateur de l’Amicale Belge me marquèrent à jamais la médes Ex-Prisonniers Politiques moire. Travail pionnier de transd’Auschwitz-Birkenau, Camps et mission de l’histoire et de la méPrisons de Silésie, Paul fait par- moire des crimes et génocides tie du petit groupe de survivants nazis, que poursuit La Fondation qui, les premiers, organisent des Auschwitz, créée en 1980 et que voyages de jeunes, puis d’ensei- présidait le baron Paul Halter, tignants, à Auschwitz. Paul Halter tulaire de très nombreuses disest en effet un des témoins filmés tinctions honorifiques, un grand en avril 1978 par Frans Buyens militant de la mémoire résistante dans le documentaire Un jour les dans notre pays. ■ témoins disparaitront (1979). Un

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Le livre des chuchotements évoque la destinée tragique du peuple arménien, de la fin du dix-neuvième siècle à l’éclatement de l’Empire soviétique.

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nvité au dernier Salon du livre de Bruxelles, l’auteur du Livre des chuchotements (Cartea şoaptelor, 2009), Varujan Vosganian est président de l’Union des Arméniens de Roumanie, membre du Parti national libéral, sénateur et ministre de l’économie dans l’actuel gouvernement de coalition du social-démocrate Victor Ponta. Prénommé en souvenir du célèbre poète Daniel Varujan, formé à l’université de Gand et assassiné en 1915, l’écrivain roumain s’inspire de sa mémoire familiale pour reconstruire l’histoire moderne de son peuple. Récit complexe à l’image d’une enfance arménienne vécue en Roumanie dans le monde de chuchotements, propre à l’univers domestique au sein duquel se transmettent les souvenirs du génocide, des massacres et des marches de la mort, à travers l’Anatolie vers le désert de Deires-Zor. « Dans Le Livre des chuchotements il n’y a pas de personnages imaginaires » et ce livre du souvenir arménien est aussi « la biographie du XXe siècle racontée par ceux qui l’ont vécue. On y trouve presque tous les maux du siècle : les guerres mondiales, la mort et les fosses communes, le génocide, l’exode et la vaine recherche de soi. ». L’évocation des mémoires de la répression en Roumanie stali-

nienne alterne avec la chronique des massacres dont sont victimes les Arméniens dans l’Empire ottoman à partir de 1895. L’auteur fonde son récit sur les souvenirs de la génération de ses grands-parents, qui, réfugiés en Roumanie après l’exode consécutif au génocide, se reconstruisent une vie nouvelle avant que l’instauration du communisme roumain suite à la Deuxième guerre mondiale ne contraigne une partie d’entre-eux à repartir sur les routes de l’exil. Rituels et pratiques du quotidien associés à l’identité culturelle arménienne, sont décrits avec poésie par l’écrivain tout comme les différents métiers pratiqués jadis par ses ancêtres. Tel ce grand-père Garabet, habile photographe. « Nous avons beaucoup de photos » remarque Varujan et pour lui « Les plus anciennes sont aussi les plus belles ». Des photos prises le plus souvent par des photographes itinérants, qui allaient de village en village, rassemblant les familles entières autour des vieux. «  Les Arméniens, ces années-là, tenaient à toute force à se faire photographier. C’était leur façon à eux de rester ensemble, car peu de temps après, les familles furent décimées et ils essaimèrent aux quatre vents. ». Des photos « qu’on trouve dans presque toutes les maisons des vieux Arméniens » et

sur lesquelles repose la mémoire familiale des victimes du génocide « leurs visages sont restés figés sur les cartons sépia décolorés sur les bords. Désireux de rappeler à tout prix qu’ils avaient existé. Pressentant ce qui allait leur arriver. » «  Ce qui nous différencie, ce n’est pas ce que nous sommes, ce sont les morts que nous pleurons » lui disait son grand-père Garabet, qui estimait aussi « que les véritables acteurs de l’histoire ne sont pas les généraux mais les poètes ». Mais « Ce livre, bien qu’évoquant, le plus souvent, le passé, n’est pas un livre d’histoire, car dans ceux-ci on parle surtout des vainqueurs ; c’est plutôt un recueil de psaumes, car il parle surtout de vaincus. » remarque Varujan Vosganian dont le fascinant récit historique convoque aussi ces vengeurs qui, dès 1920, traquent et exécutent les principaux responsables du génocide, de même que tous ces « égarés » qui, répondant à l’appel du général Dro (Drastamat Kanayan), héros de la cause nationale arménienne en 1918, se retrouveront sous l’uniforme allemand en 1942-1944. ■ Varujan Vosganian, Le livre des chuchotements, traduit du roumain par Laure Hinckel et Marily le Nir, Paris, Éditions des Syrtes, 2013.

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réfléchir Per Jovem habeo papam

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jacques aron

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n 1878, quand Gioacchino Pecci fut élu sous le nom de Léon XIII, un pape dont les 25 ans de règne devaient marquer l’histoire de l’Église moderne – ou plutôt de l’Église contre la modernité –, la nouvelle fut annoncée au monde entier grâce à l’invention du télégraphe. Il mourut en 1903. À la fin de sa vie, ce grand partisan de la propagande (la propagation de la foi) ne dédaignait pas l’apport du cinéma naissant. L’élection de l’Argentin d’origine italienne Jorge Maria Bergoglio, qui prit le nom de François, bénéficia de la diffusion mondiale de l’évènement par la télévision, une manne financière non négligeable. Le décor, les costumes, le cérémonial, tout cela témoignait d’une organisation parfaitement rodée par deux mille ans d’exploitation symbolique d’une mythologie qui parle manifestement encore à l’espérance (toujours déçue et reportée) de millions d’hommes et de femmes. Seuls les journalistes paraissaient mal préparés à décrypter les arcanes de la (dernière  ?) monarchie théologique de droit divin à entretenir la fiction de Dieu envoyant son Fils désignant saint Pierre et tous les papes à sa suite comme ses porte-parole autorisés. Toute l’autorité de l’Église repose sur ce transfert spirituel censé faire du

vieux monarque du Vatican une référence « surnaturelle », planant de droit divin au-dessus de toute autre forme humaine de gestion des rapports sociaux en constante évolution. Bergoglio paraissait à beaucoup un inconnu, alors qu’il figurait déjà en bonne place parmi les papabili lors du conclave de 2005. « Parmi les cartes secrètes en vue d’un compromis figuraient aussi l’Argentin Jorge Maria Bergoglio, le Brésilien Geraldo Majella Agnelo et le Cubain Jaime Ortega y Alamino. »2 Certes le choix d’un conclave est toujours hasardeux. Enfermés dans la chapelle Sixtine, les cardinaux ont été exceptionnellement rapides à trouver l’élu correspondant au « portrait-robot » dressé par la Curie. Il avait fallu trois scrutins pour nommer Léon XIII avec respectivement 23, 38 et 44 votes sur 61 électeurs. François sortit des urnes au premier tour. Le décor est pourtant le même depuis 500 ans, dominé par le génie de Michel-Ange, l’homosexuel tourmenté de spiritualité à la limite de l’hérésie. Un art qui condense toutes les contradictions d’une croyance en l’esprit immatériel mais admirablement illustré en images sensuelles de corps en mouvement. L’immatérialité rendue apparente par le paganisme somptueux des amours combien illégitimes de Jupiter (ô Léda !) qui

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fascinèrent tous les peintres de la Renaissance. C’est à dessein que j’ai choisi de faire référence à Léon XIII. Il fut le premier à se confronter aussi nettement au retard de l’Église par rapport aux grands défis du capitalisme et il passe à juste titre pour le père spirituel du christianisme social. On peut être certain que sa figure est bien connue du premier pape jésuite François : Léon XIII œuvra à remettre en selle cet ordre et fut aussi un grand propagateur du culte de saint François d’Assise, cette référence quasi obligée de quiconque entend se placer sous le signe de la pauvreté, c’est-àdire aujourd’hui du Tiers-monde. On pourrait dès lors se demander pourquoi le nouveau pape ne s’est pas plus clairement situé dans la filiation de son illustre prédécesseur. Première réponse : Léon XIII était comme François d’Assise un noble venu à la « pauvreté  »  ; François est un pauvre fils d’immigré italien parvenu à la plus haute charge de l’Église. Suffisamment assuré dans son ascension sociale pour faire le choix aussi peu humble d’ouvrir une nouvelle lignée sous le signe de celui qui reçut les stigmates. Deuxième réponse : les voies du Seigneur étant impénétrables, il s’est déjà glissé dans l’histoire de l’Église un « antipape » moderne (il

L’orthodoxie entourée des embûches de l’hérésie. Gravure du XVIe siècle illustrant la «Vie de Léon XIII» écrite avec l’approbation du pape

y en eut beaucoup d’autres) sous le nom de Léon XIV. Il aurait donc fallu rouvrir cette plaie ou sauter une case. Léon XIII fut un grand théologien et un grand diplomate qui sut, avec une intelligence aiguisée et préparée de longue date comme évêque, archevêque et cardinal, s’immiscer dans le jeu des grandes puissances et dans leurs conflits internes et externes. Du nouveau pape, on sait peu de choses à ce sujet, mais il est certain qu’il ne devra pas tarder à mettre cartes sur table. Dans cette fonction, on ne peut se contenter longtemps de paraître et de bénir. Les chrétiens modernes ne sauraient se rassasier de si peu. Peut-être lui sera-t-il plus difficile de reprendre l’antienne de la grande conspiration diabolique éternelle contre l’Église et sa bonne parole. Sous Léon XIII, c’était le grand complot des libéraux (tiens  ?), socialistes (eh

oui  !), communistes (ça marche toujours), protestants, francs-maçons, rationalistes, etc. À l’égard des Juifs, Léon XIII fut prudent, pour de multiples raisons qu’il serait trop long de développer ici. Mais comme l’Église de Rome fut la première grande entreprise juive à avoir été aryanisée, il s’en tint à la doctrine de la Synagogue aveugle à la Nouvelle Alliance. Vu certains développements récents, le nouveau pape pourrait plus facilement condamner l’évolution des mœurs, le mariage pour tous ; Léon XIII en était encore (comme le temps passe !) à stigmatiser « l’anomalie extraordinaire du mariage civil » qui « met le concubinage (c’est-à-dire le mariage civil) au niveau du sacrement du mariage et les déclare également légitimes  ». Léon XIII combattit pied à pied, partout où il le put, la séparation de l’Église et de l’État. L’Église n’a plus d’armée que d’apparat, mais Mussoli-

ni lui a rendu, par le traité du Latran de 1929, un pouvoir séculier qui excède largement les 44 hectares du Vatican (un quart du domaine royal de Laeken). Le dictateur fasciste que Pie XI avait déclaré «  l’homme de la Providence » croyait ainsi amadouer la papauté et augmenter sa popularité en caressant le sentiment populaire italien. Mais quelques années après, le pape fit de la résistance, la jeunesse fasciste empiétant par trop sur les mouvements de l’Action catholique. Comme le disait Léon XIII, «  l’Église est la grande force conservatrice  ». La presse de l’époque se fit (ou voulut se faire) beaucoup d’illusions sur les changements qu’il allait apporter. Le biographe de ce pape écrit rétrospectivement : « La presse italienne, depuis l’avènement de Léon XIII, avait fait des efforts incessants pour le représenter comme opposé en tout à son prédécesseur. On exaltait sa culture intellectuelle, ses vues larges, son tact diplomatique, sa grande connaissance des hommes. Tels le disaient disposé à faire de grandes concessions à l’esprit moderne, sans bien définir en quoi consistait le caractère distinctif de son esprit. On le peignait même comme prêt à réconcilier la papauté avec le royaume d’Italie, l’Église avec la civilisation moderne. »3 Les temps n’ont pas véritablement changé. Affaire à suivre… ■ « Par Jupiter j’ai un pape », proverbe païen. 2 Heiner Boberski, Habemus papam, Édition Atelier, Vienne, 2005, p. 240. 3 Bernard O’Reilly, Vie de Léon XIII, son siècle, son pontificat, son influence, Firmin-Didot, Paris, 1887, p. 348. 1

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réfléchir Die Scheisseimer/Le seau à merde. Un procès de merde Richard Kalisz

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l faut croire que les Juifs sont devenus de mauvais juges de ce qui les concerne, même indirectement. Car ils ont fini par recevoir les œuvres ayant trait à la Seconde Guerre mondiale en fonction du seuil d’intolérance de leur douleur. Plus fondamentalement, sans doute, faut-il arrêter d’instrumentaliser les œuvres artistiques pour une cause aussi bien intentionnée soit-elle. Et d’où qu’elle vienne. L’art ne se plie pas aux désirs formatés des humanismes bienpensants, ni aux espoirs nobles des victimes de l’Histoire. J’ai été moi-même la cible autrefois de ce genre de manœuvre malsaine quand ma réalisation de L’instruction de Peter Weiss fut passée au crible des jugements des gardiens du temple, ici même, dans Points Critiques (entre autres) sous la plume de Jean Vogel qui amalgamait l’installation du Carmel à Auschwitz et ma mise en scène de la Shoah. Excusez du peu. Il n’y a pas pire malentendu que de procéder en matière de critique artistique par réduction catégorielle. Deux évènements récents sont venus confirmer l’effet pernicieux de cette tendance : le spectacle intitulé Die scheisseimer du peintre expressionniste Koenrad Tinel (février 2013 aux Tanneurs), jeté aux orties de l’infamie, et la suite qui lui a été donnée (à la RTBF en mars 2013) par l’émission « Quai des Belges », exploitant une rencontre entre lui et Simon Gronowski, pour illustrer une

improbable réconciliation dans le thème plus global de la Caserne Dossin. Cet acte télévisuel en faisait trop, sans aucun doute, et n’aidait pas à un regard serein ou non suspect, car son mélange des genres relevait de l’idéologie, quittant malencontreusement l’acte créatif à destination de la scène théâtrale, et favorisant du même coup le procès de merde intenté par les uns et les autres. La bonne volonté de Hadja Lahbib n’était pas en question, ni celle des étudiants au sortir de la visite de la Caserne (qui n’ont pas arrêté de confondre droits de l’homme des émigrés contemporains et la Shoah), mais bien la confusion amicale forcée entre un fils de collabo flamand et un Juif rescapé de la déportation. Tout autre démarche utile aurait été d’organiser en soirée télévisuelle une vraie confrontation. On pouvait aussi s’étonner de la confusion mentale de Simon Gronowski qui s’engloutissait, lui, dans un sentimentalisme de merde qui n’aidait en rien à la compréhension, ni de lui, ni de personne, fusion émotive qu’on ne lui avait pas demandée… sauf peut-être un certain Rangoni ( ?) auteur et promoteur de cette rencontre présentée en démarrage d’émission. Lui aussi, de bonne volonté réconciliatrice, et qui manifestement ne savait pas trop quelle polémique il allait déclencher, ni ce qu’il allait remuer, ni dans quelle pièce il jouait. Mon dieu, rien de pire que la bonne volonté. Préservez-nous

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des moutons qui bêlent avec les moutons. L’œuvre de Tinel, qui n’est pas un spectacle (première méprise), mais bien un récit de jeunesse sous forme d’ une intervention artistique scénique, a, certes été fort mal annoncée par le Théâtre Les Tanneurs, induisant le public potentiel en erreur car visant, entre autre, à faire venir des membres de la « communauté juive », à laquelle cette prestation n’était pas vraiment destinée. D’où la deuxième méprise. Cette confession, qui s’inscrit dans l’actuelle tendance créative où il s’agit de parler de soi, s’adressait de fait, principalement à la Flandre et à son passé collaborationniste. Il faut écouter cette même prestation en flamand car elle y acquiert une pertinence et une force détonante. Le peintre, sombre et talentueux, se faisait le narrateur et l’acteur de son enfance. En décrivant minutieusement son père et ses frères, tous impliqués dans le nazisme ambiant, Tinel assumait ses maladresses de jeu, car en tant que non acteur et ne maîtrisant pas vraiment la langue française, il avançait à pas lents et lourds dans cette histoire émouvante où l’espace d’un instant, il évoquait une femme, son professeur de piano disparue un jour à Auschwitz (elle était juive), traitait son père de couillon naïf, nous avouait sa fascination enfantine pour l’uniforme de la soldatesque exterminatrice (comme tous les

enfants, sauf les victimes, bien entendu), son frémissement intérieur à l’écoute de la marche célèbre intitulée Horst Wessel Lied, soulignant sa beauté mélodique et rythmique, accompagnait son récit de dessin sombres noircis de traits violents, n’hésitait pas à nous emmener dans la déroute générale avec son seau à merde, sur les chemins rudes de l’hiver boueux de cette fin de guerre, et nous faire face en final en se mettant au piano, nous jouant un air issu du répertoire classique comme hommage à son professeur de piano qui n’est jamais revenue car assassinée dans les camps. Comment ne pas être alors secoué et ému par cette rupture radicale qui constitue un divorce public avec sa famille. Il s’agit là d’une première scénique : l’aveu clair de la collaboration flamande avec le Troisième Reich. Tinel brise un tabou majeur en passant par ce qui faisait la séduction du nazisme pour ses parents et lui-même, alors enfant de six ans, rejoignant mille autres récits qui sont encore enfouis sous le sable de la Flandre. Qu’il puisse nous chanter a capella, in extenso, le chant nazi, passe pour scandaleux et devient sous la plume des lecteurs et rédacteurs de l’ADI « la RTBF passe des chants nazis » alors qu’il procède à cet endroit d’une manière très forte qu’avait déjà empruntée Bob Fosse dans le remarquable Cabaret, où l’on assiste à la diffusion suave d’un air de toute beauté, apprécié de tous et qui nous fait frémir de jouissance, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive qu’il s’agit d’ une ode nazie quand la caméra opère un lent travelling arrière, découvrant la foule exaltée, extatique et menaçante se levant alors comme un seul homme en saluant à l’hitlérienne. C’était une manière pour l’auteur de nous signifier que

nous tous, nous aurions été piégés, sauf à avoir été désignés comme victimes. Ne pas le comprendre c’est se cacher la tête en dessous de la mer et oublier que les chants communistes, interprétés dans les années trente par Ernst Busch, avaient la même mélodie et la même rythmique (les nazis savaient ce qu’ils copiaient), tout en se chargeant d’autres paroles : à la classe ouvrière en marche se voyaient substituer les SA en marche et aux bataillons rouges, les bataillons bruns. La séquence géniale de Cabaret devient le raccourci saisissant du nazisme inclus en nous tous. L’ensemble de la narration de Koen Tinel agit de même, étant donné qu’elle s’attache à nous restituer des vies très ordinaires qui nous ressemblent au cours d’une existence somme toute assez banale. C’est de cette complexité qu’il s’agit et, de cette complexité vécue, aucune théorie ne peut en rendre compte. Dès lors, c’est une pierre d’importance dans le jardin de Bart De Wever, car ceux qui votent pour son nationalisme douteux sont les mêmes personnes. D’accord, il ne s’agit plus d’eux, mais de leurs fils et de leurs filles. Sont-ils très différents ? Non, car ils n’ont pas accompli la rupture indispensable. L’auteur reconnaît par un simple descriptif détaillé à hauteur d’hommes que les hommes de Flandre ont mangé de cette merde et l’ont trimballée d’un bout à l’autre du territoire. Et qu’il ne faut pas aller les chercher bien loin : ils sont présents à tous les coins de rue, à toutes les terrasses. D’Anvers à Alost, de Gand à Maaseik, de Bruges à Ostende. Sur tous les fumiers des environs immédiats. L’indignation doloriste juive qui a suivi la création de Seau de merde, faisant valoir la nau-

sée des victimes ou le soulèvement du coeur, s’avère inadéquate. Se trompant d’objet, elle finit par théoriser, à tort, en construisant une théorie du néorévisionnisme dont participerait la matière artistique qui chercherait à «blanchir » la responsabilité des collaborateurs. Les Juifs se trompent : ils s’aveuglent. Ils ne voient pas le courage de Koen qui, au contraire, rompt le silence, traitant ses parents d’idiots, ouvrant, sur ce sujet, la voie aux artistes flamands, ajoutant ainsi un chapitre scénique au volume conséquent de Hugo Claus, Le chagrin des Belges. Une dernière mise en question : dans la série, les gardiens du temple – encore très récemment – des voix autorisées et institutionnelles ont stigmatisé l’initiative du Musée de la déportation d’avoir placé des drapeaux frappés aux effigies des déportés, argumentant aussi dans le sens du révisionnisme, de la banalisation de la Shoah, demandant quel était le critère de sélection des portraits. Toujours la même conception instrumentaliste. Au nom d’une certaine orthodoxie, peut-on arrêter de châtrer les artistes qui tentent d’avancer sur le terrain de la représentation pour dire ce qui est indicible ?! Pourtant, des visages sur les drapeaux faisaient un extraordinaire pied de nez aux nazis qui avaient voulu les nier. Et enfin, pourrait-on aussi se débarrasser de ces réflexes malsains qui considèrent avant tout un film israélien (autre séquence après la Shoah) selon une orthodoxie idéologique avant de se demander si c’est un bon film ou non. Tous ces procès de merde ne servent pas l’humanité mais la rétrécissent et l’enfoncent chaque jour davantage. ■

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réfléchir rôle analogue, en somme, à celui de Dieu au Moyen-Âge. Dieu, l’argument suprême au service de toutes les causes ! Contre la peste ! Contre les inondations ! Bouter les Anglais… ! Libérer Jérusalem !… Il a fallu trois siècles depuis les Lumières pour se débarrasser de ce Dieu omni-instrumentalisé. Et aujourd’hui, on repart en arrière avec les attaques contre la laïcité et contre la liberté de la femme, de sa vie, de son corps — tiens ! on retrouve l’intimité comme enjeu politique.

Collusion d’idéologies Sender wajnberg

C

eci ressemble à une lettre ouverte aux membres et aux lecteurs. Il est curieux comme deux thèmes reviennent souvent dans les conversations : l’écologie et la Palestine. Comme s’ils remplissaient le manque laissé par le progressisme déçu du XXe siècle. L’avenir de la planète et celui du peuple palestinien sont deux soucis que je partage. Mais j’ai, comment dire ?, comme une gêne à les voir si souvent groupés.

Palestine De la « gauche » à la droite, on est enthousiaste à lutter pour le peuple palestinien, mais pas toujours dans le sens où nous l’entendons. Les beaux sentiments des âmes promptes à faire la morale à Israël sont souvent proches d’un antisémitisme new-look qui trouve parfois en la cause palestinienne le moyen de taper sur les Juifs par le truchement d’Israël. On observe aussi des alliances objectives de groupes qui n’ont rien en commun si ce n’est une occasion de plus de se lâcher en chœur. Pas vraiment de l’antisémitisme, non… Alors disons: du palestinisme ?

Écologie En ce qui concerne le sauvetage de la planète, il y a de quoi, pour des apprentis dictateurs du

quotidien, se faire mousser et « intruser » nos vies privées. Une définition du totalitarisme est la transparence du privé, l’immixtion de l’État dans les familles, dans l’éducation des enfants, dans la vie privée. Aujourd’hui, pour de bonnes raisons de santé publique ou de préservation du climat (raisons que nous partageons), les injonctions personnelles et intimes du politique se multiplient : Ne fume pas, ne bois pas, mets des capotes, mange des légumes, baisse le chauffage, fais du sport… Ce contrôle social croissant va de pair avec le libéralisme à l’origine de la crise qui fait souffrir tant de personnes et de peuples dans le monde. Et qui pousse au démantèlement des services publics, une forme de désengagement citoyen du politique. Paradoxe ! Car le politique (du grec politikos : « de la cité ») s’occupe par définition, non des individus, mais des affaires de la Cité. Nous assistons donc à cette dérive où le politique, dans la foulée du règlement des vraies grandes questions écologiques liées aux industries et à l’agriculture, commence à s’en prendre aux individus en leur faisant porter le chapeau. Les ne fume pas, baisse le chauffage, roule à vélo, etc., vont avec l’abandon du « Service public » ; même logique. En matière d’environnement, s’agiter pour exis-

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ter, ça pourrait s’appeler de l’écologisme1.

Un mélange si naturel Mais revenons à l’idée centrale, ce mélange curieux de Palestin(ism)e et d’écologi(sm)e. Il ressemble à une instrumentalisation de l’écologie politique par la « gauche » pro-palestinienne. Ou l’inverse. C’est surtout une nouvelle «doxa» au singulier, voilà le point. La contraction des deux en un, alors que ÇA N’A RIEN À VOIR. Comme si c’était dans l’air, dans les choses si normales qu’on ne les questionne pas vu que c’est naturel. Naturel d’être «  pour la planète». Et d’être pour le peuple palestinien. Elle est quand même troublante cette association presque automatique. Je n’ai pas retrouvé d’autre alliage entre deux thèmes (ici écologique et politique) aussi fort et singulier. On peut parler d’amalgame, au sens politique classique du mot, qui est d’induire que quelqu’un ou quelque chose est dangereux. Certains amalgames populaires qui semblent sans conséquences (comme « immigré » et «  dangereux  ») ont un impact sur les relations sociales ; ils sont alors des stéréotypes. Donc nous avons : « Sauver la planète », « Palestine libre » ; « ne pas polluer », « Israël ». Bizarre.

Impensé émotif

ViaVelo Palestina L’existence de l’association «  ViaVelo Palestina  » confirme la collusion d’idéologies. Elle fournit LE KIT COMPLET, les DEUX EN UN pour le prix d’une ! C’est très sympathique, militer à vélo et ainsi rencontrer les gens. Mais comme par hasard, le vélo ludique militant ne sert QUE pour la Palestine ou la campagne BDS. Ces compagnons de roues ne militent à vélo pour AUCUNE des autres causes qui nous sont chères… Avonsnous entendu parler de « ViaVelo Centres fermés » , « ViaVelo Laïcité », « ViaVelo extrême droite »? Les militants rouges/verts passent volontiers par St-Josse, Schaerbeek, Molenbeek… L’antisémitisme contemporain n’en est pas vraiment un mais résulterait de l’importation du conflit du PO en Europe ? Alors allons-y

gaiement sans penser aux conséquences  ! Rameutons nos immigrés arabo-musulmans dans la campagne BDS en faisant confiance à leur faculté d’analyse qui leur fera distinguer entre le bon Juif et le mauvais Israélien colonisateur… Sans rire, il y a un vrai problème. Et je suis dubitatif à constater que l’UPJB, en y participant, tombe dans ce qu’il faut bien appeler le panneau.

Doxa bipolaire Poursuivons à propos de cette doxa bipolaire. Les bonnes raisons d’aujourd’hui, santé publique, environnement, sauvons le climat et la planète ! (tout de suite les grands mots…), me semblent jouer de plus en plus le rôle psycho-social d’une croyance commune, si évidente qu’il est impensable de la questionner. Un

Je me demande si l’on n’assiste pas à la naissance d’une sorte de croisade « à l’envers ». Et pardon pour l’amalgame avec Dieu, mais des facteurs à l’impact psychologique puissant sont réunis — lieux Saints, Juifs, religions, occupation de territoires là-bas — qui devraient être pensés. Ainsi, quand je médite sur les images des défilés de ViaVelo Palestina, j’y retrouve des ressemblances avec les processions incantatoires des pays qui pratiquent avec ferveur. Les bures à capuches sont devenues des gilets fluos avec casques à la con. Les torches enfumantes, des phares à piles. Les oriflammes sont restées. Et l’impensé émotif aussi. Je n’irai pas pédaler le 14 mai à Anderlecht et à St-Gilles. Parce que, décidément, cette cristallisation écologie/Palestine, elle est vraiment étrange, vous ne trouvez pas ? ■ Les émissions anthropiques de CO2 sont surtout dues à la production d’électricité, aux industries, à l’agriculture, au chauffage, aux transports par camions, et enfin seulement aux automobilistes. (http://infoterre.brgm.fr/rapports/RP-52406-FR.pdf).

1

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extrême droite ResistanceS.be continue son combat avec votre soutien Manuel Abramowicz coordinateur de Resistances.be*

Q

uand nous avons lancé en 1997 le journal RésistanceS, nous savions que l’information sur l’extrême droite – et la récupération de ses « idées » (nationalistes, racistes, poujadistes, inégalitaires...) par d’autres « familles politiques » – était un engagement à risque. Nous avons pris et, aujourd’hui plus que jamais, poursuivrons cet engagement. Malgré les menaces, les procès et bien d’autres tentatives pour nous faire taire. En 1997, parmi les fondateurs de la rédaction de RésistanceS.be se trouvent des journalistes d’investigation de la « grande presse ». Certains avaient déjà participé à CelsiuS, une revue d’information antifasciste belgo-française issue du mouvement de solidarité internationale fondé par Henri Curiel. En plus de 16 ans d’activités, notre rédaction a aussi accueilli les signatures de Jean-Claude Defossé, Jean-Marie Chauvier, Bénédicte Vaes, Jean Vogel, JeanYves Camus... Des synergies rédactionnelles se sont scellées avec d’autres médias indépendants, comme le blog néerlandophone AFF/Verzet, le magazine catholique Golias, le journal anglais Searchlight, la revue de réflexion grecque Eneken, le blog Droite(s) extrême(s) d’Abel Mestre et Caroline Monnot, jour-

nalistes au quotidien Le Monde...

JOURNALISME D’INVESTIGATION L’enseignement reçu de journalistes d’investigation engagés, dès les années 1970, dans l’information sur l’extrême droite (Hugo Gijsels, Walter De Bock, René Haquin...), nous a été bénéfique pour mener ensuite nos propres enquêtes. Pour mieux comprendre les mécanismes de fonctionnement, les « nouvelles » techniques de propagande et les liens de l’extrême droite dans la société, parfois, nos enquêtes durent dès 1997 se faire en «  immersion », c’est-à-dire au cœur même des « sujets » observés. Nous avons ainsi « participé » à des meetings, des réunions, des manifestations... d’extrême droite ! En nous faisant passer pour l’un des leurs. Le recueil d’informations capitales sur la réalité de cette « galaxie politique » – où le mensonge, la manipulation et la contre-information sont monnaies courantes – ne peut alors se faire autrement. Il faut aller les chercher sur le terrain. En avançant discrètement. Dans ce cas de figure, le journalisme d’immersion ou undercover se justifie entièrement. Nous avons, à diverses occasions, eu recours à lui, comme les journalistes françaises Anne Tristan et Florence Aubenas ou le journa-

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liste allemand Günter Wallraff. Grâce à ce type de journalisme – hélas de plus en plus absent dans le paysage médiatique – RésistanceS.be a pu mener des enquêtes inédites sur la partie immergée de l’extrême droite. Sur sa face volontairement cachée.

INFOS EXCLUSIVES Dès ses débuts, RésistanceS. be a ainsi proposé à ses lecteurs des enquêtes d’investigation exclusives sur les coulisses de l’extrême droite. Avec un seul objectif : montrer le vrai visage de cette «  nouvelle  » force politique en croissance électorale continue dans les années nonante. Pour maintenir son ascension, l’extrême droite aura systématiquement pour stratégie l’utilisation de faux nez. Notre premier dossier d’investigation, en mai 1997, dénonçait ainsi les discours pseudo-sociaux des Front national et autres Vlaams Blok/Belang. Ensuite des enquêtes exclusives seront régulièrement publiées. RésistanceS. be peut être fier de quelques véritables scoops qui seront ensuite repris par de grands titres de médias plus conventionnels. La médiatisation de nos enquêtes permettra enfin de mettre à mal le développement structurel de l’extrême droite.

menaces contre resistances.be Bien évidemment, notre journalisme d’investigation ne va pas plaire – et c’est tant mieux ! – à l’extrême droite. Au fil des années, RésistanceS.be et plusieurs de ses journalistes sont devenus les cibles habituelles des « fafs ». Outre les régulières menaces, y compris de mort sur des membres de la rédaction (et leur famille), diverses intimidations (notamment de la secte de Scientologie), l’orchestration d’une campagne d’intoxication obsessionnelle et paranoïaque sur internet et mêmes un projet de passage à tabac en règle (planifié par un groupe néonazi), dès les années 1990 des premières plaintes judiciaires sont déposées contre nous. Le président-fondateur du FN, le prédicateur d’un groupe catholique intégriste et d’autres menaceront RésistanceS.be de poursuites devant les tribunaux. Nous serons à plusieurs reprises convoqués, à la demande du parquet, à la police pour interrogatoire suite à diverses plaintes : d’un député FN (pour piratage informatique), d’un élu local du VB (pour sabotage de sa porte d’entrée), etc. Actions judiciaires qui seront, vu leur caractère absurde, classées sans suites par le parquet. Cependant, après d’autres plaintes, trois procès s’ouvriront devant les tribunaux contre nous. RésistanceS.be devra alors répondre de ses écrits devant Dame Justice. Le premier procès faisait suite à une plainte déposée par le fondateur d’un petit parti néorexiste, et était dirigé contre moi personnellement. Le deuxième s’ouvrira suite à une plainte émanant des intégristes de Belgique & Chrétienté, ciblant deux membres

de notre rédaction et notre asbl de gestion. Le troisième procès est tout récent: il fait suite à un article de RésistanceS.be dénonçant le racisme et l’islamophobie que suscita sur Internet la tuerie de Liège commise, en décembre 2011, par Nordine Amrani, un Belge d’origine marocaine. Notre article évoquait également les liens supposés de l’auteur de ce massacre avec l’extrême droite. Cependant, cette information n’était pas une exclusivité de RésistanceS. be puisqu’elle avait été une première fois partagée avec un journaliste du quotidien Le Soir, puis publiée dans l’édition belge de Paris Match. Un avocat, au passé encore chaud à l’extrême droite, affirmant s’être reconnu dans l’article porta plainte contre moi (mais pas contre Paris Match !). Visant à nous faire taire, ces trois procès se sont toutefois conclus par des échecs pour les plaignants (dans le cas du troisième, l’avocat en question à néanmoins fait appel du jugement rendu en ma faveur). A chaque fois, la Justice a reconnu le bien fondé de notre travail de journalistes. Néanmoins, nos rendez-vous judiciaires ne sont pas terminés. Suite à l’obstination – pour ne pas écrire autre chose – d’un ex-dirigeant d’extrême droite, je me retrouve avec Julien Maquestiau, un autre membre de notre rédaction, menacé d’un procès au pénal devant le tribunal correctionnel. Le motif : avoir réalisé une enquête undercover sur l’utilisation des réseaux sociaux par l’extrême droite. Pour ce faire, nous n’avions pas d’autre choix que de créer un profil imaginaire sur Facebook. Ce qui nous a permis notamment de démontrer que ce même dirigeant du FN était toujours actif politiquement, contrairement

à ses affirmations et ses multiples pressions exercées tous azimuts. Notre enquête dévoila qu’il jouait même un rôle clé dans la réorganisation de l’extrême droite. Se sentant pris au piège, il entama alors une action judiciaire contre nous. Action qui sera saluée, bien évidemment, par le reste de la droite extrême, mais aussi par une mouvance minoritaire, communautariste et dite « gauchiste », sous l’influence inconditionnelle des théories nauséabondes émises par un Dieudonné révélé.

AVEC VOTRE SOUTIEN Face aux menaces judiciaires qui planent sur notre combat, le parquet de Bruxelles a plaidé un non-lieu, estimant donc que nous n’avions commis aucune infraction. Nous avons également reçu de nombreux soutiens d’organisations (Ligue des droits de l’homme, PAC, Bruxelles laïque, les Territoires de la mémoire...), de militants de terrain, de citoyens non-engagés en particulier et de journalistes d’investigation, comme par exemple Georges Timmerman, cofondateur du site Apache.be... le Mediapart belge ! Nous poursuivrons coûte que coûte notre engagement pour une information médiatique investiguant sur l’extrême droite et la diffusion dans notre société de ses « idées ». Nous le continuerons avec votre soutien. ■

Une soirée de soutien à RésistanceS.be aura lieu le vendredi 10 mai à l’UPJB. Voir l’annonce page 30 *www.resistances.be

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diaspora(s) Le prolétariat orthodoxe

(traduction)

Leyzer Burko1

Titré Di frume arbeter-masn (les masses ouvrières orthodoxes), cet article est paru originellement sur le site internet du Forverts, journal yiddish new-yorkais, en date du 15 mars 2013 (‫‏‬http://yiddish.forward.com).

L

e titulaire d’un cours consacré au mouvement ouvrier juif, et dont je suis l’assistant, a récemment demandé à ses étudiants lesquels avaient encore des proches appartenant à un syndicat. De ce groupe d’environ 20 étudiants, seuls deux ont levé la main et répondu qu’un membre de leur famille était affilié au syndicat des enseignants. Autrement dit, pas un seul d’entre eux n’a même un grand-oncle ayant eu une activité manuelle. Les masses ouvrières juives, nos tailleurs, cordonniers et menuisiers ont disparu. Enseignants, avocats, médecins, comptables et autres « professionnels » ont pris leur place. Comme nos radicaux et révolutionnaires de jadis auraient honte de nous ! Le mouvement ouvrier juif s’est si fortement affaibli qu’il ne joue plus aucun rôle, y compris dans notre mémoire collective. Le mouvement ouvrier américain en général n’est plus lui-même que l’ombre de ce qu’il fut. 11% seulement des travailleurs sont syndiqués alors qu’ils étaient 35% dans les années cinquante. Voilà pourquoi les Juifs américains ont oublié que leurs ancêtres étaient,

à leur arrivée ici, non des producteurs hollywoodiens ou des magnats de Wall Street mais des travailleurs manuels et de petites gens. La dernière trace du radicalisme juif réside dans le libéralisme politique des Juifs américains. Le sociologue Milton Himelfarb2 avait jadis remarqué que « les Juifs gagnent autant que les épiscopaliens et votent comme les Porto-Ricains » autrement dit que, sur le plan économique, ils appartiennent majoritairement à la classe moyenne et aux couches supérieures mais que leurs inclinations politiques sont identiques à celles des plus pauvres. Les Juifs votent, semble-t-il, non en fonction de leurs propres intérêts mais d’un principe de justice sociale. Il est difficile de prédire si cette tendance perdurera. Depuis longtemps déjà, un déplacement progressif vers la droite se fait sentir. L’émergence des néo-conservateurs dans les années soixante, le mouvement de retour à la religion et le développement du judaïsme ultra-orthodoxe ont présidé à l’existence d’une grande masse d’électeurs juifs de droite : les plus ou moins 30% qui, lors

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des dernières élections, ont préféré le républicain Romney. Sur le cartes dont les couleurs indiquent les districts électoraux les Juifs religieux et les Juifs russes apparaissent comme des ilots de rouge3 dans une mer bleue démocrate. Et en Israël - un sujet en soi - la droite est encore plus forte qu’ici. On ne peut manquer l’ironie de la balance politique actuelle : les plus riches, les Juifs réformés4 et leurs semblables votent libéral et les plus pauvres, les ultra-orthodoxes et les Russes, votent à droite. En somme, chacun vote, et peut-être sans y penser, pour les intérêts de l’autre bord. Le fait que les khassidim dont les communautés sont très dépendantes de l’aide fédérale votent à 90% pour les républicains démontre de manière extraordinaire l’influence politique de la religion. Si Karl Marx vivait encore, il prendrait peut-être nos khassidim pour un exemple de la « fausse conscience  » : quand les opprimés endossent l’idéologie de leurs oppresseurs. Car il n’est pas vrai, comme je l’ai écrit ci-dessus, qu’il n’y a plus de classe ouvrière juive. Chez les religieux, elle est,

béni soit son Nom4, toujours présente en nombre : les khassidim qui conduisent des autobus ou des taxis privés, qui livrent des marchandises de toutes sortes ou traînent de lourdes charges, qui travaillent dans le bâtiment – sans compter tous les petits commerçants et boutiquiers et leur activité de subsistance. Même ceux qui ont des revenus corrects vivent modestement car ils doivent souvent entretenir une maisonnée de 8 à 10 enfants sinon plus. Il est certain que les communautés orthodoxes n’abandonnent pas les travailleurs. Les plus fortunés entretiennent la communauté et un réseau d’organisations charitables et de bienfaisance procure un standard de vie minimal en dessous duquel personne ne peut tomber. Ce réseau ne constitue pas uniquement une aide mais également une toile d’araignée dans laquelle le khossid se prend et reste coincé et toujours dépendant de la communauté. Comment pourrait-il se libérer alors que sa famille ne pourrait vivre sans l’appui de la communauté ? La dépendance économique de la communauté est le mécanisme le plus puissant d’oppression des travailleurs orthodoxes. Tant qu’ils restent ainsi asservis, ils ne peuvent agir selon leurs propres intérêts. Et comme l’éducation orthodoxe ne les prépare pas à s’insérer dans l’économie actuelle et certainement pas à accéder aux professions qui sont celles des Juifs modernes, la classe ouvrière orthodoxe n’a aucune issue.

Le meilleur moyen de sortir de la misère – ainsi que les Juifs le savaient il y a un siècle – réside dans une éducation séculière et l’accès à l’université. On peut certes étudier de longues années et rester un écrivain pauvre, un acteur ou quelque autre sorte de personne dénuée d’esprit pratique, mais on gagne en moyenne bien plus avec un diplôme – 85% en plus. Ce pourcentage, selon les derniers travaux, ne cesse de progresser - il a dépassé 55% dans les années septante - car nous vivons aujourd’hui dans une société de technologie et d’information. C’est pourquoi le mot d’ordre du prolétariat orthodoxe ne doit pas être « le pain la liberté, les syndicats » et tous ces termes qu’on criait et chantait naguère lors des manifestations mais «  Allez à l’université ! Étudiez la grammaire et écrivez ! Étudiez les mathématiques et l’informatique  ». Le monde orthodoxe devient progressivement conscient de cette problématique et étudier, à condition que ce soit dans des institutions « kosher » comme le Collège Turo, est de plus en plus accepté. J’ai assisté à une cérémonie de remise des diplômes à Turo. Les professeurs avec leurs longues barbes, leurs cafetans colorés et leurs chapeaux démodés ressemblaient aux sorciers des films de Harry Poter. L’ami que j’accompagnais a maintenant terminé son master et gagne mieux sa vie que bien des yiddishistes. Il est un exemple de ce que les Juifs orthodoxes, en ce compris les femmes, peuvent accomplir quand ils n’ont

pas peur des vignobles étrangers. Le jour où tous feront de même, la classe ouvrière orthodoxe s’embourgeoisera, et si je puis me permettre cette comparaison6, de la même manière que jadis les lecteurs laïques du Forverts. ■ Traduit du yiddish par Alain Mihály

Leyzer Burko est chercheur en philologie yiddish au Jewish Theological Seminary (JTS), acteur au théâtre yiddish de NewYork et collaborateur au Forverts. Le grandpère de Leyzer Burko, auquel il a consacré un article paru également récemment (« Ven vet shoyn kumen der komunizm? » Quand viendra enfin le communisme ?), fut militant communiste en Pologne. 2 Milton Himmelfarb (1918-2006), sociologue de la communauté juive américaine, éditeur à partir de 1959 de The American Jewish Yearbook publié par le American Jewish Committee (AJC). La 1

phrase originelle est celle-ci : « Jews earn like Episcopalians, and vote like Puerto Ricans.» 3 Paradoxalement, la couleur du Parti républicain. 4 Affiliés à la fédération synagoguale réformée, la plus « libérale » face aux Conservatives, aux orthodoxes et aux reconstructionnistes. Également celle dont les membres ont les revenus les plus élevés. 5 Borekh Hashem, une expression très fréquente dans le discours des Juifs orthodoxes et utilisée évidemment dans ce cadre-ci avec ironie. 6 L’auteur emploie ironiquement l’expression lehavdil communément destinée à marquer la différence entre registres « sacré » et profane.

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! ‫יִידיש ? יִידיש‬

Yiddish ? Yiddish ! par willy estersohn

Traduction

‫ליד‬-‫מײ‬ ַ

Quelle est la voix que j’entends retentir (la voix de qui entends-je retentir) ?/ Chantons (Que l’on chante) de nouvelles chansons !/Tous les malheurs sont passés/Avec l’hiver froid et long./Riche en couleurs, riche en sonorités,/ Arrive(Vient à aller, marcher) le premier mai. Quelle est la voix que j’entends retentir ? Chantons à pleine voix (Chantons haut) et joyeusement !/Que se propage libre comme l’air/Notre chanson de tous les horizons (coins)./Éveillant (pour éveiller) à une vie nouvelle,/Arrive le premier mai.

may-lid Chanson de mai Voici un texte de circonstance pour cette édition de mai de Points critiques. Il a pour auteur M. Sorerives, nom de plume de Khayim Miller (1869-1909). Hormis ces dates, on ne connaît aucun autre élément biographique. Mis en musique par Mayer Posner, ce texte est devenu une chanson joyeusement optimiste, souvent interprétée par les chorales des organisations liées au Bund, essentiellement aux États-Unis et au Canada, comme The Workmen’s Circle (der arbeter ring). On peut entendre cette chanson, parmi 17 autres, sur un CD édité à New-York à l’occasion du 100ème anniversaire du mouvement socialiste juif. Son titre : In love and in struggle : The musical legacy of the Labor Bund. Label : YIVO *. * www.klezmershack.com/bands/bund/legacy/bund.legacy

? ‫װעמעס שטימע הער איך קלינגען‬ klingen

ikh

her

shtime

vemes

! ‫זאל מען זינגען‬ ָ ‫ַנײע לידער‬

zingen men

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lider naye

,‫רבײ‬ ַ ‫ֿפא‬ ַ ‫דאס בײזעס איז‬ ָ ‫ַאל‬ farbay

iz beyzes

dos

al

.‫לאנגן‬ ַ ,‫קאלטן‬ ַ ,‫מיט דעם װינטער‬ langn

kaltn

vinter

klangen

in raykh

dem

mit

‫קלאנגען‬ ַ ‫רײך אין‬ ַ ,‫ֿפארבן‬ ַ ‫רײך אין‬ ַ farbn

in raykh

.‫מײ‬ ַ ‫קומט צו גײן דער ערשטער‬ may

ershter

der geyn tsu

kumt

? ‫װעמעס שטימע הער איך קלינגען‬ klingen ikh

her

shtime

vemes

munter

un hoykh

trogn

zikh zol

ekn ale fun lid

undzer

! ‫זאל מען זינגען‬ ָ ‫הויך און מונטער‬ zingen men zol

‫ֿפרײ‬ ַ ‫ֿפראנק און‬ ַ ‫טראגן‬ ָ ‫ָזאל זיך‬ fray un

frank

.‫אונדזער ליד ֿפון ַאלע עקן‬ ,‫נײעם לעבן װעקן‬ ַ ‫צו ַא‬ vekn

lebn nayem a tsu

.‫מײ‬ ַ ‫קומט צו גײן דער ערשטער‬ may

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ershter

der geyn tsu

kumt

remarques

? ‫ װער‬ver ? = qui ? ; décliné à la forme possessive : ‫ װעמעס‬vemes ou ‫ װעמענס‬vemens = à qui, de qui; aussi : dont, duquel (pronom relatif). ‫ ַאלע‬ale = tous; ‫ ַאלעס‬ales = tout; devant certains substantifs précédés d’un article : ‫ ַאל‬al (exemple : ‫ ַאל דָאס בײזעס‬al dos beyzes = tout le mal, tous les malheurs). ‫קַאלטן‬ kaltn : datif de ‫ קַאלט‬kalt. ‫ ֿפרַאנק‬frank (adj. ou adv.) : selon le dictionnaire de Niborski, ne s’emploie que dans l’expression ‫ֿפרַײ‬-‫און‬-‫ ֿפרַאנק‬frank-un-fray = libre comme l’air.

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anne gielczyk

Malaise dans la montagne

B

onjour les amis, je manque totalement d’inspiration. Je me suis rendue compte que ça m’arrivait chaque année en revenant de la montagne. Il n’y a plus de doute, la montagne me vide la tête. Ça pose question quand même : y aurait-il un lien entre l’altitude et le manque d’inspiration ? Le fait de prendre de la hauteur ferait-il descendre mon potentiel créatif ? Si je vous dis qu’en plus, j e souffre du « mal aigu des montagnes », « un syndrome de souffrance », d’après Wikipedia, « lié à une montée trop rapide en haute altitude, à l’absence d’acclimatation et à une sensibilité personnelle plus ou moins importante. Ses symptômes sont des céphalées, des nausées et des vomissements », à tel point que je ne me sentais bien qu'en schuss, de préférence à toute vitesse, moi qui skie très moyennement et donc très prudemment en prenant la pente de biais. Mes compagnons de télésiège peuvent en témoigner, la montagne ne me vide pas uniquement la tête, le balancement de la nacelle combiné à l’altitude ont eu raison de mes nausées, tout cela fut expédié en moins de cinq minutes, sans bavures, et sans

éclaboussures, pour mon plus grand soulagement. Et dire que cette année pourtant la neige était exceptionnelle (les bienfaits paradoxaux du changement climatique), le temps était plutôt beau, les pistes désertes, les Français, pour notre plus grand bonheur, ayant décidé de prendre leurs vacances de Pâques deux semaines plus tard. Alors, un trop plein d’oxygène peut-être ? Il est vrai qu’en temps normal, je mets rarement le nez dehors, mon isotope préféré étant mon

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bureau ou le divan de mon salon, dans le bas de la ville de Bruxelles. Dans ces conditions, plusieurs heures de grand air quotidiennes à 2000 mètres d’altitude, ça peut faire des dégâts. Rien de plus normal me dit un ami juif avec qui je m’interrogeais sur cette étrange coïncidence entre un retour de la nature et la panne d’écriture: « Le Juif et la nature, cela fait deux » une phrase qu’il cite de mémoire (il est très fortiche cet ami) signée Paul Celan, le grand poète juif, parti rencontrer le grand philosophe-juif-Adorno alors qu’ils séjournaient tous deux à la montagne justement ! Mais la rencontre entre le poète (un petit Juif, dénommé Monsieur Klein) et le philosophe (Monsieur Gross) n’aura lieu que dans le texte de Celan, intitulé « Entretien dans la montagne »1 et de me dicter le passage par téléphone « Le silence donc était total virgule, là-haut le silence dans la montagne point. «Mais le silence ne dura guère virgule car

lorsque survient un Juif virgule qui en rencontre un autre virgule c’en est tôt fait du silence, même dans la montagne point. (ça, on en connaît un brin, n’est-ce pas les amis ?!) Car (et nous y voilà) le Juif et la nature, cela fait deux, virgule, de tout temps et même aujourd’hui, virgule, même ici point final ». (Je ne peux que confirmer).

E

nfin, le mal d’altitude ne m’a pas empêchée de suivre de loin ou dois-je dire de haut l’actualité. Une semaine pleine de rebondissements à vrai dire. Un ancien président de la République mis en examen pour abus de faiblesse, mais il s’en sortira car les charges sont… faibles. Dommage. Un ministre du Budget de la même République, après avoir juré ses grands Dieux qu’il « n’avait pas, n’avait jamais eu de compte à l’étranger, ni maintenant ni avant », confesse avoir menti et est forcé de démissionner. Un grand rabbin de la République qui se voit accusé de plagiat, nie, puis reconnaît mais rejette la faute sur ses « étudiants » (on comprend qu’il utilise des nègres pour ses livres), jure son grand D. qu’il ne l’a fait qu’une seule fois, puis au moment où d’autres plagiats (et d’autres nègres) sont dévoilés, on apprend qu’il a triché sur son CV. Non il n’est pas agrégé de philosophie. Bon ce n’est pas si grave que ça, personne n’attend d’un rabbin – même du grand rabbin de France – qu’il soit agrégé de philosophie, mais évidemment ça en jette, surtout quand on s’est mis en tête d’intervenir

dans le débat public en usant de son ascendant moral comme par exemple quand le grand rabbin signe un texte contre « le mariage pour tous » et que nous apprenons qu’il a pour cela « emprunté » de larges passages à l’œuvre d’un certain Joseph-Marie Verlinde, un prêtre catholique comme son nom l’indique ce qui lui a d’ailleurs valu, au grand rabbin, les félicitations publiques du pape Benoit XVI, qui sait décidément reconnaître les siens. Cerise sur le gâteau, dans un premier temps notre grand rabbin refuse de démissionner car ce serait… « un acte d’orgueil ». Ni plus ni moins. Le nouveau pape, je suis sûre, doit apprécier cet argument pour le moins … jésuitique. Mais redescendons dans les brumes du Nord, là où un canal s’est perdu, mais où il est permis « pour tous» de se marier et même d’adopter des enfants et où le ministre des Finances démissionne sans même avoir de compte en Suisse, où depuis fort longtemps déjà, les élus doivent déposer une déclaration de patrimoine à la Cour des comptes. Quant au grand rabbin de Bruxelles, s’il a obtenu un doctorat en langues orientales à la Sorbonne, il n’a jamais prétendu être agrégé de quoique ce soit et d’ailleurs en Belgique, ce genre de concours n’existe pas et c’est tant mieux car figurezvous que je viens de lire que si le peuple français de tous les peuples est le plus malheureux comme l’indiquent les sondages, c’est à cause de leur système d’enseignement extrêmement compétitif.

I

ci dans le genre mégalo, nous sommes largement servis par le tout nouveau bourgmestre d’Anvers. Certes il n’a pas triché sur son CV, il a bien son diplôme d’historien, mais attention pas de doctorat hein les amis, même s'il se targue de parler couramment le latin. Il aurait tant voulu être un Jules César a-til déclaré récemment mais il est plutôt un Cicéron (« Ik ben meer Cicero »2). Tant de modestie l’honore. Margaret Tatcher, était une Jules César, elle, poursuitil, admiratif. Plutôt une Caligula, s’il faut en croire François Mitterrand qui lui attribuait certes la bouche de Marilyn mais les yeux de l’empereur sanguinaire. Maggie… elle a marqué mes années militantes. Son règne ne semblait pas avoir de fin. Elle est morte au Ritz. Dans les villes minières dévastées de Grande-Bretagne, les mineurs et les syndicalistes au chômage chantent en cœur: « Ding-dong ! The witch is dead ». Ici en revenant de la montagne, j’ai constaté que tout le monde n’attendait plus qu’une seule chose, le printemps. Eh bien il a fallu attendre encore une semaine, mais le voici. Les terrasses sur ma place ont littéralement explosé et je me suis empressée d’aller partager les premiers rayons de soleil avec une bonne dose de gaz carbonique pour que l’inspiration revienne… ■ In : Strette, trad. J.E. Jackson et A. du Bouchet, Mercure de France, 1971. 2 À l’émission « Peeters en Partners » de la VRT (radio 1) du 13 avril. 1

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activités

dimanche 5 mai à 16h Présentation de l’association Ulysse et Projection de Héros sans visage de Mary Jiménez

vendredi 3 mai à 20h15 En marge de la sortie en salles de

Kinshasa Kids présentation du film par son réalisateur

Marc-Henri Wajnberg Entre le reportage et la fiction, le film nous plonge dans le chaos urbain et social de la capitale du Congo, à travers la vie quotidienne d’enfants abandonnés et en lutte pour leur survie. Le réalisateur évoquera la genèse de son oeuvre et ses conditions de tournage.

Le plus souvent, c’est sur le versant juridique de la reconnaissance légale que nous parlons des demandeurs d’asile et de notre solidarité à leur égard. Cette fois, avec Alain Vanoeteren, membre de l’UPJB, psychologue et directeur de l’association «  Ulysse  », c’est par les effets psychologiques traumatisants de cette condition faite à l’homme que nous abordons la question. « Je me suis dit : comment peut-on aider les gens avec du soutien psychologique ? En tenant compte du fait qu’ils ne parlent pas la même langue, qu’ils ne viennent pas du même pays, qu’ils n’ont pas toujours les mêmes références belges ou occidentales (...). Dans mon parcours, j’ai vu que les personnes en demande d’asile, en situation de clandestinité, ou qui étaient en attente de régularisation en Belgique, étaient des gens qui avaient vraiment besoin d’aide psychologique ». (extrait de Papyrus à l’horizon, décembre 2011, revue réalisée par les patients d’Ulysse).

Présentation : Jacques Aron Projection du film de Mary Jiménez, Héros sans visage (2012-61’), en sa présence Attention : Le film ne sera pas projeté dans notre local. Il est conseillé d’aller le voir en salle avant la soirée débat. PAF: 6 €, 4 € pour les membres, tarif réduit: 2 €

Film tryptique : « Bruxelles, église du Béguinage : des migrants organisent une grève de la faim pour obtenir des papiers. Un homme meurt. Tunisie, frontière lybienne, camp de Choucha, des réfugiés racontent l’horreur de la traversée du Sahara vers le Nord. Liège, dans un centre pour réfugiés, un homme raconte sa traversée de la Méditerranée sur une chambre à air.

Le comité de l’UPJB et le club Sholem Aleichem envoient à nos amis Larissa Gruszow, Léon Liebmann ainsi qu’à Bella Wajnberg et à leur famille respective leurs pensées les plus chaleureuses et leurs souhaits de prompt rétablissement.

Trois moments d’une guerre pour survivre. » Mary Jiménez parvient à concilier exigence du point de vue et témoignage proche et solidaire. En dénaturalisant l’image, en cadrant au plus près, en étant au cœur de la parole, elle restitue une réalité tragique qui interrompt et suspend le flux étourdissant des news. PAF: 6 €, 4 € pour les membres, tarif réduit: 2 € (Voir également l’article d’Alain Vanoeteren dans notre numéro précédent)

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activités

Dimanche 12 mai au B.P.S.22* (Charleroi) à 15h30 dans le cadre du 1er mai Juif progressiste

vendredi 10 mai à 20h15 Soirée de soutien à ResistanceS.be Le journalisme d’investigation menacé ? avec

Manuel Abramowicz, cofondateur de RésistanceS.be Julien Maquestiau, membre de la rédacteur de RésistanceS.be Georges Timmerman, journaliste d’investigation, ancien du quotidien

flamand De Morgen, cofondateur du site indépendant d’informations Apache.be

The Allochtoon Exposition photographique de Charif Benhelima De père marocain (expulsé quand Charif avait 3 ans) et de mère belge morte prématurément, le travail photographique de Charif Benhelima tourne autour du déracinement, de l’identité et des origines. Pendant de longues années, il concentre sa quête sur les immigrés, les illégaux et les réfugiés. Se découvrant des origines juives marocaines, il questionne les relations entre Juifs et Arabes dans la série « Sémites ». La visite est guidée par Françoise Gutman, sculpteur et guide à B.P.S.22 Attention : réservation obligatoire au secrétariat de l’UPJB : 02.537.82.45/upjb2@skynet.be PAF : 2 € *B.P.S.22 : 22 boulevard Solvay 6000 Charleroi – Site de l’Université du Travail (Pour le mot « allochtoon », voir les « humeurs judéo-flamandes » de Anne Gielczyk dans Points critiques n°334, mars 2013)

Depuis 1997, le web-journal RésistanceS.be dévoile les coulisses de l’extrême droite. Ciblé régulièrement par des menaces et des plaintes, aujourd’hui ce média indépendant doit faire face à une nouvelle action judiciaire. Deux membres de RésistanceS.be, Manuel Abramowicz et Julien Maquestieau, pourraient se retrouver devant le tribunal correctionnel, suite à une enquête journalistique undercover sur l’utilisation des réseaux sociaux par l’extrême droite. Le droit à l’information sur cette dernière pourrait-il être mis en péril par cette action judiciaire ? Le journalisme d’investigation peutil tout se permettre ? Quelles sont ses limites   L’anonymat et l’utilisation de pseudonymes sur Internet peuvent-il être acceptés ? Quel est le bilan de RésistanceS.be après 16 ans d’existence ? Ces questions seront notamment celles abordées au cours de cette soirée. Avec le soutien de la Ligue des droits de l’Homme PAF: 6 €, 4 € pour les membres, tarif réduit: 2 €

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ourquoi nous avoir envoyé la promotion de l’exposition The Allochtoon du B.P.S.22 ? m’a demandé Gérard comme postulat à un article. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour vous faire partager mon travail de guide-animatrice plasticienne au sein de musées en Hainaut, pourrais-je continuer. Réponse 1 : Ah oui, c’est loin la province !.... Et puis Charleroi, le pays noir ! Et La Louvière… Ne parlons pas de Soignies... Nombreuses réflexions entendues et réentendues qui me pesaient et me pèsent encore depuis mon « exil » (allochtone ou autochtone ?) qui m’a mené de Bruxelles à ce coin de Wallonie... Réponse 2 : Une envie de partager mon ressenti lors de ma formation/préparation à l’exposition de Charif Benhelima. Comme si le questionnement sur l’identité avait fait tilt avec mon vécu : mon enfance près

du Petit château, mes origines juives, mes ancêtres non connus, des photos de famille, des valeurs d’éducation, des questionnements politiques, les Juifs, les Arabes, le multiculturalisme de notre monde,…. Bref, me voilà enfin ! Une histoire, des histoires. Le B.P.S.22,ce musée original à Charleroi, par le biais des artistes exposées, est un lieu de réflexions sur notre société. Chaque exposition amène à la discussion, à l’échange, à l’interrogation, à la découverte. Cette exposition nous entraine sur la quête d’identité de l’artiste . Orphelin à 8 ans, issu de mère belge et de père marocain immigré dans la « mouvance belge de force de travail » et expulsé peu après ; Charif Benhelima apprend déjà adulte qu’il serait aussi pour moitié juif... Il se forge une vie fictive pour les autres , utilise la photographie et le polaroïd comme un album de famille à construire, porte un regard sur l’immigrant – êtres humains en attente de… ni d’ici et non plus de là-bas ! Une interrogation du migrant lointain – les Sémites – et du migrant de maintenant –ceux que l’on parque dans des centres en attente d’une décision de justice, ou ceux qui ont déjà décidé de prendre la tangente. Une lettre adressée au roi (le plus haut représentant de la nation belge) qui questionne sur la Constitution et l’égalité des droits, sur les enfants du roi puisque de mère italienne, sur lui puisque de père marocain et sur « cette classification d’allochtone ou d’autochtone ». Lettre non envoyée mais qui se déploie au sol dans l’espace du B.P.S.22. Des photos issus de polaroïd, de l’instantané, sans retouche possible, le juste à montrer, le flou, la lumière qui peut interférer, l’effacement, la présence, Un panneau rempli de « ses Sémites », ces Juifs et Arabes, ces Arabes et Juifs, d’où viennent-ils ? Qui sont -ils ? Une recherche de sa famille paternelle et de cette société marocaine où le Juif et l’Arabe se sont longuement et sereinement côtoyés et mêlés et que Charif Benhelima a encore du mal à accepter. Une exposition, textes et photos ,que je vous propose de découvrir dans une ville chargée de migrations ! Françoise Gutman

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activités

dimanche 2 juin à 16h Projection en présence des réalisateurs

dimanche 19 mai à 16h Projection du documentaire

L’assaut (53’)

(du Mavi Marmara)

Marcello Faraggi, son réalisateur et Dror Feiler, membre suédois de Juifs européens pour une paix juste et échange avec

Deux fois le même fleuve 108’ – 2013 – sous-titre français

Un film de Effi Weiss et Amir Borenstein Non seulement un portait inhabituel d’Israël, mais aussi un autoportrait surprenant d’un couple à la vie comme à l’écran... Lire article de Gérard Preszow « À contre-courant », page 7

Free Gaza… C’était le nom de la première flottille – huit bateaux d’origines diverses – humanitaire et de soutien dont l’objectif était de briser le blocus dont la bande de Gaza était victime depuis plusieurs années. Flottille humanitaire puisqu’elle ne transportait que des médicaments, des denrées, du matériel de construction… Flottille de soutien aussi non pas au Hamas, comme on l’a souvent dit et écrit, mais à la population de la bande de Gaza qui n’en pouvait plus d’être isolée du monde. Le convoi appareillait de Chypre le 30 mai en fin d’après-midi. Le 31 mai à l’aube, la marine israélienne l’intercepte dans les eaux internationales au large de la bande de Gaza et des commandos lui donnent l’assaut. L’opération fait neuf morts sur le Mavi Marmara battant pavillon turc – huit ressortissants turcs et américain d’origine turque – et vingt-huit blessés, tous non armés. C’est l’histoire de cette première flottille que Marcello Faraggi, réalisateur de films et journaliste, a filmée et qu’il nous propose en ce dimanche 19 mai. Peut-être nous dévoilera-t-il comment il a pu soustraire son document à la fouille minutieuse dont ont été l’objet les participants à cette flottille. Dror Feiler, musicien suédois d’origine israélienne et membre des Juifs européens pour une Paix juste, était lui aussi à bord du Mavi Marmara. PAF: 6 €, 4 € pour les membres, tarif réduit: 2 €

PAF: 6 €, 4 € pour les membres, tarif réduit: 2 €

vendredi 14 juin à 20h15

Enzo Traverso, professeur à Cornell University (USA) présentera son dernier livre

La fin de la modernité juive. Histoire d’un tournant conservateur (La Découverte) PAF: 6 €, 4 € pour les membres, tarif réduit: 2 €

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écrire En-Tête d’ombres elias preszow

Dès paroles douces et dès le départ celées : la conque du silence frôle celle des récifs... d’où ce récit. ombien de vaines tentatives avant d’enfin pouvoir dire quelque chose  ? Quelque chose auquel on puisse se tenir. Mais plutôt que d’une chose, n’est-ce pas d’un autre dont il s’agit. Comment arriver... Alors ! ou plutôt, se lancer, se frotter la tête contre ce qui, dans cet autre, importe. L’autre en moi, qui expose à ce qui dans l’autre s’écarte, se propage, se transporte un peu partout avec soi. Entre lui et moi, seulement quelques mots étouffés. Mais non pas une conversation. Un dialogue, une commune vibration. D’abord l’écoute, l’espace de l’écoute, et, ensuite, le regard, le temps du regard. Entre ce désir d’ouvrir l’oreille et cet effort du coup d’oeil, une chorégraphie se déploie. Cherche, lentement, à trouver sa voie : un monde. Et c’est ainsi que pour occuper la mienne – de voix – je risque le chemin de la perte. Une douce chute. L’éprouver, la sentir, là tout contre soi. Souffle et respiration, râle et inspiration. Comme un accès de fièvre qui retombe, se dilate, laissant nouveau-né face au jour qui se lève. Où suis-je, sinon en ma propre compagnie ? C’est-à-dire baigné dans ce lan-

C

gage qui tâtonne dans la nuit. Celui d’un autre ? Parole qui affleure sur le bout de ma langue toute peuplée de visages, de paysages,... parole qui prendrait sa source dans le murmure des choses. Et elles paraissent si bruyamment muettes. Ne faut-il, pour cette obscure raison, s’aventurer vers de fins traducteurs ? Prendre entre les pages d’un autre le ton et le rythme de ce qui partout environne : les choses. Au moins l’indice d’un site propre, d’un pont tout naturellement tendu sur un redressement nécessaire ? Se lever. Saut sur place : un geste, bientôt... un autre. Un quelque chose qui peut être partagé. Offert. Indéfiniment. Happé par l’aimant du non sens je parle à peu près de ceci pour dire précisément cela. Sinon le faire aucune raison d’y croire. Sans y croire pourtant. Se lancer mais pas trop loin cependant. Rendez-vous avec lui, avec là, avec ce qui, ici, fait signe sans loi, mais pas sans foie pour autant. À Toulouse, la librairie Ombres blanches répond, imprévisible, à quelques inavouables soif de rencontres. Hasards, coïncidences, en insistant sur le tréma du I, comme si de rien n’était, limite. Un Héros, cet Autre, librement accoudé entre ses frères, ses camarades, ses amis – et nombres d’ennemis aussi probablement – élégant : Ghérasim

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Luca. Par Ghérasim Luca, tout pile ce que je cherchais. Au commencement était la Proie s’ombre ; dans le tram, dans le parc, partout, cela vous plonge immédiatement « hors hors de Soi ». Cela délivre, chante, cela résonne et tente. Vous fait chavirer. La carte mental des divagations dirige et oriente quelques unes de mes « ballades vespérales ». Etran-juif au milieu de la foule, parmi les hommes : Ghérasim Luca, en personne. Et nous sommes au plus calme de la ville rose, là y souffle un curieux vent gris qu’emportent de drôles et obscures appétits. A cet endroit, le poète par à coups de mots-dit, apparaît en un renversant lifting d’éternité. C’est ainsi que je vis ce que je vois et que ma voix se voue au moi qui s’éteint Comme le « doux » dans le doute suis-je le « son » de mes songes ? L’informe. Le multiforme. Le voltigeant... tout y est. Divin repas de caméléon, n’est-il pas ? Car le voilà qu’il rythme nos pas, dérange sa langue avide, et la fait tourner dans un chaudron bizarre, mélange de rumeurs fantastiques. Voici qu’il remue le sublime engrais comme tout droit venu d’astrales constellations glanées au seuil de la catatonie : entre matière et énergie, noire et blanc, il saute-danse-bondit. Creuse tant et si bien le Rien et le Tout qu’un univers apparaît, là-même

où quasi-tout avait disparu tel presque-rien. À Paris, à Toulouse, à Bruxelles. Partout, dans les rues, au carrefour des songes, en serpentins fuyants, ses mots et motifs étincellent, ses notes de papiers virevoltent à tire d’ailes. Il s’agit sans doute de se retenir d’admirer avec fleurs et pompons. Comment mieux commettre l’inévitable faux-pas ? En deça de ceci et au delà de cela Hors hors de moi...

faux et mon éthique phonétique je la jette comme un sort sur le langage. Un choc n’illumine-t-il de fertiles ilots ? Chemin d’échos entretissés au-dessus de ce gouffre, dans le trou, ou à peine, sur le bord de la corniche, qui s’élance telle une délicate plume de paon qui s’évanouit dans le vent... C’est qu’il ne manque plus aucun livre à présent. Et puisque la chaire est triste, reste à la prendre au pied

Ainsi, se contenter de pierres, de flocons de neiges pour lui rendre hommage. Alignement de sobres cailloux jusqu’au Point Critique, à l’orée du bois, l’oeil rivé sur les nuages. Dire sans corps ni suite, sur le pouce, qui pousse-pousse son cours entre nos mains : telles jointes en une drôle de prière ! Le tangage de ma langue : Pour le rite de la mort des mots j’écris mes cris mes rires pires que fous :

de la lettre, à l’apprendre par coeur. Écriture sur le vif, aérienne, mythique. Dans ma tête, il faudrait que cet article soit comme une rivière de pierres, toutes déposées sur la stèle profane d’un langage sans fond. Quelle bégayante prétention  ! Contre vents et marées, car l’air, décidément, c’est du champagne ; mais, attends, voilà que bouille bientôt le café ! Pendant ce temps, ruez-

vous sur le clip : Passionnément. N’a-ton jamais vu un tel élan de corps et de sens jaillissant ? intensité qui monte, s’époumone, postillonne comme si quelqu’un, par là, avait trouvé une clef. Clairière suspendue à une sorte de nombre doré : 1, 61803398875... Il l’affirme ailleurs: La vrai clef sera nue ennuque et nucléaire ou ne sera pas. Quelle totale absurdité que la timidité ! Et rue Gambetta, dans cette fameuse libraire toulousaine – dont les trésors innombrables pallient au manque flagrant de sièges contre nulle table musicienne – j’ai trouvé (si l’on peut dire  ?) Comment s’en sortir sans sortir. Dvd de 55 minutes chez José Corti, où ce poète roumain, né Salman Locker en 1913, dévoile et dévore son art indéfinissable et fascinant qui nous engouffre. 1994, Gherasim Luca met fin à ses jours, sans autre justification que la honte du présent. Par manque de place, de silence... Porte de sortie, saut dans la mort, comme si définitivement le miel en beurre avait tourné – la culture dit-on ironiquement de cette usine d’alchimiste patenté – condamnant l’espace littéraire à errer sans fin ou à se jeter, somnambule, dans la Seine... Car être ailleurs tiraille l’heure d’abord et le mètre ensuite leur arrêt est ici mur du son où l’on fusille un héros infini dont la houle cachée jette un tissu de mots – un infime drap de mort – sur le nu d’une muette couché comme un huit dans le bras du zéro. Une unique pierre à feu. Projeter cette pierre-lanceflèche contre le mur du temps, non pour retourner en arrière mais pour s’obstiner de l’avant,... vers..., exposé comme une fragile rose des vents ! ■

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le point qui pique Portrait youri vertongen

«  Écrire est une action grave, qui ne laisse pas indemne celui qui la pratique. Une fois engagé dans cette voie, il n’est pas de retour en arrière possible – pas plus d’ailleurs que lorsqu’on est engagé dans un progrès spirituel quelconque » Claude-Edmonde Magny, Lettre sur le pouvoir d’écrire « De qui les mots ? Demander en vain. Ou pas en vain si dire pas su. Pas dit. Nuls mots pour lui dont les mots. Lui ? Un. Nuls mots pour un dont les mots. Un ? ça. Nuls mots pour ça dont les mots. Mieux plus mal ainsi. » Samuel Beckett, Cap au pire

J

e voudrais écrire. J’aimerais que nous écrivions. Moi pas. Je ne sais pas écrire. Je n’ose pas. Je préfèrerais dessiner. Ou chanter. Nous manquons de danse. Dessiner avec son corps. Chanter avec sa tête. Il faut que nous fassions du théâtre. Nous pouvons tout faire. Tout ! Dès lors qu’il s’agisse d’acte de création... Pas tout à la fois. Tout. Tout le temps. Une fois par mois ? Quelle importance  ? Toucher sans être vu. Être lu sans être compris. A quoi cela sert-il ? À rien ! À plein d’autres choses aussi. Tout ce que

nous ne savons pas encore. Quoi d’autre ? Chanter, dessiner, jouer, danser. Tout sauf écrire au final. Mais écrire quand même. Si nous le voulons. Uniquement si... Mais qui exactement ? Toi  ? Non ! Oui moi. Nous deux. Nous dix. Mais aussi beaucoup d’autres. Qui ? Ne sais pas encore, comment le pourrai-je. Qui d’autre encore ? Des inconnus qui sait... Des anonymes. Des sans noms. Des avec plusieurs noms. Ou encore des amis. Des amours. Des enfants. Des adultes. Oui et aussi des vieux. Oh oui des très vieux ! Moi je préfère les enfants. Moi pas. Nous bien. Mais aussi d’autres gens avec. Ceux qui dessinent déjà leur présence au loin. Ceux que nous ne connaissons pas encore. Ceux que l’on connait par coeur. Mais qui ? Toi ? Moi ! Et lui aussi... Mais pratiquement  ? Comment ferons-nous ? Comment ferez-vous en fait ? Ne sais pas encore. Comment le pourrais-je ? Je n’ai pas le temps pour cela. Ça ne m’intéresse pas de toute façon. Mais j’apprécie l’idée. Je ne pense pas écrire. Mais tu continues de penser. Sans arrêt. Le principe est existant. J’hésite. Faites-le quand même. Oui, faisons-le quand même. Avec vous. Avec nous. Je ne vois toujours pas le sens. C’est tout ce qu’il y a à aller chercher. Mais pratiquement ?

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Vous ne serez que quelques uns. Nous pouvons être pleins. Plus que tout seul c’est déjà beaucoup. Ce n’est pas encore assez. Si peut-être bien. C’est déjà pas mal. Mais il faudrait qu’on soit encore plus. Pas trop non plus, sinon ce devient impossible. Impossible de quoi ? De ne plus être vus. De rester incompris. En recherche. Trop peu c’est absurde. De toute façon combien sommesnous ? Qui ? Nous ! Nulle ne sait. Comment le pourrait-on ? Quelle importance ? Savoir combien nous sommes pour comprendre combien nous serons. Combien pourrions-nous être  ? Quelle importance ? Aucune je pense. Bref... Quoi qu’il en soit il nous faut un nom pour cette nouvelle contribution. Un nom qui nous ressemble. Lequel ? Quelque chose qui sonne comme ce que nous sommes. Comme ce que nous faisons plutôt. Avec les hésitations. Les questionnements non résolus. « Entract  » ? Non. Trop simple. Puis ça fait comme si nous étions tous là. Il faut un nom rien à voir alors ? Pourquoi pas ? Que serait notre devenir  ? Inconnu. Difficilement dicible. Innommable. Un nom qui ne correspond pas à ce que nous sommes. Mais à ce que nous faisons. Ou tentons de faire. Mais à la fois un nom qui serait un pont. Un pont que nous pourrions lancer à l’aveuglette, puis le remon-

La poupée zapatiste. Dessin de Antonin Moriau

ter, comme le pêcheur remonte sa ligne. Un Point (de vue) Critique sur ce que nous faisons. Sur ce que nous essayons de faire. Et ne faisons pas. Puis il faut un truc marrant aussi. J’aime l’idée

du point ! C’est à la fois discret et engageant à bien des égards. Il faut aller plus loin encore. Imaginons un point à notre manière. Un point qui nous corresponde. Un point qui (nous) fasse exister. Et

rire. Un point qui tranche. Autant qu’un point qui ouvre. Qui prolonge. Un point qui gratte la tête, et même la gorge. Un point qui donne envie d’en être. Qui donne envie de le questionner encore et encore. Un point-qui-pique. En quoi pique-t-il exactement ? Nous ne pouvons le savoir déjà. Il nous faudra essayer d’abord. Mais quel est l’intérêt ? Aucun. À quoi bon alors ? Exister en dehors de tout intérêt, cela affine une éthique en balance. Mais cela ne sert à rien. Effectivement. Et de là découle toute la pertinence de l’acte. Plus de 8000 signes, l’article. L’Entr’Act hésite, trépigne, s’époumone. Relever le défi d’une chronique ? Ah ! Jeunesse. Tiendra, tiendra pas : Pas à pas. Intermittente, capricieuse, négligente au reste. L’Entr’Act, mais qu’est-ce au fond ? Groupe informel, Commission, simple réunion d’attardés oisifs et fistons freluquets…tous commis d’office au Bal excellent. Et l’UPJB, en tout état de cause, ça rime ? Ou ça rame ? Le POC, par contre, voici une affaire qui veau l’Or, qui vaut l’coup ! Le POC ça Pique, c’est pas du TOC. « Toc, toc… Oui, entrez ! » Tu peux même toucher, lire, conserver pieusement ou t’en balancer. Peut-on faire de même avec une AG ?... La crise ? Connais pas. Bon. Alors, Oui, le POC c’est pas du toc ! C’est pas qu’un truc de vieux schnok : au poil le point, à poil, à point : Le Poc, tant que ça pique, personne s’en moque ! » ■

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vie de l’UPJB

est le mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique (ne paraît pas en juillet et en août)

Les activités du club Sholem Aleichem

L’UPJB est soutenue par la Communauté française (Service de l’éducation permanente)

jacques schiffmann

Secrétariat et rédaction : rue de la Victoire 61 B-1060 Bruxelles tél + 32 2 537 82 45 fax + 32 2 534 66 96 courriel upjb2@skynet.be www.upjb.be

21 mars: La bible dévoilée: projection de la 3ème partie, Les Rois, du DVD réalisé sur base du livre de Israël Finkelstein et Neil Silberman. Le premier dvd a montré qu’aucun élément archéologique n’étayait la véracité du récit biblique des Patriarches et de l’Exode. L’Égypte occupait à cette époque la bande côtière jusqu’à l’Euphrate. Une seule mention d’un groupe nommé Israël a été trouvée sur la stèle de Merneptha, fils de Ramsès II, découverte en 1896: « Israël est dévastée, sa graine n’existe plus », signe probable d’une guerre punitive contre un vassal indocile ? La conquête de Canaan n’a pas plus eu lieu, Josué n’a pas fait tomber les murailles de Jéricho ! La Bible n’est pas historique mais raconte de manière mythique la naissance d’une nation grâce à un Dieu puissant et omniprésent . Le nom du roi David figure sur des stèles, mais Jérusalem était un petit village et non la capitale d’un grand État. C’est en Samarie et à Meggido, qu’on a trouvé d’imposantes ruines. Israël était le royaume riche et puissant, celui de Juda était petit, pauvre et marginal. Après qu’Israël a été balayé par Sargon II d’Assyrie, c’est pourtant Juda, le plus faible, qui va écrire

l’histoire de la famille, en faisant de Jérusalem et du Temple le seul sanctuaire légitime. Le roi Josias, profitant de l’effritement de l’Assyrie, a eu l’ambition de reconquérir Israël et de réunifier le peuple sous un seul roi. La Bible, compilée sous son règne, était pour cela le parfait moyen de communication, en montrant un modèle pour l’empire à venir et la promesse du futur rêvé par Josias, qui se voyait en successeur du fondateur de la dynastie, le roi David. Hélas, Josias négligea les ambitions du pharaon Neko, qui envahit la Judée, défit son armée près de Megiddo et le tua en bataille. Les promesses incarnées par Josias furent réduites à néant. Désormais les Juifs vivront dans l’espoir d’un messie qui viendrait un jour réaliser le rêve de Josias. À suivre prochainement : 4ème et dernier épisode, Le Livre. 28 mars: « Vie et mort pour la poésie, l’œuvre du poète russe Ossip Mandelstam, victime du stalinisme » par Tessa Parzenczewski, chroniqueuse littéraire à Points Critiques. Venue nous parler d’un des plus grands poètes russes du XXème siècle, notre amie Tessa évoqua aussi la période la plus noire de l’ère stalinienne, celle des grandes purges et celle où les

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poètes étaient acculés au goulag ou au suicide ! « De quoi te plains-tu, il n’y a que chez nous qu’on respecte la poésie : on tue même pour elle : ça n’existe nulle part ailleurs  » (Ossip Mandelstam) 1891 : le poète naît à Varsovie dans une famille juive aisée, peu pratiquante, qui émigre la même année à St-Pétersbourg. À 16 ans, il est attiré par le socialisme révolutionnaire. Il étudiera deux ans en Sorbonne à Paris et, en raison du numérus clausus à St-Pétersbourg, il passera deux ans à Heidelberg jusqu’en 1910. Il se fera ensuite protestant pour étudier la philosophie à St-Pétersbourg jusqu’en 1917. Ses premiers poèmes paraissent en 1910. Avec Pierre publié en 1912, il obtient la reconnaissance. 1916 : il a une brève liaison avec la poétesse Marina Tsvetaïeva et se lie avec B. Pasternak. Il est alors avec Anna Akhmatova et Mikhaïl Kouzmine une des principales figures de « l’Acméisme », mouvement d’avant-garde de la poésie russe. 1922 : il épouse Nadejda et publie Tristia qui confirme son statut de poète. Il se heurtera cependant à l’establishment littéraire russe et pendant quelques années gagnera sa vie avec des livres en prose pour enfants et des traductions, aidé en cela par Boukharine.

Ossip Emilievitch Mandelstam fiché par le NKVD

Mandelstam se sent redevable envers la révolution mais est de plus en plus critique à son égard ce qui se traduira par une lettre de rupture à la Fédération des écrivains soviétiques, accusée d’être une chambre de torture qui déshonore les écrivains. Cette attitude sans concession lui vaut de perdre son logement, son travail et le couple vivra dans la misère. De plus en plus suspecté d’activité contre-révolutionnaire, il part en Arménie et revient à la poésie après un silence de cinq ans. 1930 : le poète Maiakowski, le chantre de la révolution, se suicide. 1933 : Mandelstam écrit son fameux poème contre Staline, secret bien sûr, mais imprudent, il le récite devant des amis. Il sera dénoncé. Boukharine lui évitera l’exécution, mais il est condamné à l’exil avec Nadejda à Voronej où, de 1935 à 1937, il écrira Les cahiers de Voronej. 1938 : Arrêté de nouveau et condamné à cinq ans de travaux forcés, sa santé se dégrade. Il meurt de froid et de faim durant le voyage qui le mène à un camp

de travail près de Vladivostok. Ce grand poète ne sera pleinement reconnu que trente ans après sa mort. Son rapport à sa judéïté a été complexe. S’il l’a rejetée au début, il combattait les antisémites et reconnaissait en lui-même la plasticité intérieure et la puissance de vie et de survie héritées du shtetl. En 1956, ses poèmes circulent sous le manteau. Nadejda, qui a survécu sans avoir été arrêtée, a préservé tous ses manuscrits qui seront archivés plus tard en France et aux États-Unis. Elle publiera ses propres mémoires : Espoir contre espoir (1970) et Fin de l’espoir (1974) qui décrivent leur vie et l’ère stalinienne. En 1987, sous Gorbatchev, Mandelstam sera réhabilité. En 1999, il est publié à nouveau en Russie. Un monument lui est érigé à Vladivostok. Il inspire des romans : L’hirondelle avant l’orage de Robert Littel et La science des adieux de Elisabetta Rasy. « Il ne vivait pas pour la poésie, il vivait par elle » (Nadejda) ■

Comité de rédaction : Henri Wajnblum (rédacteur en chef), Alain Mihály (secrétaire de rédaction), Anne Gielczyk, Carine Bratzlavsky, Jacques Aron, Willy Estersohn, Tessa Parzenczewski Ont également collaboré à ce numéro : Manuel Abramowicz, Roland Baumann, Françoise Gutman, Richard Kalisz, Antonio Moyano, Antonin Moriau, Elias Preszow, Gérard Preszow Jacques Schiffmann, Youri Vertongen, Sender Wajnberg Conception de la maquette Henri Goldman Seuls les éditoriaux engagent l’UPJB. Compte UPJB IBAN BE92 0000 7435 2823 BIC BPOTBEB1 Abonnement annuel 18 € ou par ordre permanent mensuel de 2 € Prix au numéro 2 € Abonnement de soutien 30 € ou par ordre permanent mensuel de 3 € Abonnement annuel à l’étranger par virement de 40 € Devenir membre de l’UPJB Les membres de l’UPJB reçoivent automatiquement le mensuel. Pour s’affilier: établir un ordre permanent à l’ordre de l’UPJB. Montant minimal mensuel: 10 € pour un isolé, 15 € pour un couple. Ces montants sont réduits de moitié pour les personnes disposant de bas revenus.

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agenda UPJB

Sauf indication contraire, toutes les activités annoncées se déroulent au local de l’UPJB, 61 rue de la Victoire à 1060 Bruxelles (Saint-Gilles)

vendredi 3 mai à 20h15

En marge de la sortie en salles de Kinshasa Kids, présentation du film par son réalisateur Marc-Henri Wajnberg (voir page 28)

dimanche 5 mai à 16h

Présentation de l’association Ulysse et projection (en présence de la réalisatrice) de Héros sans visage de Mary Jiménez (voir page 29)

vendredi 10 mai à 20h15

Soirée de soutien à ResistanceS.be. Le journalisme d’investigation menacé? Avec Manuel Abramowicz, Julien Maquestiau et Georges Timmerman (voir page 30)

dimanche 12 mai à 15h30

Dans le cadre du 1er mai Juif progressiste. The Allochtoon. Exposition photographique de Charif Benhelima. Au B.P.S.22 à Charleroi (voir page 31)

dimanche 19 mai à 16h

Projection du documentaire L’assaut (53’) (du Mavi Marmara) et échange avec Marcello Faraggi, son réalisateur et Dror Feiler, membre suédois de Juifs européens pour une paix juste (voir page 32)

dimanche 2 juin à 16h

Projection en présence des réalisateurs du film Deux fois le même fleuve de Effi Weiss et Amir Borenstein (voir page 33)

vendredi 14 juin à 20h15

Enzo Traverso, professeur à Cornell University (USA), présentera son dernier livre La fin de la modernité juive. Histoire d’un tournant conservateur (voir page 33)

club Sholem Aleichem Éditeur responsable : Henri Wajnblum / rue de la victoire 61 / B-1060 Bruxelles

Sauf indication contraire, les activités du club Sholem Aleichem se déroulent au local de l’UPJB tous les jeudi à 15h (Ouverture des portes à 14h30)

jeudi 2 mai

« Tu ne tueras pas », « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Patrimoine moral « judéo-chrétien » ou traductions infidèles, anachroniques et paradoxales ? Par V.Grigorieff, écrivain-vulgarisateur (Philo de base, Religions du monde entier, Le judéocide,etc...) Congé

jeudi 9 mai

jeudi 16 mai

La situation au Moyen-Orient par Henri Wajnblum, rédacteur en chef de Points critiques.

jeudi 23 mai

Marie-Noëlle Philippart nous parlera de son livre : Eté 42 : Des étoiles jaunes à la Dolomie. La découverte, 70 ans après, d’un camp de travailleurs obligatoires pendant la guerre à Merlemont . Elle sera présentée par notre amie Bella Wajnberg qui y fut cachée.

jeudi 30 mai

Projection du film La Bible Dévoilée, 3ème et dernière partie, présenté par Jacques Schiffmann.

jeudi 6 juin

Marc Henri Wajnberg : réalisateur du film Kinshasa Kids évoquera la genèse de son œuvre et les conditions de son tournage.

Prix : 2 euro Les agendas sont également en ligne sur le site www.upjb.be


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