n°346 - Points Critiques - mai 2014

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mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique mai 2014 • numéro 346

Bureau de dépôt: 1060 Bruxelles 6 - P008 166 - mensuel (sauf juillet et août)

éditorial Un premier mai juif progressiste, clap deuxième. Militer contre son camp ? Gérard preszow

L

’un n’empêchant pas l’autre, nous célèbrons aussi bien le 1er mai sur la place Rouppe le jour même que le 4 mai en nos murs. Le premier mai, quel temps fera-t-il sur cette place où Verlaine faillit, une fois pour toutes, faire la peau à Rimbaud ? Plein soleil ? Le sourire des retrouvailles d’une année à l’autre en dépend. Grisaille des mauvais présages ? La mondialisation secoue l’ordre du

monde, invite les corps meurtris au repli ou ravive leur besoin de luttes inventives. Le stand que Points Critiques partage avec la revue Politique sera-t-il à nouveau « the place to be », juste au coin de l’Allée Rosa Luxembourg​ ? Et qui sait, peut-être que le restaurant étoilé « Comme chez soi » fera portes ouvertes et que les masses populaires seront invitées à partager le festin qui célèbre le mariage du rouge et du vert sous le dais syndical. Et qu’une fois de

BELGIQUE-BELGIE P.P. 1060 Bruxelles 6 1/1511

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sommaire

éditorial

1 Un premier mai juif progressiste. Militer contre son camp ?.Gérard Preszow

israël-palestine

4 Mallheureux John Kerry............................................................ Henri Wajnblum

lire, regarder, écouter

6 Musique à Terezin...................................................................... Antonio Moyano

lire

8 Benny Zyffer. Un flâneur au Levant.................................. Tessa Parzenczewki

diaspora(s)

9 Quand les soviétiques interdirent les matses (traduction)................................

histoire(s)

10 Les années d’apprentissage d’un dictateur..........................Roland Baumann

feuilletonner

12 The Boss. Les joies de l’identité...................................Sylviane Friedlingstein

réfléchir

14 Gott mit uns..................................................................................... Jacques Aron 16 Comment voterez-vous le 25 mai ?......................................Michel Staszewski

yiddish ? yiddish ! !‫יִידיש ? יִידיש‬ 18 Dzhankoye.....................................................................................Willy Estersohn 20 activités écrire

26 Exsangue..........................................................................................Elias Preszow

vie de l’upjb

28 Les activités du Club Sholem-Aleichem.......... J. Schiffmann et T. Liebmann

éditorial

artistes de chez nous

30 La beauté du geste.......................................................................... Noé Preszow

Ce numéro de Points critiques comprend un supplément encarté Parcours d’artistes de 4 pages

Les anciens numéros de Points critiques seront progressivement accessibles en ligne à l’adresse www.upjb.be/points-critiques/pointscritiques-en-pdf/

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plus, sous le soleil de mai, comme l’écrivait le camarade poète Maïakovsky : « Femmes rouges toujours plus belles », pendant que défilaient les cortèges du Bund et des Juifs communistes derrière leurs banderoles en yiddish. Le quatre mai, qu’il vente ou qu’il pleuve, nous serons au 61 rue de la Victoire, sous le titre générique « Militer contre son camp ? », que nous empruntons à l’ouvrage* de Karine Lamarche, consacré aux groupes de militants Juifs israéliens solidaires de la lutte des Palestiniens contre l’occupation. Le « ? » – le point d’interrogation pour faire plus explicite – est capital : il y va d’une litote. En se rangeant du côté de la justice, ces militants sauvent l’honneur d’Israël, et ce, le plus souvent, au risque de passer pour traîtres et d’être ostracisés dans leur vie quotidienne, que ce soit par l’interdit professionnel ou les conflits intrafamiliaux. En nous appropriant ce titre comme fil rouge de notre Premier mai juif et progressiste, il ne s’agit pas de plaquer une situation sur une autre mais de nous en inspirer. L’opposition à la raison d’État ne relève pas d’un même processus que celui de manifester des divergences et des désaccords par rapport à un groupe majoritaire. En invitant des personnes à témoigner de leurs parcours individuels en porte-à-faux, si pas en rupture, avec le consensus de leurs communautés respectives (en l’occurrence, juive, maghrébine, et turque), il nous importe de faire entendre des fragments de vie qui nous racontent autant de quêtes du vrai que le refus d’un alignement automatique sur

l’opinion majoritaire. La force sournoise des majorités est de faire croire – et souvent d’y réussir – que leur position est naturelle, de bon sens et…réaliste. Elle conforte l’état des choses, se refusant à tout risque dynamique. Et si la situation change, elles n’éprouvent aucune gêne à s’y rallier avec mauvaise foi. Ainsi, on feint de vite oublier que ce sont « les traîtres » d’hier qui ont semé les évidences d’aujourd’hui : on a déjà oublié que le mot « palestinien » était banni jusqu’il y a peu de la langue de l’establishment juif. Dans le meilleur des cas, on parlait d’Arabes. Désormais, il est rentré dans la langue comme un début d’existence et de… reconnaissance. La nomination du génocide des Arméniens fait encore l’objet d’âpres luttes. Des intellectuels turcs s’en font désormais les porte-parole mais la surdité communautaire reste prégnante et violente. L’islam est devenu la deuxième religion de notre pays. La Belgique doit en tenir compte dans son organisation des cultes sans pour autant glisser dans une démagogie face aux discours religieux de toute nature. Avant d’être portés par des groupes, les progrès résultent le plus souvent du courage et de l’audace d’individus qui ne cèdent pas sur leur pensée, à leurs risques et périls. C’est donc à titre individuel que nos invités du jour se raconteront, à l’aune de ces questions. À l’UPJB, nous pouvons en parler sur le mode collectif. Bien sûr, nos membres ne pensent pas pareil sur tous les sujets – c’est d’ailleurs le sens du mot « Union » qui acte les divergences – mais

ils ont en commun d’être ouverts, curieux et critiques. Quitte à être les mal aimés de la communauté juive et à être marginalisés voire insultés, ils pensent et disent ce qu’ils ont à dire sur les sujets les plus sensibles. Radicalement à gauche et épris de justice sociale et culturelle au sein de la Belgique, pourquoi en serait-il autrement vis-à-vis d’un autre État, Israël en l’occurrence ? Pourquoi ce que nous défendons ici ne vaudrait pas pour là-bas ? Et pourquoi ce là-bas serait-il notre référence absolue alors que nous vivons ici ? Oui, cette attitude juive, nous sommes les seuls à la défendre collectivement en Belgique. Toutes les autres associations issues de la communauté juive, quelle que soit leur place dans le spectre politique, s’alignent sur la centralité israélienne et disqualifient l’emprise de nos vies diasporiques ici même. Non, la diaspora n’est pas l’exil ; la diaspora c’est la dispersion et son riche fruit de multiples tensions. Non, Israël n’est pas la Mecque du peuple juif ! Et pourtant, l’institution qui se présente comme l’expression de la communauté juive de Belgique (francophone dans les faits), le CCOJB – Comité de coordination des organisations juives de Belgique – fait de la reconnaissance de la centralité d’Israël son droit d’entrée. Nous n’en sommes donc pas et n’en sommes pas plus malheureux que ça. Dans son discours à l’occasion du repas annuel tenu devant les édiles de notre pays le 1er avril de cette année, le Président du CCOJB, Maurice Sosnowski, leur a proposé rien

de moins qu’une «  lecture juive des concepts de paix, de justice et de tolérance »… ajoutant plus loin qu’une « petite minorité de juifs… ont une idée si élevée de ce que devrait être un État juif qu’ils sont prêts à le voir disparaître s’il ne se conforme pas à leurs standards moraux suicidaires ». Que «  son concept de tolérance  » à usage interne l’empêche de voir la dynamique suicidaire d’Israël le regarde, mais rendons lui cependant grâce de l’hommage qu’il nous rend en nous prêtant « une idée si élevée de ce que devrait être un État juif » ! n * Karine Lamarche, Militer contre son camp ?, PUF, 2013 ; cf Points critiques janvier 2014 n° 342.

En se rendant à son magasin à Saint-Gilles (Bruxelles) ce mercredi 15 avril, Philippe Lachman a trouvé son volet recouvert de l’inscription «  sale juif  ». Nous lui témoignons notre totale solidarité. Au-delà de ce fait individuel, nous nous inquiétons d’un climat qui attise les haines et désinhibe les pulsions les plus destructrices. Les mots, aussi, peuvent tuer. L’exemple du génocide des Tutsis du Rwanda, dont on commémore ce moisci le vingtième anniversaire, est malheureusement là pour nous le rappeler. Le Conseil d’administration de l’UPJB

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israël-palestine Malheureux John Kerry

en bonne et due forme contre Israël pour sa politique de colonisation.

Henri wajnblum

Représailles israéliennes

I

l y avait longtemps cru. Mais force lui est aujourd’hui de constater l’échec cuisant de sa médiation entre le gouvernement israélien et l’Autorité palestinienne. Tant d’efforts déployés, tant d’aller-retours pour en arriver là… On avait rarement vu le secrétaire d’État américain aussi décomposé devant les caméras de télévision qu’au cours de ces deux dernières semaines, à l’horizon de la date butoir du 29 avril. Et c’est vrai que rien ne va plus entre Israël et la Palestine, pour autant que quelque chose soit jamais allé. Tout a commencé avec le refus d’Israël de procéder à la libération du dernier contingent de prisonniers palestiniens à laquelle il s’était pourtant formellement engagé, et avec l’annonce d’un nouvel appel d’offres pour la construction de 708 logements dans la colonie de Gilo, bâtie sur les terres du village palestinien de Beit Jala à proximité immédiate de Jérusalem-Est. Dans le cadre de l’accord préliminaire qui devait permettre la reprise des négociations sous l’égide des États-Unis, Israël s’était engagé à libérer des prisonniers palestiniens d’avant les accords d’Oslo (donc incarcérés depuis plus de vingt ans) en échange du gel par la Palestine de toute démarche tendant à adhérer aux 63 organisations et conventions internationales dont les Nations unies sont dépositaires et

auxquelles lui donne droit le statut d’État observateur obtenu en novembre 2012, au grand dam, d’ailleurs, d’Israël et des ÉtatsUnis.

Toujours gagner du temps Israël ayant violé cet accord, et conditionnant la libération des prisonniers à l’acceptation par Les Palestiniens de prolonger les pourparlers au delà du 29 avril, l’Autorité palestinienne s’est sentie libre de mettre la machine en marche. Elle estime en effet que c’est une constante chez Israël de déclarer vouloir négocier. Négocier ne mange effectivement pas de pain… Et ainsi que le dit fort bien Uri Avnery, le vétéran des militants israéliens contre l’occupation… « les Israéliens vendent toujours une “concession” trois fois : une fois lors de sa promesse, une fois en signant un accord officiel à son sujet et une troisième fois lors de la tenue effective de l’engagement ». Gagner du temps, telle a toujours été la stratégie d’Israël, avec le résultat que l’on sait : plus de 500.000 colons juifs en Palestine occupée… C’est donc, dans un premier temps, à 13 traités et conventions internationaux que l’Autorité palestinienne a demandé à adhérer, dont la très importante Quatrième Convention de Genève sur la protection des civils. L’article 49 de cette Convention stipule en effet

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que « La Puissance occupante ne pourra procéder à la déportation ou au transfert d’une partie de sa population civile dans le territoire occupé par elle ». Et de préciser que la colonisation constitue une violation grave relevant du crime de guerre : « l’homicide intentionnel, la torture ou les traitements inhumains, le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé, la déportation ou le transfert illégaux, la détention illégale, la destruction et l’appropriation de biens non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire ». Israël n’a pas cessé d’affirmer que cette Convention ne s’appliquait pas aux Territoires palestiniens occupés qu’il préférait d’ailleurs qualifier de « territoires disputés », Cet argument ne tient plus aujourd’hui puisque la Palestine a été reconnue comme État par l’Assemblée générale des Nations-unies. L’autorité palestinienne a également demandé aux Pays-Bas de pouvoir adhérer à la Convention de la Haye d’octobre 1907 sur les lois et coutumes de la guerre sur terre. Mais on sait que ce qu’Israël redoute par dessus tout, c’est la demande d’adhésion de la Palestine au Statut de Rome qui a créé la Cour pénale internationale, ce qui lui permettrait de déposer plainte

Ça n’a pas traîné… Dès l’annonce de la demande d’adhésion des Palestiniens aux 13 traités et conventions, Binyamin Netanyahu et son ministre de la Défense Moshé Yaalon ont demandé au chef de l’Administration militaire qui gère les Territoires palestiniens, le général Yoav Mordechaï, de proposer une série de mesures punitives contre les Palestiniens. On a ainsi appris que les autorités israéliennes ont l’intention de geler l’autorisation accordée à l’opérateur de téléphonie mobile palestinien Wataniya de développer son réseau dans la bande de Gaza. Elles devraient également restreindre les activités des Palestiniens dans la zone C de la Cisjordanie occupée, où Israël exerce un plein contrôle civil et militaire. On se demande ce qu’il peut bien y avoir encore à restreindre dans ces zones C… Israël a aussi gelé le reversement des taxes qu’il collecte pour le compte de l’Autorité palestinienne. Or, le montant des taxes douanières et de la TVA prélevées sur les marchandises transitant par Israël, qui les rétrocède à l’Autorité palestinienne, s’élève en moyenne à quelque 80 millions d’euros par mois. Ces taxes représentent plus des deux tiers des recettes budgétaires propres de l’Autorité et contribuent au paiement de plus de 150.000 fonctionnaires et aux coûts de fonctionnement des ministères. Et comme si cela ne suffisait pas, le ministère de l’Intérieur

vient de donner son feu vert au projet de construction d’un musée archéologique dans le quartier palestinien de Silwan, à Jérusalem-Est, projet qui a déjà donné lieu à de très nombreuses expropriations d’habitants du quartier.

« Cerise sur le gâteau »

Mahmoud Abbas et Binyamin Netanyahu. Une image qui se passe de commentaire

La cerise sur le gâteau, c’est la décision prise par Moshe Yaalon, ministre de la Défense, d’autoriser l’implantation d’une nouvelle colonie dans la vieille ville d’Hébron ! David Wilder, porte-parole des colons d’Hébron, ne s’y est pas trompé : « Si cela peut aider à torpiller les négociations, alors je serai très content. Moshé Yaalon a donc pris la meilleure décision, au meilleur moment ». Huit cent cinquante colons vivent au cœur de la vieille ville, dans quatre minicolonies situées de part et d’autre de la rue des Martyrs, protégés nuit et jour par 650 soldats et policiers. Moshe Yaalon en a donc ajouté une cinquième : connue comme la « Maison Rajabi » (du nom de la famille palestinienne qui en était propriétaire), mais aussi «  Maison de la paix » (pour les colons) ou « Maison du conflit » (pour la presse), c’est un immeuble de quatre étages situé de l’autre côté d’un vallon dominé par les premières maisons de la colonie juive de Kiryat Arba (8.000 habitants), dont était issu Baruh Goldstein, l’assassin de 29 Palestiniens au

Caveau des Patriarches le 25 février 1994. La « justice » a donc tranché en faveur des colons. Fort de sa certitude que les juifs « vivent ici depuis quatre mille ans », David Wilder triomphe : « C’est une décision historique ! » Le porte-parole des colons reconnaît qu’il s’agit d’une étape stratégique, dont l’objectif est d’assurer une continuité territoriale juive entre le cœur d’Hébron et la colonie de Kiryat Arba. Quant aux négociations de paix, il n’a aucun doute : un Etat palestinien est « un suicide pour Israël ». John Kerry et Barack Obama ne se sont-ils pas encore rendu compte que sans sanctions ou menaces de sanctions, notamment celle qui consisterait à geler le subside de 3,5 milliards de dollars que les États-Unis versent chaque année à Israël, celui-ci se sentira les mains libres pour poursuivre et intensifier sa politique de colonisation ? Jusqu’au moment où il n’y aura plus rien à négocier. n

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lire, regarder, écouter Musique à Terezin antonio moyano

L

e 23 février 2014, une survivante de Terezín faisait la une de tous les journaux, la pianiste Alice Sommer Herz décédait à l’âge de 110 ans. Elle n’était pas tout à fait une inconnue pour moi, son nom étant cité maintes fois dans La Musique à Terezín1 du Tchèque Joža Karas que je venais juste de lire. Ce camp se voulait une vitrine, un camp modèle ; en réalité, une antichambre vers Treblinka et Auschwitz. Qu’est-ce qui m’a mené vers ce livre ? Tout autant mon amour de la musique que mon intérêt pour l’Histoire. Il est vrai que cela faisait longtemps que je voulais en savoir plus. Depuis que j’avais vu « Le Führer offre une ville aux Juifs », ce film de la propagande nazie, expressément réalisé pour épater le Comité de la Croix-Rouge international venu visiter Theresienstadt. Et puis la juxtaposition de ces deux mots (irréconciliables à première vue) : d’un côté, un camp de concentration, de l’autre la musique, art populaire et sublime s’il en est. Faut-il être mélomane pour apprécier ce livre à sa juste mesure ? Oui, non, je ne crois pas, cela peut susciter le désir d’écouter/réécouter toutes les œuvres du répertoire qui furent jouées « là-bas ». Et pour ceux et celles qui les connaissent déjà, on ne manquera pas de se redire : ah bon, cette œuvre-là également fut donc jouée à Terezín !? Oui, bien sûr, ce livre peut aussi être lu comme un guide musical. Et tout spécialement pour tous ceux qui sont attirés par les

œuvres de compositeurs rarement joués, songeons à Pavel Haas (1899-1944), Hans Krása (1899-1945), Victor Ullmann (1898-1944), tous ayant séjourné à Terezín avant leur extermination à Auschwitz. Et j’ai longtemps écouté des œuvres dirigés par le grand chef-d’orchestre Karel Ancerl (1908-1973), en ignorant totalement que lui aussi avait connu Terezín. «  Le 16 octobre 1944, la vie musicale du camp de Terezín sombra littéralement. Onze convois déplacèrent 18.500 personnes de Terezín à Auschwitz en un seul mois, du 28 septembre au 28 octobre 1944, qui vinrent s’ajouter aux 5000 déportés du convoi du 23 septembre. Le convoi du 16 octobre possédait la particularité de compter dans ses rangs un grand nombre de musiciens. Les « Ghetto Swingers », ainsi que la quasi-totalité des musiciens de l’orchestre à cordes de Karel Ancerl étaient dans ces wagons. Avec eux, figuraient la plupart des compositeurs et autres solistes qui avaient pris une part active à la vie musicale du ghetto de Terezín. À l’exception d’Ancerl, tous ceux dont nous venons de citer les noms furent exécutés dès leur arrivée. » (page 171). Dans Le Destin juif et la musique2, ouvrage indispensable qui recèle d’infinies découvertes pour le mélomane, on trouve une remarquable synthèse sous le titre : Vie et mort à Terezín. On lira aussi le roman de Josef Bor (1906-1979) Le Requiem de Terezín3 : « Après de longues réflexions il avait pré-

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féré le Requiem de Verdi à toute autre œuvre. Cette musique italienne, composée sur un texte latin, inspirée par des prières catholiques, serait interprétées par des chanteurs juifs, des musiciens de toutes nationalités venant de Bohême, d’Autriche, d’Allemagne, de Hollande ou du Danemark, certains même de Pologne et de Hongrie... » Coïncidence, c’est en cherchant à localiser «  L’Affaire Audin » que je suis tombé sur ce titre Mélodies d’Auschwitz4 de Simon Laks (Varsovie, 1901 - Paris, 1983). Permettez-moi de citer longuement Pierre Vidal-Naquet qui signe la préface : « Ce livre n’est pas un livre de musique, ni même un livre sur la musique, mais un livre sur la place qu’occupaient la musique et plus encore les musiciens, aèdes de l’enfer, dans ce lieu très particulier qu’était un camp de concentration et d’extermination entre juillet 1942 et octobre 1944. Juif étranger à Paris, Simon Laks fut arrêté en 1941 lors des premières grandes rafles, interné à Beaunela-Rolande puis à Drancy, déporté à Auschwitz où il demeura jusqu’à l’évacuation du camp de Birkenau en octobre 1944. (...) les artistes au milieu desquels vivait Simon Laks n’étaient pas des poètes ou des peintres, mais des musiciens qui avaient – la culture allemande étant ce qu’elle était – un auditoire zélé. Menuhim pouvait survivre à Auschwitz, non Picasso.(...) Pour l’aristocratie du camp, S.S. et « Prominente » (les kapos), couche supérieure des détenus, la musique occupe le premier rang des

biens symboliques. Pour ceux qui la pratiquent, elle représente une sorte de capital-survie. » Simon Laks écrit : « Sur la classe des miséreux, la musique exerçait un effet déprimant, et approfondissait encore davantage leur état chronique de prostration physique et morale. Il y en avait aussi qui nous maudissaient, nous insultaient. En tout cas, je n’ai pas ren-

une phrase. Alors adieu solfège et piano ! Car j’avais honte de mon père comme s’il n’était pas suffisamment présentable, estimant préférable de le cacher – que Dieu veuille me pardonner. C’était à deux pas de la place Colignon, commune de Schaerbeek, je revois encore au coin de la rue une sorte de bas-relief, une muse enlaçant la tête d’un bœuf, en hom-

Brundibar mis en scène à Theresienstadt et filmé pour la propagande nazie

contré un seul prisonnier que la musique ait stimulé et encouragé à survivre. » Par rapport à ce qui précède, ce qui va suivre est pour le moins léger, mais voilà, je vais vous raconter comment j’ai mordu à la musique. J’ai longtemps été sourd à la musique instrumentale ; la chanson, oui j’aimais et j’aime encore. À la sortie de l’école primaire, j’ai pompeusement essayé de suivre un cours de solfège, rêvant même de piano. Que dit Monsieur le professeur ? « Dites à votre père de venir, j’ai deux mots à lui communiquer. » Que diable, deux mots, c’est déjà trop ! Mon père n’a jamais su parler français, un mot par-ci par-là, des bribes de trois-fois-rien qui ne font pas

mage, je crois, à un peintre animalier. S’il en est ainsi alors je crache sur tous les symboles de la « belle et grande musique », je rage et bave allergie et urticaire rien qu’à susurrer Beethoven et consorts. Beurk, pas pour moi tout ça ! Survolons les années. Nous voici en juillet 1995, l’été qui a suivi la mort de mon père. Un Roumain de 20 ans – et comme papa, ne parlant pas un traître mot de français – s’installe chez moi (je Tipp-Ex les détails). En remerciement, il m’offre un lecteur-CD, ce qui va susciter en moi le fol espoir d’apprendre le roumain par la méthode Assimil ; on utilisait encore des K7. On écoute/réécoute et l’on va répétant bribe par bribe,

et j’ingurgite à gros glouglou un max d’infos sur la Roumanie. Moi la musique, j’y touche pas, et s’il m’arrive d’en goûter, c’est à dose homéopathique, par inadvertance, par la radio. Je ne sais comment mais la méthode Assimil agit sur moi comme la célèbre « pente savonneuse » du Vice ! Me voici biberonnant du classique jusqu’à plus soif, qui l’aurait cru ?! Bien sûr, toujours très à cheval sur le b.a.-ba de la méthode Assimil : écouter/réécouter sans cesse. Je m’adonne à la musique comme à une langue étrangère, imprononçable, irrépétible, inaccessible. Ô magie, j’annexe et mémorise des pans entiers de musique, même entre veille et sommeil. Et l’œuvre de George Enescu (j’en parlais déjà ici même en novembre 2011) s’implante dans ma vie, je la réécoute chaque année en toutes saisons. J’ai donc résolu l’équation : je n’accède à la musique que si je l’écoute comme une langue étrangère. Et au final ? Le sentiment amer et doux qu’une vie entière ne pourra pas y suffire, je ris et j’en écoute davantage. Vite, reprenons, réécoutons Brundibár5, cet opéra pour enfants de Hans Krása, créé à l’orphelinat juif de Prague et rejoué 55 fois à Terezín... n Joža Karas, La Musique à Terezín : 19411945, traduit de l’anglais par George Schneider, Gallimard, 1993 (Collection Les Messagers), 237 p. 2 Frans C. Lemaire, Le Destin juif et la musique. Trois mille ans d’histoire, Fayard, 2001, 763 p. 3 Josef Bor, Le Requiem de Terezin, traduit du tchèque par Zdenka et Raymond Datheil, Robert Laffont, 1965, 147 pages. Réédité en 2005 aux Éditions du Sonneur. 4 Simon Laks, Mélodies d’Auschwitz, préface de Pierre Vidal-Naquet, postface de André Laks, traduction de Laurence Dyèvre, Les Éditions du Cerf, 2004 (Collection Histoires Judaïsmes), 165 p. 5 Brundibar est aussi un album pour la jeunesse de Tony Kushner et Maurice Sendak, L’école des loisirs, Paris, 2005. 1

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lire

mémoire(s)

Benny Zyffer. Un flâneur au Levant

Quand les soviétiques interdirent les matses Récit* publié le 10 avril 2014 sur le site du Forverts, journal yiddish new-yorkais, dans sa rubrique Oyneg-shabes, sous la rédaction de Mikhoel Felzenboym (écrivain yiddish né en Ukraine en 1951 et émigré en Israël en 1991) et Leyzer Burko.

tessa parzenczewski

R

esponsable du remarquable supplément littéraire de Haaretz et romancier, Benny Ziffer, d’origine turque, francophile, arpente depuis des années les villes du Levant, à la quête de ses propres racines, mais aussi à la recherche des traces des communautés juives, mais plus que tout, illusion volontariste ?, il aspire à casser les préjugés, à tisser des passerelles, dans une sorte d’ailleurs, au-delà du conflit israélo-palestinien, entre individus, arabes et juifs. Écrivain voyageur, Benny Ziffer flâne dans le dédale des rues du Caire, et son fil d’Ariane est la littérature. De marchés des livres aux anciennes bouquineries, sous des piles poussiéreuses, il dégotte des livres en français, et tous lui parlent, entraînent des digressions, voilà Flaubert et Balzac et Derrida, et Rimbaud, qui lui aussi se trouvait au Caire un mois d’août, en 1887. Et puis Albert Cossery, écrivain juif égyptien, qui vécut de longues années à Paris, à l’hôtel Louisiane, et qui écrivit : « J’ai toujours dit que j’écrivais pour que quelqu’un qui vient de me lire n’aille pas au bureau le lendemain ». Les noms des rues se bousculent, hier et aujourd’hui aussi, et Benny Ziffer ne laisse rien perdre. Les tombes désaffectées squattées par des démunis, Le Caire des artistes, des intellectuels, à la marge d’une société conformiste, et le tour des galeries, où l’auteur qui semble fin

connaisseur, nous fait voir toute une effervescence créatrice, loin des clichés réducteurs. Et puis des références en cascade, une érudition jamais démonstrative, une sorte de gai savoir. Une évocation de la littérature lybienne et un vers de Celan au bout d’une phrase. Après le Caire, Alexandrie, ville mythique qui fut cosmopolite, arrêt nostalgique et visite à la maison du poète grec Cavafy. Amman, Istanbul et Athènes, d’autres villes où un Israélien peut se rendre. À chaque halte, des histoires naissent, l’Histoire contée par l’archéologie qui fait resurgir des dynasties entières et parfois les noms de simples artisans qui avaient gravé leur nom dans la pierre, et puis les histoires individuelles, comme à Istanbul dont la famille de Benny Ziffer est originaire, où certains cumulent les identités et les langues, entre exil et intégration illusoire. Parfois Benny Ziffer retourne sur ses pas, et sur les traces de Mark Twain, visite des localités arabes en Israël, que l’écrivain américain avait arpentées au XIXe siècle, ne ménageant pas ses sarcasmes. Un état des lieux de la littérature turque, les subtilités et l’historique du rebetiko à Athènes, les différents styles de la broderie palestinienne, une succession de cafés et de bars, et pour fi-

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L nir une halte à Paris, dans le Marais, où Benny Ziffer accompagne un étudiant de la Guinée-Bissau, clandestin en Israël, où toute une chaîne de solidarité lui a permis d’entreprendre des études universitaires en France. Mais l’écrivain ne se prive pas de lancer des coups de griffes à ses compatriotes, fustigeant leur racisme et rappelant, à l’occasion, la répression, notamment envers les Palestiniens d’Israël. Une lecture fascinante, une avalanche de thèmes, de réflexions, une écriture allègre, teintée d’humour et d’autodérision, un vrai plaisir de lire, où le terme Levantin perd son sens péjoratif pour évoquer plutôt une sorte de paradis perdu. n Benny Ziffer Entre nous, les Levantins Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche Actes Sud 379 p., 23,80€€

a seule boulangerie du shtetl se trouvait à l’intersection de deux artères centrales, juste en face de notre cour. Les nuits où l’on cuisait le pain, l’odeur aigre se répandait dans les rues alentour. Il fallait se lever au plus vite et courir se mettre dans la file. La famille devait sinon se passer de pain car il n’y en avait pas pour tout le monde. Le pain était plein de son, de morceaux de petits pois secs et de grains de maïs. Grâce à Dieu, c’était mieux que rien grommelait grand-mère endormie et qu’un même sort frappe les bolsheviks ! De tels propos pouvaient valoir quelques années de prison mais grand-mère savait que je ne la dénoncerais pas. Au milieu des années cinquante, les soviétiques fermèrent et réquisitionnèrent les trois synagogues de Floresht1, interdirent l’abattage rituel et exigèrent que nous parlions russe et seulement russe. Je me rappelle que tante Hinke qui était nourrice dans un jardin d’enfants, pour montrer qu’elle avait appris le russe me pinçait la joue et disait : « alors maltshik2 comment va ? ». Je crois que c’était le seul mot de russe qu’elle connaissait car je ne l’ai jamais entendue en prononcer un autre. Mon libre-penseur de père était le seul de la famille qui ne connaissait pas trop mal le russe mais même lui, un adulte qui avait été au front, fut contraint de suivre des cours du soir car il n’avait ter-

miné avant la guerre que 7 classes à l’école juive ce qui ne valait que 5 classes d’école russe. D’un autre côté, qu’il ait dû courir à l’école permettait à grand-mère de réunir un minyen. On fermait les volets et trois fois par semaine, on faisait chez nous la prière du soir. Dès Purim derrière nous, grand-mère se mettait à préparer Peysekh. Jusqu’à la fin de sa vie, c’est le porteur d’eau Moyshe Tsherkis qui fournissait les familles juives en eau de source de Markulesht3 pour la mise en conserve des betteraves et leur amenait trois baquets d’eau de rivière pour faire tremper la lessive et les nappes. On construisait dans la cour un four élémentaire. On chauffait au rouge des pierres. On les jetait dans de l’eau et dans cette eau, on cashérisait la vaisselle de Peysekh. Les Bolsheviks avaient fermé les synagogues et envoyé les anciens apprendre le russe. Et bien tant pis ! On se débrouillait. Mais on a ensuite fermé la boulangerie destinée à la fabrication des matses et comment fêter Peysekh sans matses  ? Même mon père, le libre-penseur, attendait cette fête dont il aimait les plats. Mais on eut une idée. Le directeur de la boulangerie du shtetl était juif. On se mit d’accord avec lui et trois semaines avant Peysekh, l’un des cinq fours de la boulangerie est soudainement tombé en panne, et justement celui qui

était à l’écart des autres. Grandmère me réveilla au milieu de la nuit et me dit de m’habiller en silence. Elle me mit dans les mains quelques taies d’oreillers blanches et nous sortîmes. Il faisait froid et sombre, l’obscurité était impénétrable. Nous avons traversé la route et nous sommes dirigés vers la palissade de la boulangerie. Grand-mère a repoussé un gros piquet et nous nous sommes faufilés dans la cour de la boulangerie et de là, dans une grande pièce. Face à une longue table se tenaient quelques habitants juifs qui pétrissaient et étendaient la pâte. Et alors comment vas-tu, yingele ? ai-je entendu derrière moi. C’était Hinke la nourrice. « Lave toi les mains, yingele, et mets toi au travail » ajouta oncle Khone. Il pris ensuite une portion de pâte, la jeta sur la table, l’étendit d’un geste et me dit : « yingele, prends cette roulette et fais les trous dans ta matse ». Je ne sais si quelqu’un d’autre avait attendu avec autant d’impatience que moi cette veille de Peysekh. Grand-mère alluma les bougies et je dis la bénédiction sur mon propre « pain de pauvreté »4. n Traduction Alain Mihály Titre original : Vu vet men bakumen matses oyf peysekh ? 1 Floresti en Moldavie ex-soviétique. 2 Petit garçon : maltshik en russe, yingele en yiddish. 3 Marculesti, localité proche de Floresti. 4 lakhme-anye (araméen) : partie du récit de Peysekh relative à la matse. *

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histoire(s) Les années d’apprentissage d’un dictateur roland baumann La Vienne d’Hitler de Brigitte Hamann est une captivante plongée dans l’histoire multiculturelle de la capitale de l’empire des Habsbourg avant la Première Guerre mondiale.

L

es Éditions des Syrtes viennent de rééditer l’ouvrage sur les années viennoises d’Adolf Hitler1 publié par l’historienne Brigitte Hamann, auteur de biographies de quelques personnalités marquantes de l’Autriche des Habsbourg à la fin du dix-neuvième siècle (l’impératrice Sissi, le prince héritier Rodolphe, la militante pacifiste Bertha von Suttner). Imposant travail d’enquête à la recherche de la « vraie vie » d’un « peintre raté », qui survit au jour le jour en peignant de médiocres reproductions de paysages romantiques ou d’architectures viennoises, La Vienne d’Hitler est surtout une introduction à l’histoire culturelle et sociale de la grande métropole d’Europe centrale au début du vingtième siècle. Revenant rapidement sur l’enfance d’Adolf Hitler à Linz, jusqu’à l’échec de ses rêves de carrière artistique lorsqu’en 1907 et 1908, il échoue à l’examen d’entrée de l’école des Beaux-Arts de Vienne, évoquant aussi à travers les rares documents et récits de témoins (ex. August Kubizek) la passion du jeune homme pour l’architecture classique et l’oeuvre de Richard Wagner... Hamann dévoile aisément le caractère autofictionnel

des données autobiographiques publiées par le chef du parti nazi dans Mein Kampf. Mais c’est en explorant les complexités de la vie politique et culturelle viennoise avant la Première Guerre mondiale que l’historienne identifie progressivement les sources hétéroclites d’une pensée politique menant à la banalisation du mal et au génocide.

les modèles Le foyer pour hommes de Vienne-Brigittenau, au 27 de la Meldemannstrasse, administré par la ville de Vienne, est largement financé par les dons de personnalités juives. Ouvert en 1905, ce foyer ultra-moderne accueille Hitler de février 1910 à mai 1913. Comme le souligne Hamann, les slogans politiques antisémites tirés des années d’Hitler à Vienne n’ont rien à voir avec les événements vécus personnellement par l’auteur de Mein Kampf. Les amis juifs d’Hitler au temps du Männerwohneim ne correspondent pas du tout aux clichés antisémites, qu’il s’agisse d’autres pensionnaires du foyer, tels Simon Robinson, Rudolf Redlich, ou Siegfried Löffner et Josef Neumann qui aident Hitler à vendre ses peintures, ou encore des mar-

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chands de cadres Jakob Altenberg et Jakob Morgenstern auxquels l’artiste-vagabond vend régulièrement ses oeuvres. Ce n’est pas sur base de son expérience de la survie au quotidien qu’Hitler construit son imaginaire antisémite, mais bien à partir de l’univers livresque de ses années viennoises et de la presse politique. C’est dans ses lectures viennoises et en particulier dans les feuilles ultra-nationalistes telles le Alldeutsches Tagblatt de Schönerer qu’Hitler se familiarise avec le discours antisémite, en plein essor à Vienne, sous la plume de Houston Stewart Chamberlain, Guido von List... et aussi d’antisémites radicaux eux-mêmes d’origine juive comme Otto Weininger et Arthur Trebitsch..., C’est surtout à Vienne qu’Hitler trouve ses modèles d’hommes politiques : Georg Schönerer leader pangermaniste et antisémite, ainsi que Franz Stein, chef du mouvement ouvrier pangermaniste. Et surtout Karl Lueger, bourgmestre de Vienne, chrétien-social antisémite, attaché à l’Autriche-Hongrie et à l’empereur François-Joseph, un « orateur extraordinaire » dont le charisme fascine Hitler. Hamann retrace la carrière de Lueger, à l’origine avocat « au

service des pauvres  » et qu’un médecin juif, Ignaz Mandl, « Dieu des petites gens », déjà engagé dans la vie politique locale incite à se lancer en politique. Entré au conseil municipal de Vienne, Lueger rejoint ensuite le courant ultra-nationaliste de Schönerer et entreprend la conquête des associations d’artisans et petits commerçants viennois. L’extension du droit de vote permet en 1885 son élection au Reichsrat, parlement de la Cistleithanie, la partie autrichienne de l’Empire d’Autriche-Hongrie. Dénonçant les « libéraux juifs » et la « presse juive  » Lueger fait de l’antisémitisme le thème fédérateur de son discours politique. En 1893, il fonde le Parti chrétien-social, se ralliant le gros des sympathisants du Mouvement national-allemand de Schönerer. Soutenu par l’Église et le pape Léon XIII, Lueger promet de libérer le peuple chrétien de la suprématie des Juifs ! « La Grande Vienne ne doit pas devenir la Grande Jérusalem » ! Lorsque Lueger obtient la majorité aux élections municipales de 1895, l’empereur François-Joseph refuse d’entériner le choix populaire considérant que le leader chrétien-social menace le principe juridique d’égalité de tous les citoyens devant la loi. Mais, renforçant sa majorité à chaque nouvelle élection, Lueger finit par devenir bourgmestre en 1897. Certes Lueger avait aussi « des amis juifs » et la base de son antisémitisme n’était pas raciale mais religieuse... Mais les chrétiens-sociaux financent des journaux radicalement antisémites, jusqu’en Galicie et en Bucovine. Le discours de Lueger et de ses amis politiques multiplie les appels à l’exclusion des Juifs de la cité, aussi parfois à leur liquidation physique.. Fin 1905, une énorme manifestation des so-

ciaux-démocrates pour le suffrage universel incite Lueger à dénoncer ce « terrorisme de la juiverie », menaçant les Juifs de Vienne de réactions populaires pouvant mener au pogrom, comme en Russie ! Les funérailles de Karl Lueger en mars 1910 marquent l’apothéose de ce démagogue sans scrupules qui a placé l’antisémitisme au coeur de son discours politique.

symbiose et antisémitisme Analysant le développement fulgurant de la communauté juive de Vienne après 1867, Hamann met en valeur le prodigieux engagement des juifs viennois dans la modernité. Vienne « fin de siècle » est devenue la métropole des arts et des sciences modernes « grâce à cette fructueuse symbiose des éléments viennois et juifs ». Mais elle décrit aussi la montée vertigineuse de l’antisémitisme viennois. Ainsi, dès 1877, les corporations étudiantes introduisent dans leurs statuts un paragraphe aryen excluant les Juifs de leurs membres. L’afflux de Juifs de Russie à partir de 1881 exacerbe l’hostilité populaire contre le « Juif oriental  » colporteur et spécialiste de la traite des blanches. En 1908, les chrétiens-sociaux déposent une motion visant à limiter le nombre d’étudiants et de lycéens juifs. Gagnant du terrain, l’antisémitisme se fait aussi racial, visant les Juifs baptisés...

entrée en politique Le 22 mars 1912, Hitler sort de sa vie de reclus au home de Brigittenau pour assister à une conférence de Karl May. Le « père de Winnetou » a dédié son livre « Paix sur terre » au mouvement pacifiste et admire l’oeuvre de Bertha von Suttner, prix Nobel de la Paix, engagée dans le travail de l’Association de défense contre l’an-

tisémitisme. La grande pacifiste autrichienne est donc assise au premier rang, invitée d’honneur de la conférence de May, romancier favori d’Hitler ! Une fois entré en politique en 1919, Hitler se présentera en sauveur au peuple allemand, sous le mot d’ordre d’un antisémitisme virulent. Samuel Morgenstern, « maître vitrier et fabricant de cadres » et premier marchand à donner un bon prix à Hitler pour ses peintures, les vendant ensuite à des clients le plus souvent juifs, voit tous ses biens aryanisés après l’Anschluss. Sa lettre du 10 août 1939 adressée au chancelier du Reich et Führer du Reich allemand, Adolf Hitler, ne parviendra jamais à son destinataire. Déportés au ghetto de Litzmannstadt (Lodz) en octobre 1941, Samuel Morgenstern et sa femme Emma seront victimes de la fureur génocidaire de l’ancien « artiste raté ». Au terme de son étude, Hamann remarque que c’est bien à Vienne qu’Hitler acquiert les fondements de sa conception générale de la vie et sa méthode d’analyse politique. Mais lorsqu’il quitte Vienne pour Munich le 25 mai 1913, le futur dictateur n’emporte pour tout bagage intellectuel qu’une accumulation de lectures fragmentaires dont les morceaux ne vont s’ordonner qu’en Allemagne, suite à l’expérience de la guerre dans une conception du monde fondée sur l’antisémitisme racial, faisant du national-socialisme une communauté de foi et de combat visant à l’hégémonie mondiale d’un nouvel empire allemand. n Brigitte Hamann, La Vienne d’Hitler. Les années d’apprentissage d’un dictateur, Éditions des Syrtes, Genève-en-Suisse, 2014. Traduction française parue en 2001 de Hitler’s Wien. Lehrjahre eines Diktators,1996.

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feuilletonner ternité est une relation avec un étranger qui, tout en étant autrui, est moi » ? Non, le Roi ne commente pas, le Roi est Roi et cela ne laisse pas beaucoup de temps pour la réflexion.

The Boss. Les joies de l’identité deuxième partie

Jephté et sa fille

sylviane Friedlingstein

T

he Boss est une série américaine créée par Fahrad Safinia et diffusée en 2011 sur la chaine Starz. Malgré un succès d’estime incontestable, la série a été annulée avant qu’on en connaisse le dénouement, à la fin de la deuxième saison, du fait probablement de la faible envergure financière des producteurs. The Boss, c’est le maire de Chicago, qui exerce le pouvoir de manière totale, immédiate et sans partage. Quand c’est nécessaire, le Boss persuade par la parole et, quand c’est possible, il agit par la force et en vertu du principe que rien ne résiste à l’autorité d’un chef qui en assume les voies, moyens et conséquences. Tout est bon : corruption, subornation de témoins, intimidations, chantage, et crime si besoin. Et jusqu’à un certain point, la méthode est totalement efficace. In fine, tout le monde trouve une place dans cet univers où l’équilibre général d’un marché administré de main de maître permet la fabrication et l’écoulement de marchandises et services aussi divers que variés : du crack au grand casino, dont la réalisation va produire des emplois, en passant par le transport des repas des cantines scolaires de la ville. Et à ceux qui n’ont pas de marchandises à écouler, quelques discours d’orientation bien menés et délivrés à point nommé offriront la sensation que ce qui justifie l’ac-

tion publique est bel et bien le bien commun. Bref, tout cela a l’air de valoir le coup. Cependant, une maladie neuro-dégénérative s’abat sur le Boss, dont l’issue est sans appel puisque seule la mort succédera à la démence dont on pourra peut-être, et par l’usage de certaines ruses médicales, retarder et atténuer la violence. C’est dans ce peut-être que le Boss va s’engouffrer, cacher sa maladie et tenter de la contrôler en continuant d’administrer la ville de manière à peine plus démente qu’auparavant. Mais cette fois, la légèreté du pouvoir sans partage est lestée du poids de voix accusatrices qui rappellent que le prix de la griserie est payé par d’autres ; beaucoup d’autres. Ce sont les voix de l’hallucination qui délivrent la vérité au Boss. Si le recours au mal a pu être nécessaire pour construire et développer la ville, autrement dit si une fin supérieure justifiait jusqu’à un certain point l’usage de la violence, ce même mal n’a plus été au bout du compte qu’une possibilité tellement facile à saisir qu’il en est arrivé à dicter sa loi, forcer sa nécessité et réclamer son dû. Jusqu’au sacrifice par le Boss de sa propre fille. Et on en vient ainsi au « vrai » sujet de la série : l’impossible filiation par les filles. Jusqu’à se demander si le Boss n’est pas devenu dément de le savoir ; lui qui doit sa propre succession au seul fait d’avoir trahi le précédent maire de Chicago dont

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il a épousé la fille unique.

Comment les filles ne deviennent pas des fils et comment les pères en perdent la raison Les démêlés que le maire entretient avec sa conscience hallucinée ne sont pas de nature politique, même si c’est dans le spectacle du dévoiement autoritaire et violent de la démocratie qu’ils s’expriment. L’ignominie dans laquelle il s’enfonce sans retour consiste à blesser cruellement les femmes qui composent la presque totalité de l’arrière-plan de son drame de conscience. Il y a Meredith, son épouse et complice ambivalente  ; Mona, qu’il déçoit en ne réalisant pas la rédemption qu’elle lui offrait, et enfin Emma, la fille unique bannie et finalement sacrifiée pour couvrir l’une des nombreuses vilenies de son père. À cet égard, la référence faite par le créateur de la série à la tragédie du Roi Lear est à prendre au sérieux. L’analogie consiste bien entendu frontalement dans le rapprochement qui est fait entre deux souverains furieux d’être rappelés à leur condition de mortel et que la démence rattrape à mesure que l’illusion de la toute puissance s’effondre. Mais le Roi Lear ne délire pas et ne périt pas parce qu’il expérimente qu’il n’est pas immortel. Il délire et meurt de s’être trompé de fille en offrant l’héritage de

son royaume aux deux filles qui lui ont le mieux menti et en déshéritant celle qui l’aimait le mieux quand elle opposait à sa demande d’amour entier et inconditionnel une sobre affirmation pleine de sagesse « J’aime votre majesté selon mon devoir, ni plus ni moins ». Autrement dit, et Cordélia la sobre cadette le dit explicitement un peu plus loin, un conjoint sera un jour l’objet de son amour et si celui-ci ne sera certes en rien identique à celui, filial, qu’elle voue au vieux Lear, il en prendra d’une manière ou d’une autre la place. La réalité sévère contre laquelle les cris et la démence du Roi ne peuvent rien est que, quand on abdique son royaume, on ne peut en garder le titre et le nom à travers ses filles. Que la promesse que ses deux aînées lui font d’un amour plus fort que la mort n’est qu’un mensonge. Et qu’il faut être fou pour y croire. C’est une vérité mortelle : la cadette meurt de n’avoir pas menti, et c’est lesté de son corps sans mouvement que le Roi succombe finalement laissant son royaume aux menteuses. Il pourrait s’écrier alors « Ai-je su t’aimer/ Ne sachant mourir ». Mais le pourra-t-il aussi bien qu’ Yves Bonnefoy, grand traducteur et commentateur de Shakespeare à qui l’on doit ce vers magnifiquement simple. Ou encore, pourrat-il dire avec Lévinas que « La pa-

La lignée véritable de Lear est éteinte donc, et vu que le Boss continue de délirer, il en sera très probablement de même à Chicago, d’autant que les formes modernes de gouvernement ne tolèrent pas tellement bien les successions familiales. Nous voilà rassurés jusqu’à un certain point : leur mort nous délivre toujours de la méchante mégalomanie des souverains dont la démesure tue les enfants. Et qui sait si l’extinction des titres conduira peut-être un jour à une société parfaitement horizontale et égalitaire. Mais de cela je ne vais pas préjuger, sauf à me prendre pour Lear, qui entend contrôler ce qui par définition lui échappe : l’avenir et les imprévisibilités de la succession. Corsons un peu l’affaire et allons voir dans la Bible où la succession par les filles n’est pas sans poser problème, ce qu’atteste l’histoire de Loth et de ses deux filles, qui se trouvant au cœur même des généalogies constitutives du peuple juif n’en produisent pas moins deux lignées qui lui échapperont finalement. Ici, on s ‘attardera sur Jephté, un simple guerrier de la période des juges, bien plus trivial que Loth donc, et qui me semble mieux convenir à notre époque naïve. À cet égard, pensez donc à ces évangélistes américains qui se fiancent symboliquement avec leur fille dans des pactes de pureté pour qu’elles se présentent à Dieu parfaitement vierges le jour de leur mariage. Mais que font ces pères et ces filles, et ces mères dont on ne parle pas mais qui s’occupent surement du « ca-

tering » de la cérémonie ? Ils font justement ce que Jephté fait et que les rabbins déconseillent de faire. ​ Jephté promet à Dieu, s’il l’aide à gagner une bataille, d’offrir en sacrifice la première personne qui sortira de sa maison et l’accueillera à son retour. Malheureusement, c’est sa fille unique qui vient à sa rencontre. Malgré de longues lamentations, il se résout à la sacrifier. La fille obéissante y consent, demandant seulement à pouvoir aller passer deux mois sur une colline avec ses amies pour pleurer la descendance qu’elle n’aura pas et le maintien, par la mort, de sa virginité. Au retour de la colline, aucun intermédiaire divin n’interrompra la promesse du père qui réalisera sa terrible bêtise, au contraire d’Abraham dont l’épreuve permit qu’il garde son fils vivant. Avec Jephté, le sacrifice d’une fille est perpétré et c’est dans la vigoureuse désapprobation que le judaïsme rabbinique oppose a posteriori à son geste qu’il apparaît que le récit patriarcal n’est pas qu’un jeu de massacre des filles. En tant qu’enfant, il arrive en effet aux filles d’accéder au statut de fils en devant plus compter pour le père qu’une promesse faite à l’Eternel. Bref, filles et garçons respirent. C’est pas si mal un judaïsme bien tempéré par les rabbins, finalement. Et pour respirer encore plus profondément, retournons au drôle de truc identitaire que Mia, l’objet de ma chronique du mois d’avril, fabrique dans son coin. À la lumière des drames de généalogie dont l’analyse montre que le scandale principal réside dans ce que le prochain efface le précédent en lui succédant, Mia, fils devenu mère et fille devenue père montre que ce qui importe ce n’est pas le sexe qui habite le rôle, c’est qu’il y ait un rôle. n

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réfléchir Gott mit uns jacques aron

J

’avais huit ans et demi lorsque je déchiffrai péniblement pour la première fois cette inscription, à laquelle je ne comprenais rien, sur la boucle de ceinturon des soldats de la Wehrmacht qui perquisitionnaient au domicile de mes grands-parents. Je n’ai toujours pas bien compris depuis lors le sens de cet appel à l’assistance divine. Certes, tous les peuples ont toujours souhaité se placer sous un puissant protecteur ; quand les dieux étaient nombreux, chacun pouvait choisir le sien et en changer si nécessaire. Si pas satisfait, remboursé. Croyance et crédit sont étroitement liés : le dieu qui perd son crédit perd ses adeptes. Avec l’apparition du monothéisme, la protection du Dieu unique, dont nos grandes religions « occidentales » continuent de se réclamer, entraîna par sa nature même des difficultés quasi insurmontables. Pourquoi m’accorderait-il ses faveurs davantage qu’à mon ennemi ? La théologie et ses spécialistes patentés volèrent à son secours, et si le Dieu resta en principe unique, ses églises ne cessèrent de croître et de se multiplier, ou plutôt de se diviser, ce qui montre à l’évidence la profonde unité des quatre opérations arithmétiques de l’esprit saint. Elles prirent des couleurs que l’on nomma nationales, beaucoup se réclamant de leur souverain séculier et toutes s’octroyant un diplôme de supériorité éthique. Le modèle juif, pourtant breveté, fut invoqué par tous les cultes

puisqu’il était censé contenir la parole authentique, fut imité et interprété avec une imagination créatrice à laquelle on ne saurait trop rendre hommage. L’humanité (l’Occident a toujours prétendu en former la quintessence) n’a cessé d’osciller entre deux extrêmes pour résoudre les contradictions logiques de la représentation du monde et de son créateur qu’elle s’était forgée : si le Dieu unique – par postulat le seul véritable – nous refuse son soutien, c’est que nous n’en sommes pas dignes, ou que nos indignes adversaires l’ont trahi en nous en déclarant indignes… vous suivez le raisonnement. Pas de religion sans hérétiques, sans apostats ni renégats. Le Saint Empire romain germanique et le royaume de Prusse semblaient déjà friands de cette formule protectrice. Le Deuxième Reich l’adopta d’emblée, bien qu’il ait été dès sa fondation profondément divisé : les guerres de religions y avaient laissé leurs traces, ses provinces s’étant rangées officiellement derrière des Églises rivales, et que faire de la religion-mère – la juive –, que ces dernières avaient reniée ? L’intégrer ou la désintégrer ? On nomma cela la « question juive » et les réponses qu’elle suscita furent multiples. Le Troisième Reich garda le symbole de la protection divine, mais ne fut pas exempt pour autant de querelles théologico-nationales internes, que l’on a bien oubliées aujourd’hui. Qui se souvient que le héros de 1914-18, le général Erich Ludendorff accusa en 1931 Hitler – dont il avait

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appuyé le putsch en 1923 – de haute trahison du national-socialisme, pour rapprochement avec l’universalisme affirmé par l’Église romaine. Hitler traître à la pureté raciale allemande et à son Église nationale !

contribution juive Mais puisque l’on célèbre cette année le centenaire du début de la Première Guerre mondiale, ou plutôt qu’on la refoule loin dans le passé, car elle ne s’inscrit pas bien dans le mythe nouveau d’un 20e siècle dominé par deux « totalitarismes  » complices, j’aimerais exhumer un petit témoignage de contribution juive originale à la théologie du Dieu unique de la sainte Allemagne entrée en guerre pour défendre son bon droit. La Bundeswehr a aujourd’hui, par prudence, rayé Dieu de son ceinturon, qui ne porte plus que la fière devise : Unité, droit, liberté. Ce témoignage, je l’ai puisé dans l’abondante littérature qui ne cessa de paraître Outre-Rhin dans un pays qui n’avait quasi pas connu d’occupation de son territoire. Tous les problèmes de l’après-guerre y sont évoqués, et notamment le sort incertain des nombreux peuples (mal) logés aux frontières des grands belligérants. Le front oriental entre les puissances dites centrales (Allemagne et Autriche-Hongrie) et l’Empire russe fait découvrir aux Juifs allemands les coreligionnaires de l’Est qu’ils ignorent largement et prétendent libérer de l’ignorance. En 1915, après les premières victoires fulgurantes contre l’ar-

mée russe, un éditeur de Berlin lance une « Bibliothèque juive pour le front » avec ce titre : « La guerre et nous Juifs »1. Cet hommage à un jeune soldat juif tombé en France, se donne pour objectif d’interroger la Torah sur les notions de guerres juste et injuste. « Dieu a partagé les pays entre les nations, et aucun peuple

évident, nous dit notre érudit : « L’exemple d’une telle méchanceté criminelle, les Ammonites en fournissent un, qui trouve son actualité toute particulière avec le cas de la Belgique. Quand Israël a demandé au roi des Ammonites de lui accorder le passage sur son sol, en se déclarant prêt à en payer tous les frais, celui-ci refu-

n’a le droit de modifier les possessions qu’il a fixées. » Puisant dans les exemples éloquents de la conquête de Canaan, de la lutte d’Israël contre les Édomites, les Moabites ou les Ammonites, notre savant auteur s’interroge sur leur application possible au cas de la neutralité belge. Le peuple de ce petit pays n’aurait-il pas péché contre la volonté de Dieu ? C’est

sa et partit même en campagne contre Israël avec une forte armée. Il fut battu et son pays fut annexé. Le peuple des Ammonites, par son attitude hostile, par son manquement envers un autre peuple, en partant en guerre contre Israël, a perdu le droit à son pays.  » Albert de Saxe-Cobourg-Gotha avait manifestement oublié de relire ses classiques, un

paragraphe important du Deutéronome ou 5e livre de Moïse2. L’Allemagne-Israël ne partait pas en guerre pour opprimer un autre peuple également protégé par la sollicitude divine, il ne souhaitait que traverser son territoire pour faire valoir ses droits sacrés. Si cette argumentation nous paraît aujourd’hui s’ancrer dans la nuit des temps, c’est que la guerre qui s’enflamme sous un prétexte quelconque poursuit une autre logique et que les apprentis-sorciers qui la déclenchent n’en viennent pas si facilement à bout, et certainement pas comme ils l’auraient souhaité. Le Dieu unique supposait – idéalement tout au moins – une unique humanité, mais déjà depuis quelques décennies couvait une foi plus païenne et plus apte apparemment à couvrir les rivalités d’intérêts de « peuples » profondément divisés par leurs inégalités sociales : le dieu du sang. Avec l’aval d’une croyance scientiste largement partagée, les peuples devinrent des « communautés de sang  » (Blutgemeinschaften) et l’idée raciste (völkisch) opposa la force de ces instincts primitifs à tout ce que le développement humain avait patiemment tissé jusque-là de rapports rationnels. Sommes-nous aujourd’hui ​ immunisés contre le retour de ces démons ? n Lamm’s jüdische Feldbücherei nr 1, Der Krieg und wir Juden, Gesammelte Aufsätze von einem deutschen Juden, 1915, Berlin. 2 « La nourriture que vous mangerez, achetez-la leur à prix d’argent ; achetez leur à prix d’argent l’eau que vous boirez. » Deutéronome, 2, 6. 1

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réfléchir Comment voterez-vous le 25 mai ? michel staszewski*

La Belgique divisée Comme en 2012, le 25 mai 2014, selon leur lieu de résidence, en Belgique, les électeurs seront soumis à trois modes de scrutin différents : vote «  papier  », vote électronique « sans preuve papier » ou vote électronique « avec preuve papier » (dit « hybride »). En Wallonie, on votera «  papier  » dans 223 communes et électroniquement « sans preuve papier » dans 39. En Flandre, le système traditionnel sera utilisé dans 157 communes, le vote électronique « hybride » dans 151 communes. En Région bruxelloise, tous les électeurs seront soumis au vote électronique : 17 communes continueront à utiliser le système sans « preuve papier » et les électeurs des communes de Saint-Gilles et de Woluwe-Saint-Pierre devront utiliser le système « hybride ».

Le vote électronique sans « preuve papier » Ce système a été condamné parce qu’il ne répond pas à l’exigence démocratique d’une possibilité d’observation des élections par les citoyens, en 2007 par l’OSCE1 et par une étude interuniversitaire commanditée par les gouvernements régionaux et fédéral, en 2008 par le Conseil de l’Europe. Ce matériel était prévu pour durer dix ans. Depuis 2004 ou 2008, pour prolonger la vie de ces machines anciennes et périmées, les

différents systèmes de scrutin mais il est évident que le système avec tickets est plus coûteux que les anciens systèmes automatisés du fait qu’il utilise plus de matériel. Or, selon le ministère de l’Intérieur, les systèmes automatisés sans trace écrite coûtent déjà trois fois plus cher que le vote papier…

Le système « traditionnel » communes doivent investir pour renouveler les contrats d’entretien et de maintenance. Elles seront pourtant encore utilisées ce 25 mai dans 56 communes.

Le système électronique « hybride » Le système automatisé délivrant des tickets sera utilisé pour la deuxième fois dans 153 communes. Le ministère de l’Intérieur considère qu’il rencontre toutes les critiques à l’encontre des systèmes « sans preuve papier ». Dans l’« exposé des motifs » de la nouvelle loi qui l’encadre, on peut lire que, par rapport au système automatisé sans ticket, le système hybride apporte «  des garanties supplémentaires en termes de contrôle du vote par l’électeur, de transparence tout au long de la chaîne (du vote à la totalisation des résultats), de possibilité d’audit… ». Qu’en est-il en réalité ? Le « contrôle du vote par l’électeur » est un leurre : si l’électeur peut effectivement lire le produit de son vote « dactylographié » (en micro-caractères) sur le ticket, c’est le code QR2, incompréhensible pour l’être humain, qui sera seul pris en compte : la loi prévoit en effet que la partie des bulletins lisible par tout un chacun ne sera PAS utilisée pour effectuer la comptabilisation. Les

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citoyens, qu’ils soient simples électeurs, témoins de partis, assesseurs ou présidents de bureau de vote n’auront donc toujours aucun moyen de contrôle sur la prise en compte, l’interprétation, la comptabilisation et la totalisation de leurs votes. Est-ce cela la « transparence tout au long de la chaîne (du vote à la totalisation des résultats) » ? La loi ne prévoit pas les cas où des électeurs, candidats ou non, pourraient contester les résultats ni les procédures à appliquer en cas d’invalidation des résultats. En 2012, lors de la première utilisation de ce système, des centaines d’incidents ont été constatés. Mais l’exposé des motifs de la nouvelle loi minimise fortement ces incidents : « Les « petites maladies de jeunesse  » techniques de ce nouveau système, observées lors de ces élections, ont été identifiées et résolues et ceci sera officiellement constaté comme tel lors de l’agrément auquel doit être soumis le logiciel de vote électronique en vertu de la présente législation ». Ces « petites maladies », qui ne sont pas décrites, sont péremptoirement déclarées «  résolues » en vertu d’une procédure d’agrément… avant qu’elle n’ait eu lieu ! Combien coûte ce système ? À ce jour, le ministère de l’Intérieur n’a fourni que des indications très incomplètes qui empêchent toute comparaison fiable des coûts des

Le vote « papier » reste largement dominant en Wallonie et concerne encore plus de la moitié des communes flamandes. Contrairement aux systèmes automatisés, il est régi par un imposant code électoral qui organise le contrôle effectif par des citoyens « lambda » de l’ensemble des opérations électorales, de la constitution des listes de candidats à la totalisation des votes, autrement dit la transparence des scrutins, condition fondamentale d’une élection digne d’une démocratie. Avec ce système : - chaque électeur-trice peut vérifier que son bulletin de vote contient uniquement l’expression de son vote ; - le-la président-e et les assesseurs du bureau de vote ainsi que les témoins de liste peuvent attester que chaque électeur ne vote qu’une fois par élection ; - au moment de la clôture des votes, les urnes sont scellées en présence du-de la président-e et des assesseurs du bureau de vote ainsi que les témoins de liste ; - elles sont transportées, sous scellées, vers le bureau de dépouillement ; - elles sont descellées par le-laprésident-e et les assesseurs du bureau de dépouillement, en présence de témoins de liste ; - le comptage et la totalisation s’effectuent par et sous la responsabilité des président-e et assesseurs du bureau de dépouillement

en présence de témoins de liste ; - les témoins de liste ont la possibilité d’effectuer la totalisation des résultats en collationnant les résultats partiels obtenus dans chaque bureau de dépouillement.

Dérive technocratique Depuis l’abandon du vote électronique par les Pays-Bas en 2007, la Belgique est le seul des 28 États de l’Union européenne à encore imposer des systèmes de scrutins automatisés à un grand nombre d’électeurs. Dans les autres pays où le vote électronique a été pratiqué, était à l’essai ou envisagé, les autorités l’ont abandonné ou ont arrêté la progression du projet. En Belgique, par contre, des parlementaires vont jusqu’à proposer une loi permettant le vote par Internet des Belges de l’étranger alors que ce procédé ne permet même pas de s’assurer du secret des votes puisque rien ne garantit que l’électeur est seul au moment d’effectuer son choix. La Belgique est une démocratie représentative. Le pouvoir politique n’y est pas exercé directement par l’ensemble des citoyens mais bien par leurs représentants élus pour cinq ou six ans. Le seul moment où la souveraineté est rendue aux citoyens est celui de l’élection de ces mandataires. C’est ce qui légitime leur pouvoir. D’où l’importance de rendre ce moment incontestable. Donc transparent. L’introduction de nouvelles technologies dans l’organisation des élections, n’est acceptable que si, comme dans le scrutin « traditionnel », des citoyens-électeurs surveillent l’ensemble des opérations électorales, de la constitution des listes à la totalisation des votes. Comme on l’a vu, cela n’est pas du tout le cas avec les systèmes de vote

et de totalisation automatisés utilisés actuellement en Belgique, avec ou sans trace papier : les citoyens-électeurs sont obligés de faire confiance à des systèmes opaques que ne contrôlent (peutêtre) que des techniciens. Ce n’est donc plus seulement l’exercice du pouvoir qui est réservé à une petite minorité de « politiciens professionnels » mais également l’essentiel du processus électoral. Rien de tel que cette dérive technocratique pour accroître encore le désinvestissement des citoyens des questions politiques. « PourEVA »3 se bat depuis plus de quinze ans pour que là où les scrutins ont été automatisés, le contrôle effectif des opérations électorales soit rendu aux citoyens-électeurs. Ce combat s’avère particulièrement difficile car il se heurte à une grande indifférence, tant de la part des citoyens « ordinaires » que de la plupart des militants des partis politiques et de leurs élus. Ceci nous inquiète au plus haut point car nous considérons ce manque d’intérêt pour ce qui constitue en principe la pierre angulaire de notre système de démocratie représentative, le seul moment où le pouvoir est « remis au peuple », comme un symptôme inquiétant de l’affaiblissement de l’attachement des citoyens et des élus à l’exercice de la souveraineté populaire. n Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe. 2 Le code QR (abréviation de Quick Response) est un type de code-barres en deux dimensions constitué de points noirs disposés dans un carré à fond blanc. L’agencement de ces points définit l’information que contient le code. 3 Pour une Éthique du Vote Automatisé (http://www.poureva.be/). 1

* Membre de l’association citoyenne PourEVA (Pour une Éthique du Vote Automatisé)

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! ‫יִידיש ? יִידיש‬

Yiddish ? Yiddish ! par willy estersohn

‫דזשאנקויע‬ ַ

Traduction

Dzhankoye

Sébastopol, Simferopol. L’actualité aidant, plus personne ne peut prétendre ignorer les noms de ces deux villes de la presqu’île de Crimée. Il se fait que ces noms figurent dès le début de Dzhankoye, la chanson yiddish la plus connue des premières années du pouvoir soviétique. Les Juifs étaient établis depuis quelques siècles en Crimée et, dès avant la révolution, des colonies agricoles juives avaient été créées sur cette terre fertile au climat de rêve. Dans les années 1920, des dirigeants bolchéviques se sont montrés favorables à la proclamation d’une région autonome juive de Crimée. Il est question, dans la chanson, de la petite ville de Dzhankoy (Dzhankoye en yiddish) dont la gare jouxtait un entrepôt où les agriculteurs juifs venaient livrer leur production. Rien à voir donc avec le Birobidzhan, coin désolé de l’Extrême-Orient russe où Staline, une fois établi son pouvoir personnel absolu, préféra envoyer les Juifs. Cette confusion fréquente vient du fait que les couplets, se référant à Dzhankoye, se terminent par dzhan. Qui pourrait désormais prétendre que Sébastopol se situe au Birobidzhan ?

Lorsqu’on roule vers Sébastopol,/Ce n’est pas loin de Simferopol./Là se trouve une gare./Pourquoi chercher de nouveaux bonheurs ?/Cette gare est une merveille/ À Dzhankoye, dzhan, dzhan, dzhan. Répondez, Juifs, à ma question :/Où se trouve mon frère, où se trouve Abraham ?/Chez lui le tracteur file comme un train ;/La tante Léa à la faucheuse,/Bela à la batteuse,/À Dzhankoye, dzhan, dzhan, dzhan. Qui dit que les Juifs ne peuvent que commercer,/Avaler du bouillon gras aux mandlen/et ne pas être des travailleurs ?/Cela, seuls nos ennemis peuvent le prétendre./Juifs, balancez-leur à la figure :/« Allez voir à dzhan, dzhan, dzhan ! »

,‫ּפאל‬ ָ ‫סטא‬ ָ ‫סעװא‬ ַ ‫ֿפארט קיין‬ ָ ‫ַאז מע‬ sevastopol

keyn

fort

me az

,‫ּפאל‬ ָ ‫סימֿפערא‬ ָ ‫ווײט ֿפון‬ ַ ‫איז ניט‬ simferopol

fun vayt

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.‫ראן‬ ַ ‫ֿפא‬ ַ ‫סטאנציע‬ ַ ‫דארטן איז ַא‬ ָ faran

‫האנדלען‬ ַ ‫נאר‬ ָ ‫ווער ָזאגט ַאז ייִ דן קענען‬ handlen

nor kenen yidn az

zogt

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mit yoykh fete

arbetsman keyn zayn nit

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‫נאר די ׂשונאים‬ ָ ‫דאס קענען ָזאגן‬ ָ sonem

di nor zogn

kenen

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ponem in on zey shpayt

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dzhan

dzhan

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! ‫דזשאן‬ ַ ‫דזשאן‬ ַ ‫דזשאן‬ ַ , ‫דזשאנקויע‬ ַ ‫אין‬ dzhan

dzhan

dzhan

dzhankoye

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,‫מײן קשיא‬ ַ ‫ענטֿפערט ייִ דן אויף‬

‫שּפײט זיי ָאן אין ּפנים‬ ַ ,‫ייִ דן‬

! ‫דזשאן‬ ַ ‫דזשאן‬ ַ ‫דזשאן‬ ַ ‫טוט ַא קוק אויף‬

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? ‫רבעטסמאן‬ ַ ‫נאר ניט ַזײן קיין ַא‬ ָ

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glikn naye zukhn darf

,‫מאנדלען‬ ַ ‫עסן ֿפעטע יויך מיט‬ mandlen

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? ‫נײע גליקן‬ ַ ‫דארף זוכן‬ ַ ‫ווער‬

kashe mayn oyf yidn

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? ‫בראשע‬ ַ ‫ ווּו׳ז ַא‬,‫מײן ברודער‬ ַ ‫ווּו איז‬ abrashe

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‫באן‬ ַ ‫קטאר ווי ַא‬ ָ ‫טרא‬ ַ ‫בײ אים דער‬ ַ ‫ס׳גייט‬ ban a

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,‫קאסילקע‬ ָ ‫בײ דער‬ ַ - ‫די מומע לאה‬ kosilke

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‫לאטילקע‬ ָ ‫מא‬ ָ ‫בײ דער‬ ַ ‫ביילע‬ molotilke

der bay

dzhan

dzhankoye

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! ‫דזשאן‬, ַ ‫דזשאן‬, ַ ‫דזשאן‬ ַ , ‫דזשאנקויע‬ ַ ‫אין‬ dzhan

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dzhan

in

Crimée 1926. Agriculteurs juifs se rendant à une manifestation à l’occasion de l’anniversaire de la révolution

remarques La consonne représentée par « j » en français est transcrite en yiddish ‫( זש‬translittérée en caractères latins « zh » selon les recommandations du YIVO, l’Institut scientifique yiddish installé à New-York) ‫סעװַאסטָאּפָאל‬ sevastopol : Sébastopol en russe et en yiddish. ‫ מע‬me = ‫ מען‬men = on . ‫ ֿפָארן‬forn = voyager, se déplacer au moyen d’un véhicule. ‫ עס איז ֿפַארַאן‬es iz faran = il y a, il existe. ‫ קשיא‬kashe (hébr) = question (dans le sens de problème à résoudre), à ne pas confondre avec ‫ קַאשע‬kashe = bouillie de sarrasin, embrouillamini. ‫ ַאברַאשע‬abrashe : diminutif affectueux d’‫ ַאֿברהם‬avrom = Abraham. ‫ ַקָאסילקע‬kosilke (russe) = faucheuse. ‫ ַמָאלָאטילקע‬molotilke (russe) = batteuse. ‫ מַאנדלען‬mandlen : petites pâtes séchées servies avec le bouillon (au sing. ‫ מַאנדל‬mandl = amande; amygdale). ‫ ׂשנאים‬sonim : pluriel de ‫ ׂשונא‬soyne (hébr) = ennemi. ‫ ּפנים‬ponem (hébr) = visage (plur. : ‫ ּפנימער‬penemer). ‫ ָאנשּפַײען‬onshpayen = couvrir de crachats (‫ שּפַײען‬shpayen = cracher).

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Un 1er mai juif progressiste

L’année dernière, nous avons ouvert un nouveau rite dans notre calendrier : un 1er mai juif progressiste. Bien sûr, nous participons comme chaque année aux événements du 1er mai du mouvement syndical. À Bruxelles, nous serons présents Place Rouppe. En ce temps de profondes transformations sociales et d’injustices aggravées, nous voulons marquer notre solidarité par la réflexion, la culture et la convivialité. L’année dernière, nous abordions le thème de l’immigration, thème que nous avons poursuivi cette année par la participation active au programme des 50 ans des immigrations turque et maghrébine. Cette année nous avons choisi comme thème :

Militer contre son camp ?

Ce titre, nous l’avons emprunté à Karine Lamarche (voir Points Critiques de janvier 2014) car il pose la question que nous connaissons bien à l’UPJB de la défense de certaines valeurs qui s’inscrivent en faux contre le consensus qui nous entoure. C’est pourquoi nous donnerons la parole à des témoins dont les parcours de vie témoignent de cet engagement. Juifs belges pour une paix et une justice en Israël/Palestine, Belges d’origine turque pour la reconnaissance du génocide des Arméniens, Belges d’origine marocaine pour une société laïque ou pour un islam d’ouverture dans une société laïque, ils ont ceci en commun qu’ils défendent avec courage, ténacité et lucidité, au sein de leurs communautés respectives, les valeurs que nous partageons.

dimanche 4 mai à l’UPJB de 14h à 19h

L’après-midi sera introduit par Gérard Preszow et se déroulera de la façon suivante

14h : Ouverture des portes 14h30 : Amir Haberkorn mènera l’entretien avec Simone Susskind (ancienne présidente du CCLJ, présidente de Actions in the Mediterranean, docteure Honoris Causa de l’ULB), Hajib El Hajjaji (de confession musulmane, militant associatif contre les discriminations et l’islamophobie, a été conseiller communal à Verviers) et Mehmet Koksal (journaliste indépendant, d’origine turque) Débat avec la salle

15h30

: Sharon Geczynski en conversation avec Henri Wajnblum (ancien kibboutznik, rédacteur en chef de Points Critiques) : pause-café, thé et tartes

16h30 17h : en avant-avant première :

La fabuleuse histoire de Sevgi et Andon

Un Roméo et Juliette bruxellois des temps modernes avec Andon Akayyan, de famille chrétienne, né en Turquie, d’origine arménienne. et Sevgi Sehin née en Belgique, d’origine turque et musulmane. Sous le regard de Mehmet Koksal Le film sera présenté par Carine Bratzlavsky en présence des réalisateurs Turi Finocchiaro et Nathalie Rossetti PAF: 6 €, 4 € pour les membres, tarif réduit: 2 €

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activités mardi 13 mai de 20h à 22h Cinquième des cinq « cafés politiques » pour éclairer les enjeux de « la mère de toutes les élections » Proposé par Points critiques et Politique (revue de débats) Notre débat portera sur les enjeux européens (Europe sociale : un fantôme ?) des élections Inutile de souligner le caractère crucial de la triple échéance électorale de mai 2014 : par un hasard ironique, elle se déroule exactement 100 ans après le déclenchement de la guerre de 14-18 et les bouleversements qu’elle risque d’entraîner pourraient être dignes de figurer dans les livres d’histoire. Il ne s’agit ni plus ni moins que de l’avenir de notre modèle de société. Des courants populistes (en dehors ou même à l’intérieur des partis dits démocratiques) se préparent un peu partout à récolter illégitimement les fruits de la colère légitime des citoyens. C’est d’autant plus paradoxal que le capitalisme financier apparaît aujourd’hui plus que jamais dans sa vérité foncière : un système qui broie l’humanité et détruit la nature afin qu’une caste toujours plus puissante de prédateurs accumule toujours davantage de richesse. Au niveau de l’Union européenne, un choix tragique s’impose entre le modèle monétariste promu principalement par l’Allemagne de Merkel (du moins jusqu’ici) et des alternatives encore balbutiantes qui allieraient développement durable et préservation des solidarités. L’élection du Parlement européen, telle qu’elle est organisée, permettra-t-elle de dégager une option claire, en dépit des obstacles institutionnels et des contradictions entre intérêts particuliers ? Le nom de notre ou de nos invité(s) n’est pas encore connu à l’heure de mettre sous presse. Vous pourrez le(s) découvrir sur notre site www.upjb.be Présentation et animation : Jean-Jacques Jespers et Henri Wajnblum On peut s’inscrire sur le site de Politique (www.politique.eu) ou sur le site de l’UPJB (www.upjb.be) ou par courriel à l’une des adresses suivantes : upjb2@skynet.be ou secretariat@politique.eu.org

Jeudi 8 mai à 20h au 61, rue de la Victoire - 1060 Bruxelles Conférence-débat de PourEVA (Pour une Éthique du Vote Automatisé)

Vote électronique : les citoyens ne comptent plus Avec deux systèmes de vote électronique différents (avec ou sans ticket) et un système de dépouillement assisté par ordinateur dans beaucoup de communes où le vote est papier, le citoyen est-il encore en mesure de vérifier que son vote est bien pris en compte le jour le plus important en démocratie ? (Voir article dans ce numéro, pp. 16-17)

Samedi 10 mai à 16h à la librairie Quartiers Latins place des Martyrs, n°14 - 1000 Bruxelles

Antonio Moyano, chroniqueur à Points critiques, donnera une conférence intitulée :

Pour Françoise Collin Antonio Moyano avait rendu hommage à Françoise Collin dans Points critiques de novembre 2012 lors de la disparition de l’écrivain.

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activités

vendredi 6 juin à 20h15

Jean-Marc Izrine

dimanche 18 mai à 10h30

présentera son livre

Marianne Berenhaut Exposition La robe est ailleurs au Musée Juif de Belgique Visite guidée par l’artiste L’œuvre de Marianne Berenhaut pourrait être qualifiée d’intimiste. Elle présente des œuvres rigoureuses, minimalistes ainsi que des œuvres plus débridées, qui semblent déborder. Elle nous montre les vieilles choses de façon nouvelle ou des choses neuves qui ne ressemblent en rien à ce qui les a précédées, ni à elles-mêmes, ni à leur créateur, ni au spectateur. Cette étrangeté leur donne leur raison d’être. L’œuvre exprime la liberté et la vivacité. Les couleurs et les motifs végétaux, tout éclate de vie. Tout paraît toujours vivant. Des textiles changent de couleur, le bois continue à respirer et à bouger…

Les libertaires du Yiddishland Militant associatif à Toulouse, membre d’Alternative libertaire et syndicaliste, Jean-Marc Izrine est également l’auteur du livre Les libertaires dans l’affaire Dreyfus. Jean-Marc Izrine sort de l’oubli la mouvance anarchiste juive, largement méconnue. Issus pour la plupart de Pologne et de Russie, les anarchistes juifs ont continué à militer dans leurs pays d’immigration. Ils ont participé à la Révolution russe, à la République des conseils ouvriers de Bavière, à la guerre d’Espagne. L’auteur analyse leur rapport à la culture yiddish et au sionisme et rappelle l’existence d’une presse libertaire en yiddish. Introduction : Daniel Liebmann PAF: 6 €, 4 € pour les membres, tarif réduit: 2 €

dimanche 8 juin à 10h30

Albert Waksman 1929-2014

Nous sommes au regret d’annoncer le décès le 19 mars dernier d’Albert Waksman, dit Bourdon, ancien dirigeant des sections Michel, Hans et Leibke de l’USJJ (Union Sportive des jeunes Juifs) et moniteur dans la colonie de Solidarité Juive, « La Maison du Bonheur » de Middelkerke au lendemain de la guerre. Il s’est ensuite installé à Strasbourg où il a cofondé le cercle de réflexion juive laïque Wladimir Rabi puis l’association Valiske (Voyages culturels juifs, voyages de la Mémoire, voyages généalogiques juifs) qu’il a présidée. À sa femme Régine, à ses enfants, nous présentons nos sincères condoléances.

Christian Israel Exposition WARSAWARSAW au Musée Juif de Belgique Visite guidée par l’artiste

Bienvenue à Jeanne Nous avons le plaisir de vous annoncer la naissance de Jeanne Lefèvre, née le 17 avril. Nous lui souhaitons longue vie et plein de bonnes choses. Félicitations et affection à la maman, Marie De Muylder, issue du groupe des Vian de l’UPJB-Jeunes et ancienne monitrice des Mala, ainsi qu’à l’heureuse grand-mère Marianne De Muylder.

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L’artiste Christian Israel propose par des photographies, des œuvres graphiques et textuelles, des sculptures et un film, un parcours à travers l’imagerie et l’information historiques dans ce qu’elles peuvent avoir d’abstrait et d’absurde mais aussi dans la difficulté d’appréhension d’une réalité passée. Des objets qui se formulent en maisons translucides ; des textes ou des mots qui semblent devenir des formes énigmatiques et qui, par un jeu de permutations, s’ouvrent à d’autres sens. Dans l’exposition WARSAWARSAW, le nom de la ville de Varsovie devient structure, une sorte d’onomatopée, un non-sens mitraillé, qui s’ouvre sur les questions du façonnage des images et de la nature des images manipulées.

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activités vendredi 13 juin à 20h15

Repères pour l’Ukraine Conférence-débat avec

Aude Merlin,

chargée de cours en science politique à l’ULB et

Nicolas Bárdos-Féltoronyi, professeur émérite de géopolitique à l’UCL

qui traiteront respectivement de la société ukrainienne dans le contexte postsoviétique et des chances de maintien de la neutralité ukrainienne entre les grandes puissances « En Ukraine, avant comme après les événements, trois questions restent ouvertes. Le nouveau gouvernement sera-t-il capable de surmonter les difficultés économiques de nature structurelle : l’endettement élevé surtout à l’égard des banques européennes, la dépendance en matière énergétique des multinationales russes et la corruption périlleuse de l’économie du pays, notamment sous l’empire des multinationales locales. Comment réussira-t-il à affronter les tensions et politiques et économiques entre les différentes parties du pays face aux « réformes » du FMI qui, en cas de l’application de ces dernières, ne feraient qu’accentuer ces tensions, et face aux rapports de force anti-ukrainiens entre les grandes puissances ? Comment empêchera-t-il le retour des dirigeants corrompus précédents tel que celui de Timoshenko et d’autres personnages douteux, et réduira-t-il l’influence des droites extrêmes ? » N. Bárdos-Féltoronyi Modérateur : Jacques Aron PAF: 6 €, 4 € pour les membres, tarif réduit: 2 €

club Sholem-Aleichem Sauf indication contraire, les activités du club Sholem Aleichem se déroulent au local de l’UPJB tous les jeudi à 15h (Ouverture des portes à 14h30)

Jeudi 8 mai

Danielle Losman est docteure en sciences physiques de l’ULB. Longtemps chercheuse à l’ULB et aux universités de York, Groningen et Stockholm. Après avoir enseigné pendant 10 ans à l’école Decroly, elle termine sa carrière au ministère de l’Éducation et devient ensuite traductrice freelance d’auteurs flamands et néerlandais. Elle fera un bref survol de la littérature flamande aujourd’hui et parlera plus en détail de Dimitri Verhulst, Stefan Hertmans, Léonard Nolens et Eriek Verpale.

Jeudi 15 mai

L’enseignement de la religion et de la morale dans nos écoles. Quelles perspectives ? Avec Caroline Sägesser, docteure en histoire et chercheuse à l’Observatoire des religions et de la laïcité (Orela) de l’ULB. Depuis le pacte scolaire de 1958, nos enfants reçoivent obligatoirement un cours de religion reconnue ou un cours de morale non confessionnelle. Est-il toujours pertinent de séparer les enfants en fonction des convictions de leurs parents ? Qu’en est-il du cours de philosophie ? Et quelles sont les alternatives qui peuvent être envisagées en Belgique et qui sont déjà adoptées dans d’autres pays ?

Jeudi 22 mai

La presse écrite a t-elle encore un avenir ? L’interrogation est de mise. La presse écrite a subi une véritable révolution ces dernières années qui est

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loin d’être achevée. Face à une perte d’audience qui touche l’ensemble des journaux, la presse écrite abandonne progressivement son support papier pour un support numérique. Le public change, le métier de journaliste aussi. Nous verrons comment chacun tente de s’adapter à l’autre. Avec Martine Vandemeulebroucke, journaliste au Soir pendant plus de 30 ans, spécialisée dans les questions sociales, l’immigration et la politique belge. Auteure de plusieurs livres dont Paroles d’argent. Les riches en Belgique.

Jeudi 29 mai

Les accords de paix improbables ou impossibles au Moyen-Orient avec Henri Wajnblum, rédacteur en chef de Points critiques.

Jeudi 5 juin

Projection de Merlemont se souvient, un film de Benoit Derue, journaliste à Canal C. Ce film a été réalisé à l’occasion de l’inauguration d’une stèle érigée à Merlemont le 16 décembre 2012 à la mémoire de trois familles juives victimes de la barbarie nazie. Les pères furent embauchés au travail obligatoire dans les carrières de la Dolomie et les mères déportées et exécutées dans les camps de la mort. Le film relate l’inauguration et interviewe Bella Wajnberg Szriftgiser qui complète ainsi son parcours déjà amorcé par le livre de Marie- Noëlle Philippart, Eté 1942. Des étoiles jaunes à la Dolomie.

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écrire Exsangue elias preszow

E

xsangue. Un livre me vide de mon sang. Je marche lentement dans la ville, un regard de moribond posé sur toutes choses,… Impossible de parler de ce livre. Impossible de ne pas en parler. Maintenant que je suis assis pour écrire, voilà que je dois me lever : ouvrir la fenêtre qui donne sur la rue, sentir le parfum de glycine qui mange la façade, le bruit sourd des avions dans le ciel, les voitures qui passent ; ouvrir aussi la porte du jardin, laisser un instant les couleurs du printemps entrer dans la maison. L’élimination est le titre de ce livre dont je dépose l’empreinte dans les colonnes de notre revue. Parce qu’il faut continuer… Mon exemplaire, je le trimballe partout dans la ville, c’est une sorte d’édition augmentée : des notes, des plumes, des déchets, des images, des articles de journaux, de la poussière et des numéros de téléphones ; une amulette ambulante. Le livre est en haut, posé sur le bureau où je ne travaille jamais ; je monte le chercher pour en partager un morceau, page 59, au hasard : « Je me souviens du ciel étoilé. De tous côtés montaient des frôlements, des sifflements, des coassements. La campagne semblait en chasse. Et je n’ai pas dormi. Puis le ciel est monté, terrible.

Nous n’en savions pas plus. Un soldat nous a apporté du pain et nous a laissés au milieu de l’immense rizière. Quelques jours plus tard, nous avons embarqué dans des wagons à bestiaux. » Perdu entre les pages, l’article consacré par Jacques Mandelbaum à Alain Resnais, Le cinéaste qui revenait des morts, daté du mardi 4 mars. Difficile de ne pas penser aux rats pris au piège, dans le film Mon Oncle d’Amérique. Mais la comparaison s’arrête ici. Bien que l’homme qui raconte l’élimination soit, lui aussi, un cinéaste. Peut-être qu’en essayant de saisir ce bouquin, d’en rendre compte, je prends la fuite ? Peut-être que cet écran blanc qui s’interpose soudain entre lui et moi rend la fuite illusoire ? Mais mon espoir est bien d’en finir. De retrouver des couleurs une fois cet article terminé. De sortir marcher à un rythme plus vivant, dans ces rues bruxelloises, aujourd’hui en grèves contre l’austérité… «  Un jour que je lui apporte le dossier de Bophana – le dossier d’interrogatoire le plus épais de S21, il se trouve en difficulté. Son écriture est partout. On perçoit encore, après trente ans, le combat, la haine, la perversité, une excitation qui ressemble au désir. Comme je lui réclame des précisions, des détails, il m’interrompt de sa voix douce : «  Monsieur

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Rithy, je vous remercie de m’avoir apporté un dossier aussi complet. Merci beaucoup. » Puis il se lève. » Sur la pochette, une simple photo de femme. Cheveux courts, pommettes arrondies d’asiatique, sur lesquelles tranchent des yeux enfoncés comme tendus vers l’extérieur. Elle porte un chemisier noir, boutonné jusqu’au col. Elle s’appelle Bophana. Elle a déjà prêté son nom à l’un des films de Rithy Phan ; elle sert ici à l’illustration d’un livre coécrit ave Christophe Bataille : L’élimination. Le réalisateur originaire du Cambodge, adopté plus tard par la République, y raconte S21. Numéro de code pour ce lieu où, parmi tant d’autres, Bophana, vingt-ans, fut torturée jusqu’à plus soif. Le directeur s’appelait Duch. L’idéologie en question : celle des Khmers Rouges. Panh va à la rencontre de cet homme, de l’énigme monstrueuse qu’il incarne : son raffinement, sa méthode, lorsqu’il était le garant de la pureté révolutionnaire, ses besoins d’éclaircir, d’assumer les crimes dont on l’accuse maintenant que cet évangéliste converti doit plaider sa cause devant un tribunal international… Le réalisateur, auteur, devient un arpenteur de la mémoire. Il se confronte aux fantômes qui l’oppressent, ceux qui font naître l’insomnie, crachent à son oreille les turbulences de l’inaccompli à

Phnom Pen comme à Paris : tant qu’il restera des âmes à évoquer, des visages à révéler, des images à enregistrer, des archives à fouiller, des entretiens à mener. C’est pourquoi il lui faut aussi revenir sur son enfance, son expérience personnelle, et témoigner de cette élimination dont lui, ses proches furent les victimes. Seule la lente et patiente organisation des faits, minutieusement, méticuleusement pistés à la trace, leurs mises en récits, leurs montage, permettra de ne pas sombrer dans la folie. D’affronter la perte. Ainsi la lecture de L’élimination rend la mort supportable. En donne le courage. Cette disparition inéluctable, inimaginable, du monde autour de nous, des choses que nous aimons, aimerons encore. L’insupportable : le fait que certains soient privés de cette mort. Que cette fragilité-là, inhumaine, puisse être retirée à certains hommes par d’autres hommes. Piétiné ce dernier acte, coupé cet ultime souffle, par une machine de destruction délirante... L’arrêt subit d’un corps auquel rien n’est plus reconnu, pas même de perdre son sang en silence. Car cela aussi on le lui a déjà pris. Ici l’histoire se joint à la philosophie, et l’art de Rithy Pahn, sa tâche, est de montrer que si toute trajectoire digne de ce nom est un combat, certains peuvent être rejetés d’un coup du mouvement qui le pousse à son terme, par la brutalité, la violence inouïe (hautement, dangereusement rationnelle, mathématique) d’un contrôle absolu qui va amoncelant les cadavres à l’infini. Peut-être victimes et

bourreaux se confondent dans l’indifférence, au regard de l’oubli mais l’œuvre du présent n’estelle pas de rendre la mémoire à ces âmes en exil, d’en faire jaillir une puissance de feu, d’étoiles imprenables ? De nous rappeler à l’attention que demande le présent. Son piquant. Son irrésistible allégresse. Pour que le lecteur se

transforme, à lui de veiller sur la fragilité de ce lieu de coexistence. Sommes-nous capables de jeter un œil sur la pochette du livre, cette jeune femme au regard posé sur nous : Bophana ?​Ce regard qui nous interroge, auquel nous ne savons que répondre… sinon par la bouche d’un ami : « C’était donc toi qui murmurait ce matin, me réveillant de cette nuit trouble. Ou était-ce le ca-

marade Thy ? Tous deux étranges témoins d’une époque sombre. Ce doit être le trépignement de tes élucubrations qui font écho jusqu’au fond de la vallée. Ou peut être l’impression d’avoir bu avec Rithy l’eau sale des rizières. La fin de Primo Levi l’énerve, comme si les bourreaux avaient gagnés. Ne pas cesser d’être un homme, ne pas cessez d’être un homme. Ceux qui ne lisent pas adhèrent... Et les autres, qu’ontils fait de leurs idées pures ? Un pur crime. Préférant une absence d’homme plutôt que des hommes imparfaits. Comment faire de la place ? À vous faire douter de l’importance de la vérité qu’il dit. Et le jeu de miroir ! Le récit d’un homme bradé par la pureté d’une expérience communiste, nous intimant de sentir l’inhumain qui s’y déploie, à nous, si désireux de partager dans son sillage. Évidemment, nous savions et en même temps, on oublie. Deux points ouvrir les guillemets, goutez ce qu’il y a de meilleur dans votre libéralisme, communiste de salon, parce que moi je sais ! Comme une exigence à reformuler, encore et encore. Définir les êtres, les classer, c’est les réduire au classement même – autrement dit : à son désir. C’est organiser l’anéantissement. Je n’ai pas fini son histoire, connais si peu la tienne même si d’une certaine façon nous vivons la même, tout est à écrire. Il y a tant à... Qu’il y ait une puissante banalité du bien. Ce sera sa victoire, ce sera notre victoire, ce sera celle de la vie. » n

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vie de l’upjb Les activités du club Sholem Aleichem Jacques Schiffmann et Thérèse Liebmann

27 février : calligraphies du Japon par Anne Marie Van Craen. Anne Marie Van Craen a eu son premier contact avec la civilisation nippone lorsqu’elle a enseigné à l’école japonaise de Bruxelles. Et ce fut le coup de foudre. S’étant très vite rendu compte que pour appréhender cette culture, elle devait en connaître l’écriture, elle fit plusieurs séjours au Japon, où des grands maîtres lui enseignèrent la calligraphie. Celle-ci est constituée d’environ 1940 idéogrammes dérivés des caractères chinois. Ce ne sont pas de simples dessins mais des graphismes représentant un mot ou une idée. L’apprentissage en est d’autant plus difficile que ces idéogrammes comportent un grand nombre d’homonymies. Grâce à son enthousiasme, Anne Marie Van Craen surmonta non seulement ces difficultés mais réussit aussi à connaître la langue. Elle explique: « La calligraphie, qu’elle soit chinoise ou japonaise, fait appel aux mêmes qualités que les arts martiaux : maîtrise du mouvement, souplesse et concentration. L’émotion est dans le mouvement, dans l‘expression de ce qui vibre en nous… C’est pourquoi la calligraphie ne se fait pas seulement avec la main, mais avec tout le corps. Le corps accompagne le bras qui accompagne la main, qui suit le mouvement du dessin en montant, descendant, se penchant à droite ou à gauche… ».

Elle nous fait ensuite découvrir dans un film son procédé créatif et quelques-unes de ses œuvres présentées dans des expositions, tant en France qu’en Belgique, et surtout dans l’école de calligraphie qu’elle a créée à Boitsfort (19, rue de l’Hospice Communal). Pour terminer, elle exécute sous nos yeux une série d’idéogrammes sur du beau papier de mûrier et nous fait l’honneur de les laisser sur un panneau de la salle de l’UPJB tout en nous demandant que nous n’y voyions que des esquisses car, étant perfectionniste, elle a coutume de fignoler ses œuvres. (Th.L.) 6 mars : Bernard Fenerberg. Un film, un livre, Ces enfants, ils ne les auront pas !, le récit de guerre et de résistant d’un ketje de Bruxelles. Nous le connaissons de longue date ainsi que son rôle dans le sauvetage des fillettes juives cachées dans le couvent du Très Saint Sauveur à Anderlecht. Mais ce fût tout de même un moment d’émotion de visionner le film de son fils Gérald, fait à partir d’interviews sur Skype de cinq dames âgées vivant aux quatre coins du monde, d’anciennes fillettes enlevées en 1943 du couvent par des résistants et sauvées de la déportation, grâce à Bernard Fenerberg. Elles nous content leurs souvenirs d’enfant de peur et d’angoisse et leur reconnaissance envers leurs sauveurs, qu’elles retrouveront à Bruxelles en 1995, lors du premier colloque des Enfants cachés.

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Après le film, les questions fusent. Bernard Fenerberg y répond avec simplicité, narrant tel ou tel épisode de sa vie d’enfant juif de 16 ans qui a dû se débrouiller seul de septembre 42 à 44. Toute son histoire est relatée dans son livre, qui bien au-delà du sauvetage des fillettes, raconte la saga familiale et toute son adolescence, et l’émotion naît à chaque page de ce livre, qui se lit comme un thriller. C’est la chronique de guerre d’un « ketje juif de Bruxelles » qui, après le départ du père au STO et après que sa mère et sa sœur ont dû être cachées, devra vivre, travailler, se loger clandestinement, se nourrir, bref s’assumer tout seul comme un adulte, et deviendra à 17 ans, après le sauvetage en 1943 des fillettes, un résistant armé actif dans le groupe de Paul Halter.

C’est l’histoire des grands parents en Ukraine, puis l’odyssée incroyable de son père, Joseph, qui quitte sa famille à 12 ans et aboutit, après bien des péripéties, au Pays noir dans les mines de charbon. Son père se marie en 1925, Bernard naît un an plus tard bientôt suivi de sa sœur Clara Fanny. Défilent ensuite la vie familiale d’avant-guerre, dure et difficile en milieu populaire, puis l’exode en France en 40, le retour, l’occupation, le froid et la faim, le départ du père au STO en 42 (plus aucune nouvelle et il ne reviendra pas !), l’étoile jaune, les rafles, la déportation d’une partie de sa famille, l’obligation de se cacher avec l’aide de milieux catholiques, l’entrée dans la clandestinité, le sauvetage des fillettes, les actions de partisan armé dans la résistance, les arrestations de camarades... et enfin en 1944, la libération de Bruxelles ! C’est l’image d’un jeune Bernard Fenerberg attachant, courageux, engagé, dévoué à sa famille et à ses amis, bienveillant et qui a donc suscité la bienveillance, qui se dégage de son livre. À lire absolument ! (édition Couleur livres)​ (J.S.) 13 mars : Quand la mémoire de guerre devient affaire d’État (Belgique, Flandre, Wallonie : 1914-2014) par Bruno Benvindo, historien au Cegesoma. En cette année où la Belgique, à tous les niveaux de pouvoirs, commémore le centenaire de la Première Guerre mondiale et le 70ème anniversaire de la Libération, il est appréciable de pouvoir entendre des voix qui ne sont pas en accord parfait avec la « mémoire officielle ». C’est ainsi que le professeur José Gotovitch a introduit la conférence de Bruno Benvindo, historien attaché au Centre d’Études et de

Documentation Guerre et Sociétés Contemporaines. Bruno Benvindo montre qu’entre les deux guerres ce furent uniquement des familles, et non les pouvoirs publics, qui avaient créé des lieux de mémoire et que seuls les héros y étaient valorisés. Ce fut seulement dans les années 1980/90 que la Belgique entra dans l’ère des commémorations tout en tenant compte des réalités institutionnelles et mémorielles qui caractérisent le pays, la fédéralisation et la rivalité entre les mémoires. Au niveau fédéral, cela s’est traduit par la lutte contre l’extrême droite, le « devoir de mémoire » et le concept de respect des Droits humains. Ainsi le Fort de Breendonk est-il devenu le « Mémorial des Droits de l’homme ». En Région flamande, la tour de l’Yser était reconnue comme « Mémorial de l’émancipation flamande ». Il y a surtout la « Kazerne » Dossin à Malines où le grand « Mémorial, musée et centre de documentation sur l’Holocauste et les Droits de l’homme » supplanta le petit « Musée juif de la déportation et de la résistance ». En Wallonie, la ville de Mons inaugurera, en 2015, le « Mons Memorial Museum », qui abritera le passé militaire de la ville. Dans sa conclusion, Bruno Benvindo fait ressortir un paradoxe apparent : plus l’État belge se fracture, plus se manifeste un retour vers le passé. Par ailleurs, quand il s’agit des deux guerres mondiales, leurs commémorations, désormais placées sous le signe des Droits de l’homme, accordent une place centrale aux victimes, surtout celles du judéocide. On ne peut que féliciter le conférencier pour le remarquable travail d’historien qu’il a réalisé en étudiant l’évolution de la mémoire des deux guerres et en

décortiquant, même s’ils ont la vie dure, les mythes qui s’y adjoignent quelquefois. (Th.L.) 20 mars : Chicago, Blues, dans les pas de Barack Obama par André Hobus. André Hobus, ancien instituteur et directeur d’école, grand amateur de Blues américain, nous est revenu cette fois, pour un vibrant récit sociologique sur l’histoire de Chicago, cette ville tampon où ont abouti tant de Noirs venant des États pauvres du Sud. Et où le jeune Barack Obama fit, à partir de 1984, ses années de formation et se fit élire sénateur en 2000. Il y fit campagne avec le succès qu’on

sait et accéda à la présidence des États-Unis, en mobilisant les gens à partir des nombreuses églises baptistes et autres, qui s’occupent d’aide sociale à Chicago. Cet intéressant exposé fût agrémenté par l’écoute de typiques morceaux de musique Blues, et par la projection d’un diaporama qui nous rendit familière cette ville où André Hobus s’immerge chaque année. (J.S.) n

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artistes de chez nous La beauté du geste

est le mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique (ne paraît pas en juillet et en août)

Noé preszow

L’UPJB est soutenue par la Communauté française (Service de l’éducation permanente)

Ancien moniteur à l’UPJB-Jeunes, Noé Preszow est un auteur-compositeur-interprète bruxellois

Secrétariat et rédaction : rue de la Victoire 61 B-1060 Bruxelles tél + 32 2 537 82 45 fax + 32 2 534 66 96 courriel upjb2@skynet.be www.upjb.be

« Été 2012, Plounévez-Lochrist, Bretagne. Nous arrivons au bout de notre deuxième année de monitorat, avec totémisation à la clef : je deviendrai Tanuki Dissident. Je monite les Jospa avec Maroussia (Suni pertinence impertinente) et Axel (Walaroo superman). Est-ce la grisaille du dehors qui me noircit légèrement au-dedans ? Quelques légers tourments de ma vie bruxelloise qui me reviennent ? Une mince bruine intérieure m’empêche de profiter pleinement de ma chance, celle de marcher aux côtés de ce groupe que j’affectionnais avant même d’en prendre soin. De retour à Bruxelles, comme à chaque fois, c’est le grand vide. Celui de cette année-là sera plus profond, plus pesant que les autres. J’ai le sentiment d’avoir été absent pendant le camp. Je prends alors la décision de ne pas moniter l’année suivante. En septembre 2012, je ne fais donc pas ma rentrée upjbienne. Mais sur un coin de table, une de mes mains se met à griffonner quelque chose comme une chanson. Une chansonnette. Simple et directe. Les Jospa, aujourd’hui moniteurs, ne l’entendront qu’un an plus tard, sous le soleil de Franche-Comté, puis sur la scène de la Maison Mère. Et à en croire les quelques centilitres de larmes que ma chanson leur a fait verser, nous avons vécu une belle histoire. » La beauté du geste aux Jospa, été 2012 c’était des bruits dedans c’était des bruits dehors ou c’était ne rien dire et garder tout pour soi c’était ne pas dormir le sommeil c’est la mort ne jamais rien finir finir c’est pire que tout mais ce silence au bout c’était laisser des miettes et partir en courant c’était larguer au vent ce qui vous tenait tête c’était tout négocier c’était dire « je m’en fous » c’était tout opposer pour la beauté du geste pour la beauté du geste vous êtes garçons fragiles vous êtes filles d’acier

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moi mono malhabile pour la beauté du geste quand je vois c’qui m’revient quand je vois ce qui m’manque quand je vois ce qui m’reste rompre vous saviez faire et dire du mal de tout pour mieux y revenir me mettre à vos genoux je n’ai jamais su l’faire soigner vos égratignures oublier mes hivers mes propres points de suture je n’ai pas su apprendre à me taire devant vous ou vous dire qu’la jeunesse c’est d’être ivre de tout sûr j’ai peu de remords seulement le regret d’avoir laisser filer le temps où l’on chantait pour la beauté du geste vous êtes garçons fragiles

Comité de rédaction : Henri Wajnblum (rédacteur en chef), Alain Mihály (secrétaire de rédaction), Anne Gielczyk, Carine Bratzlavsky, Jacques Aron, Willy Estersohn, Tessa Parzenczewski

vous êtes filles d’acier moi mono malhabile pour la beauté du geste quand je vois ce qui m’revient quand je vois ce qui m’manque quand je vois ce qui m’reste c’était des bruits devant c’était des bruits derrière s’écarter du chemin et toujours tout défaire toujours tout délier pour voir où ça emmène d’essayer à l’envers de dévaler la plaine c’était de grands silences vertiges adolescents qui venaient rappeler qu’un jour nous fûmes enfants c’était de grands éclats des colères des sourires que je garde au fond d’moi pour ne jamais vieillir

s’il ne fallait partir je serais encore là aujourd’hui c’est samedi et non je n’y suis pas peut-être ni serai-je plus peut-être est-ce mieux comme ça je me laisse emporter par les derniers rayons de cet après-midi j’imagine qu’au balcon mes camarades fument vous y attendent pour faire un foot ou que sais-je peut-être pas grand-chose simplement être ensemble fouler l’air de vos poings je ferai semblant d’être d’être là même de loin loin du 61

Ont également collaboré à ce numéro : Roland Baumann, Sylviane Friedlingstein, Rosa Gudanski, Thérèse Liebmann, Antonio Moyano, Elias Preszow, Gérard Preszow, Noé Preszow, Jacques Schiffmann, Michel Staszewski Seuls les éditoriaux engagent l’UPJB. Compte UPJB IBAN BE92 0000 7435 2823 BIC BPOTBEB1 Abonnement annuel 18 € ou par ordre permanent mensuel de 2 € Prix au numéro 2 € Abonnement de soutien 30 € ou par ordre permanent mensuel de 3 € Abonnement annuel à l’étranger par virement de 40 € Devenir membre de l’UPJB Les membres de l’UPJB reçoivent automatiquement le mensuel. Pour s’affilier: établir un ordre permanent à l’ordre de l’UPJB. Montant minimal mensuel: 10 € pour un isolé, 15 € pour un couple. Ces montants sont réduits de moitié pour les personnes disposant de bas revenus.

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agenda UPJB

Sauf indication contraire, toutes les activités annoncées se déroulent au local de l’UPJB, 61 rue de la Victoire à 1060 Bruxelles (Saint-Gilles)

dimanche 4 mai à partir de 14h

Deuxième 1er mai juif progressiste. Militer contre son camp (voir page 20)

mardi 13 mai de 20h à 22h

Cinquième Café politique. Les enjeux européens des élections (voir page 21)

du 17 mai au 1er juin

L’UPJB participe au parcours d’artistes de Saint-Gilles. Vernissage le samedi 17 mai de 14h30 à 15h30 (voir supplément)

vendredi 16 mai à 20h15

Dans le cadre du Parcours d’artistes. Projection du film de Jan Blondeel Ann-Veronica Janssens. Los van de materie. En présence de l’artiste (voir supplément)

dimanche 18 mai à 10h30

Marianne Berenhaut. Exposition La robe est ailleurs au Musée Juif de Belgique. Visite guidée par l’artiste (voir page 22)

vendredi 30 mai à 20h15

Dans le cadre du Parcours d’artistes. Concert par l’ensemble vocal « Ik zeg adieu » (voir supplément)

vendredi 6 juin à 2Oh15

Jean-Marc Izrine présentera son livre Les libertaires du Yiddishland (voir page 23)

dimanche 8 juin à 10h30

Christian Israel. Exposition WARSAWARSAW au Musée Juif de Belgique. Visite guidée par l’artiste (voir page 23)

Éditeur responsable : Henri Wajnblum / rue de la victoire 61 / B-1060 Bruxelles

vendredi 13 juin à 2Oh15

Repères pour l’Ukraine. Conférence-débat avec Nicolas Bárdos-Féltoronyi, professeur émérite de géopolitique à l’UCL et Aude Merlin, chargée de cours en science politique à l’ULB (voir page 24)

club Sholem Aleichem Sauf indication contraire, les activités du club Sholem Aleichem se déroulent au local de l’UPJB tous les jeudi à 15h (Ouverture des portes à 14h30)

jeudi 8 mai

La littérature flamande aujourd’hui avec Danielle Losman, traductrice (voir page 25)

L’enseignement de la religion et de la morale dans nos écoles. Quelles perspectives ? Avec Caroline Sägesser, docteure en histoire et chercheuse à l’ULB (voir page 25)

jeudi 15 mai

jeudi 22 mai

La presse écrite a t-elle encore un avenir ? Avec Martine Vandemeulebroucke, journaliste au Soir pendant plus de 30 ans (voir page 25)

jeudi 29 mai

Prix : 2 €

Les accords de paix improbables ou impossibles au Moyen-Orient avec Henri Wajnblum, rédacteur en chef de Points critiques (voir page 25)

Les agendas sont également en ligne sur le site www.upjb.be


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