Urbania #35 À la ferme

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URBANIA.CA

AUTOMNE 2012 | NUMÉR0 35 | À LA FERME | FABRIQUÉ À QUATRE PATTES


1. Jean-François Chicoine commis de bureau

2. Christophe Geffray 3. Chantal Savard retraitée chef

4. Guy Ménard professeur

1. Une patate. La 1. Un céleri-rave, bien 1. Un chou, parce que 1. Une fleur de zucchini, pour être patate est au légume mariné dans le jus les enfants naissent mangée en tempura. ce que le cochon est de citron. C’est si dedans et qu’ils à la viande. bon ! méritent d’être 2. Je me souviens que davantage reconnus nous avions un gros 2. L’odeur ! Ça n’a rien 2. Petit, à la ferme de (les choux, pas les taureau qui donnait de péjoratif, là ! mon grand-père, enfants !). de gros coups dans la C’est juste que c’est on aimait tirer la grange. J’avais peur. marquant. queue des vaches. 2. Il y a 35 ans, en Grande-Bretagne, 3. Je prendrais soin 3. J’aurais une ferme 3. J’achèterais une mon grand-père de mes bons gros mixte, parce que je terre à Laval et j’y avait une ferme et légumes. suis pour la mixité ferais pousser des il était déjà bio. des choses en général. trucs de chez nous ! 3. Je serais heureux !

7. Gilliane Bisson vendeuse de semences

5. Lino Birri propriétaire de ferme

6. Justine Lefebvre commis à la vente

1. Sans aucun doute, un radicchio Da Zaglio !

1. On dirait que 1. C’est pas beau, un tout est un fruit, légume… Ah, un maintenant… concombre, peut-être.

2. Les parfums, surtout celui du blé. 3. Je serais fier de mon métier.

2. La fois où on jouait à 2. Quand j’embarque sur un quatre-roues sauter du bout d’une pour traverser corde dans le foin. les champs. 3. Je ferais du cheval C’est comme un tout le temps. manège ! 3. J’irais pour le biologique, parce que ça nous éloigne de la monoculture.


Le dimanche matin, quand on a envie de fraîcheur, ne nous cherchez pas, c’est au marché Jean-Talon qu’on va ! Entre deux paniers de tomates et quelques tiges de rhubarbe, on s’obstine à savoir si ce sont des fruits ou des légumes et on rêve souvent à un retour à la terre. C’est l’occasion parfaite de se poser les vraies questions. texte : joanie guérin // photos : annie savard-filion

1. Si j’étais un légume, je serais… 2. Quel est votre plus beau souvenir à la ferme ? 3. Moi, avoir une ferme, je…

8. Jeanne Laflamme

9. Michel Houde ingénieur

11. Philippe Abergel gestionnaire

12. Lionel Gagné agent de sécurité

1. De l’ail ? C’est-tu un légume ?

1. Une betterave. 1. Du maïs, même si 1. Un brocoli. J’aime C’est un légume c’est pas un légume. tellement ça que terriblement bon, j’en rêve souvent. 2. Je me souviens et sa couleur est d’avoir nettoyé 2. La 1re fois où j’ai incroyable. goûté à du blé que le poulailler de j’avais moi-même ma tante. L’odeur 2. La traite des vaches émietté en le l’an dernier quand était infecte et ça roulant dans mes je fabriquais du m’a marqué. mains. C’était pur. fromage. C’était 3. Je vivrais en fabuleux ! 3. Je serais apiculteur, Grande-Bretagne parce que j’aime le avec des biquettes. 3. Je ferais du fromage danger. de chèvre comme du Selles sur Cher, c’est mon préféré !

1. Un radis, parce que son goût est fort.

médecin résident

2. Est-ce que le marché Jean-Talon, ça compte ? Sinon, je me souviens de la fois où j’ai fait une réaction allergique à un poney. 3. Je cultiverais des framboises et j’en mangerais sans arrêt.

10. Marie Pigelet historienne de l’alimentation

13. Marc Vincent photographe

1. Charest, Harper, Tremblay… nos trois dirigeants, 2. On avait un taureau des vrais qui allait voir les concombres ! vaches de temps 2. La fois où j’ai vu en temps. J’étais des autruches. le seul à pouvoir Elles ont comme le ramener, sa tête des pattes de sous mon bras. crocodile… 3. J’aurais une ferme familiale, pas trop 3. Je serais serriste, parce que j’aime grosse, avec des serrer les filles oies. dans mes bras. La pognes-tu ?

14. Kamila Ladet agente à la clientèle 1. La carotte, je serais bien bronzée. 2. J’aimais regarder ma grand-mère aller chercher son lait le matin. 3. J’élèverais des moutons. J’aime tellement ça, la laine !


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BILLET

J’avais décidé de passer une journée proche des bienfaits de la terre sans quitter le béton rassurant de cette bonne vieille ville de Montréal. Et je suis parti en campagne, une expression qui ne pouvait mieux tomber, un jeudi matin d’été. texte : pascal henrard // illustration : jonathan peters (thefireworks.bandcamp.com)

a deuxième plus grande métropole francophone au monde a des airs de campagne pour qui sait sortir des sentiers battus, ou plutôt des ruelles pavées. Et je ne parle pas seulement des bœufs qui se promènent en troupeaux dans les environs de la place Émilie-Gamelin, des poules qui creusent leurs nids à tout bout de rue, des cochons qui parsèment les trottoirs d’immondices, du blé qui pousse dans les banques, des dindons qui se font farcir de taxes, des bouseux qui dirigent la ville de leur

cage de verre et de métal, des moutons qui votent comme on a dit à la télé, des asperges qui racontent des salades, des patates qui prennent l’autobus ou des grosses légumes qui se pavanent dans leurs cabanes sur la montagne. Derrière les façades, se cachent souvent des terrains laissés vagues, des champs impossibles, des jardins secrets, des graines de potagers.


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LE TEMPLE DES RÉCOLTES J’ai commencé ma journée direction le temple des récoltes, le centre de tous les sacrifices agricoles : le Marché Jean-Talon. Il faut se lever tôt pour éviter les touristes qui font semblant d’être des connaisseurs. À l’aube, le marché appartient encore aux maraîchers. Le soleil étirait à peine ses rayons au-dessus des toits des petites maisons du quartier quand j’ai attaché mon vélo au panneau d’interdiction de stationner planté devant la vitrine d’un boucher. On se serait cru dans un village. Ça sentait le basilic frais, les herbes de Provence et le détergent industriel. Alors que les allées étaient vides, dans les étals, on s’agitait à placer les tomates en rang d’oignons, à ranger les poivrons par couleur et à remplir les casseaux de petits fruits des champs. J’avais le goût d’une pêche d’Ontario, j’ai acheté trois kiwis de Nouvelle-Zélande et une poire d’Afrique du Sud. Je ne suis pas resté longtemps à courir ce marché trop populaire dont les fruits cueillis encore verts à l’autre bout du monde ne commencent à mûrir qu’après une semaine d’attente sur le comptoir en mélamine de la cuisine. J’ai continué ma balade bucolique, direction sud, dans les rues de la Petite Italie. Après avoir traversé une Toscane de briques et d’asphalte, je me suis arrêté au coin des rues Dante et Alma, dans un petit parc vert, blanc, rouge. Ça sentait le vent dans les champs de blé. Quelqu’un coupait du gazon quelque part. Non loin, des pépés sirotaient leur espresso sous un vieil arbre. Ce n’était pas encore l’heure des cloches de midi. Mais c’était un peu la campagne à l’heure de l’apéro. Un peu plus loin, à l’ombre d’une imposante église grise transformée en condos de luxe pour yuppies repentis, quelques bacs de bois accueillaient un potager de fortune. C’est une initiative d’Aymé Lafleur qui, dans la vraie vie, s’appelle Stéphane Lavoie. Semeur d’espoir et animateur de camp de jour, Aymé apprend aux enfants des villes les bienfaits des champs et, par la bande, leur enseigne les principes essentiels de la bonne alimentation. Il s’occupe aussi du poulailler. Quand je suis passé, il n’y avait qu’une seule poule un peu déplumée qui picorait la poussière et les cailloux. Les autres étaient chez le vétérinaire. Des urbanoïdes zélés leur avait donné des restes de pizza froide en guise de collation. Comme quoi, ce ne sont pas toujours les animaux qui sont les plus sauvages. LE CHEMIN DES MAUVAISES HERBES Entre les dalles des trottoirs montréalais, poussent le pissenlit et l’herbe à poux. La moindre touffe de graminée agrippée à la pierre et au béton donnait une touche champêtre à ma promenade citadine. Au bout du chemin des mauvaises herbes, à l’orée de la track de chemin de fer, je suis tombé sur une parcelle de jardin consacrée aux tomates, aux fines herbes, aux salades et aux pois chinois. La petite dame qui s’acharnait ainsi penchée les deux mains dans la terre et les fesses tendues vers le ciel me rappelait une vieille voisine ukrainienne qui, chaque printemps, transformait sa cour en jardin d’Éden. Elle est morte une nuit d’automne. Les vieux immigrants qui ont connu la guerre et la famine savent récolter le meilleur du moindre lopin de terre. Derrière une cabane vermoulue où s’entassaient bêches, râteaux, binettes et sarclettes, un fermier amateur soulageait sa vessie bien remplie. Un chien errant l’imitait contre des buissons de ronces enchevêtrés.

« Je voulais voir jusqu’où l’agriculture urbaine pouvait aller depuis qu’elle était devenue une vedette. » Je pris le chemin de terre qui longeait la track de chemin de fer. Je voulais pousser l’expérience urbano-fermière un peu plus loin. Ou plutôt, un peu plus haut. J’avais entendu parler des toits verts ; je n’avais pas regardé l’émission de Ricardo, mais je voulais voir jusqu’où l’agriculture urbaine pouvait aller depuis qu’elle était devenue une vedette. LE JARDIN DANS LE CIEL Le Palais des Congrès m’a ouvert les portes de son toit sur lequel une équipe cultive chaque année des centaines de kilos de légumes et de fines herbes. Sous prétexte d’écoresponsabilité, un terme qui fait joli dans les communiqués de presse, l’institution de verre et de béton qui chevauche l’autoroute Ville-Marie et accueille chaque année des milliers d’experts en cravate, des salons prestigieux et des réunions internationales a lancé en 2011 un projet pilote qui occupe désormais près de 7000 pi2 de ses toits. En plus des tomates, des concombres ou des zucchinis, des urbaculteurs professionnels y ont semé des plantes tinctoriales et médicinales. Mais ce n’est pas tout. Sous le regard des tours à bureaux du centre-ville, 70 000 abeilles laborieuses produisent 60 kilos de miel qui ne goûte même pas le goudron. Le poids de l’agriculture peut faire plier les toits des édifices du centre-ville. On ne peut donc pas installer n’importe où et n’importe comment un plant de tomates ou un champ de carottes. Mais de plus en plus d’initiatives privées ou corporatives font une place à la culture agricole entre les immeubles et les autoroutes. Comme si la ville vivait elle aussi son retour à la terre. *** En rentrant au bureau d’Urbania, alors que j’attachais mon vélo à un parco de la rue City Councillors, je fus attiré par un drôle de buisson qui commençait à envahir le trottoir. Je reconnus un framboisier sauvage en plein cœur de la civilisation. Une petite pancarte signée Destination centre-ville expliquait « on vous invites (sic) à partagé (resic) notre récolte de fines herbes et de fruit (reresic). Servez-vous mais ne prenez pas tout. » Malgré les fautes, l’invitation était sympathique et tentante. Entre les ronces, j’ai glané quelques fruits rouges délicieusement sucrés. Faut croire que je n’étais pas rentré bredouille de ma sortie en ville à la campagne.

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ENTREVUE

Depuis trente ans, il se bat comme un seul Français contre les ogm, les hormones de croissance et la militarisation du territoire agricole, armé simplement de sa pipe et de sa moustache. Comme c’est la personne la plus big qu’on ait interviewée chez Urbania, on en a profité pour lui poser toutes les questions qu’on a toujours voulu poser à un activiste écologique éleveur de brebis. texte : judith lussier illustrations : vincent tourigny (vtourigny.com)

Votre père était membre de l’Académie des sciences, vous avez grandi à Berkeley et vous avez frayé avec l’idée d’enseigner la philo. Qu’est-ce qui a attiré l’intellectuel que vous êtes à l’agriculture ? Intellectuel, c’est beaucoup dire. J’ai arrêté mes études après le baccalauréat et j’ai travaillé dans les fermes dès l’âge de 18 ans. C’est vrai que mes parents n’étaient pas agriculteurs. Ils travaillaient les deux dans la recherche en agronomie. C’est un choix personnel d’avoir repris le flambeau de mes grands-parents, qui eux étaient paysans. Après, c’est vrai que j’ai continué à réfléchir et à lire en parallèle. Est-ce que c’était un choix de vie politique ? Pour moi, les deux sont liés. Être paysan, c’était un choix de vie, un choix de métier, et un lieu qui me permettait d’allier ce que je voulais faire dans ma vie personnelle et professionnelle. Surtout, ça me


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permettait de continuer mon engagement contre la militarisation du territoire, puisque je me suis installé sur le Larzac [NDLR : une région du sud de la France] pour lutter contre l’extension du camp militaire. J’ai été objecteur de conscience, j’ai refusé de faire le service armé et je me suis opposé à l’armement nucléaire. Être paysan me permettait de continuer à vivre comme je le voulais tout en poursuivant le combat des idées. On sait que le métier d’agriculteur est très prenant. Comment faisiez-vous pour participer à autant d’actions citoyennes lorsque vous aviez votre élevage? Qui s’occupait des brebis en votre absence ? Notre exploitation était organisée justement de façon à dégager du temps pour mener une vie sociale, syndicale et familiale. On a toujours travaillé à plusieurs sur la ferme, et l’été, des amis venaient en vacances et me

remplaçaient pour me laisser partir en vacances. Je pouvais partir tranquillement en sachant que mes animaux auraient à manger et à boire. On s’est organisés comme ça entre nous, mais ça pourrait s’orchestrer à l’échelle collective, en développant un système de remplacement. Comme ça, les agriculteurs pourraient prendre congé comme n’importe qui, grâce à la mise à disposition de jeunes salariés volontaires, qui pourraient travailler comme ça pendant deux ou trois mois pour faire des remplacements. C’est quelque chose qui pourrait s’inscrire socialement et je suis sûr que plusieurs volontaires seraient intéressés à travailler à la ferme pendant leurs études universitaires, voire découvrir le métier de paysan. Chez nous, par contre, il y a un réel problème de renouvellement des générations. En Europe, que 6% des agriculteurs ont moins de 40 ans. Si rien n’est fait d’ici quelques


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REPORTAGE


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Autour d’une table, en plein milieu d’un champ, on a réuni quatre filles de tête et de ferme, qui ont les mains sur le volant de leur tracteur pour un cercle des fermières nouveau genre, le macramé en moins. Pour ce souper de filles à la ferme, Marie-Christine, Maryse, Nathalie et Monia nous ont raconté leur vie de productrices agricoles, au-delà du train, de la température et des récoltes : des inconvénients de faire l’amour dans le foin au choix déchirant entre la ferme familiale et le chum, elles ont déboulonné, entre deux bouchées, les clichés de la fermière aux joues roses qui sent l’étable. texte : myriam berthelet // photos : julie artacho (julieartacho.wordpress.com)


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FERME DU BON TEMPS À SAINT-JOACHIM

4e GÉNÉRATION // PRODUCTION MARAÎCHÈRE « Les deux premières générations qui ont habité sur notre terre pratiquaient l’autosuffisance. Quand notre mère en a héritée, c’est elle qui menait les opérations avec les quatre enfants dans les pattes. Mon père, lui, travaillait à l’extérieur. C’était très matriarcal comme ferme. Voyant que mes frères et sœurs s’enlignaient vers un autre choix de carrière, j’ai pris des cours d’agriculture. Je voulais préserver notre patrimoine. Au fil du temps, mon frère est embarqué dans le projet, tout comme mon chum et d’autres membres de la famille. Au quotidien, c’est pas rare que les cousins débarquent. Ça a toujours été comme ça. On aime qu’il y ait du monde. Amenez-en de la visite ! » - Isabelle

de gauche à droite : manix st-louis (fils), maxime st-louis (père), alexandre st-louis (beau-frère), maé st-louis (fille),véronique ménard (mère), et éric thibaudeau (cousin).

de gauche à droite : sophie-hélène martineau (fille), esteban (enfant), simon (enfant), lina (tante), isabelle martineau (fille), marie-jeanne (enfant), dolorès martineau (mère), jean-marie martineau (père), léopaul (enfant), rosalie (enfant), marie-andrée temblay (belle-fille), françois martineau (fils) et martin l’heureux (beau-fils).


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FERME TAKWANAW À THURSO

FERME STATION COMPTON, À COMPTON

« Nous n’avions pas vraiment d’expérience en agriculture avant d’acheter la ferme, il y a 3 ans. On a développé le projet à l’aide du père de Maxime, qui était notre mentor... Vivre à la ferme en famille, ça n’a que des avantages. On est tous ensemble, on se voit tout le temps, on déjeune, on dîne, on soupe ensemble. Dans notre cas, c’est un gros point fort à la survie de notre couple et c’est un privilège qu’on puisse élever les enfants et les garder avec nous au travail. »

« Il y a plusieurs années, mon grand-père est parti de la Beauce pour s’établir sur une terre dans les Cantons de l’Est. Il l’a achetée à un Anglais, sur le perron de l’église. Il en a fait une ferme traditionnelle où il y avait des pommiers, des framboises et même une érablière. Quand j’ai pris la relève, j’ai mis de côté les pommiers, et ma femme, Carole, a pris des cours en fromagerie. On s’est dit que nos enfants s’y intéresseraient possiblement. C’est ce qui est arrivé. Aujourd’hui, nos deux plus vieux travaillent à la fromagerie, et le plus jeune, avec moi, auprès du troupeau et dans les champs. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’ils font les choses comme ils les ont apprises avec nous. Je me suis déjà demandé : “comment je vais faire pour donner ma passion à mes enfants” ? Mais une passion, ça ne se donne pas. À force de nous voir travailler et être heureux là-dedans, ils sont nécessairement influencés. »

1ère GÉNÉRATION // PRODUCTION DE BISONS

— Véronique

4e GÉNÉRATION // PRODUCTION DE FROMAGE

- Pierre

de gauche à droite : Vincent Bolduc (fils), Martin Bolduc (fils), Pierre Bolduc (père), Carole Routhier (mère) et Simon-Pierre Bolduc.


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REPORTAGE

En gros, les chevaux rentrent dans l’arène l’un derrière l’autre, accompagnés chacun de leur ami humain. Puis, ils vont se parker l’un à côté de l’autre, en face du juge. Le juge, c’est un monsieur qui a l’air de connaître ça, les chevaux, et qui est assez bien habillé. Il a une cravate et un veston et tient une tablette pour écrire. Les chevaux aussi sont bien habillés. Ils se sont fait des tresses dans la crinière, ils se sont crêpé la queue en chignon, et ils se sont probablement curé et coupé les ongles. Le juge fait signe à un des humains de s’avancer vers lui avec son cheval. Il fait alors le tour de celui-ci et l’inspecte sous toutes ses coutures, un peu comme quand tu loues une auto et que tu fais le tour pour voir les égratignures et les bosses. (Sauf qu’il s’abstient de donner un coup de pied sur un des pneus.) Mais là, le juge, il regardait je sais pas quoi. Quand il en avait fini avec un cheval, il l’envoyait faire un tour un peu plus loin en trottinant, mais il continuait de le scruter attentivement. Le cheval revenait se stationner à son emplacement initial et c’était au tour du suivant. Il y avait quatre ou cinq chevaux par catégorie. Quand ils étaient tous passés à l’inspection, le juge refaisait le tour de toute la gang, tout en délibérant avec lui-même, j’imagine. Ensuite, il se dirigeait vers la table de l’annonceur maison et s’emparait de petites banderoles tricolores numérotées de 1re place à 3e place. Le suspense était à son comble. Il se dirigeait vers une des bêtes, changeait brusquement de direction et attribuait enfin la première place, et finalement, on avait le droit d’applaudir, de parler, de crier, de féliciter pendant que l’annonceur révélait les résultats officiels. Et le manège recommençait à la catégorie suivante. En tout et partout, je crois que ce spectacle passionnant a duré un bon deux heures. C’était assez absurde de regarder tout ça et d’essayer de faire des prédictions sans savoir les critères sur lesquels les juges se basaient pour désigner un gagnant : « Oh ! Il a du caractère, lui ! Il fait des poses comme le logo de Ferrari. Il va sûrement gagner. » Il finissait dernier. « Regarde-moi la picouille avec la tache blanche sur les fesses. Il a l’air de l’âne dans Winnie l’Ourson. »

Il gagnait le premier prix. Je n’y comprenais décidément rien. Et c’est dommage, parce que je n’ai pas eu la chance ou l’occasion de parler au juge chevalin, histoire qu’il m’explique comment ça marche. Par contre, plus tard, j’ai rencontré un juge de vaches qui m’a raconté qu’en gros, ce que les juges recherchent, c’est l’efficacité maximale. Et par efficacité, on veut dire productivité. Chez une vache, il faut un gros pis avec les trayons bien espacés pour que la machine à traire soit facile à brancher. On veut aussi, par exemple, que la vache ait de bonnes pattes et qu’elle se déplace facilement. Elle pourra ainsi aller boire de l’eau plus aisément et produire plus de lait. OK, ça se tient. Ça doit être à peu près la même chose pour les chevaux. Les chevaux les plus prisés sont donc ceux qui ont les caractéristiques idéales pour la production laitière. Moins niaiseux grâce à ces connaissances nouvellement acquises, je pouvais aller découvrir un tout autre univers : le fascinant monde de la tire de tracteurs. 18 H 30 – TIRE DE TRACTEURS Je suis sorti dehors pour assister à cette compétition pour le moins spectaculaire. La première chose que j’ai faite en pénétrant dans cet univers a été d’interviewer Ghislain, un champion de la discipline qui est très impliqué dans son organisation et sa promotion. Je ne pouvais pas trouver mieux pour m’expliquer de quoi il s’agissait, parce que soyons honnête, j’en avais pas la moindre idée. Ghislain m’a expliqué qu’en gros, dans la tire de tracteurs, le but est de se rendre le plus loin possible, avec son tracteur, en tirant une remorque dont la charge augmentait progressivement pendant la run. Au début de la piste, c’est facile. À la fin du parcours, c’est carrément impossible. J’allais pas tarder à me faire une idée en vrai, parce que ça commençait. Déjà, les estrades, qui devaient compter un bon millier de places assises de chaque côté de la piste, étaient bondées. Les haut-parleurs crachaient du vieux Metallica, pendant que les Coors Light en canettes s’envolaient comme des petits pains


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chauds. Les pompiers rencontrés le matin étaient maintenant en service, occupés qu’ils étaient à attendre que le feu pogne dans un potentiel accident. La piste, d’une longueur de 300 pieds (100 mètres en français), avait été refaite dans les jours précédents et pas moins de 8000 gallons d’eau (30 000 litres en français) avaient été nécessaires à sa réfection. La première catégorie de la soirée ne mettait pas aux prises des tracteurs de ferme, mais bien des tracteurs de camions. (La machine en avant des dix-roues, tsé là.) Le premier concurrent à s’élancer a traversé la piste d’un bout à l’autre à toute allure sans aucune difficulté. Je me suis dit : « Wouin, la soirée va être longue. » Mais Ghislain, que j’avais interviewé une demi-heure avant, était maintenant coanimateur de l’événement et a expliqué à la foule que le premier coup, ça compte pas, ça sert plus à gager la charge. Une chance. Le concurrent s’est replacé au bout de la piste, et après que l’étrange zamboni-à-terre soit passée pour refaire la piste, il est reparti, mais en étant incapable cette fois de franchir la moitié de la piste. La charge s’était chargée de lui rappeler c’était qui le boss. Ça avait plus de sens comme défi. Mais à la question « Qu’estce qu’il y a d’intéressant là-dedans ? », je ne pense pas que les spectateurs répondraient « les statistiques ». Je pense que ce qu’ils recherchent surtout, c’est le vrombissement apocalyptique des moteurs de camions-tracteurs qui s’arrachent les pistons pour parcourir quelques centimètres de plus. Ai-je besoin de préciser que ledit vrombissment est accompagné d’une pas-subtile-du-tout boucane noire sortie tout droit des enfers ? Je pense pas. La dernière fois que j’ai vu une fumée aussi dense, c’est au Vietnam en 1972, alors que j’étais un jeune Marine de race noire. Vous savez, la guerre, ça vous change un homme. Toujours est-il que je commençais à avoir des inquiétudes pour notre bonne vieille planète Terre. Je suis allé en parler au champion : « Ghislain, ça serait pas un petit peu polluant votre affaire ? » Il m’a répondu : « C’est sûr ! Je pense pas qu’un environnementaliste tripperait ici ce soir. » Au moins, il ne

m’a pas bullshité. J’ai apprécié sa franchise. Les centaines de personnes réunies dans les estrades n’avaient pas l’air de s’en faire avec ça non plus. J’étais minoritaire et je ne pouvais tout de même pas aller me crisser au milieu de la piste en criant de tout arrêter parce que c’était polluant. La tire de tracteurs est une tradition sportive solidement ancrée dans les milieux ruraux, et je n’étais pas celui qui allait changer ça ce soir-là. J’ai pris mon trou pis j’ai décidé de profiter du spectacle. À ce stade, c’était presque rendu beau de voir la grosse boucane noire se dissiper doucement au-dessus de la foule dans le soleil couchant. Les records se faisaient battre les uns après les autres, les spectateurs étaient extatiques, les marchands de bière faisaient des affaires d’or et les « Aweille le gros ! Tiiire astiiii ! » retentissaient de toutes parts. Personnellement, je ne me sentais pas encore assez dans la gang pour toute virer sul top avec mes nouveaux chums. J’ai regardé une dizaine de camions faire leur petit numéro et quand j’en ai eu plein mon truck, je suis parti. On a manqué le spectacle du groupe Banquette arrière à 22 h 30, mais un bref sondage auprès d’un seul Québécois/Québécoise (moi) m’a permis de conclure que je m’en câlissais. J’avais ma journée dans le corps et trois heures de route à faire avant d’atteindre mon lit. C’est un peu dommage, parce que le party avait l’air de pogner à Saint-Agapit. La tire de tracteurs était l’épreuve-reine de l’Expo de Lotbinière : elle attirait une belle bande de gens assoiffés de fumée, de moteurs et de grosse musique. J’avais l’impression d’être allé à mon bal de finissants, mais d’avoir manqué l’aprèsbal. Alors que j’allais là-bas un peu la mort dans l’âme parce que ma mission me faisait manquer Osheaga, au final, j’ai réalisé que j’ai attendu zéro minute pour aller pisser, zéro minute pour m’acheter une bière, zéro minute pour m’acheter un blé d’Inde et que j’ai tout de même eu un maximum de plaisir. L’Expo de Lotbinière, c’est donc pas mal mieux qu’Osheaga. De toute façon, plus je deviens vieux, plus je crains les foules et la musique du diable. Par contre, personne ne m’a appelé depuis. J’imagine que j’ai pas gagné le chauffe-terrasse.

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