S. Lavignotte : Au-delà du lesbien et du mâle. Subvertion des identités dans la théologie «queer »

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AU-DELÀ DU LESBIEN ET DU MÂLE


© 2008. Pour le texte : Stéphane Lavignotte/Van Dieren Éditeur, Paris © 2008. Pour la préface : Éric Fassin/Van Dieren Éditeur, Paris Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction ou traduction sans autorisation écrite préalable de l’éditeur de tout ou partie de ce texte par quelque moyen que ce soit est illicite et pourra faire l’objet de poursuites.


Stéphane Lavignotte

Au-delà du lesbien et du mâle LA SUBVERSION DES IDENTITÉS DANS LA THÉOLOGIE « QUEER » D’ELIZABETH STU ART

Préface d’Éric Fassin

VAN DIEREN ÉDITEUR, « Débats »


 Préface d’Éric Fassin    ² p.  Introduction.

 ² p. 

Chapitre I.

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Bousculer un contexte ecclésial et théologique tendu p.  Un contexte d’émergence contrasté : blocage anglican et explosion queer Bousculer la théologie dominante : Une critique virulente par Elizabeth Stuart des théologies gays et lesbiennes libérales. Un regard bienveillant sur la théologie de la libération et la « théologie érotique » L’épidémie du sida : épreuve de vérité pour les théologies gay et lesbienne

Une critique « queer » du contexte hétéronormatif de la modernité p.  Une affirmation anti-identaire contre la modernité Critique de la contribution des Églises à la construction sociale des catégories sexuelles modernes Critique de l’« idolisation » par les Églises des catégories de la société.

Chapitre .

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Une archéologie du savoir en référence à Michel Foucault p.  Une herméneutique biblique libérée de l’hétérosexisme Une relecture de la tradition de l’Église Pouvoir = savoir

Une théologie naissant de l’expérience p.  Une théologie naissant de l’expérience L’expérience de l’homophobie L’expérience du corps L’expérience du sida Une théologie de l’expérience peut-elle être queer ?

De la critique de la liturgie à la reprise théologique de la « performance » selon Judith Butler p.  Critique de la liturgie Répétitions avec une différence critique Au centre : une vision radicale du baptême La créativité liturgique queer


Chapitre .

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Un autre visage de Dieu p. 

D’un Jésus queer à l’autre p. 

Conclusion.

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Annexe .

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Une archéologie de la figure de Jésus Jésus, militant d’Act Up Les corps déplacés du Christ

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Ni Dieu traditionnel, ni Dieu libéral ? Une réinterprétation du Dieu traditionnel Le Dieu queer d’Elizabeth Stuart

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Bibliographie² p.  Index² p. 


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 d’Éric Fassin *

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* Éric FASSIN, sociologue, École normale supérieure, chercheur à l’Iris (CNRS / EHESS)

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Liturgie et parodie Dimanche 5 juin 2005, après la messe, un petit groupe s’avance vers l’autel central de Notre-Dame de Paris. Reconnaissable à son étole, l’officiant y célèbre alors un mariage, avec selon la coutume l’échange d’anneaux et de vœux que vient sceller un baiser. Quelques minutes plus tard, le cortège gagne la sortie, quand une bousculade s’engage avec le service de sécurité de la cathédrale, sous le regard des touristes, mais aussi de journalistes venus pour l’occasion : des coups sont portés, et dans la confusion, sur la traîne arrachée de la robe nuptiale, on découvre le mot « homophobe ». C’est qu’on vient d’assister à l’union de deux femmes, où les demoiselles d’honneur portent des prénoms de garçon. Avec cette cérémonie, Act Up commémorait le premier anniversaire du mariage de deux hommes par Noël Mamère, le 6 juin 2004 – dont l’annulation venait d’être confirmée par la Cour d’appel de Bordeaux. De fait, à la différence des mariés de Bègles, les militantes d’Act Up ne revendiquaient nullement d’être un couple – non plus que l’officiant, investi de ses pouvoirs « au nom de l’égalité des droits », ne prétendait au sacerdoce. Ce mariage se voulait purement symbolique, comme le soulignait le communiqué de l’association : « En procédant à ce mariage, nous entendions dénoncer la position rétrograde et mortifère de l’Église catholique et de son chef Benoît XVI sur les homosexuel-le-s et la capote. » Le recteur de la cathédrale ne goûte pas le symbole : « c’est scandaleux de s’en prendre à moi et au Pape ». Il porte plainte, d’abord au pénal, mais il est débouté, puis au civil, pour atteinte à « la liberté religieuse, au libre exercice du culte et à l’affectation cultuelle ». En


2007, la justice lui donnera raison au nom de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État qui accorderait aux desservants, et donc à cet archiprêtre, « le pouvoir de police sacerdotale ». Or « par leur comportement les défendeurs ont directement porté atteinte à son autorité ». Sans doute le tribunal ne retient-il pas sa demande, qui aurait ruiné l’association, de publication du jugement aux frais d’Act Up ; mais il condamne les militants, en plus de l’euro symbolique, à deux mille euros d’indemnité. Comment comprendre la vindicte de l’Église – et l’appui que lui accorde l’État… au nom de la laïcité ? Le recteur dénonce une « parodie », mot repris par le parquet. Le tribunal évoque pour sa part un « simulacre de mariage ». Pour Act Up, « l’État considère donc, comme l’Église, qu’une union symbolique de deux femmes est forcément une parodie, une caricature. » Pour sa part, l’association préfère parler d’un « mariage symbolique », soit, à n’en pas douter, une réponse aux tenants de « l’ordre symbolique » qui en France ont donné de la voix contre le pacs et au-delà, l’ouverture du mariage et de la filiation aux couples de même sexe. Et si le mariage de Notre-Dame était bien une parodie ? Non pas comme l’entend le recteur offensé, pour qui la mascarade n’est que dérision, dès lors que l’homosexualité profane le sacrement du mariage. Non pas à la manière camp, dans le style ironique des noces burlesques de Coluche et Thierry Le Luron moquant la fausseté du mariage d’Yves Mourousi en 19851. Si l’on peut prendre au sérieux la parodie, c’est plutôt au sens qu’Elizabeth Stuart donne au mot, à savoir « des répétitions avec une différence critique » (infra, pp. 54-55). La théologienne anglaise emprunte la notion à la philosophe étasunienne Judith Butler 2 : « La parodie du genre révèle que l’identité originale à partir de laquelle le genre se construit est une imitation sans original. Plus précisément, on a affaire à une production dont l’un des effets consiste à se faire passer pour une imitation. » Comme le montre bien ici Stéphane Lavignotte, Elizabeth Stuart répète à son tour cette pensée, mais avec une différence critique, puisqu’elle l’importe dans le christianisme – ou plutôt, parce qu’elle l’y découvre : « la parodie est depuis longtemps le modus operandi chrétien », ainsi que l’attesterait la répéti1 Voir l’ouvrage de Jean-Yves LE TALEC, Folles de France. Repenser l’homosexualité masculine, La Découverte, 2008. 2 Judith BUTLER, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, trad. Cynthia Kraus, La Découverte, 2006 (1re éd. française : 2005 ; éd. originale : 1990).


tion liturgique. Autrement dit, la théologienne parodie la philosophe, avec le plus grand sérieux, pour affirmer que le christianisme a toujours déjà été queer.

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3 Philippe LEFEBVRE et Viviane DE MONTALEMBERT, Un homme, une femme et Dieu, Cerf, 2007, citations pp. 167 et 288 note 2.

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Identités sans fondements Sans doute de rares théologiens catholiques s’opposent-ils aussi à l’essentialisation des identités de genre : « comme si l’on savait d’avance ce qu’est un homme ou ce qu’est une femme avant de l’être soi-même, au terme d’un long parcours ! » Et de lire pareillement Judith Butler pour y puiser l’idée que « la conscience du genre est performative, c’est-à-dire qu’elle se bâtit dans le cours d’une vie à partir d’actes qui la rendent peu à peu intelligible 3 ». Il n’empêche : même dans cette ouverture, on est loin du « Jésus, militant d’Act Up », dont le livre qu’on va lire rappelle la figure historique aux États-Unis (pp. 70-71). S’autorisant du Christ chassant les marchands du temple, en 1989, les militants n’ont pas hésité à interrompre la messe dans la cathédrale Saint-Patrick, à New York. Le commentaire d’Elizabeth Stuart donne à cet acte toute sa dimension : « Les chrétiens queers sont appelés à vivre le règne de Dieu dans une action transgressive, faire entrer Dieu dans l’espace homophobe afin de le détruire. » Mais non moins que de transgression, il s’agit de subversion – la subversion de l’identité qui est au cœur du projet féministe selon Judith Butler. À Notre-Dame, la messe n’est pas perturbée, mais l’ordre des choses l’est pourtant ; c’est que les demoiselles d’honneur sont des hommes, et les mariés sont des femmes – tandis que le prêtre n’en est pas un. Pour autant, la vérité du sexe y est moins faussée que troublée. Ainsi, ce « mariage homosexuel » n’est pas le mariage de deux homosexuelles ; les identités sexuelles y sont tout aussi incertaines que les identités sexuées. Aussi la mise en scène viset-elle moins peut-être à choquer qu’à interroger : c’est le trouble dans l’ordre symbolique, plutôt que l’atteinte à l’ordre public. Or la subversion gêne sans doute plus l’ordre établi que la transgression. On est passé, dans la pensée d’Elizabeth Stuart comme dans les mouvements intellectuels et militants, de la question des queers, ces exclus de la norme, à celle du Queer, qui bouscule la norme ellemême – autrement dit, de la multiplication des identités à la remise en cause de l’identité dans son principe. Ainsi, il ne s’agit plus


seulement de postuler un Dieu féminin, ou de couleur, ni même de proclamer que Dieu est une lesbienne noire, mais, plus radicalement, de s’inscrire « au-delà du lesbien et du mâle », comme le propose avec un clin d’œil le titre de l’ouvrage. Sans doute les identités ne disparaissent-elles pas pour autant. Il serait toutefois plus juste de parler d’identifications : l’identité n’est plus pensée comme une donnée, elle se révèle produite par nos actions. Loin que chaque être humain doive se conformer à sa nature, il lui faut s’inventer, se construire sans « patron » – dans tous les sens du terme. N’allons pas croire pour autant que la critique des normes signifie la fin des normes. Ce n’est pas un acte de volonté qui fait qu’aujourd’hui je suis homme ou femme ; c’est un travail constant d’identification. La pensée de Judith Butler n’est pas une nouvelle variante des célébrations de l’individualisme moderne que dénonce le Vatican, inquiet d’une modernité féministe dans laquelle « chaque personne pourrait ou devrait se déterminer selon son bon vouloir, dès lors qu’elle serait libre de toute prédétermination liée à sa constitution essentielle 4. » La philosophe étasunienne avait pourtant répondu par avance à cette lecture à contresens : « on s’éveillerait le matin, on puiserait dans son placard, ou dans quelque espace plus ouvert, le genre de son choix, on l’enfilerait pour la journée, et le soir, on le remettrait en place. » Il n’en est rien : « Le genre n’est pas un artifice qu’on endosse ou qu’on dépouille à son gré, et donc, ce n’est pas l’effet d’un choix5. » Pour cette lectrice attentive de Foucault, mais aussi de Lacan et d’Althusser, l’assujettissement est l’autre face du mécanisme de subjectivation. Le sujet ne s’élabore pas en s’affranchissant des normes ; il se constitue plutôt dans le jeu des normes. Bref, le genre « est une pratique d’improvisation qui se déploie à l’intérieur d’une scène de contrainte 6. » Trouble dans l’Église Reste à comprendre pourquoi cette dénaturalisation des identités trouble tant les Églises. Depuis un siècle, les savoirs interrogeaient l’homosexualité ; aujourd’hui, c’est la politique gaie et lesbienne qui soumet à la question la psychanalyse, mais aussi 4 « Lettre aux évêques catholiques sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde », Joseph Cardinal Ratzinger, 31 mai 2004. 5 Judith BUTLER, Bodies That Matter. On the Discursive Limits of “Sex”, Routledge, New York et Londres, 1993. 6 Judith BUTLER, Défaire le genre, trad. Maxime Cervulle, éd. Amsterdam, 2006, p. 13.


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7 Éric FASSIN, L’inversion de la question homosexuelle, Éd. Amsterdam, 2005 (2e édition augmentée : 2008). 8 « Lettre apostolique Mulieris Dignitatem du souverain pontife Jean-Paul II sur la dignité et la vocation de la femme à l’occasion de l’année mariale », 15 août 1988. 9 En 1986, dans « La lettre aux évêques de l’Église catholique sur la pastorale à l’égard des personnes homosexuelles », Joseph Ratzinger écrivait certes qu’il convient « d’éviter l’activité homosexuelle ». Mais il ajoutait encore : « les personnes homosexuelles sont appelées, comme tout chrétien, à vivre la chasteté. » Aujourd’hui, il n’est plus fait référence à cette chasteté généralisée. Tout se passe comme si la chasteté, confondue avec l’abstinence, ne concernait plus que les homosexuels – et le clergé. 10 « Instruction de la Congrégation pour l’Éducation catholique sur les critères de discernement vocationnel au sujet des personnes présentant des tendances homosexuelles en vue de l’admission au séminaire et aux Ordres sacrés », 29 novembre 2005 ; voir La documentation catholique, 1er janvier 2006, n° 2349.

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l’anthropologie de la parenté et la sociologie de la famille. Or « l’inversion de la question homosexuelle 7 », soit le fait que l’homosexualité, au lieu d’être encore et toujours l’analysé, devienne aujourd’hui l’analysant de nos sociétés, concerne la théologie tout autant que les savoirs constitués. Pourquoi ? Sans doute l’enjeu porte-t-il d’abord sur le clergé – les déchirements de nombreuses Églises, jusqu’au Nigéria de Peter Akinola, anglican comme Elizabeth Stuart, le rappellent. Ainsi, on comprend le dilemme de l’Église catholique. Pour faire barrage aux revendications homosexuelles, le Vatican célèbre l’hétérosexualité : et de répéter avec force que, selon l’anthropologie biblique, l’homme et la femme sont faits « l’un pour l’autre 8 ». En revanche, selon les termes du Catéchisme de 2003, « les personnes homosexuelles sont appelées à la chasteté. » Tandis que l’homme et la femme sont voués l’un à l’autre, l’homosexuel-le est voué à l’abstinence – avec laquelle la chasteté, faute de rester la règle générale, est désormais le plus souvent confondue 9. En conséquence, si la foi des hétérosexuels les consacre « naturellement » au mariage, les homosexuel-le-s fervents ne seront-ils pas tentés, pour leur part, de choisir le sacerdoce, qui requiert justement, non seulement la chasteté (comme tout le monde), mais aussi l’abstinence (comme les homosexuel-le-s) ? On comprend dès lors pourquoi, pour la première fois de son histoire, l’Église entreprend en 2005 d’écarter les candidats au Ministère dont elle parvient, avec l’aide du directeur spirituel ou du confesseur, à débusquer l’homosexualité : ne risque-t-elle pas de les attirer plus que jamais10 ? On ne saurait « admettre au Séminaire et aux Ordres sacrés ceux qui pratiquent l’homosexualité, présentent des tendances homosexuelles profondément enracinées, ou soutiennent ce qu’on


appelle la culture gay ». C’est non seulement balayer la distinction que pose le Catéchisme entre actes et tendances, mais étendre l’interdit jusqu’à l’idéologie. Et l’on comprend ici qu’il ne s’agit pas seulement de réagir au scandale ecclésiastique de la pédophilie (quitte à la confondre avec l’homosexualité dans la figure du « pédéraste »). C’est bien de politique de l’homosexualité qu’il s’agit – en réaction aux projets de pacs ou d’ouverture du mariage, dont s’alarme la Congrégation pour la doctrine de la foi en 2003, jusqu’à dicter leur conduite aux hommes politiques catholiques 11. Mais la question ne touche pas seulement le Vatican. Avec le « mariage gay », la question homosexuelle se pose à toutes les Églises 12 – et tout aussi bien aujourd’hui à l’Islam, de l’Égypte à l’Iran. En France, on a pu voir les différentes confessions, pareillement convoquées devant l’Assemblée nationale ou le Sénat, à l’instar de l’Église catholique qui s’affirme « experte en humanité », faire cause commune contre le PaCS. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement d’homosexualité. C’est plus généralement la question du genre qui trouble. Présentant le 1er juin 2005, lors d’une conférence de presse, le Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions d’éthique, Monseigneur Tony Anatrella, spécialiste en psychiatrie sociale, psychanalyste, et consulteur du Conseil pontifical pour la Famille et du Conseil pontifical de la Santé, prévenait ainsi que « la théorie du gender […] provoquera davantage de dégâts que ceux occasionnés par l’idéologie marxiste ». Le Lexique consacre trois articles à cette notion jugée dangereuse. Comme l’homosexualité dénaturalise la sexualité, le genre dénaturalise le sexe. Aussi convient-il de combattre cette idéologie – ou de la dénaturer, si l’on peut dire, en l’occurrence de la re-naturaliser. Et de proposer cette nouvelle définition du genre : « Dimension transcendante de la sexualité humaine, compatible avec tous les niveaux de la personne humaine, englobant le corps, la pensée, l’esprit et l’âme. Le genre est donc perméable aux influences sur la personne humaine, aussi bien intérieures qu’extérieures, mais il doit se

11 « Considérations à propos des projets de reconnaissance juridique des unions entre personnes homo-sexuelles », Joseph cardinal Ratzinger, 28 mars 2003. 12 Voir Baptiste COULMONT, « Que Dieu vous bénisse » ! Le mariage religieux des couples de même sexe, thèse de doctorat en sociologie, EHESS, 2003. 13 Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions d’éthique, Conseil pontifical pour la famille, Pierre Téqui éditeur, 2005 ; citation qui conclut le troisième et dernier article sur le sujet : « “Genre” : nouvelles définitions », par Beatriz Vollmer DE COLES, p. 594.


conformer à l’ordre naturel qui est déjà donné dans le corps 13. » Autrement dit, là où, pour Judith Butler, le genre précède le sexe, pour la théologie vaticane, le genre n’est acceptable que pour autant qu’il découle du sexe, et donc qu’il est fondé en nature.

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14 Voir mes remarques, « Sexualité, démocratie et transcendance », dans Lytta BASSET, Éric FASSIN, Timothy RADCLIFFE, Les chrétiens et la sexualité au temps du sida, Cerf, 2007, pp. 39-49. 15 Sur le discours du Souverain Pontife, « Foi, Raison et Université. Souvenirs et réflexions », prononcé le 12 septembre 2006, voir mon article : « The Geopolitics of Vatican Theology », Public Culture, 19.2, printemps 2007, pp. 233-237.

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La démocratie sans transcendance L’enjeu, pour les Églises, c’est donc le statut de la transcendance. Les sociétés démocratiques prétendent définir elles-mêmes leurs règles, leurs normes et leurs lois, sans s’autoriser de quelque principe transcendant que ce soit – Dieu, la Nature ou même la Science 14. L’immanence démocratique signifie que les normes sociales se révèlent pour ce qu’elles sont : sociales, et non naturelles, elles sont à la fois historiques et politiques, sujettes au changement et exposées à la contestation. La question qui se pose dès lors aux religions est la suivante : doivent-elles s’arc-bouter contre la modernité démocratique, au nom de la transcendance, pour continuer de défendre des vérités anhistoriques et apolitiques, soit des essences naturelles ? Mais ne sont-elles pas alors condamnées à tomber dans le piège du refus de la modernité, comme l’Église catholique l’avait fait au XIXe siècle, et pour longtemps ? Ou bien au contraire est-il possible de penser une théologie démocratique, tout à la fois historique et politique – soit une théologie de l’immanence, et non une apothéose de la « nature » qu’incarnerait le sexe ? L’enjeu est d’autant plus important que les Églises sont confrontées à l’option du fondamentalisme, qui propose justement des vérités absolues, prétendument hors de l’histoire et de la politique. En principe, les religions fondées sur la Révélation ne seraient pourtant pas mal placées pour appréhender l’historicité de la Vérité, en opposition à la transcendance radicale – autrement dit, pour penser la vérité sans majuscule. On sait par exemple que dans son discours de Ratisbonne de 2006, Benoît XVI prétend définir la théologie catholique par contraste avec l’Islam. « Si ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu » selon les chrétiens, « pour la doctrine musulmane, en revanche, Dieu est absolument transcen-


dant 15. » Donc, tandis que l’Islam serait voué au fondamentalisme, le christianisme aurait très tôt réussi la synthèse de la foi et de la raison. C’est le moyen terme que le théologien Joseph Ratzinger prétendait déjà occuper en 2004 dans son dialogue avec le philosophe Jürgen Habermas. Mais c’était alors pour marquer les limites de la démocratie privée de transcendance. Le discours de Ratisbonne apparaît ainsi comme la reprise de celui de Munich, mais aussi comme son symétrique, puisqu’il vise le fondamentalisme, et non plus la démocratie. Mais comment échapper au fondamentalisme, si l’on récuse par principe la démocratie sexuelle – soit l’extension du domaine démocratique aux questions de genre et de sexualité ? Sur ce point, en quoi le Vatican s’écarte-t-il de l’Islam intégriste avec lequel il fait alliance sur la scène internationale pour combattre les mêmes adversaires idéologiques ? Les débats sur le genre et sur le mariage des homosexuel-le-s sont en effet le révélateur privilégié d’un refus de la logique démocratique, qui découle de l’identification entre théologie et transcendance. Or c’est l’impasse dont Elizabeth Stuart nous propose de sortir. Pour la théologienne anglaise, « la nature de la vie chrétienne n’a jamais été la répétition sans fin à l’identique d’une vérité originale comme le revendique le fondamentalisme mais plutôt une improvisation sur un thème, une répétition nonidentique d’une tradition jouée [performed] dans différents contextes. » (voir infra, p. 2) Si la politique sexuelle est aujourd’hui le champ de bataille politique par excellence, pour la théologie comme plus largement pour nos sociétés, c’est précisément que s’y pose la question suivante : peut-on penser la démocratie sans fin, c’est-à-dire sans fondement, fût-il naturel ? On mesure ici l’importance de la théologie queer d’Elizabeth Stuart, qu’on va découvrir en France grâce au travail de Stéphane Lavignotte. L’enjeu n’est autre, à rebours du refus répété de la modernité, que la possibilité d’une théologie démocratique.


Stéphane Lavignotte AU-DELÀ DU LESBIEN ET DU MÂLE LA SUBVERSION DES IDENTITÉS DANS LA THÉOLOGIE « QUEER » D’ELIZABETH STUART


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l’introduction mais également aux titres des ouvrages de Jean-Paul Sartre, Saint Genet comédien et martyr et de David Halperin, Saint Foucault. 2 Queer est indiqué avec une majuscule quand il est fait référence au Queer comme mouvement social et intellectuel (substantif ). Il est en minuscule quand il est un adjectif. Dans Théorie queer, la majuscule est à théorie en insistant sur le Queer dans sa composante intellectuelle. Dans “théologie queer”, il n’y a aucune majuscule, considérant l’expression comme trop récente pour constituer un substantif identifié à un ensemble. 3 http://spi.paname.free.fr/

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1 Ce Sainte Elizabeth fait référence aux éléments du premier paragraphe de

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Combien de théologiens peuvent se prévaloir d’avoir été canonisés de leur vivant ? C’est pourtant le cas d’Elizabeth Stuart, fondatrice d’une théologie queer 2, au sens du terme dans le débat intellectuel actuel. Sans doute, aux yeux du Vatican, les Sœurs de la perpétuelle indulgence 3 – ordre de drag-nonnes représentées dans une vingtaine de villes dans le monde œuvrant pour la prévention du sida, l’accompagnement des malades et la visibilité homosexuelle – qui l’ont ainsi honorée en  n’offrent pas toutes les garanties canoniques en la matière. Qu’importe. Dans ce geste se retrouvent bien des aspects de la pensée d’Elizabeth Stuart : l’intérêt pour une tradition subvertissant les conformismes contemporains ; la solidarité avec les parias ; la tendresse et l’humour comme véritables attentions à son prochain et surtout le mouvement principal de sa théologie, directement inspiré du travail de Judith Butler en philosophie, la parodie ou performance comme « répétition avec une différence critique ». Elizabeth Stuart est considérée comme la première théologienne universitaire à s’être spécialisée officiellement dans les questions de théologie gay, lesbienne et queer. Elle dirige des travaux de recherche et enseigne et notamment ces sujets en sa qualité de professeure de théologie chrétienne


au King’s Alfred University College de Winchester (établissement d’origine anglicane), dans le département de théologie intégré au département des « Cultural Studies 4 ». Cofondatrice du Centre pour l’étude du christianisme et de la sexualité, elle en coédite la très sérieuse revue, Theology and Sexuality. Son comité de rédaction réunit quelques-unes des principaux noms des théologies féministes, gays, lesbiennes et queer : Marie M. Fortune, Carter Heyward, Mary E. Hunt, John McNeill, etc. Elizabeth Stuart, membre de longue date du Lesbian and Gay Christian Movement (LGCM ) anglais y a créé depuis  le « Roman catholic caucus » qui suit particulièrement la question des lesbiennes, gays, bi et trans (LGBT ) dans l’Église catholique. En , elle participe à la création de l’Open Episcopal Church, dont elle est aujourd’hui l’évêque présidant le diocèse d’Angleterre et d’Irlande (une dizaine de paroisses). Les convictions affichées par cette Église qui réunit à la fois des personnes issues du catholicisme et de l’anglicanisme – considérée comme une Église catholique indépendante 5 – doivent beaucoup aux réflexions d’Elizabeth Stuart. Ainsi peut-on lire sur son site que l’Open Episcopal church se définit comme « orthodoxe mais pas conservatrice » : « La nature de la vie chrétienne n’a jamais été la répétition sans fin à l’identique d’une vérité originale comme le revendique le fondamentalisme mais plutôt une improvisation sur un thème, une répétition non-identique d’une tradition jouée [performed] dans différents contextes 6. » Nous allons voir que cette « répétition non-identique » – évoquée dans une phrase saturée de références à la Théorie queer – est un des gestes principaux de la théologie d’Elizabeth Stuart. Elle est également « supérieure provin4 Les départements des « Cultural studies » anglais ne sont pas les simples équiva-

lents des « UFR de lettres » français. Pour comprendre leur rôle dans l’émergence d’un savoir de résistance à partir des cultures groupes dominés – cultures de minorités ou cultures populaires – voir Marie-Hélène BOURCIER, « Cultural studies et politiques de la discipline : talk dirty to me ! » in Sexpolitiques, Queer Zones 2, Paris, La Fabrique éditions, pp. 9-32. 5 http://www.independentcatholics.org 6 http://www.openepiscopalchurch.com/ The Open Episcopal Church – Its Theology, Doctrines & Beliefs.


Friends : Towards a Theology of Lesbian and Gay Relationships (Mowbray, 1995) ; People of Passion (co-authored with Adrian Thatcher, Mowbray, 1996) ; Religion is a queer Thing (Continuum, 1998) ; Gay and lesbian theologies : Repetitions with Critical Difference (Ashgate 2003). 9 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, Hampshire, England, Ashgate Publishing Ltd, 2003, pp. 51-63. 10 Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 135.

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p. 24. 8 Chosen : Gay Catholic Priests Tell Their Stories (Geoffrey Chapman, 1993) ; Just Good

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7 Elizabeth STUART, Religion is a queer thing, Cleveland Ohio, The Pilgrim press, 1997,

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ciale » de la Société apostolique sainte Brigid, ordre religieux réunissant des laïcs et des personnes ordonnées, en hommage à une sainte irlandaise du cinquième siècle qu’Elizabeth Stuart présente ainsi : « Une des dirigeantes de l’Église médiévale en Irlande. Ordonnée accidentellement comme évêque. Elle était connue pour son hospitalité, sa générosité et n’avoir du temps ni pour les hommes, ni pour Rome 7. » Elizabeth Stuart se fait connaître du grand public anglais quand la presse britannique relate le refus de l’Archevêque de Canterbury (primat des anglicans) – Georges Carey, à l’époque – que soit publié par la Society for Promoting Christian Knowledge (SPCK ) un ouvrage commandé à Elizabeth Stuart : un recueil de prières, bénédictions et liturgies pour les chrétiens gays et lesbiennes. Il paraît finalement en  sous le titre Daring to Speak Love’s Name (Hamish Hamilton). Cinq ouvrages suivront 8. Ce cheminement d’un engagement d’abord militant à un travail universitaire est sans doute à l’origine de sa capacité à être théoriquement à l’écoute des évolutions de la pratique et donc à faire évoluer ses positions quand la réalité les contredit. Elizabeth Stuart se présente jusqu’en  9 comme une théologienne féministe lesbienne. Ce n’est que dans son dernier ouvrage, Gay and lesbian theologies 10, publié en , qu’elle définit clairement sa théologie comme queer, dans la suite de l’émergence de la Théorie queer dans le débat intellectuel au début des années . Y faisant référence à Eve Kosofsky Sedgwick et à Judith Butler, elle définit « l’essence de la Théorie queer » comme l’affirmation qu’« il n’y a pas d’essence


du sexe ou du genre. “Queer” n’est pas vraiment une autre identité proche de celles gays ou lesbiennes (même si le terme est parfois confusément utilisé pour signifier une coalition radicale de personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres) mais une déstabilisation radicale des identités et une résistance à la naturalisation de toute identité 11. » Dans une note à ce passage, elle fait une remarque qui met en évidence l’évolution récente de sa pensée, évolution que nous retrouverons tout le long de l’étude de ses textes. Elle souligne que le terme Queer, avant de désigner un positionnement intellectuel, a d’abord été utilisé pour désigner une coalition radicale des lesbiennes, gays, bisexuelles et personnes transgenres. Elle souligne que Robert Goss – théologien étasunien d’origine jésuite qu’elle désigne comme le précurseur d’une Théorie queer – l’utilisait dans ce sens et elle dit avoir fait de même jusque-là. Ainsi écrivait-elle dans le livre collectif qu’elle publiait en , Religion is a queer thing : « La théologie queer a commencé à émerger dans les années , partie prenante d’un mouvement queer plus large dont les idées politiques n’ont jamais été tout à fait réalisées et qui va prochainement se fragmenter mais qui vit sur le désir de beaucoup de parias et de hors-la-loi sexuels de travailler les uns avec les autres, (une) coalition de solidarité parmi tous ceux qui “saccagent” la normativité hétérosexuelle en étant différents […] La reconnaissance de la différence dans la solidarité est centrale dans la théologie queer. Elle reconnaît que noirs, blancs, handicapés, pauvres, riches, hommes, femmes et queer transgenres sont opprimés de différentes façons et que certains d’entre nous sont impliqués dans l’oppression de nos frères queers 12. » La définition, comme le reste de l’ouvrage de  Religion is a queer thing, est très marquée par la théologie de la libération, l’option préférentielle pour les pauvres, la théologie contextuelle, etc. La même année, dans une contribution à l’ouvrage collectif Sex these days 13, elle définit dans un premier temps le 11 ibid., p. 9-10. 12 Elizabeth STUART, Religion is a queer thing, op. cit., p. ? 13 Elizabeth STUART, “Sex in heaven”, in John DAVIES & Gerard LOUGHIN, Eds., Sex

these days, Sheffield England, Sheffield academic press, 1997.


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À souligner qu’elle ne fait là pas encore référence aux trans (transexuels, transgenres), dont l’émergence comme mouvement est une des origines principales de la remise en cause radicale des identités de genre par le queer. ibid., p 187. 15 Mary E. HUNT, Theology, queer, in Letty M. RUSSEL, J. Shannon CLARKSON Eds., Dictionary of feminist theologies, Louisville, Westminster John Knox Press, 1996, p. 298-299.

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queer comme « un diminutif d’auto-désignation des personnes lesbiennes, gays et bisexuelles 14 ». Puis, quelques pages plus loin, elle fait référence à la définition qu’en a donnée Mary E. Hunt l’année précédente dans l’article qu’elle a consacré à la théologie queer dans le Dictionnaire des théologies féministes 15. Elizabeth Stuart résume ainsi l’article de Mary E. Hunt : « “Queer” […] inclut tout ceux dont les identités et pratiques sexuelles tombent à côté des paramètres de l’“hétéro-patriarcat” […] cela implique aussi que les sexualités peuvent et vont changer tout le temps de la vie et qu’il y a besoin d’une réflexion éthique qui prenne cela en compte. » Dans cet article, Mary E. Hunt définit à la fois la théologie queer comme les « compréhensions, histoires et réflexions basées sur les expériences des personnes gays, lesbiennes, bisexuelles et transgenres » et comme « la troisième étape des efforts de conceptualisation pour faire entrer les expériences des personnes gays, lesbiennes, bisexuelles et transgenres dans les termes mêmes des personnes concernées au sein des courants principaux de la théologie ». Pour elle, la première étape fut l’« l’étape homosexuelle » (-) d’une théologie surtout masculine qui tenta de faire émerger le thème dans les débats, puis « l’étape lesbienne, gay et bisexuelle » (-) où les femmes insistèrent surtout sur le thème de l’amitié et les hommes sur la sexualité. Puis dans les années , la « troisième étape, celle de la théologie queer » est, pour Mary E. Hunt, la conséquence de la crise du sida, de l’émergence d’ Act Up, des minorités raciales dans les communautés gay ou lesbiennes : un processus « d’indentification de Jésus avec les personnes les plus marginalisées ». À aucun moment, Elizabeth Stuart ne fait référence à la Théorie queer ou à Judith Butler. « Queer » dans ses textes de  est l’adjectif d’une classe – comme « ouvrière » dans


« classe ouvrière » – comme les féministes matérialistes (Christine Delphy en France) ont commencé depuis  à utiliser le terme de « genre » pour définir les femmes en terme de classe. Elizabeth Stuart ne place clairement sa théologie queer dans la lignée de la Théorie queer de Judith Butler (voir annexe I) que dans son ouvrage de  (Gay and lesbian theologies). Si les écrits de  (Religion is a queer thing et l’article “Sex in heaven”) ne peuvent pas encore être complètement définis comme Queer au sens de la Queer Theory, des références à la Théorie queer commencent à y émerger : « La théologie queer se dessine peu à peu sur le corpus philosophique connu sous le nom de Théorie queer 16 », écrit-elle dans Religion is a queer thing. Elle cite l’influence de Michel Foucault, et – comme philosophes et sociologues queers – Gayle Rubin 17, Eve Kosofsky Sedgwick, Judith Butler et Jeffrey Weeks. Elle donne, dès cet ouvrage de , les critères qui définissent pour elle la position queer : .Le refus de l’essentialisme en matière d’identités sexuelles : les identités sexuelles (hommes, femmes, homosexuels, hétérosexuels, etc.) ne sont pas universelles et immuables dans le temps mais construites, résultant d’un constructionisme social. .Toute construction se fait toujours dans les contraintes du rapport au pouvoir (il n’y a pas d’au-delà du pouvoir), notamment du point de vue des catégories, des étiquettes et de qui les détermine. .Apprendre à jouer [perform] les identités permet dans une certaine mesure de les mettre en cause. Malgré ces éléments, le Queer dans cet ouvrage continue à être défini en terme de classe. Dans Gay and lesbian theologies, elle reprend ces critères et en ajoute un quatrième, une reprise de la vision désenchantée de Foucault sur le pouvoir et référence directe à Judith Butler : . nous ne pouvons complètement sortir des identités – il n’y a pas de « libération » possible – mais nous pouvons les « bricoler » 18. 16 Elizabeth STUART, Religion is a queer thing, op. cit., p. 3. 17 On ne considère habituellement pas Gayle Rubin comme queer mais féministe pro-

sex. Dans un aucun de ses ouvrages elle n’évoque Teresa de Lauretis, pourtant à l’origine du terme Queer theory et autre grande figure de ce courant. 18 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 89.


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Ward, Virginia Ramey Mollenkott, Marcella Althaus-Reid. Robert Goss est considéré comme pré-queer car pour Elizabeth Stuart, il ne remet pas particulièrement en cause les catégories homosexuel-le, hétérosexuel, homme, femme mais seulement les dominations qui peuvent exister entre ces catégories.

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19 Mark Vernon, Michael Vasey, Kathy Rudy, Eugène F. Rogers, James Alison, Graham

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Dans le chapitre « Queer theology » de Gay and lesbian theologies, elle définit un corpus d’auteurs qui – s’ils ne se définissent pas eux-mêmes comme queer – soit font référence dans leurs travaux à la Théorie queer, soit répondent à ces quatre critères 19. Puis, dans le dernier chapitre – « Christianity is a queer thing », référence directe à son ouvrage de  – elle définit sa propre théologie queer, théologie ayant comme question centrale la remise en cause des identités qui empêchent de se consacrer d’abord à Dieu, définissant son épistémologie à travers les quatre critères évoqués et ayant comme outil principal la « répétition avec une différence critique ». Cette enquête introductive sur la définition de la théologie queer chez Elizabeth Stuart montre une des tensions principales de sa théologie que nous avons cherché à rendre visible tout au long de ce travail. Il y a passage d’un Queer défini comme coalition radicale entre les exclus de l’hétéropatriarcat et à un Queer défini comme remise en cause de toutes les identités. Il accompagne le passage d’une théologie féministe de la libération à une théologie proprement queer. Si sa « première » théologie queer a comme sujet « les personnes lesbiennes, gay, bi et trans », sa « seconde » théologie queer a comme sujet le dépassement de toutes les identités pour la recherche de Dieu. Une évolution qui est le parallèle théologique du déplacement que, dans Trouble dans le genre en , Judith Butler revendique pour le féminisme (qui la fera qualifier par certains de post-féministe, ce qu’elle rejette) : son sujet n’est plus, comme dans le féminisme classique, « les femmes » mais la subversion politique des identités. Nous montrerons, dans la première partie, que la théologie queer d’Elizabeth Stuart naît d’une critique radicale du contexte ecclésial, théologique et sociétal – y compris des courants gay, lesbiens et gay friendly –, critique qui lui semble nécessaire pour sortir de l’impasse dans laquelle s’est enfermé dans l’Église anglicane le débat sur


l’homosexualité. Cette critique, que nous étudierons dans la deuxième partie, reprend, transforme ou fait éclore des outils entre théologie de la libération et théologie queer : archéologie du savoir, théologie naissant de l’expérience, reprise de la « performance » queer notamment dans la liturgie. Cette méthodologie, que nous expliciterons dans la troisième partie, ouvre sur des nouvelles images de Dieu et de Jésus. Nous essaierons de montrer qu’il s’agit, certes, d’un passage, mais d’un passage qui ne peut s’achever. Ce mouvement de passage est fructueusement permanent, car alimenté par la place centrale de l’expérience – et donc par l’existence d’un lien durable avec la théologie de la libération. Il s’agit donc d’une tension permanente et féconde dans l’œuvre d’Elizabeth Stuart entre théologie de la libération et théologie queer. C’est cette tension – parallèle à celle entre Queer et féministe matérialiste que connaissent bien des penseuses de la Théorie queer comme Stevi Jackson en Angleterre ou Teresa de Lauretis aux États-Unis – dont nous espérons montrer toute la fécondité pour adapter la théologie de la libération aux réalités du Nord (en particulier les dominations culturelles) et, inversement, ouvrir la démarche queer aux questions sociales. Tension également favorable à l’émergence d’une théologie queer – et espérons bientôt une Théologie queer – appropriables par tous ceux et celles (et les autres) qui cherchent à travailler leurs identités, qu’ils ou elles soient hommes, femmes, homos, hétéros, juifs, grecs, esclaves, hommes libres, etc.


.      :     

BOUSCULER UN CONTEXTE ECCLÉSIAL ET THÉOLOGIQUE TENDU

UN CONTEXTE D’ÉMERGENCE CONTRASTÉ :



BLOCAGE ANGLICAN ET EXPLOSION THÉOLOGIQUE

     

p. xi.

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20 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit., 2003, p. 3. 21 ibid., p. 105. 22 Elizabeth STUART, Daring to speak love’s name. London, Hamish Hamilton, 1992,

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Un débat « coagulé 20 », des protagonistes « épuisés », un « état d’effondrement théologique 21 », tel est le constat concernant les débats sur l’homosexualité dans les Églises anglicanes que dresse Elizabeth Stuart en , date de l’ouvrage dans lequel elle définit sa théologie queer, Gay and lesbian theologies. On est loin du ton, de Daring to speak love’s name 22, publié onze ans auparavant, dans l’introduction duquel elle se réjouissait que « les besoins des personnes gays et lesbiennes aient commencé à être considérés sérieusement ». À la charnière de ces appréciations divergentes, se place la conférence de Lambeth (sorte de synode mondial de la Communion anglicane) d’août . Les partisans d’un accueil des gays et lesbiennes voient rejeter un projet de compromis qui, sans même ouvrir le ministère pastoral, ni accepter les bénédictions de personnes de même sexe, se contentait de reconnaître l’homosexualité. Dans la foulée, les évêques anglicans adoptent largement ( pour,  contre,  abstentions) une motion réaffirmant que l’homosexualité est « incompatible » avec la Bible. À partir de cette date, le débat se bloque progressivement au sein de la Communion anglicane ; d’un côté les conservateurs du Nord alliés à la plupart des Églises du Sud, de l’autre les libéraux du Nord. Depuis les premières


bénédictions d’unions de personnes de même sexe autorisées par des évêques du Canada en  23, puis l’élection comme évêque en juin de la même année dans le New Hampshire (États-Unis) de Gene Robinson, un candidat à la visibilité gay assumée, et les menaces de scission d’Églises du Sud, la Communion anglicane est au bord de l’explosion. Ce blocage tranche avec la créativité théologique et philosophique des années -. Elizabeth Stuart présente la théologie queer comme l’« une des dernières venues dans la cacophonie montante 24 », dans l’« explosion de voix théologiques 25 » qui s’est développée à partir des années , principalement la théologie noire et théologie féministe. La théologie noire, qui se définit dès son origine comme une théologie de la libération, prend naissance en  avec la naissance du NCBC (Comité national des ecclésiastiques noirs) et la publication en  de « théologie noire et pouvoir noir » par un jeune théologien noir, James Cone. Héritière des premières Églises noires – baptistes et méthodistes – nées au XVIII e siècle et de mouvements contre l’esclavage mené par des pasteurs baptistes noirs et blancs, elle est surtout le résultat du mouvement social et intellectuel des années -. Le mouvement des droits civiques, d’abord mené par des pasteurs noirs du Sud comme Martin Luther King, fait naître la Black awarness (conscience noire). L’historien noir Joseph Washington fait redécouvrir la Black religion (religion noire) dans ses spécificités formelles et théologiques issues des racines africaines et du vécu de groupe opprimé. L’émergence du mouvement politique du Black power (pouvoir noir) et des Black Muslims (musulmans noirs) est aussi un défi pour les Églises chrétiennes. Dès les premiers écrits de M.L. King, l’influence du marxiste noir W.E.B Dubois se lit dans sa forte critique du capitalisme. James Cone pousse cette approche en ne rejetant pas la violence révolutionnaire et surtout évoquant un « Dieu noir » et 23 Le 28 avril 2005, les évêques anglicans du Canada décrètent un moratoire de deux

ans sur les bénédictions d’union de même sexe. 24 ibid., p. 25.

25Elizabeth STUART, Religion is a queer thing, op. cit., p. 24


  • A U - D E L À D U L E S B I E N E T D U M Â L E • ch.

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un « Jésus noir » : « la noirceur signifie que Dieu fait de la condition des opprimés sa propre condition ». En , la NCBC évoque positivement « l’exploration d’alternatives socialistes au matérialisme corrosif de l’économie et du système politique américain ». Au cours des années  et , des convergences sont construites avec les théologies des pays du Sud – notamment noire d’Afrique du sud – féministe et d’autres minorités ethniques américaines comme les hispaniques. La théologie féministe plonge, comme la théologie noire, dans le monde anglo-saxon de la fin du XIX e siècle. En  puis , est publiée par un groupe de femmes protestantes réunies autour de Elizabeth Cady Stanton, La Bible des femmes, réinterprétation systématique d’un point de vue féministe de tous les passages des Écritures les concernant directement. En , des femmes catholiques se réunissent en Grande-Bretagne dans l’Alliance internationale Jeanne d’Arc afin « d’assurer l’égalité des hommes et des femmes dans tous les domaines ». Elles se saluent par la formule : « Priez Dieu : elle vous exaucera ». Les principaux axes de la théologie féministe sont déjà posés : relecture de la Bible dans un sens féministe et image non-patriarcale de Dieu ; construction de théologies et ecclésiologies (organisation des Églises) alternatives ; action avec les autres femmes contre les dominations. Quand, à partir des années , la deuxième poussée du mouvement féministe arrive, les principaux courants du protestantisme ont commencé à accepter les femmes comme pasteurs, certaines dès le XIX e siècle. Succédant à la « théologie de la féminité » (écrite par des hommes pour célébrer l’éternel féminin de la mère et épouse), désirant aller plus loin que les évolutions institutionnelles, une première vague francophone protestante sagement réformiste (Francine Dumas,Yvonne Pellé-Douël, France Quéré) apparaît en -. Côté catholique, le concile de Vatican II est l’occasion de la publication en  d’une pétition initiée par la juriste Gertrud Heinzelmann : « Nous ne sommes plus disposées à nous taire ! » L’investissement de chrétiennes dans le mouvement des femmes – comme en France les militantes protestantes du


mouvement « Jeunes Femmes dans le Planning familial » après  – va radicaliser les discours et faire émerger une véritable théologie féministe. Il faut pourtant attendre dixhuit ans pour que soit reprise l’interpellation de Simone de Beauvoir dans son chapitre du Deuxième sexe sur les rapports entre le christianisme et les femmes : « L’idéologie chrétienne n’a pas peu contribué à l’oppression des femmes ». La catholique Mary Daly publie en  « L’Église et le deuxième sexe », généralement considéré comme l’acte de naissance de la théologie féministe. En , à Bruxelles, le groupe international « Femmes et hommes en Église » est fondé, notamment par Marie-Thérèse Van Lumen-Chenu, tandis qu’en  à Milwaukee (Wisconsin) se réunit le premier colloque de théologiennes d’Amérique du Nord. Les théologies féministes comme celles de la libération – dont certaines théologiennes se revendiquent – se définissent comme des théologies « contextuelles » ou « déductives ». Elles ne se construisent pas en partant de concepts abstraits ou de la simple étude du texte biblique (théologie « inductive ») mais du « contexte » de la réalité de l’oppression des femmes et de l’insertion dans les luttes pour l’émancipation. De cette expérience confrontée à la lecture du texte biblique se déduit la théologie, acte second de la théologie par rapport à l’acte premier du vécu. Cette approche est également une critique – partagée par les autres théologies de groupes dominés – des théologies qui se revendiqueraient comme « inductives ».Toute théologie est un acte second : les théologies jusque-là dominantes ne partaient-elles pas implicitement de la réalité vécue des hommes, de certaines classes sociales, d’un certain âge, de l’Occident ? Cette critique se traduit par une lecture féministe de la Bible. Les théologies féministes vont rejeter aussi bien les lectures fondamentalistes s’appuyant sur des passages du texte pour asseoir la domination patriarcale, que les courants féministes post-chrétiens qui pensent que ce texte est irrémédiablement patriarcal (position qui sera adoptée par Mary Daly et qui lui fera finalement quitter le christianisme en ). Les théologiennes féministes vont chercher à séparer la forme du fond théologique, afin que l’Écriture soit délivrée du


     

Juges, Genève, Labor et Fides, 2005.

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26 Corinne LANOIR, Femmes fatales, filles rebelles. Figures féminines dans le livre des

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poids du patriarcat et de la prison du passé pour qu’elle devienne une parole pour les vivants. Deux niveaux vont être distingués. D’abord parce que la Bible est l’expression des cultures dans lesquelles ses auteurs l’ont écrite, donc de cultures méditerranéennes patriarcales, les théologiennes feront une critique littéraire et socio-historique des textes de la Bible, de leur mode d’expression historiquement conditionné (par exemple la concurrence des cultes à mystères menés par des femmes qui poussent Paul à demander aux femmes de se taire dans les assemblées – Épître aux Corinthiens ,). Elles feront une critique de la tradition qui, au fil des siècles, a mis en avant certains textes, personnages ou thématiques de la Bible au détriment d’autres, pour promouvoir une lecture militante qui permet de récupérer une mémoire des femmes. Par exemple, plutôt que les apôtres – décrits dans les Écritures d’une façon bien plus négative que ce que la tradition en a fait – mettre en avant les femmes disciples de Jésus qui – elles – ne s’échappent pas au moment de son arrestation, le suivent jusqu’à la mort et sont celles à qui est annoncé en premier l’élément central du message christique, la résurrection. Dans l’Ancien testament, les théologiennes féministes mettront en avant les femmes dans les Juges 26 ou feront une lecture attentive du masculin et du féminin des mots du texte hébreu qui n’ont souvent pas été respectés dans les traductions contemporaines, d’où des sens sensiblement différents : ainsi l’auteur de la Genèse a choisi un mot masculin – bien que le féminin existe – pour « l’aide » qui est promise à l’homme… Cette récupération d’une mémoire des femmes s’applique également à l’histoire de l’Église. Elles montreront par exemple que les premières communautés chrétiennes se développent sur le mode de communautés incluant à égalité les exclus de la société comme les femmes, que des femmes sont missionnaires ou chef de communauté (Romain , -).


Ces façons de contester les lectures unilatéralement patriarcales de la Bible, de multiplier les sens possibles de la lecture du texte tentent de saper les bases d’où découlaient des constructions théologiques et anthropologiques sexistes. La plus emblématique est la question du sexe de Dieu comme base du patriarcat : « Si Dieu est mâle, alors le mâle est Dieu » écrit Mary Daly. Un premier mouvement de la théologie féministe va remettre en avant dans les textes bibliques toutes les images autres que patriarcales s’appliquant à Dieu pour promouvoir la féminité de Dieu. Par exemple, dans l’Ancien Testament, plutôt que sur la force de Dieu on insiste sur sa ruah (esprit, âme, souffle de Vie) ou sa Shekinah (présence immanente). Seront mises en avant les très nombreuses citations où l’image de la Mère est employée plutôt que celle du Père pour qualifier Dieu. Un travail identique sera fait pour Jésus. Cette tentative s’est heurtée à deux gros écueils. Une accusation d’antijudaïsme du fait d’une critique parfois brutale de l’Ancien Testament ; elles ont répondu en passant des alliances avec les féministes juives américaines. Le risque de retomber dans une théologie de la féminité par une mise en avant de qualités de Dieu ou de Jésus (patience, douceur, etc.) considérées comme féminines. Mary Daly va ainsi promouvoir une « religion de la déesse », tandis que l’Allemande Elsa Sorge tentera de substituer au judaïsme – religion du père – et au christianisme – religion du fils – une « théa-sophie ». Ces courants pourront en partie rejoindre une certaine éco-théologie de la « terre-mère » s’abîmant dans une vision oscillant entre volonté du retour du matriarcat, écologie profonde, séparatisme féministe. Un autre courant, représenté par Dorothée Sölle, figure principale de la théologie féministe allemande, préférera insister moins sur une promotion du Dieu-Mère que sur une critique du Dieu-Père. Il s’agit alors de faire rompre l’image du Dieu-Père avec une conception autoritaire de la religion et de lui préférer une vision de solidarité humaine, une récupération du discours libérateur de la Bible pour une commune libération des hommes et des femmes dans un temps messianique où il n’y aurait plus ni patriarcat, ni matriarcat car toute domination de l’homme sur l’homme aurait cessé.


Les théologiennes féministes ont posé la question du patriarcat au sein des théologies noires et des théologies sud-américaines de la libération ; inversement, les théologiennes noires ont posé la question de « la couleur du féminisme » et du pouvoir des femmes blanches au sein du pouvoir patriarcal blanc. « QUEERUPTION »

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     

27 ibid., p. 3. 28 Pat CALIFA, Le mouvement transgenre, Paris, EPEL, 2003.

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Ces dernières questions de dominations au sein même des dominations se sont posées en parallèle dans le débat philosophique et militant donnant naissance à partir des années  à ce qu’Elizabeth Stuart nomme le « corpus philosophique connu sous le nom de Théorie queer 27 », citant Gayle Rubin, Eve Kosofsky Sedgwik, Judith Butler et Jeffrey Weeks. Cette Théorie queer s’inspire de trois sources principales. La première émerge du mouvement transgenre et transsexuel, personnes vivant – avec ou sans opération – un genre différent de celui assigné par la société au regard de leur sexe biologique 28. Des biographies ou autobiographies font émerger ces voix : Chevalier d’Éon au XVIII e siècle, Herculine Barbin au XIXe siècle et Christine Jorgensenn dans les années . Des scientifiques, à partir des années , défendent la possibilité d’une « réassignation sexuelle » : Harry Benjamin, Richard Green ou John Money. Ce dernier invente le terme « gender » : genre, sexe social non réductible au sexe biologique. Dans les années suivantes, émerge un mouvement militant transgenre qui tente de faire reconnaître ses droits. La seconde source est l’œuvre de Michel Foucault et son Histoire de la sexualité (), relue aux États-Unis avec celles de Derrida, Deleuze et Guattari sous l’appellation de French Theory. En rupture avec les héritiers du psychanalyste Wilhelm Reich et ceux de Marcuse, Foucault affirme que la question sexuelle est moins un problème de répression que celle d’un lent mouvement – par un ensemble de dispositifs de discours et de savoirs, de la généralisation de la confession par les Églises au XVI e siècle jusqu’à la création des catégories psychiatriques et médicales au XIX e siècle – qui inscrit


les corps, au fil des siècles, dans des catégories homogènes et les catégories homogènes dans les corps : d’un côté les « anormalités » (homosexualité, zoophilie, nymphomanie, etc.), de l’autre, l’hétérosexualité (opposée comme « normalité »). La troisième source est la pensée de Monique Wittig, écrivaine, lesbienne, constructiviste matérialiste, figure du mouvement de libération des femmes, exilée en  aux ÉtatsUnis. En , Monique Wittig conclut une conférence sur « la pensée straight 29 » par ces mots : « Il serait impropre de dire que les lesbiennes vivent, s’associent, font l’amour avec des femmes car la-femme n’a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels. Les lesbiennes ne sont pas des femmes. » Ces pensées sont relues dans le contexte militant du début des années . Dans le mouvement gay étasunien, le groupe activiste Queer Nation naît en  d’Act Up New York. Ses militants – parmi lesquels le théologien jésuite Robert Goss – investissent les grands magasins ou les cafés « straight » au cri de « We are Queer, we are here, get used to it ». Critique de la société hétérosexuelle, Queer Nation accuse également le mouvement gay de « libération » et d’égalité des droits de s’enfermer dans une « identité gay » à son tour normalisante, stigmatisant ses propres anormaux : transgenres, folles, prostituées… Des auteurs comme David Halperin 30 aux États-Unis ou Didier Éribon 31 en France théorisent ces débats. Mais la Theorie queer naît surtout des violentes polémiques qui secouent le mouvement féministe étasunien dans les années  : l’engagement d’une partie du mouvement féministe au côté des censeurs de la pornographie 32 ; le féminisme – blanc, issu des classes moyennes – accusé par les féministes noires et chicanos de nier les dominations de classe qui le traverse ; les attaques de féministes contre les 29 Monique WITTIG, La pensée straight, Paris, Balland, 2001. Voir aussi Marie-Hélène

BOURCIER et Suzette ROBICHON, dir., Parce que les lesbiennes ne sont pas des femmes, Paris, Éditions gaies et lesbiennes, 2002. 30 David HALPERIN, Saint Foucault, Paris, EPEL, 2000. 31 Didier ÉRIBON, Une morale du minoritaire, Paris, Fayard, 2001. 32 Gayle S. RUBIN, Judith BUTLER, Marché au sexe, Paris, Epel, 2001.


Dans Gay and lesbian theologies, Elizabeth Stuart appuie la construction de sa théologie queer sur la critique des théologies gays et lesbiennes libérales37. La théologienne anglaise situe l’apparition de ces premières théologies gays et lesbiennes en Californie et à Londres au milieu des années  avec la publication de plusieurs ouvrages collectifs sous la direction 33 En France : Hélène CIXOUS, Julia KRISTEVA, Luce IRIGARAY. 34 Beatriz PRECIADO, « Multitudes queer », in Multitudes, n° 12, printemps 2003, p. 20. 35 Judith BUTLER, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005. 36 Se revendiquent aussi de cette mouvance : aux États-Unis, Donna HARAWAY, Judith

HALBERSTAM ; en France, Marie-Hélène BOURCIER, créatrice du groupe Le Zoo ainsi que Beatriz PRECIADO. 37 Elizabeth STUART, op. cit., pp 16-31.

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VIRULENTE PAR ELIZABETH STUART DES THÉOLOGIES GAYS ET LESBIENNES LIBÉRALES.

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BOUSCULER LA THÉOLOGIE DOMINANTE : UNE CRITIQUE

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lesbiennes et les transgenres. S’opposent un courant « essentialiste » – la féminité comme essence naturelle invariante 33 – et les constructivistes [social-constructivist] puis les adeptes de la French Theory, réunissant les plus politiques des gays, lesbiennes, transgenres et féministes des minorités. Ils utilisent « la notion de gender comme outil théorique pour conceptualiser la construction sociale, la fabrication historique et sexuelle, face à la revendication de la “féminité” comme substrat naturel, comme forme de vérité ontologique 34 ». En , Judith Butler publie Gender Trouble 35, tandis que la même année, Teresa de Lauretis donne une conférence titrée Queer theory. La naissance théorique du Queer 36 vient d’avoir lieu. Le Queer n’a depuis cessé de se développer aussi bien en histoire, études de la littérature, sociologie, anthropologie, psychanalyse, philosophie et théologie. La théologie queer – comme la Théorie queer vis-à-vis du féminisme – va être à la fois une critique virulente des théologies gays, lesbiennes et féministes qui l’ont précédé et une critique de la norme hétérosexuelle dominante (voir en annexe I une présentation plus développée des propositions de la Théorie queer). Par une approche radicalement nouvelle, elle propose un déplacement des clivages qui ont enlisé le débat sur les genres dans les Églises.


de Sally Gearhat, Bill Johnson et Malcolm Macourt. La théologie libérale est alors dominante dans les Églises protestantes du mainstream. Les émeutes de Stonewall 38 sont vues comme une forme « du courage d’être » de Paul Tillich, la volonté d’affirmer être en dépit de ce qui l’en empêche. Cette théologie gay libérale va d’abord mettre en avant – Sally Gearhat parlera du « miracle du lesbianisme » – le « miracle » de l’identité gay : non seulement cette identité persiste malgré la pression sociale, mais ces personnes, présentées dans le discours dominant comme malades, perverses et dangereuses, sont « transsubstantiées » par ce courant théologiques en personnalité entière avec des qualités positives. Comme le souligne Stuart, ce discours se construit dans le cadre d’une modernité qui déplace l’autorité de l’extérieur des personnes – la famille, les Églises — vers le « soi » [self] de chacun. Dans un environnement démocratique, les voix jusque-là silencieuses peuvent se faire entendre en revendiquant un « soi » [selfhood ] authentique et autonome. Le soi humain, plus particulièrement quand il se traduit dans « l’amour », est considéré comme le lieu de contact entre Dieu et la personne. D’où la priorité de ces théologiens gays et lesbiens libéraux – très inspirés par la psychanalyse mais aussi par la méthode des Alcooliques Anonymes – à rétablir l’amour-propre des gays et lesbiennes. Tous les auteurs insisteront – souvent de manière très détaillée – sur le « voyage » que représente le « coming out » et la réappropriation de l’estime de soi. Dans un premier temps, ce premier courant libéral, comme le courant gay radical émergeant dont il est partie prenante, remet en cause les institutions patriarcales et hétérosexistes, le couple hétéro, le mariage, les identités sexuelles, homme, femme etc. Sally Gearhat appelle les lesbiennes à une « forte coalition avec les autres femmes et tous les groupes marginalisés ». Ce courant hésite sur la nature de l’homosexualité : 38 Quatre nuits d’émeute à partir du 27 juin 1969 entre des centaines de gays et les-

biennes et la police dans la Christopher Street du Greenwich village – quartier gay de New York – après une descente de police dans le bar le Stonewall Inn. Événement fondateur célébré chaque année dans le monde par les Gay Pride (en France « marches des Fiertés »).


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essence ou construction socioculturelle ? Succède à ce premier courant libéral une deuxième génération qui fait, elle, clairement le choix de l’essentialisme, de la mise en avant des qualités gays, non plus pour contester radicalement l’institution ecclésiale et les modèles hétérosexistes mais pour revaloriser l’image des gays et lesbiennes et par cela obtenir leur intégration dans l’Église. Le jésuite étasunien John McNeill – mis à pied par le Vatican puis expulsé de l’ordre à soixante-deux ans en  – écrit plusieurs ouvrages à partir de  où il insiste sur les « vertus spéciales » de la communauté gay. Les gays et lesbiennes seraient plus aptes à comprendre la notion « d’amour inconditionnel de Dieu » ; ils auraient des qualités spéciales de « leader » pour changer l’Église ; dans l’épidémie du sida, s’expriment leur hospitalité et leur compassion. Plusieurs auteurs développent une idée qui deviendra courante dans cette théologie : les gays et lesbiennes sont un peuple en exil (thème repris à la théologie noire) comme les juifs en Babylonie après la chute du temple. Cet exil est nécessaire. Il permet de préserver l’identité et les vertus spéciales des gays et lesbiennes. Ils découvrent dans ce voyage que les concepts qu’ils avaient jusque-là de Dieu et de la réalité étaient trop étriqués. Les théologiens gays libéraux vont contester les lectures de la Bible traditionnellement très violentes envers l’homosexualité : la destruction de Sodome est par exemple relue, comme la punition non de l’homosexualité, mais du refus de l’obligation traditionnelle d’hospitalité. Jésus sera présenté comme un médecin qui soigne les personnes en s’identifiant à elles, les acceptant comme elles sont et les aimant inconditionnellement. Les figures de David et Jonathan, Ruth et Noémie, dans l’Ancien Testament, du Centurion et son servant dans le Nouveau, sont présentées comme des exemples de couples gays et lesbiens. Légèrement divergeant, le théologien presbytérien Chris Glaser estime que la Bible ne mentionne pas l’homosexualité mais une série d’histoires de coming out : Adam et Ève sortent du placard de l’innocence, l’Exode est une sortie de l’oppression, David et Jonathan, Ruth et Noémi opèrent une sortie vers l’amour, Esther sort des pri-


vilèges, Jésus sort du placard de la famille, etc. Il écrit : « Dieu sort du placard en Jésus-Christ, il sort du placard du ciel et du système religieux de son temps créant dans son réveil une communauté de personnes appelées : l’ekklesia ». Pour Elizabeth Stuart, ce courant gay et lesbien libéral entendait d’abord présenter des « raisons universellement convaincantes de l’acceptation des gays et lesbiennes dans les Églises 39 ». Il s’agit d’une théologie apologétique du gay comme « Good As You 40 » qui n’a pas obtenu l’intégration dans l’Église qu’elle s’était fixée comme objectif : « Si Stonewall peut être considéré comme le mythe de création du mouvement gay et lesbien de libération, alors le rassemblement des évêques anglicans à la conférence de Lambeth en  a été l’Apocalypse now pour la théologie gay libérale et ses partisans hétérosexuels 41. » Mais, plus grave pour la théologienne, cette théologie s’est fourvoyée intellectuellement : en défendant une vision essentialiste de l’homosexualité, miroir inversé des a priori hétéro ; en ne s’attaquant pas aux identités de genre ; en développant une théologie centrée sur le soi qui tombe facilement dans l’écueil d’un « Dieu miroir reflétant simplement notre propre image 42 », celle d’un moi gay « occidental et de classe moyenne magnifié comme un moi universel 43 ». Le fond de sa critique envers la théologie gay et lesbienne est – nous le verrons – le même que celle adressée à l’ensemble de la théologie contemporaine : « La théologie gay et lesbienne a fait l’erreur de mettre sa confiance ultime dans les traditions de la modernité plus que dans les traditions du christianisme avec comme résultat qu’elle a parfois cessé d’être reconnaissable en quoi que ce soit comme de la théologie et qu’elle a perdu sa place dans le dialogue chrétien contemporain car elle ne parle plus la même langue ni elle ne suit les mêmes règles grammaticales que ses opposants 44. » Pour elle, cette 39 ibid., p. 28. 40 ibid., p. 28. 41 ibid., p. 28. 42 ibid., p. 29. 43 ibid., p. 29. 44 ibid., p. 105.


démarche court le « danger de la création d’une unité gay hermétiquement scellée incapable d’engager un authentique dialogue avec leurs frères chrétiens qui, vivant également sous la tyrannie du soi théologique moderne, sont euxmêmes aussi hermétiquement fermés 45 ». UN REGARD BIENVEILLANT SUR LA THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION ET LA « THÉOLOGIE ÉROTIQUE »

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45 ibid., p. 30. 46 Elizabeth STUART, Religion is a queer thing, op. cit., p. 20-28.

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Dans Gay and lesbian theologies, Elizabeth Stuart souligne deux réactions vis-à-vis de la théologie gay et lesbienne libérale. Outre une nouvelle génération libérale inspirée de la théologie du Process (en dialogue avec le féminisme et l’écologie), apparaîtront une théologie gay de la libération à la fin des années  puis une théologie lesbienne. Dans ses premiers ouvrages, Elizabeth Stuart se réclame de ces derniers courants. Directement inspirée des théologies de la libération sud-américaine, des théologies Noires et féministes, la théologie gay de la libération déplace le centre de la réflexion du « soi » vers l’expérience de l’oppression, « la terreur de vivre » avec le sida et le combat des mouvements de libération gay. Se voulant en rupture avec le « soi » libéral, qu’elle considère comme faussement universel, cette théologie veut prendre en compte les différences entre gays et lesbiennes et plus généralement l’épaisseur sociologique du sujet. Elizabeth Stuart fait encore sienne cette approche herméneutique dans Religion is a queer thing où son chapitre « Apprendre à nous confier en notre propre expérience 46 » reprend point par point la méthode de la théologie de la libération : voir qui a la parole et qui ne l’a pas dans les cercles d’Église et dans la société ; voir à quels intérêts profite l’herméneutique appliquée au texte ; être attentif aux mythes qui perpétuent l’oppression ; partir de l’expérience pour lire les textes pour en retour interpréter notre expérience et changer la vie, etc. Mais six ans après, dans Gay and lesbian theologies, elle reprochera à l’approche libérationiste d’avoir « tendance à romantiser la position des marginaux, et


bien qu’elle ouvre constamment des horizons théologiques, ironiquement, une attention constante à l’altérité des autres peut entraîner une ghettoïsation des théologies de la libération en groupes spéciaux d’intérêts 47 ». Pourtant, globalement, elle gardera un regard positif sur ce courant théologique dont elle continuera de s’inspirer largement principalement pour la dimension contextuelle. Elle lui sait gré de conserver la notion d’exil mais sans la magnifier dans l’essentialisme de valeurs particulières à protéger. Elizabeth Stuart met particulièrement en avant un auteur libérationiste comme l’Étasunien J. Michael Clark. Celui-ci souligne que peuvent apparaître dans la communauté, en tant que résultat de l’oppression, des valeurs et des modes de relation alternatifs, mais aussi des façons d’être qui ne sont que le miroir de l’oppression ou des échappatoires, comme la société de consommation. Comme la plupart des auteurs de la théologie gay de la libération, Clark a rompu clairement avec la vision essentialiste et opte pour le constructionisme social, l’un des choix fondateurs de la Théorie queer. Les émeutes de Stonewall sont analysées comme la naissance d’un nouveau peuple – thème classique de la théologie de la libération – qui rejette les identifications et labels construits pour eux par d’autres. La communauté ne doit pas être une tribu refermée sur elle-même mais le lieu d’une prise de conscience de la nécessité d’une solidarité entre tous les groupes opprimés – Dieu étant de leur côté – et de l’invention en commun d’autres types de relations et d’expériences communautaires. Faisant explicitement référence à la théologie féministe, Clark va inviter à une réinvention de l’image de Dieu et de Jésus, loin des limitations héterosexistes et patriarcales. La théologienne épiscopalienne Carter Heyward – principale figure de la théologie lesbienne – part des travaux sur l’érotisme d’Audre Lorde, poétesse féministe noire et lesbienne. Pour elle, il faut soustraire l’érotisme à la compréhension patriarcale qui l’a confiné dans le sexe pour savoir le repérer aussi bien dans la danse, l’écriture d’un poème ou 47 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 5-6.


48 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 65.

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Dans Gay and lesbian théologies, le chapitre sur le sida marque – textuellement et intellectuellement – le passage entre la critique des théologies des années  ⁄  et la présentation de la théologie queer. Le titre du chapitre – « Le sida et la faillite [failure] de la théologie gay et lesbienne » – exprime l’importance de l’épidémie dans la rupture qu’a connu ce courant théologique (libéral comme libérationiste) et avec lui la pensée d’Elizabeth Stuart dans les années . « Rien tant que sa difficulté à prendre en charge [handle] la crise du sida, ne m’a amenée à comprendre la faiblesse de la théologie gay et lesbienne (y compris mon propre travail) 48. » Dans ce chapitre, elle critique fortement la vision qu’elle défendait en la matière dans son article « Sex in heaven », point de vue également défendu sous sa direction la même année par Tim Morrison dans le chapitre consacré au corps

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L’ÉPIDÉMIE DU SIDA : ÉPREUVE DE VÉRITÉ POUR LES THÉOLOGIES GAY ET LESBIENNE

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l’énonciation d’une idée. Pour Carter Heyward, l’érotisme est « notre pouvoir de relation » qu’elle identifie ultimement à Dieu. Favorable à une vision constructionniste, elle souligne que les identités sont construites par les relations que nous avons les uns avec les autres. Plus que l’égalité, il s’agit d’une « réciprocité » [mutuality] – contestation notamment des visions de l’autorité traditionnellement tirées de la Bible – qui peut bouleverser tous les échanges inégaux, entre parents et enfants, entre races, etc. Elle amorce une approche queer en rejetant tout dualisme, homme-femme, sexualitéspiritualité, gay-straight. Pour elle, Jésus exprime la capacité de chacun à manifester ce pouvoir divin de la relation, a contrario de la théologie dominante dans laquelle Jésus – totalement homme et totalement Dieu – est l’exception à la règle du dualisme humain-divin. Jésus n’est pas un maître de morale mais un être de passion qui nous appelle à une vie de passion, debout en solidarité avec les pauvres, les opprimés, les marginalisés. Bien de ces éléments inspireront durablement la théologie queer.


et à la mort de Religion is a queer thing. Elle se reproche d’« avoir été incapable de vraiment parler de la vie après la mort : d’une manière vague, ou pour ne parler en définitive que du présent 49 ». Dans ces deux textes de , Tim Morrison et Elizabeth Stuart – présentant les visions de la vie après la mort qui émergent dans la culture populaire gay depuis la crise du sida – estiment que « la valeur ultime de l’incarnation, de la relation entre les gens [relationship], et la communauté sont affirmés dans ces visions de “vie après” 50 ». La chanson Over the rainbow, de Judy Garland est « relue, rechantée […] comme un hymne de la fierté et de l’espoir pour la vie au-delà du Rainbow flag (un symbole de la libération gay et lesbienne) 51 ». Le Go west de Village people, écrit au départ comme une célébration de la liberté des gays et lesbiennes sur la côte ouest des États-Unis, est devenu « dans l’ombre du sida une vision de la vie au-delà du virus et de la maladie (sic), une vie de solidarité et réciprocité, d’enseignement, d’apprentissage et de bronzage dans la gloire du soleil 52 ». Sont également données en exemple la science-fiction lesbienne (Ursula Le Guin) et les scènes finales des films – parmi les premiers sur l’épidémie – Four weddings and a funeral et Long time companion53. « Les communautés de résistance et solidarité créent des visions eschatologiques de “vie après”, afin de fournir des contenus communs à l’espoir et au combat pour la libération 54 », écrit Elizabeth Stuart en . Tout est ramené au présent. Six ans après, dans Gay and lesbian theologies, elle juge durement cette approche a-eschatologique qui fut la sienne. Citant plusieurs études de terrain et témoignages de pasteurs des MCC 55 ayant accompagné des malades en fin de vie, elle montre le retour de la croyance à une vie après la mort et 49 ibid., p. 73. 50 Elizabeth STUART, « Sex in heaven », in John DAVIES & Gerard LOUGHIN, Sex these

days, op. cit., p. 196. 51 ibid., p. 196. 52 ibid., p. 196. 53 ibid., p. 197. 54 ibid., p. 204. 55 Metropolitan Community Church, union internationale d’Églises inclusives dont

Elizabeth Stuart est proche.


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56 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 74 57 ibid., p. 74 58 ibid., p. 69-71 59 ibid., p. 73 60 ibid., p. 71 61 ibid., p. 73

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constate : « La répétition des orthodoxies et leurs luttes avec les traditions libérales et libérationnistes ont rendu les théologies gay et lesbienne incapable de s’occuper des plus profondes questions théologiques qu’ont fait émerger ceux qui vivaient avec le sida. Cela les a aussi isolés de riches ingrédients de la réflexion théologique 56. » La théologie libérale, dans sa dépendance au rationalisme des lumières, a « toujours eu tendance à accentuer la nature symbolique des doctrines et par ce fait à précipiter l’eschatologie dans l’éthique 57 ». La théologie de la libération aurait refusé de donner de l’importance à la vie après la mort de peur que cela ne réduise l’importance de l’engagement dans cette vie pour la libération 58. La théologie féministe lesbienne – à laquelle Elizabeth Stuart rattache sur ce point ses écrits d’avant Gay and lesbian theologies – serait sous l’emprise de « l’orthodoxie éco-féministe qui proclame que la recherche de l’immortalité est un trait distinctement patriarcal 59 ». Pour la théologie éco-féministe, l’immortalité est un rêve de puissance « mauvais pour la planète, pour les femmes et les hommes gay 60 » car les humains devraient, dans une logique de recyclage, purement et simplement accepter de devenir un compost fertilisant la terre… S’y ajouterait la peur de relancer la stigmatisation homophobe par l’amalgame homosexualité, sida et mort. Cet échec des théologies gay et lesbienne sur le sida est pointé par Elizabeth Stuart comme la cause de leur échec plus général : leur acceptation de la « tyrannie […] du rationalisme de la modernité a enserré et fait suffoquer l’imagination théologique et désenchanté nos vies 61 ». Elizabeth Stuart – rejoignant les libéraux John J. McNeill et John E. Fortunato dont elle reconnaît la capacité à accepter la limite de l’approche libérale sur le sujet du sida – soutient que le sida est « le symbole et le sacrement de la post-modernité. Il sape les grandes narrations de la médecine et de la science, met à


jour leur vulnérabilité et ébranle également les concepts même d’identité et de catégories d’être sur lesquels la théologie gay et lesbienne, même lorsqu’elle se revendique constructionniste, a été bâtie 62. » Elle en appelle à une reconstruction théologique en rupture avec la modernité, faisant appel à une diversité post-moderne de la théologie. Elle cite la reprise chrétienne de fêtes traditionnelles comme le jour des morts mexicains et souligne que la théologie de la libération d’Amérique latine (à la différence de ses reprises au Nord) n’a pas abandonné l’idée d’une vie après la mort, signe de la présence indéfectible de Dieu auprès de ceux qui se battent. Elle invite à travailler sur les paroles des malades concernant la mort et à prendre au sérieux la créativité liturgique lors des décès de morts du sida, notamment le choix des textes profanes. Elle cite la physique des quanta, possibilité que coexistent plusieurs mondes et donc « l’ouverture scientifique pour un espace dans le ciel 63 ». Elle invite surtout à rouvrir les sources de la théologie chrétienne d’avant les Lumières et donne en exemple la réflexion de Michaël Vasey. Pour ce dernier, la réponse des hommes gays au sida, telle qu’elle s’exprime dans les inventions de funérailles ou la création du patchwork 64 des noms manifeste une reconnection entre désir et immortalité qui serait caractéristique de la compréhension de la mort précédant les Lumières, le plaisir sexuel étant alors compris comme une anticipation de l’union avec Dieu qui ne sera connue qu’après la mort. Un point de vue qui rejoint celui d’Elizabeth Stuart dans sa période féministe lesbienne considérant la terre comme corps de Dieu (une conception que reprend l’éco-théologie

62 ibid., p. 75 63 ibid., p. 68. 64 Né en 1987 à San Francisco, relayé en France dès 1989, le Patchwork des noms

permet aux proches des victimes du sida d’effectuer un travail collectif de deuil à travers la réalisation de panneaux de tissu qui symbolisent la mémoire d’une personne disparue. L’association déploie ces panneaux à l’occasion de différentes manifestations (1er décembre — Journée mondiale de lutte contre le sida — conférences internationales…) ainsi que dans différents lieux publics (places, parcs, écoles…). www.vih.org/patchwork


à l’hindouisme indien), et la mort comme fusion dans ce corps. UNE CRITIQUE « QUEER » DU CONTEXTE HÉTÉRONORMATIF DE LA MODERNITÉ

UNE AFFIRMATION ANTI-IDENTAIRE CONTRE LA MODERNITÉ

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65 Michaël VASEY, Strangers and friends, London, Hodder and Stoughton, 1995 66 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 65 67 Robert GOSS, Jesus acted up, San Francisco, Harper San Francisco, 1993.

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Sur ces décombres, le premier geste d’Elizabeth Stuart est de retourner la problématique. Sa critique des positions des Églises sur les questions de sexualité, de corps, d’identité, ne se fait plus en leur reprochant leur retard vis-à-vis des évolutions de la société ou de leur refus d’accepter l’entrée dans la modernité. Elle les met au contraire en cause pour leur trop grande intégration dans la modernité, pour leur trop grande acceptation des vérités modernes forgées en la matière. Elizabeth Stuart emprunte ce geste à Michaël Vasey et son ouvrage Stangers and friends de 65 qu’elle cite largement dans Gay and lesbian theologies. Si les malades du sida reviennent à une conception chrétienne d’avant les Lumières en liant désir et immortalité, ils le font contre la « compréhension et la façon de jouer [performance] la mort qui domine dans la culture occidentale moderne. Les Églises chrétiennes contemporaines ont été absorbées par la tendance moderne à comprendre la mort comme quelque chose de naturel qu’on doit ignorer le plus longtemps possible 66. » Elle revendique également l’héritage de Robert Goss, premier théologien revendiquant une théologie queer 67 et ancien militant de Queer Nation et d’Act Up. Cet ancien jésuite, un temps responsable d’un cabinet de chasseur de tête est devenu professeur d’université en étude des religions. Il relit le tome I de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault notamment pour montrer combien la conception actuelle de la sexualité – en particulier les identités hommes, femmes, homosexualité, hétérosexualité – sont des inventions modernes. À sa suite, l’objectif d’Elizabeth Stuart est clairement affiché


dans l’introduction du chapitre « Queer theology » de Gay and lesbian theologies : « Il est clair que la théologie queer est radicalement différente de la théologie gay et lesbienne. Parce que les théoriciens queer, à la différence des partisans de la libération gay, ne se battent pas pour la libération de la sexualité opprimée, leur cri de ralliement n’est pas : “sortez du placard”, leur objectif est plutôt de libérer chacun des constructions contemporaines de la sexualité (Foucault) et du genre (Butler) 68. » Elizabeth Stuart reprend également à Michel Foucault sa relecture des pères de l’Église, c’està-dire des ressources pré-modernes pour mettre en cause les vérités modernes en matière d’identité de genre. Elizabeth Stuart insiste sur l’idée – se référant là encore à Judith Butler – que le « Queer n’est absolument pas une autre identité à côté de celles lesbiennes et gay […] mais une déstabilisation radicale des identités et une résistance à la naturalisation de toute identité 69 » y compris des identités « gay » ou « lesbienne » et pas seulement « hétérosexuel », « homme » ou « femme » comme dans les théologies gay et lesbienne. En rupture avec le risque libéral essentialiste de « création d’une unité gay hermétiquement scellée » ou celui classiste de la théologie de la libération de « ghettoïsation en groupes spéciaux d’intérêts », elle revendique que « la théologie queer n’est pas une théologie basée sur une identité [identity-based theology], c’est même une théologie basée sur le refus des identités [anti-identity based theology] 70. » Au « gay is good » de la théologie gay libérale, elle répond : « ni le gay, ni l’hétéro ne sont bons, personne n’est bon sauf Dieu [gay is not good, straight is not good, no one is good but God] 71. » Elle revendique le Queer, non comme une révolte contre Dieu – elle critique ainsi ceux qui se réfèrent à Paul pour dire que l’homosexualité est une révolte contre Dieu – mais comme une révolte contre l’hétérosexualité, vue (à la suite de Monique Wittig reprise par Judith Butler) comme une

68 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 89 69 ibid., p. 10 70 ibid., p. 89 71 ibid., p. 114


norme (« hétéronorme » dans le vocabulaire queer) dont l’hétérosexualité, l’homosexualité, l’homme et la femme ne seraient que des catégories. Elizabeth Stuart invite à passer d’une situation où la théologie et les Églises seraient mises en question par la modernité, notamment sur les questions d’identité et de sexualité, à une situation où la théologie – au côté d’autres courants de pensée et de militance issus de la critique moderne de la modernité, comme l’écologie – met en question la modernité, ses conceptions de la sexualité, de l’identité, et l’incapacité des Églises à penser dans d’autres catégories que celle-là.

     

72 Kathy RUDY, Sex and the Church, Boston, Beacon Press, 1997. 73 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 93.

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Elizabeth Stuart cite trois théologiens qui situent la construction sociale des identités sexuelles au XIX e siècle et critiquent la contribution des Églises à cette construction. La théologienne étasunienne Kathy Rudy 72 insiste sur les effets de la révolution industrielle aux États-Unis en terme de réorganisation des genres. Dans les populations blanches, les hommes et les femmes sont alors dans deux espaces séparés : les femmes, inactives, dépendantes économiquement de leur mari sont reléguées dans le foyer où elles gèrent un havre de paix au milieu d’un monde où se développe la guerre économique. Elles y développent un « culte de la domesticité ». Par cette séparation, elles sont amenées à se penser fondamentalement différentes des hommes, développant notamment la piété et la moralité, encouragées en cela par les Églises, qui deviennent leur espace de prédilection. Elizabeth Stuart décrit ainsi le rôle des Églises : « L’Église baptisait le culte de la domesticité, faisait de la famille une nécessité théologique plus qu’économique parce que chacun avait besoin d’une mère/femme comme point de contact avec Dieu, et en même temps fournissait une place où la femme exerçait une autorité et une place de meneuse particulièrement dans les luttes sociales et les mouvements de réforme 73 », l’auteure

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CRITIQUE DE LA CONTRIBUTION DES ÉGLISES À LA CONSTRUCTION SOCIALE DES CATÉGORIES SEXUELLES MODERNES




donnant l’exemple de l’exigence du droit de vote et de l’abolition de l’esclavage. Michaël Vasey, dans Stangers and friends, insiste sur le versant masculin du même phénomène : l’éloignement de l’homme du foyer en raison de son activité économique, la distinction entre une féminité de la passivité et de l’émotion et une masculinité de la discipline et de l’autonomie. Le marché s’autonomisant de la morale, se crée un lieu où les hommes gays peuvent développer une sousculture. Vasey accuse les Églises protestantes d’avoir ainsi idolâtré l’ordre social moderne, participant à la création du contexte qui fit émerger les constructions modernes de la famille, la masculinité, la féminité, l’hétérosexualité, l’homosexualité. Plus grave, il estime que cette évolution a détourné « l’instinct humain du service de Dieu et de la cité de Dieu – pour utiliser les termes de Saint Augustin – dans la direction de l’attraction sexuelle entre l’homme et la femme74 ». Robert Goss, lui, retient de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault la création du concept occidental moderne de sexualité comme résultat de la médicalisation du discours sur le sexe tout au long du XIX e siècle. Goss rappelle les quatre stratégies discursives de la modernité décrites par Foucault : l’hystérisation du corps des femmes, la pédagogisation du sexe des enfants, la socialisation des conduites procréatrices et la psychiatrisation des plaisirs pervers (qui transforme les relations sexuelles entre personnes de même genre en identité). Pour Foucault, à travers ces stratégies, il ne s’agit pas d’une lutte pour prendre le contrôle de la sexualité, mais de la « production même de la sexualité 75 ». Très étonnamment, Robert Goss et Elizabeth Stuart 76 oublient le rôle – matrice de tous les déploiements ultérieurs – des Églises tel que le décrit longuement Foucault dans le premier tome de L’histoire de la sexualité, que pourtant tous les deux ont lu et citent. Foucault contrecarre « l’hypothèse repressive » d’un sexe qu’on ferait taire à partir du 74 Michaël VASEY, op. cit., p. 91. 75 Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité 1, la volonté de savoir, Paris, Gallimard,

1976, (Tel), p. 139. 76 Ni Judith Butler qui situe également « la quête de l’identité » à la fin du XIXe dans les

sciences de la sexualité. Judith BUTLER, Trouble dans le genre, Paris, La découverte, 2005, p. 216


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77 Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité 1, op. cit., p. 27 78 ibid., p. 78

 

siècle. Il montre au contraire comment à partir de cette période se développe une « obstination » institutionnelle : inciter à la multiplication des discours sur le sexe dans les champs d’exercice du pouvoir lui-même, du confessionnal au cabinet du médecin. Une incitation « sur le mode de l’articulation explicite et du détail infiniment cumulé. Soit l’évolution de la pastorale catholique et du sacrement de pénitence après le Concile de Trente 77. » Pour lui, on peut tracer une « droite ligne » du développement de la confession à celle de la littérature, puis au XVIII e et au XIX e, à « l’entrée en activité » d’autres « foyers » comme la médecine puis la psychiatrie. Foucault fait même remonter au Concile de Latran de  le développement des techniques de la confession donc le développement de l’aveu comme l’un des « rituels majeurs dont on attend la production de la vérité en particulier en matière sexuelle dans les sociétés occidentales 78 ». Il écrit encore : « L’aveu a été, et demeure encore aujourd’hui, la matrice générale qui régit la production du discours vrai sur le sexe. Il a été toutefois considérablement transformé. Longtemps, il était resté solidement encastré dans la pratique de la pénitence. Mais peu à peu, depuis le protestantisme, la Contre-Réforme, la pédagogie du XIX e siècle et la médecine du XIXe, il a perdu la localisation rituelle et exclusive ; il a diffusé ; on l’a utilisé dans toute une série de rapports : enfants et parents, élèves et pédagogues, malades et psychiatres, délinquants et experts. » Se sont ainsi mis en place les dispositifs discursifs de production de la sexualité. Pourquoi ce silence des théologiens queers sur cet aspect – pourtant central – de la « contribution » des Églises à la construction des identités sexuelles modernes qui remonte bien avant le XIXe siècle ? Sans doute, cela compliquerait la vision d’une Église qui se contenterait de « baptiser » la modernité dans sa période tardive – quand le processus est quasiment terminé – alors que Foucault montre qu’elle en est – comme Max Weber le montrait également pour le capitalisme – co-fondatrice de ces identités sexuelles


à prétention d’étanchéité. Constater que l’implication de l’Église dans la construction des identités sexuelles actuelles remonte aussi loin dans le temps gêne – sans l’invalider – l’entreprise d’Elizabeth Stuart de réhabilitation des sources chrétiennes traditionnelles comme source – vues comme « pures » de toute contagion moderne – pour la remise en cause de la modernité. En effet, comme nous allons le voir, elle s’intéresse non seulement aux Pères de l’Église mais aussi aux théologiens du Moyen Âge, période qui se terminant deux siècles après le Concile de Latran est en fait déjà prise – du point de vue de Foucault – dans le mouvement de production de la sexualité « moderne ». Cela ne pointe-t-il pas la difficulté qu’il y a à utiliser d’une manière trop rapide les catégories modernité, pré-modernité, post-modernité ? CRITIQUE DE L’« IDOLISATION » PAR LES ÉGLISES DES CATÉGORIES DE LA SOCIÉTÉ

D’ailleurs, la première catégorie de la société dont Elizabeth Stuart critique le « baptême » par les Églises précède de loin la modernité : le patriarcat, pouvoir de l’homme sur la femme et les enfants à travers la figure du père. Dans le chapitre de Religion is a queer thing, intitulé « Comment nous avons été exclus 79 », le pasteur MCC Andy Braunston montre que la logique patriarcale fut adoptée par le judaïsme puis le christianisme pendant la plus grande partie de leur histoire, imposant – de la lecture des lois du Lévitique à l’homophobie actuelle des Églises – à chacun de rester à sa place. Dans le même ouvrage, Tim Morrison insiste sur une introduction par Paul des normes de la société au sein d’Églises en révolte contre l’ordre social, introduction qui « a servi à créer une mythologie chrétienne du patriarcat : pour rappeler les femmes à leur place et confirmer la moralité normale, conventionnelle 80 ». Autant que le pouvoir masculin, l’idée d’être obligé de « rentrer dans des cases » [fit in] est l’impératif patriarcal sur lequel 79 Andy BRAUNSTON, « How we have been excluded », in Elizabeth STUART Ed.,

Religion is a queer thing, op. cit., p. 32 80 Tim MORRISON, « Religion, power and culture », in Elizabeth STUART Ed., Religion is

a queer thing, op. cit., p. 62


Cambridge, Harvard University Press, 1990.

     

these days, Sheffield England, Sheffield academic press, 1997, p. 189 84 Thomas LAQUEUR, Making sex : body and gender from the Greeks to Freud,

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81 ibid., p. 32 82 ibid., p. 32 83 Elizabeth STUART,« Sex in heaven », in John DAVIES & Gerard LOUGHIN, Eds., Sex

 

insistent les auteurs : « Le patriarcat a besoin que tout reste à sa place, jouant son rôle et ne dépassant pas la ligne qui lui a été fixée […]. Ces lois sont assimilées à l’ordre naturel et par ce fait tous ceux qui n’y obéissent pas sont classifiés comme non naturels 81. » Ils citent comme persécutés de l’Église les sorcières ou les juifs, mais également Jésus lui-même « parce qu’il ne cadrait pas avec ce qu’on attendait d’un rabbin, parlant avec les collecteurs d’impôts (qui étaient un peu plus que des collabos), ami des prostituées, soignant l’amoureux mâle du centurion romain, brisant les lois. Il s’insurgea contre les attentes de cette société qui était fermement patriarcale 82. » La deuxième « idole » est celle de la différence sexuelle. Elizabeth Stuart s’appuie d’abord – dans « Sex in heaven » en  – sur la démonstration foucaldienne de l’hétérosexualité comme construction historique 83. Dans Gay and lesbian theologies, elle cite l’ouvrage de Thomas Laqueur, La fabrique du sexe 84, qui joua un rôle presque aussi important dans l’émergence des débats sur le genre que Gender Trouble publié la même année.Thomas Laqueur – toujours dans la veine foucaldienne – défend l’idée d’une coupure épistémologique au XVII-XVIII e siècle. Jusque-là, il n’y a qu’un seul sexe qui se décline dans une continuité qui va du concave (féminin) au convexe (masculin), le convexe étant la maturité du concave. Au-delà de la différence biologique apparente (deux genres), il y a plus important : la conception du corps est d’abord métaphysique (metaphysical body), on estime que le sexe est métaphysiquement unique. Au début du XVIII e siècle, nouveau modèle : l’important devient l’apparence biologique. Puisque l’apparence biologique donne à voir deux genres, il ne peut y avoir d’unité au-delà du biologique. Il y a deux sexes radicalement séparés, sans continuité : plus question d’imaginer une unité des sexes dans le métaphysique, au-delà du biologique. Il y a deux sexes


pour deux genres, la « nature impose sa bipartition à la culture », le modèle est devenu radicalement biologique. Pour Elizabeth Stuart, le modèle d’avant le XVIII e siècle, le « corps métaphysique », le modèle « un sexe, deux genres », s’il n’évitait pas une image dépréciative de la femme, en revanche « autorisait des possibilités de flux et changement, une possibilité qui a été fermée par la période des Lumières quand les corps homme et femme ont été nettement différenciés comme une réaction aux premières formes de féminisme ». Comme Elizabeth Stuart, John Mac Mahon insiste dans Religion is a queer thing sur la critique du discours des Églises en termes de complémentarité entre les deux sexes : « La complémentarité suggère qu’être seulement femelle ou seulement mâle est d’une façon ou d’une autre ne pas réaliser notre plein potentiel d’être humain. […] En cela la complémentarité légitime la croyance idéologique que l’hétérosexualité est normale et tout le reste déviant. Le christianisme a idolâtré cette complémentarité hétérosexuelle 85. » Mais la différence sexuelle est-elle à ce point une invention de la modernité ? Elizabeth Stuart cite la relecture des Pères de l’Église par Virginia Ramey Mollenkott comme modèle alternatif à la norme moderne de différence des sexes. Mais cette dernière, cite le cas de Jeanne d’Arc comme victime de la dichotomie hommefemme, « idole des esprits 86 », un cas bien antérieur à la coupure épistémologique de Thomas Laqueur. La troisième « idole » est le mariage comme forme institutionnalisée de la famille nucléaire, du couple homme-femme monogame avec obligation reproductive et culte de la domesticité impliquant la coupure public-privé. Elle cite également Virginia Ramey Mollenkott qui a recensé une quarantaine de modèles de familles différentes dans la

85 John Mc MAHON, « Religion, Queer ethics », in Elizabeth STUART Ed., Religion is a

queer thing, op. cit., p. 62 86 Virginia Ramey MOLLENKOTT, Omnigender, a trans-religious approach, Cleveland

Ohio, The Pilgrim press, 2001, p. 19 87 Virginia Ramey MOLLENKOTT, Sensuous spirituality, out from Fundamentalism, New

York, Crossroad, 1993. 88 ibid., p. 56


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     

89 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 3 90 ibid., p. 111 91 ibid., p. 113

 

Bible 87, dont une seule famille nucléaire, « mettant en cause la sanctification exempte de toute critique de la famille nucléaire par les Églises 88 ». « L’idée que tout amour a son origine et son telos [fin et accomplissement] en Dieu a été remplacée dans la plupart des enseignements contemporains des Églises sur la sexualité par l’enseignement implicite ou explicite que tout amour a son telos dans le mariage hétérosexuel 89 », dénonce Elizabeth Stuart. Pour elle cet « effondrement du désir dans l’hétérosexualité et de l’effondrement de l’existence de disciple [discipleship] dans le mariage et la construction moderne de la famille » tient à la perte de l’imagination eschatologique déjà évoquée avec la question du sida 90. Cette critique du mariage et de la famille ne rendelle pas problématique la revendication du mariage pour les personnes de même sexe et la revendication homo-parentale ? Elizabeth Stuart relève que les théologiens gays, lesbiennes et queer ont des positions divergentes sur le sujet. Mais finalement, elle s’appuie sur la vision de Saint Augustin d’un mariage école de la volonté et du désir pour l’éternelle concentration en Dieu – au même titre que l’expérience monastique donc sans privilège ontologique – pour défendre l’ouverture du mariage à tous. Plus, elle estime qu’« à la fois le monachisme et les mariages de même sexe sont nécessaires à la sainteté de l’Église pour lui rappeler que le genre n’est pas le problème ultime et que le désir a sa fin audelà des relations humaines 91 ». Enfin, comme nous l’avons déjà vu, Elizabeth Stuart remet en cause l’identité gay, position cohérente avec la compréhension foucaldienne de construction sociale des identités sexuelles, mais aussi avec la critique de l’essentialisation des identités par le mouvement féministe et la théologie gay libérale. La « théologie basée sur le refus des identités » n’épargne ni l’identité gay, ni la tentation de communautés cohérentes.



.          

UNE ARCHÉOLOGIE DU SAVOIR EN RÉFÉRENCE À MICHEL FOUCAULT

UNE HERMÉNEUTIQUE BIBLIQUE



LIBÉRÉE DE L’HÉTÉROSEXISME

       

Gallimard, NRF, 1966 p. 13. 93 Elizabeth STUART, Religion is a queer thing, op. cit., p. 80.

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92 Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Une archéologie du savoir, Paris,

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Elizabeth Stuart, comme Robert Goss, revendiquent une herméneutique principalement inspirée par Michel Foucault mais qui doit également beaucoup à la lecture féministe de la théologie de la libération. Ils reprennent de Foucault le terme d’« archéologie du savoir » sans clairement le référencer dans son œuvre. Le théoricien français la définit ainsi dans Les mots et les choses, une archéologie des sciences humaines : « une étude qui s’efforce de retrouver à partir de quoi connaissances et théories ont été possibles ; selon quel espace d’ordre s’est constitué le savoir ; sur le fond de quel a priori historique et dans l’élément de quelle positivité des idées ont-elles pu apparaître, des sciences se constituer, des expériences se réfléchir dans des philosophies, des rationalités se former, pour, peut-être se dénouer et s’évanouir bientôt […] En ce récit, ce qui doit apparaître, ce sont, dans l’espace du savoir, les configurations qui ont donné lieu aux formes diverses de la connaissance empirique. Plutôt que d’une histoire au sens traditionnel du mot, il s’agit plutôt d’une “archéologie” 92. » Pour Elizabeth Stuart, se référant à la lecture qu’en fait Robert Goss, la « méthode généalogique » de Foucault « analyse les flux de pouvoir dans le discours social et la pratique, pas simplement le pouvoir de l’autorité mais le pouvoir de résistance à l’autorité qui est toujours présent 93. »


Goss reprend à la théologienne lesbienne Mary Hunt sa définition de la méthode archéologique : « l’union des mémoires locale et érudite qui permet d’établir un savoir historique des luttes et fait usage tactiquement de ces savoirs aujourd’hui 94. » Remarquons au passage que la notion d’«usage statégique des savoirs » doit plus au Foucault de l’Histoire de la sexualité ainsi qu’à son idée d’« identités stratégiques » développée dans les années  qu’à l’idée initiale d’archéologie des années . Hunt, Goss puis Stuart donnent une définition de l’archéologie qui réunit les concepts des deux périodes, opération courante dans les lectures actuelles de Michel Foucault. Robert Goss va principalement traduire cela en revendiquant – retrouvant les accents de la « récupération d’une mémoire d’elles » de la théologie féministe – de « faire remonter à la surface les savoirs assujettis », « les mémoires dangereuses 95 ». exclus par les discours homophobes. Il étudie « les pratiques discursives christologiques qui ont subsumé Jésus dans les formulations abstraites des valeurs et idéaux hétérosexistes » et « la production de la vérité biblique comme une vérité hétérosexiste ». Goss défend une recontextualisation de la christologie, la déplaçant d’un discours « pseudo-universel » à « l’expérience des personnes gay et lesbiennes 96 ». Elizabeth Stuart reprend à Virginia Ramey Mollenkott la notion de « communauté interprétative 97 » : tout groupe a des idées théologiques préformées ou une grille interprétative à travers laquelle il lit la Bible et distingue entre les textes qui ont valeur d’autorité ou non. Elizabeth Stuart constate que toute communauté interprétative fait cela mais que certains groupes sont considérés comme illégitimes à le faire : les queers, noirs, pauvres, handicapés qui doivent recevoir le message de la Bible « de deuxième main par la grille interprétative d’autres 98 ». Elizabeth Stuart va donner une série d’exemples, qu’elle 94 Mary HUNT, Fierce tenderness : a feminist theology of friendship, New York,

Crossroad, 1990, p. 48, cite par Robert Goss, op. cit. p. 182. 95 Robert GOSS, op. cit., p 182-183. 96 ibid, p. 183. 97 Virginia Ramey MOLLENKOTT, Sensuous Spirtituality : Out from fundamentalism,

New York, Crossroad, 1993, p. 169. 98 Elizabeth STUART, Religion is a queer thing, op. cit., p. 41


99 ibid., p. 43

       

Dans Religion is a queer thing, Elizabeth Stuart tente une brève archéologie du rapport chrétien au corps. La séparation corps/ esprit – une des divisions qui lui semblent faire problème – est pour elle issue de l’influence stoïcienne, redoublée par l’obsession augustinienne de l’esprit en lutte contre les passions du corps, puis scellée par la substitution du mariage au célibat comme idéal chrétien de relation par les théologiens

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UNE RELECTURE DE LA TRADITION DE L’ÉGLISE

 

emprunte en partie à Robert Goss, de cette recontextualisation possible par cette communauté interprétative queer. Les « textes de terreur » utilisés dans les discours homophobes : Sodome et Gomorrhe, le Lévitique et le Deutéronome, I Corinthiens ,, Jude , , Pierre ,, Romain ,- vont être déconstruits. Robert Goss fera l’archéologie – des Pères de l’Église à la théologie des missionnaires anglais – de l’émergence de la sodomie dans la Bible comme thématique pour exclure les gays et lesbiennes de la participation ecclésiale. Comme dans la théologie libérale, certains textes marginalisés seront mis en avant : les histoires de David et Jonathan, Ruth et Noémie, du Centurion et de son amant… Soulignons au passage que personne ne semble oser mettre en avant la figure du « disciple bien-aimé », qui offre pourtant l’évidence d’une très grande relation de proximité avec Jésus. Des interprétations s’appuieront sur l’expérience gay et lesbienne : Robert Goss reliera les figures des démoniaques dans le Nouveau Testament à la lumière de la démonisation des personnes gays et lesbiennes, les comprenant – comme dans la théologie de la libération – comme autant de figures de résistants au pouvoir pour lesquels Jésus prend partie. Les eunuques seront étudiés par Nancy Wilson et Victoria Kolakowsky comme personnages préfigurant la remise en cause queer des genres. « La Bible cesse d’être un texte de terreur, utilisé par les uns contre les autres et devient ce que Goss appelle un empowering resistance narrative 99 », expression qu’on peut traduire par « récit de résistance émancipateur » ou « récit de résistance habilitant les personnes à agir ».


de la Réforme. Dans ce chapitre sur la body theology, elle amorce ce qui deviendra un de ses principaux gestes, le même que celui de Luther contre la tradition scholastique : se référer à des réflexions oubliées de certains Pères de l’Église, à des traditions religieuses – comme la tradition monastique – marginalisées pour contrer les lectures dominantes – et souvent patriarcales et homophobes – des traditions. Dans Gay and lesbian theologies, ce geste ouvre le chapitre où elle présente sa Queer theology. Elle dit puiser cette inspiration dans l’œuvre de Michel Foucault. Alors que Judith Butler s’intéresse à la façon dont nous « performons » nos genres, « Foucault a cherché une déviation un peu différente à la construction moderne des personnes humaines et l’a trouvé dans le soi des chrétiens ascétiques pré-modernes qui était sous le constant examen du soi, conscient d’être un soi en fabrication et qui cherchait à se désexualiser luimême. Foucault a aussi emprunté à la tradition chrétienne la valorisation de l’amitié mâle 100 » Comme le rapporte Didier Éribon au sujet de la trilogie de L’histoire de la sexualité, « ce qu’a découvert Foucault dans son analyse du christianisme, c’est l’apparition d’une nouvelle forme de “la technique de soi” plutôt que, comme il le croyait au départ, la mise en place d’un mode de vie plus austère et plus rigoureux 101 ». Parmi les Pères de l’Église que cite Foucault – Basile de Césarée, Tertullien, Clément d’Alexandrie… – Elizabeth Stuart met en avant Augustin 102. Alors qu’elle l’a mis en accusation dans Religion is a queer thing, elle le reprend à son compte dans Gay and lesbian theologies : en relativisant le désir sexuel comme 100 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 89 101 Didier ÉRIBON, Michel Foucault, Paris, Flammarion, 1989, p. 340. Michel Foucault

laisse entrevoir cette thématique dans les volumes 2 et 3 de son Histoire de la sexualité mais devait, comme le raconte Didier Éribon, la développer spécifiquement dans Les aveux de la chair, 4e volume auquel il travaillait au moment de sa mort en 1984 et qui n’a jamais été publié. Les lecteurs américains qui citent ces thèmes – Vernon, Halperin, Stuart… – s’appuient principalement sur les volumes 2 et 3, les fragments parus dans le quatrième volume des Dits et écrits de Michel Foucault et dans les éléments préparatoires qui apparaissent dans ses cours au Collège de France, notamment Du gouvernement des Vivants (1979-1980), Subjectivité et Vérité (1980-1981), l’Herméneutique du sujet (1981-1982). 102 Elizabeth STUART, Religion is a queer thing, op. cit., pp. 51-52 ; Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 108.


       

vier 2000, pp. 61-73 ; Verna E. Harrison, « Male and female in cappadocian theology », in Journal of theological studies, 41, 2, octobre 1990, pp. 442-471. 104 Michel FOUCAULT, L’herméneutique du sujet, Cours au collège de France 19811982, Paris, Gallimard/Seuil, 2001, (Hautes études), p. 12. 105 John BOSWELL, Christianisme, tolérance et homosexualité, Paris, Gallimard (Nrf ), 1985.

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103 Sarah COAKLEY, « The eschatological body », in Modern Theology, 16,1, jan-

 

non-essentiel et devant être orienté ultimement vers Dieu, il montre que – comme dans la vie monastique – l’existence de disciple de Jésus ne peut être confondue avec la vie dans le mariage et la famille. La vie monastique est d’ailleurs pour Elizabeth Stuart « un lieu dans lequel les constructions culturelles de la masculinité et de la féminité, ont été parodiées, au moins en partie ». Les supérieurs bien que célibataires prennent le titre de « père » et « mère », parfois en contradiction avec leur sexe biologique ; les membres de la communauté ont le titre de « frère » et « sœurs », même s’il n’y a aucun liens de sang ; dans certaines communautés féminines, les sœurs prennent un nouveau nom masculin avec leur intégration, etc. Reprenant les travaux d’autres théologiens 103, Elizabeth Stuart met en avant Grégoire de Nysse, un autre Père de l’Église cité par Foucault comme illustration du « souci de soi devenu une espèce de matrice de l’ascétisme chrétien 104 » . Comme l’indique l’un des chapitres de son Traité sur la virginité cité par Foucault : « le soin de soi-même commence avec l’affranchissement du mariage ». Sarah Coakley retient des réflexions de Grégoire de Nysse sur la résurrection, la construction du corps dans un genre fluide. Appuyé sur Genèse , et Galates ,, le père cappadocien estime que le corps avant la chute n’était pas sexué et retrouverait cet état dans la résurrection, un état qui pouvait être anticipé dans la vie ascétique. La preuve, sa sœur, qui était si sainte qu’elle l’avait déjà anticipé… Stuart met aussi en avant les traditions queer de la liturgie chrétienne : des habits liturgiques aux fameux mariages entre hommes cités par John Boswell 105. Elizabeth Stuart estime que « dans la marginalisation de sa tradition monastique au sein du christianisme contemporain, l’Église s’est coupée elle-même d’un discours sexuel radical, une forme


ancienne de Théorie queer qui a souvent besoin d’être lue avec les lunettes du féminisme pour contrebalancer ses tendances patriarcales mais qui malgré tout anticipait la Théorie queer et fournit une réponse à son pessimisme nihiliste 106 ». POUVOIR = SAVOIR

Le troisième apport revendiqué de Michel Foucault est la formule « pouvoir = savoir ». Ce slogan d’Act Up New York reprend le titre [Power/knowledge] d’un ouvrage publié en  par les éditions Panthéon Book à New York réunissant une série d’interviews et d’articles qu’a donné Foucault entre  et , textes ayant principalement pour thème ses dialogues avec les maoïstes, la prison, le corps et le pouvoir, la vérité et pouvoir, etc. Ces textes sont encore dans la lignée de Surveiller et punir, une conception déjà fluide du pouvoir mais sans l’insistance sur la construction de soi que développera Foucault avec L’Histoire de la sexualité. Robert Goss s’appuie sur Power/Knowledge et Surveiller et punir pour défendre ce qu’Elizabeth Stuart résume ainsi : « Pour Foucault, le pouvoir n’est pas une propriété qui retient prisonnier d’une élite dominante mais une complexe matrice de stratégies et techniques présentes partout. Le savoir est l’usage du pouvoir dans le développement et l’entretien du discours. Le savoir qui devient dominant est “vérité” et il y a une bataille constante dans la société concernant la production de la vérité qui est, par essence, une bataille pour le pouvoir. Les discours peuvent être déplacés et remplacés par d’autres discours. Les discours homophobes peuvent être mis en cause, déconstruits et remplacés par un discours alternatif émergeant de la résistance gay et lesbienne aux discours homophobes 107. » Cette exigence d’une production de savoir « alternatif » pour remettre en cause les vérités dominantes rejoint l’appel à l’émergence d’une « out theology » qu’elle lançait déjà dans Religion is a queer thing : « Une des choses que le patriarcat a réussi avec succès à détruire chez les gens qu’il n’approuve pas, c’est la confiance qu’ils ont en eux-mêmes. Une des façons de faire est de 106 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 110. 107 ibid., p. 79-80


La première expérience qui fonde cette théologie est celle de l’homophobie. Point d’entrée de Robert Goss, elle revient régulièrement dans Religion is a queer thing. Dans cet ouvrage dirigé par Elizabeth Stuart – où elle invite à “Apprendre à nous confier en notre propre expérience” – Andy Braunston donne une première illustration de cette démarche dans son article : “Comment nous avons été exclus”. Si les Églises ne 108 Elizabeth STUART, Religion is a queer thing, op. cit., p. 65.

       

L’EXPÉRIENCE DE L’HOMOPHOBIE

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UNE THÉOLOGIE NAISSANT DE L’EXPÉRIENCE

 

prendre le contrôle des savoirs et de dire que s’ils ne sont pas faits de la bonne façon, ils ne comptent pas […]. En acquérant confiance en leur capacité d’analyse et de réflexion, les gens auxquels a été dénié l’accès au pouvoir peuvent prendre pour eux-mêmes le droit de prendre des décisions et d’agir 108. » Elle invite à ne plus se soucier de l’approbation de ceux qu’elle appelle les daddies de l’Église et de « faire d’abord notre théologie nous-mêmes afin de savoir ce que nous voulons ». Par rapport à cette approche deux choses changent avec l’affirmation proprement queer d’Elizabeth Stuart dans Gay and lesbian theologies. Si la revendication d’une théologie faite par les « assujettis » est confirmée, si elle reste persuadée que toute théologie est située et doit se nourrir de l’expérience, elle pointe l’importance de ne pas l’enfermer dans une identité séparée incapable de dialoguer avec les autres expériences. D’où l’importance des ressources chrétiennes comm u n e s – par exemple les Pères de l’Église – dans la construction de cette théologie. Ensuite, elle insiste sur l’idée – reprise à Goss relisant Foucault – que « les discours ne peuvent pas être mis de côté car ils sont tout ce que nous avons, mais ils peuvent être déconstruits, retournés et minés par les savoirs assujettis. » Elle explique par cette conviction la prise au sérieux par Goss des concepts de résurrection, d’exil et de la tradition chrétienne. Une conception à laquelle elle rend hommage et dont elle s’inspire.


brûlent plus les gays ou lesbiennes, les insultes et les rejets purs et simples persistent. L’homophobie est souvent plus pernicieuse, par exemple, par la négation de la parole : « Les chrétiens queers font partie de ces groupes à qui n’est donnée aucune voix théologique. […] Les conservateurs nous disent que nous en sommes incapables car nous sommes pécheurs. Les libéraux nous disent que Dieu est quelque part au-delà de la sexualité et que notre expérience est hors de propos. Nous sommes réduits à être un problème éthique que l’Église doit aborder, une réduction qui nous place en dehors de l’Église 109. » Tim Morrison évoque « la perversion du message de grâce » quand les personnes sont aimées « en dépit » de leur sexualité. Cela devient alors « une parole de contrôle » et de chantage affectif 110. « La conséquence indubitable de l’hétérosexisme de l’Église a été une immense violence commise contre la psyché, une répression de soi-même et une souffrance personnelle sur une échelle qui peut difficilement être imaginée 111. » Elizabeth Stuart, évoque l’homophobie dans les chapitres qu’elle consacre aux théologies gay et lesbienne de la libération dans Gay and lesbian theologies, portant un regard positif sur leur capacité à déconstruire les théologies dominantes mais les critiquant sur le risque de l’enfermement dans une théologie de ghetto. Étonnamment, elle n’évoque à aucun moment cette question de l’homophobie dans la partie proprement Queer de l’ouvrage. Elizabeth Stuart ne relève pas que l’un des points importants de la réflexion de Judith Butler dès  consiste à démontrer qu’il est possible de reprendre pour les retourner les mots du pouvoir, de dévier la performativité des insultes en les recontextualisant : « Si les discours de haine visent à réduire au silence celui à qui ils s’adressent, mais s’ils peuvent en même temps renaître dans le vocabulaire de celui qui a été réduit au 109 Andy BRAUNSTON, « How we have been excluded », in Elizabeth STUART Ed.,

Religion is a queer thing, op. cit., p. 34. 110 Tim Morrison, « Religion, power and culture », in Elizabeth STUART Ed., Religion is a

queer thing, op. cit, p. 63. 111 Tim MORRISON, « Bodies, sex, wholeness and death », in Elizabeth STUART Ed.,

Religion is a queer thing, op. cit, p. 118. 112 Judith BUTLER, Le pouvoir des mots, politique du performatif, Paris, Éditions

Amsterdam, 2004, pp. 247-248.


silence, sur le mode d’une réplique inattendue, alors la réponse au discours de haine “désofficialise” le performatif et se l’approprie à des fins non ordinaires 112. » On pourrait avancer quelques exemples. Cette stratégie ne se retrouvet-elle pas dans nombre de répliques de Jésus aux pharisiens ? Dans les détournements qu’ont faits les militants des termes « toxico », « pédé » en France ou « Queer » dans les pays anglo-saxons ? Dans le retournement positif que représentent les nominations aujourd’hui utilisées par les minorités religieuses et pourtant au départ insultes : protestants, huguenots, quakers, amishs, etc.  L’EXPÉRIENCE DU CORPS

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clin d’œil à l’ouvrage de Judith Butler : « It was at Mass that I learnt that bodies are indispensable in the praise of God and that they matter ». 115 Pour la critique des binarités (corps/esprits, hommes/femme, homo/hétéro) par la Théorie queer, voir Judith Butler, Trouble dans le genre, op. cit., 2005, pp. 211 et 249.

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113 Elizabeth STUART, Religion is a queer thing, op. cit, p. 48-57. 114 Elizabeth STUART, Religion is a queer thing, op. cit, p. 56. Dans la même page autre

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Le chapitre consacré par Elizabeth Stuart à la body theology 113 dans Religion is a queer thing est sans doute celui dans lequel elle préfigure le plus la théologie queer qu’elle développera dans Gay and lesbian theologies. Dans ce chapitre déjà s’opère un double mouvement qu’elle répétera ensuite de manière quasi-systématique dans l’ouvrage suivant : d’un côté, la critique de la vision contemporaine dominante, en l’occurrence celle des corps y compris dans la communauté gay ; de l’autre, la conviction que l’on ne peut pas se libérer, mais bien créer des écarts de cette vision dominante. Son affirmation dans ce chapitre que « Bodies begin to matter 114 » semble ainsi reprendre le titre d’un ouvrage de Judith Butler « Bodies that matter » c’est-à-dire le double sens de « les corps qui comptent » (comme on peut titrer en « une » des magazines : « les cinquante Français qui comptent ») et « les corps cette matière ». Elle critique – pointant la responsabilité chrétienne dans l’histoire – la binarité initiale corps/esprit 115, vision du corps comme une machine dont on se plaint des ratés, des difficultés à la contrôler. Une vision dominante – à laquelle n’échappent pas les personnes LGBT – où le corps doit être


en parfait état de marche, auquel il ne manque aucun membre, avec des canons de taille, poids et bonne santé. Une vision qui exclut l’expérience de tous ceux qui ont des corps handicapés, gros, vieux, malades, notamment du sida, etc. Dans ce chapitre, Elizabeth Stuart n’échappe pas totalement – mais le faut-il ? – à une théologie de la restauration de l’estime de soi, en soulignant la réhabilitation de ces corps par la remise en cause des logiques du pur et de l’impur par Jésus, à l’affirmation de l’incarnation continue de Dieu dans tous les corps, quels qu’ils soient. Mais Elizabeth Stuart ne défend pas seulement une réhabilitation des corps des assujettis face à l’idolisation moderne des corps parfaits. Elle insiste aussi sur l’expérience du sida comme remise en cause des récits modernes sur la science, des frontières entre masculin et féminin et même vie et mort. Comme nous l’avons vu avec ses références à l’ascétisme chrétien pré-moderne relu par Michel Foucault, elle insiste – se référant par exemple à la connaissance charnelle du Christ chez Thérèse d’Avila – sur un « savoir par corps 116 » [bodily knowledge] qui remet en cause la division corps/esprit et invite à un usage des plaisirs qui peut réinventer le corps, le rapport à l’autre et à Dieu. Se référant au Jésus qui accueille les corps sans se soucier du pur et de l’impur, elle reprend à Nancy Wilson 117 l’idée d’une hospitalité du corps, qui peut prendre la forme du souci de communautés inclusives, de la redécouverte du toucher dans les relations de personne à personne jusqu’à la réhabilitation de la sexualité communautaire masculine, en passant par la relation sexuelle entre deux personnes, qui est bien une hospitalité de l’A/autre dans son propre corps. Le corps et la sexualité ne sont alors plus « conduites par le contexte des discours modernes du libéralisme sur la sexualité, ni de la famille bourgeoise » mais par « un désir recentré sur le divin 118 ». L’EXPÉRIENCE DU SIDA

« Nous sommes entourés par la perte. Beaucoup d’entre nous 116 ibid., p. 52. 117 Nancy WILSON, Our Tribe : queer folks, God, Jesus and the Bible, San Franscisco,

HarperSanFrancisco, 1995. 118 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, pp. 112, 114.


cit., p. 73. 121 Elizabeth STUART, Religion is a queer thing, op. cit, p. 56. 122 Tim MORRISON, op. cit. pp. 121-122. 123 ibid., p. 122.

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is a queer thing, op. cit., p. 121. 120 Malcolm EDWARDS, « God », in Elizabeth STUART Ed.., Religion is a queer thing, op.

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119 Tim MORRISON, « Religion, power and culture », in Elizabeth STUART Ed.., Religion

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ont perdu le contact avec leur famille biologique, y compris leurs enfants. D’autres ont perdu travail, foyer et entourage [communities] […] Nous sommes confrontés à un virus qui a tué nombre d’entre nous et tuera dans le temps encore plus parmi nous 119. » Tim Morrison exprime sans détour la violence de l’expérience du sida dans Religion is a queer thing. Une épidémie qui pour Malcolm Edwards 120 dans le même ouvrage a mis en crise – comme nous le verrons plus loin – la vision traditionnelle de Dieu, avec la question classique chez les victimes de tels désastres : un Dieu à la fois toutepuissance et toute-bonté pouvait-il permettre cela ? S’il n’est pas question pour les théologiens gays, lesbiennes ou queers de rentrer dans le questionnement du « pourquoi ? » de l’épidémie – les courants conservateurs agitant très bruyamment dans le monde anglo-saxon l’explication du châtiment divin – ils développent en revanche la dimension éthique de la réponse à l’épidémie. Pour Elizabeth Stuart, dans Religion is a queer thing, la réponse est dans un premier temps la prise de conscience que toute vie est « toujours entre la mort et la résurrection. Tout corps étant un processus constant d’agonie et de renaissance », jusque dans les processus biologiques de la mort et recréation permanente des cellules (mais pas des neurones). Il en résulte « notre refus d’être effrayés par la vie, […] un engagement à célébrer la vie et l’amour quoi qu’il en soit 121. » Pour Tim Morrison, « notre rôle de communautés spirituelles dans un contexte queer » est d’accompagner les malades, en évitant le piège de « donner du sens à l’insensé 122 ». Dans Religion is a queer thing,Tim Morrison et Elizabeth Stuart – comme évoqué plus haut (voir L’épidémie du sida : épreuve de vérité pour la théologie gay et lesbiennes) – ont encore de la difficulté à faire théologiquement écho au questionnement des personnes malades sur la vie après la mort, même si Tim Morrison remarque que « si nous sommes inca-


pables d’accepter la réalité de la mort nous serons dans le déni de la résurrection 123 ». De l’expérience de la présence auprès des malades, naît cette prise de conscience, qui s’exprime dans Gay and lesbian theologies, que « c’est une honte que la théologie queer intervienne si tard dans la crise du sida pour qu’une volonté s’exprime de répondre à la question de la vie après la mort auprès de ceux qui se meurent. Pour la théologie queer, son incessante et obstinée déconstruction de toutes les divisions binaires devrait sans doute ne pas avoir de difficulté à remettre en cause les frontières entre la vie et la mort 124. » UNE THÉOLOGIE DE L’EXPÉRIENCE PEUT-ELLE ÊTRE QUEER ?

Dans Religion is a queer thing, Elizabeth Stuart semble hésiter sur les chemins à prendre. La référence à la démarche déductive de la théologie de la libération est explicitement affirmée : en terme de méthodologie comme de thématiques (par exemple la revendication classique du peuple qui n’en est pas un et revendique de le devenir). Pourtant déjà pointe une démarche de théologie queer. Sont-elles compatibles ? Dans Gay and lesbian theologies, certes, la démarche de l’expérience est moins présente dans les pages qui présentent spécifiquement la théologie queer. Il y a l’inquiétude de l’enfermement dans l’expérience comme dans une nouvelle essence, la crainte que l’affirmation d’un contexte propre couperait du dialogue avec les autres chrétiens pris dans d’autres contextes. Pourtant, dans la démarche de théologie queer que présente l’ouvrage, la façon de choisir les questions théologiques traitées (le corps, le genre, les questions d’éthiques familiales et sexuelles) la façon de faire évoluer les réponses – sur le sida par exemple – est bien le résultat d’une expérience et de débats qui sont principalement portés par les intellectuels et militants LGBT et gay friendly. Mais la mise en cause de la norme hétérosexuelle, des binarités de genre que présente Gay and lesbian theologies ne concerne-t-elle pas aussi bien les hétéros que les LGBT , les hommes que les femmes, tout autant assujettis à ces normes ? Un homme 124 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit, p. 102.


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2005, p. 2.

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125 Teresa DE LAURETIS, Psychanalyse et genre, colloque du MAGE, Paris, 28 juin

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hétéro ne peut-il pas s’y sentir à l’étroit comme un transgenre ? Teresa de Lauretis, inventeure du terme « Théorie queer » a particulièrement insisté sur la pertinence de ce qu’elle appelle une « auto-théorisation » : « Une des contributions importantes de la psychanalyse aux épistémologies du XXe siècle est d’avoir montré que la théorie commence à partir de soi [at home]. Quels que soient son niveau d’abstraction, ou ses formes d’abstraction ou ses formes d’expression, la pensée théorique prend son origine dans une subjectivité incorporée, à la fois surdéterminée et perméable aux événements contingents 125. » Donnant à la fois l’exemple des théories féministes et marxistes mettant l’accent sur le point de vue de genre ou de classe, de la relecture des textes de Frantz Fanon dans les années  et de l’auto-analyse de Freud, elle rappelle lors de la même conférence qu’il s’agit d’une prudence nécessaire : « Le sujet est à la fois incarné et divisé, et toute théorie dans les sciences humaines qui ignore cette condition du sujet humain le fait au risque du volontarisme, de l’ethnocentrisme et du racisme. » Elle souligne par là combien le queer est un appel à travailler nos attachements. Si la théologie queer se nourrit de l’expérience de ceux qui la font et des communautés auxquelles ils participent ne paret-elle pas là à l’accusation souvent faite à la Théorie queer – en particulier à Judith Butler – de n’être qu’un travail littéraire coupé des réalités sociales ? Inversement, l’acclimatation de la démarche de la théologie de la libération à l’expérience gay et lesbienne dans un cadre théorique queer a l’avantage d’ouvrir cette école théologique à l’expérience des dominations culturelles du Nord, alors qu’elle s’est souvent cantonnée – malgré sa naissance initiale dans la théologie noire – dans la dimension économique des dominations. La théologie queer d’Elizabeth Stuart n’offret-elle pas un double tranchant là où le libérationnisme et le Queer n’en n’avaient qu’un chacun ? Une pertinence redoublée par la légitimité de l’appel aux ressources clas-


siques de la tradition théologique et de l’ancrage dans la Bible. L’inter rogation de la liturgie semble le lieu où la rencontre est pratiquement et théologiquement le plus fécond. DE LA CRITIQUE DE LA LITURGIE À LA REPRISE THÉOLOGIQUE DE LA « PERFORMANCE » SELON JUDITH BUTLER

CRITIQUE DE LA LITURGIE

Dès son premier ouvrage en  126, Elizabeth Stuart constate que pour « les personnes gays et lesbiennes, beaucoup de femmes, et toutes les personnes qui vivent des relations autres que le mariage heureux, [les liturgies des Églises] échouent la plupart du temps à exprimer ou même à prendre en compte leur expérience ». Elle part de cette citation dans Religion is a queer thing et donne des exemples en élargissant la question aux personnes de couleurs ou handicapés : Dieu formulé dans le vocabulaire de la perfection 127, de la famille hétérosexuelle (père, fils, enfant), l’Église comme fiancée du Christ. Des sacrements, le plus souvent donnés ou présidés par des hommes blancs, et dont certaines personnes sont exclues, parce qu’elles sont, par exemple, divorcées. Des rites de repentance et de réconciliation qui dans certaines Églises ne sont offerts aux personnes LGBTQ que si elles se reconnaissent pécheresses. Des ordinations ou reconnaissances de ministère qui n’ont lieu que si les personnes LGBTQ cachent leur orientation sexuelle. Des prières qui n’incluent par la diversité des croyants et de la création, etc. Pour Elizabeth Stuart, « le service public ou liturgie (qui littéralement veut dire « travail pour le peuple ») est vital parce qu’il est l’expression par laquelle l’Église comme corps se soutient, se nourrit elle-même et se souvient d’elle-même, se remet ellemême, ensemble, sur la bonne voie en se rappelant et se réengageant dans sa mission 128. » Pour cette raison, il est essentiel 126 Elizabeth STUART, Daring to speak love’s name. London, Hamish Hamilton, 1992,

p. 11. 127 Comment comprendre le peu de reprises théologiques des handicaps de Paul sur

lesquels pourtant lui-même insiste énormément ? 128 Elizabeth STUART, Religion is a queer thing, op. cit., p. 108.


de revoir les liturgies. Non seulement chacun doit y trouver sa place mais doit réfléchir à la place des autres. Pour elle, toute liturgie devrait répondre aux critères de la grille d’évaluation mis en avant en  par l’évêque anglican John Robinson : comment cette liturgie me rend plus sensible au « plus petit d’entre nous », au Christ qui est venu voir les apôtres à travers les figures de la personne qui avait faim, était nue, etc. dans Matthieu ,- ? La base de son approche dans Religion is a queer thing est donc l’inclusivité et la reprise de la diversité des expériences dans les cérémonies. Dans Gay and lesbian theologies, elle relit et élargit l’inclusivité par le prisme de la « performance » selon Judith Butler.

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129 ibid., p. 16. 130 ibid., p. 16. 131 ibid., p. 3.

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Dans Religion is a queer thing, Elizabeth Stuart raconte : « Je ne peux pas expliquer d’où cela vient, mais depuis mes premières années j’ai été capable de retourner les symboles 129. » Partant du fait que le « système symbolique du christianisme a un pouvoir qu’aucun groupe ne peut et n’a jamais pu contrôler », elle constate que ces symboles peuvent être retournés en force de libération. Elle donne l’exemple des chrétiens Noirs pour qui « Dieu comme Roi » signifiait à leurs oppresseurs Blancs que personne d’autre que Dieu ne pouvait avoir le pouvoir sur eux. « Retourner les symboles ne nous fait pas disparaître par l’opération du Saint-Esprit vers un endroit audelà de l’oppression […] mais nous donne l’énergie et la puissance pour survivre dans un environnement hostile, se battre et chercher à le transformer 130. » Si dans l’introduction de Religion is a queer thing, elle cite Judith Butler et utilise le terme « perform » comme moyen de mettre en cause les « notions dont [les personnes LGBTQ] sont malades 131 », ce n’est que dans Sex in Heaven que l’idée est explicitement mise en lien avec la Théorie queer. Après avoir cité Monique Wittig, elle estime que vis-à-vis du « système théo-hétérosexuel » (Monique Wittig dans La pensée Straight parle de « système hétéro-

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RÉPÉTITIONS AVEC UNE DIFFÉRENCE CRITIQUE




sexuel »), « le jeu [play] et la créativité viennent de la reconnaissance que c’est un système et non une réalité divinement révélée et que s’il n’est pas possible de s’échapper du système, il peut être subverti et transformé à travers le jeu [play] en prenant le langage et les images théologiques et de faire apparaître [to conjure up] de nouveaux sens et significations qui soient fidèles à nos propres expériences de vie 132. » Elle donne ensuite son interprétation de l’usage que fait Alison Webster de Judith Butler : « Comme Butler comprend le genre et l’orientation sexuelle en terme de performance, alors Webster veut soutenir que la foi chrétienne n’est pas quelque chose que vous avez, mais quelque chose que vous jouez [perform] et créez […] Comment devons-nous jouer [perform] le christianisme dans un monde post-moderne, de manière à honorer notre reconnaissance des diversités sexuelles, culturelles et de constructions théologiques 133 ? » Il s’agit donc – pour utiliser un néologisme apparu dans l’usage français du Queer – de « performer » un christianisme qui met en cause les enfermements identitaires de la modernité, permet à chacun de travailler ses attachements, fait place à la diversité des expériences et des expérimentations de soi. Si, dans Sex in heaven, Elizabeth Stuart ne cite Judith Butler qu’indirectement, dans Gay and lesbian theologies les ouvrages de Judith Butler Gender trouble et The psychic life of power apparaissent dans la bibliographie. Elizabeth Stuart définit sa propre approche de la performance en la qualifiant en des termes directement empruntés à Judith Butler. Elle évoque la « parodie » définie comme – c’est le sous-titre de l’ouvrage – « des répétitions avec une différence critique » (repetitions with a critical difference, « critical » pouvant être aussi traduit par « décisif »). Elle emprunte le terme à Linda Hutcheon 134 – à laquelle la théorie de la performance de Judith Butler doit beaucoup – pour qui la parodie est « une répétition pro132 Elizabeth STUART, « Sex in heaven », in John DAVIES & Gerard LOUGHIN, Eds.., Sex

these days, Sheffield England, Sheffield academic press, 1997, p. 189. 133 ibid., p. 190. 134 Linda HUTCHEON, A theory of parody : the teaching of twentieth-century Art Forms,

New York, Methuen, 1985, pp. 2-7.


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135 Judith BUTLER, Trouble dans le genre, op. cit., p. 261. 136 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit. p108. 137 ibid, p. 108.

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longée [extended] avec une différence critique » qui a une « fonction herméneutique avec à la fois des implications culturelles et même idéologiques ». Le terme de « performance » – processus de répétition régulée avec une possibilité de variation sur cette répétition – comme celui de « parodie » font partie du vocabulaire de Judith Butler, liés à la figure de la drag-queen qui dévoile que toute identité de genre est toujours une parodie : « La parodie du genre révèle que l’identité originale à partir de laquelle le genre se construit est une imitation sans original. Plus précisément, on a affaire à une production dont l’un des effets consiste à se faire passer pour une imitation. Cette déstabilisation permanente des identités les rend fluides et leur permet d’être signifiées et contextualisées de manière nouvelles ; la prolifération des identités empêche que la culture hégémonique ainsi que ses détracteurs et détractrices invoquent des identités naturalisées ou essentielles 135. » Pour Elizabeth Stuart, « la parodie est depuis longtemps le modus operandi chrétien 136. » Elle raconte qu’elle écrit ce passage de l’ouvrage un dimanche, quelques heures après avoir présidé une Eucharistie, « une répétition prolongée avec une différence critique » du Dernier Repas, lui-même « répétition prolongée avec une différence critique » du repas de Sedder juif. Autant de répétitions de gestes avec des différences critiques qui ouvrent de nouveaux sens dans de nouveaux contextes. Elle oppose cette « répétition prolongée avec une différence critique » à la « quête moderne de répétitions identiques », « évidente dans la banalité la production de masse de produits manufacturés ou dans la quête dangereuse du fondamentalisme d’une reproduction sans fin du texte “original” ou des sens du texte identiques dans toutes les époques ou les contextes, démonstration du manque de foi et de compréhension en lui et dans l’esprit saint 137 ». On pourrait avec Kierkegaard souligner combien une répétition à l’identique est une dangereuse illusion. Dans La répétition, il montre son double fictionnel tentant de revivre à l’identique un voyage à


Berlin qu’il a déjà fait, puis espérer, après cette douloureuse déroute, retrouver son logis exactement identique, mais son domestique a changé des choses… L’enfer mement dans l’espoir de répéter le passé – la « répétition en arrière » – prend chez Kierkegaard le nom de « ressouvenir », tandis que la répétition semble être une répétition avec changement : « Le ressouvenir est un vieil habit qui, si beau soit-il, ne vous va plus car vous avez grandi. La répétition est un habit inusable qui vous tient comme il faut tout en restant souple, sans vous étouffer ni bâillonner 138. » Pour le philosophe danois, « la répétition est le pain quotidien qui contente votre faim à profusion 139 » et d’ailleurs, « si Dieu n’avait pas souhaité la répétition, le monde n’aurait jamais été créé 140 » ! Chez Elizabeth Stuart, tout le mouvement de relecture du patrimoine traditionnel de l’Église, de la recherche de la mémoire queer de l’Église, l’importance donnée à la créativité liturgique doivent être relus à cette aune. Ce ne sont pas des replis sur un « avant » rassurant, une reddition face à la tradition mais une subversion du présent par l’ouverture, la relecture, le déplacement de ressources légitimes. Les parodies, répétitions avec une différence critique, reformulations dans des contextes différents de ces ressources sont autant d’actes et de paroles performatives qui permettent, comme le défend Judith Butler, « d’affirmer d’autres domaines d’intelligibilité culturelle, c’est-à-dire, d’ouvrir de nouvelles possibilités en matière de genre qui contestent les codes rigides des binarités hiérarchiques. Des “pratiques répétées de la signification” par lesquelles il devient possible de subvertir l’identité 141. » AU CENTRE : UNE VISION RADICALE DU BAPTÊME

Pourquoi cette insistance sur la subversion des identités ? En quoi cette redéfinition de l’identité chrétienne de la personne est-elle une subversion plus générale de son identité ? Dans Gay and lesbian theologies – en même temps que la revendication claire d’une théologie queer au sens de Judith Butler – 138 139 140 141 142

Soren Kierkegaard, La répétition, Paris, Rivages poches, 2003, p. 30. ibid. p. 31 ibid. p. 32 Judith BUTLER, Trouble dans le genre, op. cit., p. 271. Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, p. 2.


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143 ibid. p. 2. 144 ibid. p. 4.

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l’importance de la théologie du baptême est affirmée dès l’introduction de l’ouvrage. Dans le baptême, pour Elizabeth Stuart, sont dissoutes toutes les identités : le genre, la race, l’orientation sexuelle, la famille, la nationalité « et toutes les autres constructions culturelles des identités 142 ». Une dissolution qui assoit sa légitimité sur la lecture des liturgies traditionnelles du baptême et de Galates , compris comme une formule de baptême: « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec, il n’y a plus ni esclave, ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Christ-Jésus ». C’est cette théologie du baptême qui, fondamentalement, « ébranle les fondations sur lesquelles la plus grande partie de la théologie gay et lesbienne, et au-delà, l’ensemble des réflexions théologiques sur la sexualité, ont été basés depuis trente ans 143 ». Pour étayer son raisonnement subversif, dans son geste habituel, elle s’appuie à la fois sur des théologiennes féministes (Kathy Rudy) ou queer (Alison Webster) et des références ultra-légitimes : Rowan Williams (devenu depuis archevêque de Canterbury et donc référence de la Communion anglicane), le Book of Common Prayer de , un théologien du XVI e siècle (Lancelot Andrews), le Concile de Trente et même… Joseph Ratzinger (pas encore pape, mais déjà gardien du dogme)! Le Prayer book mettrait en avant le baptême comme révélateur de la relativité de toutes les formes d’identité. Les textes du Concile de Trente dévoileraient nos identités culturelles comme eschatologiquement effacées par le baptême, capturés que nous sommes par un royaume n’existant pas encore mais en train d’advenir. De Rowan Williams, elle retient l’idée que l’identité que nous recevons au baptême n’est pas une identité négociée en conversation avec nos communautés ou notre culture comme l’identité sexuelle ou de genre mais une identité sur laquelle nous n’avons aucun contrôle. Avec Lancelot Andrews, elle conçoit l’identité du baptême comme un don gratuit et sans condition. On peut se demander si l’importance donnée au baptême par Elizabeth Stuart ne comporte pas certains dangers. Elle estime non seulement que « la théologie queer a le potentiel


de contribuer à la Théorie queer » mais aussi de « la sauver du nihilisme parce que l’Église – la seule communauté sous un commandement divin – construit la façon d’être queer selon une logique divine 144 ». N’y a t il pas là une tentative d’annexion plutôt agressive d’un courant qui ne se revendique en rien comme croyant – même si Judith Butler réfléchit y compris à partir de sa judéité ? N’y a-t-il pas également un risque d’annexion de la logique divine dont personne ne peut dire si elle est plus mise en œuvre dans l’Église ou dans les backrooms? Cette approche des choses ne crée-t-elle pas une division discutable entre baptisés et non-baptisés, les premiers auquel il serait offert de se défaire des identités du monde, les seconds étant condamnés à y rester piégés? N y a-t-il pas également une annexion du baptême? Le baptême est-il une opération opérante par les gestes posés par l’Institution – Église – la tradition catholique dont est issue Elizabeth Stuart – ou plutôt le signe visible d’une nouvelle naissance invisible offerte à toutes et tous – approche protestante zwinglienne – et qui donc peut-être signifié différemment à d’autres dans d’autres contextes, dans et hors de l’Église, par le coming out par exemple? Peut-on analyser le baptême comme acte performatif – quand dire c’est faire – et quelle conséquence cela a-t-il? Enfin, du point de vue de la critique queer des courants qui l’ont précédé, cette vision du baptême – un geste qui libérerait de toutes les identités – ne renoue-t-elle pas avec une illusion libérationniste? Ne revient-il pas sur la position queer postulant – à la différence de la position libérationniste – qu’il n’existe aucun au-delà des identités, que le pouvoir est toujours en même temps oppresseur et créateur du sujet. Certes, le baptême – ou tout autre rituel même laïc ayant le même sens (les cérémonies d’intégration républicaines oscillent en ce sens entre universalisme politique et colonialisme symbolique) – peut être un geste fort – acte performatif – d’affirmation du refus de toute identité comme naturelle et essentielle, affirmation de leur relativité radicale. Ce geste fort peut signifier – choix à un moment d’un chemin personnel ou signification de l’acceptation d’une grâce offerte à chacun dès le début de la vie – que sont ouvertes toutes les aventures. Elizabeth Stuart va dans ce 145 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 96.


146 Richard CLEAVER, Know my name : A gay liberation theology, Louisville,

Westminster/John Knox Press, 1995. 147 Elizabeth STUART, Religion is a queer thing, op. cit., p. 111. 148 Elizabeth STUART, Daring to speak love’s name, op. cit.

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Citant une étude de Richard Cleaver 146, Elizabeth Stuart remarque dans Religion is a queer thing que les gays et les lesbiennes sont particulièrement investis dans les tâches liturgiques et que sans eux, l’Église serait privée d’une grande

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LA CRÉATIVITÉ LITURGIQUE QUEER

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sens quand elle précise que l’Église n’a pas le pouvoir d’effacer la distinction entre gays, lesbiennes et straight et que l’« octroi d’une identité baptismale subversive n’est pas la fin de l’histoire 145 ». Mais on sent dans l’écriture d’Elizabeth Stuart une tension. D’un côté, l’enthousiasme baptismal pour un coup de goupillon magique. De l’autre, la conscience que d’un point de vue pratique et effectif la mise en cause pour la personne des enfermements identitaires se joue d’abord dans la lenteur des processus de répétitions régulées de la performance, de la parodie des répétitions avec une différence critique, dans l’incorporation d’un rapport à la culture et au social. Ainsi écrit-elle : « Le baptême signifie être pris dans un Royaume qui n’existe pas encore pleinement, qui est dans un processus qui advient, c’est être pris dans la Rédemption de ce monde. Ce n’est pas que les baptisés sont appelés à vivre au-delà de la culture, ce qui est impossible et indésirable parce que l’Esprit est actif dans la culture humaine, mais ils sont appelés à la transformer en y vivant d’une façon qui témoigne à ce monde qu’ils sont nés dans l’Esprit. » Un témoignage dont elle écrit dans la suite du texte qu’il passe par la subversion des identités (ces dernières présentées comme la forme moderne du péché) par la performance. Le baptême est donc à la fois nouvelle naissance relativisant toutes les identités et point de départ pour leur subversion effective dans les identités, la personne et la culture. Une subversion effective qui peut notamment passer dans l’Église par le trouble sur les identités de genre – voir les traditions monastiques et patristiques déjà évoquées –, par la liturgie et une vie communautaire où chacun pourrait se sentir autorisé à présenter aux autres des essais de variation de soi.


partie de ses liturges : « Encore un exemple, regrette-t-elle, où ils ont servi un système qui déniait et excluait leur expérience 147 ». A contrario, le mouvement d’émergence de voix théologiques gays et lesbiennes a entraîné en parallèle une production théologique importante. En , Elizabeth Stuart faisait paraître Daring to speak love’s name 148, a gay and lesbian prayer book, recueil ordonné de textes liturgiques gays et lesbiens. Dans Religion is a queer thing, Elizabeth Stuart reprend les textes les plus significatifs. Des rites de la mémoire douloureuse : prière pour les gays et lesbiennes persécutés (de la Shoah aux placards de la vie quotidienne) ; une célébration pour le Yom a shoah (jour juif de la shoah) intégrant l’élimination des homosexuels dans les camps ; une liturgie de la lumière pour les victimes du sida. La mémoire queer de la tradition chrétienne s’illustre par la « revendication de jours de fête des saints montrant des caractéristiques queer 149 ». « Une des principales tâches de la théologie queer a été de sauver des personnes de l’histoire hétérosexuelle. Aucune de ces personnes ne pourrait être décrite comme “gay” dans le sens moderne du mot, mais elles étaient toutes queer en ce qu’elles défiaient les conventions de sexe et de genre de leur temps 150. » Les deux grandes figures sont Jeanne d’Arc et Saint Ælred de Rielvaux, un abbé du XII e siècle, fêté le  janvier qui écrivit sur la beauté de l’amitié et qui autorisa ses moines à vivre une amitié très intime entre personnes de même sexe. Dans son « court calendrier des saints queer », Elizabeth Stuart propose dix-sept dates. Outre des saints du Moyen Âge, des dates sont consacrées à Saint Augustin (pour les fortes émotions pour une personne de son sexe et la structure atypique de sa famille racontés dans Les Confessions), au prophète Daniel (traditionnellement considéré comme un eunuque), à Ruth et Noémie, David et Jonathan, à la journée mondiale du sida, et au Cardinal John Henry Newman (), anglican converti au catholicisme dont les travaux 149 ibid., p. 111. 150 Ibid, p. 135.1 151 Harvey Milk conseiller municipal de San Francisco et le maire de cette ville furent

assassinés en 1978 par un membre du Conseil municipal après que la ville eut


       

jeûnes de Théodore Monod contre la bombe atomique des veillées pacifistes aux États-Unis ou en Allemagne, près des bases nucléaires, des nuits de prières abolitionnistes lors des exécutions de peines capitales, les Sœurs de la perpétuelle indulgence ont par exemple organisé des prières face aux manifestants homophobes devant la mairie de Bègles le 5 juin 2004 ou le 31 janvier 2005 devant les CRS bloquant l’accès à la permanence du député UMP Christian Vaneste à Tourcoing cible d’une manifestation après des déclarations homophobes. Voir aussi le sous-chapitre « Jésus, militant d’Act Up » et les actions de la campagne « Stop the church ». 155 Judith BUTLER, Humain, inhumain, Paris, Éditions Amsterdam, 2005.

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153 voir le très étonnant site http://andrejkoymasky.com/hall.html. 154 Une troisième catégorie pourrait être proposée : les rites militants. À l'instar des

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influencèrent Vatican II et qui connut une intense amitié avec Ambrose St John avec lequel il est enterré. Elle suggère également de commémorer des figures gays et lesbiennes contemporaines comme l’homme politique californien gay Harvey Milk 151 et la poétesse lesbienne Audre Lorde. Dans Gay and lesbian theology, Elizabeth Stuart rappelle que les Sœurs de la perpétuelle indulgence – association internationale de drag-nonnes effectuant un travail d’accompagnement des malades et de prévention du sida – l’ont canonisé ainsi que le théologien Bernard Lynch 152 et la star de l’underground anglais Derek Jarman, mort du sida à  ans, en 153. Des liturgies sont créées pour les moments forts de la vie : rite de repentance pour avoir accepté de vivre « dans le placard », rite de « sortie du placard », litanie d’affirmation sur la base de Michée , (« je ferai des marginaux une Nation puissante »), prière de remerciement pour le corps, etc. 154. Les textes et formes de ces prières – qui organisent l’espace autour de tissus ou de bougies – insistent sur l’intégration du corps dans ces moments. Ils réintègrent la question du deuil et donc de la vulnérabilité trop souvent évacuées de notre société au risque de ne laisser place qu’à la vengeance comme réponse aux blessures causées par l’autre 155. Les liturgies rendent visible la mémoire dangereuse des minorités des Église par la symbolique des saints oubliés. Les textes des liturgies, partant des réalités vécues, insistent sur la fin des prisons identitaires offertes par le baptême dont des cérémonies de confirmations sont proposées. Elizabeth Stuart insiste sur la nécessité de liturgies écrites – pas seulement par des spécialistes – mais en communauté, moyendroits de aux prier « un Dieu se tient en est solidarité accordé de nouveaux personnes gays et qui lesbiennes. Un film en préparation sur sa vie. avec notre expérience, un Dieu gay, lesbien, bisexuel, trans152 Prêtre catholique d’origine irlandaise, figure dans les années 1980 à New York du genre, hétérosexuel et qui des nous tend gays la main pas seulement à mouvement Dignity pour l’inclusion personnes et lesbiennes.


travers les rituels et symbolismes traditionnels mais à travers les bien-aimés symbolismes de nos communautés ».


  • A U - D E L À D U L E S B I E N E T D U M Â L E • ch.

op. cit., pp. 69-71. 157 ibid., p. 71.

       

156 Malcolm EDWARDS, « God », in : Elizabeth STUART Ed.., Religion is a queer thing,


.        

UN AUTRE VISAGE DE DIEU

NI DIEU TRADITIONNEL, NI DIEU LIBÉRAL ?

Rejoignant la difficulté pointée par Elizabeth Stuart des théologies gays et lesbiennes à parler de la vie après la mort, ces mêmes théologies ont du mal à évoquer la nature de Dieu. Dans Religion is a queer thing 156, elle confie ce chapitre à Malcolm Edwards qui pointe les origines de cette difficulté. La critique est bien sûr celle de la figure orthodoxe du Dieu comme père, Dieu patriarcal et hétérosexiste, Dieu radicalement mis en cause par la Shoah, les massacres de Bosnie ou l’épidémie de sida. Mais la remise en cause ne s’arrête pas là. Malcolm Edwards reprend sur un mode polémique les sévères critiques de la théologienne étasunienne épiscopalienne Carter Heyward contre ce qu’ils perçoivent comme la vision libérale de Dieu. Edwards présente l’approche libérale comme un « amour narcissique », amour entre un « Dieu solitaire » et un « humain solitaire » aboutissant à un monde où les individus sont en guerre les uns contre les autres, contre les animaux et contre le monde, une division qui de son point de vue empêche de se battre ensemble contre l’injustice. « Le Dieu libéral est un Dieu qui ne se soucie pas de son peuple 157. » La critique de Malcolm Edwards s’adresse en particulier à Paul Tillich et à sa conception d’un « Dieu au-dessus de Dieu », qu’Edwards voit comme « un Dieu qui est renvoyé si loin des souffrances de ce monde qu’il ne s’en soucie tout simplement pas. C’est cette indifférence qui est si dangereuse – au moins, si Dieu est entièrement représenté comme nous étant hostile, nous savons où il est. Un Dieu qui 158 ibid., p. 71. 159 Robert Goss, op. cit., pp 161-176.


       

Process, Paris, Van Dieren éditeur, 2000, p. 58-60. 161 Malcolm EDWARDS, op. cit., p. 73. 162 ibid, p. 72.

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160 André GOUNELLE, Le dynamisme créateur de Dieu. Essai sur la théologie du

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est au-dessus des trivialités de ce monde peut sembler au premier égard innocent, jusqu’à ce que nous réalisions que cela signifie qu’un Dieu qui ne s’en soucie pas autorise les puissants à persister dans l’oppression des faibles. […] Un Dieu qui ne se soucie pas est tout aussi bien du côté des oppresseurs. Le Dieu du libéralisme est simplement irrecevable pour les gays et les lesbiennes parce qu’il est le Dieu qui ne se soucie pas de la justice, qui est aveugle à toutes les relations de pouvoir dans le monde 158. » En réponse aux figures traditionnelles et libérales de Dieu, la première figure de Dieu que met en avant Malcolm Edwards et sur lequel Elizabeth Stuart jette un regard positif dans Gay and lesbian theologies est le Dieu « avec » les hommes, mêlant la théologie de la libération et la théologie érotique. Carter Heyward croit en un Dieu enraciné dans l’expérience de l’humanité, pouvoir de relation entre les personnes, au sein de l’humanité et avec la création, Dieu puissance créative qui apporte la Justice – des relations justes – dans l’Histoire. Robert Goss défend une réintroduction de l’érotisme et du plaisir dans la question théologique qui lui fait défendre Dieu comme un amoureux : Dieu ne peut plus être parfait ou autosuffisant car il a besoin d’un autre. Un Dieu susceptible de recevoir comme de donner à cet autre, qui est d’abord le plus faible. Goss définit Dieu comme un « Faire l’amour et la justice [God as love-making and justice doing] 159. » On peut se demander si la volonté de démarcation vis-à-vis de la théologie gay libérale n’entraîne pas une certaine caricature de la position libérale (sans compter qu’il serait bien difficile de définir la position libérale). Le Dieu absent parce que « tout autre » est plus le Dieu barthien – voir le thème du silence de Dieu chez Ellul et sa polémique avec Maillot sur le sujet – que le Dieu libéral, certes radicalement autre mais qui offre pour Tillich une puissance d’être. Son indétermination est une ouverture pour tous ceux qui veulent le nommer dans leur culture plutôt qu’une absence. Au bout du compte, le Dieu de


Goss – puissance créative, Dieu qui habilite les hommes à faire la Justice – est-il si loin de la théologie libérale et en particulier de la théologie du Process – courant sur lequel Elizabeth Stuart jette un regard positif ? Cobb n’insiste-t-il pas justement sur une spiritualité de l’ordinaire, la banalité de Dieu ayant une parenté et une solidarité avec les humains contre des théologies dominantes qui ont exagéré son altérité 160 ? Dieu est pouvoir de sortir les personnes de leurs enfermements, source d’un changement permanent, un Dieu lui-même changé par les événements même du monde et de l’existence. Du Queer avant le queer de Stuart en quelque sorte ! UNE RÉINTERPRÉTATION DU DIEU TRADITIONNEL

Malcolm Edwards – se définissant comme un théologien queer post-libéral – adopte la critique queer de la vision traditionnelle de Dieu mais veut la revisiter – la répéter avec une différence critique, même si l’expression n’existe pas encore en théologie quand il écrit son chapitre – plutôt que de l’abandonner. Il préfigure en cela l’approche que reprendra Elizabeth Stuart dans Gay and lesbian theologies. Il se demande ce qui peut être appris des doctrines de l’omnipotence, de l’omniscience, de la toute bonté et de l’impassibilité de Dieu. L’omnipotence devient pour lui une confiance en « une attention providentielle de Dieu » grâce à laquelle il espère qu’ultimement, surtout si toutes les apparences indiquent le contraire, le bien sera plus fort que le mal et que « Dieu nous donnera la puissance d’agir [empower] pour faire quelque chose contre le mal 161 ». L’omniscience est pour lui l’espérance que dans cette attention Dieu n’est pas « un philanthrope naïf, bien intentionné mais inefficace » mais qu’il est « suprêmement avisé 162 ». L’impassibilité revue par Edwards rejoint étonnamment la toute bonté de Dieu. Il les relie dans l’idée d’un Dieu immuable, d’une bonté qui ne peut être interrompue par le caractère tout puissant et 163 164 165 166 167

ibid., p. 74. ibid., p. 75. Elizabeth STUART, Sex in heaven, op. cit., p. 200. Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 92. En 1964, l’écrivaine étasunienne Susan Sontag, décédée le 29 décembre 2004, publie l’essai qui la rendra célèbre internationalement, Notes on “Camp”, où elle pré-


omniscient de Dieu, un amour qui ne peut être retiré comme peut l’être l’amour humain. L’amour de Dieu est bien une relation, mais en celle-là on peut avoir pleine confiance : « Dieu est la pierre qui ne peut être bougée 163 ». Par cela, il veut démontrer, en polémique avec les courants fondamentalistes, qu’« au sein de la vaste tradition chrétienne il y a des éléments qui sont susceptibles d’être plus signifiants dans notre situation, mieux que les points de vue portés par ceux qui se font actuellement passer comme les dépositaires de la “tradition” théologique 164 ». LE DIEU QUEER D’ELIZABETH STUART

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       

sente une contre-culture inspirée par la mouvance homosexuelle, qu’on qualifierait aujourd’hui de “queer”. Elle y fait l’éloge d’une nouvelle sensibilité urbaine apolitique dont l’accent est mis sur la vénération du style, l’exagération théâtrale, l’artifice et le mauvais goût. “Si mauvais que c’est bon” (“so bad it’s good”) ! 168 Judith BUTLER, La vie psychique du pouvoir, Paris, Éditions Léo Scheer (non & non), 2002. 169 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 73. 170 ibid., p 112.

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Elizabeth Stuart va reprendre cette démarche de Malcolm Edwards en la définissant à la fois comme un sauvetage de la tradition queer de l’Église et une répétition avec une différence critique de cette tradition. Elle ne consacre pas directement de textes à l’image qu’elle a de Dieu, alors qu’elle le fait à plusieurs reprises de Jésus comme nous le verrons. Dieu apparaît chez elle comme une figure eschatologique, un ailleurs, une mise en tension qui appelle le monde à se transformer, se sortir des identités pour se réaligner, se reconfigurer sur son au-delà. Que ce soit concernant la mort, ou la relation entre deux personnes, elles ont comme finalité, comme eschaton de rejoindre Dieu. Elle évoquera l’amour entre deux personnes ou même le travail des mystiques qui atteignent leur réalisation dans « l’union de l’âme avec Dieu 165 ». Inversement, Marc ,- est cité (« Quand on se relève d’entre les morts, on ne prend ni femme, ni mari, mais on est comme des anges dans les cieux ») pour demander : « N’y a t il pas de mariage dans les cieux parce que nous y serions tous faits queer ? ». Elle cite Michaël Vasey, aussi bien dans son article de  que dans Gay and


lesbian theologies 166 pour faire remarquer que les images du paradis dans les premiers siècles chrétiens et au Moyen Âge ont plus à voir avec une gay-pride et le style « camp 167 » qu’avec le sérieux de la vie politique anglaise. Elizabeth Stuart s’interroge sur la réponse chrétienne à la question de la mélancolie inhérente au genre que décrit Judith Butler dans La vie psychique du pouvoir 168. Selon cette dernière, le moi est amené à assumer une identité dotée d’un genre en perdant les autres identités possibles. Non seulement l’identité homosexuelle doit faire le deuil de l’identité hétérosexuelle (et inversement) mais aussi de toutes les autres identités de genre possibles. Ce deuil n’est jamais tout à fait possible car cela obligerait à admettre les attachements perdus et mettrait en danger l’identité assumée par le moi. De ce deuil impossible, il résulte une mélancolie à la racine du genre. Elizabeth Stuart voit dans l’association courante entre homosexualité et mort, dans l’importance donnée aux funérailles dans l’épidémie de sida, dans l’allure souvent camp (elle cite Susan Sontag dans sa bibliographie) de ces funérailles, une manière non seulement de recevoir dans la mort une reconnaissance refusée dans la vie, mais « d’anticiper un au-delà » de la mort et de la mélancolie du genre. Un au-delà qui s’identifie avec le retour de la croyance en une vie après la mort chez les victimes de l’épidémie de sida, un au-delà qu’elle avait pu définir précédemment comme un retour au corps de Dieu 169. Elizabeth Stuart écrit : « De la tradition chrétienne nous apprenons que le diagnostic que fait Judith Butler de la mélancolie ne peut être résolu que de deux façons : la déconstruction eschatologique du genre (qui peut être anticipé maintenant) et la perfection et l’accomplissement du désir en Dieu 170 » qui dépasse l’attachement à un genre. L’image de Dieu selon Elizabeth Stuart apparaît donc comme un dissolvant des ontologies essentialistes, se gardant de

171 ibid., p. 114. 172 ibid., p. 80. 173 ibid., p. 78.


UNE ARCHÉOLOGIE DE LA FIGURE DE JÉSUS

174 ibid, p. 78-79. 175 ibid., p. 79. 176 ibid., p. 79.

       

Les théologies gays et lesbiennes abordent la christologie avec une question de départ identique à celle de toutes les autres minorités : que faire d’un Jésus qui a été « identifié à l’expérience mâle et blanche et utilisé pour justifier le pouvoir mâle et blanc 172 », se demande Elizabeth Stuart dans le chapitre qu’elle consacre au Queer christ dans Gay and lesbian theologies. Elle commence par un exercice d’archéologie de la figure du Christ. Si nous connaissons cette figure sous le nom de Jésus et non de Joshua, c’est qu’une première transformation a eu lieu. Afin de devenir une religion respectable à même de convertir les classes supérieures de l’empire romain, il a fallu faire abandonner à ce personnage son identité de « Joshua, ayant sa place dans la tradition de l’ancien Israël, proclamant et vivant une vision profondément contre-culturelle et égalitariste et pour laquelle il

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D’UN JÉSUS QUEER À L’AUTRE

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tomber dans le même piège. Quand Elizabeth Stuart écrit, « gay is not good, straight is not good, no one is good but God », l’affirmation souffre du silence sur une vision affirmative de Dieu mais se comprend dans la suite de la phrase : « La Rédemption ne vient pas à travers la sexualité ou le genre, plutôt, ils sont pris dans le processus de rédemption 171 ». On retrouve un point de vue déjà exprimé dans le baptême et ce n’est pas un hasard si elle insiste sur les similitudes de sens entre les cérémonies anglicanes de funérailles (en introduction de Gay and lesbian theologies) et du baptême : interdiction de tout signe d’appartenance (drapeau national, régional, d’organisation syndicale, politique ou de corps d’armée), textes liturgiques reprenant la thématique de la nouvelle naissance, etc. L’existence de Dieu et du paradis relativisent les identités, leur évite de devenir leur propre fin pour être ouverte, dirigées, vers autre chose, vers Dieu.


mourut 173 ». Une deuxième transformation s’est déroulée en même temps, Elizabeth Stuart reprenant là l’analyse de Robert Goss. Jésus a été « neutralisé » en étant introduit dans la culture grecque, une culture profondément suspicieuse vis-à-vis du corps, de la sexualité et des passions. Il est « devenu un homme vierge, né d’une vierge, libre de tout désir, l’incarnation d’un Dieu qui dans les termes de la philosophie grecque dominante devait être sans passion, incapable de souffrances et inchangeant parce que cela était identifiable avec la perfection, l’opposé du délabrement 174 ». Dernière transformation que pointe Elizabeth Stuart : au IV e siècle, il est identifié comme une seule substance avec le Père, faisant de sa « masculinité, le seul aspect de son identité laissée intact (sa judéité et son origine palestinienne avaient depuis longtemps été abandonnées) 175 ». D’un côté, Dieu était identifié à un mâle célibataire, justifiant ainsi le pouvoir des hommes célibataires. De l’autre, le prophète égalitariste Joshua avait été transformé en un Jésus régnant sur la création comme l’empereur sur l’Empire, justifiant toutes les hiérarchies. Elizabeth Stuart veut, à la suite de Robert Goss, retrouver un autre Jésus : Le Joshua, tout de passion pour les autres, du côté des opprimés. Jésus/Joshua, « l’homme qui avait des relations d’intimité avec les hommes et les femmes, qui vivait entièrement en et à travers son corps, mangeant, buvant, touchant, guérissant, à sa manière, à travers la vie des gens ; un homme qui appelait son peuple hors des structures familiales de son temps et refusait de reproduire les hiérarchies des religions et de la société au milieu de ses amis avec lesquels il formait une nouvelle forme d’amitié, non basée sur les liens du sang, ou les hiérarchies de genre ; un homme soignant le serviteur d’un centurion (même si de tels serviteurs étaient aussi fréquemment des amoureux), qui s’identifiait luimême aux eunuques considérés comme pervers et sexuelle177 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 82. 178 Judith Butler utilisera – notamment dans le fameux passage de Trouble dans le

genre où elle évoque la figure de la drag-queen – le terme d’« actes corporels subversifs ». 179 Robert GOSS, Jesus Acted Up, op. cit., p. 151. 180 ibid., p. 147.


181 ibid, p. 150. 182 http://www.lespantheresroses.org/textes/Tomilillo.html. 183 Elizabeth Stuart, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 84.

       

L’être de passion Jésus, figure de la révolte des exclus, s’illustre pour Goss par ses « pratiques transgressives 178 ». Le paradigme en est pour lui la scène où il chasse les marchands du temps – rebaptisée “Stop the temple action”. Les « chrétiens queer reconfigurent la narration biblique de l’action de Jésus “Stop the temple” dans une nouvelle narration 179. » En , Act Up New York lance la campagne “Stop the church” en interrompant une messe à la cathédrale Saint-Patrick, célébrée par le Cardinal Patrick O’Connor, connu pour ses positions hostiles à l’homosexualité et à la promotion du préservatif. « L’action de Jésus [contre les marchands du temple] est le modèle pour l’action transgressive “Stop the church” de la cathédrale Saint-Patrick qui valut à Act Up d’être accusée de sacrilège. L’action “Stop the church”, comme la manifestation de Jésus, violait l’espace sacré, transgressa le rituel sacré, et offensa des sensibilités 180. » « Comme au temps de Jésus, l’espace sacré est devenu un espace d’oppression, oppressif avec les personnes vivant avec l’infection du sida, pour les

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JÉSUS, MILITANT D’ACT UP

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ment pervertis ; un homme qui se tenait en solidarité avec les non-personnes de son temps, a été caché à nos yeux 176. » C’est un Jésus « comme nous » qui a été enlevé. Robert Goss insiste sur le thème de la Basileia, du Royaume dans la prédication, identifié au Royaume de ceux qui sont aujourd’hui opprimés, ceux auxquels s’identifiait Jésus. Les deux auteurs rejoignent alors la théologie de la libération. Elizabeth Stuart écrit : « Exactement comme il est possible pour les Noirs de proclamer que Jésus est Noir, et aux femmes de se retrouver dans l’image de “Christea”, c’est ainsi que le peuple queer peut déclarer que “Jésus est queer” 177. » Ce premier Jésus-Queer est celui de la définition du Queer comme mouvement social : alliance de tous les exclus de la domination de genre, gays, lesbiennes, bi, transgenres, prostitué-e-s dans un mouvement de remise en cause de cette domination.


femmes tant lesbiennes qu’hétéros, pour les hommes gays. Où est le réel sacrilège ? […] Ils ont été accusés de mépris contre le sacré. Leur mépris pour le sacré est comme le théâtre messianique de Jésus dans le temple : c’est, en réalité, un profond hommage pour un sacré basé sur un Dieu faisant la Justice 181. » Robert Goss participe à l’époque à des actions de Queer Nation, groupe issu d’Act Up. Pour Queer Nation, il s’agit de mettre en évidence le fait que les normes hétérosexuelles sont omniprésentes dans l’espace public, y compris dans des espaces où la sexualité n’est a priori pas en jeu, comme les grands magasins le samedi après-midi. Ils se contentent de se comporter tout « naturellement » (s’embrasser, se tenir la main) comme ils le feraient dans des lieux gays ou lesbiens, comme le font les couples hétérosexuels dans ces lieux-là, provoquant protestations des hétérosexuels présents et interventions musclées des vigiles. « Le malaise et les réactions provoqués mettent en évidence l’énergie dépensée par la communauté normale pour préserver son espace, consolider et surveiller ses enceintes en tenant à distance les formes polymorphes de sexualité 182. » Elizabeth Stuart commente ces actions avec ces mots : « Les chrétiens queer sont appelés à vivre le Règne de Dieu dans une action transgressive, faire entrer Dieu dans l’espace homophobe afin de le détruire 183. » JÉSUS PARODIANT

Robert Goss cite d’autres types d’actions. « Les chrétiens queer devraient organiser des célébrations et des bénédictions d’union de même sexe sur les marches des cathédrales et temples des principales dénominations protestantes pour accroître la visibilité de leurs relations et l’échec ecclésial à les reconnaître. Queer Nation Boston a récemment performé une telle action prophétique, quand une douzaine de 184 ibid., p. 151-152. 185 Elizabeth STUART, Gay and lesbian theologies, op. cit., p. 108. 186 Ce paragraphe est écrit quelques jours après la célébration par Act Up Paris d’une

union de même sexe dans Notre-Dame et l’intervention violente des vigiles de la cathédrale, action menée pour protester contre le refus par le Procureur de Nanterre que soit célébré le mariage de deux transexuelles se vivant comme femme mais de sexe légal différent.


187 Voir le site radical-orthodoxy. monsite. wanadoo. fr/. 188 Graham WARD, « Bodies, the displaced body of Jesus Christ », in : John MILBANK,

Catherine PICKSTOCK, Graham WARD Eds., Radical orthodoxy : a new theology, London ; New York, Routledge, 1999, 163-181. Dans le même volume, on peut signaler un article d’un proche d’Elizabeth Stuart, Gerard Loughin, Erotics, god’s sex, sur le thème de la parodie.

       

Ces approches restent encore fortement tributaires de la théologie de la libération. Elles rappellent – tout en les dépassant et en leur donnant une vraie pertinence – les images d’un Jésus-guérillero. Un autre Jésus-Queer que présente

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LES CORPS DÉPLACÉS DU CHRIST

 

couples gays et lesbien ont échangé des vœux de consentement sur les marches la cathédrale de la Sainte-Croix. C’était une prophétique déclaration de colère contre les actions de lobbying du cardinal Law pour faire échouer le Boston’s Family Protection Act, qui devait étendre la protection des assurances aux conjoints dans les couples de même sexe. […] L’archidiocèse catholique condamna Queer Nation pour son intention de parodier et de ridiculiser le mariage 184. » On retrouve la question de la parodie, répétition avec une différence critique, un des centres de la pensée d’Elizabeth Stuart, dont le paradigme est le Jésus de la Cène. « La parodie, écrit-elle, est alors la manière chrétienne de fonctionner, de prendre ce qui nous est donné et de le faire se dérouler [and playing it out] de façon à dévoiler la déchirure de l’autre monde à travers cela 185. » La répétition avec une différence critique, la performance comme parodie répétée de manière régulée, est une forme d’action subversive qui rend visibles les contextes hétérosexuels cachés car allant de soi, les fait éclater par les réactions engendrées et en même temps, déplace – en les prenant dans le mouvement eschatologique – les formes parodiées pour en faire autre chose. Dans le même temps qu’elle les rend visibles comme construction hors de la naturalité, la parodie entraîne une relativisation radicale des identités modernes – dans la ligne anti-identitaire d’Elizabeth Stuart – et de leur manière de se reproduire, le mariage par exemple 186. Elles sont ainsi rendues utilisables – mais jamais complètement appropriables – pour être bougées, déplacées, subverties.


Elizabeth Stuart est issu du très insaisissable, mais passionnant, courant de la radical orthodoxy anglo-saxonne et de la relecture qui y est faite de la Théorie queer. Né dans la fin des années , plutôt relayé en France par des catholiques conservateurs 187, réunissant des catholiques et des anglicans, ce courant « post-moderne » rejette les mythes de la modernité (tout comme les théologiens postmodernes libéraux) comme le progrès, la science, l’objectivité, le monde séculier, la surestimation de la rationalité, etc. Le christianisme – comme voix parmi toutes celles qui émergent après la disparition post-moderne d’un seul grand récit unificateur – peut offrir une alternative à la violence de la sécularité et au nihilisme en mettant la foi avant la raison – s’appuyant sur des lectures de Derrida et Lacan. Ce courant se confronte aux questions contemporaines en lisant à la fois les auteurs des sciences humaines contemporaines et le patrimoine théologique. Graham Ward, professeur de théologie contextuelle et l’un directeur du Center for religion, culture and gender de Manchester (U.K.), consacre dans un des tout premiers volumes publiés par ce courant, un article au « corps déplacé de Jésus-Christ 188 ». Partant d’une critique de la difficulté féministe à imaginer les femmes sauvées par un homme et de la recherche gay de la sexualité de Jésus, Graham Ward se réfère explicitement à Judith Butler et étudie les déplacements du corps de « Jésus le juif “genré” [gendered] » dans les évangiles et dans la tradition chrétienne. Pour lui, il s’agit, sans pour autant être un pur esprit, d’un corps « instable » impossible non seulement à contenir dans les frontières habituelles de genre mais dans les catégories de matérialité ou de réalité corporelle. Il pointe les grands moments de l’Incarnation et de la circoncision, de la Transfiguration, de l’Eucharistie, de la Crucifixion, de la Résurrection et de l’ascension, comme les moments privilégiés de ces déplacements. Dans l’incarnation et la circoncision, il pointe l’absence de géniteur mâle – et donc la possession de chromosomes XY à 189 190 191 192

ibid., p. 164-165. ibid. p. 165. ibid. p. 168. ibid. p. 168.


       

ibid., p. 169. ibid., p. 172. ibid., p. 173. ibid., p. 174.

• A U - D E L À D U L E S B I E N E T D U M Â L E • ch.

193 194 195 196

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partir du seul patrimoine génétique XX – comme signe d’une paternité divine autre, rejouant la création. La matérialité du corps est informée à la fois par l’Adam d’avant la chute et le corps d’après la résurrection. Ward cite les images augustiniennes et médiévales qui troublent l’identité de genre du « bébé garçon » Jésus, à la fois « mari et épouse, épouse et futur amoureux de la mère qui lui a donné naissance, dont le propre corps grossira pour contenir l’Église. La chambre nuptiale est l’utérus que le marié imprégnera de sa semence, l’utérus dont il est lui-même issu. […] Le corps de Jésus est pris à l’intérieur d’un réseau complexe de relations sexuelles symbolisées qui confondent l’inceste et le sacré 189. » C’est un corps extensible : « Le corps de Jésus est étiré temporellement, le corps du bébé préfigure le corps de l’adulte, le corps de l’adulte représente le corps de l’Église, dans sa marche pour la résurrection 190. » Le corps est étiré entre l’Adam d’avant la chute et le Jésus d’après la parousie. Dans la transfiguration, il met en avant la charge d’érotisme et d’attirance de corps glorifiés, mais impossibles à approprier par les spectateurs (qui échouent à les retenir en leur offrant l’abri d’une tente), impossibles à assimiler comme un égoidéal. Les corps sont renvoyés – comme le font les icônes – à Dieu lui-même. Un « corps translucide qui rend visible un autre corps caché 191 », un corps transfigurable. L’Eucharistie commence par la rupture du pain : rupture du corps de Jésus, des frontières du corps. Le corps transposé dans le pain est mis dans les mains des disciples et s’incorpore dans leurs propres corps, qui deviennent sa propre extension. Dans l’eucharistie, le corps de Jésus – devenu à la fois asexué par l’incorporation dans la matière, et re-sexué par l’incorporation dans les disciples – est « translocationnel » tel qu’il « peut être un corps ici et en même temps là-bas ; une sorte de corps ici et une autre sorte là 192 ». La Crucifixion attire le plus l’attention de Ward. Il souligne la


charge de violence sexuelle, inaugurée par le baiser de Juda, dans la façon de toucher et violenter le corps du Christ, un corps qui perd sa masculinité pour n’être plus « “ce”corps ou “mon”corps mais ce corps indifférencié “là” 193 ». Un corps ouvert aux significations multiples. Ainsi l’Église médiévale parle de « Jésus-Mère », son côté blessé étant à la fois le sein nourricier et l’utérus d’où sortira l’Église. La frénésie de violence diminue après que Jésus eut expiré son dernier souffle, laissant s’installer une économie du manque et du deuil. Ward fait le parallèle avec la séparation d’avec la mère chez Freud et Lacan pour marquer immédiatement la différence : la structure du désir chrétien est double (moi pour Dieu, Dieu pour moi), le manque est en permanence « joué et rejoué [performed and reperformed] dans l’eucharistie et dans la kénose qui construisent le soi chrétien dans chaque pratique de la foi. Le manque et l’endeuillement, qui est issu du déplacement radical du corps du Christ dans la crucifixion nourrissent une régénération positive 194. » Dans la résurrection, « tous les modes de déplacement […] sont récapitulés : le corps glorifié de la transfiguration, le corps brisé de l’eucharistie, la physicalité instable du corps qui marche sur les eaux. La capacité à disparaître, à traverser les murs, à occuper d’autres corps (ce qui entraîne bien des erreurs d’identification de qui il est) est contrebalancée dans une corporalité tangible et capable de manger 195 ». Ces apparitions et disparitions disséminent les modes de médiations, disséminent le message, les narrations qui en sont issues, leur transposition d’un endroit en un autre, et au bout du compte, multiplie les communautés et l’échange entre elles. Comme le corps du Christ, l’Église connaît « un déplacement continuel de ses corps, le déplacement continuel de ses identités […] Pour adopter un terme derridien, la logique du Christ comme logos est la logique de différance – différer d’identité, une répétition non à l’identique qui institue et perpétue l’altérité 196. » Nous voilà dans une forme sophistiquée de la stuartienne répétition avec une différence critique. Dans l’Ascension, se crée une distance qui prend les disciples et l’Église dans cette logique de déplacement. L’Église Corps du Christ – est un corps « omni-genré ». « Le corps 197– ibid., p. 176.


de Jésus Christ, le corps de Dieu, est perméable, transcorporable, transpositionnable. En lui, tous les corps sont situés et reçoivent leur signification. Nous sommes tous perméables, transcorporables, transpositionnables. “Il n’y a plus ni Juif, ni Grec, il n’y a plus ni esclave, ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Christ-Jésus” (Gal. ,) 197. »

  • AU-DELÀ DU LESBIEN ET DU MÂLE •




 :   ,    ₍₎   … Le tremblement de terre de Lisbonne de  puis celui de Messine en  furent pour la philosophie et la théologie des moments de rupture sur la question du Mal et de la nature de Dieu. L’épidémie de sida a joué ce rôle pour la théologie gay et lesbienne et le travail d’Elizabeth Stuart invite toutes les autres théologies à prendre en compte cette rupture, à intégrer le drame d’une catastrophe qui continue dans une relative indifférence, en particulier dans les pays du Sud. Comme le montre la théologienne anglaise, ce n’est pas seulement la vieille question – toujours pertinente – de la théodicée qui est en cause mais tout notre rapport aux discours de vérité et d’identités qui est en cause. Les théologiens et théologiennes issus de la communauté LGBTQ et gay friendly, comme ceux et celles du Sud marqués par cette épidémie, font ressurgir la question du contexte de production de la théologie. Le caractère situé de toute production théologique – fait difficile à contester – a du mal à être pris en compte dans les débats, en particulier en France, les choses se passant peut-être mieux en Belgique ou en Suisse, pays à composition multicommunautaire ayant un autre rapport aux minorités. À la difficulté pour toute théologie dominante de s’accepter comme théologie (issue) de/des groupe(s) dominant(s), s’ajoute la phobie française pour les questions minoritaires, dont la seule évocation entraîne immédiatement l’apparition dans les débats de la stigmatisation du « communautarisme », du « particularisme », etc. Elizabeth Stuart n’ouvre-t-elle pas, par sa critique des théologies gay et lesbiennes, de leur risque essentialiste, par son souci de s’appuyer sur des ressources communes relues dans la différence des approches, par sa critique de toutes les identités (dominées comme dominantes), une troisième voie


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Dieu », http://www.protestants.org/fpf/biblique/dossiers_bibliques/violences. html.

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198 voir le travail du service biblique de la FPF « violence des hommes, violence de

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entre l’universalisme abstrait – expression au final située dans les groupes dominants – et l’isolement du discours particulier – dominé ? Ne nous propose-t-elle pas une prise en compte tranquille de nos contextes de vies, une invitation à scruter nos attachements communautaires effectifs, ni pour les rejeter, ni pour les idolâtrer, mais pour les travailler, afin que nos échanges de théologie soit aussi une manière de nous dire les uns les autres, de dire quel est notre « tous ensemble » et de nous renouveler vraiment en Christ, comme individus et comme communauté(s) ? Il s’agit bien de « travailler » ce que nous sommes. Nous l’avons évoqué avec la question du baptême, l’approche anti-identitaire court toujours le risque de croire qu’il y ait un « au-delà des normes ». Le risque est parallèle dans la théologie « universaliste » et dans sa critique. La théologie « universaliste », se pensant comme universaliste sans interroger ses endettements, se considère d’emblée comme au-delà des normes. La critique de la théologie dominante peut rêver réaliser un au-delà des normes, une libération. De Michel Foucault à Judith Butler en passant par David Halperin ou Elizabeth Stuart, tous ont mis en garde contre cette illusion. L’enjeu n’est pas un impossible affranchissement mais un possible jeu sur les frontières : travailler, multiplier, se distancier, relativiser, organiser des passages et des circulations entre des normes mouvantes, floues, toujours impossibles à tenir, toujours impossible à répéter à l’identique. Elizabeth Stuart nous rend attentifs – parce qu’elle en a expérimenté le risque – à ne pas imaginer le baptême ou le coming out comme des naissances définitives à une nouvelle identité, un passage de l’inauthenticité à l’authenticité, arriver enfin à « être soi ». Les baptêmes comme les coming out peuvent être des premières étapes – essentielles en ce qu’elles peuvent permettre d’avoir des vies autrement plus vivables, et ce n’est pas rien ! – dans un chemin vers soi, Dieu et les autres, toujours rencontrés, jamais atteints. Elizabeth Stuart nous invite à un travail permanent de critique


et présente des outils en ce sens. Sa reprise de « l’archéologie du savoir » de Michel Foucault apporte-t-elle quelque chose de nouveau à la théologie ? La méthode historico-critique, l’étude de la réception d’un texte biblique, les différentes méthodes de critique littéraires, structurelles, matérialistes, etc., sont des « archéologies du savoir » bien avant l’heure. C’est d’ailleurs ce qui donne en partie sa légitimité à une importation de « l’archéologie du savoir » dans la théologie. Pour reprendre un des cabotinages préférés d’Elizabeth Stuart, voilà encore une preuve que le christianisme était queer bien avant le Queer ! Mais ces méthodes courantes de la théologie n’ont-elles pas vu, depuis le début de leur apparition au XIXe siècle, et malgré des approches nouvelles – comme les critiques communicationnelles de l’École de Palo Alto, les critiques psychanalytiques, psychologiques ou marxistes –, s’émousser, par leur usage banalisé, une partie de leur pouvoir interrogateur, critique ? L’approche foucaldienne a sans doute l’intérêt de réintroduire dans ces méthodes devenues classiques la question des relations de pouvoir, des résistances au pouvoir, d’élargir la question du pouvoir au-delà de la seule logique de domination économique pour montrer combien elle est coextensive à toute relation et toute forme de vie. Le développement récent dans les études néo-testamentaires des études sur la violence ou les logiques d’exclusion dans les premières communautés chrétiennes 198 est un premier pas dans ce sens. L’approche foucaldienne nous rend également attentifs aux « régimes de vérité » : relire les textes bibliques ou les textes de la tradition chrétienne dans leur rapport aux régimes de vérités de leur temps, voir en quoi ils témoignent ou participent d’un passage d’un régime à l’autre, être sensibles aux remises en cause qu’offrent ces textes de nos propres régimes de vérités, notamment issus de la modernité et du capitalisme. Avoir une vieille histoire peut alors pour les chrétiens ne plus être un héritage lourd à porter mais une ressource pour critiquer les régimes de vérité actuels et pour rouvrir dans les débats 199 Thomas RÖMER, Loyse BONJOUR, L’homosexualité dans le Proche-Orient ancien

et la Bible, Genève, Labor et Fides, 2005.


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

200 Judith BUTLER, Humain, inhumain, Paris, Éditions Amsterdam, 2005, p. 108.

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d’aujourd’hui des chemins que l’histoire a empruntés – un temps ou longtemps – et que l’on a oubliés ou que l’histoire a délaissés et qui s’offrent à nous comme des « possibles ». Une telle perspective nécessite que les dogmaticiens, éthiciens ou praticiens se fassent archéologues mais aussi que cette approche foucaldienne ne reste pas leur apanage pour être reprise par les véritables « archéologues » de la théologie : historiens, spécialistes de la patristique, des études bibliques, etc. L’utilisation évoquée dans notre travail de ces matières par les théologiens queer aura peut-être fait sourire ceux qui en sont les spécialistes. Le simplisme n’est pas toujours évité. La coupure moderne/pré-moderne est ainsi sans doute une facilité à nuancer. Mais les travaux de Graham Ward ou de Sarah Coakley, l’ouvrage récent de Thomas Römer et Loyse Bonjour sur L’homosexualité dans le ProcheOrient ancien et la Bible 199 montrent aussi combien la rigueur scientifique dans l’étude du passé peut être subversive pour le présent et l’avenir. Cet appel au patrimoine chrétien répondait au départ pour Elizabeth Stuart à un autre objectif. Elle lui permettait de considérer le christianisme comme une langue et une grammaire communes pour que puissent à nouveau se parler les camps opposés dans le débat sur l’homosexualité dans l’Église anglicane. La question est bien sûr plus large que le seul débat interne aux Églises : peut-on reprendre les mots du pouvoir ? Pour Monique Wittig, il faut d’abord changer le langage pour ne pas le laisser nous enfermer dans le système hétérosexuel. La féministe Mary Daly a décidé d’abandonner le christianisme et la Bible car ce sont pour elle des langues irrémédiablement patriarcales. A contrario de Mary Daly, Elizabeth Stuart fait un pari dans la lignée de Judith Butler : le langage du pouvoir peut-être déplacé, parlé de manière subversive. S’appuyant sur l’étude d’Antigone, Judith Butler écrit : « Elle recourt au langage de la souveraineté afin de produire une nouvelle sphère publique pour une voix de femme – une sphère qui n’existe pas à ce momentlà. Oui, la façon dont elle cite le pouvoir reproduit le pouvoir


en place – elle reproduit ses conventions – mais si elle cite ainsi le pouvoir, c’est afin de produire la possibilité pour une femme d’un acte de discours politique, au nom de son désir, que délégitime radicalement le pouvoir lui-même. Elle produit, pourrait-on dire, le fondement inédit de la délégitimation de ce discours par la déterritorialisation de la citation des normes du pouvoir dans un contexte radicalement nouveau 200. » Le christianisme comme langue du pouvoir peut-il être déplacé ? N’est-il qu’une langue du pouvoir ? N’est-il pas une multitude de langues : langue du pouvoir, mais aussi des citations et des parodies du pouvoir, des résistances au pouvoir. Une multitude de langues parlées d’une multitude de façons. Le christianisme comme langue offre à la fois un terrain a priori commun aux chrétiens et une multitude de déterritorialisation et reterritorialisation possibles de ce terrain, d’avancées sur ce terrain, d’avancées sur une multitude de chemins tracés, effacés ou à tracer – non sans cailloux, résistances, détours etc. Mais en redécouvrant cette langue, en retrouvant un commun avec les autres chrétiens pour régler nos désaccords, ne nous éloignons-nous pas de nos contemporains ? Cette langue n’est-elle pas pour eux une langue morte ? Je pense que nous ne pourrons répondre à cette question qu’en reprenant – justement - langue avec eux. Ce n’est que dans la mêlée des échanges, en offrant cette ressource comme une ressource parmi d’autres dans le bazar post-moderne des récits, que nous pourrons repérer ce qui fait encore sens, souvenir, éveil de la curiosité. Antigone leur est plus étrangère que Noé. Les paraboles de Jésus ne sont pas moins des contes que ceux de Grimm, ses miracles pas moins des fables que celles de La Fontaine. Sylviane Agacinski – et Foucault ou Toni Negri avant elle – se passionne pour les Pères de l’Église, Michel Onfray pour Érasme. Le langage courant est truffé d’expressions bibliques cachées. Notre langue chrétienne fait partie des fils de la langue commune. S’il faut se réjouir que la langue chrétienne soit reprise par 201 Jacques RANCIERE, Aux bords du politique, Paris, Gallimard ( Folio Essais), p. 202 202 ibid., p. 209.


10 février 2005

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tous des Juifs allemands ». 204 Stéphane LAVIGNOTTE, Hindou à la dure, portrait de Eric J. Lott, Réforme, n° 3114,

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203 ibid., p. 214. Jacques Rancière fait référence au slogan de mai 68 : « Nous sommes

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d’autres, Elizabeth Stuart invite aussi à ce que la théologie queer soit reprise au-delà de la seule communauté LGBTQ. Elle invite à ce qu’elle soit faite aussi par des hétéros. Est-ce possible ? S’il s’agit simplement d’utiliser des méthodes, sans doute. L’archéologie du savoir est une reformulation – une politisation ? – de méthodes courantes en théologie. La répétition comme différence critique offre une sortie passionnante de la fausse alternative entre alignement sur les changements du monde et statu quo conservateur. Deux fausses perspectives qu’Elizabeth Stuart pointe comme la même répétition à l’identique, répétition à l’identique commune au fondamentalisme et à la production de masse capitaliste. Mais au-delà ? Une théologie queer ne pourra être faite par des hétéros que s’ils ont le culot de partir de leur propre expérience : accepter de voir leur identité sexuelle comme une position située et non universelle, accepter de se demander qu’est-ce qui est hétérosexuel dans leur manière de faire de la théologie. Ensuite, prendre au sérieux la critique de toutes les identités que propose le Queer, en premier lieu la leur. Admettre que l’hétérosexualité est parfois un douloureux problème (et en tout cas un redoutable problème politique !), admettre qu’on y étouffe souvent sous le poids de conventions identitaires masculines ou féminines, impossible à tenir. Prendre le risque de s’essayer à d’autres agencements de genre. Enfin, ne faut-il pas prendre en charge la question de la « traîtrise », de ce que Jacques Rancière appelait l’adhésion à « la cause de l’autre 201 », où il évoquait le soutien de français à la cause de l’indépendance algérienne comme support pour l’analyse des dispositions actuelles vis-à-vis de l’altérité ? L’identité hétérosexuelle – le système hétérosexuel – étant la matrice des autres identités qu’elle produit comme « anormales », le « système théo-hétérosexuel » pouvant être une machine à réduire au silence les voix théologiques des minorités, comment les saboter de l’intérieur ? Comment pactiser avec l’ennemi, jouer contre son propre camp, au bénéfice des


prisonniers de tous les camps ? Clamer – selon le mot de Rancière : « Cette guerre est notre guerre et elle n’est pas notre guerre 202. » Ne peut-on pas voir comme des suites de traîtrises la démarche de la Réforme vis-à-vis du catholicisme, puis de la Réforme radicale vis-à-vis de la Réforme magistérielle ? La traîtrise comme figure de la fidélité « en vérité » ? Comme semper reformanda au service d’un Évangile qu’il faut sans cesse dégager des normes du temps ? Le ministère de Jésus et les premières communautés chrétiennes ne sont-ils pas des trahisons vis-à-vis du judaïsme comme du monde gréco-romain, une « identification impossible qui retournait une appellation stigmatisante pour en faire le principe d’une subjectivation ouverte des incomptés, sans confusion politique avec toute représentation d’un groupe social identifiable 203 » ? Ces questions ne sont-elles pas à lier à toutes les questions d’identités culturelles qui se posent pour les pays du Sud ? Les vives interrogations qui secouent les débats théologiques du Sud entre contextualisation, théologies identitaires, critique des théologies identitaires, pourraient nourrir notre débat du Nord sur nos identités trop peu interrogées, et se nourrir de ces tentatives de réflexion sur une subjectivation ouverte, une « cause de l’autre » qui soit aussi une cause de « L’Autre ». Il reste pourtant quelque chose d’irréductible au raisonnement intellectuel : l’expérience. Je me souviens de la discussion avec un théologien anglais 204 ayant vécu plus de la moitié de sa vie en Inde, connaissant mieux que la plupart des théologiens indiens la théologie chrétienne indienne comme les religions hindoues de la péninsule. Il disait avoir caressé tout au long de sa vie l’espoir de faire, bien que d’origine anglaise, une « théologie indienne ». Pourtant à la fin de sa carrière, il disait se résoudre à cette évidence : « une théologie indienne ne peut venir que du plus profond l’âme indienne ». En est-il de même pour le Queer ? Une théologie queer partant d’un contexte hétérosexuel devrait en tout cas être prudente sur ce point : le risque qu’elle représente d’une nouvelle confiscation de la parole propre des personnes LGBTQ, le risque qu’une fois de plus, une minorité soit parlée au lieu de parler, ou pire, qu’on lui confisque son langage.


  • AU-DELÀ DU LESBIEN ET DU MÂLE •

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Dans toute cette démarche, il ne faudra pas perdre de vue l’horizon (eschatologique) des dépassements des identités en Christ, et leurs possibles anticipations dans ce monde. Cela nous fait revenir à la liturgie. Les mouvements proches de la théologie queer – par exemple la Metropolitan Community Church – défendent l’idée, non pas d’Églises gays et lesbiennes séparées, mais de communautés inclusives, sans discriminations sociales, d’orientation sexuelle, d’identités de genre, de capacités physiques, etc. Créer, ici et maintenant, des communautés trans-identitaires comme préfiguration du dépassement de toutes les identités. La démarche de la théologie queer trouvera donc d’abord sa pertinence en matière de dépassement des identités dans sa capacité à produire de telles communautés inclusives, et de créer des liturgies pour ces communautés. Ces liturgies – toute liturgie n’est-elle pas une performance ? – peuvent être l’occasion d’actes corporels subversifs, l’occasion de présenter sous le regard bienveillant d’une communauté des façons de se dire, de s’essayer, de poser la question « qui dites-vous que je suis ? » Il me semble qu’il y a là un chantier passionnant, amusant et émouvant, une occasion d’échanges avec des groupes trop peu sollicités par les Églises historiques (les MCC , les groupes du réseau français du Carrefour chrétien inclusif (CCI ), les Sœurs de la perpétuelle indulgence), une occasion de vivre en communauté le sacerdoce universel par la création collective de ces liturgies. Plutôt que la prétention d’offrir un horizon eschatologique au Queer, les chrétiens peuvent ouvrir ainsi des lieux d’invention de soi, en communauté. Des hétérotopies – lieux résolument dans le monde mais expérimentant des hétéropraxies vis-à-vis du monde – plutôt que des utopies. On espère d’ailleurs qu’Elizabeth Stuart reprendra d’un point de vue réellement queer les liturgies qu’elle a proposé dans Daring love’s name et Religion is a queer thing. Ces textes étaient très marqués – tout en restant en grande partie pertinents – par des démarches identitaires, issues des théologies gay ou lesbiennes pré-queer. Nous l’avons montré, c’est pourtant de la liturgie, de « tourner les symboles » à « répéter avec une différence critique », en passant par « être chrétien comme


performance », qu’est né chez elle l’intérêt pour l’approche queer. Mais dans Gay and lesbian theologies, la liturgie a quasiment disparu de sa réflexion. Cela fragilise sans doute l’appropriation de sa réflexion par les communautés et peut entraîner un décalage entre une liturgie qui resterait identitaire et un travail intellectuel – biblique par exemple – devenu queer. De plus sa démarche risque la même critique que celle qui est couramment adressée à Judith Butler : oublier le corps et n’avoir plus qu’une démarche littéraire. Ainsi, si Judith Butler a beaucoup construit sa réflexion sur la figure de la drag-queen, il lui a beaucoup été reproché de développer un travail d’exégèse, étudiant des textes (et des films comme Paris is burning) sur les drag-queens plutôt que la réalité sociale elle-même. Ainsi, si la question du christianisme comme langage à subvertir nous semble essentielle, il faut que le corps et la liturgie gardent toute leur importance, et pas seulement comme façon de se mettre en récit. Les chantiers ne manquent pas pour la théologie queer. Rajoutons-en un. Judith Butler a beaucoup développé la question du deuil impossible des identités sexuelles perdues dans l’acquisition d’une seule, deuil impossible créant une mélancolie à la racine du genre. Elizabeth Stuart et Graham Ward se sont intéressés à la question. La Résurrection, l’attente de la parousie ne veulent-ils pas dire que, pour les chrétiens, le deuil de Jésus est impossible à faire ? « Si le Christ n’est pas ressuscité, alors notre foi est vaine », dit Paul. N’y a t il pas une mélancolie à la racine de l’identité chrétienne ? Que cela signifie-t-il ? Nous espérons avoir montré comment s’effectue chez Elizabeth Stuart le passage d’une théologie féministe de la libération à une théologie queer, et en quoi, pour nous, son travail propose bien plus qu’une réponse pertinente à l’impasse dans lequel le débat sur l’homosexualité se trouve dans les Églises anglicanes, objectif initial de l’auteur. Elle ouvre le Queer aux questions de dominations chères à la théologie de la libération et, inversement, contextualise dans les questions de domination culturelle du Nord la théologie de la libération du Sud. C’est aussi le passage d’une théologie pour une communauté particulière (gays, lesbiennes, bi


et trans, comme dans le cas des théologies hétéros) à une théologie réellement pour tous, réellement inclusive et permettant de dépasser dans les théologies dominantes ce qui en fait non seulement des théologies au service d’un autre groupe particulier (les hommes hétérosexuels) mais les rend prisonnières des catégories modernes de l’identité. Il est temps de queeriser nos théologies.

  • AU-DELÀ DU LESBIEN ET DU MÂLE •

 

205 206 207 208 209

Judith BUTLER, Trouble dans le genre, op. cit., p. 265. ibid., p. 259 Judith BUTLER, La vie psychique du pouvoir, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002. Beatriz PRECIADO, Manifeste contra sexuel, Balland, 2000. Judith BUTLER, Trouble dans le genre, op. cit., p. 265.


  :    Pour Judith Butler, le genre n’est plus la conséquence du sexe biologique – lui-même remis en cause dans sa naturalité – mais le résultat, d’une part, d’un développement pré-œdipien du psychisme sous la contrainte de la loi hétérosexuelle, d’autre part, « une identité tissée avec le temps par des fils ténus, posée dans un espace extérieur par une répétition stylisée d’actes 205 » : « Les actes, les gestes, les désirs exprimés et réalisés créent l’illusion d’un noyau interne et organisateur du genre, une illusion maintenue par le discours afin de réguler la sexualité dans le cadre obligatoire de l’hétérosexualité reproductive 206. » Judith Butler – en partant de l’exemple de la drag-queen – utilise les termes de performance et de performativité. Une parole performative (cf. Austin) est une énonciation qui fait exister ce qu’elle dit – « La séance est ouverte » ou en l’occurrence « tu es un garçon », « tu es une fille », l’interpellation par un policier citée par Althusser 207 – le genre s’inscrivant d’abord dans un individu par toutes les façons de le lui qu’il a de dire. Chaque individu, en soutenant, en répétant en permanence une multitude de gestes, de façon de réagir, de parler, joue une performance qui fait exister – et le fait exister dans – son genre. Beatriz Preciado écrit : « [L’hétérosexualité], loin de surgir spontanément de chaque corps nouveau-né doit être réinscrite ou ré-instituée à travers des opérations constantes de répétitions et de re-citations des codes (masculins et féminins) socialement investis comme naturels 208. » Le genre, 210 Judith BUTLER, Trouble dans le genre, op. cit., p. 275. 211 Jeune gay maniéré accentuant fortement ce genre. Snap fait référence au claque-

ment de doigts (snap fingers) qui ponctue la parole dans ce style. 212 Ève KOSOFSKY SEDGWICK, « Construire des significations queer », in Didier

ÉRIBON, éd., Les études gay et lesbiennes, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1997, p. 115. 213 Idem. 214 David HALPERIN, op. cit., note 4. 215 ibid.


  • AU-DELÀ DU LESBIEN ET DU MÂLE •

 

« temporalité sociale constitué 209 », est à la fois construit au fil des siècles et construit en permanence sous la forme d’une improvisation sous contrainte. Le genre étant la parodie d’un original qui n’existe pas, la répétition pouvant avoir des échecs, des déformations, on peut « répéter en proliférant radicalement le genre, et ainsi déstabiliser les normes du genre qui soutiennent la répétition 210 ». Le Queer va encourager la prolifération de genres : « lesbiennes féministes et agressives, tapettes mystiques, fantasmeurs, drag-queens et drag-kings, clones, cuirs, femmes en smoking, femmes féministes ou hommes féministes, masturbateurs, folles, divas, snap ! , virils, soumis, mythomanes, transexuels, wannabe, tantes, camionneuses, hommes qui se définissent comme lesbiens, lesbiennes qui couchent avec des hommes… et aussi tout ceux qui sont capable de les aimer, d’apprendre d’eux et de s’identifier à eux 212. » L’approche queer refuse l’enfermement de ces nouveaux sujets dans de nouvelles prisons identitaires qui pourraient perdurer dans le temps mais refuse également l’illusion du grand soir révolutionnaire de l’abolition des genres, comme le défendent les féministes matérialistes comme Monique Wittig. Le Queer défend des « identités stratégiques », identités temporaires, « écarts, imbrications, dissonances, résonances, défaillances ou excès 213 », lieux de ressources politiques, « sites potentiellement privilégiés pour les critiques et l’analyse des discours culturels 214. » David Halperin écrit : « C’est à partir de la position marginale occupée par le sujet Queer qu’il devient possible d’apercevoir une multitude de perspectives pour repenser les relations entre les comportements sexuels, les identités érotiques, les constructions du genre, les formes de savoir, les régimes de l’énonciation, les logiques de la représentation, les modes de constructions de soi et les pratiques communautaires – c’est-à-dire pour réinventer les relations entre l’amour, la vérité et le désir 215. » Les féministes restées attachées à la lutte contre le patriarcat plutôt que contre l’hétéronorme font feu de tout bois contre le Queer. Assimilé au développement des bars, du piercing, de l’industrie de la chirurgie esthétique et du changement de 216 Judith BUTLER, « Faire et défaire le genre », conférence à l’Université de Paris Xsexe, dele 25 l’industrie Nanterre mai 2004 du porno et des jouets sexuels, le Queer


ne serait qu’un allié du capitalisme. En inventant des formes de lesbianismes ayant des traits apparents de la masculinité – lesbiennes butch par exemple – le Queer serait purement et simplement une reddition à l’ennemi héréditaire masculin. Soutenant drag-queen, transexuels et lesbiennes Fem, elles répéteraient l’enfermement des femmes dans des corps caricaturalement féminins. Cherchant des dérivations plutôt que la révolution, le Queer est accusé de trahison à la radicalité. D’autres critiqueront la fascination d’une partie des théoriciens – et surtout théoriciennes – du Queer pour les technologies – utilisation des hormones, de la chirurgie pour modifier les corps, thèmes du cyborg – qui fait l’économie d’une critique du système technicien et fait pointer le risque d’un activisme du « faire » – changer de genre comme on change de chemise – qui rejoint le discours du libéralisme sur l’impératif pour l’individu de s’adapter en permanence. Une critique intégrée par Judith Butler 216 qui insiste sur la force d’inertie des corps, une invention de soi qui ne sait jamais ce qui est inventé.


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PUBLICATIONS D’ELIZABETH STUART

Daring to speak love’s name. London, Hamish Hamilton, . Chosen : Gay Catholic Priests Tell Their Stories. Geoffrey Chapman, .

Just Good Friends : Towards a Theology of Lesbian and Gay Relationships. Mowbray, . Religion is a Queer Thing. Cleveland, The Pilgrim Press, . « Sex in heaven », in : John DAVIES & Gerard LOUGHIN, Eds.- Sex these days. Sheffield (UK), Sheffield academic press, .

• AU-DELÀ DU LESBIEN ET DU MÂLE •

People of Passion, co-authored with Adrian Thatcher. Mowbray, .

 

Gay and Lesbian Theologies : Repetitions with Critical Difference. Hampshire, Ashgate publishing .

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

THÉOLOGIES

GOUNELLE (André) — Le dynamisme créateur de Dieu. Paris,Van Dieren éditeur, . GOSS (Robert) — Jesus acted up, a gay and lesbian manifesto. San Francisco, Harper San Francisco, . GOSS (Robert) — Queering Christ, beyond Jesus acted up. Cleveland, Pilgrim Press, . LANOIR (Corinne) — Femmes fatales, filles rebelles. Figures féminines dans le livre des Juges, Genève, Labor et Fides, . MOLLENKOTT (Virginia Ramey) — Sensuous spirituality, out from Fundamentalism, New York, Crossroad, . MOLLENKOTT (Virginia Ramey) — Omnigender, a trans-religious approach. Cleveland, The Pilgrim press, . PARMENTIER (Elizabeth) — Les filles prodigues, défis des théologies féministes. Genève, Labor et Fides, . MILBANK (John), PICKSTOCK (Catherine), WARD (Graham), Eds. — Radical orthodoxy : a new theology. London, New York, Routledge, . RUSSEL (Letty M.), CLARKSON (Shannon J.), Eds. — Dictionary of feminist theologies. Louisville,Westminster John Knox Press, . RÖMER (Thomas), BONJOUR (Loyse) — L’homosexualité dans le Proche-Orient ancien et la Bible. Genève, Labor et Fides, .


ÉTUDES GAYS ET LESBIENNES

BOSWELL (John) — Christianisme, tolérance et homosexualité. Paris, Éditions Gallimard (Nrf), . BOURCIER (Marie-Hélène) — Sexopolitiques, Queer Zones 2. Paris, La Fabrique éditions, . BOURCIER (Marie-Hélène) et ROBICHON (Suzette) — Parce que les lesbiennes ne sont pas des femmes. Paris, Éditions gaies et lesbiennes, . BUTLER (Judith) — La vie psychique du pouvoir. Paris, Éditions Léo Scheer (non & non), .

BUTLER (Judith) — « Faire et défaire le genre ». Conférence à l’Université de Paris X-Nanterre le  mai .

BUTLER (Judith) — Humain, inhumain, le travail critique des normes, entretiens. Paris, Éditions Amsterdam, . CALIFA (Pat) — Le mouvement transgenre. Paris, EPEL, .

De LAURETIS (Teresa) — Psychanalyse et genre. Colloque du MAGE, Paris,  juin . ÉRIBON (Didier) <<<<— Les etudes gay et lesbiennes. Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, . ÉRIBON (Didier) — Une morale du minoritaire. Paris, Fayard, . FASSIN (Éric) — L’inversion de la question homosexuelle. Paris, Éditions Amsterdam, . HALPERIN (David) — Saint Foucault. Paris, EPEL, . HALPERIN (David) — Cent ans d’homosexualité et autres essais sur l’amour grec. Paris, EPEL, . LAVIGNOTTE (Stéphane) — Vivre égaux et différents. Paris, Éditions de l’Atelier, .



COULMONT (Jean-Baptiste) – « Que Dieu vous bénisse ! », le mariage religieux des couples de même sexe aux États-Unis. Paris, thèse de doctorat en sociologie, EHESS, .

• AU-DELÀ DU LESBIEN ET DU MÂLE •

BUTLER (Judith) — Trouble dans le genre. Paris, La Découverte, .

 

BUTLER (Judith) — Le pouvoir des mots, politique du performatif. Paris, Éditions Amsterdam, .


PRECIADO (Beatriz) — Manifeste contra-sexuel. Paris, Balland, . RUBIN (Gayle S.), BUTLER (Judith) — Marché au sexe. Paris, Epel, . WITTIG (Monique) — La pensée straight. Paris, Balland, . AUTRES

FOUCAULT (Michel) — Les mots et les choses, Une archéologie du savoir. Paris, Éditions Gallimard (NRF), . FOUCAULT (Michel) — Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir. Paris, Gallimard (Tel), . FOUCAULT (Michel) — L’herméneutique du sujet, cours au Collège de France -. Paris, Gallimard/Seuil (Hautes études), . ÉRIBON (Didier) — Michel Foucault. Paris, Flammarion, . RANCIÈRE (Jacques) – Aux bords du politique. Paris, Gallimard,  ARTICLES DE PÉRIODIQUES

COAKLEY (Sarah) — « The eschatological body », in Modern Theology, ,, (janvier ), pp. -. HARRISON (Verna E.) — « Male and female in cappadocian theology », in Journal of theological studies, , , (octobre ), pp. -. PRECIADO (Beatriz) — « Multitudes queer », in Multitudes, n° , printemps , pp. -.

Merci à Éric Fassin, Michel Feher et Michel Tort pour leur stimulant séminaire à l’École Normale Supérieure.


 Act Up V, VII, VIII, IX, , , , , , , ,  AGACINSKI, Sylviane  AKINOLA, Peter XI ALISON, James  ALTHAUS-REID, Marcella  ALTHUSSER, Louis X,  ANATRELLA, Mgr Tony XII ANDREWS, Lancelot  BARBIN, Herculine  BARTH, Karl  BEAUVOIR, Simone de  BENJAMIN, Harry  BENOÎT XVI (voir aussi Ratzinger) VII, XIII

Black Muslims  Black power  BONJOUR, Loyse ,  BOSWELL, John ,  BOURCIER, Marie-Hélène , , ,  BRAUNSTON, Andy , ,  BUTLER, Judith IV, VIII, IX, X, XIII, , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,  CADY STANTON, Elizabeth  CALIFA, Pat ,  CAREY, George  CCI (Carrefour chrétien inclusif)  CHEVALIER D’ÉON  CIXOUS, Hélène  CLARK, John Michael  CLARKSON, J. Shannon ,  CLEAVER, Richard  COAKLEY, Sarah , ,  COBB, John B. ,  COLUCHE VIII Concile de Latran ,  Concile de Trente ,  CONE, James  Contre-Réforme  COULMONT, Baptiste XII,  DALY, Mary , ,  DAVIES, John , , , ,  DE LAURETIS, Teresa , , , , ,  DELEUZE, Gilles  DELPHY, Christine 

DERRIDA, Jacques ,  DUBOIS, W.E.B.  DUMAS, Francine  EDWARDS, Malcolm , , , ,  ELLUL, Jacques  ÉRIBON, Didier , , , ,  FANON, Frantz  FASSIN, Éric VII, XI, XIII, ,  FORTUNATO, John E.  FORTUNE, Mary M.  FOUCAULT, Michel IV, X, , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,  FREUD, Sigmund , ,  GARLAND, Judy  Gay Pride  GEARHAT, Sally  GLASER, Chris  GOSS, Robert , , , , , , , , , , , , , ,  GOUNELLE, André , ,  GREEN, Richard  GRIMM, Jacob & Wilhelm  GUATTARI, Félix  HALPERIN, David , , , , ,  HEINZELMANN, Gertrud  HEYWARD, Carter , , ,  HUNT, Mary E. , ,  HUTCHEON, Linda  IRIGARAY, Lucie  JACKSON, Stevi  JARMAN, Derek  JEAN-PAUL II xi JEANNE D’ARC , ,  JOHNSON, Bill  JORGENSENN, Christine  KIERKEGAARD, Soren ,  KING, Martin Luther ,  KOLAKOWSKY,Victoria  KOSOFSKY SEDGWICK, Eve , , ,  KRISTEVA, Julia  LA FONTAINE, Jean de  LACAN, Jacques x, ,  Lambeth (Conférence de -) , 


LANOIR, Corinne ,  LAQUEUR, Thomas ,  LE GUIN, Ursula  LE LURON, Thierry VIII LE TALEC, Jean-Yves VIII LEFEBVRE, Philippe IX Lesbian and Gay Christian Movement  Loi de  sur la séparation des Églises et de l’État VIII Lorde, Audre ,  Lott, Eric J.  LOUGHIN, Gerard , , , , ,  LYNCH, Bernard 

Queer (et Théorie queer) IV, V, , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,  Queer Nation , , ,  QUÉRÉ, France  RANCIÈRE, Jacques , ,  RATZINGER, Josef card. (voir aussi

VAN LUMEN-CHENU, Marie-Thérèse  VANESTE, Christian  VASEY, Michaël , , , , ,  VERNON, Mark ,  Village people  WARD, Graham , , , , , ,  WASHINGTON, Joseph  WEBER, Max  WEBSTER, Alison ,  WEEKS, Jeffrey ,  WILLIAMS, Rowan  WILSON, Nancy ,  WITTIG, Monique , , , , ,  ZWINGLI, Huldrych 



PaCS VIII, XII PELLÉ-DOUËL,Yvonne  PÈRES DE L’ÉGLISE , , , , , ,  BASILE DE CÉSARÉE   CLÉMENT D’ALEXANDRIE  GRÉGOIRE DE NYSSE  SAINT AUGUSTIN , , ,  TERTULLIEN  PRECIADO, Beatriz , , 

théologie de la libération , , , , , , , , , , , , ,  théologie du Process , ,  théologie eco-féministe  théologie féministe , , , , , , , ,  théologie libérale , , ,  théologie noire , , ,  théologies gay et lesbienne , , , , , , , , , , , , , , , , , ,  THÉRÈSE D’AVILA  TILLICH, Paul , , 



• AU-DELÀ DU LESBIEN ET DU MÂLE •

NEGRI, Toni  NEWMAN, John Henry card.  O’CONNOR, Patrick card.  Open Episcopal Church 

SARTRE, Jean-Paul  Society for Promoting Christian Knowledge  Sœurs de la perpétuelle indulgence , ,  SÖLLE, Dorothée  ST JOHN, Ambrose  Stonewall (émeutes de) , , 



MACMAHON, John  MACOURT, Malcolm  MAILLOT, jacques  MAMÈRE, Noël VII MARCUSE, Herbert  MCC (Metropolitan Community Church) , ,  McNeill, John J. , ,  MILK, Harvey  MOLLENKOTT,Virginia Ramey , ,  MONEY, John  MONOD, Théodore  MONTALEMBERT,Viviane de IX MORRISON, Tim , , , ,  MOUROUSI,Yves VIII

Benoît XVI) X, XI, XII, XIV,  Réforme , ,  REICH, Wilhelm  ROBICHON, Suzette ,  ROBINSON, Gene  ROBINSON, John  ROGERS, Eugene F.  RÖMER, Thomas ,  RUBIN, Gayle , , ,  RUDY, Kathy , ,  RUSSEL, Letty M. , 


        

Les collections de théologie de Van Dieren Éditeur sont dirigées par Laurent Gagnebin, André Gounelle et Raphaël Picon

² L’impératif hérétique. Les possibilités actuelles du discours religieux. ² Le christianisme social. Une approche théologique et historique.  . Thomas pris de doute.

Peter L.

Klauspeter John B.

Dieu et le monde

 Destinée et salut. Essai de théologie poétique sur deux romans

Michel

de Joseph Conrad.

. , . , . , .  , . , . , . - Le Secret.



André

Après la mort de Dieu Édition nouvelle avec une postface de l’auteur. Dans la Cité. Réflexions d’un croyant. Le Dynamisme créateur de Dieu. Essai sur la théologie du Process. Éd. entièrement refondue. Parler de Dieu. Nouvelle édition revue et augmentée. Parler du Christ. Penser la foi. Pour un libéralisme évangélique. Penser le Dieu vivant. Mélanges offerts à André Gounelle. George A.

 La nature des doctrines. Religion et théologie

à l’âge du postlibéralisme. Marc

 Le Temps de l’Émancipation Libérer le présent 

Raphaël

Le Christ à la croisée des religions. Christologie et pluralisme dans l’œuvre de John Cobb. Tous théologiens. Plaidoyer pour une théologie « populaire ». Bernard



Sur la trace des théologies libérales. Robinson Crusoé. Le Ciel vu de mon Île déserte. À la découverte de Friedrich Schleiermacher Friedrich D. E.

² De la Religion. Discours aux personnes cultivéees

d’entre ses mépriseurs.



Albert

Les religions mondiales et le christianisme. Une pure volonté de vie. La Religion devant les résultats de la théologie historico-critique et des sciences de la Nature. Charles

 L’Homme est une espérance de Dieu. Anthologie    , rue Henry-Monnier •  Paris www.vandieren.com

Cet ouvrage a été imprimé dans l’Union Européenne, sur les rotatives numériques Booki It, de l’Imprimerie nouvelle Firmin-Didot à Mesnil-sur-l’Estrée (Eure, France) pour le compte de van Dieren Éditeur, à Paris.  -- -- • dépôt légal  ⁄


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