Michel Despland : Destinée et salut. Essai de théologie poétique à propos de J. Conrad

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Paul Tillich appelle la « théologie de la culture » (ou de la « poésie » au sens de ce mot qu’indique la première section). Il ne faut pas se méprendre sur cette expression. Elle ne signifie pas seulement ni principalement que la culture est ou doit être un objet d’étude pour la théologie. Elle entend surtout indiquer et souligner que la culture est un des lieux où s’élabore une réflexion théologique. La littérature, la peinture, la musique, l’architecture, etc. traduisent une perception et

MICHEL DESPLAND D E S T I N É E E T S A L U T

Le présent essai porte sur deux romans de Conrad et il relève de ce que

une compréhension des choses qui portent sur ce qu’est le monde, ce qu’est l’être humain et ce qu’est Dieu. L’art a une portée symbolique, non pas parce qu’il renverrait à une vérité transcendante extérieure à lui-même, mais parce qu’il porte en lui et exporte (au sens d’exprime) une vérité fondamentale. (Extrait de la préface d’André Gounelle)

Après des études de théologie aux Universités de Lausanne et d'Édimbourg puis à Harvard, Michel D ESPLAND a enseigné à l'Université Concordia à Montréal. Ses travaux ont porté sur la philosophie de la religion et sur l'histoire religieuse de l'Occident. Récemment, il a renouvelé ses lectures de romans victoriens et vient de publier Romans victoriens et apprentissage du discernement moral (Québec, Presses de l'Université Laval, 2006).

MICHEL DESPLAND

DESTINÉE ET SALUT En couverture : Joseph Conrad, par Seb Jarnot.

essai de théologie poétique à propos de deux romans de Joseph Conrad

Illustration commandée pour cette édition © 2007

ISBN

978-2-911087-55-4 •

PRIX EN FRANCE

14 €

VAN DIEREN ÉDITEUR


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DESTINÉE ET SALUT essai de théologie poétique à propos de deux romans de Joseph Conrad Préface d’André Gounelle

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Si je dis :Au moins les ténèbres me submergeront, La nuit devient lumière autour de moi. Psaume  : .

© 2007, Van DIeren Éditeur et Michel Despland pour le texte © 2007, Van DIeren Éditeur et Sébastien Jarnot pour le portrait de Joseph Conrad, réalisé spécialement pour cette édition Toute reproduction sans autorisation écrite de l’éditeur, par quelque moyen que ce soit, est interdite aux termes de la loi et sera poursuivie.


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Préface d’André Gounelle. p. 

. Au sujet du sous-titre. p.  . Nostromo p.  . Que donne la lecture de ces romans ? p.  . La clé de l’énigme. p. 

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. Lord Jim. p. 

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. Au sujet du titre. p. 

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 Michel Despland est un historien des idées et des mentalités aux approches originales, aux analyses perspicaces et à la culture étendue. Il en a fait maintes fois la preuve dans de nombreux articles et surtout dans des livres importants, comme Les hiérarchies sont ébranlées (Fides 1998) et L’émergence des sciences de la religion (L’Harmattan, 1999) qui rendent attentif aux tournants pris au dix-neuvième siècle avec de nouveaux chantiers intellectuels qui s’ouvrent et avec les relations sociales et familiales qui évoluent. Ces études ne sont pas uniquement historiques ; elles ont une dimension philosophique et religieuse et l’érudition de Despland lui sert à nourrir une réflexion de fond. La connaissance du passé sert à mieux comprendre les problèmes que de tout temps les hommes se sont posés comme ceux qui les préoccupent plus particulièrement aujourd’hui. Le présent essai porte sur deux romans de Conrad (un auteur beaucoup trop négligé par les francophones), et il relève de ce que Paul Tillich (qui a été un des professeurs de M. Despland) appelle la « théologie de la culture » (ou de la « poésie » au sens de ce mot qu’indique la première section). Il ne faut pas se méprendre sur cette expression. Elle ne signifie pas seulement ni principalement que la culture est ou doit être un objet d’étude pour la théologie. Elle entend surtout indiquer et souligner que la culture est un des lieux où s’élabore une réflexion théologique. La littérature, la peinture, la musique, l’architecture, etc. traduisent une perception et une compréhension des choses qui portent sur ce qu’est le monde, ce qu’est l’être humain et ce qu’est Dieu. L’art a une portée symbolique, non pas parce qu’il renverrait à une vérité transcendante extérieure à lui-même, mais parce qu’il porte en lui et exporte (au sens d’exprime) une vérité fondamentale. Le


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André Gounelle

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rôle du spécialiste de l’histoire des idées et de la théologie est de faire voir au lecteur et de le rendre conscient ce qu’il lui est dit et donné à travers une œuvre, dont il a une spontanément une perception plus intuitive que réfléchie. En l’occurrence, il n’y a pas de réflexion féconde sans intuition préalable, et c’est parce qu’on a été marqué dans sa sensibilité que la pensée se déploie. Lord Jim et Nostromo racontent la destinée de deux personnages fictifs qui passent par des épreuves, font des fautes, traversent une crise profonde et tentent de reconstruire leur vie. Ces récits conduisent à s’interroger sur leur salut (on pourrait dire, pour éviter un mot trop religieux tout en maintenant ce qu’il signifie, sur ce qui donne sens à une existence et permet de considérer qu’elle est réussie). Mais, jusqu’à leur fin, les ambiguïtés demeurent et on peut faire deux lectures ou donner deux interprétations de leur aventure, l’une qui y voit un échec, l’autre qui y discerne un succès. La clef de l’énigme… comme le demande Despland au début de son livre, je ne la dévoilerai pas au départ (pas plus qu’on ne révèle à sa première page le dénouement d’un roman policier), d’autant plus que j’ai admiré la manière dont cet essai y conduit. L’acheminement vers la solution a autant d’importance que la solution elle-même. Je laisse le lecteur au plaisir de ce parcours coup de sonde en profondeur dans ces deux romans et, à partir d’eux, interrogation sur certains aspects de l’existence humaine.


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Joseph Conrad, par SĂŠbastien Jarnot, 2006


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.    .

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La vie quotidienne est faite de choix. On tourne à droite pour aller au soleil, à la plage ; on tourne à gauche pour aller dans la forêt, à l’ombre. Mais il arrive que le tempo de la vie s’accélère, que les choix se bousculent. Il arrive aussi que l’éventail des options se rétrécisse alors même que les enjeux s’aggravent. Enfin il se peut que les conséquences des choix deviennent tout à fait incertaines au moment où le besoin de décider se fait pressant. Ces rétrécissements et obscurcissements des chemins qui d’ordinaire s’offrent sur notre route causent de l’angoisse. Parfois très peu d’options s’ouvrent en fait devant nous. Celles qui restent sont alors souvent celles dont William James dit qu’elles sont excitantes, contraignantes et importantes (live, forced, momentous). Analysant l’Odyssée, un commentateur affirme que pour les Grecs le destin est oscillant ; il ne nous enserre pas toujours. Il n’y a pas tout le temps de nécessité absolue, universelle et inflexible ; il ne faut donc pas invoquer les étoiles à la manière des astrologues de l’Antiquité, ni les gènes, maintenant que les fatalistes croient trouver de l’appui auprès de notre compréhension plus fine des phénomènes scientifiques de la causalité. Néanmoins le destin, intermittent, nous force parfois à passer – ou tenter de passer — par des passages bien étroits. Cet essai examinera deux romans de Joseph Conrad (), Lord Jim et Nostromo, où l’on trouvera, sous des formes fictives, le déroulement de destinées individuelles. Dans ces deux récits de vie l’auteur mène ses personnages principaux jusqu’à leur mort, le moment dans l’existence de chacun où les options se rétrécissent jusqu’au point où il


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n’en reste plus. Étant donné les rudes péripéties de leurs deux parcours, à leur terme une question se pose inéluctablement : ces hommes meurent-ils sauvés ? Jim et Nostromo ont porté de lourds fardeaux, culpabilité avant tout dans un cas, asservissement dans l’autre. Ils trouvent chacun une issue, ou du moins il nous semble qu’ils en trouvent une. La question du salut se pose donc sous une forme précise : peut-on dire qu’ils meurent guéris ? J’ajoute qu’il manque un mot dans le titre. Entre la destinée et le salut, il y a un passage, et je crois que l’on peut le nommer. Mais je ne lui donnerai son nom qu’à la fin de ce livre. Une amie me dit un jour qu’à ses yeux il n’y avait qu’une loi de morale qui ne souffrait pas d’exception : ne jamais interrompre la lecture d’un roman policier pour aller vite voir à la fin qui était le meurtrier. Je prie donc mon ami lecteur de ne pas aller voir à la dernière page : fais-moi donc un peu confiance et ne te prive pas d’un plaisir.


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Il y a fort longtemps, un être humain s’avisa un jour de remplir sa bouche d’eau teintée d’ocre, puis de placer sa main contre la paroi d’une caverne, pour ensuite souffler tout autour de sa main, afin de produire l’image d’une main largement ouverte. Cet individu savait déjà faire beaucoup de choses, chasser, cuisiner, façonner des outils. Mais son faire était ce jour-là d’un type nouveau. Je voudrais m’efforcer d’en cerner la nature. Cet acte est moins utilitaire que tous les autres qui occupaient son quotidien. Certainement moins directement utilitaire. On peut penser qu’à ce moment il n’avait ni faim, ni froid et qu’aucun ours menaçant ne se montrait à l’entrée de la caverne. J’aimerais croire aussi que ce comportement avait quelque chose de ludique. Cet individu original essayait quelque chose, et il a dû esquisser un sourire lorsqu’il a vu le résultat sur la paroi. Il n’a probablement pas fallu longtemps avant que cet initiateur ou d’autres commencent à modeler des figurines dans la glaise. Cela nous a menés jusqu’aux autoportraits de Rembrandt et à Guernica de Picasso. Poiein en grec signifie faire et ce faire couvre un très large éventail de fabrications, aussi bien celle de l’ingénieur Eiffel qui a fait les plans d’une tour, que de l’ouvrier qui en a riveté les pièces, ou du retraité qui fit une tour Eiffel avec des bâtons de crème glacée, ou encore du caricaturiste qui en juin  dessina la tour avec des bras ouverts pour accueillir le général De Gaulle. Poiein signifie donc faire un agencement quelconque, y compris ceux que depuis les Romantiques nous appelons des « créations » ou des œuvres d’art. Et le verbe nous a donné poiesis, qui est devenu poésie. Car le moment vint où l’on découvrit que l’on pouvait aussi faire des fabrications avec des mots et des phrases. Et qu’il y avait une espèce de plaisir tout spécial à tenter cette nouvelle


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forme de ludisme et de virtuosité. On savait déjà depuis longtemps grogner ou faire des bruits de contentement, et même dire des choses avec des mots, que le feu allait s’éteindre, que c’était le moment de manger, qu’il allait pleuvoir,que les enfants jouaient trop près du marécage,que le grand père avait cessé de tousser. Quand les mots ne s’effacent plus derrière l’information qu’ils transmettent, quand ils deviennent de l’ouvrage auquel on prend plaisir, et qui en donne, ils sont de la poésie. Ainsi à un certain moment, on découvrit qu’en plus de dire avec des mots, on pouvait faire quelque chose d’agréable avec eux.Cela a probablement commencé avec des mots accentués et des phrases rythmées, simples au départ, mais qui évoluèrent jusqu’aux hexamètres qui, à partir d’Homère, coulèrent par milliers.Très tôt on eut aussi des chansons, en ajoutant la musique au rythme. Là encore on venait de créer quelque chose de nouveau et devant lequel s’ouvrait un large futur. Celle enfin qui esquissa un pas de danse eut le plaisir de se voir regardée en plus de celui de bouger selon un rythme – et elle venait d’inventer la conjonction peut-être la plus puissante entre le jeu et la représentation. La communication s’élargissait: on ne faisait plus connaître des faits, on transmettait un sentiment de l’existence. Les soutiens les plus efficaces, mieux, les ingrédients essentiels, de toutes les fêtes et de tous les deuils venaient d’être trouvés. L’humanité s’était alors hissée bien au-dessus des gémissements et des cris de joie. On jouait ensemble, accomplissait des rituels, on faisait de l’art. On en est même venu à inventer des assemblages de mots qui ne voulaient strictement rien dire, qui ne communiquaient absolument rien. Le plus bel exemple est le Jabberwocky, une nonsense rhyme de Lewis Carroll.Voici la traduction française du premier quatrain. Il brilgue : les tôves lubricilleux Se gyrent en vrillant dans le guave, Enmîmés sont les gougesbosqueux, Et le mômerade horsgrave.


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Ce poème rompt le lien entre le discours et la vérité. Il ne dit rien, ni sur l’état monde, ni sur les dispositions des personnes. Cela sert à nous rappeler que le lien entre les mots et les choses est souvent distendu. Il y a beaucoup de phrases vraies qui sont énoncées et qui ne satisfont pas les critères de vérité admis en Cour lorsqu’un témoin s’engage à dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. De plus on sait que même les témoins les plus honnêtes peuvent se tromper ; dans ce cas on accordera que leur déclaration, faute d’être exacte et précise, peut avoir néanmoins les mérites de la véracité. Quittant le domaine des tribunaux pour passer à celui, plus vaste, de la poésie,Aristote énonce à quelles conditions une affirmation qui n’est pas une simple et directe mise en langage de quelque fait observé, peut néanmoins être de grande valeur. Il en parle dans sa Poétique lorsqu’il traite des deux genres d’imitation. On parlerait aujourd’hui de deux formes de transmission culturelle. Les uns imitent ce qui est fait et apprennent ainsi à le faire ; c’est le cas de l’homme aux rivets de tout à l’heure. D’autres font des représentations théâtrales, c’est-à-dire que leur imitation consiste à transposer la réalité en figures. Les poètes appartiennent à ce second groupe. Aristote ajoute que la poésie est un genre plus philosophique (il ne dit pas plus vrai) que l’histoire. Alors que les historiens ne font que dire ce qui s’est passé, les poètes disent ce qui peut se passer, conformément à la ressemblance ou à la nécessité. Ainsi, ajoute le commentateur, ils nous inculquent la notion de probabilité et nous arrachent aux banalités des usages stables. Dans le second traité sur la poésie et l’art d’écrire que nous a légué l’Antiquité, Horace souligne que les lecteurs préfèrent ce qui plait et instruit, soit l’utile et l’agréable. C’est évidemment l’agréable qui ouvre devant nous les plus larges horizons. On nous demandera sans doute ici si l’on doit ou même si l’on peut écrire de la théologie sur un mode poétique. Le théolo-


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gien n’est-il pas pour beaucoup à la remorque d’un texte initial révélé ? N’avons-nous pas appris à concevoir la théologie comme forcément attentive à une réalité, appelée à en témoigner fidèlement ; de là beaucoup concluent que les théologiens perdraient leur temps à fabriquer des fictions. Une voix vint du Ciel pour dire qui était l’homme que saint Jean Baptiste baptisait… Mais à part de tels cas exceptionnels, les révélations passent souvent par un interprète dont la voix n’est pas celle de Dieu lui-même. Ce que la main écrivit sur le plâtre dans la salle de festin ne fut compréhensible pour Belchatsar que lorsque Daniel s’avança pour la déchiffrer. Et au matin de Pâques les femmes ne virent pas les mots « il est ressuscité » écrit en lettres de feu au fond du tombeau. Le tombeau vide était silencieux ; elles durent se fier aux paroles du jeune homme vêtu de blanc.Aux portes de l’évidence, il n’y a pas d’écriteau ; les mots se trouvent en deçà – ou viennent après. Les évidences spirituelles qui nous atteignent doivent passer tôt ou tard par des phrases et des mots humains. Il a fallu quatre évangélistes pour rendre témoignage au Christ. Inutile de nier que ce furent des mains humaines qui tenaient les plumes.. On peut même aller plus loin : quand les chrétiens affirment que le Verbe est Dieu, peut-être faut-il aussi comprendre que notre propre verbe a partie liée au Verbe et le Verbe avec le nôtre. En tout cas les chrétiens n’ont jamais hésité à traduire la Bible ; ils se sentirent libres de chercher leurs mots pour donner aux fidèles une version du texte qui soit dans leur langue. Et de plus il est clair que des théologies poétiques existent. Le plus éclatant exemple est la Divine Comédie de Dante. Ces trois volumes ont été, avec raison, décrits comme un grand exemple de la liberté de conscience. Le cadre théologique est impeccablement orthodoxe, largement inspiré de saint Thomas d’Aquin. Mais à partir d’une impulsion reçue de la jeune Béatrice, le poète inventa de toutes pièces un grand


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  • DESTINÉE ET SALUT •

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voyage initiatique (shamanique a-t-on même avancé) à travers Enfer, Purgatoire et Paradis. Ce voyage est fictif, bien sûr, et sa manière s’inscrit dans la tradition toscane de la poésie de l’amour. Dante écrit parce qu’il a connu un éveil, puis une chute. Il fut ébloui par la jeune Béatrice et cela le mit amoureusement sur la route de la connaissance du monde céleste. Il ajoute néanmoins qu’il ne se maintint pas à ce niveau d’extase, car il prit goût par la suite à des amours plus tangibles et moins enthousiastes. Mais quand il fait œuvre poétique, c’est-à-dire quand il écrit la Comédie, il est à nouveau sous l’emprise de ce qui l’avait autrefois ébloui. L’imagination de Dante invente encore une seconde audace : ses guides ne sont pas des autorités issues de la hiérarchie ecclésiastique mais un poète païen, Virgile, et la jeune Florentine, Béatrice, dont Virgile dit au début du périple à travers le Purgatoire qu’elle « sera lumière entre le vrai et ton esprit ». À côté de ces deux hardiesses, mettre des papes et des rois en Enfer semble peu de chose. Dante, en fin de compte, amène des innovations qui touchent au cœur même des efforts chrétiens pour articuler la foi. Son langage innove sur le fond autant que sur la forme. On sait que la doctrine du Purgatoire devint dogme en  ; le Purgatoire fut publié en . Alors que les prédicateurs faisaient penser à une cave, présentée comme un lieu de souffrances, tout comme l’Enfer, sauf que le châtiment n’y était pas éternel mais devait s’achever un jour, Dante en fait une montagne qui est un lieu de progrès dans la joie. Son sommet est ce qui fut l’emplacement du jardin d’Éden, du paradis terrestre. Le poète accentue d’emblée l’impression de bonheur qui s’empare du voyageur qui y pénètre. Dès qu’ils ont mis le pied sur la montagne, les pécheurs souffrent d’impatience : ils connaissent (un peu) le bien et souffrent d’être encore sous l’emprise (relative) du mal. Les pécheurs sont par conséquent tendus vers l’avant et vers l’avenir. « Celui qui regarde en


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arrière doit sortir » proclame l’inscription à l’entrée. L’art du poète nous fait pénétrer au-dedans de ces âmes qui n’ont qu’une souffrance tout intérieure, à la fois attisée et apaisée par le progrès vers une meilleure compréhension et une joie durable. On trouve sur ce point le plus grand contraste avec l’Enfer. Les damnés ne veulent pas sortir de leur lieu de souffrances. Ce n’est pas qu'ils ont perdu tout espoir; ils n’ont même plus la notion d'espoir. Le plus grand tour de force poétique se trouve dans le Paradis. Dante sait que l’on ne peut décrire Dieu. Il pense donc que Dieu doit se mettre en scène, et l’a bel et bien fait pour s’adapter au monde humain des connaissances, qui sont confinées à l’intérieur de l’espace et du temps. Ainsi Dante s’autorise de ce précédent divin pour oser mettre en scène sa progression jusque dans les plus hauts cercles célestes. Le Paradis, dirons-nous, n’est abordable qu’en traduction. Dante, comme Dieu, le traduit pour le rendre accessible. Il marche ainsi, croit-il, sur les traces de Dieu, même lorsqu’il façonne lui-même et en italien des tercets de vers hendécasyllabes. Ainsi son verbe fait un travail comparable au Verbe de Dieu. On voit que Dante fait mieux qu’adhérer à un cadre théologique ou en défendre la vérité:il l’utilise pour générer de l’intelligibilité. Et cette intelligibilité, qui est communiquée par du langage, signale quelque chose qui se situe au-delà de lui. On songe aux rebuffades que Jésus adresse aux Pharisiens dans l’Évangile de Jean: « Pourquoi ne reconnaissez-vous pas mon langage ? Parce que vous ne pouvez pas écouter ma parole » (Jean : ). Bien entendu, les mots du Christ ne renvoient pas à des choses mais à une présence communicative. L’œuvre de Dante retient notre attention pour une autre raison. C’est au moyen de l’art que le Purgatoire guérit les âmes. On y entend de la musique et des chants liturgiques. On y voit des bas-relief. On y écoute des paroles bibliques, des récits, des exempla. Tout ceci donne le goût, non pas


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encore de la vertu, mais de l’acquisition de la vertu. L’itinéraire du poète doit franchir deux fleuves. Après le Léthé que connaissait la mythologie grecque, le fleuve dont l’eau donne l’oubli, Dante ajoute un autre fleuve, l’Eunoé. Les âmes chrétiennes boivent de l’eau des deux, et le second leur rend la mémoire du bien. Ce don complète la guérison entreprise par l’art. Comme on le lit dans l’Enfer, la poésie nous tire de l’état de misère et l’art est comme le petit-fils de Dieu. Dante met la béatitude en images et, comme il est poète, le salut qu’il imagine devient celui du lecteur. Le salut imaginé en effet est mieux que le salut tout court car il est compréhensible. J’en conclus que la théologie poétique est comme la prédication de l’Évangile : elle ne fait pas que dire, mais elle donne ou apporte le bien dont elle parle. La parole du poète comble l’âme en disant ses manques et ses désirs. Le langage est la plus puissante des facultés humaines. Mais comme son emploi ne coûte rien, il est aussi la faculté la plus facilement dévoyée. On peut avancer d’autres exemples de théologies poétiques : la grande allégorie de Bunyan, Le Voyage du pèlerin, d’abord, ainsi que les deux Faust de Goethe. Et dans le genre plus humble (au Dix-huitième Siècle plus méprisé) du roman, les romances chrétiennes écrites par Fielding et d’autres. Le canevas de ce nouveau genre littéraire devint fort populaire. Après une chute, le héros qui fut victime de passions mauvaises ou plus simplement d’égarements de jeunesse, accomplit une lente remontée, aidé par de bonnes rencontres et un peu de chance. Il arrive ainsi enfin à une guérison ou rédemption.Alors que Bergson voyait dans l’univers une machine à faire des dieux, ces romans, plus proches des doctrines de la Providence, y voient plutôt une famille capable d’accueillir et de guérir des égarés, voire des pécheurs. Mais peut-on vraiment attribuer l’épithète de poétique aux romans de Conrad, qui sont après tout des œuvres en


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prose ? C’est là le défi que je me suis proposé : un texte moderne, post-chrétien même, peut-il accomplir une œuvre poétique comparable à celle du Toscan qui baignait encore dans la culture religieuse du Moyen Âge ? Prenons les choses depuis le commencement. Conrad fut orphelin, exilé, et devint agnostique. Qu’il ait ainsi été tôt éjecté du cocon protecteur aide peut-être à comprendre pourquoi il a été tellement apprécié au cours du vingtième siècle. Né en , en Pologne, dans une famille bourgeoise ; son père s’impliquait comme patriote, et sa famille fut exilée au Nord de la Russie alors qu’il avait cinq ans. Sa mère y mourut, trois ans après ; quatre ans plus tard ce fut le tour de son père. Il fut dès lors élevé par un oncle en Pologne qu’il quitta à dix-sept ans pour aller à Marseille et devenir marin. À  ans il commence une carrière dans la marine marchande britannique et à  obtient le brevet de capitaine. Il navigue en Orient, surtout autour de l’archipel malais, mais aussi au Congo. Il commence à écrire et publie en  son premier roman La Folie Almayer. L’année suivante il quitte la marine et s’installe dans la peau et les habits d’un gentleman anglais. (Il avait auparavant renoncé à sa citoyenneté russe et obtenu la britannique.) Son œuvre prend un tournant décisif en  lorsqu’il publie Jeunesse. Il a  ans, a vécu, prouvé ses capacités, s’est formé des opinions sur beaucoup de choses. Il est au clair sur sa sensibilité et ses principes, et peut donc passer pour avoir acquis une certaine sagesse. La Folie Almayer avait été écrite comme les romans traditionnels : un narrateur omniscient y racontait la suite des événements (y compris les dispositions intérieures des personnages), comme s’il surplombait le tout. Pour Jeunesse par contre, Conrad invente de toutes pièces un narrateur, Henry Marlow, que l’on apprend un peu à connaître et qui nous livre un récit de choses vues ainsi que ses propres réactions. Marlow est un homme qui


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parle d’un ton mesuré ; il est expérimenté, plus âgé que ceux dont il parle. Il est un peu sentencieux, parfois un peu cynique, souvent désabusé et sceptique. Conrad ne nous livre pas donc directement sa propre vision du monde, mais invente un personnage qui en a une assez bien arrêtée. Pourquoi cette innovation ? Comme Marlow avance des opinions qui peuvent susciter de la controverse, on pourrait y voir un procédé qui protège la réputation de l’auteur. Une telle vue est superficielle. Conrad sait que l’on ne peut écrire de roman sentencieux ; la vie est trop complexe et changeante. Les romans moralisateurs sont des culs-de-sac. Mais on peut inventer un personnage qui parle judicieusement, en dépit du fait que la vie est chatoyante, déroutante, et que ses événements sont souvent incompréhensibles. Ainsi sans affirmer aucune autorité en tant qu’auteur, Conrad nous donne un texte dont l’autorité apparente appartient à un personnage fictif, auquel le lecteur va réagir et dont il peut évaluer les qualités intellectuelles et morales. À la limite le texte n’a donc que l’autorité que le lecteur veut bien lui donner. Marlow réapparaît dans Au cœur des ténèbres où il raconte une mission qui l’a envoyé à la recherche d’un commerçant d’ivoire qui avait disparu dans la forêt africaine,tout en haut du cours du Congo. Cet aventurier commerçant est devenu objet de légende — et de frayeurs. On soupçonne que quelque chose d’horrible se trame autour de lui dans la solitude de la forêt tropicale. Les ténèbres, pense Conrad, ont peut-être un cœur et comme auteur il voudrait s’en approcher,même si certains les jugent impénétrables, alors que d’autres se flattent d’avoir des clartés à leur sujet — ou préfèrent regarder ailleurs. Ici encore Conrad ne nous dit pas, mais il fait une œuvre où l’on rencontre quelqu’un qui tente de dire. Lord Jim commence avec un récit que les critiques caractérisent de surplombant, c’est-à-dire un récit présenté par un


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narrateur qui sait tout, ou semble tout savoir. Mais, subitement, au moment de la crise qui va définir la destinée du héros, la parole est donnée à Marlow qui a remarqué Jim lors de sa comparution en Cour. L’écrivain dès lors renonce à dire quelle fut la vie de Jim ; il se borne à nous la montrer telle que réfractée par un observateur normalement informé et intelligent. Le texte peut ainsi être dit poétique. Loin de se présenter comme un miroir promené le long du chemin où tant de choses se passent, il nous rappelle sans cesse que ce que le lecteur lit est placé sous la responsabilité d’un personnage bien en chair que l’on vient de rencontrer dans le roman. En nous montrant ce narrateur (fictif) à l’œuvre, le texte s’efforce de nous rappeler tout au long du récit que le travail de l’écriture est un travail humain et qui est toujours sujet à caution. Notons enfin que le langage poétique se tient debout tout seul, sans l’appui de commentaires ou de références. Un texte scientifique indique scrupuleusement ses sources, et renvoie aux autres articles qui ont établi des faits, confirmé des hypothèses ou fait avancer quelque recherche, ne seraitce qu’en montrant un cul-de-sac. Les travaux historiques abondent aussi en notes de bas de pages, pour donner leurs sources, s’appuyer sur des autorités, marquer des nuances, ou faire un peu de polémique contre un savant rival. Ainsi les professeurs et les étudiants lisent des textes appuyés sur des notes comme sur des béquilles, ou même certains qui s’avancent sur la défensive, à la manière d’un porc-épic bardé de piquants. On connaît les discours des fondamentalistes qui ne font pas trois pas sans se mettre à l’abri d’une citation biblique. Celui qui fait un texte proprement poétique envoie dans le monde un texte tout nu ; à la merci du lecteur, oui, mais aussi un texte qui dit ce qu’il a à dire apparemment tout seul, et du premier coup.


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.

LORD JIM.

  • DESTINÉE ET SALUT

On rencontre Jim au début du roman alors qu’il est commis maritime dans un port oriental.Très grand, un peu distant, toujours vêtu impeccablement.Tout le monde le connaît par son prénom ; il ne révèle pas son patronyme. Après l’avoir ainsi brièvement caractérisé et suggéré une énigme, l’auteur passe à quelques indications sur l’enfance de son héros. Enfant du presbytère, Jim fut élevé à la campagne.Tout porte à croire qu’il eut une enfance heureuse, bien différente de celle de Conrad. On peut imaginer le jardin fleuri devant la maison familiale, le père attentif et didactique, la mère aimante, la servante dévouée. Sur un plus vaste théâtre, Victoria règne et l’Empire se porte bien. Une note d’ironie suggère que le père enseignait à ses ouailles que les desseins insondables de la Providence faisaient que certains devenaient riches alors que d’autres restaient pauvres. Nourri par d’abondantes lectures d’enfance et d’adolescence Jim veut devenir marin. Il va à l’école de la marine marchande, rêve à une carrière au service de l’Empire et donc de la civilisation. Il se voue dès lors à une carrière de commandement et de service. Muni d’un brevet d’officier, il s’engage sur un beau navire. Blessé par accident, il doit être hospitalisé. Immobilisé à Singapour, il ne trouve d’emploi que sur un misérable petit vapeur, le Patna, qui est surchargé de pèlerins à transporter à La Mecque. Le commandant est un Allemand, vulgaire et ivrogne ; les autres officiers sont du même acabit. Un soir seul sur le pont, Jim rêvasse. La nuit est calme ; il se sent pénétré d’une paix et d’une sécurité sans bornes et chérit des pensées d’actions valeureuses. Bref le milieu peu reluisant où il se trouve n’atteint guère l’image qu’il se fait de


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lui-même. Survient alors le drame : le bateau heurte quelque chose. C’est plus qu’un accident, mais le début d’un drame, qui deviendra pour lui la grande crise de sa vie. Conrad amène ici Marlow sur la scène. Dorénavant, c’est lui qui est le seul narrateur. Devant quelques comparses et amis, il raconte un soir, sur la terrasse d’un hôtel, après le dîner, comment il rencontra Jim et ce qui s’ensuivit. Il avait remarqué Jim à l’enquête officielle tenue dans un grand port qui ressemble à Bombay un mois après l’accident du Patna. Le lecteur apprend alors qu’après le heurt, le navire fut abandonné par ses officiers mais n’a pas coulé, et que le navire des pèlerins finit par arriver à bon port tiré par une canonnière française. Les officiers dont Jim doivent donc faire face à un procès, et c’est là que Marlow prend connaissance de l’affaire et rencontre Jim. Marlow est un marin expérimenté, il a  ans alors que Jim en a . Pourquoi s’intéresse-t-il ainsi au jeune homme ? Jim, qui admet sans peine les faits dont il est accusé, manifeste une espèce d’insouciance hautaine qui intrigue. Bref Marlow fait sa connaissance et obtient de lui les détails de l’histoire. Tout de suite après le choc dans la nuit, Jim fut envoyé dans la cale du Patna pour estimer les dégâts. La proue était inondée ; la tôle qui empêchait l’eau de se répandre dans le reste du navire était rouillée et, bombée, menaçait de céder sous la pression. Apprenant cela, le capitaine et les officiers mirent une barque à la mer et s’apprêtèrent à fuir, donc à abandonner les pèlerins à leur sort. Jim saisit vite l’essence de la situation : il fut horrifié par cette déréliction du devoir, et nota que le navire n’avait pas assez d’équipement pour sauver ses passagers. Au dernier moment, il sauta dans la barque pour rejoindre les officiers qu’il méprisait. Les lecteurs de Conrad, comme Marlow avant eux, sont ainsi confrontés à un mystère. Pourquoi cette défaillance de la part d’un homme promis à un si bel avenir ? On apprend


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que Jim admet les faits devant la Cour, sans détours, et se soumet silencieusement à la sentence qui révoque son brevet. Dès lors il n’ose pas réapparaître devant ses parents, et s’engage dans une série d’emplois subalternes qu’il quitte dès que l’histoire du Patna atteint le port où il travaille. Dans le milieu choisi des bons serviteurs de l’Empire, Jim était one of us, « l’un d’entre nous », admis dans l’élite des hommes de métier intègres et respectés. Est-il encore l’un d’entre nous, dans un autre sens, après son incompréhensible manquement ? C’est l’interrogation qui taraude Marlow. De là son amitié pour le jeune homme et les soins qu’il prend pour lui permettre de se refaire une carrière. Le cas de Jim devient pour son aîné un défi personnel : pourquoi cette chute et comment réhabiliter ce jeune homme ? Jim serait-il une version potentielle de lui-même ? La structure du texte, les allers et retours dans le temps, les digressions dans le récit de Marlow, tout cela force le lecteur à travailler dur pour se faire une opinion de Jim et, ce qui est plus complexe encore, avoir des sentiments à son égard. Ce travail ne peut se faire qu’en s’interrogeant d’abord sur la personne de Marlow, la nature de sa propre curiosité et la valeur de son récit. Je crois que Marlow trouve Jim attendrissant. Il y a en effet quelque chose de touchant dans le jeune officier déchu : un enfant rêveur, expulsé trop tôt du cocon d’une famille respectée et croyante, vivant dans la paisible campagne anglaise ; un enfant doué dans le corps d’un homme fait et portant une tête éduquée, on suppose, et surtout, ça on le sait, très bien préparé pour son métier. C’est un idéaliste, un romantique, qui a fait une bavure ; cela le situe, mais ne le définit pas, et laisse insondable le mystère du saut la nuit dans le bateau de sauvetage. Le fond du problème, c’est que Jim est abasourdi par ce qu’il a fait. Il y a donc un clivage dans son identité. Parler de honte est trop sommaire.


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Comme Don Quichotte et Emma Bovary, Jim a lu trop de romans. Conrad s’inscrit ainsi dans la lignée des auteurs qui montrent les méfaits de la lecture alors même qu’ils soignent les effets de leur écriture. Mais Emma Bovary, femme bourgeoise de province, ne peut déclencher d’autres catastrophes que celles de l’adultère. Jim est un homme, jeune et moderne, protestant et anglais. Et il ne prétend pas servir quelque Dulcinée qu’il n’a vue que de loin, mais un Empire bien tangible. Les terres marquées en rouge sur les cartes du monde sont les lieux où il se fait du bon travail, dit Marlow. Jim n’est donc pas le représentant attardé d’une vision de la chevalerie qui est alors partout en déclin ; ses idéaux ne sont pas des bizarreries démodées.Alors que Don Quichotte est comique, un fou inoffensif et même heureux, Jim est peutêtre dangereux, car ses rêveries sont appuyées sur un fantasme collectif en plein essor. En 1899 (date de la parution du roman) la guerre des Boers n’est qu’une petite opération de police dans une région reculée et peu connue. On verra que Conrad utilise la destinée de ce jeune Anglais pour s’interroger sur le colonialisme. Marlow qui, par intermittence, veille sur Jim, un peu comme une Providence, le met en contact avec Stein, un marchand allemand, rescapé de la Révolution de 1848, maintenant âgé, riche et respecté. Stein passe beaucoup de son temps avec une merveilleuse collection de papillons et de coléoptères. Les premiers sont fragiles et colorés, les seconds ont une rude armure et ont l’air menaçants ; ils sont aussi parfois nauséabonds. Cet entomologiste enthousiaste affirme que l’homme est prodigieux mais n’est pas un chef-d’œuvre. Il faut comprendre qu’en esthète il n’hésite pas à préférer les papillons (il y en a d’exceptionnellement beaux en Indonésie), et qu’à ses yeux certains hommes ne valent guère mieux que des cancrelats (sur ce point aussi la faune de l’archipel malais est fort impressionnante).


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Stein confie une mission à Jim. Remonter un fleuve côtier dans une région peu connue de l’archipel malais, le Patusan, à la recherche d’un agent commercial, un Portugais nommé Cornélius, qui n’est pas à la hauteur et l’a laissé sans nouvelles. Jim accepte et trouve sur place une situation difficile, aux bords de la guerre. Cornélius est une épave et vit avec la fille qu’il a eue d’une femme indigène elle-même décédée. Le roitelet de Patusan et son peuple sont aux prises avec des envahisseurs arabes qui veulent leur arracher un monopole commercial et se sont bâtis un fortin. Travaillant avec le fils du roi, Jim réussit à prendre d’assaut la place forte des nouveaux venus. Il devient alors pour tout ce peuple Tuan Jim, c’est-à-dire Lord Jim. En plus d’accomplir un geste d’éclat qui lui redonne la confiance des hommes et un peu d’honneur, Jim trouve l’amour à Patusan. La fille de Cornélius n’a pas une haute opinion de son père ; elle est travaillée par la connaissance qu’elle a du sort de sa mère qui fut maltraitée. Elle est aussi le genre de beauté qui fait souhaiter qu’il y ait plus de demisangs parmi les populations. En fait elle est belle à faire pleurer un vieux pape. Elle s’appelle Jewel, ce qui signifie Bijou. Mais il ne faut pas croire qu’elle est comparable à une pierre précieuse. Imaginez que vous marchez sur la plage en tenant un rubis à la main, un rubis gros comme ceux que les maharajahs se transmettent de pères en fils, ou que vous vous mettez à table en face d’un collier de perles à trois rangs, ou, mieux encore, que vous trouvez une rivière de diamants dans votre lit. Et bien Jewel est mille fois mieux ; elle est plutôt d’un tout autre ordre, car elle n’est pas une décoration, si précieuse soit-elle, mais une compagne, un partenaire. Il y a des centaines de belles jeunes femmes à Sumatra ou Bornéo et les Européens qui y séjournèrent eurent en général tôt fait de trouver chaussure à leur pied. Mais ce n’est pas de


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cela qu’il s’agit. Des yeux de biche, oui, mais elle a combattu aux côtés de Jim. Elle est rapide, intelligente ; c’est une panthère souple et musclée, et elle lui a sauvé la vie. Le chapitre  la montre à l’œuvre. Cela se passe peu après l’arrivée de Jim à Patusan. En pleine nuit, Bijou vient chez lui, torche à la main, pour le réveiller vivement. « Levez-vous » dit-elle, en plaçant dans sa main le revolver qu’il tenait pendu à un clou. « Quatre bandits sont en route pour vous attaquer. » Il la suit mollement, mal éveillé. Jim est de ceux qui pensent que les femmes sont inutilement émotives. « Ils sont dans le magasin, ajoute-telle, et attendent le signal. » Il apprend qu’elle veillait sur lui depuis plusieurs jours. Dans le récit qu’il fit plus tard à Marlow, Jim avoua qu’il était alors fatigué de vivre toujours aux aguets, que son courage lui semblait inutile et qu’il était prêt à en finir. Mais il semble que le jeu de la chasse avec Bijou lui redonne le goût de vivre. En effet cette nuit-là Bijou le guide, le retient par le bras, arrange leur approche par les deux côtés du magasin. Quand un des bandits se précipite sur Jim, kriss en main, Jim est prêt et l’abat d’une seule balle. Puis il fait sortir les trois autres de leur cachette et leur laisse la vie à condition qu’ils aillent présenter ses compliments à leur chef, avant qu’il n’aille le faire luimême. (Ce chef est bien sûr l’Arabe retranché dans son fort.) Les deux vont sur la berge pour suivre du regard la fuite des assaillants devenus penauds. La jeune fille croisa ses yeux avec ceux de Jim puis, le geste large, elle lança la torche allumée qui décrit un grand arc avant de sombrer dans la rivière. On devine qu’elle voulait avoir les deux mains libres et que, peu après, la nuit tropicale cacha les premiers gestes de deux amoureux.


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. LORD JIM

Nous étions au cours de français et les auteurs des meilleures rédactions étaient invités à les lire à la classe. Un grand blond lisait une histoire valaisanne, d’un jeune homme qui devait mener une chèvre par une corde, vers une destination importante pour la chèvre. Sur le sentier alpestre, il rencontra une jeune fille qui allait dans la même direction. Les visages sourient, la conversation se fait fluide, les regards pétillent et le jeune homme se sent au seuil de grandes et belles choses. Leurs chemins bifurquent et le garçon éprouve le besoin d’ajouter un peu de réalité dans tout le virtuel qui dansait en lui et devant lui. Il dirigea ses bras vers les épaules de la fille, lorsque la chèvre, impatiente ou nerveuse, tira très vivement sur son licou. L'affectueuse manoeuvre échoua, évidemment, croulant sous le ridicule. Notre maître était Jacques Mercanton, romancier, critique, homme de goût. Il commença par des remarques fort positives sur l’art de l’écriture. Puis il donna un conseil pratique ; dans de pareils cas, dit-il, il faut lâcher la chèvre.


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On trouve dans les romans de l’ère coloniale de nombreux et touchants récits de camaraderie fidèle entre un Européen et un indigène. Mais jamais avec une indigène. Stevenson écrivit de fortes pages de guet-apens, d’affût et de bravoure, d’action coordonnée, rapide, efficace, mais jamais entre un homme et une femme. Bijou fit un parcours sans faute. Ce que Jim vécut, il ne l’avait pas lu dans un livre. Les héros solidaires y étaient toujours des Achilles et des Patrocles. Aux chapitres  et , Marlow raconte à ses auditeurs les conversations qu’il eut avec Bijou peu après sa propre arrivée à Patusan. La jeune femme attendait de lui « une assurance, une affirmation, une promesse, une explication ». Elle avait peur que son amant la quitte un jour pour retourner vers ces lointains pays européens, « qui semblaient toujours réclamer leurs enfants ». C’était, dit Marlow, un cœur courageux, qui cherchait à tâtons son chemin dans la nuit. Lors d’une seconde occasion, elle lui dit qu’elle ne veut pas mourir en pleurant, comme sa mère. Saisi par l’émotion, Marlow perd pour un instant l’usage de la parole, mais finit par le retrouver, car « les mots font partie, eux aussi, de cette rassurante conception d’ordre et de lumière où nous nous réfugions ». Marlow nous livre ici une réflexion qui éclaire, à mon sens, tout le sérieux que Conrad apporte à la pratique de son art. Le long récit de Marlow s’arrête ici. À la parution du roman, un critique malveillant calcula que son récit aurait pris onze heures pour être livré à ses auditeurs. Pour tranquilliser ceux qui pensent que ce genre de détail est important, un autre refit le calcul et trouva quatre heures. L’intérêt de Marlow pour la destinée de Jim ne s’arrêta pas après sa visite à Patusan. Deux ans plus tard, il passe chez Stein, y trouve Bijou peu loquace et les yeux secs, et apprend que Jim est mort. Il recherche toutes les pièces


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qu’il peut trouver et reconstitue le puzzle. Cette fois il livre l’histoire sous forme d’un texte écrit, qu’il envoie à « un individu privilégié », qui est l’un des auditeurs du récit transmis sur la terrasse de l’hôtel ; à sa rédaction il joint une lettre des parents de Jim et le début d’une réponse de la main de Jim. Un autre incident en effet vint troubler la vie de Patusan. Un aventurier britannique, Gentleman Brown, remonta le fleuve à la recherche de provisions car cet homme et ses comparses souhaitaient traverser l’Océan Indien pour fuir des mers devenues trop chaudes pour eux vu leurs actes de piraterie. Jim est absent lorsqu’arrive cette petite troupe armée qui prend aussitôt une position de force. À son retour, il n’est pas surpris de trouver que tous comptent sur Tuan Jim pour dénouer cette situation. Il entreprend de négocier avec Gentleman Brown. Le roi ne croit guère à la bonne foi de ces pillards. Jim assure qu’il est capable de trouver un arrangement qui épargnera les vies et donne sa vie en gage. Isolés sur un radeau au milieu de la rivière, Jim et Brown conviennent d’un plan qui permet aux nouveaux arrivés de repartir sans combats. Mais Brown est un fourbe qui abuse de la confiance placée en lui. Une fois libre, il attaque, en redescendant le fleuve, un poste que le roi avait placé en aval et qui était dirigé par son fils unique, l’ami de Jim. L’héritier est tué dans l’échange de coups de feu. Le matin après l’arrivée du corps au village, Jim en grande tenue, s’approche du roi, lui tend son arme chargée, recule et attend la balle, qui ne tarde guère. Plus tard, quand il est chez Stein, Marlow apprend que Bijou refuse à Jim l’aumône des larmes. « Vous nous quittez toujours » avait-elle dit parlant des Anglais, « pour suivre votre chemin. » « Il m’a quittée, comme si j’avais été pire que la mort. »


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Le texte de Conrad me semble agencé pour amener le lecteur à se poser quelques questions qui ne sont pas faciles à formuler et auxquelles il est encore plus difficile de répondre. Pour commencer, Jim meurt-il sauvé ? A-t-il été guéri ? S’estil racheté ? Deux personnages secondaires, à peine esquissés, qui ouvrent la possibilité d’une mystérieuse métahistoire qui encadrerait l’histoire de Jim, orientent la réflexion dans une direction précise en attirant l’attention sur les présupposés racistes d’un empire colonial. Un membre du tribunal qui a jugé l’affaire du Patna, le capitaine Brierly, un homme âgé, se suicide peu après avoir entendu l’histoire de Jim. Le mystère est complet. Pourquoi cet homme universellement admiré pour son intégrité et son infaillible compétence a-t-il pu poser ce geste ? On est réduit à spéculer. Serait-ce que le geste de Jim était si noir à ses yeux qu’il a semé en lui les graines d’un désespoir absolu ? Comment justifier les entreprises européennes en Asie si les Européens n’ont pas à leur tête des chefs irréprochables ? L’application juste de la loi ne résout rien pour le capitaine Brierly — pas plus que pour Jim d’ailleurs. Le jeune et brillant officier a-t-il commis l’horreur impardonnable ? Comment se peut-il que celui qui était l’un d’entre nous se soit jeté dans la barque avec des hommes orduriers plutôt que rester à son poste avec les passagers musulmans dont il tenait la vie entre ses mains ? Est-ce qu’il arrive que le courage manque aux hommes de devoir ? Est-ce que Jim aurait été marqué par le racisme ambiant ? Conrad avait trouvé le canevas de son histoire dans une affaire vraie, celle du Jeddah où  pèlerins furent abandonnés en mer par leurs officiers, qui par la suite déclarèrent que le navire avait sombré — ce qui s’avéra faux. Lors du procès, le fait que les passagers étaient des Asiatiques fut abondamment avancé comme circonstance atténuante.


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Et il y a aussi le mystérieux « individu privilégié ». On sait de lui que, le soir sur la terrasse de l’hôtel, il eut une brève réaction raciste au récit de Marlow, lorsque celui-ci parla de l’amour de Jim et de Bijou. Pour lui les femmes indigènes satisfont des besoins et donnent des consolations mais Jim était un idiot de se considérer comme marié avec Bijou. Alors que pour Brierly l’idéaliste sévère, Jim ne pourrait être sauvé, pour l’impérialiste ordinaire, il n’a pas besoin d’être sauvé. Retenons donc que Conrad fait baigner son texte dans une vague atmosphère de racisme latent qui maintient des barrières absolues entre l’Est et l’Ouest. Même Marlow tombe une fois dans les clichés sur l’Orient incompréhensible : racontant la conversation où il tenta de rassurer Bijou, il nous dit qu’elle avait le visage impénétrable du Sphinx. Conrad veut-il nous donner à penser que Jim s’est peut-être dégagé de cette gangue propre à la culture de son pays ? On peut ensuite s’interroger sur les rapports entre les deux fautes de Jim. La deuxième faute reste un peu dans la ligne de la première. Jim a trop confiance en lui-même. Il commet ainsi une erreur de jugement. Les conséquences en sont plus graves, plus graves pour son ami, pour lui-même, en fait pour tout le peuple de Patusan qui devra dès lors affronter un avenir périlleux en état de faiblesse. Mais cette faute est moins grave aux yeux des moralistes : ce n’est qu’un mauvais calcul, non pas un crime. Lors de la négociation avec Brown, on peut soupçonner Jim de croire, par atavisme, qu’entre Anglais on pourra s’arranger et prouver sa bonne foi. Il faut certainement admettre que Jim a eu trop confiance en son charisme et qu’il n’était guère ouvert à l’idée qu’il se trouvait peut-être en face d’un coléoptère de la pire espèce. Brown, trop habile, ne fit pas appel à la pitié de Jim, mais Jim eut probablement pitié de ce compatriote aux abois ; cette pitié pourrait n’être qu’un sous-produit de son propre sentiment de supériorité.


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On peut aussi s’interroger sur la rencontre avec Bijou et la transformation de la vie de Jim qui s’ensuivit. En sa compagnie, le jeune homme laissa tomber un peu de l’enveloppe (ou carapace) de narcissisme qui lui donnait sa force et sa hauteur, et probablement l’empêcha de se suicider après avoir été jugé coupable. Il a donc lâché une partie de l’héritage de son passé. La scène nocturne où Bijou et lui traquent les bandits joue sur un brouillage de rôles. Lui qui est l’invincible en principe oscille entre deux attitudes qui l’enferment dans des rôles dits virils : soit il refuse d’être vigilant, par bravade, soit il souhaite mourir. Il accepte néanmoins la vigilance à deux, la coopération d’une femme et même certaines de ses consignes. Il passe alors le genre de seuil qui transforme l’identité. « Il y a » écrit Montaigne « autant de distance entre moi et moi-même qu’entre moi et les autres ». Cette nuit, la distance entre « moi et l’autre » (et n’oublions pas qu’il s’agit de l’Européen et de l’indigène) fut diminuée lorsqu’un pont fut jeté, et cela changea aussitôt la distance entre « moi et moi-même ». Dès lors Jim cesse de fuir devant le regard des autres. Devient-il ainsi un peu revêtu de la beauté d’un papillon, après avoir seulement rêvé en être un, ou devient-il un peu moins un coléoptère fût-il de la plus noble variété ? Il commence même une lettre à ses parents… À en croire Dante, les humains sont sauvés à partir du moment où ils ont commencé leur remontée dans le Purgatoire. Jim a indubitablement mis le pied sur cette montagne et goûté les joies qui lui sont propres, qui sont celles du progrès dans la vertu. Je propose donc que Jim était déjà sauvé avant sa mort, sans qu’il soit nécessaire qu’il se sacrifie « pour se racheter ». D’autres lecteurs pensent plutôt que Jim trouve son salut dans sa mort héroïque, acceptant que justice soit faite à Patusan. Faudrait-il toujours du sang pour une rédemption ? L’amour n’est-il pas à la hauteur de la


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tâche ? C’est dans le moule expiatoire que le film de Richard Brooks (avec Peter O’Toole) coule l’intrigue — mais il donne moins d’importance à Bijou et ne nous la montre pas les yeux secs après la mort de son homme. Il faut quand même noter que Marlow n’avance pas une conclusion aussi claire que la mienne. Pour lui Jim reste au centre d’une formidable énigme. J’ajoute que la réhabilitation de Jim est apparue à quelques lecteurs comme une dernière manifestation de son égoïsme romantique. Jim réussirait à revêtir à nouveau l’uniforme du brave héros prêt à tout, même au sacrifice de sa vie. La fidélité à l’image qu’il s’est faite de lui-même, et sa haute conception du devoir d’un homme public, lui cacheraient-elles la trahison qu’il commet à l’égard de Bijou ?

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Dans Lord Jim, Conrad lance un défi à son lecteur : juger de la vie du jeune homme sans patronyme, dans son ensemble, tout en s’interrogeant sur la valeur de l’interprétation qu’en fait Marlow. Le roman nous refuse une illusion : celle qui consisterait à croire que le récit est comme une copie du cours des choses. Car il en est une représentation. Le roman invite ainsi à prendre conscience de l’esthétique et à perdre une innocence : les mots ne nous donnent pas un accès direct aux choses. Le défi dans Nostromo est semblable, plus difficile peut-être, car les procédés sont différents. L’auteur nous donne une série de tableaux, faisant des allers et retours dans le temps, mettant en lumière différents personnages, présentant ainsi toute une série de points de vue qui ne convergent pas visiblement. Le héros éponyme y occupe peu de place. Conrad dans cette œuvre tente une expérience avec une nouvelle méthode qui sera reprise par beaucoup de romanciers du Vingtième Siècle. Le texte commence avec la description d’un golfe et d’un port sur la côte pacifique d’une république sud-américaine, le Costaguana. La navigation à vapeur permet un peu d’activité commerciale dans la ville de Sulaco, et le début de la construction d’un chemin de fer. Et cela amène la réouverture d’une mine d’argent. On apprend que les Indiens y périrent par milliers lors de l’exploitation à l’ère coloniale et qu’une exploitation plus moderne fut nationalisée par le jeune État indépendant, puis saccagée et entièrement ruinée lors d’une révolution. L’auteur nous informe de l’existence dans le passé d’un président-à-vie sanguinaire, Bento, puis plus récemment, d’un président-dictateur


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Ribiera, et compte sur la paresse du lecteur pour créer l’impression que la succession de révolutions ne change rien au pays. On s’approche du concret en faisant connaissance avec la famille Viola, deux parents, deux filles. Le père, Giorgio, fut un ardent républicain italien de la trempe de Garibaldi, le héros qui prit les armes pour des idées et non pour des gains matériels. Il fit le coup de feu avec lui à Montevideo. Il continue à lire sa Bible et reste fidèle à ses idéaux, même lorsque la victoire italienne de son héros fut confisquée par Cavour et Victor Emmanuel. Liberté, égalité, Dieu pour les hommes et la religion pour les femmes. La « victoire des rois et des prêtres » n’a donc pas entamé sa foi. Il tient une auberge près du port de Sulaco. Nostromo y est un familier (et la mère compte bien qu’il épousera son aînée). Ce dernier est un marin génois qui au hasard de ses voyages s’est arrêté à Sulaco, pour devenir le subalterne indispensable de Mitchell, le directeur anglais de la compagnie de navigation. Mitchell lui donne son surnom : Nostromo, notre homme, ou mieux our man (comme dans le roman de Graham Greene). Son prestige comme contremaître des débardeurs ne connaît pas de bornes. Il devient le Capataz de cargadores, une légende de son vivant. Et surtout on rencontre Charles et Emilia Gould. Le père de Charles, un Anglais appartenant à la troisième génération d’une famille établie à Sulaco (l’ancêtre avait combattu aux côtés de Bolivar), a reçu la concession de la mine abandonnée, accordée par un gouvernement qui se savait incapable de la rouvrir. Mais lui refuse de travailler à la réouverture, sachant que la corruption endémique sapera son travail puis lui arrachera tous les profits. À la mort de son père, Charles, qui fut éduqué en Angleterre et vient d’épouser une Anglaise élevée par une tante en Italie, veut faire face au défi. Ingénieur il croit que le développement


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des « intérêts matériels » apportera prospérité et stabilité au Costaguana ; la justice viendra ensuite, dit-il. Il a l’idéal, elle a le savoir-faire social. (De très belles pages nous la montrent dans l’arrière-pays, accompagnant son mari dans une expédition de recrutement de main-d’œuvre. Elle voit ce que son mari ne voit pas.) Charles intéresse un capitaliste de San Francisco à son entreprise. Celui-ci, Holroyd, assure Charles qu’un jour les États-Unis contrôleront le monde et y diffuseront « une religion plus pure » ; mais pour l’instant il se contente d’appuyer Charles financièrement en espérant qu’il réussira. Muni de fonds, de machines, Charles rouvre la mine et recommence à extraire le précieux métal. Lors du premier envoi de lingots, l’opinion publique à Sulacco fait le point et se flatte d’un certain apaisement dans la province : il y a de l’emploi, des promesses de stabilité et d’enrichissement. Une fausse note apparaît néanmoins lors d’une célébration en présence du Président de Costaguana. Le Ministre de la Guerre, le général Monteros, laisse alors transparaître, outre sa vulgarité, une certaine rapacité. L’argent extrait de la montagne éveille visiblement de nombreuses convoitises. On apprend bientôt que Monteros appelle à la Révolution et a ouvert un foyer de guerre civile au centre du pays, accusant le Président et les notables de livrer le pays au pillage des étrangers. Xénophobie et démagogie, la recette n’a rien de nouveau au Costaguana. Gould reste taciturne au milieu de l’agitation à Sulaco — et se soucie d’un lot de lingots entreposé au port en attente d’expédition. On apprend que le gouvernement envoie le général Barrios pour écraser la révolution. Une émeute se déclenche néanmoins dans la ville portuaire. Les notables tirent sur la foule depuis les fenêtres de leur club. Nostromo rallie les débardeurs du côté des Européens et protège, pour le moment, les biens des compagnies et les fameux lingots.


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Dans ce contexte d’événements qui se précipitent, on apprend à connaître plusieurs nouveaux personnages. Il y a le docteur Monygham, devenu responsable de l’hygiène et de la santé à la mine ; âgé de cinquante ans, il boite et porte une cicatrice au visage ; on sait qu’il fut torturé sous le régime de Bento. (En vertu du principe qu’il n’y a pas de fumée sans feu, cela le rend suspect.) Malgré sa réputation de bizarrerie, il est souvent reçu au salon des Gould ; ses sarcasmes, son mépris de l’humanité, son pessimisme le mettent à part, mais il a l’estime de la maîtresse de maison. Il y a aussi Don José Avellanos, illustre descendant d’une vieille famille espagnole, autrefois ambassadeur en Angleterre ; esprit libéral, admirateur du parlementarisme européen, il est célèbre dans son milieu à Sulaco pour avoir écrit un livre très bien documenté sur l’histoire de Costaguana, Cinquante ans de désordres, livre qui, prudence oblige, n’est pas encore imprimé. Il est naturellement à la tête du parti Blanco, le parti des notables et des grands propriétaires terriens qui ont tout à craindre du banditisme de Monteros. Il y a Martin Decoud, fils du pays qui a fait des études de droit à Paris, où il est devenu un esprit littéraire, dilettante, qui rit de la politique de son pays où il ne voit que farces macabres. Amoureux de la fille de Don José, il met sa plume au service des Blancos et fonde un journal qui traite Monteros de gran besta. Sa passion fait donc qu’il se comporte comme s’il avait une mission. Il y a aussi l’archevêque Corbelàn, grand convertisseur d’Indiens, qui lorsqu’il est en ville fait preuve d’un zèle intempestif pour réclamer la restitution des biens dont l’Église a été spoliée. Il affaiblit ainsi le parti des libéraux parlementaires, eux qui pourtant ne massacrent pas les prêtres. Cette rude figure méprise les infidèles — les mauvais catholiques — et réserve toute sa haine pour les hérétiques Et il y a enfin Hirsch, petit marchand juif qui exporte des peaux de bœufs et voit des possibilités pour son entre-


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prise dans le cadre de la nouvelle expansion commerciale. Monteros remporte des victoires au centre du pays, de l’autre côté de la Cordillère. Le président-dictateur Ribiera s’enfuit vers Sulaco d’où il réussit à s’embarquer pour trouver refuge quelque part. Le frère de Monteros s’approche de Sulaco à la tête d’une troupe en guenilles. Et l’on apprend qu’un autre militaire, le général Sotillo, a rejoint la Révolution, s’est emparé d’un des deux bateaux du gouvernement et navigue, avec des hommes armés, vers le port de Sulaco. On suppose qu’il a appris où se trouvent les lingots. Les parlementaires de Sulaco bavardent en vain et sentent que le destin de leur pays va placer le pouvoir suprême dans de nouvelles mains. Decoud et Nostromo élaborent alors une parade. Decoud, qui sait qu’il ne survivra pas à une victoire des frères Monteros et ne veut pas quitter le pays où se trouve Antonia, propose aux parlementaires l’idée d’une sécession : que Sulaco et sa province deviennent un État souverain, indépendant du reste du pays que troublent la pauvreté, la corruption et l’instabilité politique. Et Nostromo propose de partir en cachette sur un petit voilier, une gabare, avec les lingots pour les remettre au large à un vapeur de la compagnie de navigation qu’il espère bien rencontrer. Son plan est accepté et Decoud l’accompagnera. Ils partent en soirée. Au chapitre sept de la deuxième partie, un des grands moments du roman, on passe une nuit obscure avec Decoud et Nostromo, sur la gabare qui avance à peine, faute de vent ; par moments, les deux hommes se résignent à ramer. Decoud et Nostromo viennent de milieux fort différents ; ils n’ont pas le même style de vie, ni les mêmes rêves, ni les mêmes illusions, mais ils font face au même danger. C’est alors que le jeu des destinées commence à devenir serré. Il se passe alors des mouvements intérieurs. Au contact l’un


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de l’autre, chacun acquiert une conscience plus fine de soimême. Des ébranlements travaillent leur être ; des lignes de leurs identités s’estompent, d’autres se précisent. Le monde extérieur se rappelle à eux lorsqu’ils découvrent un passager clandestin ; c’est Hirsch, qui, terrorisé par l’émeute, s’était enfui vers le port en cherchant une cachette puis tapis dans la gabare, d’où il n’osa plus ressortir. Puis ils entendent un vapeur qui s’approche. C’est Sotillo et ses troupes. Malgré l’obscurité profonde, Nostromo descend la voile blanche. Le vapeur écharpe le voilier, bouscule Hirsch qui s’agrippe à la chaîne de son ancre. La gabare prend l’eau. Pendant que Decoud pompe, Nostromo la dirige vers la plus grande des îles du golfe. Et les hommes de Sotillo hissent Hirsch à bord, heureux d’avoir capturé un des Européens. Nostromo et Decoud débarquent aussitôt les lingots et les enterrent dans le sable de l’île. Nostromo laisse son compagnon sur l’île, avec toutes les provisions, et lui annonce qu’il viendra lui donner des nouvelles dès que la situation sera clarifiée. Puis, à l’aube, il fait voile, saborde la gabare et nage jusqu’à terre. Sotillo arrive au port. C’est au tour du Dr Monygham de prendre des initiatives. Arrêté par l’ambitieux général, le docteur guide habilement les fantasmes de son ennemi. Sotillo croit qu’il a coulé le voilier qui transportait les lingots. Mais il reste obsédé par le trésor. Il veut faire parler Hirsch, son prisonnier ; il a recours à des méthodes remontant au passé colonial espagnol et le torture à mort sans en avoir rien tiré qui lui semble sûr. Et pour cause ; Hirsch ne sait rien du sort des lingots. Libéré, Monygham est rejoint par Nostromo. Dans un autre conciliabule nocturne, ces deux êtres qui n’ont pas grand chose en commun élaborent un plan d’action. Ils s’avisent que ce qu’il y a de mieux à faire c’est de trouver un homme


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habile et courageux pour traverser le pays ennemi, aller retrouver Barrios et son armée, qui sont restés fidèles à la Constitution mais n’ont pas affronté les forces de Monteros, et demander au général de venir reprendre Sulaco. Nostromo n’est plus l’homme prompt à faire la volonté de ses supérieurs mais voit les mérites du plan ; il part donc, après avoir conseillé à Monygham de dire à Sotillo que le départ de la gabare était une feinte et que les lingots ont été jetés à la mer pour être retrouvés ensuite avec un scaphandrier. Sotillo tombe dans le panneau, car il sent enfin le trésor à sa portée. D’autre part, le prêtre Corbelàn arrange une rencontre entre Gould et l’émissaire d’un personnage resté jusqu’alors dans les marges du récit, un certain Hernandez, chef d’une bande de hors-la-loi qui ont pris le maquis plutôt que se soumettre aux méthodes de recrutement de l’armée de Costaguana. Cet émissaire aborde Charles Gould en lui disant que l’on sait dans le maquis qu’il est un ami de la justice. Par son intermédiaire, Hernandez propose de venir avec ses hommes aider à vaincre Monteros, Sotillo et leurs révolutionnaires, et demande en retour son appui pour ce que Corbelàn et Hernandez négocieront quant à l’avenir des hommes du maquis. L’homme d’affaires (qui manifestement soignait ses relations industrielles) met alors un doigt dans les machinations politiques et accepte le pacte. Dix jours plus tard, Sotillo et Pedro Monteros sont morts et leurs forces défaites. Barrios, arrivé par la mer, a attaqué les hommes de l’un au port, tandis que Hernandez, appuyé par les ouvriers de la mine, remportait la victoire sur l’autre en venant du Campo. Les notables de Sulaco proclament l’indépendance et se livrent aux joies de l’écriture d’une nouvelle constitution. Gould part pour affaires à San Francisco. Quelques mois plus tard un navire de guerre américain salue les couleurs de la jeune république, qui reçoit alors


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toute la légitimité dont elle a besoin. On apprend aussi que la Fondation Holroyd va y envoyer des missionnaires protestants. Mais ce dénouement n’est pas celui qui intéresse Conrad. Il choisit plutôt d’achever son livre en nous faisant suivre la destinée de deux individus, Decoud et Nostromo. Il mène donc le récit de la vie de ces deux hommes jusqu’à leur mort. Seul sur l’île, Decoud dort mal, devient insomniaque. Sans la présence d’êtres dont il pourrait se démarquer par son ironie ou son cynisme, il ne trouve que vide en lui-même. Il sombre dans la mélancolie.Au bout de dix jours, il creuse le sable, prend quatre lingots qu’il met dans ses poches, recouvre la cachette et part en mer avec le canot de la gabare. Au large il se tire une balle, tombe à l’eau et, bien lesté, disparaît à jamais. Après avoir nagé jusqu’à terre, Nostromo passe aussi par des moments de solitude.Il se rappelle alors les paroles de Giorgio Viola : les riches « nous élèvent et nous dressent comme des chiens pour chasser à leur intention. » Au retour de son expédition pour rejoindre Barrios, il est applaudi de tous mais ne reprend pas son service à la Compagnie.Il parle avec ironie du nom nostromo qui l’a rendu célèbre. Dorénavant il se fait connaître par son nom, Gian’Battista Fidanza. Il se voit « comme un de ces roquets qui aboient dans les rues, sans niche, sans le moindre os desséché à ronger ». La belle image qu’il se faisait de lui-même s’est désagrégée. Mais il agit. Il s’achète une goélette et décide de s’enrichir très lentement. En principe il fait du commerce côtier, mais il va aussi chercher quelques lingots de temps en temps qu’il écoule prudemment hors des frontières du Costaguana. C’est alors qu’il fait connaissance avec un nouveau personnage, un jeune photographe qui nourrit une forte haine contre les capitalistes et lit les événements avec, comme clef, la lutte de classes récemment mise en lumière par


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Marx. Sentant que Gian’Battista a retrouvé sa conscience d’« homme du peuple » il cherche à le recruter. Et quand il se doute que Gian’Battista connaît le secret du trésor, le jeune marxiste rappelle au camarade que la cause a besoin d’argent et qu’il faut lutter conte les riches avec leurs armes. Gian’Battista ne lui répond pas. Et un beau jour, Gian’Battista va voir Giorgio pour lui demander la main de sa fille. Un peu gêné par le fait qu’il va devoir dire que c’est la cadette Gisèle qui l’attire et non pas Linda l’aînée qui lui était destinée, il commence sa demande dans l’embarras. Tout content Giorgio veut lui faciliter la tâche et appelle Linda, avant que Gian’Battista ait prononcé le nom de son élue. Gentleman jusqu’au bout, Nostromo se tait, se soumettant à ce qu’il croit être inévitable. Mais le gentleman triche. La nuit il vient en secret courtiser Gisèle, qui répond à son désir avec enthousiasme. Et dans ses bras, il voit qu’il était devenu l’esclave des lingots. Sa vie devient lyrique, jusqu’au soir où Giorgio, croyant que sa cadette, qu’il soupçonnait d’être volage, recevait un visiteur clandestin, prend son arme, tire sur l’ombre et inflige à Gian’Battista une blessure mortelle.

.

. Cette lecture n’est pas aisée. En premier lieu à cause du dés-

ordre dans la chronologie. Le texte donne de brèves anticipations de ce qui va arriver bien plus tard et fait aussi de longs retours en arrière. Et la succession de tableaux oblige

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Il existe un grand écart entre l’expérience de la lecture d’un roman, depuis la première page jusqu’à la dernière ( dans le cas de Nostromo), et la connaissance que l’on peut en prendre grâce à un résumé ou une présentation comme celle que je viens de tenter. L’écart en fait est d’autant plus large que le talent de l’auteur est grand. Il faut donc que j’essaie de transmettre quelque chose de mon expérience de lecture.


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le lecteur à voir les événements de points de vue changeants. Chaque fois que le lecteur croit tenir le fil de l’histoire, quelque chose vient tout gâter ; le fil qu’il croyait tenir n’était que celui auquel s’agrippait un groupe de personnages, de leur côté, à un certain moment ; ce n’était pas une vue de l’ensemble. Les pages les plus amusantes du roman viennent à la fin lorsque Mitchell fait visiter Sulaco à un distingué visiteur. Il lui raconte ce qu’il appelle les événements. Mitchell a tout compris et peut tout expliquer. Il sait qui sont les bons et qui les méchants. Il sait mentionner (et déplorer) les erreurs commises et mettre sur un piédestal les héros des plus grands moments. Il explique ce que tout le monde accepte comme des certitudes : Decoud est mort héroïquement lors de la collision en mer, la gabare alors a sombré, et les lingots sont à jamais perdus au fond de la mer. À coup de formules ronflantes, il parle d’épisodes décisifs, de moments historiques et installe la naissance de la jeune République dans le bronze et le marbre des clichés. Comme parodie de la prétention des journalistes, des hommes politiques et des historiens, on ne fait pas mieux. . Il n’échappait pas à Conrad que la dernière décennie du Dix-neuvième Siècle était marquée par le rapide essor d’un impérialisme américain. En , ce que nous connaissons comme le Panama se sépara de la Colombie, après intrigues, dépense de dollars et agitations locales, pour devenir une nouvelle République mieux apte à protéger les intérêts des États-Unis qui voulaient achever le canal à travers l’isthme et en obtenir le contrôle. Nostromo est publié en 1904 ; la situation géographique de Costaguana ressemble à celle de la Colombie et la fondation de Panama fut aussi saluée par une intervention de la marine de guerre américaine. Il semble au début du nouveau siècle que le centre des visées impériales est en train de glisser vers l’Ouest. Le lecteur peut aussi deviner qu’aux yeux de Conrad, l’Empire


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britannique était une opération artisanale, surtout par comparaison avec la nouvelle entreprise industrielle qui se met en place sous ses yeux. Le lecteur de Lord Jim craint pour l’avenir du petit peuple de Patusan qui sera laminé par la modernisation mais la globalisation à l’américaine risque d’effacer de la carte même des États et des cultures qui semblaient mieux aptes à résister. . Au début du roman Charles et Emilia Gould sont un couple dynamique et leur énergie rayonne dans tout leur entourage. Il sait faire marcher la mine et organiser les trois villages d’ouvriers ; elle excelle dans les relations publiques avec les notables et les œuvres de bienfaisance dans les milieux populaires. À la fin du roman, soucieux de ne pas se mêler de politique, Charles reste taciturne, devient passif et planifie même la mise en place de la dynamite pour détruire la mine et ses installations au cas où il lui arriverait malheur. Il ne veut pas que son œuvre tombe dans la main des militaires. Quant à Emilia, on la voit franchement désenchantée. Elle qui avait vu le premier lingot sortant de la fonderie comme une promesse de moralité et de rédemption, est devenue amère : la mine lui a volé son mari, qui passe des nuits sur le site. Elle voit de mieux en mieux les côtés sombres de l’idéalisme qui motivait son mari. On sent aussi que de ne pas avoir d’enfants est pour elle cause d’une grande tristesse. Le docteur Monygham a le regard encore plus profond : il devine qu’au lit Charles reste l’homme d’affaires expéditif et pratique la gestion par objectifs — les siens. C’est donc une profonde sensation de stérilité qui enveloppe celle qui fut la belle et vive jeune épouse fraîchement débarquée d’Italie. . Le roman commençait par le récit d’une légende locale, sur un fabuleux trésor caché au plus profond d’une presqu’île escarpée et épineuse au bord du golfe de Sulaco, et sur la disparition mystérieuse de ceux qui se croyaient en mesure


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de le découvrir. L’Anglais Gould rompt très nettement avec toutes les représentations archaïques de richesses enfouies dans le sol, à la manière de l’or du Rhin qui inspira Wagner ou de la marmite pleine de ducats au bout des arcs en ciel irlandais. Il sait que pour devenir riche, il ne suffit pas d’être chanceux et de creuser dans la terre au bon endroit. Il faut travailler pour produire : la richesse est en avant, dans le futur. Les militaires avides semblent ignorer cela : ils ne rêvent qu’à s’emparer des biens qu’ils trouvent. Avec Charles Gould, Conrad donne un exemple de l’éthique protestante du travail dont Max Weber, son contemporain, dressait alors le saisissant portrait. Mais le romancier suggère la vanité d’une existence centrée exclusivement sur ce que Weber a nommé l’ascèse intramondaine, la rupture avec les mortifications pieuses du moyen âge censées gagner le paradis, pour se vouer méthodiquement au travail — parfois devenu lui aussi une obsession — pour des objectifs terrestres. Le bel argent pur, dont l’extraction a coûté tant d’énergies, tant de travaux et des soins parfois héroïques, a été transporté de la montagne sur une île, pour y être perdu à tout jamais, enfoui dans le sable. Est-ce là la rationalité dont parlait Weber ? Certes Conrad admet (en des termes qui rappellent une page d’Anatole France) que l’absorption besogneuse dans une grande entreprise idéalisée a pour l’homme une valeur thérapeutique. (Ce que disait aussi Max Weber.) Cela donne « la réconfortante illusion d’une existence indépendante alors que nous ne sommes qu’un rouage impuissant de l’ordre général des choses ». Mais Conrad ajoute que cette illusion comporte aussi ses coûts. Action et inaction se déroulent dans des ténèbres. Ceux qui mettent la main à la pâte perdent tout contrôle sur les conséquences de leurs actes, et ceux qui veulent rester en retrait finissent par devenir impliqués malgré tout.


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. On a reproché à Nostromo de laisser le lot des indigènes

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dans l’ombre, au mieux dans les marges du récit. Mais ce roman n’est pas un roman latino-américain. (Pour cela il faut lire Miguel de Asturias, ou Gabriel García Marquez.) Pas plus que Lord Jim n’est un roman exotique. (Jim pourrait être un Parisien et Bijou une Bretonne, voire une Parisienne d’un autre arrondissement.) Le sujet de Conrad, romancier européen, ce sont les Européens aux confins du monde européen.Toutes les idéologies qui échauffent les cerveaux des habitants de Sulaco, du catholicisme au marxisme, en passant par le développement économique, la démocratie parlementaire, la démocratie plébiscitaire, et le républicanisme garibaldien, ne sont que des échos, dans la rhétorique et dans l’action, de l’histoire européenne. La correspondance de Conrad indique qu’il ne se faisait pas de la politique des Polonais une idée plus haute que celle qu’il nous incite à nous faire pour la politique des notables de Costaguana. (Rappelons qu’il a souffert comme enfant des conséquences de la politique patriotique de son père et de la répression tsariste.) En fait on peut trouver dans ce roman de  comme une annonce prémonitoire de tous les culs de sac idéologiques où s’engouffrera le monde occidental au cours du Vingtième Siècle. Conrad connaissait Les Larmes des Indes du Dominicain Bartolomé de las Casas. Son roman nous met, rarement, mais très efficacement, en face de la souffrance muette des Indiens et de la plupart des métis. Manifestement Conrad était de ceux qui se méfient des idéologues qui font parler les larmes des autres.


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     ,      .

Assis à côté de mon père dans la Peugeot (était-ce la  ou la  ? je ne m’en souviens pas), je l’accompagnais vers une destination que j’ai oubliée. Comme d’habitude, il racontait. Dans sa jeunesse, alors qu’il travaillait à Dielsdorf, près de Zürich, il était parti un dimanche pour une journée en Allemagne. On y offrait des baptêmes de l’air. Le temps était splendide, l’occasion festive. L’appareil était un petit biplace civil, mais le pilote en uniforme ne cessait de dire du bien du nouvel essor de son pays. Fierté, prospérité, progrès par la science et la technique ; les meilleurs avions de chasse du monde ! Donc travail et bonheur - en ce temps-là on disait les choses dans cet ordre. Bref, il en vint aux mérites du Führerprinzip. Il faut avouer que l’armée de l’air suisse n’avait rien de semblable à montrer et ne faisait pas ce genre du recrutement. Mais mon père ajouta que, revenu chez lui, il décida que Roosevelt avait prouvé que l’on pouvait aussi sortir du marasme économique par des moyens démocratiques. Il insista un peu, et ajouta que la suite avait prouvé qu’il ne s’était pas trompé.


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. Toutes les rhétoriques politiques présentes dans le livre

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sont tôt ou tard démasquées comme mensongères. Conrad semble avoir conçu une fable pour démontrer l’inanité des promesses idéologiques qui ont pris le relais de vieilles assurances métaphysiques. Il y a néanmoins une révolution, une seule, qui trouve grâce aux yeux de Conrad et semble porteuse d’une certaine promesse. C’est la révolution toute intérieure qui transforme Gian’Battista. La tâche du commentateur devient ici délicate car les critiques s’accordent pour dire que les dernières pages du roman ne sont pas les meilleures. Conrad a dit tout le mal que ce roman lui a donné ; on peut facilement croire qu’à la fin, fatigué, il a fait un peu vite. Une chose est claire : Nostromo était un homme heureux parce que son travail consistait « dans l’exercice de sa puissance personnelle » ; il était efficace, louangé par ses supérieurs, adulé et obéi par ses subordonnés, avait du succès auprès des femmes, mais il exerçait son pouvoir dans un cadre qu’il ne remettait pas en question. Il donne ainsi une excellente illustration de l’état de servitude volontaire qu’analysa et dénonça l’ami de Montaigne, Étienne de la Boétie. Serviteur dévoué, obéissant à des tyrans au-dessus de lui, il devint vêtu de leur autorité et trouva ses récompenses en devenant le tyranneau de ceux qui sont au-dessous de lui. Dans la solitude, après le transport des lingots, il se réveille et, comme le chien du livre pour enfants, devient son propre maître. Il négocie avec Monygham quant il s’agit de risquer sa vie à la recherche de Barrios. Puis il accapare quelques lingots. Lorsqu’il ne corrige pas la méprise de Giorgio quant au prénom de son choix amoureux, on peut penser qu’il fait une rechute dans sa docilité autrefois coutumière. Il le paiera de sa vie. Mais je fais crédit à Conrad : malgré les faiblesses dans l’écriture de ses dernières pages, je pense qu’il nous donne le récit de la seule révolution qui


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compte à ses yeux, une révolution morale qui change un individu pour le mieux, et que dans le cas de Gian’Battista cette révolution est une émancipation. . Quoi qu’il en soit de la fin du protagoniste, le roman conserve des opacités parce que l’auteur veut qu’il y en aie. Alors que l’on voyait l’histoire de Jim à travers Marlow-laloupe, ici on est forcé de regarder avec plusieurs loupes et elles ne grossissent pas toutes les mêmes traits et ne donnent pas toutes les mêmes couleurs.Tous les personnages sont subalternes. Malgré le titre, le roman n’est pas fait pour donner l’histoire de Nostromo, qui n’est pas vraiment au centre. En fait personne n’est au centre. À cause de l’ampleur du sujet on a comparé le roman à celui de Tolstoï Guerre et paix.Vaste fresque qui dépasse l’opposition entre comédie et tragédie, oui, fresque historique peut-être, mais collage plutôt. Conrad ne partage certainement pas la confiance en la Providence du romancier russe ; les individus ne font pas l’histoire et il n’y a pas de peuple qui souffre patiemment et endure sans être corrompu par la souffrance, même s’il y a un bref moment de convergence entre l’élite représentée par Gould et les hors-la-loi de Hernandez. Conrad met en cause notre capacité même à dire l’histoire. Il n’y a qu’un personnage aux yeux de qui tout est clair, Mitchell, et sa bêtise pathétique doit nous servir d’avertissement. Même un fait qui semble solide comme la fondation de la nouvelle république, le genre de fait qui est annoncé dans le Times, perd vite sa consistance et sa promesse de durée. Car on peut être sûr que le jeune photographe va fonder des cellules communistes ; l’abbé Corbelàn, devenu cardinal, rumine plus que jamais sur la restitution des biens ecclésiastiques spoliés et s’apprête à contrer les missionnaires protestants ; et l’on parle de mouvement annexionniste pour refaire l’unité nationale du Costaguana.


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On peut maintenant passer à la question qui motive cet essai : Gian’Battista meurt-il sauvé ? Des comparaisons sont possibles avec Jim. Comme le fils du pasteur anglais, le fils du marin génois a changé après ses premières années de jeunesse. Une fois devenu vraiment adulte lui aussi fait une chute qui lui coûte très cher. Mais les différences sont considérables. Jim appartient à la race supérieure. Je parle comme on le faisait souvent au Dixneuvième Siècle. En  le marquis de Salisbury, alors Premier Ministre, déclara que les nations vivantes allaient progressivement empiéter sur les nations en train de mourir. Jim est manifestement voué à faire carrière au sein de l’élite d’un empire parfaitement sûr de lui-même. Nostromo par contre est né italien et vit dans une ancienne colonie de l’Amérique espagnole, deux appartenances qui le placent plus bas sur l’échelle de l’évolution. Et il fait une carrière de subalterne. Mais il s’émancipe, ce qui est une forme de salut à la mesure de sa destinée. Le contraste avec le destin de Decoud me semble aussi éclairant. On a vu que la solitude fut fatale à Decoud, mais salutaire pour Gian’ Battista. Faut-il faire de ces deux hommes des compagnons ou des cousins des damnés et des élus de Dante ? Entouré de silence, Nostromo retrouve des souvenirs et ses méditations donnent une nouvelle assise à son identité. Lorsqu’il a de l’argent à sa portée, il songe à organiser sa liberté. Et lorsque lui et Gisèle vivent leur amour, il se détache de l’argent. (Lors d’une conversation, Emilia lui confie qu’elle aussi s’est mise à exécrer ces lingots.) Paradoxalement, cet homme qui vole des lingots et fait la cour ardemment à la petite sœur de sa fiancée nous semble sur la bonne voie. Je dirai qu’il commence à goûter les joies du Purgatoire. Il se permet une préférence déraisonnable et admet qu’il y a, parfois, devant les individus, des choix irrésistibles. Ainsi il apprend que le moi est inéluctable et


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découvre la mesure de sa puissance. Se fait-il des illusions sur les limites de celle-ci ? En tout cas, contrairement à Jim, il ne va pas sciemment à la rencontre de sa mort ; elle lui tombe dessus alors qu’il ne s’y attendait pas. Il n’est pas un héros, plutôt un homme du peuple, uomo qualunque. Mais je pense qu’il meurt plus sauvé que s’il était tombé en héros quelques mois plus tôt, au cours de sa courageuse expédition au travers des lignes ennemies pour aller rejoindre Barrios.


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.        

  • DESTINÉE ET SALUT

Revenons à la réalité et quittons les fictions asiatiques ou américaines si savamment construites, pour nous demander pourquoi les humains, dans la vraie vie, suspendent le cours normal des activités nécessaires à leur survie et leurs plaisirs quotidiens, pour lire des histoires qui ne sont pas vraies. Non seulement ils les lisent mais ils aiment être saisis par ces récits et les laissent guider le cours de leurs imaginations. Les lecteurs se font complices de l’auteur et jouent avec lui un jeu de faire semblant : et cèdent au plaisir de croire que l’histoire est vraie. Admettons que cela est, parfois, surprenant. Car nos deux romans nous donnent à lire des histoires lamentables. Les deux protagonistes meurent jeunes. Je ne connais aucune femme qui envie le sort de Bijou, de Linda ou de Gisèle. Et celles qui se résignent à un sort comme celui d’Emilia me semblent à plaindre. On rencontre beaucoup d’hommes peu reluisants dans ces romans. La nature y est parfois belle, mais toujours indifférente, moite ou glacée. (Il y a des sommets enneigés dans Nostromo.) Les espaces infinis sont silencieux, alors que le déroulement de l’histoire n’est que bruyant. Et pourtant le lecteur n’en retire pas un message de désespoir. Pourquoi la lecture de ces livres a-t-elle un impact plutôt positif ? On les relit encore, et dans plusieurs langues. Un premier élément de réponse est fourni par des traits de l’auteur lui-même. Conrad, qui est sans parents, sans patrie et sans Dieu, qui semble ainsi défini par des manques (dont l’un peut paraître grave aux yeux du théologien), est néanmoins


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très ferme sur des valeurs et quelques principes. (Valeurs et principes sont, les circonstances étant ce qu’elles sont, ce qui nous permet de vivre avec en général la tête un peu haute.) Tout d’abord il est sûr que la pratique d’un métier exigeant a de nombreux mérites du point de vue humain. Son meilleur exemple est évidemment le métier de marin. On y fait face ensemble à des périls. Cela donne des choses précises à faire, et on peut apprendre à les faire selon des règles éprouvées. La personne en retire satisfaction personnelle et reconnaissance sociale. Les plus exigeants des métiers sont évidemment ceux où l’on tient la vie d’autres hommes entre ses mains. Dans ces cas, le code d’honneur est rigoureux, le savoir mis à jour, les collègues solidaires, et en général tous soucieux d’un bon exercice des responsabilités. Conrad est inflexible : il croit à des vertus personnelles de courage et de fidélité qui permettent aux individus de surmonter l’état de décadence généralisé. De plus Conrad, l’apatride anglophile (mais sans trop d’illusions sur les Anglais), n’écrit que dans une langue (il le sait bien puisqu’il l’a choisie) mais souhaite rejoindre toute l’humanité. La sympathie devrait pouvoir surmonter les barrières de race et de culture. Et surtout, le comportement de tous les humains est à ses yeux intelligible à celui qui veut bien être attentif. Et cela reste vrai même pour les esprits les plus sceptiques. Cela m’amène à dire que ces romans n’ont pas que des mérites esthétiques. Certes ce sont de beaux romans ; c’est indéniable, et c’est même la base nécessaire de leur attrait, mais il y a plus. Ces romans font aussi un apport cognitif ; peut-être même faudrait-il dire que c’est précisément leur beauté qui leur permet d’apporter aussi du vrai. Ainsi non seulement on aime lire le texte mais on fait aussi une expérience qui devient une riche source de sentiments humains et d’intelligibilité.


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  • DESTINÉE ET SALUT •

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Le monde, la vie, nous offrent un nombre incalculable d’expériences possibles. De là perplexités et fatigues. Les écrivains du calibre de Virgile ou de Conrad nous simplifient un peu la tâche, en nous donnant des tranches de vie relativement intelligibles. Ce ne sont pas vraiment des panoramas, plutôt des tableaux de qualité. Car ce qu’ils écrivent est riche, précis et coloré. En empruntant le langage de la photographie, je dirai que leurs images sont soigneusement cadrées et bien focalisées. Clarté et netteté sont au rendezvous. Dans le langage de la cuisine on peut dire que ce sont des concentrés. Ce qu’ils donnent n’est pas seulement riche de faits, mais aussi riche de sens. C’est pour cela que nous accueillons leurs fictions si volontiers. Il y a plus. Ces romans nous sortent du train-train quotidien et nous libèrent des platitudes. En nous éloignant du familier, ils nous rapprochent de l’étrange, de l’étranger, et par là même réveillent notre capacité de sentir. Ils nous redonnent un contact sensuel immédiat avec les faits bruts de notre existence dans le monde. Et donc nous libèrent des phrases toutes faites, des recettes usuelles, des opinions rassises, des bêtises ou des demi-verités qui ont fait leurs preuves. Les romans font mieux que montrer de nouvelles choses ; ils nous aident à voir différemment. Les œuvres d’art déchirent le rideau de nos pré-interprétations. Et, malgré tout ce que cet apport pourrait avoir de dérangeant, cette littérature garde un effet apaisant. Sur ce point,Aristote s’est permis de corriger son maître. Pour Platon tout ce qui est représentation enflamme les passions les plus basses, en particulier les désirs intempérants et ceux de la partie irascible de l’âme. Mais Aristote croit pouvoir montrer (à partir d’exemples tirés des tragédies grecques) que le grand art présente les passions humaines sous des formes épurées et exemplaires, et par conséquent permet une certaine purification de nos esprits. On peut imaginer un lecteur de


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Lord Jim qui éprouverait de la colère à voir ce que Jim fait à Bijou. Mais celui qui fait l’expérience de tout le roman trouverait invraisemblable que le couple quitte Patusan pour aller fonder une espèce de Club Med à Bali.Aristote a raison : l’art nous permet d’accepter que nous soyons attachés à des valeurs qui sont profondément incompatibles. Jim ne peut rester fidèle et à Bijou et au roi. C’était déjà le problème d’Antigone, qui, elle, choisit fidélité à la famille plutôt qu’à la cité. Aristote a aussi raison quand il avance que l’art nous permet d’accepter que le bonheur humain est toujours fragile, à la merci du hasard. Mais il faut que cette acceptation soit dite. Quand le roi Naboukadnetsar fit un songe-cauchemar que ses devins ne purent expliquer, il se mit en colère et menaça ses devins de mort. Mais il se calma quand Daniel lui en donna l’explication. Malgré l’état d’hébétude ou de rage, qui reste le quotidien des hommes, l’art réveille notre capacité de crainte pour nousmêmes et de pitié pour les autres — ce qui nous rend disponibles pour une plus grande compréhension. Conrad commença Lord Jim en faisant sentir l’influence néfaste des livres. Mais au terme de l’analyse de ses œuvres, je dois conclure qu’en fin de compte, il ne nous donne ni vérités ni consignes, mais seulement des livres. Mais quels livres ! Son optimisme repose sur la conviction qu’il peut s’efforcer de dire, et qu’il peut nous encourager à en faire autant. Son œuvre montre bien pourquoi il peut être agréable de lire un récit bien mené même quand il finit mal et dégage une certaine tristesse. Dante écrit dans Le Paradis que l’art ôte la colère. Il ajoute dans L’Enfer qu’il est « comme un petit-fils de Dieu ». Pas vraiment, bien sûr, puisque Dieu n’est pas grand père. Pas comme le Fils Unique non plus, le légitime et le légitimé, mais un petit-fils qui n’existe que par la vertu d’une métaphore et dont les origines sont quelque peu sauvages. Ce


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petit-fils est capable d’abolir les séparations entre chrétiens et païens, entre ceux qui sont baptisés et ceux qui ne le sont pas.Virgile qui n’a pas connu le Christ connaît la vertu et accompagne Dante lors de son ascension du Purgatoire. Et Dante pleure, au sommet de son périple, quand il découvre que Virgile n’est plus à ses côtés. Et tout ce que perdit notre antique mère Ève N’empêcha pas mes joues lavées de la rosée De se ternir à nouveau de mes pleurs.

  • DESTINÉE ET SALUT •

.        

Dante fut, de son propre aveu, un pécheur endurci et reste un homme déchu. Quoique repenti, il n’est pas encore un saint quand il écrit la Comédie. Mais le cœur du poète est capable d’attachement pour ceux qui sont différents de lui, et de pitié pour ceux qui sont plus malheureux que lui. On sait que Virgile, qui ne fut pas baptisé, ne peut avoir accès au Paradis. On se demande même si Dante ne déplore pas le décret divin (dont il affirme par ailleurs qu’il est absolument juste) qui interdit au païen la vision de la perfection divine. En tout cas, ce poète écrit d’une manière qui vérifie l’affirmation d’Aristote : l’art élargit nos sympathies. Ce n’est pas tout. Quand l’écrivain a fini son travail, et quand le lecteur s’est approprié un sens, il y a en ce dernier assez d’oxygène pour permettre la vie de la foi. La foi naît quand s’ouvre ce que Tillich appelle la dimension des profondeurs, et cela même lorsque ce que l’on lit n’est qu’un concentré de perplexités.


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Selon Dante (dans L’Enfer) le poète accorde la nourriture dont il a donné le désir. (C’est là un des lieux communs de la poésie de l’amour.) Mais quelle est cette nourriture ? Car la littérature diffère de tous les manuels pratiques et de la plupart des traités de théologie ou de philosophie, puisqu’elle ne résout pas toutes les tensions, n’énonce pas de conclusion succincte et claire à la manière des démonstrations de Spinoza ; elle laisse apparaître des hétérogénéités qui sont visibles dans l’infini des choses mais n’entrent pas dans une totalité ordonnée, des cheveux sur la soupe, si l’on veut. Et pourtant le poète est confiant de la valeur de ce qu’il apporte. Je rappelle qu’en remontant le Purgatoire Dante sait déjà dans quelle corniche il sera placé après sa mort (celles des orgueilleux). Il a donc l’assurance de son salut. C’est là la doctrine de Luther et de Calvin, doctrine qui fut dénoncée par le Concile de Trente. Ainsi il n’y a rien d’étonnant si nos romans ne se prononcent pas sur le bonheur/malheur d’être né fils de pasteur anglais,

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Prenons donc hardiment le parti de dire que Jim et Gian’Battista sont morts sauvés ; ou, plus modestement, disons qu’ils ont trouvé autant de salut qu’il en est de disponible au bout de la traversée du monde que font les hommes nés de femmes. Nous pouvons dès lors renverser la question. Au lieu de juger du sort ultime de ces deux personnes, demandons-nous en quoi consiste le salut. Que peut-on espérer, en examinant en particulier quel salut est disponible à notre époque ?


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ou fils de marin génois. Ce sont des contraintes qui font partie de la destinée. Mais le poète ne donne pas qu’une série de banalités et d’accidents. Certes il joue habilement sur notre disposition à le lire aussi longtemps que nous aurons l’espoir de voir enfin un dénouement, conclusif, et, sinon réjouissant, du moins apaisant. Mais si décevante, ou même désespérante que puisse être la fin, il n’en reste pas moins que le poète nous laisse quelque chose. En effet, même si les personnages ne trouvent pas la vie heureuse ou ne supportent pas avec une noblesse exemplaire les vicissitudes de leur existence, le poète raconte tout cela noblement. Et cette manière de faire est à elle seule source de compréhension et une manière de nous tirer de l’état de misère et de renouveler nos forces. Dante ne fait pas que parler du Purgatoire mais il nous y fait entrer. Ce que je retiens de son œuvre c’est donc que nous sommes déjà maintenant dans le Purgatoire, et cela même quand nous ne lisons pas la Divine Comédie. Mais on en devient conscient quand on lit la Comédie. Ce qui exclut les vues de ceux qui pensent que nous vivons en Enfer, ou de ceux, moins nombreux aujourd’hui, que nous sommes au Paradis.


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      .

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.    

L’Université de Lausanne me donna une formation en théologie, à une époque où philologie, histoire et philosophie prenaient une grosse place dans le menu et le tout était servi dans l’atmosphère de la foi chrétienne.Alors pourquoi tenter un essai de théologie poétique en s’appuyant sur des concentrés de vie élaborés par un auteur apparemment si peu prometteur, si ouvertement agnostique? Alors que je lisais Duméry et Ricoeur et, pour ma thèse, Kant, Schleiermacher et Kierkegaard, je lisais Conrad, et bien d’autres romanciers. Puis, suivant des impulsions reçues d’Édouard Burnier et de René Schaerer, je fis un livre sur le philosophe-poète Platon. Mais cela restait de l’écriture savante. J’avoue qu’il y avait quelque chose comme une gageure dans la mise en route à mon âge de ce petit essai.Au fond, c’est peut-être ma tour Eiffel en allumettes.


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Le mérite d’une œuvre poétique est, au minimum, l’art de bien poser la question, à la fois de bien la formuler et de la soulever au bon moment. Quand il racontait la conversation où il chercha à rassurer Bijou sur son avenir avec Jim, Marlow ajouta que « les mots font partie eux aussi de cette rassurante conception d’ordre et de lumière où nous nous réfugions ». Et, toujours gentleman, il offrit à Bijou les mots dont il était capable. C’était, je crois, ce que font tous les narrateurs et tous les poètes. Mais ils n’offrent que des mots — et une présence amicale. Il revient à l’auditeur-lecteur de trouver la parole, de décider du sens de cette « conception d’ordre et de lumière ».Trouver un sens, c’est prendre un risque, c’est aussi, un peu, choisir le sens, choisir son sens, donc s’impliquer dans une affirmation et faire un acte minimal de foi. Ainsi Dante assimile le pouvoir de l’art à celui de Dieu lui-même : il nous donne l’occasion de discerner un sens dans des mots qui permettent de remonter un peu la pente. Après avoir commis l’impardonnable à ses yeux, Jim a voulu vivre dans l’obscurité. Mais les ténèbres ne l’ont pas submergé. Il y a eu Marlow, puis Stein. Avec eux, il s’est laissé faire, puis s’est laissé guider. Quelque chose de beaucoup plus fort est apparu lorsqu’il a accepté que Bijou lui sauve la vie, lorsqu’il l’a épousée et lorsqu’il s’est présenté devant le roi pour l’exécution de la sentence. C’était alors chaque fois quelque chose qui surgissait du plus profond de lui-même, qui a placé sa vie dans une vive lumière, et lui a permis de se faire non pas une destinée, mais sa destinée. En se donnant le droit de s’approprier quelques lingots — après tout il avait bien sauvé la cargaison et, de plus, avait apporté la victoire à la cause de l’industriel et des démocrates parlementaires — Gian’Battista se libère du carcan d’une identité que les autres lui avaient faite — et ne cessaient de lui faire. Il vit alors dans une certaine obscurité puisqu’il cesse de vivre


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.    

C’est donc le mot liberté qui manquait à notre titre, car c’est elle qui opère le passage entre destinée et salut.

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sous le regard des autres et que la source de ses revenus reste clandestine. Mais il fait un autre pas en avant et renouvelle (à moitié) l’exploit émancipateur lorsqu’il choisit luimême sa femme.Tous les hommes entretiennent un rapport avec eux-mêmes ; Jim et Gian’Battista en arrivent au point de maturité où chacun se construit un propre rapport à soi qui soit acceptable. En recourant à des métaphores, on pourrait dire que pour chacun la chrysalide parvient à sortir de son cocon, ou que chacun apprend à faire jeu avec les cartes qu’il a. Certains sont habitués au commandement, d’autres à l’obéissance, mais tous peuvent passer par des séismes salutaires et connaître le réveil qui rapproche l’individu de lui-même. Après avoir fait des choix quotidiens entre le sentier de la plage et celui de la forêt, après avoir fait toutes sortes de choses que l’on fait parce qu’on vous dit de les faire (ou que l’on a pris l’habitude de les faire), après aussi avoir découvert que, sous le coup du moment, on a commis des méfaits qui laissent pantois et honteux, il arrive que l’on s’implique néanmoins dans des actes forts, des choix substantiels, décisifs, qui marquent toute l’identité d’un sceau propre et entièrement assumé. Ce sont des actes que l’on fait librement dans le plein sens du terme. On exerce alors la liberté dans son plus haut sens, qui est celui de donner une forme à sa vie. Le désordre d’une vie, avec ses hauts, ses bas et ses médiocrités, devient alors une figure. Au cours de telles actions, les ténèbres se transforment en lumière.


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  • DESTINÉE ET SALUT

Trois traductions de Lord Jim et de Nostromo sont disponibles pour le lecteur d’expression française. Garnier-Flammarion offre ( et ) les traductions faites par Philippe Neel et publiées dans les années vingt à l’instigation d’André Gide. Folio reprend les traductions publiées dans les Œuvres complètes de la Pléiade, sous la direction de Sylvère Monod. Et les éditions Autrement donnent les traductions, encore plus récentes, d’Odette Lamolle. Je cite la Divine Comédie dans la traduction de Jacqueline Risset (Garnier-Flammarion, ) et la Poétique dans celle de Michel Magnien (Livre de Poche, ). Ma démarche est redevable aux travaux de Martha Nussbaum, spécialiste d’Aristote, en particulier à son chapitre « Introduction. Form and Content. Philosophy and Literature » dans Love’s Knowledge. Essays on Philosophy and Literature (Oxford University Press, ). Le commentateur de l’Odyssée est Pietro Citati, La pensée chatoyante. Ulysse et l’Odyssée (Gallimard, ). On trouvera dans Études Théologiques et Religieuses ⁄ (-) mon étude sur deux autres textes de Conrad « Autobiographie et adhésion. Sur deux récits de Conrad. » Je remercie le pasteur Jacques Rigaud de Saint Hippolyte du Fort (Gard) qui fut mon premier lecteur et me suggéra d’utiles révisions.


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Ce livre a été achevé d’imprimer dans l’Union européenne pour le compte de VA N D I E R E N É D I T E U R à Paris sur les rotatives numériques de l’imprimerie nouvelle Firmin-Didot à Mesnil-sur-l’Estrée (Eure, France) le  novembre 

w w w. va n d i e re n . c o m

ISBN

---- • ⁄ 


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