Christian Indermuhle : Cristallographie(s)

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Ce livre est le deuxième de la collection Cette collection propose au lecteur des éditions et des traductions de textes de philosophie, littérature et sciences humaines. Sans souci des cloisonnements disciplinaires, elle se situe au carrefour de pratiques d’écritures singulières. La collection Par Ailleurs est dirigée par le Groupe de la Riponne à Lausanne. Déjà paru :

Groupe de la Riponne, Europes intempestives, . À paraître :

Christiaan L. Hart Nibbrig, Voix fantômes, . Bernhard Waldenfels, Topographie de l’étranger, . MarioVegetti, Le couteau et le stylet, .


C R I S TA L L O G R A P H I E ( S )


L’image du frontispice a été retravaillée à partir de l’une des scènes finales du Septième sceau d’Ingmar Bergman.

Ce texte a été publié avec l'aide du Fonds des thèses de l'Université de Lausanne.

© 2007. Christian Indermuhle / Van Dieren Éditeur, Paris Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction ou traduction sans autorisation écrite préalable de l’éditeur de tout ou partie de ce texte par quelque moyen que ce soit est illicite et pourra faire l’objet de poursuites.


Ch ri s t i an I nd e r m uh l e

cristallographie(s) (Montesquieu, Certeau, Deleuze, Foucault, Valéry)

VAN DIEREN ÉDITEUR, collection

, Paris 2007


 .  Ouverture des six premiers sceaux Premier sceau : poros tracé sur la mer p.  Deuxième sceau : vérité peinture p.  Troisième sceau : lumière impure ? p.  Quatrième sceau : chambre claire p.  Cinquième sceau : constellations p.  Sixième sceau : les images et le monde p. 

.  

Michel de Certeau ou la traversée des clôtures Mort p.  L’adieu au passé p.  Braconnages p.  Unheimlichkeit de la mort p.  Un meurtre pour les vivants p.  Le christianisme : un mort aux yeux ouverts ? Brouillage d’ange p.  Sommeil p.  Les belles endormies p.  Entre le sommeil et la mort p.  Anonymats et mutismes p. 

p. 

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.   

• CRISTALLOGRAPHIE(S) •

La nudité du monde p.  Une lecture juste p.  Une justice ontologique p.  L’athéisme de l’être p.  L’ombre derrière les principes p.  La revanche des corps p.  Chant de conquête et torture de soi p.  Il faut des merveilles p.  Amours saphiques p.  L’enfermement nécessaire p.  Passions d’eunuque : le corps de la politique p.  Formes des pouvoirs, organisation du retrait p.  Médiation et castration p.  Heureuse Anaïs. La fable redoublée par les contraintes de la raison p. 

 

Montesquieu ou les contraintes de la clarté


. ,    Gilles Deleuze ou le chant de la Nuit La douleur d’Ariane à Naxos p.  Une ontologie de la Nuit p.  Le concept de relation ou l’entre-deux comme troisième terme p.  Vérité disjonctive p.  Mauvais compte p. 

.     Regards de Michel Foucault Les travers du Labyrinthe p.  Contre Ariane p.  Contre Thésée p.  La version de l’ange p.  Rêve d’Ariane p.  Les Ménines ou le délire de l’image p.  Affaire de toile p.  Capture et pouvoir p.  Silences p.  Dispositifs ou agencements ? p.  La vérité p.  Reprise et séparation p. 

.     Retours à Michel de Certeau : apostille au Jardin Délices multipliés p.  Premier regard p.  Glissement – vers la douleur illisible Mélancolie p.  Un seul monde p.  Marchandises p.  Politiques de la Fable p.  La toile abîme panique p. 

p. 

.     Paul Valéry et la Garde de la Loi Paul Valéry ou la facilité dans tous les genres Prolem sine matre creatam p. 

p. 

 .             .                Extases blanches

p. 


-

Le lecteur sera peut-être troublé, en lisant ce livre, de ne pas y trouver immédiatement une voix souveraine qui le guide à travers son parcours de lecture, bien qu’une voix « philosophique » cherche à s’y faire entendre autant qu’à s’y rendre plus fragile, pour ne pas dire imperceptible. En certains passages, elle s’y fera même assourdissante, jusque dans le silence des ruptures, des passages et des métamorphoses. Le parcours qu’on lui propose mobilise toutes sortes de problèmes cliniques, il les accompagne pour tenter de les transformer en autant de ressources critiques. Signer le monde, pour ne pas dire l’« autobiographier *», c’est tenter de trouver une signature du monde, une voix du monde, une écriture. « Du » monde, triple problème : ouvert au monde, par le monde, et vers lui.Trouver une libération, une prise d’air, un peu d’air, des écarts, des fissures, des ruptures : des manières de « s’en sortir » (Sarah Kofman) par le monde. Comme lors d'un concert noise, au milieu des nappes de bruit, des déchirements de la matière sonore, des silences murmurés et des acouphènes, une affirmation continue – de mort et de vie : jamais l’espace n’est saturé, il ne l'a jamais été et ne le sera jamais. Entre les lignes et en elles se lisent des espaces nouveaux qui se tiennent ouverts et dans lesquels, parfois, sous le coup d’une vérité, nous devons nous jeter. On est souvent intimement trompés par les genres qui dans notre existence se trouvent mis en scène, performés. Motivés et mobilisés autrement qu’on ne voudrait – ou devrait l’être au regard de ce qui nous interroge. Nous sommes produits par une histoire et une culture que nous performons sans tenir à la reproduire. C’est précisément dans cet écart qu’il doit être possible de mobiliser de véritables forces de transformation. *

Et être attentif au geste élaboré par son « pitch ». Cf. Stanley CAVELL, Un ton pour la philosophie. Moments d’une autobiographie (1994), traduction de Sandra Laugier et Élise Domenach, Paris, Bayard, 2003, p. 11s et p. 68s. Quant à « autobiographier le monde », c’est une expression que m’a fait voir Pascale MOLINIER grâce à sa « Préface » in Teresa de LAURETIS, Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg, traduction de Marie-Hélène Bourcier, Paris, La Dispute (Le genre du monde), 2007, p. 7.


Cinq étoiles semblent former le W de notre Wandlung, mais elles en cachent beaucoup d’autres.W est également la lettre qu’on montre aux enfants, dans le ciel, pour reconnaître Cassiopée, la reine d’Ethiopie qui, parce qu’elle se prétendit plus belle que les Néréides, dut abandonner sa fille à être la proie d’un monstre des mers. Ce texte n’espère la venue héroïque d’aucun Persée : il rêve d’Andromèdes qui se seraient elles-mêmes dé(sen)chaînées.W renversé forme dans le ciel le signe ou la lettre (M) d’un remerciement, en souvenir d’amitiés, de voyages et de départs qui nous poussent sur les rives du monde à embarquer comme sur une mer sans retour et infinie, vers d’autres terres et d’autres voies. À Hans-Christoph Askani, Klauspeter Blaser, Mathis Burfien, Pierre Gisel, Francesco Gregorio, Antoine Guex, Christiaan Hart Nibbrig, Aline Hostettler, Jean Kaempfer, Maxime Laurent,Thierry Laus, Marc Olivetta, Guy Petitdemange, Hugues Poltier, Arno Renken, Olivier Rittener, Sarah Scholl, Marco Staeuble, Martin Tamcke, Patrick van Dieren, etThibaultWalter, pour votre présence, pour l’aide que vous m’avez apportée et pour toute l’amitié dont vous m’avez fait part ; à mes parents et à ma sœur ; au Groupe de la Riponne ; à tou-te-s les ami-e-s que je ne peux citer ici, vous sans qui ce texte n’aurait pas pu voir le jour. À Nathalie. Cette petite étoile d’amor mundi.


. AMOR MUNDI

Ouverture des six premiers sceaux.


Amor mundi, amour du monde, affirmation du monde, du sens du monde et non immédiatement de ce monde (autres temps soient dits, pas d’autre monde), redoublement d’amor fati, écho muet, manière de penser ce qui en fait le sens. Manière de dire une sorte de fidélité à la terre, une sorte de tremblement (de la terre), de ce qui s’ouvre en son corps. Fidélité étrange, la loi d’immanence fait éthique : elle repère les failles, les touche, les aggrave, à peau contre peau et corps contre corps. Manière d’y toucher, d’y peser aussi, peut-être de s’y blesser. Ambiguïté génitive d’une délivrance génitrice, affaire de ce qui noué et dénoué se défait. Affaire d’une répétition qui s’origine, se décale et se redouble, se piège peut-être à chaque fois qu’elle s’en sort.Affaire de l’image simplement, dans le sens de ce qui fait une image, peut-être un imaginaire, une imagination. Amor mundi, manière encore, peut-être, de dire le désir de la chose, son obsession, mais sans le désir ni la chose (sans le Thing), ce double nom porté par une passion orbitante et conductrice, qui se croit capable d’ordonner l’équilibre du monde alors qu’il l’abîme. Saisir l’image, prendre le risque de se laisser posséder par elle, avoir par son délire et par sa raison. À l’image de celle qui prenait le corps des possédés, la possession doit toujours se comprendre en un triple sens : prise sur l’image, manière de la prendre et de s’y tenir, prise de l’image, manière de s’en prendre à elle, mais tout autant emprise de l’image sur nous-mêmes, manière d’en être et de ne pouvoir s’en défaire, comme un corps possédé par un esprit qui le fait parler autrement qu’il n’aurait su le faire. Possession enfin au sens d’un pouvoir recelé par l’image. Immanence ouverte et ouvrante, faisant œuvre d’exorcisme et de dépossession. L’image comme le monde. Pourquoi commencer ainsi par une parole oraculaire, incantatoire ? Parce que dans le sens du monde coule ce qui borde et déborde éthique, fidélité et durée : l’instant, le saut. Prendre le risque de cette incantation, viser comme une sorte d’instauration, de révolution, de contrerythme qui ne rétablisse rien des forces obscures perdues dans le geste de ce qui commence, même si rien ne commence. Le rien est ce nom qui résonne en écho. Voici le risque de l’incantation, qu’elle termine et forclose là où elle aurait dû libérer. Et que l’apocalypse s’abomine en l’ouverture de ses sceaux.


PREMIER SCEAU : POROS TRACÉ SUR LA MER

À peine a-t-on commencé que survient déjà la question : comment faire pour s’en sortir 1 ? Si cette question survient dès l’origine,c’est parce qu’il s’agit de la question de l’origine elle-même : de l’accouchement répété de tout ce qui est appelé à (re)commencer. Et pourtant on ne commence qu’une seule fois. L’épreuve du commencement, à chaque fois nouvelle, est en effet l’image d’un coup unique, jamais répété. Alors pourquoi la question du commencement, si cette question se règle à ce qui l’obsède, la question de la sortie, nous habite-t-elle encore une fois que tout est fini ? Pourquoi cette sortie ne peut-elle nous débarrasser de cette question de l’origine, dès son commencement ? S’il s’agit de commencer et de s’en sortir, une fois ne suffit-elle pas, une bonne fois pour toutes ?

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même ouvrage est cité plusieurs fois consécutivement dans la même double page de ce livre, il est référencé à sa première occurence et les citations suivantes extraites de cet ouvrage sont seulement indiquées entre guillemets dans le texte, jusqu’à l’apparition de la référence d’un autre ouvrage cité. Au cas où les citations renvoient à des pages différentes du même ouvrage, la première occurence mentionnera en note l’auteur, le titre et la page; les citations suivantes ne feront pas l’objet d’une note de type :ibid., p.x, mais le numéro de la page sera mentionné dans le texte même avec la mention de la page avant la fermeture du guillemet comme suit : [p. X] » Cf. Sarah KOFMAN, Comment s’en sortir ?, Paris, Galilée, 1983.

• PREMIER SCEAU

N.B. Pour alléger l’appareil de notes, nous avons adopté le principe suivant. Lorsqu’un

.  

C’est peut-être qu’on sait, tout à la fois, qu’on ne commence jamais absolument et que cependant, malgré le poids des dettes, le carcan des langues et les lois de la matière, une innocence étrange nous signifie qu’on finit toujours soi-même par (re)commencer.Ainsi, par ce vertige inaugural qui ne cesse de se reproduire à mesure que s’ouvre le monde, l’image du commencement est-elle solidaire de tous les commencements. C’est pourquoi image et commencement sont liés de manière fondamentale. L’image du commencement répète et redouble le geste originaire qui se produit à l’occasion de toute image. L’image, comme le commencement, est à l’image de toutes les autres fois où un commencement a fait œuvre de commencer. Parce qu’elle produit des images qui lui sont différentes, l’image contient par elle-même quelque chose d’un enfantement. Elle enfante une multitude d’images, qui toutes se démarquent de leur origine, en formant de nouvelles images à leur tour. Dans la mesure où l’image est solidaire non seulement du commencement mais aussi de l’enfantement, au moment de contempler la naissance,

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certains croient que leur enfant ne ressemble à aucun autre ; d’autres éprouvent l’angoisse de le confondre. L’enfant et l’image ne peuvent se comprendre sans cette double et poreuse possibilité, cet orgueil et cet égarement. Mais parce qu’elle quitte le corps puis les éléments qui l’assignent et la composent, l’image porte également quelque chose en elle d’une trahison. L’image se trahit en donnant à voir plus d’images qu’elle n’en contient réellement, en faisant naître d’autres images. Une image première se démultiplie en une profusion d’images la trahissant. Tout ce qui est appelé à commencer, à venir à la vie, provoque toujours, au moins en rumeurs, une certaine somme de perturbations. Pourtant, depuis Platon, un discours, qui se nomme lui-même philosophie, prétend commencer en se donnant corps par un accouchement, une naissance, une nouveauté. Le vrai commencement n’est en dette de rien, c’est son rôle de le faire croire. Il n’a pas à s’acquitter des sophistes qui l’entourent. Car si la philosophie prétend commencer, c’est d’abord, se dit-elle, pour se délivrer du babil incessant de la bêtise, toujours recommencée, de la suffocation, de l’absurdité, de la détresse, du bruissement confus du monde ; du chaos des opinions et de tous les discours qui jamais ne s’épuisent et n’ont aucune peine à recommencer. La philosophie vise à naître dans un espace que son autre mimétique et vagissant avait trop rapidement stérilisé, par une répétition obstinée ou par l’éclat inventif, dispersé, de nouveautés capitalisées. Sarah Kofman suggère que, dans une fable célèbre du Banquet de Platon 2, la philosophie, double d’eros, est fille de poros, le chemin maritime, la voie traversée par les bateaux. Poros n’est pas « odos », chemin tracé, voie, route, mais traversée ou franchissement qui s’efface à mesure qu’il se trace. Car la mer est « veuve de route » 3, confusion dont le poros cherche à se tirer, comme on se tire d’une aporia. Or pour être fidèle à ce poros, cette trace sans 2

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Selon la fable sur l’amour que Socrate rapporte aux convives couchés autour de lui en rappelant comment elle lui fut racontée par Diotime qui l’interrogeait, de manière « socratique », sur la véritable nature d’éros : jeux érotiques de la philosophie… Cf. PLATON, Le Banquet, traduction de Luc Brisson, Paris, Garnier-Flammarion (GF), 1999, p. 143. Sarah KOFMAN, Comment s’en sortir?, p. 20, citant Marcel DETIENNE et Jean-Pierre VERNANT, Les ruses de l’intelligence. La métis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974, p. 301 ss.


DEUXIÈME SCEAU : « VÉRITÉ PEINTURE »

La vérité dont il est ici question doit être entendue au sens où Gilles Deleuze annonce que, chez Proust, ce qui guide le narrateur de la Recherche du temps perdu est une quête non de la mémoire mais de la vérité 4. Cette vérité s’articule à ce qu’on vient d’énoncer du commencement, dans la mesure où ce commencement, fictif et effectif, que Deleuze appelle « la Différence », ce commencement « est déjà en lui-même Répétition ». La différence du commencement répète la question de la vérité, elle fait du commencement la vérité d’une répétition, c’est-à-dire la réalisation d’une divergence, d’un écart, d’une nouveauté. L’écart ne peut se mesurer que parce 4

Gilles DELEUZE, Différence et répétition (1968), Paris, PUF (Épiméthée), 2003, p. 169 s.

• DEUXIÈME SCEAU

C’est dire que la philosophie, dès l’origine, se méfie de l’origine, se comprend comme un après-coup de la fable de l’origine. La philosophie est l’inquiétude même à l’égard de la philosophie. En ce sens, il n’y a pas de fin de la philosophie, sinon par un tour de la philosophie elle-même, et pourtant : la philosophie doit s’obséder elle-même d’en finir une fois, une bonne fois pour toutes.

 .  

reconnaissance, la philosophie n’a pas d’autres ressources que celles utilisées par tous, et donc par les sophistes eux-mêmes en leurs aporiai. Mimésis inquiétante qui trouble la pensée et la force à s’interroger sur ses propres origines, sur l’impure pureté de son commencement. Si la philosophie est ingrate, c’est qu’elle prétend ne bénéficier, en avant d’elle, d’aucune reconnaissance. Tout comme eros, elle est aussi fille de penia et voit son existence vouée à un manque, une détresse originaire qui la prive de tout moyen et la lance vers ce qui par nature et par destin lui fait défaut. Il y a au compte de tout discours qui prétend être l’euporia de la vérité une fiction malpropre de virginité et d’origine redonnée, de curiosité affranchie et de désir d’en sortir. Sans elle on ne saurait y croire, et il serait impossible de commencer. Par un reflux impliqué dans le geste même par lequel elle s’inaugure, la philosophie doit vouloir souiller cette virginité qui, pourtant, constitue sa plus essentielle fierté.


qu’il se comprend comme répétition d’une question fondamentale, que parce qu’il se place sous la condition de cette contrainte, poussé par elle. « On ne cherche la vérité que quand nous sommes déterminés à le faire en fonction d’une situation concrète, quand nous subissons une sorte de violence qui nous pousse à cette recherche 5 ». Cette vérité n’est pas quelque chose à quoi on adhère, qu’il s’agirait de reproduire ou dont il faudrait se souvenir. C’est par « une sorte de violence » qui nous pousse en elle hors d’elle que nous mettons en œuvre notre écriture, notre manière de la tracer ou de la dépeindre, de tendre notre toile, jusqu’à, peut-être, la déchirer. La vérité n’est affaire de mémoire que dans la mesure où l’on commémore ce dont il est impossible de faire mémoire. Mais que déchirons-nous dans la toile ainsi tendue ? Certainement pas l’exigence de la vérité. Ce n’est pas un hasard si en exergue de tant de peintures, comme une sorte d’écho à la mythologie de l’inspiration, se trouve la fameuse phrase de Cézanne : « je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai ». La philosophie, au moment de commencer, devant l’angoisse de la toile blanche et du poids de sa tradition picturale (qui a appris par cœur ses gestes, les défiant et les défaisant par avance) se remémore l’écho persistant de cette exigence. Car cette phrase suppose ainsi que la vérité est due et veut être dite, que telle est du moins sa prétention : la vérité n’est pas une signification qu’on commémore, elle ne recrée pas de communauté. Elle n'appartient à aucune voix, et dans l'écart des voix singulières, elle est l'écho d'un murmure inaudible qui se glisse au creux d'une oreille quelconque. L’écho de cette phrase résonne également dans l’écriture de ces quelques pages Un texte qui tente ainsi d’en répondre s’adresse obligatoirement – par cette adresse fabulée – à la foule innombrable, au compte irrécapitulable des singularités, à une adresse anonyme dans le bruissant désert d’une ville universelle, c’est-à-dire : à n’importe qui (voici, somme toute, une adresse plutôt discrète). La peinture dont il est ici question n’est pas affaire de rapports, de tableau ou de représentation : elle est une image – on y reviendra –, qui exige à la fois pudeur, audace et patience. Quand on peint, on n’avance pas dans le vide ni dans le néant, mais on s’affaire 5

Gilles DELEUZE, Proust et les signes (1964), Paris, Gallimard (Quadrige), 1998, p. 23 s.


Le toucher, contrairement au regard et à ce qu’il projette, évoque une manipulation. Une façon de prendre, peut-être de contrôler les choses qui surviennent et qu’on découvre. Une façon de s’y prendre aussi, d’être saisi par la matérialité palpable de ce qu’on touche, et qui ne renvoie pas au rapport instrumental que l’usage nous commande de respecter. On fait usage de la matière dans le geste même par lequel on lui obéit, qu’on en suit le tracé, qu’on épouse ce qu’on prend. C’est sans doute ce rapport inventif et

• DEUXIÈME SCEAU

La nudité dont il est question n’est pas le dernier rempart du corps, la matière qui assure le toucher, le rassure et lui procure du plaisir. L’image est difficile : il faut supposer que la peau qui révèle la nudité, nudité du monde ou de l’être, l’habille comme un vêtement. Une matière épaisse la recouvre, qui est peinture de nudité elle-même. Elle devient peinture nue, quelque chose qui ne se réduit, dans l’acte de peindre, ni à la matière, ni à la couleur, ni à la forme, ni au tableau, ni exactement à leur mise en commun, encore moins à une exposition. C’est quelque chose qui dit la suspension de la peinture dans l’acte même de peindre. C’est pourquoi se dit là notre première vérité, la vérité de l’être comme altération, comme sensibilité. L’être ne cesse de montrer sa peau, et dans ce geste même, de cacher sa nudité, de se revêtir. Reste à entendre les mots qui glissent sur cette surface, qui plastiquement l'épousent et la forment. Là où l'ouïe, le regard et le toucher se précèdent, s'appellent, s'unissent et s'excluent, dans la matière de cette respiration qu'on appelle le vivant.

 .  

avec des corps sensibles, vivants, qui même lorsqu'ils ne sont que de simples traits, pliures ou déchets, opposent à nos poussées obscures le poids opaque de leurs propres résistances. On tente de toucher leur matérialité,leur manière de « répondre » à cette question originaire et sans réponse qu’on a appelée « vérité ». Les réponses qu’ils nous adressent précèdent et configurent nos propres questions, participent de nos propres gestes ; nos questions trahissent et transforment les réponses qu’ils nous avaient données : corps à corps infini. C’est pourquoi la pensée réclame la pudeur, jusque dans son extrême brutalité, comme si elle était son double. Elle est, comme la peinture, un mixte de justice ontologique et donc, dans le même geste, d’injustice fondamentale. La peinture est une affaire de matières posées sur une toile. Elle cache ce qu’elle touche, recouvre le lieu qu’elle veut peindre, masque sa matière en la rendant visible, exposée, dénaturée.


brisé qu’on sous-entend lorsqu’on dit d’une image qu’elle nous touche, et moins avant tout le plaisir ou la douleur qu’elle nous procure. Sans doute est-ce la même raison qui fait de l’image quelque chose de semblable aux mots les plus simples du «langage ordinaire»: elle exige la même écoute, la même attention, plastifie parfois les mêmes absences. L’image en ce sens est très simple, comme une simple répétition de l’ordinaire (jusque dans l’éclat de ses nouveautés irrécapitulables, dans le capital de ses inventions répétées), mais quelque chose par elle peut, de manière singulière, très simplement se briser : quelque chose nous surprendre, nous engager comme par contact avec ce que nous n’avions pas su voir, pas vu venir. L’image récapitule alors l’ordo mundi de l'ordinaire, et par là tout autant le désarticule. Quelque chose s’y brise. On est absorbé dans le geste qui nous conduit hors d’elle, nous en fait sortir:c’est pourquoi une image frappante est toujours une manière de toucher aux obscurs secrets du monde et de la matière. Toucher en une image la peau, la vérité et le commencement, c’est une manière de parler de la vie, dire quelque chose d’un ébranlement fragile, d’une perturbation sensible, peut-être d’un effondrement (une manière d’éprouver la mort dans l’économie). C’est pourquoi elle provoque fatalement des discours de contrôle et de régulation. S’il s’agit de toucher la vérité, si celle-ci se touche par le bout des doigts, on se souviendra que le bon docteur Tissot en avait déconseillé l’usage aux femmes de son siècle, car il savait que dès qu’elles toucheraient elles-mêmes ce point sensible – l’origine du monde –, c’est un corps tout entier qui s’ébranlerait de tout découvrir. Désignant ainsi le mal en le liant à la morbidité et à la mort, il en nommait le remède « médecine sociale » (manière de remédier à l’horreur d’une immédiation supposée), ce que d’autres aujourd’hui baptisent sans pudeur du triste nom de philosophie, d’histoire ou de sciences sociales, faisant de la pudeur le prétexte d’un arraisonnement méthodique, sans aucun respect pour les corps ; prêtres et experts y confondent alors tristement leurs balivernes éthico-théologiques, dans des expositions officielles par lesquels l’ordre qui les produit se réaffirme dans la contemplation de son propre spectacle. La peinture en laquelle se doit la vérité contient à la fois le langage d’une universalité et quelque chose qui la déborde encore. C’est pourquoi, parce qu’il se réserve comme espace capable


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Pour un renversement du régime théologico-éthique du couple « questionréponse » , cf. Bernhard WALDENFELS, Antwortregister, Francfort/Main, Suhrkamp, 1994 ; Une philosophie de la réponse. Bernhard Waldenfels (choix de textes traduits, édités et introduits par Francesco GREGORIO, Frédéric MOINAT, Arno RENKEN et Michel VANNI), RThPh 137/4, 2005, et Michel VANNI, L’impatience des réponses. L’éthique d’Emmanuel Lévinas au risque de son inscription pratique, Paris, Éditions du CNRS, 2004, p. 237-261.

• DEUXIÈME SCEAU

Ouvert vers l’à-venir, fermé sur sa clôture, fermé à toute clôture, le discours vise à s’ouvrir au monde, il vise l’ouvert du monde luimême, mais il ne peut prétendre à une extériorité qui lui donnerait un point de basculement, un ancrage, un lieu de rappel. Car prétendre à cette exigence de vérité sans conditions, c’est faire droit à une fiction impliquée dans la logique même de cette vérité. Au plus près possible du corps qui le produit et pourtant en asymétrie à celui-ci, l’écriture se produit comme si son discours n’était provoqué par rien d’autre que par sa propre logique responsive, comme si son discours n’était en dette d’aucune mémoire, d’aucune autre impulsion plus lointaine, plus profonde. Du coup, on ne peut simplement supposer que ce discours est à jamais détaché de son origine, on fait comme si ce discours n’avait jamais eu d’origine, comme si la question de son origine était une question seconde, pour ne pas dire secondaire (affirmation redondante, puisqu’il n’y aurait justement pas de question première, de question originaire). La question n’aurait pas de réalité. Il y aurait le pur fait de l’existence du monde, son être-là, provoquant en sa propre évidence, réponse dès l’origine et sans question le précédant 6, commençant là et troublant en son évi-

 .  

d’accueillir ce qu’il n’est pas, le langage universel se veut radicalement sans conditions. En toute radicalité, chacun y a accès : il est à la fois le lieu d’un partage (qui plie les discours) et de multiples séparations. C’est sa fragilité et sa dure exigence. Le tableau qu’il compose conjoint non sans tensions nécessaires un amour du détail et de l’ensemble. Il s’agit de tout bien dire, de tout bien peindre, d’aller au plus loin possible du geste, comme au bout : sachant que tout ne sera pas dit quand bien même on aurait tout dit (car le tout du dire suppose un à-dire qui l’ouvre dans son propre dit, qui le déclôt et fait son énonciation, qui en fait un ouvroir bien plus qu’une œuvre). Même lorsqu’il prétend tout dire, le discours est partial, partiel, se découpe et se rompt au mauvais moment. C’est depuis toujours le problème de tous les tableaux, de leur suspension comme de leur exposition.


dente nudité. Et c’est comme si ce pur « fait » de l’existence du monde était un trouble rendant chaque rapport à ce trouble dissemblable, incomparable, biaisé, rapporté à ce seul universel, cette seule vérité : le trouble du monde, le monde seul – la multiplicité. Ainsi chaque écriture tente de toucher l’origine du monde, et de le faire par le geste d’une séparation nouvelle, d’une séparation qui est, depuis toujours, déjà là : qui est précisément ce qu’on appelle le monde. TROISIÈME SCEAU : LUMIÈRE IMPURE ?

La lumière est pure, et ne produit que la lumière. La lumière apparaît ainsi comme l’image la plus évidente pour exprimer l’exigence de la vérité. Elle ne serait même plus une image, mais la fin, justement, de toute image. Le moment où l’image, dans une pure présentation – la présentation d’une évidence, d’une absolue clarté – s’évanouit. En pleine lumière. La solidarité qui unit vérité et lumière n’est pas une complaisance de surface, un hasard de langage : la lumière semble figurer, comme par une métaphore « pure » (ce lieu imaginaire où ce dont il est question s’exauce dans la manière de le dire), tout l’effort propre à la métaphysique, qui se désire capable, par ses prismes, de voir les étants. Limpidité, transparence, clarté ; clarification, éclaircissement, élucidation : la vérité contient comme la promesse d’une plus grande lumière, un soleil enfin sans voile et sans occident 7. Elsewhere the landscape is more frank. The light falls without letup, blindingly 8. La promesse de la lumière, c’est d’éclairer toujours mieux ; c’est pourquoi, comme dans le beau poème de Sylvia Plath, là où le paysage est plus franc, c’est toujours ailleurs. Ailleurs – il y aura

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8

Cf. Jacques DERRIDA, « La mythologie blanche. La métaphore dans le texte philosophique », Marges. De la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 247-324, et Jean-Pierre CAVAILLÉ, Descartes. La fable du monde, Paris, Vrin, 1991. « Ailleurs, le paysage est plus franc. La lumière tombe sans arrêt, aveuglante ». Sylvia PLATH, « A life » (1971) in Arbres d’hiver, traduction de Françoise Morvan et Valérie Ronzeau, Paris, Gallimard, 1999, p. 140, traduction modifiée.


9

Sur cette compréhension du métaphorique, cf. Hans BLUMENBERG, Naufrage avec spectateur. Paradigme d’une métaphore de l’existence (1979), traduction de Laurent Cassagnau, Paris, L’Arche, 1994, p.93ss. 10 René DESCARTES, « Méditations. Objections et réponses », Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard (Pléiade), p. 300. Cf. sa très belle lecture par Jacques DERRIDA, « La mythologie blanche », qui a aussi inspiré mes remarques.

• TROISIÈME SCEAU

Dans ses Méditations, tandis qu’il propose de contempler cette union parfaite (pour ne pas dire : cette absorption organique) de la vérité et de la lumière, Descartes prétend qu’il nous est ainsi possible de goûter ou de pressentir par cette image « la souveraine félicité de l’autre vie », dont « le plus grand contentement » est de jouir d’une « immense lumière ». Image qui s’abîme ellemême, objectif aveuglant de la pensée, fin promise de l’image dans une admiration et une adoration sans objet, « au moins autant », précise le philosophe, « que la force de mon esprit, qui

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plus de vérité, plus de lumière : si vous en voulez plus, il faut aller voir ailleurs. C’est également la promesse de la pensée, que ce qui a été pensé ici pourra l’être mieux, et doit l’être, par l’ici de l’à-venir ou l’ailleurs de l’à-côté. L’appartenance et la clôture de la pensée supposent, dans leur « perfection », la tenue d’une désappropriation, d’une ouverture et d’un renversement.Toutefois, cette lumière toujours plus forte, cette élucidation à venir, comporte également la promesse élémentaire d’un éblouissement, c’est-à-dire tout à la fois d’une clarté parfaite et d’un effacement. La clarté a la puissance de nuire à notre vision, de détourner notre regard pour nous faire mieux voir. Du coup, cette vision parfaitement claire qui est le là de la lumière, de sa présence, est toujours également assignée à un ailleurs. Il est possible, toujours, que tout devienne plus clair et que ce qui nous éblouit ici nous apparaisse, par écart ou par retard – à la réflexion –, obscur. C’est pourquoi la présentation pure n’est jamais donnée : elle se fond dans un décalage, une déviation. Si la lumière est une métaphore pure, métaphore de pureté, alors elle dit la vérité tout à la fois de la métaphore et de la pureté : par renversement, elle montre que la métaphore corrompt le discours, le « dérange » ou le désordonne (et « en vérité » il est bon qu’elle le fasse) 9 ; elle montre également que la pureté est un écran sale, qu’elle est toujours impure, fondamentalement, que le cristal qui « polit » la lumière en même temps la diffracte (ce qu’il n’est pas mauvais non plus, « en vérité », de savoir).


en demeure en quelque sorte ébloui, me le pourra permettre 10 ». L’image complique ainsi le langage en croyant le simplifier, car voici que l’image dont il était question devient une sorte de gouffre testamentaire, une limite capable de décomposer tout ce qui maintient le regard, un baiser donné par la mort comme un pressentiment de la vie éternelle. Si l’objectif de la connaissance est de parvenir à une vision claire et distincte du monde, la promesse contenue par cette vision est pareille à un éblouissement, qui fait pénétrer l’au-delà de la mort au cœur de la vie. Elle porte en elle une revanche étrange, comme si la clarté promise finissait par cacher et anéantir ce qu’elle voulait faire voir 11. Lumières, Aufklärung, Enlightenment : on distingue ce qu’on comprend de ce qu’on ne comprend pas par ce qui nous est clair de ce qui ne l’est pas. Le mal-éclairé, les parts d’ombre s’évanouissent par des sentiments d’évidence, et tout vient au jour dans l’aube de la pensée, à qui ouvre réellement les yeux sur le monde. Même si nos sens peuvent nous tromper, la lumière, elle, ne peut produire que la lumière. Ce qui est transparent la laisse passer, seul ce qui est opaque lui fait obstacle. À qui ouvre les yeux et découvre, dans le coup brutal d’une première fois, ce qui lui était caché, est promise la joie enfantine d’un dévoilement. Innocence d’un regard pur, enfance toujours recommencée de la pensée qui est encore sans langage, in-fans qui vient de naître et à qui le monde vient, comme une promesse, une certitude, un avenir. Mensonge, encore. Fiction nécessaire de la pensée même. Car la pensée commande et annonce son propre renversement, la fin de son messianisme. Elle témoigne de sa fragilité, de sa beauté ambiguë, de son inutile puissance. Elle porte en creux une fiction que nous savons fausse, mais qui est peut-être plus vraie que la fiction d’origine et que l’expérience elle-même (merveille, bonheur de toutes les fables). Car si, pour Descartes, la vision aboutit à une grande lumière, félicité promise d’une autre vie, la clarté se supprimant en sa propre monstration ne peut viser aucun accord. L’ailleurs promis par la clarté est un « paysage », il appartient tout entier à l’immanence du monde. Si la lumière pourtant se supprime en s’exerçant, c’est très sim11

Cf. la clarté testamentaire du discours de l’aveugle, qui a vu le monde tel qu’il est en le touchant par ses autres sens et qui n’a pas cédé aux illusions du regard in Denis DIDEROT, « Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient » (1749), Œuvres I. Philosophie, Paris, Robert Laffont (Bouquin), 1994, p. 139-196.


12

Jean STAROBINSKI, « “Parler avec la voix du jour” » in Philippe JACCOTTET, Poésies. 1946 – 1967, Paris, Gallimard, 1997, p. 7 s. 13 Cité par Jean STAROBINSKI, « “Parler avec la voix du jour” », p. 11 d’après Philippe JACCOTTET, « Lettre du vingt-six juin », Poésies. 1946 – 1967, p. 68.

• TROISIÈME SCEAU

Starobinski, dans le beau texte qu’il a consacré à la poésie de Jaccottet, dit aimer en elle son évidence, sa transparente simplicité. « À l’approche de ces poèmes », commence-t-il, « s’éveille une confiance. Notre regard, passant d’un mot à l’autre, voit se déployer une parole loyale qui habite le sens, comme la voix juste habite la mélodie. Nulle feinte, nul apprêt, nul masque. Nous pouvons accueillir sans ruse interposée, cette parole qui s’offre à nous sans détour. Un émerveillement, une gratitude nous saisit : la diction poétique, le discours poétique (mais délivré de tout artifice oratoire) sont donc possibles, toujours possibles ! C’est ce dont, à considérer les productions du jour, il semblait qu’il fallût désespérer, pour ne plus rencontrer que le souvenir brisé de ce que fut la poésie 12 ». Gratitude pour une parole « sans artifice », qui « parle avec la voix du jour 13 », amoureuse des « nuances authentiques du monde perçu », fidèle aux « certitudes (le peu de certitude) de la pensée ». La poésie de Jaccottet, en ce sens, serait profondément éthique : rien en elle ne s’aimerait fiction, mensonge, tout viserait la transparence, la « véracité », la « vérité ». Or la vérité, c’est toujours déjà la tenue d’un rapport « avec ce qui nous fait face et qui nous échappe » : cette vérité qui éveille la

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plement parce qu’elle produit elle-même de l’ombre. L’opacité naît de la lumière même, est portée par la clarté qui l’annule. Elle n’est pas, comme le veut la plus simple expérience, une zone d’ombre créée par un corps qui aurait capté, dévié, intercepté les rayons d’une source lumineuse : elle n’est pas, en d’autres termes, une absence de lumière : elle n’est pas une terre muette en attente d’un quelconque soleil, ni le grouillement nocturne des puissances d’en bas. Il n’y a pas un instant de l’ombre, si on signifie par là que l’instance dernière est portée par la transparence de la lumière qui permettrait de voir. La lumière porte l’opacité du monde. Il n’y a pas de soleil qui viendrait par derrière, par en-dessous ou par en-dessus tout embraser. Éclairer, c’est toujours déjà porter de nouvelles ombres, recomposer dans la même matière une image nouvelle. Quel lien s’établit du coup entre la lumière et la matière d’un texte à l’égard de ce qui, dans l’écriture, est susceptible de nous « éclairer » ?


confiance est en même temps, dès l’origine, la vérité de ce qui nous perturbe, inquiétude, ouverture « à tous les accidents de la lumière du monde 14 ». Le rapport juste qui en appelle à une plus grande clarté, qui se défie des mensonges de l’occultation, accueille ce qui le trouble et reste en lui opaque. La nuit n’est pas ce que l’on croit, revers du feu, chute du jour et négation de la lumière, mais subterfuge fait pour nous ouvrir les yeux sur ce qui reste irrévélé tant qu’on l’éclaire 15. L’ombre est portée par la lumière elle-même. Cette image indique très simplement ceci : que le partage entre ombre et lumière, entre opacité, transparence et clarté, est une métaphore trompeuse qui nécessairement occulte l’horizon et la procédure de la pensée. La métaphore physique qui rapporte l’intelligence à la vision claire, à l’élucidation ou à la mise en lumière, suppose une étrange fiction qui s’inquiète par le biais de cette fiction même. Cette inquiétude reflue sur le langage de la clarté par un (re)tour qui lui appartient en propre : il est impossible d’en signifier le mouvement par un langage épuré des opacités qu’il porte en luimême. On ne pourra donc pas mener une sorte de déstructuration qui déplierait, « comme s’ouvre dans l’eau une fleur japonaise », la matière de lieux encore obscurs dans leur évidence même, et libérer des possibilités nouvelles à partir de puissances cachées et inexploitées. Le langage ne nous « cache » pas une vérité ou une puissance inconsciente qu’on devrait dévoiler, en usant de détours plus habiles que ceux du langage même. À le faire, on supposerait encore des « zones d’ombre » qu’il serait possible, par des moyens sophistiqués, de rendre à une pleine lumière, comme s’ils devaient remonter du fond de l’être (un être dès lors pensé comme disposition et présence, distribution des choses elles-mêmes). Ce travail est laissé aux spécialistes de la lumière, pour qu’ils s’y brûlent et s’y consument dans leurs rêves nocturnes de sens.

14 15 16

Les zélés serviteurs du visible éloignés, sous le feuillage des ténèbres est établie la demeure de la violette, le dernier refuge de celui qui vieillit sans patrie 18.

Jean STAROBINSKI, « “Parler avec la voix du jour” », p. 9. Philippe JACCOTTET, « Au petit jour » in ID., Poésies. 1946 – 1967, p. 56. Ibid.


17 Sarah KOFMAN, Camera obscura. De l’idéologie, Paris, Galilée, 1973, p. 33.

• TROISIÈME SCEAU

Ce travail part d’une ombre étendue sur la réalité tout entière. Mais, contrairement à l’image hégélienne, ce n’est pas au crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol : ce n’est pas dans le déclin ou la décadence des Lumières que les penseurs ici convoqués sont interprétés. L’ombre est étendue sur la terre alors que le soleil est au plus haut dans le ciel, elle est une ombre portée en même temps que la lumière. Le zénith, le moment où la lumière frappe d’évidence la terre entière en toute verticalité, n’est pas l’extinction des ombres, mais leur plus large expansion. Nulle part n’est supposée une quelconque fin des Lumières, de la métaphysique ou de la philosophie : il s’agit simplement de saisir la puissance hétérologique au cœur même de l’être, le tracé des

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L’image ne suppose aucune adhésion. Petite fleur poussant dans l’ombre, violette ou asphodèle, immortelles séchant dans un vase, fleur japonaise dépliée dans l’eau, nénuphar immobile ou jacinthe, fleur de lotus, glycine, algues ou lentilles qui tapissent les étangs, ce texte évoquera sans doute beaucoup de fleurs cachées, parsemées au-delà de toute patrie, qui s’essaiment dans les champs et au fond des eaux en méprisant les clôtures et les lieux cernés. Un cancer floral se prépare. Car toute élucidation (les « zélés serviteurs du visible » ne cessent de le regretter) opacifie ce qu’il en est de ses propres conditions, coupe avec la terre de sa provenance. Cela ne signifie pourtant nullement que la pensée soit une opération sans sol, sans référent réel, jeu de langage réductible à des processus et à des horizons eux-mêmes assignables à des économies psychiques ou sociales. Cela signifie simplement que « la clarté advient dans le temps de l’aprèscoup 17 », qu’elle n’est pas à l’origine de notre pensée, mais qu’elle en porte la nostalgie dans le débordement qui lui permet de voir.Ainsi se marque une différence, un écart ou une défiance à l’égard de la parole poétique telle que Jaccottet la suggère : il n’existe pas de « refuge », de demeure, de capital, de repli ou de creux de l’être (ni historiquement, ni psychologiquement, ni culturellement, ni théologiquement, ni politiquement) où puiser les réserves opaques de la lumière. Le partage entre ombrage et clairière, quel que soit le lieu d’un recueillement de la pensée (ou de la vie), est trompeur. L’ouvert, c’est le monde.


déviations cristallines de la lumière. Ce travail n’est possible que parce qu’il suppose une volonté de clarification et de mise en lumière ; il « implique une nostalgie d’une connaissance claire, transparente, lumineuse ; sous-entend que celle-ci est première ; même si la science n’est plus ni spéculaire ni spéculative, répétition, reflet ou écho, son idéal reste celui d’être un œil parfait, une rétine pure 18 ». La pensée continue à réclamer que soit première une exigence de clarté et de lumière, quand bien même elle sait, par son exigence même, que « le sens clair ne préexiste pas […] à la vérité idéologique », que « la “vérité” n’est pas sans un travail de transformation » et que « la camera obscura n’est jamais “relevée” par une camera lucida ».

QUATRIÈME SCEAU : CHAMBRE CLAIRE

Dire de la lumière qu’elle est porteuse d’ombres dans sa clarté même (de façon spectrale, sans que soit convoqué le régime des couleurs), c’est comme affirmer une thèse simple, unique : l’être est toujours déjà l’autrement qu’être, il est le monde, la multiplicité. Cette thèse se décline, se diffracte, se multiplie dans les langages, les opacités, les plis et les évidences des textes et des auteurs parcourus ; elle est immédiatement le jeu même, infini, du multiple. C’est-à-dire qu’immédiatement, l’un est le multiple, infini, la fin du nom de l’un et fin du nom même, comme plongeon dans le multiple, sans lieu de plongée qui ne serait pris déjà lui-même dans cette immersion. C’est pourquoi il lui faut autant de singularités pour s’éprouver, se dire, se penser, dans la mesure où c’est en dehors de ses singularités, à l’extérieur d’elles que cette ontologie lira les inflexions de ses vérités. Le foyer de la courbe est extérieur à son tracé, sans pour cela lui être transcendant. Écarts, diffractions, fuites, pertes, dépenses, repos sont les pratiques immédiates et nécessaires de cette multiplicité, principes d’économie pour l’écriture comme pour la lecture. C’est pourquoi le monde dont il est ici question, selon les termes de Deleuze, n’est qu’un concept, une machine, une fable, un délire. Son nom même est un nom qui immédiatement, dès l’origine, se perd : on peut l’appeler multiple pur, substance, un, 18

Sarah KOFMAN, Camera obscura, p. 33.


être, autrement qu’être, immanance, nature, Ding, tao. Cette variation même ne se capitalise pas, elle n’a aucune signification. Ce monde n’existe pas, il ne totalise pas ; il est la totalité de ce qui est. Si cette ouverture « s’intitule » amor mundi, c’est pour dire une manière de s’attacher à l’immanence du monde, de redire amor fati mais sans fatum 19. De dire autre chose que ce que la psychanalyse a exploré comme lien entre le désir et la « chose – das Ding 20 », précisément sans dire le désir ni la chose (ces producteurs infinis d’économies arrimées)21 : de s’attacher au monde, ce monde dont Michel de Certeau, comme on le verra, a fait à la fois la puissance altérante et la réalité banale de la vie.

19

Ce n’est donc pas en référence à Hannah Arendt ni à Augustin, ou du moins pas consciemment (ceci pour qu’existe au moins une note qui signale ce à quoi on ne se réfère pas). 20 Cf. Jacques LACAN, Le Séminaire. Livre VII, L’éthique de la psychanalyse. 1959-1960, Paris, Seuil, 1986, p. 55ss. 21 Cf. Christian INDERMUHLE et Thierry LAUS, « En finir avec le désir. Michel de Certeau et l’hétérologie des voix », in : Lire Michel de Certeau (RThPh 136/4), 2004, p. 387-398. 22 Bâtardise déjà bien éprouvée par Johann Wolfgang G OETH E dans son Farbenlehre (1810) (Traité des couleurs), traduction d'Henriette Bideau, Paris, Triades, 2000).

• QUATRIÈME SCEAU

Ce livre vise premièrement (1) à créer, à inventer des rapports, à confronter (de manière muette, sans voix souveraine) des images (et ses noms ne sont, en l’occurrence, que des images), à la

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Ce livre n’est donc pas une théorie (de l’être, du monde, de la substance, de l’unique, des multiplicités) ni un commentaire d’œuvres singulières, qui voudrait fixer les éléments d’une vérité première à remodeler ou de différences à signifier. Ce livre n’est pas une proposition de monde, il est une sorte de cristal, qui organise les trajectoires et les diffractions de la lumière – il s’organise par son écriture, toujours une et multiple : cristallographique. Le concept de monde ou d’être que ce texte construit n’est pas destiné à fournir des fleurs de significations nouvelles – même si l’usage en est, au final, laissé aux inventions de chacun. C’est pourquoi le genre littéraire qui lui correspond n’est ni celui de la somme ni celui d’un catalogue d’illustrations. Il mime une vieille tradition théologique qui a pour nom Lehre, malgré la bâtardise attachée à sa forme 22. Dans la mesure où, ici, le socle religieux, pédagogique et disciplinaire qu’on lui liait ordinairement a disparu, trois éléments restent encore, qui organisent sa forme et expliquent son style. Son écriture se veut rythmique (1), thérapeutique (2) et éthique (3).


manière d’un traité, d’une méditation multipliée ou d’un essai. L’espace ainsi conçu se voit du coup qualifié et perturbé par une série d’échos sous la basse sourde de sa thèse. Il devient l’équivalent d’une caisse de résonance. Ensuite, ce livre se veut (2), dans le principe de son écriture, « therapeia soteriodes », à la manière de la Clef des songes rédigée par Artémidore 23. Un déchiffrement y est prescrit, qui s’attache moins à l’objet des songes ou au sujet rêveur qu’au passage du rêve lui-même, extérieur tant à son contenu qu’à son lieu de perte et de vérité – le sommeil. Un entre-deux chimérique fait d’images tirées vers d’autres choses que ce qui a été vécu, pensé ou cru, et qui tiraille le présent d’une douleur, une inquiétude, une anxiété ou une jouissance 24 le poussant hors de son empire de croyances et de significations. Enfin (3), ce livre obéit à un principe qu’il explore et qui le machine : une certaine fidélité à la terre. Il s’agit pour cela de rester lié aux principes d’une pure immanence, laquelle est l’objet même de sa pensée, la matière de son geste et l’horizon de ses découvertes, montages ontologiques et athées en fidélité à cet être altérant dont il se réclame, voix perdues dans le monde.

23

Cf. Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité. 3. Le souci de soi (1984), Paris, Gallimard (Tel), 1999. 24 Cette manière d’éprouver la proximité d’un autre, qui «nous» perd ; ce dont le plaisir, comme par stratégie, tente de «nous» préserver en «nous» intégrant dans une économie. Cf. Jacques LACAN, Le Séminaire. Livre VII, p. 218s.


Heureusement, dit le texte, leur puissance n’affectera que le quart de la Terre (Ap ,b).

• QUATRIÈME SCEAU

Mais que le lecteur ne s’y méprenne pas ! La ronde apocalyptique continue. Et perturbé par les images qu’il garde de saint Jean, peut-être se souvient-il, repensant à l’ouverture des trois premiers sceaux, que le commencement, la vérité et l’élucidation rejouaient en écho les motifs rythmiques de la conquête et de la victoire (Ap 6,2b), de la guerre par laquelle les hommes s’entretuent (Ap 6,4b) et de la famine liée à la sobriété (Ap 6,6). D’autant mieux doit-il maintenant se rappeler que le quatrième sceau une fois ouvert doit laisser le monde sous le jugement des puissances de la mort.

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J’ai, jusqu’à présent, tenté de conserver un certain attachement au sol, même si c’est en reprenant ce qu’il peut y avoir d’apocalyptique (cette alliance de révélation fondamentale et de récapitulation, parfois dévastatrice) en toute ouverture. Aux méditations sur le commencement, la vérité, l’élucidation, semblait attaché un certain poids : celui d’un discours fondamental, chargé d’établir les fondements. En suivant ce lourd parcours terrestre, je me suis fait compagnon de Sancho et de ses ruminations. Il était temps d’introduire un peu d’éther, de donner un aperçu plus aérien, de soulever la terre. Il était en fait temps d’abattre, sous la forme de puissants géants, quelques sombres et vieux moulins.


CINQUIÈME SCEAU : CONSTELLATIONS

La « philosophie » forme dans le Ciel de notre imaginaire une constellation étrange, parce que chacune de ses étoiles est toujours double. Elle se présente comme une pensée qui se fonde (ou se fend) par l’écart qui doit la distinguer des sophistiques dont elle partage le langage. On entend en elle bruire des rumeurs, déviations incessantes de ses eaux stellaires et cristallines (à moins qu’elle ne soit elle-même fine division des ruisseaux sophistes – eau fraîche parmi les eaux). Elle rêve un langage parlé dans les étoiles (dans la masse documentaire des productions historiques et sociales), une voix dans le néant. Mais il faut imaginer un autre miroitement qui fait scintiller chacune de ses étoiles, un autre rapport d’ombre et de lumière qui les dérange. Elle tient aux voix inassignables (et inaudibles) qui les parcourent, aux grondements de la natura naturans dans la natura naturata. Cette « théologie » (de la natura naturans) forme ainsi une autre constellation, en ce que chacune de ses étoiles, dans sa netteté, est comme répétée, parasitée, et brille sans pouvoir se libérer d’autres paroles qui la manipulent, mettent en confusion la permanence de ses rapports. La « théologie » spinozata est une rythmique noise, une nappe bruyante qui est puissance de durées et de ruptures, de mouvements et de repos. Sa constellation a la forme d’une vieille pythie sourde. Chaque voix qu’on lui demande d’écouter (mais qu’elle n’est jamais sûre de bien entendre), qu’on lui demanderait de traduire ou de reformuler, elle la perd. Une inquiétude bruit sous les procédures culturelles et sociales par lesquelles les prêtres se rassurent et se légitiment en s’efforçant d’effacer les voix que la pythie fait semblant d’inventer. En mémoire de ce brouillage, la pensée se comprend du coup dès l’origine comme parasitée : elle travaille sans pouvoir se libérer de ces autres paroles qui l’importunent et qui refluent sur elle, qu’elle ne parvient jamais à coller dans la netteté de leurs significations, à caser dans les temples (les régimes socialement et culturellement assignés des productions du sens). La pensée ne parvient jamais à se libérer de ce parasitage qui la fait peut-être mal entendre et mal voir. Un acouphène perpétuel a altéré son ouïe, le riche murmure des voix du monde bruit encore dans ses oreilles. Elle ne va pas toujours prendre le sophiste dans ses filets, parce qu’elle ne peut s’empêcher d’entendre le son, le timbre de sa voix : le rapport de mouvement


et de repos qu’elle forme dans la substance. Entendre une voix natura naturante, c’est entendre en elle l’écho muet de cette perturbation fondamentale. La pensée est théologique par un nom impur (pour ne pas dire une langue morte, étrangère), elle est l’autre nom de ce sive natura par lequel Spinoza a ouvert la possibilité pour la pensée d’un « autre commencement 25 ». Un grain dans le cristal de la métaphysique, le regard posé sur une lentille polie avec beaucoup d’attention.

Une constellation, ce n’est jamais qu’une fable. Une manière d’imaginer une certaine configuration du Ciel en le regardant depuis la Terre. Ses coordonnées ne sont que des coordonnées imaginaires, car seul le fait qu’on les constelle est nécessaire. Pourquoi cependant s’ouvrir ainsi soudainement au langage des étoiles ? Une constellation est une image créée par un regard biaisé sur le ciel dont on ouvre l’espace aux rumeurs et aux rêves, de ce qui en résonne sur la Terre. Elle relie des points qui, selon l’histoire et la science, n’ont a priori et sur ce mode aucune raison commune, aucune raison d’être ensemble. En formant une constellation, l’essentiel n’est pas de justifier une image rêvée, mais de construire ce que Deleuze a parfois appelé une série, ou un enchaînement. En raison dernière, cet enchaînement a quelque 25

Cf. le très beau livre de Jean-Marie VAYSSE, Totalité et finitude. Spinoza et Heidegger, Paris, Vrin, 2004.

• CINQUIÈME SCEAU

Afin de pouvoir le penser, il faut tenter de l’ouvrir, de le mettre en œuvre : c’est du moins ce que ce livre se propose de faire. C’est pourquoi les chapitres qui le composent sont à la fois indépendants et liés entre eux comme le sont les étoiles d’une même constellation.

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Penser, imaginer, inquiéter. Changer de pensée, modifier le pensable, transformer le symbolique, l’imaginaire, le réel. Peindre de manière nouvelle, voir autrement, inventer le regard. Scruter ce qui, dans la transparence de la pleine lumière, dans l’évidence de sa contrainte, rend possible la constitution de nouveaux corps. Puisqu’il s’agit de penser l’immanence de ces transformations, ce sont des problèmes qu’il est possible de décrire par des couples d’images : illumination et refoulement, invention et rupture, devenir et disparition. Par eux se sérient les contraintes propres aux poussées arbitraires du monde lui-même. Le monde lui-même ? Déjà un oxymore.


chose d’arbitraire : c’est une « fable topique ». Former une constellation, c’est une manière de plonger dans le Ciel pour ouvrir un espace sur la Terre, sans croire aux lois d’analogie qui épuiseraient les puissances et les irradiations singulières dans l’abîme des singularités. C’est donc une manière de s’exorbiter du sol, de la raison qui, dans l’astrologie, fixe encore le regard dans une économie qu’il serait chargé de gérer, et qui plierait les lois de la Terre sous le joug fantasmé des étoiles. C’est regarder le ciel en attendant de tomber dans un trou 26. En outre, c’est dire que la lecture induit que chacun trace les filaments qui lui permettent de comprendre les rapports tissés par l’ensemble, épuisés par le tout. C’est dire encore que le reste (tout le reste) est abandonné au travail de la réflexion, comme le ciel l’est à celui des rêves. Par ailleurs, s’il s’agit de penser le monde comme monde, c’est-àdire comme un oxymore, former une constellation, c’est indiquer qu’il s’agit, par une série de coups singuliers, d’étoiler le regard (et la totalité qu’il convoque) à partir d’une question, de provoquer cet « étoilement » (cet « « état d’une chose fêlée en étoile » » dont parle Georges Didi-Huberman pour intituler l’œuvre de Simon Hantaï)27 en faisant d’elle « une façon » bien particulière « d’accoucher d’un espace ». En outre, une étoile est un astre qui n’est pas lié à la gravitation terrestre, qui n’est pas déterminé par sa gravitation, mais qui appartient au même monde : dessiner des étoiles, c’est du coup former un espace terrestre en le dissolvant, en l’aspirant dans une série de points de fuite imaginaires qui nous attachent à la Terre. L’étoile, c’est aussi un « astérisque », quelque chose qui renvoie non au corps du texte, mais à quelque chose glissé en dessous, une ouverture ou un report, une manière de signaler une fêlure, un raccroc, un grondement souterrain qui strie les sous-sols et résonne encore dans les caves. C’est la lune, dit la rumeur, qui soulève les eaux profondes et les abaisse. C’est elle qui transforme les hommes paisibles en bêtes sauvages, ou qui les coule dans la douceur d’une estampe. C’est elle qui fixe la mobilité de l’espace et la rend mouvante, elle qui est pourtant une image de la mort. 26 Cf. les beaux montages de Hans BLUMENBERG, Le rire de la servante de Thrace. Une his-

toire des origines de la théorie (1987), traduction de Laurent Cassagnau, Paris, L’Arche, 2000. 27 Georges DIDI-HUBERMAN, L’étoilement. Conversation avec Hantaï, Paris, Minuit, 1998, p. 7 ; la définition de l’étoilement donnée par Didi-Huberman vient du Littré.


Ce qui compte, c’est que l’enchaînement imaginaire ainsi constellé crée un espace de tensions, qui joue à sa manière un rôle de Verwandler, de transformateur 28. Comme un cercle ne se fermant jamais sur lui-même et ne cessant pourtant jamais de repasser sur les mêmes points, entamant la ronde d’une Wandlung singulière, les analyses qui y sont conduites sont obsédées et rendues possibles par une perturbation originaire qu’elles ne quittent et ne règlent jamais.

À la manière de Thalès regardant le ciel pour en tracer la carte ou y lire le parcours des comètes (mais « une servante » pourrait rire de le voir bientôt sombrer au fond d’un puits)29, le lecteur peut voir que notre constellation ne forme pas qu’une image linéaire : 28

Selon les opérateurs proposés par Catherine MALABOU dans son excellent livre Le Change Heidegger. Du fantastique en philosophie, Paris, Léo Scheer (Non & Non), 2004. 29 Cf. encore Hans BLUMENBERG, Le rire de la servante de Thrace.

• CINQUIÈME SCEAU

Fig. 1

 .  

Six chapitres forment les six étoiles de cette constellation, figurées chacune par un nom, d’auteur et d’œuvre. Chaque chapitre vise à éclairer les suppositions fondamentales que le chapitre précédant semblait faire irradier. Mais pour qu’un agencement soit véritable, il faut que la lecture ne soit pas simplement linéaire : il faut, d’une part, que la matière qu’on vient de traiter continue à agir sur celle qu’on doit aborder ; il faut d’autre part que la matière abordée permette de revenir et de circuler au sein de l’ensemble, qu’elle permette de déborder le cadre traditionnel de la lecture, attiré par les matières en étoile, par le jeu de leur étrange proximité. C’est pourquoi thématiques et auteurs ont été choisis afin de constituer comme constellation une image, ou ce que Deleuze appelle encore : un agencement.


les étoiles s’y distribuent selon une partition axiale (Fig. 1) : deux séries de trois chapitres se font face, qui donnent à l’ensemble un aspect jumelé.Au cœur de la première étoile (« Montesquieu »), la raison suppose une élucidation qui maintient dans la transparence de son geste une irréductible opacité, par les lieux qu’elle met en scènes (îles, palais, harem, etc.) et les corps dont son théâtre se sert. Cette scène, qui est le monde, est radiée par la lumière de la deuxième étoile (« Certeau »), où les corps se délient de ce qui les assigne dans le braconnage des « arts de faire ». La lumière de cette étoile est à son tour troublée par une lumière plus dure venue de la troisième étoile (« Deleuze »), où le multiple pur naît sur le fond d’une Nuit profonde qu’il n’a jamais ni déconstruite, ni révoquée. Ces trois premières étoiles forment une série qui semble se refléter dans un miroir imaginaire, laissant apparaître trois étoiles qui, à partir de cet axe central, forment un redoublement des trois premières. En écart à « Deleuze », une étoile nommée « Foucault » introduit une lumière inquiétante sur les hétérologies possibles au cœur de la puissance quadrillante du « multiple pur ». En écart à « Certeau », une étoile portant le même nom introduit la question de son diabolon, le double masqué qu’elle cache et ne parvient à élucider, ce mal qui mine ou déchire l’invention des arts de faire et qui est aussi, à sa manière, porteur de lumière. En écart à « Montesquieu », la dernière étoile récapitule par sa faible lueur l’éclat dispersé des cinq autres, en ce qu’elle imagine ce qui fait vaciller la Loi à l’égard de son commencement. Dans cette image, si la lumière provenant de « Montesquieu » et de « Valéry » forme une sorte de cadre éclairant, « Certeau », cette étoile qui se trouble en une double image, brille au cœur de la constellation, alors que Deleuze et Foucault forment comme deux extensions qui dynamisent la construction en la déployant, en lui donnant un espace (une fois infini, une fois quadrillé). Chaque lumière est troublée par celle qui la coupe. Indécisions d’ondes et de matières, elles vibrent encore et déjà des oscillations qui sont appelées à les croiser. Toutefois, le ciel qu’on regarde peut rapidement changer de forme, et prendre une autre apparence, qui trouble la certitude de notre contemplation. Une autre constellation vient à l’œil, formée celle-ci de cinq étoiles dessinant une sorte de pentacle


originaire. Le nom de ces étoiles est apparu dès le sous-titre de ce texte (Montesquieu, Certeau, Deleuze, Foucault, Valéry), dans l’après-coup du commencement (Fig. 2). Si « Montesquieu » et « Valéry » forment aussi un couple éclairant, la lumière de « Certeau » pourrait bien irradier celle de « Foucault » avant de s’irradier elle-même en retour (dans le faisceau brûlant des hétérologies), tandis qu’au cœur de l’ensemble, comme un soleil noir et solitaire présidant à la ronde révélatrice, Deleuze imposerait sa puissance gravitationnelle par son innocence joyeuse et sa force affirmatrice.

 .   • CINQUIÈME SCEAU

Fig. 2


Le cinquième sceau une fois rompu, après avoir demandé patience à ceux qui avaient été mis à mort pour la bonne parole (d’autres viendront, Ap. ,), le sixième saut verra les étoiles du ciel sombrer sur la Terre (Ap. , a).


SIXIÈME SCEAU : LES IMAGES ET LE MONDE

30

Cf. Giorgio AGAMBEN, Image et mémoire. Écrits sur l’image, la danse et le cinéma, Paris, Desclée de Brouwer, 2004.

• SIXIÈME SCEAU

Si le monde est une image, immédiatement multiple, l’image est elle-même immédiatement dissoute, congédiée en ce monde qui est tout autant son refuge et le lieu de son éclat. Car il s’agit de forger un concept d’image qui soit entièrement immanent, et qui ne soit pourtant pas une représentation, la présence différée d’un absent : ni une icône ni une idole. Une image qui ne soit pas la médiation d’un bien retiré du monde, d’un bien de salut, mais une belle endormie, une image somnolente : ni présente, ni absente, complètement présente et pourtant indéniablement opaque dans sa pleine lumière. L’image ressemble au corps d’Albertine lorsqu’elle dort, à côté (tout à côté) du lecteur et du narrateur, si proche et si lointaine. On aura largement le temps d’y revenir.

 .  

Le monde dont on parle ici n’est ni une essence, ni un objet, ni une substance (à l’exception peut-être de ce que Spinoza entendit par ce terme, substance infinie et éternelle, cause immanente et non transitive de toutes choses, nature naturante et naturée). Ce n’est pas non plus une scène ou un théâtre. C’est pourquoi dans ces pages il ne s’agit ni de former un concept, ni une idée, ni même d’identifier une chose : il s’agit de monter une image. Une image vivante, une image-monade, une image-cristal 30. Le cristal rêvé en ces pages renvoie la lumière, il renvoie une autre image tout en restant lui-même partiellement opaque et partiellement transparent : l’image n’est jamais pure, mais crée à son tour, dans ses renvois, de nouvelles images qui ne sont, même dans leurs plus exactes ressemblances, ni des copies ni de puissants simulacres. Le cristal ainsi rêvé ne destine ni la lumière qu’il renvoie, ni celle qu’il laisse pénétrer. Ce cristal qui capture, chasse et diffracte de multiples façons la lumière, c’est donc immédiatement une constellation, une multiplicité d’agencements. C’est cela qu’on doit entendre en prenant l’image d’un monde : il s’agit d’une vivante multiplicité qui s’organise en constellations nombreuses, en devenirs. Le présent travail n’a pas pour but de les dénombrer : leur compte est infini.


Par le monde, la philosophie n’est pas un discours ou une discipline. Elle est ancilla imaginis, ingrate à l’égard de son origine, de ses expériences, fidèle à la terre, félonne et servile. Quelque chose comme une indécision de l’être. Ce dont elle prétend parler n’est justement pas un lieu du monde, comme si le monde en question pouvait se parcellariser en domaines ou en compétences. Ce qui l’autorise est à la fois ce qui la nie et lui donne sa voix ; bien qu’elle n’ait pas de langage propre, son silence est déjà mutilé. Elle n’est pas l’instrument d’une vérité, le porteparole d’une croyance : elle est l’inquiétude même du multiple, la construction vivante des multiplicités. Elle est attentive aux images qui composent le monde : blocs et rythmes, mouvements et repos, temporalités multiples. Qu’est-il dès lors, cet être, cet un, ce monde dont elle parle ? Michel de Certeau l’a sans doute mieux dit que nul autre : L’histoire en commence au ras du sol, avec des pas. Ils sont le nombre, mais un nombre qui ne fait pas série. On ne peut le compter parce que chacune de ses unités est du qualitatif : un style d’appréhension tactile et d’appropriation kinésique. Leur grouillement est un innumérable de singularités. Les jeux de pas sont façonnages d’espaces. Ils trament les lieux. À cet égard, les motricités pionnières forment l’un de ces « systèmes réels dont l’existence fait effectivement la cité », mais qui « n’ont aucun réceptacle physique » [31]. Elles ne se localisent pas : ce sont elles qui spatialisent. Elles ne sont pas plus inscrites dans un contenant que ces caractères chinois dont les locuteurs, d’un doigt, esquissent le geste sur leur main 32. Montesquieu sera notre premier signe, notre premier caractère chinois, le premier point de notre constellation, la première étoile à tomber sur la terre, la première ligne tracée sur notre main.

31

[MdC : référence à : « Ch. Alexander, « La cité semi-treillis, mais non arbre », Architecture, Mouvement, Continuité, 1967 »]. 32 Michel de CERTEAU, « Le parler des pas perdus », L’invention du quotidien. 1. Arts de faire (1980), Paris, Gallimard (Folio Essais), 1990, p. 147.


.    Montesquieu ou les contraintes de la clarté



LA NUDITÉ DU MONDE

UNE LECTURE JUSTE

33

MONTESQUIEU, « De l’esprit des lois, ou du rapport que les lois doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement, les mœurs, le climat, la religion, le commerce, etc., à quoi l’auteur a ajouté des recherches nouvelles sur les lois romaines touchant les successions, sur les lois françoises et sur les lois féodales » (1757), Œuvres complètes II, Paris, Gallimard (Pléiade), 1951, abréviation : EL, p. 229.

• LA NUDITÉ DU MONDE • UNE LECTURE JUSTE

C’est dire que l’entreprise de la lecture suppose une discipline bien particulière. Si le lecteur ne veut pas risquer d’abîmer le livre en flétrissant ses détails, c’est qu’il doit d’abord le lire de bout en bout. Il se retrouve ainsi comme dans la position d’un invité du Banquet de Platon, forcé de laisser parler son interlocuteur en lui donnant la possibilité d’énoncer, sans l’interrompre, la totalité de son discours, en dépit de ses opacités, de ses détours et de ses inachèvements ; dans la promesse de ne pas y revenir sans les penser sur l’horizon d’une impossible totalité. S’il en est ainsi, ce n’est pas par élégance, selon une coutume singulière dont seuls quelques aristocrates saisiraient l’impossible urgence, mais par une exigence contenue dans le sens même de la justice, que Montesquieu appelle, ici, une « grâce ». Celle-ci doit prendre une forme pour ainsi dire naturelle : une lecture juste suppose une attention soutenue aux généralités, à l’ensemble, à ce qui dépasse les particularités. L’exigence de la justice suppose la capacité de

 .   

En ouvrant l’Esprit des lois, Montesquieu implore une faveur que, désormais, tous savent à jamais intempestive : il veut être lu avec lenteur, afin que justice soit rendue à l’épaisseur de son énorme texte. « Je demande une grâce », dit-il, « que je crains qu’on ne m’accorde pas ; c’est de ne pas juger, par la lecture d’un moment, d’un travail de vingt années ; d’approuver ou de condamner le livre entier, et non pas quelques phrases. Si l’on veut chercher le dessein de l’auteur, on ne le peut bien découvrir que dans le dessein de l’ouvrage 33 ». En lisant ces quelques lignes, le censeur royal se trouve ici dans la position d’un lecteur quelconque qui, malgré son absolu pouvoir de nuisance, est invité, en prenant le livre, à ne pas juger l’ensemble à partir de points de détail, d’opinions particulières. Ainsi l’une ou l’autre hypothèse n’a-telle aucune signification en elle-même : on évitera de l’arracher, orpheline, à l’organisation d’ensemble qui seule est susceptible de lui procurer du sens.


considérer la totalité du monde. Un regard juste est celui qui embrasse l’ensemble du réel et à qui les choses se révèlent parfaitement transparentes. Le livre dans sa globalité prime dès lors sur les analyses qu’il contient, la logique générale l’emporte sur les propositions particulières. C’est une logique qui traverse l’ensemble de l’œuvre, et qui veut que, pour rendre justice, on doive rapporter le particulier à ce qui lui est plus général, jusqu’à penser cette généralité sur l’horizon du plus général de tous les ensembles : l’universel. Le jugement tire sa légitimité non de sa capacité à articuler les affirmations particulières avec les contextes où elles sont énoncées, selon les histoires auxquelles elles se rapportent, mais de sa volonté à être un jugement juste, un jugement qui ne soit borné par aucun lieu ni aucun temps. Si la pensée de Montesquieu vaut et prétend valoir, c’est en regard de l’éternité, et donc de toutes les postérités à venir. La tâche de la lecture n’appartient du coup à personne en propre : elle doit au contraire se défaire de ce qui la porte, castrer ses désirs singuliers, être, potentiellement du moins, la lecture de tous. Une lecture juste est obligatoirement une lecture universelle. Elle est en outre toujours à venir : non parce qu’elle devrait supposer que le travail n’est jamais terminé, mais parce qu’elle doit supposer qu’un autre, à venir, fût-ce soi-même, peut en faire une meilleure lecture, une lecture qui satisfera les exigences qu’un autre lecteur aurait été susceptible de poser. Cette universalité irrécapitulable est l’exigence, comme l’aiguillon, de toute lecture. S’il en est ainsi, ce n’est pas en vertu d’un parti pris particulier, mais en raison de l’exigence adressée dès le commencement à celui qui jugera. C’est en son fond ce par quoi toute la question de la justice – et donc de tout faire-justice ou rendre-justice – commence. Montesquieu l’énonce lui-même dans le Discours prononcé à la rentrée du parlement de Bordeaux, en , soit au début du grand chantier de l’Esprit des lois, avant de commencer : « il faut que la justice soit universelle 34 ». Si la justice est un rapport à l’universel, rien ne doit en troubler le jeu ni les lois. Cette universalité suppose donc une clarté absolue : la justice suppose

34

MONTESQUIEU, « Discours prononcé à la rentrée du Parlement de Bordeaux » (1725), Œuvres complètes I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1949, p. 48.


35 36

Ibid. C’est moi qui souligne. MONTESQUIEU, « Discours sur la cause de la transparence des corps » (1720), Œuvres complètes I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1949, abréviation : DTC, p. 28. 37 Jean STAROBINSKI, Montesquieu (1953), Paris, Seuil (Point), 1989, p. 29.

• LA NUDITÉ DU MONDE • UNE LECTURE JUSTE

On a vu que la justice suppose la clarté, et le devoir de transparence au nom duquel rien ne doit être caché. Cette image suppose que la transparence est ce qu’il y a de plus simple. Montesquieu suppose ainsi que « les corps sont […] tous transparents de manière absolue 36 » , leur opacité tenant uniquement au fait qu’ils ne le sont pas tous « de manière relative », de sorte que tous les corps, quel que soit la complexion ou l’écartement des pores qui sont les leurs, laissent tous « passer de la lumière ». Ainsi, un prisonnier enfermé longuement dans une « prison obscure » verra peu à peu chaque objet plus distinctement, jusqu’à une parfaite netteté. Cette transparence fondamentale des corps fait assurément rêver Montesquieu d’une « rêverie déraisonnable 37 », en lui laissant imaginer qu’« il y a des animaux pour

 .   

que rien n’est caché dans le quant à soi d’un domaine sacré ou privé. La justice est absolument nue, offerte au regard de tous, sans rien dissimuler : elle conserve toujours sa limpide identité à elle-même. Elle ne supporte pas non plus des différences de lieu ni de jugement, selon des configurations qui modifieraient sa posture énonciative. À l’instar de Caton, un lecteur ne peut impunément accomplir en privé des forfaits qu’il fait condamner devant un tribunal : il ressemblerait sinon à l’une de ces « monstrueuses divinités » antiques qui prétendaient garantir l’ordre du monde, « mais qui, chargées de crimes et d’imperfections, troublaient elles-mêmes leurs lois, et faisaient rentrer le monde dans tous les dérèglements qu’elles en avaient elles-mêmes bannis 35 ». La justice ne peut supposer la puissance de l’arbitraire, elle n’est gardienne, en son ordre, d’aucun mystère : elle est aussi limpide qu’un peu d’eau claire, aussi simple et évidente que n’importe quelle vérité mathématique, capable de forcer n’importe quelle raison. L’intelligence, le pouvoir de comprendre, doit donc se soumettre à cette justice-là. Elle ressemble ainsi à la géométrie d’Euclide, car c’est de son évidence qu’elle retire la force de son universalité : elle doit obéir à ses propres lois. Son axiologie ressemble à une axiomatique, enracinée non dans l’arbitraire d’une culture, mais dans l’être lui-même. En elle s’exauce son propre concept, simplement.


lesquels les murailles les plus épaisses sont transparentes 38 ». L’opacité est à peine un obstacle à la lumière : à qui peut voir tout se dévoile, il suffit d’avoir la bonne « conformation des yeux ». La justice ne peut pas troubler ses lois, car celles-ci sont d’une simplicité pure et originaire. Elles ont l’évidence nécessaire de la lumière, sa transparence et sa clarté. La justice exerce donc le même type de contrainte que les plus simples lois de l’optique. Solaire, la justice éclaire en traversant, en pénétrant les corps. Elle ne naît pas de l’interne des corps eux-mêmes. Si la lumière est la Loi, elle ne s’est pas donnée une loi propre : elle est ce qu’il y a de moins propre, de moins particulier, de moins singulier. L’intelligence suppose dès lors une désappropriation.Ainsi la question de l’intelligence n’est-elle jamais une question purement interne : elle n’est pas compréhension de soi à partir de soi, si l’on comprend le soi comme un fond propre. On ne comprend pas une culture à partir de ce qui la constitue et, à restituer sa mécanique propre, on ne lui rend pas justice. Le stratagème persan de la pensée, qui guidera chez Montesquieu l’écriture des Lettres persanes, est donc dès l’abord une métaphore de l’exigence de la pensée elle-même. Pour se comprendre – et se penser – la pensée doit d’abord se rendre étrange à elle-même. Elle doit s’auto-altérer, car cette altération correspond à ce que la pensée elle-même se promet. Elle ne peut s’aborder qu’à partir d’un autre qu’elle s’invente. Cette invention répond de la neutralité du juge qu’elle exige, qui se doit de ne pas épouser les vues des particuliers. Dès lors, il ne faut pas s’étonner si la pensée de Montesquieu n’exige aucune chaleur de style. Elle n’a pas la vivacité mordante de Voltaire, la précision dramatique de Rousseau ou l’intelligence brillante de Diderot. Elle ressemble au portrait que les commentateurs font de son auteur, « ce personnage qu’on voit dans les marbres 39 », « souriant d’un sourire ciselé dans le minéral 40 », dont les aspérités, les opacités, les voilures ont été lustrées par le temps, selon un procédé inscrit dans la matière même de son écriture. Montesquieu a pris plus de vingt années 38 39

DTC, p. 28. Louis ALTHUSSER, Montesquieu. La politique et l’histoire (1959), Paris, PUF (Quadrige), 1992, p. 7. 40 Jean STAROBINSKI, Montesquieu, p. 9.


pour rédiger l’Esprit des lois, mais rien dans son ouvrage, annonce-t-il, qui soit saillant. Un parfait polissage doit permettre au lecteur la plus grande froideur de jugement, car « pour peu qu’on voie les choses avec une certaine étendue, les saillies s’évanouissent ; elles ne naissent, d’ordinaire, que parce que l’esprit se jette tout d’un côté, et abandonne tous les autres 41 ».

EL, p. 229 s.

• LA NUDITÉ DU MONDE • UNE LECTURE JUSTE

41

 .   

Rien dans cette entrée en matière ne doit pourtant laisser supposer l’écrasement des opacités singulières : Montesquieu, dans toute son œuvre, ne présume en effet jamais une parfaite ressemblance ou une parfaite indifférence des singularités entre elles, et ne les rapporte pas à une seule et unique situation humaine. Il est, au contraire, particulièrement attentif à ne jamais les anéantir et à toujours souligner ce qui en fait la spécificité. Il s’agit donc de rendre justice aux singularités selon le temps, puisque, dit-il, « quand j’ai été rappelé à l’antiquité, j’ai cherché à en prendre l’esprit, pour ne pas regarder comme semblables des cas réellement différents, et ne pas manquer les différences de ceux qui paraissent semblables [p. 229] » ; rendre justice également aux singularités selon l’espace, car il est impossible de penser les lois positives sans savoir qu’elles sont nécessairement « relatives au physique du pays ; au climat glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur ; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs, ou pasteurs : elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir, à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières : enfin elles ont des rapports entre elles ; elles en ont avec leur origine, avec l’objet du législateur, avec l’ordre des choses sur lesquelles elles sont établies ». Et de conclure : « c’est dans toutes ces vues », historiques et géographiques, « qu’il faut les considérer [p. 238] ». Montesquieu prétend ne pas étrangler les singularités en les laçant de règles universelles, mais bien plutôt penser ce qui permet à chaque singularité, en un lieu et à un moment donné, d’être telle et de répondre à quelque chose de général qui ne lui appartient pas en propre. En réalité, s’il existe des situations singulières, c’est qu’elles participent toutes d’une même condition générale de possibilité qui est, elle, vide de situation. L’universel est la puissance vide et distributrice de tout ce qui est. C’est à


partir de l’universel que les singularités montent et se font voir : « quand j’ai découvert mes principes », proclame Montesquieu au tout début de l’Esprit des lois, « tout ce que je cherchais est venu à moi ; et dans le courant de vingt années, j’ai vu mon ouvrage commencer, croître, s’avancer et finir 42 ». Pour que les particularités soient justiciables d’un discours philosophique, il faut les rapporter à l’universel. Il faut que les singularités soient considérées comme des cas quelconques d’une logique plus vaste, qui est le monde.Afin d’établir le rapport qui noue l’universel aux singularités, Montesquieu établit un véritable « discours de la méthode ». La rédaction de son ouvrage, comme une vaste enquête, a d’abord consisté à « examiner les hommes » pour ensuite « poser les principes » de leurs constitutions, de sorte que les « cas particuliers s’y plie[nt] comme d’eux-mêmes [p .229] ». Les cas singuliers ont permis de vérifier la solidité des principes établis, de sorte qu’au fur et à mesure de la lecture, « plus on réfléchira les détails, plus on sentira la certitude des principes ». Si l’intelligence est justice, elle est également élucidation, et transparente clarté. Elle fait jour en éclairant le monde pour que l’on distingue ses propriétés. Le lieu où cette clarté advient doit être le monde même, et elle ne peut avoir nulle autre provenance que le monde même, sous peine de ne pas être réelle. Car, comme on va le voir, toute réalité dépend du monde, et du monde seul, dont les signes sont les Lois que l’intelligence saisit. Si Montesquieu peut ainsi en appeler à une certaine forme de justice qui doit guider la lecture, c’est parce que, dans sa pensée, l’institution précède toujours de droit les éléments qui la composent. L’institution, seule, rend possible ce qu’elle contient. Les singularités se rapportent à l’institution comme les phénomènes physiques se rapportent aux Lois qui en traduisent la vérité. Si les corps tombent sur le sol, ce n’est pas en vertu d’un pouvoir qui leur serait singulier, c’est parce que tous les corps, de toujours et à jamais, tombent sur le sol, sont attirés par un autre corps, en vertu d’une loi universelle et immuable – la gravitation –, qui non seulement décrit une part de la réalité des corps, mais qui également les rend possibles comme tels : des corps, dont l’une des

42

EL, p. 231.


propriétés est d’être soumis à la gravitation. Pour comprendre la chute des corps, il faut les réinscrire dans ce qui les constitue, dans leur réalité. L’intelligence, qui pense les rapports « réels » au sein de la « réalité », est immédiatement un synonyme de justice.

Le monde suppose donc un lieu sur lequel on puisse se reposer pour pouvoir le lire, c’est-à-dire lui rendre justice. Cela suppose

• LA NUDITÉ DU MONDE • UNE LECTURE JUSTE

L’intelligence tire son attrait de sa volonté de lire le monde. En ce sens, l’intelligence répond à certaines lois, qui sont les lois du monde. Pour pouvoir lire l’universel, il lui faut en respecter la grammaire, qui décolle les singularités de leur opacité première. L’intelligence est ce qui force la raison, en dépit de ses résistances parcellaires. Il est dès lors possible de dire que la raison progresse, qu’il y a de bons et de moins bons livres, et que les premiers apportent des connaissances nouvelles. L’intelligence suppose donc qu’on la produise, qu’il y ait une industrie de la raison, un théâtre, une scène, où la raison travaille le monde comme le lieu de sa présence et de son opération. L’intelligence est l’affaire d’un dévoilement : elle pense ce qui était déjà là, dessine les liens qui existaient, de toujours déjà, entre les choses, et que personne n’avait, jusque-là, eu l’intelligence de montrer. Cela signifie aussi que les choses sont en réalité nouées par des rapports (des « chaînes [p. 229] ») qu’il n’est sans doute pas facile de démêler, mais qui tiennent et maintiennent le monde, et les mondes possibles, dans la configuration où ils sont depuis que l’on peut supposer en eux une certaine durée. Si la matière n’est pas chaos, elle suppose dans son immanence des rapports, c’està-dire des lois, qui sont à comprendre comme les conditions de possibilité de toute existence, comme on le verra.

 .   

La promesse de l’intelligence est donc de ne pas être partagée par des rapports de force qui la soumettraient aux intérêts des particuliers. Cela signifie que l’intelligence est une, au sens où elle est préservée des rapports de force qui tenteraient de lui imposer son discours et ses significations, et des lieux desquels elle tirerait sa légitimité. L’intelligence est désintéressée du pouvoir : elle est d’ailleurs littéralement sans intérêts. Dire que le pouvoir de l’intelligence est un, universel et immuable signifie ceci : que son accès est sans conditions, sans intérêts et sans raison. Il n’y a aucune raison particulière de vouloir l’intelligence, sinon la volonté de se rapporter au monde.


aussi que la raison possède suffisamment de ressources pour conserver l’envie de cette lecture, longue et pénible. Affaire de lieu et de ressources, l’intelligence doit donc penser, immédiatement, la qualité de son corps, et la qualité de sa voix. J’ai jusqu’à présent opéré des glissements entre intelligence, philosophie et justice, en suggérant une labilité de ces concepts les uns dans les autres : ils désignent une opération de sens particulière, qui est de rapporter le singulier à l’universel en supprimant son propre lieu de production. Intelligence, philosophie et justice sont des opérations nécessairement sans conditions, qui s’exercent à partir de ce vide premier qu’est le tout irrécapitulable du monde. Intelligence, philosophie et justice sont ingrates en rapport aux lieux qui les portent, dont elles suppriment nécessairement les épaisseurs. Où et comment garantir l’existence de tels lieux qui répondent à l’exigence de justice que la lecture du monde réclame ? La justice suppose une exigence infinie, c’est-à-dire qu’elle doit laisser ouverte la possibilité que quelqu’un vienne mieux rendre justice, tout en prétendant faire totalement justice. Il faut donc supposer un lieu sans autre clôture que son propre fait. Dans la postérité de Montesquieu, Rousseau, par exemple, cherche durant toute sa vie un lecteur capable de lui rendre justice 43. Ce n’est pas de la justice d’un particulier que Rousseau exige un reçu, mais de la justice éternelle et immanente au monde, une justice qui permette de rendre raison à sa pensée, une raison accordée par les hommes. Rousseau désire que son lecteur soit un homme quelconque, un parfait n’importe qui, capable de faire taire ses passions, ses affections, ses intérêts. La justice est donc fondamentalement anonyme, comme l’est, paradoxalement, cette étrange volonté générale qui fonde le contrat social. Rousseau ne veut pas quelqu’un qui aurait simplement 43

Cf. la célèbre annonce au lecteur qui ouvre le premier livre des Confessions : « voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais. Qui que vous soyez, que ma destinée ou ma confiance ont fait l’arbitre de ce cahier, je vous conjure par mes malheurs, par vos entrailles et au nom de toute l’espèce humaine, de ne pas anéantir un ouvrage utile et unique […] ». Cette annonce s’en remet encore à l’humanité. Celle qui ouvre les Dialogues n’y croit plus, et s’en remet aveuglément et sans illusion à autre chose, à la « providence ». Cf. Jean-Jacques ROUSSEAU, Les Confessions I, Paris, Garnier-Flammarion (GF), 1968, p. 39 et Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, Paris, Garnier-Flammarion (GF), 1999, p. 55.


44

Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Discours sur les sciences et les arts, Paris, Garnier-Flammarion (GF), 1968, p. 157-257, et notamment les développements de la première partie. 45 Sur cet aspect souvent oublié dans la lecture de Rousseau (et par Voltaire le premier), cf. très simplement et très clairement Jean-Jacques ROUSSEAU, op. cit., p. 198. 46 Cf. Jean STAROBINSKI, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle suivi de Sept essais sur Rousseau, Paris, Gallimard (Tel), 1971.

• LA NUDITÉ DU MONDE • UNE LECTURE JUSTE

Pour Rousseau, l’intelligence juste, innocente et quelconque, semble douloureusement impossible. L’humanité ne se rapporte pas à une mathématique sereine, à la pureté d’Euclide. Starobinski a très subtilement montré comment, dans ses efforts incessants d’autobiographie, Rousseau conjugua l’exigence absolue d’une totale clarté à soi, et la pratique constante d’une opacification de son propre être, en parsemant son écriture de détours qui permettent de troubler une trop rapide assignation de son identité, jusqu’à brouiller totalement le regard qui cher-

 .   

l’intelligence suffisante pour le lire, mais surtout l’honnêteté et l’innocence nécessaires pour le comprendre sans le juger. Il avait fourni à ce sujet, dès son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, tous les éléments nécessaires pour saisir le paradoxe de sa position 44. L’innocence et la clarté sont le propre des hommes dans l’état de nature ; l’écriture et l’intelligence, qui médiatisent la pensée, sont le propre des hommes dans l’état de société 45. En devenant adulte ou en sortant des bois, l’homme a pour toujours perdu cette faculté qui, seule, permet la justice. Il est impossible de rendre justice avec la clarté transparente d’un dieu-enfant. Il est impossible d’être absolument n’importe qui. L’intelligence parfaite est un leurre, et personne ne peut rendre justice à hauteur de ce que la justice exige. La langue de la nature n’existe pas, et l’homme, de toujours déjà, en a perdu la voix. La voix humaine est le souvenir, dans la voix de l’intelligence, de la voix perdue de la justice. L’origine des langues, ce moment d’alchimie où les hommes quittèrent la nature pour entrer en société, est une scène à jamais perdue, que nul ne pourra représenter ; car la représentation ellemême fait déjà partie de l’état de société. Il n’y a donc pas de juste lecteur, et il n’y en aura jamais. Et pourtant : la frustration n’éteint pas le désir de justice, elle le redouble, elle pose son exigence comme une exigence inexorable. De même qu’on ne peut remplir la justice, l’exaucer ou l’accomplir, de même on doit absolument y tendre.


cherait à la saisir 46. Montesquieu, quelques années plus tôt, semble partager avec Rousseau une même exigence, ce devoir d’intelligence que le monde nous impose, en toute clarté. Si a posteriori Rousseau a raison, s’il n’existe pas de lieu où entendre la voix du monde, s’il est impossible d’entendre aucune voix quelconque qui rende justice au monde, cela ne diminue pas pour autant l’exigence absolue de l’intelligence juste. C’est donc qu’il faut imaginer un lieu où cette voix serait possible. Et c’est de la mathématique et des sciences, qui sont parvenues à réaliser cet idéal, que le modèle de l’universalité doit naître. C’est du lieu de la plus absolue nécessité que doit naître la fiction la plus absolue. Du fait que la science se doit d’être un modèle de justice, elle doit aussi, en retour, fournir à la justice un modèle qui l’inspire. Le lieu de la justice réunira du coup toutes les caractéristiques d’une académie des sciences. N’ont accès à la parole que des énoncés désintéressés, attentifs à ce qu’il y a en eux d’améliorable, de falsifiable. L’académie n’est pas le lieu d’une représentation, personne n’y est député. La justice devrait n’y souffrir d’aucune prostitution. C’est sur ce modèle que Montesquieu va configurer dans l’Esprit des lois ses Parlements, comme un lieu où la justice est le principe du discours. Cela signifie qu’il s’agit d’un lieu qui n’est médiateur que de la vérité et de l’universel, mais non des intérêts particuliers ou généraux d’une société : il ne se rapporte pas à des ensembles, mais à une totalité ouverte, le tout irrécapitulable de l’« universel », de la « vérité », voire de la « nature » – comme référent vide auquel se rapporte la justice. Le parlementaire est quelqu’un qui, à la manière d’un juge, se démet de sa position pour juger le cas qui l’occupe. L’anthropologie de Montesquieu se noue ici : elle vise à organiser et à maintenir, au cœur de la singularité, un lieu à part où l’universel puisse s’exercer et provoquer la pensée. Il lui faut, au cœur de la singularité, une place vide où puisse se nouer, se dire et s’opérer quelque chose qui la dépasse. Par ce biais, un lien nécessaire s’établit entre vérité et justice. La justice exige que l’on puisse dire et penser des vérités, il lui faut dès lors disposer d’un lieu qui lui permette d’établir une vérité, un lieu vide où l’universel est capable de saisir et de traverser n’importe quelle singularité ; ce lieu vide, c’est le lieu géomé-


Selon le Dictionnaire historique de la langue française, le mot justice désigne d’abord, au XVIIIe siècle, un principe moral au nom duquel le droit doit être respecté. Chez Montesquieu, ce principe concerne l’être même du monde. C’est donc bien le monde en son fait d’être qui a un pouvoir de contrainte, qui porte une exigence morale, un devoir « politique ». Dès lors, il devient évident que ce dernier soit systématiquement pensé selon la métaphore de l’État : le monde a une constitution, qui lui assure son existence et sa préservation. Si la constitution est renversée, alors le monde cesse d’exister, et l’être cesse d’être. En ce sens, la constitution du monde – l’état du monde, le monde comme puissance d’institution – est éternelle. Les lois du monde sont les principes en vertu desquels il continue à être. La tâche de la pensée est dès lors, selon la vieille définition métaphysique, de se rapporter à la vérité. Cette tâche lui est commandée, dit Montesquieu, par la nature même de l’être. C’est le monde,

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UNE JUSTICE ONTOLOGIQUE

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trique de la vérité. C’est le lieu où l’on découvre, où l’on pénètre des vérités, et où on les dit. En même temps, il faut qu’il y ait encore des vérités à dire, des vérités qui puissent survenir, qui ne soient pas totalisables, c’est-à-dire qui échappent à l’ensemble des rapports que l’on a déjà énoncés, et qui déterminent très exactement notre possibilité et notre droit à énoncer encore des vérités, que d’autres vérités puissent venir au jour. L’énonciation du vrai – dans la mesure où le vrai, de toujours déjà, n’est pas encore complètement dit, récapitule ce qui donne son sens, chez Montesquieu, au concept de justice. En effet, celui-ci vise sa propre perfection. En d’autres termes, il est demandé à celui qui juge de rendre parfaitement justice : cela signifie que cette perfection suppose la possibilité d’une plus grande transparence, de nouveaux arguments à venir. L’organon de la justice suppose par conséquent une structure quasi-théologique : là où la vérité est dite, complètement et parfaitement dite, il faut supposer, toujours, qu’une autre vérité puisse être dite. La vérité la plus parfaite, la plus complètement dite, suppose l’exigence – sinon l’attente – de son propre dépassement, voire de son propre anéantissement. La condition de possibilité de toute vérité venue est d’être soumise à la rupture d’une vérité à-venir. Le dit suppose, dans sa clôture, l’à-venir d’un à-dire qui l’altère.


comme monde, comme totalité de ce qui est, qui exige de nous élucidation et justice. Le monde, comme l’esclave de Platon, porte en lui-même la connaissance du vrai.La pensée est alors l’exigence d’une maïeutique qui nous révèle, de la bouche même du monde, ce qu’il en est des choses.Vérité, être et monde sont du coup liés dans le tour même de l’exigence philosophique. C’est ce qu’on va tenter d’expliciter en procédant à un court détour par Platon. Dans le Sophiste, Platon tente de poser une nouvelle définition de l’être, qui permette de sauver la philosophie de ses subversions sophistiques. La question qui se pose à lui, c’est la question du faux, ou de la falsification47. Il existe un discours (la philosophie) qui prétend dire la vérité. Elle ne possède pas d’autres méthodes, d’autres moyens, d’autres forces que l’ensemble des autres discours (les sophistiques) qui, quant à eux, falsifient le vrai. Selon Nestor Cordero, Platon s’était contenté, dans son œuvre antérieure, de rapporter la falsification à la mimesis : les Sophistes jouaient avec des simulacres sans existence, alors que les philosophes, eux, se rapportaient plus sûrement aux idées. Dans le Sophiste, il apparaît à l’Étranger qui vient d’Élée et à Théétète, son partenaire de dialogue, qu’il n’est plus possible de penser le faux en le rapportant à la mimésis, la production d’images, et lui dénier toute puissance d’être en reliant celles-ci au non-être. Si les discours qui copient les idées n’ont pas un quelconque statut ontologique, alors ils n’existent pas. Or comme les discours des Sophistes existent, ceux-ci ne peuvent être dits « faux » si la fausseté n’a pas la qualité d’être. De plus, comme les images existent réellement, la « fausseté » supposée de ces images par rapport aux originaux qu’elles copient est du coup elle-même un mensonge. L’Étranger modifie dès lors les données du problème : il propose de penser le rapport classique entre l’être et le non-être comme un rapport d’identité et de différence, dont toute chose forme un mixte constant. Chaque chose est. La condition de possibilité d’une chose, c’est d’être. Mais les choses existent en mouvement, elles sont susceptibles de différer d’elles-mêmes, de changer. La philosophie est un discours qui est fidèle à la façon dont les choses sont ; la sophistique, elle, en diffère ; elle est un 47

Cf. pour cette interprétation, Nestor CORDERO, « Introduction » in PLATON, Le Sophiste, traduction de Nestor Cordero, Paris, Garnier-Flammarion (GF), 1997, p.11-65, qui fait du Sophiste la clarification de la « crise » qui ébranle Platon après la rédaction de la République, raison pour laquelle j’ai choisi ce texte.


La définition qu’on peut donner, à partir de cette lecture du Sophiste, de la philosophie, est dès lors rigoureusement la même que celle qu’on peut en donner à partir de l’Esprit des lois. La philosophie est un discours qui suppose la vérité des choses et qui est capable de l’identifier, parce qu’elle est fidèle à la constitution des choses dont elle parle, dont elle épouse le mouvement. Le propre de la philosophie n’est pas l’élégance du raisonnement, c’est l’intelligence par la fidélité, c’est-à-dire la capacité de saisir, de comprendre, de pénétrer ce qui est déjà là, en étant fidèle à la matière même des choses, à leur façon d’être, en posant sur elles un regard qui n’est pas embué par l’habitude, mais un regard d’Étranger, un regard persan. Cette fidélité s’instaure ainsi dans un écart, une distance, une fable. La philoso-

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Selon Nestor Cordero, l’être devient très simplement, dans le Sophiste, la condition de possibilité de tout ce qui est. Il devient dès lors absurde de parler de non-être, puisque l’être n’est ni une puissance, ni une substance, mais une sorte d’évidence transcendantale du réel. Le non-être n’est pas, cela ne sert à rien d’en parler. L’être est, c’est-à-dire que la condition de possibilité de la totalité des choses, c’est d’être. Et rien ne donne l’être.

 .   

discours faux parce qu’elle ne ressemble pas aux choses dont elle parle. Pour cela, Platon a besoin de donner une nouvelle définition de la méthode philosophique : celle-ci ne consiste plus à « séparer » et à « distinguer » les choses les unes des autres par une critique toujours plus fine : « en effet, le discours tire son origine […] de la liaison réciproque des formes [259 e, p. 186] », par quoi il faut admettre que « chaque chose se mélange avec chaque chose [260 a, p. 187] ». C’est ce mélange qui rend les choses, dans leurs contacts réciproques et répétés, susceptibles de changer : le premier devoir de la philosophie est de le reconnaître, et de s’y accorder. Si les choses se mélangent entre elles, il est impossible de partir d’une stabilité d’origine. Il est impossible de déterminer le sens d’un mouvement originaire, tout diffère de soi dès l’origine. Le monde diffère toujours déjà du monde ; l’autre du monde, c’est très précisément encore le monde. L’autre de l’être, dans cette compréhension, c’est encore l’être, puisque l’être est altération et différance. La distance à soi, en ce sens, n’est pas une trahison : elle est le commencement de toute pensée, vieille loi persane.


phie, qui tente de penser les Lois, c’est-à-dire ce qui rend possible le mouvement et le repos dans le monde, suppose la droiture d’une exigence. Mais cette droiture suppose elle-même une originaire obliquité, le courbement du regard. Elle commence par la fable d’une différence. Elle est attentive aux moindres altérations. Or rien ne donne cette droiture, sinon l’être et le monde. C’est donc dire que la philosophie est en son fond très simplement athée. C’est ce qu’on va voir en analysant la référence au Dieu qui ouvre l’Esprit des lois.

L’ATHÉISME DE L’ÊTRE

En se passionnant pour ce qui est, et en sachant que ce qui est s’altère, la philosophie qualifie tout rapport au monde négativement, comme un rapport impossible avec un autre de l’être qui serait hors de l’être et de sa propre et originaire altérité. La condition de possibilité de la justice est ainsi l’athéisme. On a vu que rien, dans le Sophiste de Platon, ne pouvait plus donner l’être. On va voir que l’existence même du monde suppose, chez Montesquieu, que les dieux ont simplement été congédiés. Le monde est l’évidence du congé des dieux. Le monde, dans l’Esprit des lois, est tissé de rapports qui « dérivent de la nature [même] des choses 48 », c’est-à-dire de leur manière d’être. En ce sens, « tous les êtres », dit Montesquieu, « ont leurs lois, la divinité a ses lois, le monde matériel a ses lois, les intelligences supérieures à l’homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, les hommes ont leurs lois ». Cette première énumération semble différencier l’univers en des ordres dissemblables (la divinité, le monde matériel, les puissances, les hommes et les bêtes) qui tous obéissent à des complexions qui leur sont propres. En ce sens, les bêtes ont leur propre manière d’être et se réfèrent à des principes qui ne sont pas ceux des hommes, et l’on peut dire la même chose de la matière, des puissances et du dieu. Comme par écho, Descartes laisse ici bruisser le souvenir de sa disjonction radicale : l’homme est incapable de savoir ce qui se passe à l’intérieur de l’animal, en dehors de sa complexion machinale, c’est-à-dire de ce qui est, en lui, matière. L’âme est cachée dans la profondeur d’un corps qui la dissimule : à supposer qu’un génie déguise des machines en animaux, aucun 48

EL, p. 232.


homme n’aurait la possibilité de distinguer les animaux des machines. L’homme n’a aucune possibilité de pénétrer l’intériorité d’un autre règne. L’objet de l’intelligence, c’est le monde. L’une des qualités de ce monde, c’est de durer. Si le monde dure, c’est qu’il est organisé par des Lois qui en assurent l’existence. L’intelligence, c’est le mouvement réflexif qui fait prendre conscience que le monde dure, qu’il est toujours le même, et que l’on peut donc comprendre la manière dont il fonctionne, c’est-à-dire la manière qu’il a de se configurer selon certaines manières, c’est-à-dire selon des Lois.

« Dieu a du rapport avec l’univers comme créateur et comme conservateur », Ibid.

• LA NUDITÉ DU MONDE • L’ATHÉISME DE L’ÊTRE

49

 .   

En ce sens, le monde n’est pas le produit d’une « fatalité aveugle », car le monde est soumis à des Lois que l’intelligence peut décrire. La fatalité du monde n’est pas aveugle, car tout se déroule, pour ainsi dire, à ciel ouvert. Le monde renvoie à la clarté de ses propres principes, et qui font de lui, justement, un monde, et non le devenir chaotique de la matière. Rien d’aveugle, donc, dans le fait d’être du monde : aucune part d’ombre qui échapperait aux Lois. En ce sens, l’existence d’« êtres intelligents » rend impossible, selon Montesquieu, l’hypothèse d’une fatalité aveugle. Est-ce qu’il s’agit là de l’hypothèse selon laquelle un Dieu aurait donné l’intelligence aux hommes ? Pour l’instant, il faut simplement tenir une conclusion plus prudente : l’intelligence se rapporte à une nécessité première qui conserve la nature des choses et les lois qui les gouvernent, et cette nécessité la rend possible. Ensuite, l’argumentation de Montesquieu se resserre progressivement. Il suppose une « raison primitive » dont dépendent les diverses lois du monde. Le monde est un, c’est-à-dire qu’il noue dans la même origine, sur le même plan d’être, tous les étants. Cette « raison primitive » est le « Dieu », dont Montesquieu nous décrit ainsi les deux propriétés : la « création » et la « conservation ». Le « Dieu » conserve le monde selon les mêmes Lois qui lui ont servi à le créer. Et Montesquieu d’enchaîner les propositions suivantes : « il agit selon ces règles, parce qu’il les connaît ; il les connaît parce qu’il les a faites ; il les a faites parce qu’elles ont du rapport avec sa sagesse et sa puissance 49 ». Ne nous laissons pas égarer par ces propositions, pesons plutôt ce qu’elles signifient en


les prenant à rebours : quel est le pouvoir réel du Dieu ? Celui d’agir selon les Lois du monde, afin de les maintenir. La « sagesse » et la « puissance » du Dieu ne sont rien d’autre que le fait d’être du monde, le fait de sa perpétuation. Le monde, dans sa durée constitue des lois que personne ne peut ignorer (le Dieu les « connaît ») et qui déterminent toute action possible. Le « Dieu », c’est le monde même. En ce sens, les premiers critiques de Montesquieu n’étaient pas de mauvais lecteurs : ils avaient bien vu que derrière son texte se glissait l’ombre de Spinoza.Tout devient limpide, quant au problème de la relation entre le Dieu et l’intelligence, si on lit l’énoncé de Montesquieu contre une fatalité aveugle sur l’horizon de l’Éthique ou du Court traité 50 : la pensée est, avec l’étendue, l’un des deux attributs de la substance. En outre, dire du Dieu qu’il « a du rapport avec l’univers, comme créateur et comme conservateur » ne diffère pas beaucoup de la formulation spinoziste, qui affirme le Dieu comme nature naturante de la nature naturée, c’est-à-dire comme constituant le rapport de mouvement et de repos que tout étant forme dans la substance unique et éternelle des choses. Il faut donc interpréter les énoncés de Montesquieu more geometrico. Le paragraphe suivant de l’Esprit des lois vient confirmer et clarifier cette hypothèse : « comme nous voyons », dit Montesquieu, « que le monde, formé par le mouvement de la matière et privé d’intelligence, subsiste toujours, il faut que ses mouvements aient des lois invariables ; et, si l’on pouvait imaginer un autre monde que celui-ci, il aurait des règles constantes, ou il serait détruit 51 ». La fable de l’autre monde permet de souligner ce qui fait le propre d’un monde, à savoir la conservation. Le dieumonde n’a pas de volonté : il est monde, c’est tout. Le monde est privé d’intelligence au sens où il ne sait pas ce qu’il fait, mais son fait d’être suppose qu’il n’ignore jamais les Lois qui le constituent : sur l’horizon de Spinoza, « Dieu est cause immanente mais non transitive de toutes choses 52 ». Il est alors temps de préciser ce que signifient conservation et création : la « conserva-

50

Baruch SPINOZA, « Éthique démontrée selon l’ordre géométrique et divisée en cinq parties », Œuvres III, traduction de Charles Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion (GF), 1965, p. 71 et ID., « Court traité sur Dieu, l’homme et la santé de son âme », Œuvres I, Paris, Garnier-Flammarion (GF), 1964, p. 57. 51 EL, p. 232s. 52 Baruch SPINOZA, « Éthique », p. 43.


tion » n’est pas le maintien ontique des rapports entre les étants, mais une conservation ontologique des diverses puissances de l’être, comme puissance même du monde, formée par les « mouvements de la matière », invariables dans leurs principes.

53 54 55

[Et donc attribuable à une volonté libre]. EL, p. 233. Ainsi les formulations suivantes de Baruch SPINOZA : « Nulle substance en-dehors de Dieu ne peut être conçue » et « Tout ce qui est est en Dieu et rien ne peut sans Dieu être ni être conçu » résonnent-elles sur le fond du deus sive natura et renvoient par écho à l’horizon de Montesquieu. Cf. « Éthique », p. 34s.

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Les règles par lesquelles le monde répartit le foisonnement des singularités sont dès lors constantes et uniformes. Les corps mobiles renvoient à des rapports de masse et de vitesse, par lesquels sont traçables leurs modifications. Il s’agit ici, simplement, de rendre compte du fait de leur existence. Dans l’Esprit des lois, le dieu fonde la loi, mais le dieu doit obéir à la loi, il ne peut s’y soustraire, car sinon la loi n’aurait justement pas force de loi. La loi configure le monde, elle est la condition de possibilité du fait d’être « monde » : le dieu n’y peut rien. Sans pouvoir qui lui serait propre face au monde ni dans le monde, le dieu ne peut exister sans la permission du monde. Le dieu manque d’être. Le seul Non ! qui résonne dans l’abîme du monde est adressé au dieu. Le dieu n’a d’autre choix que de se conformer au monde 55. Le fait de la loi conforme l’existence du dieu à l’existence du monde, et cette conformation, c’est la mort du dieu, sa fin, son absence. Et c’est l’absence du dieu qui rend possible un monde différencié

 .   

Quant à la création, « qui paraît être un acte arbitraire 53, [elle] suppose des règles aussi invariables que la fatalité des athées. Il serait absurde de dire que le créateur, sans ces règles, pourrait gouverner le monde, puisque le monde ne subsisterait pas sans elles 54 ». La création équivaut à la fatalité : elle est liée au pouvoir du monde comme monde ; elle est le simple fait de l’être. Le dieu n’est pas libre, et il ne veut rien d’autre que le monde. C’est donc dire, pour Montesquieu, que la création du monde est fatale. Les quatre concepts sont liés et se signifient réciproquement. C’està-dire que ce que l’on entend sous le terme « création » ne peut signifier que l’autonomie du monde, son économie athée. Le monde pensé comme monde suppose une pensée universelle. L’athéisme, ou la conscience du monde comme monde, doit être universel par principe.Toute universalité est athée.


par ses lois. Le non-être n’est pas, ça ne sert à rien d’en parler. L’être est, c’est-à-dire que la condition de possibilité de la totalité des choses, c’est d’être. Et rien ne donne l’être, sinon la pure gratuité du hasard. Car les lois ne régissent pas le hasard : elles rendent possibles les diverses configurations de la matière. Montesquieu reste un penseur de la liberté et de la transparence. Ses corps sont faits de lumières et renvoient, comme on le verra, aux lois naturelles qui sont les principes du monde. L’athéisme de l’être est donc aussi, en profondeur, un athéisme de la pensée. C’est parce qu’il a supprimé les dieux que Montesquieu peut considérer l’épaisseur des cultures, ce qu’elles ont, chacune, d’étrange voire d’inquiétant. C’est pour ce regard délivré des dieux que se cristallisent les « Choses Vagues » 56 propres à chaque culture, arbitraires, charmantes ou horribles, et qui frappent ceux qui les visitent et en font soudain l’usage. En tuant les dieux, c’est le monde lui-même qui est devenu le lieu de l’autre, de son absence, de sa vie. C’est le monde qui permet l’étonnement si intelligent des Persans de Montesquieu lorsqu’ils posent leur regard sur l’Europe. Pour pouvoir distinguer l’étrangeté des pratiques, il faut que les dieux soient morts et que le monde soit immense. C’est de cette disparition inaugurale que les étrangetés différenciées peuvent naître. Et ces étrangetés peuvent paraître appropriées ou ridicules selon le regard qui les considère. Montesquieu laisse ses Persans rapporter l’origine de leur mondaine curiosité à l’Islam ; il rapporte l’origine de la sienne au christianisme, en sacrifiant aux précautions d’usage et en se défendant des attaques cléricales dont il est l’objet. Dans tous les cas, la généalogie de ce regard est la même que celle que fait Spinoza dans son Tractatus, où il rapporte son élaboration du politique au judaïsme et à l’enseignement de la Torah. L’élection d’une singularité se rapporte à son excellence, qui est universelle 57. Sa provenance – en terme de lieux, de fables, d’agencement – ne souffre alors plus aucune espèce d’importance. C’est le fait de sa venue qui compte, sa venue à la lumière, à la clarté de la raison. Dans le double regard de 56

Allusion au commentaire de Paul VALÉRY, « Préface aux Lettres persanes » (1926), Œuvres I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1957, p. 511, que je reprendrai dans ma sixième partie. 57 Baruch SPINOZA, « Traité théologico-politique », Œuvres II, traduction de Charles Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion (GF), 1965, p. 275-301.


Montesquieu et de Spinoza, Islam, christianisme et judaïsme ont fait sortir la religion de la religion. Ils ont ouvert l’espace de la vérité en instaurant le règne discursif de la philosophie – et de la métaphysique.

58 59 60

61 62

VOLTAIRE, « L’ingénu » (1767), Romans et contes, Paris, Garnier-Flammarion (GF), 1966, p. 323-381. VOLTAIRE, « Micromégas » (~1750), Romans et contes, Paris, Garnier-Flammarion (GF), 1966, p. 131-147. Denis DIDEROT, « Supplément au Voyage de Bougainville ou Dialogue entre A. et B. Sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas » (1772), Œuvres II. Contes, Paris, Robert Laffont (Bouquin), 1994, p. 541-578. Denis DIDEROT, « Japon » in I D. et Jean Le Rond D’ALEMBERT (éd..), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des arts et des sciences, Marsanne, CD-ROM, Redon, 2000. Pour un développement complémentaire sur l’« athéisme » de Montesquieu et sa relation avec la possibilité même de penser le politique, cf. Louis ALTHUSSER, Montesquieu, p. 11-27 et plus particulièrement p. 20ss. Cf. également les remarques de Paul VERNIÈRE, Montesquieu et l’Esprit des lois ou la Raison impure, Paris, Société d’édition d’enseignement supérieur, 1977, p. 89ss. sur le rapport général de Montesquieu à « la » ou les religions, et son utilisation à des fins socio-culturelles, et sur les dimensions climatiques de la christianité européenne (cf. not. EL, p. 718, mais c’est un thème constant. Par exemple, sur la question des fêtes, « les pays protestants et les pays catholiques sont situés de manière que l’on a besoin de plus de travail dans les premiers que dans les seconds : la suppression des fêtes convenait donc plus aux pays protestants qu’aux pays catholiques » ; EL p. 732. Une religion doit avoir « égard [au climat] » dans l’institution de ses rites).

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Gardons ceci en mémoire : l’universalité, l’athéisme et l’être sont, par rapport à la justice, des transcendantaux. Ils sont les conditions de possibilité d’une attention juste aux singularités, d’une attention qui soit capable de leur rendre justice dans leurs singularités mêmes. L’intelligence suppose le n’importe-qui d’un lieu sans clôture, dont la tâche première est un dépouillement de soi, une translucidation totale, qui doit permettre une énonciation délivrée de toute passion, de tout intérêt et de tout calcul 62.

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Ce moment athée de l’histoire de l’humanité est donc le moment philosophique, mais il n’est pas grec ou méditerranéen en propre. S’il est vrai, nous disent les Lumières, alors il doit être universel. C’est pourquoi Montesquieu, Voltaire ou Diderot prétendent traverser l’Univers entier, et le retrouver partout, des Iroquois 58 aux Saturniens 59, en passant par les Tahitiens 60 ou les Japonais 61. Les hommes des Lumières, en ce sens, sont toujours les citoyens du monde. Ils glissent sur les singularités et ne les restituent à leurs vérités particulières qu’à supposer un monde commun, toujours soumis aux mêmes lois, que tous partagent sans pouvoir l’arraisonner.


L’OMBRE DERRIÈRE LES PRINCIPES

L’ontologie de Montesquieu, qui lui permet en retour de penser la nature du politique, diffère considérablement de celle de Hobbes et de son Léviathan, pour lequel la matière est toujours déjà accroissement de matière. Pour Montesquieu, les étants visent leur propre préservation avant de viser leur propre accroissement : c’est dire que, contrairement à Hobbes, la guerre de chacun contre chacun n’est pas l’état naturel de l’homme. Car pour Hobbes, « l’augmentation du pouvoir sur les gens [est] nécessaire à la conservation de soi 63 ». Chacun ne possédant d’autre mesure que son propre mouvement, chacun vise pour subsister à imposer son propre mouvement aux autres. La préservation de soi est alors la conséquence formelle de l’universelle destruction de tous par tous comme mouvement même de l’être : les « articles de paix » deviennent lois naturelles 64 parce qu’ils garantissent à chacun la meilleure possibilité de s’accroître sans périr. Montesquieu pose au contraire que le mouvement le plus naturel des étants, c’est la préservation de soi, cette naturalité correspondant au mouvement même de l’être, dont la seule caractéristique est de durer. C’est parce que son mouvement le plus naturel est la durée que l’homme est naturellement lâche. L’origine du politique se fonde alors dans cette fable : les hommes sont des êtres trop faibles pour ne pas chercher, par des stratégies qui créent un espace politique, une mutuelle préservation. Rien n’empêche ensuite des stratégies différentes, voire contradictoires, de s’élaborer. C’est pourquoi il existe des formes différentes de gouvernement, et que la guerre commence avec la société 65. Cette définition du politique rapproche ici Montesquieu de Spinoza, qui définit, dans le Tractatus, l’horizon du pouvoir dans la préservation des intérêts de chacun. L’État vise à protéger la possibilité, pour chaque homme, de viser sa propre excellence, selon le mouvement propre à l’être qui destine les hommes à la Joie. L’État est la condition matérielle de possibilité de l’Éthique. Tout homme pense avant tout à conserver son être, à se préserver de ce qui pourrait le détruire. J’ai souligné le désaccord fonda63

Thomas HOBBES, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil (1652), traduction de Gérard Mairet, Paris, Gallimard (Folio essais), 2000, p. 223. 64 Thomas HOBBES, Léviathan, p. 228. 65 EL, p. 236.


66 67

Cf. Roger CAILLOIS, L’homme et le sacré (1950), Paris, Gallimard (Folio essais), 2000. EL, p. 235.

• LA NUDITÉ DU MONDE • L’OMBRE DERRIÈRE LES PRINCIPES

Roger Caillois, qui fut l’éditeur et le commentateur, pour la Bibliothèque de la Pléiade, des œuvres complètes de Montesquieu, semble, dans L’homme et le sacré, marcher dans les traces de ce dernier 66. Pour le comprendre, il faut revenir à la fable que Montesquieu, au début de l’Esprit des lois, instaure. Il faut imaginer, dit-il, l’homme dans l’état de nature, en pleine forêt, partageant son territoire avec des bêtes sauvages. « Un homme pareil ne sentirait d’abord que sa faiblesse ; sa timidité serait extrême 67 ». L’homme est un être craintif car il se sent instinctivement plus faible que tous les autres, « et si l’on avait làdessus besoin de l’expérience, l’on a trouvé dans les forêts des hommes sauvages : tout les fait trembler, tout les fait fuir ». Montesquieu plonge le lecteur dans un théâtre dont il a soigneusement préparé le drame. Sur la scène originelle, l’homme est un être craintif, mais sa crainte dépose quelque chose de sa vérité : l’homme recherche le calme et la paix. Pour dire cette vérité, Montesquieu a cependant besoin de référer cette expérience à une expérience plus sombre et plus inquiétante, où l’individu éprouve par vertige le sentiment possible de sa propre perte. Ce partage instauré entre l’inclination « naturelle » de l’homme vers la tranquillité, et le moment où l’homme, plus ori-

 .   

mental qui sépare ici Hobbes de Montesquieu, et le pathos très différent qui sépare l’homme qui cherche à dévorer de celui qui cherche à se préserver. Certes Hobbes écrivit dans le contexte des guerres civiles anglaises, et d’une persécution dont il souffrit particulièrement à la fin de sa vie. Montesquieu, lui, vivait une vie paisible de cours et de salon, en Province la plupart du temps, dans ses vignes. À regarder l’Océan depuis le port de Bordeaux, dans la tranquillité d’une vie sans angoisse particulière, on comprend le calme de ses positions. Certes, il est amusant de penser que Hobbes supposa la guerre comme le mouvement le plus naturel des hommes, et rêva sa vie durant de tranquillité, et de la forme de gouvernement capable de l’imposer. À l’inverse, on ne peut songer sans ironie à Montesquieu, qui regarde l’amour de la tranquillité comme le principe le plus naturel dans la vie des hommes, et qui rêva du destin des héros, de conquêtes et de triomphes, fussent-ils littéraires : on y reviendra.


ginairement, éprouve le sens de cette inclination comme l’effroi devant sa propre perte, est loin d’être innocent. Roger Caillois peut ainsi partir d’un même partage pour assurer que le moment du vertige seul donne son prix à la paix. C’est par le moment où l’homme éprouve la crainte de son propre néant qu’il saisit la grandeur de sa culture. Ce partage correspond très exactement à la distinction entre l’ordre du sacré et celui du profane 68. Caillois invente une différence entre un « monde où le fidèle vaque librement à ses occupations, exerce une activité sans conséquence pour son salut » et un « domaine où la crainte et l’espoir le paralysent tour à tour, où, comme au bord d’un abîme, le moindre écart dans le moindre geste peut irrémédiablement le perdre ». Cette « pierre de touche » correspond assez bien à la fable sur l’état de nature de l’Esprit des lois, ce qui lui donne un éclairage singulier : le concept de « paroxysme social 69 » qui permet à Caillois de définir la fête semble être l’extension à une collectivité du très individuel drame naturel par lequel l’homme, chez Montesquieu, perçoit soudain sa propre faiblesse et cherche instinctivement à conserver sa vie. Le passage par l’état de nature joue le même rôle que la fête, et permet à l’individu de se raccorder avec ce qu’il y a de plus profond en lui, loi naturelle qui, chez Caillois, devient expérience du sacré. Rappelons encore que Caillois, cherchant ce qui, dans la société contemporaine, correspond le mieux à cette expérience, choisit, en , la scène de la guerre, cet événement qui, seul, paraît apte à restituer ce sentiment « d’horreur et d’exaltation » par lequel la société replonge profondément vers ce qui la fonde 70. Chez Caillois, c’est bien l’ordre du profane, l’ordre social, qui pousse à se baigner périodiquement dans l’effroi du renversement. Le vertige du renversement social appartient bien à l’imaginaire de la société : sur ce point, Hobbes et Montesquieu, dans l’horizon dessiné par Caillois, se retrouvent. Hobbes définit ce vertige comme le principe au nom duquel le despote, en tant qu’il réunit tous les pouvoirs, garantit la paix sociale, par peur de son propre renversement 71. Le vertige 68 69

Roger CAILLOIS, L’homme et le sacré, p. 23. Roger CAILLOIS, L’homme et le sacré, évoqué en p. 165ss. mais surtout repris et développé en p. 219ss. 70 Cf. l’appendice « Guerre et sacré » in Roger CAILLOIS, L’homme et le sacré, p. 219-242, dont la thèse principale est déjà mentionnée p. 10. 71 En miroir, c’est la peur de la mort par la violence (et la peur de la violence) qui est le motif personnel conduisant l’individu à transférer ses droits au Souverain.


agit comme un surmoi logique et lui impose des actions qui, loin d’être arbitraires, visent toutes à préserver la paix. Le despote a ainsi le pouvoir d’imposer l’espace sacré et de choisir la religion de ses sujets, de sorte que celle-ci ne soit pas un facteur de guerre.

CHANT DE CONQUÊTE ET TORTURE DE SOI

Montesquieu est un aristocrate, il ne dissimule pas, tout au long de l’Esprit des lois, sa fascination pour ce qu’il appelle le « ressort » du pouvoir monarchique, dont le fonctionnement repose sur l’excellence des individus. Montesquieu admire le génie. Il exalte les qualités qui permettent à un homme de triompher de 72 73

EL, p.236. Et qui est strictement dépendant du principe de « conservation ». EL, p. 377-380. Un Etat a le droit de conquérir s’il s’agit pour lui de préserver son propre corps. Notons que la conservation du corps (sa santé physique, « musculaire ») par un affrontement honnête (sportif, soumis aux lois de l’honneur) qui engage le vaincu à ne pas se plaindre, sous peine de se « discréditer », est le propre du jeu chez Caillois. Cf. Roger C AILLOIS, Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige (1967), Gallimard (Folio essais), Paris, 2000, p. 22.

• LA REVANCHE DES CORPS • CHANT DE CONQUÊTE ET TORTURE DE SOI

LA REVANCHE DES CORPS

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Pour Montesquieu, si la guerre existe, c’est pour des raisons qui dépendent de « l’établissement des sociétés 72 ». Or la guerre n’est pas forcément injuste : Montesquieu définit même les principes d’un « droit de conquête » qui, lui aussi, répond à certaines lois 73. Pourtant, il semble qu’on ne peut s’empêcher de penser encore qu’il existe une différence profonde entre Montesquieu et Caillois, car le principe de paix, ce principe que Montesquieu pose comme universel mais que les sociétés nient en commençant leur existence par des guerres incessantes, suffit pour rattacher ce dernier à la bonne conscience républicaine qu’il incarne généralement, et rejeter Caillois, qui eut le mauvais goût d’exposer ses fantasmes, dans l’odieuse constellation du fascisme. Il ne faut cependant pas céder aux charmes ensorcelants des apparences : car la pensée de Montesquieu, qui exige science et clarté, est elle aussi traversée de fantasmes puissants (liaisons, contraintes, enfermement, castration) dont les figures sont encore à explorer : on y reviendra.


lui-même et de l’emporter sur ses semblables, pour peu qu’il s’agisse de gloire littéraire, de philosophie ou de science. Un prix est remis à l’Académie des sciences ? Voici en quels termes il amorce son éloge précédant la remise du prix, dans un discours prononcé le er mai  : « Le jour de la naissance d’Auguste il naquit un laurier dans le palais, des branches duquel on couronnait ceux qui avaient mérité l’honneur du triomphe. Il est né, Messieurs, des lauriers avec cette académie, et elle s’en sert pour faire des couronnes aux savants qui ont triomphé des savants 74 ». Si l’homme en société commence par mener la guerre avant de vouloir laisser venir la paix, il en est de même de la science. Le champ lexical militaire engage même sa responsabilité première : la science est une affaire de conquête, elle doit vaincre ou périr 75. Il lui faut trouver de nouveaux territoires, élargir ses horizons, écraser les opinions et l’emporter sur les savants qui ont précédé. Question de couronnements et de triomphe. C’est pourquoi le savoir est toujours accompagné par un certain style, qui lui commande de montrer l’avancement de ses opérations. Il lui faut montrer que son empire s’étend, qu’il consacre son génie à creuser de nouvelles voies, à bâtir de nouveaux ponts, à lancer de nouveaux arguments. Les savants sont des fantassins de l’intelligence ; ce qui les motive, ce n’est pas le goût d’« une longue vie, les plaisirs, les richesses ; les pluies et les rosées », mais « la gloire », le « seul présent » qui leur soit « digne ». « C’est pour cette gloire que tant de beaux génies ont travaillé, et c’est pour vaincre, et vaincre par l’esprit, cette partie de nous-mêmes la plus céleste et la plus divine ». La gloire scientifique renverrait, au plus profond de nous-mêmes, à quelque chose qui nous comblerait par un plaisir certain en montant du plus profond de notre corps. La satisfaction, le plaisir de dévorer, semble ici l’emporter sur le principe de la tranquillité et de la pure conser74

MONTESQUIEU, « Discours sur la cause de l’écho » (1718), Œuvres complètes I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1949, p. 10. 75 La métaphore est ici très littérale : c’est par l’aide de la science que Cortez a vaincu, et que « l’empire du Mexique » a été anéanti. Cf. MONTESQUIEU, « Discours sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences » (1725), Œuvres complètes I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1949, p. 53. La science « guérit les peuples des préjugés destructifs » : Ibid..., p. 54.


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EL, p. 232.

• LA REVANCHE DES CORPS • CHANT DE CONQUÊTE ET TORTURE DE SOI

La gloire scientifique est du coup bien plus que l’orgasme de l’âme : elle renvoie à la vérité de l’être-au-monde, elle rend justice aux désirs du corps et à ses besoins militaires d’expansion et de puissance. Le savant veut tout pénétrer. Mais il court par là de très grands risques, qui le renvoient déjà presque toujours à la difficulté de son organisme vivant, son épuisement tout humain. En fait de conquêtes, l’homme tenu par la volonté de savoir ne vit que par « un travail souvent inutile ; des systèmes presque aussitôt renversés qu’établis ; le désespoir de trouver ses espérances trompées ; une lassitude continuelle à courir après une vérité qui fuit ; cette émulation qui exerce, et ne règne pas avec moins d’empire sur les âmes des philosophes que la basse jalousie sur les âmes vulgaires ; ces longues méditations où l’âme se replie sur elle-même, et s’enchaîne sur un objet ; ces nuits passées dans les veilles, les jours qui leur succèdent dans les sueurs », c’est là,

 .   

vation de soi. Car ce chant de conquête qui nous ferait percevoir la part la plus divine de notre être n’est pas simplement anecdotique : il prépare d’autres glissements et renvoie, par métonymies successives, à ce qui, obscurément, porte la « volonté de savoir ». Ici, c’est sans doute la métaphore de la pénétration qui est la plus juste. Grâce à la science, l’intelligence pénètre le monde, et le pénètre d’autant plus profondément qu’il est, en toutes ses parties, supposé résister. Les choses se rapportent les unes aux autres, leurs rapports s’enchaînent et les lient : « bien des vérités ne se feront sortir qu’après qu’on aura vu la chaîne qui les lie à d’autres 76 ».Ainsi enchaînée, la réalité est disponible à qui veut la prendre et en toucher la vérité. Le fantasme de la volonté de savoir renvoie au monde désiré par le savant : un monde où il pourrait tout voir, où son regard ne connaîtrait pas la défaite d’une ombre inassignable. Et l’œuvre de Montesquieu connaît bien ces structures fermées d’où rien ne peut s’enfuir sous peine de cesser d’exister, où rien ne peut être caché à qui sait voir, à qui est donnée la passion d’observer : les palais, les parlements, les sérails, les salons, les îles. Son œuvre est parcourue par ces images de lieux clos. En les disposant partout où son regard se porte sur toute la surface du globe, Montesquieu étend son intelligence à mesure qu’il déploie ce double jeu d’enfermement et de liberté.


assure-t-il, « la vie des gens des lettres 77 ». La mélancolie du conquérant lui vient de cette souffrance plus grande encore : la science exige du neuf, toujours et encore. On ne peut pénétrer un corps que l’on a déjà vu, il faut inlassablement découvrir de nouveaux terrains vierges. « Messieurs, qu’il y a de difficultés dans cette recherche ! car enfin ce n’est pas assez pour nous de donner une vérité, il faut qu’elle soit nouvelle : nous faisons peu de cas de ces fleurs que le temps a fanées ; nous mépriserions parmi nous un Patrocle qui viendrait se couvrir des armes d’Achille […] [p. 7] ». La conquête n’est pas un jeu facile, et les ignorants qui regardent ce jeu du dehors se méprennent sur la dureté de la tâche. « Ceux qui ne sont pas instruits [des] obligations et [des] peines [des académiciens] […] croient que [ceux-ci ne prennent] de la philosophie que ce qu’elle a d’agréable ; qu’[ils laissent] les épines pour ne cueillir que les fleurs ; qu’[ils ne cultivent leur] esprit que pour le mieux faire servir aux délices du cœur […] [p. 6] ». Montesquieu suppose même un épuisement généralisé : on ne découvre plus rien, on ne parvient plus à étendre son empire correctement, l’univers tout entier s’est laissé voir : « les découvertes sont devenues bien rares ; il semble qu’il y ait une espèce d’épuisement et dans les observations et dans les observateurs [p. 7] ». La réalité s’est déjà, semble-t-il, fait déflorer. Par qui ? Freud le savait, Œdipe n’est jamais loin dans ce genre de mystères. Car « on dirait que la nature a fait comme ces vierges qui conservent longtemps ce qu’elles ont de plus précieux, et se laissent ravir en un moment ce même trésor qu’elles ont conservé avec tant de soin et défendu avec tant de constance. Après s’être cachée pendant tant d’années, elle se montra tout à coup dans le siècle passé ; moment bien favorable pour les savants d’alors, qui virent ce que personne avant eux n’avait vu [p. 7 s]. » Les gens du Grand Siècle, comme le père de la horde primitive, avaient accompli toutes les conquêtes qu’il était possible de faire. Leur mort, dit Montesquieu, ne renverrait ceux qui leur ont succédé qu’à leur propre épuisement. Si la nature a perdu sa virginité, c’est que le siècle est devenu adulte, ne craint plus de la toucher : il la touche même trop, elle que les pères avaient déjà, et bien mieux, pénétrée : « on fit dans ce siècle [le XVII e] tant de découvertes, qu’on peut le regarder non seulement 77

MONTESQUIEU, « Discours prononcé à la rentrée de l’Académie de Bordeaux » (1717), Œuvres complètes I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1949, abréviation : DRA, p. 6s.


C’est dire que la science doit, pour surmonter son désespoir, trouver encore et toujours de l’impénétré. Dès lors, elle doit développer ce qui chez Montesquieu prend l’apparence d’une triple stratégie : audace, patience et préservation des énigmes. IL FAUT DES MERVEILLES

Le savant, tout d’abord, se porte aux marges extrêmes de ce qui est connu, en osant cartographier des terres inexplorées : « Que savons-nous de ce qui est réservé ? peut-être y a-t-il encore mille secrets cachés : quand les géographes sont parvenus au terme de leurs connaissances, ils placent dans leurs cartes des mers immenses et des climats sauvages ; mais peut-être que dans ces

• LA REVANCHE DES CORPS • IL FAUT DES MERVEILLES

La vie du savant serait le désastre d’un Œdipe jamais surmonté, transmuable en gloire héroïque à force de pénétrations. Et si certains osent supposer de l’amusement derrière l’austère conduite des savants, la réponse de Montesquieu à ces ingrats est éloquente : « Il n’y a personne parmi nous qui ne regardât le titre d’académicien comme un titre onéreux, et ces sciences mêmes auxquelles nous nous appliquons, comme un moyen plus propre à nous tourmenter qu’à nous instruire. [p. 8] »

 .   

comme le plus florissant, mais encore comme le premier âge de la philosophie, qui, dans les siècles précédents, n’était pas mêmes dans son enfance [p. 8] ». La science s’épuise à marcher sur les traces de ses prédécesseurs : « c’est ainsi que ceux qui découvrirent un nouveau monde dans le siècle passé, s’emparèrent des mines et des richesses qui y étaient conservées depuis si longtemps, et ne laissèrent à leurs successeurs que des forêts à découvrir, et des sauvages à reconnaître. [p. 8] » Qu’il en faut d’efforts pour chatouiller la part la plus divine de l’âme ! car « il n’y a que les dieux qui aient le privilège de se reposer sur le Parnasse : les mortels n’y sont jamais fixes et tranquilles, et s’ils ne montent pas, ils descendent toujours [p. 7] ». Qu’il est difficile de maintenir le désir de science, et d’éviter la panne du chercheur, désespéré de savoir l’univers entier déjà défloré, et défloré, qui plus est, par ses pères, voire, dans le pire des cas, par ses propres frères ! À trop multiplier les conquêtes, la science risque de finir blasée, et de s’apercevoir, non pas qu’il n’y a plus rien à découvrir, mais que son propre désir de science s’essouffle. Le savant vieillit, se gâte, se complaît dans son impuissance, se répète, et c’est la mort.


mers et dans ces climats il y a encore plus de richesses que nous n’en avons 78. » Mais cette réponse ne suppose pas une pure invention ex nihilo de nouveaux territoires, de nouveaux plateaux, la création anarchique de nouveaux concepts : elle présuppose en réalité la persévérance et le travail, qui font creuser et ouvrir au savant ce qu’il sait déjà, ce qu’il croit comprendre ou avoir compris : c’est la fameuse patience dont j’ai parlé en début d’analyse, qui exige du temps et de la solitude. La vérité est nue, comme l’est le monde pour la justice. Or le monde n’est pas encore tout à fait nu : il faut encore faire quelque effort pour le déshabiller toujours. Ce que d’autres prenaient pour de la peau, le savant doit le voir comme un vêtement qu’il pourrait ôter. Comme pour illustrer ce fait, Montesquieu finit le Discours par un enchaînement de citations d’Ovide et de Virgile. La situation des savants est, de toute époque, la même : et l’on peut répondre aux questions rhétoriques posées par les références aux poètes latins : « les grands hommes dont on veut nous empêcher de suivre les traces » n’ont pas « d’autres yeux que nous » ; ils n’ont pas « d’autres terres à considérer » ; ils ne sont pas « dans des contrées plus heureuses » ; ils n’ont pas « une lumière particulière pour les éclairer », la mer n’a pas « moins d’abîmes » pour eux, la nature, enfin, n’est pas « leur mère et notre marâtre », de sorte qu’elle se dérobe à nos recherches plutôt qu’aux leurs [p. 8 s ]. La situation du savoir est une situation universelle, qui ne dépend ni du lieu, ni du temps, ni de quelque dépendance que ce soit. Tous les savants, devant le monde, la totalité des choses, sont dans la même situation. Le désespoir de la science est donc un désespoir universel, ou il n’est pas. Montesquieu n’est pas ici différent de Voltaire, Rousseau ou Diderot : si tous peuvent se comprendre comme des contemporains des Grecs, ce n’est pas par manque de pudeur historique, mais par le fait que même si chaque homme vient d’une contrée différente, est tributaire d’une histoire qui lui est propre, a son caractère déterminé par un climat singulier ou une complexion particulière, tous les hommes partagent universellement une même situation vide, qui est d’être au monde. C’est pourquoi les Perses, les Iroquois, les Tahitiens ou les géants vivant sur Saturne peuvent légitimement penser la culture de leurs voisins européens, car ils se rapportent tous à un même monde. En ce sens, l’incompréhension d’un Iroquois, 78

DRA, p. 8.


d’un Tahitien ou d’un Saturnien devant la culture européenne est une incompréhension naturelle, qui constitue le point de départ de la philosophie. C’est parce que tous les hommes partagent la même humanité vide que, par exemple, la religion, la morale et la sexualité d’un Européen apparaissent monstrueuses et arbitraires aux yeux du vieillard « otaïtien » que Diderot fait parler dans son Supplément au Voyage de Bougainville 79, ou que les Persans de Montesquieu peuvent s’étonner de mille étrangetés en plein cœur de Paris.

Denis DIDEROT, « Supplément au Voyage de Bougainville », p. 547-550.

• LA REVANCHE DES CORPS • IL FAUT DES MERVEILLES

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Il existe encore une troisième manière de prolonger le désir de la science et d’alimenter la volonté de savoir. C’est de garantir que, dans la pure immanence du monde, il y ait de l’impénétrable, de l’énigmatique, des choses avec lesquelles on serait incapable d’entrer en rapport. Cette énigme, ce fait insaisissable, ne peut cependant pas être « surnaturel », apporté par magie dans le monde. Puisque même un dieu, s’il pénètre dans l’espace du monde, doit se plier à ses lois, du fait que la condition de possibilité de tout ce qui est, c’est d’être au monde : il n’existe pas de hors-le-monde. Un Dieu ne peut, par son arbitraire, modifier les lois du monde, c’est tout à la fois impossible et impensable (ce qui, pour Montesquieu, est la même chose) : tout ce qui est ne peut que se soumettre aux lois. Un dieu hors-la-loi n’existe simplement pas. L’impénétrable doit donc être pensé en complète immanence. S’il existe dans le monde des choses mystérieuses que je n’ai pas le pouvoir de comprendre, dont je suis incapable de saisir le sens et qui bornent mon intelligence du monde tout en stimulant ma volonté de savoir, ces mystères ne sont pas des « mystères d’Eleusis », énigmes enchantées par des puissances supérieures : elles sont des monstres ou des merveilles. L’énergie que la science réclame suppose une passion prodigieuse : la volonté de savoir a besoin de merveilles qui la stimulent et l’encouragent. Le savoir suppose le désenchantement du monde ; il ne suppose pas pour autant la fin des étrangetés. Je propose maintenant d’analyser une de ces merveilles, qui sont, chez Montesquieu, des énigmes à ciel ouvert : les amours saphiques.


AMOURS SAPHIQUES

Que peut donc signifier vouloir connaître la vérité ? Dans le langage de Montesquieu, comme un reflet du langage « straight 80 » qui l'accrédite et auquel il donne ses lettres de vertu, le sujet désirant du savoir est un mâle hétérosexuel, et son objet fantasmé une série de sexes féminins. « Désirer la vérité », vouloir «pénétrer les choses» suppose que ce que le sujet du savoir souhaite découvrir soit caché, mais qu'au lieu même de cette inaccessibilité, à même l’«objet» se rejoue secrètement la scène du désir, de sorte que le sujet désirant en soit paradoxalement banni. Car, pour Montesquieu, vouloir connaître la vérité, c’est vouloir soulever les robes d'un secret que personne n'a encore jamais vu, le toucher comme si celui-ci en éprouvait lui-même le désir. Ce geste suppose que des robes soient baissées, et que ces robes cachent bien des sexes de femmes, brûlures du désir, mais aussi que le geste par lequel elles sont soulevées soit presque si pur que la main (mâle) qui dût le faire en soit privé. « Toute cosmogonie, toute métaphysique supposent l’homme témoin de spectacles qui l’excluent 81. » C'est ainsi que la fantasmagorie de ce regard mâle, absolu, trouve dans sa propre forclusion les ressources secrètes de sa domination : car il en tire non seulement un style, mais aussi une écriture. L’innocence des amours lesbiennes est ainsi un thème qui traverse l’œuvre de Montesquieu avec une sourde insistance : ce sont les danses des jeunes filles qui par leurs caresses émeuvent la déesse venue pour être adorée sur l’île de Gnide 82 ; c’est Zéphis qui se languit devant Zélide, « Zélide qui [la] sert avec tant d’affection, et dont les adroites mains portent partout les ornements et les grâces 83 » ; la même Zélide, à qui l’on interdit de voir Zachi car elle prend avec elle des « familiarités » qui vont « contre la bienséance [xx, p. 161] » ; c’est Zachi qui, au milieu d’un fleuve agité par une tempête voit courir vers elle une de ses esclaves « déshabillée, pour [la] secourir [xlvii, p. 129] ». L’innocence et 80

Selon le concept élaboré par Monique W I T T I G , La pensée straight (2001), Paris, Amsterdam, 2007. 81 Paul VALÉRY, « Tel Quel I. Choses tues », Œuvres II, Paris, Gallimard (Pléiade), 1960, p. 499. 82 MONTESQUIEU, « Le Temple de Gnide » (1725), Œuvres complètes I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1949, abréviation : TG, p. 389. 83 MONTESQUIEU, « Lettres persanes » (1721), Œuvres complètes I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1949, abréviation : LP (IV), p. 136.


l’homosexualité suggérées des femmes volent de la jouissance, sans aveu ni repentance, sans évidence et sans trahison, ni consignation en aucune loi du genre. Le plaisir est dérobé par hasard – on ne le dévoile pas, ne le surprend pas, ne le voit pas. Le plaisir filtre les surveillances : le regard des eunuques qui se postent derrière les portes, le pauvre Usbek retenu dans Paris, les adorateurs de Vénus sur l’île de Gnide. La jouissance semble purement rapportée à la nature. Même le regard, s’il s’y porte, n’y repère pas l’assurance d’une loi : rien ne lui en livre la clé, ni la certitude. Il en fausserait sinon l’innocence pure, c’est-à-dire l’impossible rapport à la loi, le hors-le-coup de la loi.

TG, p. 389. « [Le fleuve Céphée] arrête les bergères fugitives : il faut qu’elles lui donnent le baiser qu’elles avaient promis. Lorsque les nymphes approchent de ses bords, il s’arrête, et ses flots, qui fuyoient, trouvent des flots qui ne fuient plus. Mais, lorsqu’une d’elles se baigne, il est plus amoureux encore ; ses eaux tournent autour d’elle ; quelquefois, il se soulève pour l’embrasser mieux ; il l’enlève, il fuit, il l’entraîne. Ses compagnes timides commencent à pleurer : mais il la soutient sur ses

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 .   

C’est sur l’île de Gnide, cette terre de printemps éternel où « la terre, heureusement fertile, y prévient tous les souhaits 84 », que Vénus descend se faire adorer, là où les femmes jouissent de la vie et partagent leurs charmes sans le savoir et sans y penser. Vénus ne choisit pas l’île de Lesbos, où les caresses n’ont plus le charme de l’imprévu et de l’innocence, et qui confirmerait, par une loi d’exception, le système des lois qui l’interdisent. Les filles qui viennent de Lesbos frémissent à Gnide sous la surprise du regard féminin qui les (re)découvre : deux plaisirs souverains, naturels, que l’homme de Loi fantasme sans pouvoir le connaître. Fantasme de mâle sans doute, fantasme surtout d’une jouissance disjointe, impartageable, où se dit à la fois l’entière séparation des corps, et l’évidence qu’il y a des choses qui existent et qu’on ne partage pas, qui ne se rapportent pas au corps propre, qui ne sont pas soumises, comme le citoyen du monde, aux lois générales, et qu’on ne peut ni saisir ni éprouver. Qu’on ne parvient pas à pénétrer. Fantasme masculin de la défaite du masculin qui pourtant réaffirme en cela, dans le jeu de cette secrète utopie, son propre pouvoir. Fantasme du toucher, fantasme du corps des jeunes filles que les dieux des fleuves caressent et enlacent, fantasme du corps divin qui emporte les corps et les «promène sur sa plaine liquide». Le dieu est l’eau de la rivière qui glisse sur le corps, et il en tire son plaisir 85. Et « nous » ne sommes ni l’eau ni le corps ni le dieu,


notre seul plaisir, jusque dans la blessure ou le dépit, est d’en rêver, comme les eunuques tapis derrière les portes, d’en caresser le rêve (en absorbant le théâtre lourdement genré du corps masculin saisissant et des corps féminins emportés) : l’écriture est sans adresse, l’absence redoublée. Il est impossible, véritablement, de comprendre ; nous ne pouvons établir avec ces corps joués aucun rapport, aucun lien. L’autre est tout entier à soi et à son propre corps, hors-la-loi, dans une innocence qui échappe au corps du lecteur et à celui du narrateur 86, laissés dans la position des eunuques du sérail, en charge de tout observer sans jamais rien voir, et cet autre, vivant et absent, permet l’écriture ; il l’enfante tout simplement. Gnide est le lieu terrestre d’un nouvel Éden, « les vents semblent n’y régner que pour répandre partout l’esprit des fleurs ; les oiseaux y chantent sans cesse ; vous diriez que les bois sont harmonieux ; les ruisseaux murmurent dans les plaines ; une chaleur douce fait tout éclore ; l’air ne s’y respire qu’avec la volupté 87. » Les jardins de l’île de Gnide sont éternels, cultivés par les nymphes, « les fleurs succèdent au fruit. Quand Vénus s’y promène, entourée de ses Gnidiennes, vous diriez que, dans leurs jeux folâtres, elles vont tout détruire ces jardins délicieux : mais, par une vertu secrète, tout se répare en un instant. » Gnide serait-elle une terre secrète, un paradis merveilleux, le jardin des origines enfin retrouvé, où l’innocence, toujours encore, recommence comme lors d’une première fois ? Certes, c’est un lieu idéal : c’est un lieu où les mâles n’ont pas la maîtrise du pouvoir : Vénus ne descend que parmi ses adoratrices, et les flots, et, charmé d’un fardeau si cher, il la promène sur sa plaine liquide ; enfin, désespéré de la quitter, il la porte lentement sur le rivage et console ses compagnes », TG, p. 390. 86 Par exemple, Montesquieu recopie soigneusement des passages entiers de Juvénal notamment où des femmes, en passant de nuit devant l’autel de la Pudeur, font arrêter leurs litières et se « chevauch[ent] réciproquement, en se trémoussant sous les regards de la lune » ; ailleurs, il note que d’autres femmes se livrent à des orgies longuement détaillées (au moyen de tout ce qui leur passe sous la main) dans la maison d’un magistrat, maison rigoureusement interdite aux hommes… Montesquieu prenait ainsi soin de retranscrire, dans ces carnets qu’on appelle « Pré-spicilège », « tout témoignage sur des cas de lubricité féminine ». Cf. Jeannette GEFFRIAUD ROSSO, Montesquieu et la féminité, Pisa, Libreria Goliardica, 1977, p. 164s. 87 TG, p. 389. 88 Je reviens sur l’excellence ascétique de la démocratie dans le chapitre «Passions d'eunuque: le corps de la politique».


TG, p. 390.

• LA REVANCHE DES CORPS • AMOURS SAPHIQUES

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 .   

fleurs que les bergères cueillent sont toujours plus belles que celles des bergers. Gnide n’est pas l’Otaïti de Diderot : elle est la terre du rabaissement des mâles et du plaisir ingénu des femmes. Et c’est sans doute dans ces deux coordonnées – frustration de soi, plaisir paisible et sans jalousie de tous – que Montesquieu a placé sa Cité idéale, la plus naturelle de toutes : car c’est dans ces deux traits que Montesquieu a défini l’austère exigence de la démocratie. Les hommes renoncent à leur prétention au pouvoir ; celui-ci est distribué selon une arbitraire innocence. La démocratie est le lieu où l’exercice du pouvoir, déterminé par pur hasard, permet à tous ceux qui n’en ont pas communément la jouissance – c’est-à-dire, dans l’univers de Montesquieu, les femmes – de profiter des simples plaisirs de la vie. L’absence du pouvoir – comme l’éloignement du savoir – garantit le plaisir des femmes 88. Toutefois, il ne faut pas s’y tromper : Montesquieu propose, par la fable de l’île de Gnide, le récit d’un quadrillage et d’une détermination. Ce plaisir libre et ingénu est placé sous conditions. Et l’île de Gnide est soumise à des Lois sévères, qui sont administrées par la déesse de l’amour elle-même, Vénus en personne : ses décrets sont irréfragables, il y a tout lieu de les craindre. Car la disjonction entre le secret et le profane, sur l’île de Gnide, est une disjonction qui se rapporte à la jouissance et au plaisir. On frémit d’effroi devant ces bois sombres où le jour n’entre qu’à peine, que le regard ne peut pénétrer et qui ressemblent à « la demeure des dieux, lorsque les hommes n’étaient pas encore sortis de la terre 89 ». Ceux qui ne connaissent pas la fureur amoureuse et n’« ont pas donné leur cœur » à la déesse « sont des profanes, qui ne peuvent entrer dans le temple » de Vénus [p. 393], malheureux quand on sait que « l’univers n’a rien de plus saint et de plus sacré que ce lieu [p. 390] ». Pour y pénétrer, il faut aimer, nous assure le Président du Parlement de Bordeaux. À Gnide, la moralité l’emporte, tout semble créé pour éviter les débordements de la frustration. L’homme de Loi porte ainsi, en érotisant la religion et en sacralisant l’amour, ses regards et ses fers sur la conduite des femmes : les amantes froides qui jouent à leur profit de leurs charmes sont punies par les dieux, et les courtisanes attentives aux seuls plaisirs du corps sont méprisées par la déesse qui les renvoie auprès des hommes « lâches » pour qu’ils « s’en


dégoûtent 90 ». Le quadrillage en est alors d’autant plus resserré : la déesse condamne la froideur des belles femmes, de même que leur légèreté. L’amour est le langage religieux de l’ordre social le mieux établi. L’amour renvoie à une ascèse, où chacun renonce à ce qu’il est. Mais ce renoncement n’est pas le retranchement d’une puissance, elle correspond au contraire au mouvement le plus naturel de l’être. Le goût des autres, ce principe de la nature, suppose d’abord le sentiment de sa propre faiblesse qu’il fait résonner dans la profondeur du corps. La femme chez Montesquieu n’est ni Merteuil, ni l’audacieuse Juliette, ni la pauvre Justine. Elle est plutôt Madame de Tourvel, douce et retenue, capable de s’enflammer jusqu’à se perdre. Or la position sociale de la femme, chez Montesquieu, n’est, dans le jeu des désirs, pas si éloignée de celle de l’homme : tous deux sont promis à une égale frustration et à une égale ascèse s’ils veulent accéder au bonheur : c’est dans la modestie et la pudeur que les femmes peuvent se conduire en toute innocence ; c’est dans la démise de soi que les hommes parviendront au spectacle de leurs charmes. Le bonheur suppose alors l’obéissance à la Loi, loi (androcentrée et hétéronormée) par lequel le pouvoir garantit l'exercice de son ordre. Montesquieu veut donc tenir ensemble deux goûts étrangers l’un à l’autre : l’amour des parlements (d’une innocence limpide) et celui des amours lesbiennes (d’une innocence opaque). Le projet philosophique et littéraire de Montesquieu se résume à mon sens par cette tension originale : il faut à la fois tenir un monde déiste, un monde bâti comme une horloge, tissé de rapports – pour garantir que l’on puisse en établir les connexions, les liens, les relations, en un mot : les Lois – un monde qui soit ainsi com-préhensible, et donc ouvert à chacun – en gardant jusqu’au bout la frustration d’avoir à le tenir toujours ouvert, afin de garantir que puissent s’y produire des événements vrais auxquels, stricto sensu, on ne puisse pas se rapporter. Pourquoi s’agitil d’un projet philosophique ? Parce que c’est le seul moyen de rendre justice à la nature, laquelle permet qu’il y ait des individus libres, c’est-à-dire habitant un univers tendu entre lois et passions. Pourquoi s’agit-il d’un projet littéraire ? Parce que cette 90

TG, p. 395.


tension est mise en scène dans des corps qui en montrent, par revers, les faillites possibles.

L’ENFERMEMENT NÉCESSAIRE

Cf.le troublant voisinage opéré (par Montesquieu lui-même ?) dans la Table des matières par l’édition posthume de 1758 des Lettres persanes, éditée scrupuleusement par la famille – en l’occurrence peu soupçonnable de vouloir nuire à l’image du Président : « MONTESQUIEU (M. de). Se peint dans la personne d’Usbek ». Ce rapprochement est signalé par Jeannette GEFFRIAUD ROSSO, Montesquieu et la féminité, p. 270.

• LA REVANCHE DES CORPS • L’ENFERMEMENT NÉCESSAIRE

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 .   

Si l’espace érotique est ainsi quadrillé, profané par le regard athée de l’homme de Loi, ce dernier, dans un même mouvement, cherche toujours à préserver des lieux où son regard ne doit pas porter. Il existe ainsi des lieux étranges et interdits, où dans l’obscurité se fomentent des actes qui stimulent le désir et l’accroissent. Montesquieu jalonne son œuvre de lieux pervers, où l’enfermement du monde rapporté à ses Lois vacille sous le jeu du désir, et où les rapports de force s’inversent. Dans l’île de Gnide tout d’abord, où la jalousie est interdite et doit être tue, car on « adore en secret les caprices de sa maîtresse comme l’on adore les décrets des dieux, qui deviennent plus justes lorsqu’on ose s’en plaindre [p. 393] ». Dans les Lettres persanes, c’est le sérail où des femmes sont retranchées du regard du monde par les ordres d’un maître tout-puissant, qui jouit de leur enfermement à mesure qu’il l’augmente. En ce sens, Usbek est sans doute la figure la plus fascinante de l’œuvre de Montesquieu 91. Nous ne savons de lui que ce qu’il accepte de dévoiler dans ses lettres. Riche Persan, il possède un harem qu’il est obligé d’abandonner pour voyager en Europe afin de satisfaire son désir de sciences et de découvertes. S’il s’agit de la raison officielle de son départ, confie-t-il à son ami Rustan, ce n’en est pas la raison véritable. Usbek est un amoureux farouche de la vérité. Il a dû s’enfuir loin des cercles du pouvoir car son trop grand amour de la vérité l’a poussé, comme le Misanthrope de Molière, à ne pas taire sa pensée. Présent à la cour « dès [sa] plus tendre jeunesse », son « cœur ne s’y corrompit point ». «Vertueux » et détestant le vice, il voulut le dénoncer. « Je portai », dit-il «à son ami Rustan», « la vérité jusques aux pieds du trône, j’y parlai un langage jusque-là inconnu : je déconcertai la flatterie et j’étonnai en même temps les adorateurs et l’idole ». Sans trop de surprise, Usbek s’aperçoit


rapidement qu’il s’est « fait des ennemis », sans pour autant « s’attirer la faveur du prince » 92. Usbek est donc l’homme de l’universel, et, partant, de la vérité. Il parle sans intérêt, voire contre ses intérêts, se moque des langages particuliers et des coutumes locales (l’usage d’un langage propre à la cour) qui pervertissent cette exigence de vérité qu’il a faite sienne. Quittant la cour pour échapper à ses ennemis, il feint « un grand attachement pour les sciences » qui « à force de feindre » lui « vint réellement ». Homme d’une passion pour l’universel, Usbek avait toutes les qualités pour devenir un homme de science et, partant, l’outil utilisé par Montesquieu pour instaurer ce que Roger Caillois a appelé sa « révolution sociologique 93 ». Le personnage d’Usbek répond à toutes les exigences que Montesquieu formule dans son œuvre à l’égard de la pensée. Usbek est l’homme d’un regard juste, à travers lequel le lecteur verra dévoilées, mises à nues et rendues à leur vérité les moindres particularités des Européens qu’il observe. Usbek est celui pour qui l’Europe est étrange en regard de l’Univers, et qui sera attentif à toutes ces choses vagues qu’il collectionne avec une passion d’ethnographe, d’homme curieux et de moraliste. Figure extérieure du jugement, Usbek est en quelque sorte le personnage neutre qui voit ce que les Européens ne voient pas, ou refusent de voir 94. Il prend la voix d’un narrateur en voyage, celle que Montesquieu prendra en traversant l’Autriche, l’Italie, l’Allemagne ou encore l’Angleterre 95. Il est l’homme quelconque, démis de soi et de ses propres intérêts, narrateur universel capable de dire au monde ce qu’il voit, de prendre des notes, sachant que ce regard singulier est un regard simplement humain. Et si Caillois, en , a encore pu considérer le regard d'Usbek comme le précurseur d’un regard sociologique, c’est que celui-ci prétend offrir un regard neutre par excellence, le regard de n’importe qui, ce regard qui distingue et détermine les rapports avec une précision très géomé92 93

LP (VIII), p. 140. Roger C AILLOIS, « Préface » in MONTESQUIEU, Œuvres complètes I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1949, p. Vss. 94 Sur l’extériorité utilisée dans la production d’une énigme et, partant, sur l’identification des énigmes d’une société, cf. Georges MAY, La perruque de Don Juan ou Du bon usage des énigmes dans la littérature de l’âge classique, Paris, Klincksieck, 1995. 95 MONTESQUIEU, « Voyage en Autriche », « Voyage de Gratz à La Haye » et « Notes sur l’Angleterre », Œuvres complètes I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1949, p. 535-884.


LP (VIII), p. 140.

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 .   

trique. Usbek observe le monde avec une passion justicière, ce qui lui permet de noter tout ce qu’il trouve étrange. C’est qu’il a trop aimé les Parlements, c’est-à-dire qu’il a trop aimé la possibilité de dire des vérités, de dénombrer les rapports, d’en faire état le plus justement possible : il fallait donc qu’il vive dans un monde qui puisse garantir qu’il y ait des rapports vrais. C’est ce que son désir le plus intime souhaitait. Mais par quoi ce désir est-il animé ? Usbek le révèle clairement au début de son voyage : il a dû quitter la Perse parce qu’il a trop aimé la vérité 96, mais connaissant la vérité sur le monde,il n’éprouve plus de désir.Il a soulevé beaucoup trop de robes. Il révèle à Nessir qu’il n’aime plus ses femmes. « Je me trouve », dit-il, « dans une insensibilité qui ne me laisse point de désirs. Dans le nombreux sérail où j’ai vécu, j’ai prévenu l’amour, et l’ai détruit par lui-même. [vi, p. 138] » Or le reste du livre est la narration dramatique de la jalousie montante et inflexible d’Usbek, qui fait porter sur ses femmes, par l’intermédiaire de ses eunuques, une surveillance de tout instant, et dont il accroît même la dureté jusqu’à la tragédie finale qui clôt le livre. C’est que, dit-il à Nessir, l’amour qu’il n’éprouvait plus pour ce qui lui était proche, lui est revenu dès qu’il l’a quitté. Son désir étant mort en Perse – et donc en même temps la possibilité pour lui de voir des rapports et de les établir –, il doit le faire renaître en quittant la Perse. Pour l’alimenter, il lui faut recouvrir ce qu’il avait dévoilé, et que soit soustrait à ses yeux ce qu’il connaissait trop. On remarque souvent, pour le railler, l’ambiguïté d’Usbek qui flétrit les absurdités, les incohérences et les injustices des Européens, tout en administrant son sérail en Perse d’une main de fer. C’est qu’on ne prend pas assez mesure de la force du lien qu’ont l’une sur l’autre les deux logiques, et le croisement qu’opèrent l’auteur et son personnage persan. Pour qu’on puisse découvrir la vérité du monde, il faut que celui-ci soit inconnu, caché, nouveau : Usbek doit donc voiler ce qu’il avait déjà découvert, pour alimenter son désir de connaissance. Son eunuque doit tout lui dire, tout lui rapporter. Usbek se trouve à l’extérieur de son propre sérail, si étanche et bien gardé. Il alimente son désir en cachant ses propres femmes de sa vue, puis en les soustrayant aux yeux du monde. Il leur fait porter des voiles, garder par des hommes qui ne peuvent les toucher et les retranche derrière des murailles de pierre, soigneusement enfermées. Il était le seul qui


aurait eu droit de regard sur elles, et il s’en est volontairement détourné : en partant pour l’Europe, il s’est mis lui-même hors de ses propres murs, enfermé à l’extérieur. Par le simple fait de sa disparition, les femmes doivent rester pures, conserver leurs mystères, personne ne doit les découvrir, personne ne doit pénétrer l’enceinte du sérail, personne ne doit violer l’énigme de leur corps. C’est la seule manière de garantir qu’il y ait encore des choses à voir, peut-être à découvrir, quelque part. Usbek voyage beaucoup, en de multiples endroits, il veut tout voir, encore et encore, son amour « simulé » des sciences doit devenir toujours plus vrai. On doit entretenir son désir. Or le monde perd ses mystères à mesure que l’on est capable d’établir les rapports qui le gouvernent.Voici pourquoi les femmes sont fascinantes, si on garantit qu’elles n’auront aucun rapport et qu’on les enferme dans leurs mystères supposés. Car le mystère du monde, le mystère par excellence, c’est l’autre sexe, le sexe des femmes, ce sexe instable qui échappe aux hommes, pour lequel ils n’ont pas de loi, sur lequel ils ne peuvent exercer aucune prise. Ceux qui sont à l’intérieur sont castrés : ils ne jouissent plus des tourments du désir, leur seul plaisir est de médiatiser le pouvoir du maître. Usbek désire être dans la même situation de pouvoir que le gardien du panoptikon de Bentham, il veut régner sur son Empire comme l’ancien Dieu régnait sur sa Création. Mais la condition de son souverain désir de voir, c’est d’avoir lui-même dissimulé des choses à son regard, d’avoir rendu des corps de femmes invisibles ; c’est de savoir qu’il y a quelque part un lieu impénétrable, qui ne remet pas en cause son pouvoir et qui, au contraire, le redouble plus sûrement. L’instrument du pouvoir d’Usbek sur ses femmes, ce sont ses eunuques. Ce sont eux qui gèrent les affaires du maître en son absence. L’enfermement suppose un instrument : la castration. C’est de cette alliance que le pouvoir se maintient. L’amour, chez Montesquieu, désire une présence de tout instant de l’objet aimé, comme le rappelle le narrateur du Temple de Gnide, dans sa prière à Vénus : « [grande déesse], faites que Thémis ne pense qu’à moi ; qu’elle ne voie que moi ; qu’elle se réveille en songeant à moi ; qu’elle craigne de me perdre, quand je suis présent ; qu’elle m’espère dans mon absence ; que toujours charmée


97 98 99

TG, p. 396. LP (VII), p. 139. Sur les constructions du désir par la contrainte dans la littérature française avant Montesquieu, cf. Michel JEANNERET, Éros rebelle. Littérature et dissidence à l’âge classique, Paris, Seuil, 2003. 100 LP (VII), p. 59.

• LA REVANCHE DES CORPS • L’ENFERMEMENT NÉCESSAIRE

Cette contrainte qui pèse sur elle fait de Fatmé, un peu à l’égal d’une héroïne de Sade, l’objet du désir du lecteur 99. Or le lecteur fictif à qui la lettre est adressée, et qui reçoit cet aveu de frustration, c’est en premier lieu Usbek, invité à s’imaginer Fatmé brûlante de désir pour lui. Or Fatmé n’est pas dupe : cette excitation frustrée de même que cet aveu forcé, elle sait précisément à qui elle les doit, et combien ils servent les intérêts et les désirs de celui qui possède le pouvoir : «Vous êtes bien cruels, vous autres hommes ! Vous êtes charmés que nous ayons des passions que nous ne puissions pas satisfaire. 100 »

 .   

de me voir, elle regrette encore les moments passés sans moi 97 ». Usbek doit peindre le monde. Et pour que cette peinture soit désirable, il doit supposer que le monde le regarde, et suppose ou attend son regard, avec la même fidélité que le Croyant qui suppose que son univers est en tout temps sous le regard de son Créateur, à qui rien ne peut échapper. Par son absence, et par l’enfermement radical qu’elle maintient, Usbek hypostasie le désir. Il cherche à le garantir perpétuellement. C’est ce que lui reproche Fatmé, son épouse, de n’être plus que l’objet malheureux d’une excitation perpétuelle. Cette excitation est d’abord la sienne : « mon imagination se perd dans ses désirs, comme elle se flatte dans ses espérances. Je pense quelquefois que dégoûté d’un pénible voyage, tu vas revenir à nous : la nuit se passe dans des songes, qui n’appartiennent ni à la veille ni au sommeil : je te cherche à mes côtés, et il me semble que tu me fuis : enfin le feu, qui me dévore, dissipe lui-même ces enchantements et rappelle mes esprits. Je me trouve pour lors si animée… […] le feu coule dans mes veines. […] Qu’une femme est malheureuse d’avoir des désirs si violents, lorsqu’elle est privée de celui qui seul peut les satisfaire ; que, livrée à elle-même, n’ayant rien qui puisse la distraire, il faut qu’elle vive dans l’habitude des soupirs et dans la fureur d’une passion irritée ; que, bien loin d’être heureuse, elle n’a pas même l’avantage de servir à la félicité d’un autre ; ornement inutile d’un sérail, gardée pour l’honneur, et non pas pour le bonheur de son mari 98. »


Fatmé interprète sa propre frustration comme une machination d’Usbek, qui jouit de l’enfermement qu’elle subit. « Vous nous traitez », dit-elle encore, « comme si nous étions insensibles, et vous seriez bien fâchés que nous le fussions ». Fatmé devient le jouet du désir masculin qui l’enferme, pur objet dont le lieu et l’état sont imposés pour stimuler le désir. Usbek étaye ses analyses, affine son regard sur le monde à mesure qu’il jouit du pouvoir qu’il maintient sur ses femmes, et de la frustration qu’il leur impose. La connaissance suppose l’énigme de l’ordre. Et la soif de connaître suppose un voilement préalable du monde. La pénétration vise, en quelque sorte, à maintenir de l’impénétrable, quadrillage et enfermement de tout ce qui échappe et qui pourtant stimule l’éros. Usbek, on l’a vu, tente de maintenir ce rapport : n’y parvenant plus, et apprenant que Roxane, l’une de ses femmes, l’a trompé, il autorise son Eunuque à punir : moment paroxystique qui semble préparer, comme chez Caillois, la venue d’une fête, le moment où le pouvoir, délaissant sa propre castration, se transforme en la pure effectuation du rapport de force qu’il représente : « je sens déjà une joie secrète », écrit Solim, le Grand Eunuque, invité par Usbek à punir, à son maître : « mon âme et la tienne vont s’apaiser : nous allons exterminer le crime, et l’innocence va pâlir. [CLX, p. 372] » L’orgie festive se prépare, sanglante et mortelle, aboutissement de la castration et de la frustration des désirs par laquelle l’Ordre doit se confirmer en se renversant. Solim convie même imaginairement toutes les innocentes à se joindre à l’orgie, elles, les « éternelles victimes de la honte et de la pudeur » qui semblent « n’être faites que pour ignorer tous [leurs] sens et être indignées de [leurs] désirs mêmes » à venir dans le sérail « s’étonner » du sanglant massacre qu’il va commettre. La dernière lettre est sans doute la plus importante, car elle révèle au lecteur qu’Usbek a partiellement échoué tout au long du livre : Roxane lui écrit juste avant de mourir, alors que le poison coule dans ses veines, pour lui révéler qu’elle avait réussi à « faire de [son] affreux sérail un lieu de délices et de plaisirs [p. 373] ». Elle rétablit la voix de la nature, cette voix humaine qui lui fit réformer les lois inhumaines imposées par son maître.Voix universelle, qui regrette encore d’avoir « lâchement gardé dans [son] cœur ce qu’[elle] aurai[t] dû faire paraître à toute la terre


». La voix de la nature est donc celle de la vertu, qu’elle a « profanée » en laissant nommer ainsi la « soumission » aux « fantaisies » de son époux. Mais cet échec d’Usbek n’est que partiel : s’il n’y avait eu le paroxysme final, sa stratégie aurait fonctionné jusqu’au bout. Rien n’aurait pu faire cesser les machines désirantes qui, obscurément, produisaient de la lumière. [CLXI, p. 373]

101 Je glisse ici une courte note pour imaginer le sens de l’engagement franc-maçon de

Montesquieu. Sa fascination pour l’universel a pu trouver dans une société secrète, plus que dans le déisme, le scepticisme ou le matérialisme athée, une expression appropriée – celle d’un ordre caché, animé par la passion de l’universel, mais qu’il serait dangereux d’exposer à l’immédiateté de la lumière ; en outre, la franc-maçonnerie appartient à cette même configuration que j’ai tenté d’exposer en analysant son œuvre, selon laquelle la pensée fonde sa pleine lumière sur un retrait, un enfermement, un secret tout en maintenant la possibilité pratique d’un « rite » innocent, tout à la fois conforme aux usages de l’ordre et le fissurant par la mise en scène de sa brutalité.

• LA REVANCHE DES CORPS • L’ENFERMEMENT NÉCESSAIRE

Car les exigences de la nature ne protègent pas la volonté de savoir, cette volonté de vérité qui, paradoxalement, scrute le réel pour y découvrir toujours plus de stimulations à vivre. Roxane parle parce qu’elle est consumée par la haine qui l’oblige à parler. Rica parle parce qu’il est, hors de Perse, la figure même de l’homme absolument désintéressé. Usbek parle, parce qu’il trouve dans l’observation du monde des ressources de plaisir qu’il ne connaissait plus. L’académie, le parlement, le traité de science : ce sont les lieux, semble-t-il, rêvés par Montesquieu où il serait possible de dire des vérités, et qui ne ressemblent pas à des salons ou à des cours.

 .   

Les analyses d’Usbek cessent brusquement. La voix de la nature vient de tonner, en renversant l’ordre injuste que ceuil-ci avait imposé et qui lui avait, nous dit-on, permis de parler. La créance d’Usbek en son pouvoir absolu est brisée : Roxane avait découvert l’art de le détourner et d’en jouir. La science se heurte soudain aux plaisirs naturels qu’elle s’était ingéniée à étouffer, pour assurer son propre exercice. Cette tension entre voix de la nature et voix de la science annonce Rousseau et sa distinction entre un état de nature innocent et aveugle, et un état de société intelligent et pervers, qui abîme toute idéalisation réciproque et perd la situation humaine dans la tension d’un impossible exercice. L’universel supposait un enfermement, dans l’opacité d’un geste qu’il est impossible de restituer à la pleine lumière du jour 101.


Mais comme aucun de ces lieux ne supporte de jugement critique et moral sur la société qui les institue, Montesquieu invente un genre pour ainsi dire impur qui permette de le faire. Si, avec les Lettres persanes, commence la littérature, c’est qu’elle est le genre où un auteur passe le contrat de mentir absolument, et que ce contrat le libère des conventions sociales qui jusque-là l’empêchaient de parler. La littérature permet alors de faire voir ce qu’aucun autre genre ne permettait de voir. Dans l’espace de la littérature, c’est le lecteur qui joue le rôle d’un parlementaire, et qui est chargé de rétablir la vérité en fonction de ce qu’il apprend des personnages.

PASSIONS D’EUNUQUE : LE CORPS DE LA POLITIQUE

FORMES DES POUVOIRS, ORGANISATION DU RETRAIT

L’Esprit des lois n’est pas une description réaliste ou programmatique de l’espace politique, mais une scène théâtrale où s’affrontent des principes qui s’entre-composent et s’entredécomposent par référence à des histoires singulières. Plus que des personnages, les Lois apparaissent comme des compositions de rapports à l’espace différents, créant des tensions (des obligations, des interdits, des habitudes) à l’intérieur d’un même espace habité par les hommes. Selon les configurations du pouvoir, Montesquieu reconnaît des types d’États différents. Or ces types d’État supposent une efficacité propre et, du coup, un certain pouvoir de contrainte. On a vu que Montesquieu insistait particulièrement sur cette modalité de la contrainte : c’est elle qui rend possible le savoir. On va voir que c’est elle que suppose la vie dans ses modalités les plus générales : la vie de tous les jours, en société, suppose l’institution qui seule lui permet d’exister. La contrainte est la condition de possibilité de toute existence. Dans l’Esprit des lois, Montesquieu reconnaît trois types de gouvernement : la république, la monarchie et le despotisme. Ces trois lieux fonctionnent chacun selon un ressort particulier, qui constitue une logique propre et différenciée de l’organisation de l’espace politique ; ce sont des principes qui, en même temps, agis-


102 EL, p. 251-253. 103 Cf. par ailleurs EL, p. 227 : « ce que j’appelle vertu dans la république est l’amour de

la patrie, c’est-à-dire l’amour de l’égalité. Ce n’est point une vertu morale, ni une vertu chrétienne, c’est la vertu politique […]. J’ai eu des idées nouvelles, il a bien fallu trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles acceptions ». 104 EL, p. 246 s.

• PASSIONS D’EUNUQUE • FORMES DES POUVOIRS, ORGANISATION DU RETRAIT

La vertu dont Montesquieu parle au sujet de la république n’est pas un sentiment ou une qualité morale. Elle est un principe formel dont le pouvoir de contrainte équivaut à celui d’une loi mathématique. Elle n’est ni chrétienne ni religieuse et n’a d’autre nature que politique : elle signifie l’amour de l’égalité et n’est qu’un pur principe formel, qui rapporte tous les sujets de l’État à un même statut 103. Le principe d’égalité suppose une ouverture infinie de l’État car tous ceux dont on parle ont un même statut : il n’y a pas d’hommes ni de femmes qui en soient exclus. L’État choisit donc lui-même, selon un principe qui est arbitraire, de se clore. La perfection du principe républicain d’égalité, c’est la démocratie.Toute forme de pouvoir qui tend à s’en rapprocher est une aristocratie, qui a déterminé les aristoi qui lui sont soumis. La métaphore qu’utilise Montesquieu est alors géométrique : la république est d’autant plus parfaite que son aristocratie est la plus étendue possible : la « réalité » de la république, c’est en quelque sorte l’ouverture de l’aristocratie : la république s’y réalise à mesure qu’elle s’ouvre 104. La république n’est donc pas

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sent comme des forces contraignantes : elles qualifient la tonalité du rapport à la Loi. Selon Montesquieu, la république repose sur la vertu 102, la monarchie sur l’honneur [p. 257], le despotisme sur la crainte [p. 258]. C’est donc selon que la contrainte – l’obéissance aux lois, c’est-à-dire le comportement politique des individus – est exercée par le poids de l’« amour de la vertu », du « sentiment de l’honneur » ou de la « crainte » que l’on pourra identifier le type d’État. Les ressorts de chaque forme d’organisation définissent dès lors très exactement trois manières de configurer un espace politique ; ces trois types de configuration possibles ouvrent euxmêmes des espaces différenciés, de sorte que s’il n’existe que trois formes de gouvernement, il n’existe pas « que » trois manières de définir concrètement l’espace politique : ces trois modalités supposent des aménagements selon les cas.Toutefois, il n’existerait que trois modalités de tout rapport au pouvoir : vertu, honneur, crainte.


simplement un modèle formel de gouvernement, elle joue aussi le rôle de principe intégrateur. C’est donc que la démocratie dissout les ensembles constitués par l’histoire, et c’est ce que Montesquieu appelle l’amour de l’égalité : la vertu. Si la république « dissout » les singularités, la monarchie au contraire les renforce et fait le pari du singulier. Elle repose tout entière sur la qualité des singularités qui la composent, ou plutôt sur leur excellence 105 : c’est pourquoi elle est basée sur l’honneur. Là encore, la métaphore est géométrique : le système monarchique repose sur l’intensité propre aux individus, qui, confiants de leur propre force, se dépassent eux-mêmes en visant l’excellence d’une démise de soi. L’excellence en monarchie vise un retrait aristocratique, par lequel les individus se démettent de leur puissance (de leurs particularités, de leurs intérêts) au profit de ce qui les dépasse : le bien de tous. La démocratie, justement, est l’accomplissement du retrait. Elle suppose un amour de l’égalité (et de la frugalité) qui structure en profondeur l’organisation de l’espace politique. Les charges à l’intérieur de la structure sociale doivent être déterminées en l’absence de tout intérêt ; en ce sens, la forme la plus démocratique de l’organisation politique est le tirage au « sort » 106, qui distribue aléatoirement à chacun son rôle au sein d’une collectivité sociale. C’est donc dire que la vérité du politique trouble profondément l’exercice de celui-ci 107. Car qui peut déterminer qu’un tirage au sort doit être pratiqué, selon quelle fréquence doit-il être répété, qui détermine l’ensemble de ceux qui y participent ? En termes métaphysiques, la vérité du « tirage au sort » comme marqueur de l’espace politique indétermine celui-ci profondément. La question de son identité est abîmée au profit de celle de sa clôture. L’identité n’est dès lors pas une question politique, car les problèmes politiques doivent être pensés en 105 Catégorie essentielle chez Montesquieu qui le rapproche de Spinoza, comme on le

verra. Cf. outre l’Esprit des lois le « Discours sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences » (1725), Œuvres complètes I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1949, p. 54. 106 « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par le choix est de celle de l’aristocratie », EL, p. 242. 107 « Le sort est une façon d’élire qui n’afflige personne : il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir sa patrie. Mais, comme il est défectueux par luimême, c’est à le régler et à le corriger que les grands législateurs se sont surpassés ». Ibid.


108 Ma lecture de Montesquieu est ici fortement influencée par les écrits d’Alain BADIOU,

lequel, sur de nombreux points (la démocratie, la clôture, l’amour de l’égalité, etc.), permet d'ouvrir une discussion philosophique sur l’Esprit des lois (et avec les traditions dont ce texte monstrueux forme comme une sorte de synthèse irrécapitulable, une mise en scène de ruptures). Cf. notamment Peut-on penser la politique ? Paris, Seuil, 1985 et surtout Abrégé de métapolitique, Paris, Seuil (L’ordre philosophique), 1998.

• PASSIONS D’EUNUQUE • FORMES DES POUVOIRS, ORGANISATION DU RETRAIT

C’est donc dire que la république n’est pas l’anéantissement de l’excellence, mais plutôt son accomplissement, sa sublimation ou, pour filer la métaphore, son passage à la limite. On peut ainsi dire que Montesquieu qualifie l’excellence de manière double, en la faisant dépendre de l’espace politique. L’excellence dans la république est avant tout l’excellence d’un non-rapport, la capacité de se rapporter à ce qui n’appartient pas aux individus ; l’excellence de la monarchie dépend de l’excellence propre à chaque individu. Dans la monarchie, le pouvoir est régulé par des lois, mais si les individus y obéissent, ce n’est pas par une autorité que les lois tireraient d’elles-mêmes, mais en vertu du sens de l’honneur des individus, qui acceptent de subir le joug de

 .   

terme d’ouverture et de clôture, et de durée des rapports de force. Il ne s’agit pas, pour organiser le « tirage au sort », de se demander : « qui sommes-nous ? », mais : « combien sommes-nous et comment va-t-on nous compter ? », et la vérité de cette question n’est ni clôturable ni simplement disponible dans l’exercice même du pouvoir. Si le pouvoir s’épuise à y répondre (et tente parfois de cacher son épuisement en investissant par un leurre inépuisable de nouvelles forces à combler son silence), ce n’est pas parce que les forces lui manquent historiquement (et qu’elles seraient, par contraste, disponibles, en d’autres temps, dans d’autres espaces – que ces forces se nomment nation, patrie, peuple, classe, parti, volonté générale, bien commun, individu responsable, etc.). C’est au contraire parce que l’histoire ellemême est vide, que l’être est l’épuisement et qu’il diffère de sa disponibilité. L’épuisement n’est pas l’après-coup d’un coup raté, qu’il s’agirait de vidanger par une thérapeutique appropriée. La démocratie est à-venir, comme une puissance de changement vers le bonheur, mais le bonheur est vide et il ne sacrera pas l’espace nouveau : il est une simple configuration d’espace ouvert par un certain nombre de coordonnées primordiales, par exemple les quatre principes naturels qui ouvrent l’Esprit des lois 108.


la loi. Les individus n’obéissent pas aux lois parce qu’elles sont bonnes, mais par sentiment d’honneur, c’est-à-dire pour attester de leur propre excellence, et non par amour de l’égalité, par vertu, comme dans la république. Il me semble possible de dire que le principe régulateur de la monarchie est d’ordre esthétique : il est de bon goût d’obéir aux lois ; les hors-la-loi, sous la monarchie, sont des êtres hors-du-goût. Dans la république, les lois ont une valeur par elles-mêmes, elles sont nécessaires et suffisantes. Le principe régulateur est d’ordre géométrique. Le hors-la-loi subit la contrainte automatique de la Loi, seule garante de son autorité. Elles dépendent certes, dit Montesquieu, du climat, de la topologie, d’un certain nombre d’éléments de nature physique, qui font qu’elles ne sont pas universelles, mais qu’elles structurent des États à chaque fois particuliers de l’Univers (comme sur Saturne ou ailleurs, dans le Micromégas de Voltaire, où les géants obéissent à la complexion propre à leur univers) ; toutefois – et ceci ne dépend pas de leur établissement contingent – leur fonction est universelle : elles ne dépendent pas du (bon) goût ; elles ne se rapportent pas à l’organisation des rapports internes à un individu (son sens de l’honneur), mais à l’organisation de ses rapports externes (son sens de la vertu), et cette dernière organisation, elle, est de nature universelle : en effet, elle se rapporte toujours et encore à un même principe : l’amour de l’égalité. C’est donc sur la force des lois que repose la réalité morale de la république : étant donné que le rapport aux lois fonctionne comme un rapport de principe, nécessaire et suffisant, on comprend que Montesquieu ne se rapporte pas ici simplement aux lois positives, mais d’abord aux lois naturelles. Les lois ont la force coercitive d’un théorème mathématique, en même temps qu’une réalité qui dépasse simplement leurs fondations positives. Ce qui fait qu’il n’y a ni république pure, ni monarchie pure : non seulement les frontières sont constamment flottantes de l’une à l’autre, mais elles repoussent toutes deux le spectre du despotisme qui pourrait les engloutir. Le despotisme borde monarchie et république en les menaçant. Le despotisme est le danger sur lequel s’ouvre la monarchie, lorsque l’honneur disparaît et que les pouvoirs, concentrés sur un seul individu, deviennent arbitraires. Son ressort est la crainte.


(Pléiade), 1949, p. 112. 110 Louis ALTHUSSER, La politique et l’histoire, p. 65.

• PASSIONS D’EUNUQUE • FORMES DES POUVOIRS, ORGANISATION DU RETRAIT

109 MONTESQUIEU, « De la politique » (non daté), Œuvres complètes I, Paris, Gallimard

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La démocratie est donc constamment infiltrée par la monarchie, l’amour de la vertu par le sens de l’honneur. C’est précisément cette infiltration constante, qui suppose que le sens de l’honneur ne peut jamais se « réaliser » ou s’épuiser dans l’amour de la vertu, qui crée un espace qui est l’espace proprement politique. En d’autres termes, plus classiques : la politique existe parce qu’il y a « des passions indépendantes du joug des lois » 109. D’un strict point de vue « monarchique », la république semble – avec son nivellement égalitaire – une invention barbare née de la grossièreté des hommes, et d’une certaine paresse à établir des lois. Elle ne connaîtrait pas encore la grandeur du système monarchique, où les hommes se rapportent au général par la force de leurs qualités propres : la république apparaît ainsi comme l’origine mal dégrossie de la monarchie. « Dans l’origine de notre monarchie, nos pères, pauvres, et plutôt pasteurs que laboureurs, soldats plutôt que citoyens, avaient peu d’intérêts à régler ; quelques lois sur le partage du butin, sur la pâture ou le larcin des bestiaux, réglaient tout dans la république : tout le monde était bon pour être un magistrat chez un peuple qui, dans ses mœurs suivait la simplicité de sa nature, et à qui son ignorance et sa grossièreté fournissaient des moyens aussi faciles qu’injustes de terminer les différends, comme le sort, les épreuves par l’eau, par le feu, les combats singuliers, etc. ». C’est pourquoi Althusser peut prétendre avec raison que Montesquieu n’est pas « démocrate », au sens où d’un point de vue monarchiste, « le temps des républiques est passé 110 ». Il faut cependant compliquer ce point de vue, en montrant que la démocratie fournit l’horizon de la vérité politique de la monarchie. Le principe d’égalité qui nourrit la vision démocratique de l’État suppose un dépassement de la monarchie, et non une régression à un stade pré-monarchique des institutions. Elle suppose un sérieux infini accordé aux lois : le sentiment de l’honneur, qui forme la vérité de l’État monarchique au sens où il en est la condition de possibilité dernière, doit se transformer en amour de l’égalité, seul principe du fonctionnement démocratique des institutions. L’amour de l’égalité est un principe, mais il ne peut être assuré que par ce qu’il y a de meilleur dans chaque individu, et qui fait


qu’il est capable de renoncer à ses droits, à ses qualités, à ses aspirations. La démocratie apparaît en ce sens comme une sorte de nouvel « Éden », au sens où elle accomplit l’état de nature, en orientant les principes fondamentaux du désir de société, du désir d’intelligence et de satisfaction des besoins sur un principe de paix lavé de l’orgueil des individus : le pouvoir est ainsi exercé aléatoirement, et personne ne peut triompher socialement de personne, sinon dans la gloire de la science et du travail. C’est pourquoi tous les systèmes politiques visent « naturellement », en quelque sorte, à conjuguer l’excellence de principe du système républicain avec l’excellence de corps du système monarchique. Montesquieu énonce ainsi que la république, dans sa perfection, suppose que les postes soient attribués non selon la compétence propre à chaque individu, mais par tirage au sort strict. L’art de la politique, selon Montesquieu, est celui d’atténuer l’arbitraire républicain tout en le considérant comme principe d’excellence. Montesquieu résume ainsi le rôle de la politique : comme nous ne pouvons pas vouloir nous conformer à l’empire des lois (comme «nous» avons des passions qui résistent au joug des lois), «nous» devons chercher à accommoder l’exigence absolue de la loi par des mesures qui en adoucissent la contrainte. Le corps politique qui parle s’exprime du point de vue monarchique, qui parce qu’il entendrait la voix des passions serait le seul corps politique «à partir duquel» il serait possible de penser. Le «corps» républicain, selon cette idée fournit l'exigence ascétique de penser la transformation radicale du corps monarchique, de «donner» la possibilité d'un corps politique «vers» lequel penser. Car être républicain, c’est être fidèle à la vérité de la Loi, qui est l’égalité ; c’est se soumettre à un ascétisme géométrique. La réalité de la monarchie constitue dès lors précisément la réalité du rapport entre les Passions et la Loi, c’est-à-dire la réalité de la politique. Elle tente d’harmoniser l’austérité de la Loi au goût de l’individu. Elle permet à l’individu d’intégrer l’exigence absolue du respect de la Loi à son propre pouvoir. Le ressort de la monarchie, c’est le ressort du particulier ; le ressort de la démocratie, c’est le ressort de l’universel. La qualité du pouvoir monarchique dépend donc de la qualité des individus dans leur rapport à eux-mêmes, à leur singularité. La qualité de la république, elle, dépend de la qualité des individus dans leur rapport à l’universel. Seul le républicain est capable de penser la vérité de


la politique, c’est-à-dire la justice ; sous la monarchie, on se contente d’en administrer la réalité. La monarchie rend impossible toute tentative de penser la justice : celle-ci dépend de la grandeur et de la grâce par laquelle les grands acceptent de se soumettre à la loi : elle dépend de l’excellence du monarque qui, seul, décide de ne pas être un despote.

111 Cf. le traité « De la politique » in MONTESQUIEU, Œuvres complètes I, Paris, Gallimard

(Pléiade), 1949, p. 112-119. 112 Jean-Luc N ANCY , « Philosophie sans conditions » in Charles RAMOND (éd..), Badiou :

penser le multiple, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 71.

• PASSIONS D’EUNUQUE • FORMES DES POUVOIRS, ORGANISATION DU RETRAIT

Montesquieu a voulu dégoûter ses contemporains de la politique, et leur faire perdre le goût du pouvoir 111. Mais ce dégoût n’est pas un dégoût face à la « pourriture » ou à la « saleté » du politique, et la préservation de la pureté de l’individu, de son espace intérieur et de son intimité, suggérant à chacun de ne pas s’engager pour ne pas s’alourdir d’un inconfort ingrat, pour ne pas avoir « les mains sales » et pour se concentrer sur l’« essentiel » : le soin de son jardin privé, de ses arbustes ou de ses roses. Montesquieu en ce sens n’inaugure pas un « désinvestissement » de la sphère publique (pour pouvoir le dire, il faut supposer que l’on « investissait » auparavant cette même sphère) au profit du quant à soi « privé ». Il veut au contraire maintenir un pouvoir politique fort mais vide, quel que soit celui qui le détient (c’est le sens de l’arbitraire « tirage au sort » dans la répartition des pouvoirs), et donc justement libéré de l’horizon individuel du profit personnel. La loi du pouvoir vise, afin que personne n’y perde, à ce que personne n’y gagne non plus ; dès lors, chaque espace politique légitime à sa manière ce « vide » du pouvoir improfitable, en configurant l’espace par la crainte, l’honneur, l’amour de l’égalité : trois vertus politiques différenciées répondant à la même fin. La politique chez Montesquieu n’est donc pas un lieu épuisé. C’est un lieu, me semble-t-il, « vide d’épuisement » au sens où Jean-Luc Nancy l’entend, « vide ou [vidé] du “plein”, de la pléthore ou de la saturation d’un

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Il y a donc bien une valeur idéale de la république, une valeur repoussoir du despotisme et une réalité de la monarchie (seule forme de pouvoir dont Montesquieu ait jamais connu le règne). Le véritable enjeu du pouvoir (et de l’Esprit des lois), c’est que la monarchie ne tombe pas dans le despotisme : pour cela, la démocratie lui sert d’aiguillon : elle représente la vérité du politique, une vérité ininstituable.


achèvement 112 ». Ce vide est même rigoureusement l’état le plus « naturel », pour ne pas dire la destination originale, du pouvoir. Or ce dessaisissement n’est, en démocratie, ni une position nihiliste, ni un acte héroïque, ni un sacrifice, ni un simple devoir moral (et ceci pour « défendre » Montesquieu, a posteriori, d’une première et injuste salve de type nietzschéen). Ce n’est pas une position nihiliste parce que l’évidement du lieu politique suppose la « montée » des principes naturels : le « vide » du politique a donc une certaine couleur, un certain terreau. Il est « configuré » par la disponibilité au « bonheur » (à la paix, à la satisfaction, à la multiplicité, à l’intelligence) qui, seule, confère au désinvestissement une signification politique pour l’individu (et non simplement pour l’ensemble des hommes)113. Ce n’est ni un acte héroïque ni un sacrifice ni un devoir moral, car il n’y a rien là qui n’appartienne à la nature même de la politique. La « montée » des principes naturels suppose-t-elle une fin de l’histoire (rendue, en quelque sorte, à sa « vérité ») ? Aucunement, car chez Montesquieu (comme chez Rousseau d’ailleurs) la scène naturelle qui situerait un socle de vérité pour l’histoire et en permettrait la représentation manque. Le théâtre est toujours un fait de société, et la nature ne perd ni ne diminue son pouvoir configurateur avec la « venue » de l’histoire. On ne « rétablit » rien par l’histoire, et surtout pas la nature : l’énoncé n’a d’ailleurs aucun sens : il « nous » est impossible de sortir de l’histoire, comme il est impossible à aucun dieu de briser les lois du monde. Si un dieu doit venir, dans l’univers de Montesquieu, il viendra comme une pierre au milieu du ciel, et tombera simplement sur le sol, obéissant aux lois immuables de la gravitation. En ce sens, les « lois de la nature » inaugurent la politique, et l’inaugurent sans fin ni épuisement. Le bonheur est, de toujours et toujours encore, à venir. L’homme ne s’accorde jamais avec sa nature : elle lui ouvre l’espace de son action. Paix, satisfaction, multitude, intelligence : ce sont les coordonnées d’un espace humain vivable. Seule, la démocratie semble capable de tenir pour tous cet espace ouvert : c’est pourquoi elle est insituable et in-finie. Montesquieu a donc bien rêvé le politique, son vide, comme 113 Je traduis et interprète ici librement les quatre lois naturelles exposées par

M ONTESQUIEU en EL, p. 235s.


Spinoza avant lui, comme Diderot et Rousseau et toute la philosophie politique contemporaine dans sa suite. Il a voulu penser la vérité du politique, qu’il a cartographié et dont il a pointé les zones d’ombre, dans lesquelles s’exercent musculeusement et sans scrupule la violence remplie du pouvoir et le débordement de soi dans le politique. Ces zones d’ombre, la tradition occidentale les a identifiées en terme d’investissements, de clôture, de hiérarchie. Montesquieu a supposé que la conservation, l’efficacité, le profit se rapportaient à la qualité des individus et que, noués dans l’exercice du pouvoir, ils suturaient l’espace politique en provoquant immédiatement de l’exclusion. Il a constitué une fable politique originaire faite de vide et de dessaisissement.

114 En assurant la sécurité de chacun : cf. Baruch SPINOZA, « Traité théologico-politique »,

p. 329.

• PASSIONS D’EUNUQUE • MÉDIATION ET CASTRATION

Spinoza donnait au politique la charge de permettre aux individus de viser leur propre excellence 114. C’est aussi ce que Montesquieu vise : c’est pourquoi l’exercice du pouvoir est laissé, pour ainsi dire, dans un non-lieu. Car quelle en est la médiation ? La médiation, à tous égards, est la réalité du pouvoir au sein d’une institution. C’est la médiation qui assure la légitimité du pouvoir, c’est elle qui en est le vecteur, mais c’est du pouvoir seul que vient sa propre légitimité, puisque la médiation n’existe que dans la mesure où « il y a » du pouvoir, où l’« on » exerce le pouvoir. Cela signifie que le pouvoir suprême est toujours, par définition, vacant. Il est vacant dans la république, puisqu’il se rapporte à l’ensemble du peuple de manière indistincte et globale, et il en appelle donc à l’amour de la vertu dès qu’il s’agit de le déterminer « concrètement ». Il est vacant dans la monarchie, où tous les pouvoirs sont rapportés au roi qui n’en a nullement un usage libre, mais qui les rapporte à la possibilité pour chacun de garantir sa propre excellence. Il est vacant dans la tyrannie, où le pouvoir est concentré entre les mains du despote, qui en abandonne l’exercice à ses vizirs soumis par le joug de la peur pour se concentrer sur sa propre félicité. Le pouvoir suprême se rapporte à la puissance du hasard dans la république, de l’honneur dans la monarchie, de la crainte dans la tyrannie. Il est au fond à chaque fois le signe de la nature du pouvoir et de son exercice. La réalité

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MÉDIATION ET CASTRATION




du pouvoir, elle, est distribuée dans les réseaux de médiations que le système politique a établis. Le véritable pouvoir réside dans la simple énonciation de la Loi : c’est pourquoi il faut être attentif au lieu concret où le pouvoir se dit et s’opère. Le pouvoir est ainsi, dans la manière qu’il a d’instituer sa distribution, perpétuellement vacant, mais de manière différente selon les différents types d’État. Il est vacant en droit dans la république, puisqu’il se rapporte à la justice, à l’égalité devant la nature et devant les Lois, et non immédiatement à un exercice. Il se rapporte au principe d’égalité qui transcende ou excède la loi même, et en constitue l’esprit. Il est en « vacance » originaire, puisqu’il s’assure dans l’exercice des médiations, et il manque donc également aux médiations qui en assurent la réalisation. La médiation est en quelque sorte frustrée du pouvoir, en même temps que privilégiée puisqu’elle en assure l’exercice réel. Or, si le fondement n’est pas le même dans le despotisme ou la monarchie, on peut dire cependant qu’il fonctionne également selon le même principe : la réalité du pouvoir, ce sont les médiations ; si celles-ci ne sont pas assurées de la même manière dans l’un et l’autre États, elles sont cependant toutes deux frustrées de la légitimation du pouvoir. La frustration – comme réalité du pouvoir – s’appelle amour de la vertu en république, sens de l’honneur en monarchie, crainte de l’arbitraire en tyrannie. Les médiateurs sont castrés des pleins pouvoirs – de la liberté de céder pleinement à leurs passions et de vivre selon un état de nature : l’exercice du pouvoir est une perpétuelle castration ; par austérité, par générosité ou par peur : c’est la carte totale de l’espace politique. Il en résulte que l’homme de bien selon Montesquieu – qui fuit la frustration, cherche le bonheur et veut la justice – doit fuir au maximum l’exercice du pouvoir, et supprimer au maximum toute médiation inutile. « Il est inutile d’attaquer directement la politique en faisant voir combien elle répugne à la vérité, à la morale, à la justice115. […] Je crois qu’il vaut mieux prendre une

115 [C’est-à-dire les « vertus » « républicaines »]. 116 MONTESQUIEU, « De la politique », p. 112. 117 Jean STAROBINSKI, « Préface » in MONTESQUIEU, Lettres persanes, Paris, Gallimard

(Folio), 1973, p. 36. De manière générale, la préface est tout entière remarquable ; mais le passage sur la castration des eunuques est, lui, décisif – bien qu’il propose un autre développement que celui que je m’efforce de conduire ici. L’eunuque est la


figure incarnée du renversement dont Starobinski fait le ressort de la narration des Lettres. 118 Cf. exemplairement Denis DIDEROT, « La religieuse » (1780), Œuvres II. Contes, Paris, Robert Laffont (Bouquin), 1994.

• PASSIONS D’EUNUQUE • MÉDIATION ET CASTRATION

Si mon analyse est correcte, cela signifie que, pour Montesquieu, toute médiation châtre et qu’on en tire jouissance. Il en est ainsi de même pour la religion, qui médiatise les « biens du salut ». On connaît les critiques appuyées de Voltaire, puis de Diderot, contre cet ordre étrange et inhumain que sont les prêtres, forcés par la nature même de leur état à une frustration perpétuelle118. En l’« absence » de Dieu, c’est l’Église qui assure sa présence visible dans le monde et la médiation des biens du Salut. Dieu est absent du monde, le monde n’est pas une émanation du Dieu : il a été créé de rien, ex nihilo, il en est séparé. Quant à l’Église, elle n’est pas une réalité purement mondaine.

 .   

voix détournée et chercher à dégoûter un peu les grands par la considération du peu d’utilité qu’ils en retirent 116. » Les figures du pouvoir que Montesquieu met en scène dans les Lettres persanes sont claires, et l’image frappante : la réalité de ce « corps intermédiaire 117 » qui assure l’exercice du pouvoir – je reprends ici le nom que lui donne Starobinski –, ce sont les eunuques du sérail. En l’absence d’Usbek, leur maître, ils assurent l’ordre et le bon fonctionnement des lois propres au sérail : ils constituent les fonctionnaires du pouvoir qu’ils administrent. Leur frustration est double : ils ne jouiront jamais ni du pouvoir, ni des femmes sur lesquelles ils ont pouvoir : leur condition terrestre leur a fait perdre la place qui est celle des dieux des fleuves sur l’île de Gnide, et qui est promise aux justes, à ceux qui n’ont pas perdu cet état de grâce qu’on appelle « légitime ». Car les eunuques ne sont légitimes ni comme maîtres ni comme amants : leur seul droit, c’est de servir l’ordre, c’est leur rôle. De cette double frustration, ils tirent toutefois une jouissance torve, qui est celle d’assurer la réalité du pouvoir, c’est-à-dire de distribuer les plaisirs et les peines. Les belles esclaves grondent ? Il faut simplement leur « procure[r] […] tous les plaisirs qui peuvent être innocents ; trompe[r] leur inquiétude ; [les] amuse[r] […] par la musique, les danses, les boissons délicieuses ; [leur] persuade[r] […] de s’assembler souvent ». Le véritable plaisir des eunuques, c’est de sentir qu’ils sont les maîtres d’œuvre du spectacle, et les garants véritables de la structure du pouvoir.


L’ecclésiologie chrétienne lit l’Église dans l’Esprit comme corps du Christ. L’Église est donc seconde par rapport à Dieu : elle répond de Dieu dans le monde, et du monde devant Dieu. Et cependant, comme « corps du Christ », elle assure la réalité salvifique du pouvoir de Dieu sur le monde. Si donc l’Église est bien l’exercice réel d’une médiation, la conclusion logique de cette proposition, c’est que la vérité structurelle de l’Église est d’être une jouissance par castration, dans la mesure où elle n’est pas pénétrée par Dieu, et qu’elle ne peut pénétrer le monde, et qu’elle ne peut s’accoupler ni à l’un ni à l’autre. Elle ne tient pas, dans sa réalité, d’une double nature, mais d’une entre-nature, c’est-àdire, dans la perspective de Montesquieu, d’une contre-nature.

HEUREUSE ANAÏS. LA FABLE REDOUBLÉE PAR LES CONTRAINTES DE LA RAISON

Montesquieu procède par enfermement et castration, afin de libérer les puissances de la raison, les jouissances de la pensée. On a vu qu’il supposait un regard lavé de ses impuretés pour saisir les opacités du monde. L’autre de l’être est cloîtré, caché au regard qui ne saurait le saisir, tenu lié par des contraintes qui stimulent le désir et la volonté de savoir. Cette claustration préserve le regard en lui laissant la possibilité de se concentrer sur les Lois, c’est-à-dire les « rapports nécessaires qui dérivent de la nature même des choses 119 » ; évidence première qui lui permet de considérer, à la manière d’un Persan, un autre de l’être au cœur de l’être, et toutes les opacités du monde.Ailleurs, dans l’àcôté de l’enfermé, des rapports s’établissent, des glissements s’opèrent qui redoublent curiosité et désir. Ainsi le sérail, métaphore habile des Lettres persanes, n’est pas un simple lieu identifiable et circonscriptible : il décrit l’enfermement même du monde – et de l’être –, noué, tissé, ficelé de rapports. Car si nous avons déchiffré en Usbek la figure de l’intelligence, qui tient son sérail et l’objet de son désir à distance pour étendre son désir à l’intelligence du monde, nous avons feint d’oublier Rica, ce double plus heureux qu’Usbek, qui ne possède aucun sérail et qui pourtant parle, semble-t-il, de la même voix qu’Usbek, avec la même intelligence dans la même étrangeté du regard. 119 EL, p. 232.


Mon propos, ici, n’est pas d’analyser l’ensemble du conte, qui prépare par rebondissement le châtiment du mari féroce, car c’est, avant tout la structure de cette fable qui m’importe. Rica l’intitule lui-même un « conte persan [CXLI, p. 341] » qu’il annonce « travesti » pour les usages de la fable. Le lecteur a plutôt l’impression d’un roman à clefs, dont il identifie rapidement les protagonistes. Usbek est lui aussi un mari jaloux qui tient ses femmes enfermées avec une rigueur sans égal, et dont il refuse d’entendre les plaintes (cette surdité provoquera d’ailleurs le suicide haineux et fier de sa chère Roxane). Par ce conte, Rica semble écrire une 120 LP (CXLI), p. 343.

• HEUREUSE ANAÏS

Anaïs est une femme extrêmement belle qui doit supporter la rigueur d’un sérail dont le propriétaire est terriblement jaloux. Un jour, elle ose lui dire que sa politique envers ses femmes est injuste, et qu’elle préfère mourir afin d’être enfin soustraite à son pouvoir. Dans un accès de « furieuse colère », il la tue en lui plongeant son poignard dans le sein. En mourant, elle jure de venger ses compagnes « si le Ciel a pitié de [sa] vertu », puis rejoint « le séjour de délices où les femmes qui ont bien vécu jouissent d’un bonheur qui se renouvelle toujours 120 ». Là, au milieu de prairies et de jardins, elle trouve « un palais superbe », préparé pour elle et rempli d’hommes célestes destinés à ses plaisirs. Alors commence la félicité d’Anaïs, maîtresse unique d’un nombreux sérail.

 .   

S’il en est ainsi, c’est que le sérail de Rica n’est rien d’autre que le monde lui-même, objet du désir et d’étrangetés touchées, dont on est enfermé « à l’extérieur » par le simple fait d’« y » être. Finitude placée au cœur du monde, en face d’autres finitudes qu’elle contemple, touche et observe. Si Usbek pour faire parler le monde enferme ce qu’il contient d’inassignable, cet inassignable – n’étant rien d’autre qu’une part du monde même – parle quand même, et se libère. Pour Rica, l’autre du monde n’a pas à se libérer, c’est le monde même qui est déjà l’autre du monde. Et Rica est l’homme du conte, figure préromantique en même temps qu’homme des Lumières, qui est capable de voir toutes les étrangetés. Dans la lettre CXLI, sans doute la plus importante de tout le volume, il raconte à Usbek au détour d’un enchaînement de destinataires (qui les rend tous anonymes) l’histoire d’Anaïs.


mise en garde détournée en endossant le rôle d’un prédicateur de vérité. Par sa bouche, c’est Montesquieu lui-même qui semble parler en admonestant son double Usbek de la contrainte qu’il fait subir à ses femmes. Sous la pression de l’universel, la fable permet de renverser sur un mode persan les codes du sérail, et de faire jouir les femmes de plaisirs qui ne semblaient promis qu’aux hommes 121. Rien, jusqu’ici, qui se dérobe à l’évidence d’une justice sans opacité. Or c’est justement en ce point que les choses se compliquent. Car le récit de Rica renverse le fantasme du sérail sans en changer la teneur. Il se concentre sur le vertige et l’émerveillement d’Anaïs qui succombe encore et toujours aux plaisirs redoublés de la chair, prise entre deux hommes effacés, figures d’anges sans visages et sans nom qui la mettent sans cesse « hors d’ellemême 122 ». Quant à la deuxième partie du récit, elle fait d’un de ces anges l’arme de la vengeance d’Anaïs, qui se substitue au maître de son ancien sérail et fait connaître aux femmes des douceurs qu’elles ignoraient, « se signala[nt] par des miracles jusqu’alors inconnus [CXLI, p. 347] ». Certes, l’ange est ici une figure de justice. Mais c’est également, pour un narrateur – Rica – et un lecteur – Usbek – mâles, une figure fantasmatique, une figure dans laquelle un homme serait tenté de vouloir s’identifier, voire se reconnaître. Figure double qui fait connaître à Anaïs des plaisirs qu’elle ignore, puis qui devient maître d’un sérail tout entier. S’il s’agit d’une figure de subversion, il s’agit également, et plus fortement encore, d’une figure fantasmatique d’identification, qui fait jouir Rica et Usbek du même jeu justicier. Or Rica apparaît, dans toutes les Lettres, comme la figure même de la justice (et Montesquieu n’est lui-même pas loin, à son tour reconnaissant). Il est lui-même l’auteur de la fable. Si son sérail est imaginaire, il le dispose lui-même pourtant de la même manière que celui d’Usbek, comme le lieu intensificateur du désir qui permet un regard juste sur le monde. Anaïs est certes heureuse : elle a eu raison du monde. Mais c’est Rica qui lui a rendu raison en prenant

121 Point de départ de quelques lectures féministes de Montesquieu qui y décèlent un

accès de lucidité (ou une mise en scène non pensée) dans sa misogynie profonde. Cf. not. Jeannette GEFFRIAUD-ROSSO, Montesquieu et la féminité, p. 373 et Pauline KRA, Religion in Montesquieu’s « Lettres persanes », Genève, Institut et musée Voltaire, 1970, p. 113-120. 122 LP (CXLI), p. 345.


la figure voilée d’un ange. Sa jouissance lui vient d’un plaisir de substitution et d’effacement, car c’est lui qui écrit le corps d’Anaïs, décrit ses troubles et lui impose des figures sans visage à ses côtés, qui la font succomber de plaisir. L’ange, cette figure sans nom et sans visage, est alors sur tous les plans la figure victorieuse – et « exemplaire » – du conte. On entend alors la voix de Caillois murmurer que les vaincu(e)s n’ont pas à se plaindre : la justice n’a, ici encore, rien d’innocent : l’obscure volonté de son désir s’y récapitule en toute clarté.

 .   

Outre l’effacement et la transparence opaque, une autre grande figure de cette première partie était la figure de l’enfermement et de la contrainte. Mon propos à l’égard de l’exercice de la pensée chez Montesquieu peut se résumer dans la synthèse suivante : il procède par une série de figures (en)fermées, figures imaginaires sur le fond de l’infinité de l’être, qui en corrode la « préservation » par des fissures nombreuses et intérieures. Si la pensée tient à ces clôtures, c’est pour ouvrir son espace de liberté. Les figures de finitude préparent ainsi, en se soumettant aux coups portés par l’infinité du monde, les jouissances redoublées de l’intelligence et du corps.

• HEUREUSE ANAÏS


Notre premier cristal étoilé, humaniste et transparent, matérialise un type d’écriture (et de pensée) qui porte l’opacité du corps dans la pureté de sa lumière. L’étrange est dans l’œil, qui a besoin de rêver cette étrangeté pour croire qu’elle lui échappe, qu’il ne la voit pas, dans la hantise de l’œil mort. Ce regard porte l’opacité de son ouverture comme de son propre commencement, de la première fois où son œil s’est ouvert. La pensée dès lors cache (et révèle) son incapacité à capitaliser ses ressources autrement qu’en jouissant d’une contrainte. Un deuxième cristal étoilé commence alors à briller dans la nuit, sa lumière est différente ; car il s’agit maintenant de penser comment cette opacité est bruissée par sa propre immanence, comment elle est informée, déformée, transformée par l’anonymat du monde. Le monde apparaît comme une puissance capable à la fois de faire disparaître et d’inventer à l’infini. Ses clôtures portent alors d’autres noms, ruptures instauratrices, prises de parole, inventions du quotidien et fables mystiques.


.    Michel de Certeau ou la traversée des clôtures



MORT

L’ADIEU AU PASSÉ

Gallimard (Folio Histoire), 2002, abréviation : HS, p. 188s. Sauf indications contraires, c’est toujours moi qui souligne (de même dans la suite).

• MORT • L’ADIEU AU PASSÉ

123 Michel de CERTEAU, « Histoire et structure » (1970), Histoire et psychanalyse, Paris,

 .   

Le travail d’historien obéit, pour Michel de Certeau, à des règles éthiques exemplaires. Il est une nécessaire mise à distance, une disjonction obligatoire, une ascèse de la séparation : nécessités nées de la pratique de l’histoire elle-même. Celles-ci ne sont pas dues à un souci d’honnêteté méthodologique, mais à une étrangeté, une opacité irréductible venant de l’objet même de l’histoire, la contrainte d’un absent, d’un silence, d’une mort. C’est l’histoire elle-même qui pratique cette disjonction. Ainsi, dit Michel de Certeau, c’est en étudiant inlassablement pendant de nombreuses années les textes des auteurs du XVII e siècle, que ceux-ci lui sont devenus étrangers, plus étranges et plus obscurs à mesure qu’il les fréquentait, qu’il voyageait à travers leurs textes, qu’il devenait plus qualifié pour en parler : les auteurs mystiques lui échappaient à mesure qu’il les lisait mieux. Au cours de son travail d’historien, « les chrétiens du XVII e siècle se sont dévoilés comme une île sort de la mer ». Michel de Certeau décrit alors la prise de conscience de cette opacité : « un pays différent apparaissait, là où je l’attendais le moins. Surprise, car la destination du travail est nécessairement liée aux lieux d’où l’on part, à ce que l’on est. Ce qui détermine ce départ, c’est disons-le franchement, une recherche d’identité. Je partais chercher au XVII e siècle quelque chose dont je présumais que c’était identique à ce que j’étais, chrétien du XX e siècle. La question se posait pourtant en cours de route : qu’allais-je scruter dans les poubelles de l’histoire, parmi tant de restes, de débris ou de manuscrits déraisonnables ? Pendant sa première étape, la recherche scientifique ressemble à celle du crocheteur lorsque, exhumant de sa poubelle les restes de menus ou de vêtements, il fait, de ses choses qu’il tient au bout de son crochet, le rêve de la maison où il n’entrera jamais, de repas et d’intimités qu’il ne connaîtra jamais. Ethnologue en puissance, le clochard invente des mondes où il n’entrera jamais. Ce qu’il ressuscite n’est que son rêve. Originellement, l’historien en fait autant avec les débris qu’il recueille […]. Il ne trouve l’autre qu’à travers son imagination. C’est un érudit, pas encore un historien 123. » Dans ce premier


effort (que l’on appellera un effort traditionnellement herméneutique), Certeau recherche du sens en allant piocher dans des endroits de l’histoire où il semble se terrer et cacher ses significations nourricières – non pas, on l’aura noté, dans des forêts giboyeuses, mais au détour des poubelles, dans les ordures et les pourritures. « Je passais ainsi parmi les morts en leur volant des mots perdus que je ne savais pas parler. Finalement, je me répétais dans ces fragments de leur langage qui, à mon insu, me disaient leur absence 124. » Or l’absence n’est pas l’effet d’un manque d’érudition : elle apparaît au contraire au comble de l’érudition et du travail, au cœur de l’attention accordée à l’autre, au plus fort de la disponibilité qu’on lui offre. « À force d’examiner ces feuillets noircis d’une poussière multicentenaire, à force de ficher un vocabulaire désarticulé, à force d’être un érudit bricoleur dans les régions silencieuses d’Archives municipales ou départementales, à force d’habiter dans les salles de consultation de Bibliothèques, grottes où l’on « conserve » les cadavres d’antan, à force de lire, mais sans jamais pouvoir les entendre, des paroles qui se réfèrent à des expériences, à des doctrines ou des situations étrangères, je voyais s’éloigner progressivement le monde dont j’inventoriais les restes. Il m’échappait ou plutôt je commençais à percevoir qu’il m’échappait ». C’est à ce moment que l’érudition se décolle et que commence le travail propre aux sciences historiques : « c’est cette absence qui constitue le discours historique. La mort 125 de l’autre le met hors de portée et, à ce titre même, définit le statut de l’historiographie, c’est-à-dire du texte 126 historique 127 ». L’histoire commence avec une mort, une absence reconnue, quand l’érudition reconnaît ne pas pouvoir disposer de ce dont elle parle. Ce n’est pas le passé qui soudain devient absent (il l’a toujours été), c’est le regard qui s’éduque et se modifie : « non que ce monde ancien et passé bougeât ! Ce monde ne se remue plus. On le remue. Il change si l’on veut, parce que je change de regard. Je n’en attends et n’en vois donc plus la même chose. Avec mon désir se modifie ce que j’en savais ». Cette modification vient nécessairement signifier une altération du désir, qui 124 125 126 127

HS, p. 189. [C’est Michel de Certeau qui souligne]. [Idem]. HS, p. 189s.


• MORT • L’ADIEU AU PASSÉ

128 [C’est Michel de Certeau qui souligne]. 129 [Idem]. 130 HS, p. 191.

 .   

portait jusqu’alors une troublante recherche d’identité. L’opération de l’histoire ne (nous) laisse pas identique, elle (nous) altère. « Un malaise me saisit alors : ces chrétiens d’hier, ces « spirituels » du XVII e siècle, ces théologiens de l’âge classique, ces membres de la Compagnie du Saint Sacrement, ces apôtres circulant dans les campagnes françaises, je les avais cru identiques 128, mais simplement parce que je cherchais à déceler, à forcer une identité sous la diversité des temps et des lieux ». C’est alors le regard intéressé de cette première herméneutique qui soudain se dévoile, son motif pieux. « Il y avait là une apologétique inconsciente et personnelle. Je visais à me retrouver ou à nous retrouver aujourd’hui dans ce passé. C’est ce qu’on appelle pieusement reconstruire l’histoire. La « résurrection » du passé consiste à le faire tel que nous le souhaitons. Or cela s’avérait impossible. Car ces chrétiens du XVII e siècle me devenaient 129 des étrangers non pas grâce à ce que je connaissais d’eux mais grâce à ce que j’apercevais de ma propre ignorance et de leur résistance.Tapis chez les bouquinistes, rangés dans les forêts métalliques des Bibliothèques et des Archives, ces spirituels me devenaient des « sauvages » au sens où Lévi-Strauss parle de ses Bororos ou autres populations ». C’est alors que se dévoile ce qui constitue le nœud de la méthode historique, la reconnaissance d’un reste et le traitement d’une opacité qu’il est impossible de réduire : « Cela m’apprenait, et nous apprend, à nous historiens, qu’il y a, caché dans ce passé, une certaine structuration qui nous résiste et, d’autre part, caché dans mes préjugés ou dans nos intentions présentes, un type de structuration qui déterminerait le premier regard de la curiosité tournée vers eux. Dans ces deux formes du « caché », l’histoire véritable naît ; elle les articule en un discours, en un tissu, en discours jamais clos […]. Ce passé, en apparaissant peu à peu organisé en fonction d’une cohérence cachée (d’une vie morte, irréductiblement absente et autre), dévoile à l’historiographie la situation d’ensemble actuelle et particulière que chaque travail suppose et cache à la fois 130. » Cette opération tranchante est pour la théologie (et pour la pensée certalienne) la cause d’un premier effroi, elle qui tente de penser, dans le rapport au passé, la question de sa propre identité : Certeau avoue avoir cherché, dans le passé et l’histoire du christianisme, une identité


chrétienne. Or ce passé est mort, irréductiblement absent et autre. Surprise : le christianisme, son histoire et ses fables, n’appartiennent plus au monde des vivants : ceux qui s’y rapportent en sont altérés, par un travail que tous supposent et cachent à la fois. Ceux qui prétendent ressusciter le passé ne ressuscitent que leurs rêves. L’histoire devient ainsi le chiffre d’une procédure de désappropriation, le vivant rapport à ce qui nous altère de notre passé – comme l’ethnologie est le chiffre d’une autre procédure, le vivant rapport à ce qui nous altère de notre culture. Rupture instauratrice. L’histoire est ainsi le vivant passage à la vie d’un présent qui fait le deuil de son passé et de ses morts. On y retrouve alors, dans ce qui inaugure l’écriture de l’histoire, la figure même de l’historien et de ce qui l’inquiète, de ce qu’il ne peut faire parler : Michelet y apparaît « “studieux et bienveillant, tendre […] pour tous les morts” » dont il parcourt les mondes. Dans cette marche continuée, il va « “d’âge en âge, toujours jeune, jamais fatigué, pendant des milliers d’années” 131 », habité – voire traversé par ce regret à l’égard d’un autre – la foule – qu’il n’a jamais réussi à « faire parler ». Jeunesse toujours recommencée de l’histoire, qui n’est pas tournée comme on le croyait vers un passé, mais vers l’enfance toujours à venir du monde. On ne peut pas faire parler les morts. Cette coupure redouble, chez Certeau, un problème qui est de nature théologique - à l'égard de ce qu'on appelle une identité ou une tradition, une "généalogie", un lien organique avec le passé par lequel une communauté de sens cherche à s'organiser. Car la rupture avec le passé n’est pas simplement la difficulté – ou l’impossibilité – de penser une quelconque «catholicité» 132 : c’est une vraie rupture à l’égard de ce que le présent croyait enchanter comme son propre passé, vivant des mêmes significations. Dès lors, La fable mystique va-t-elle proposer une nouvelle manière de penser le rapport au passé, à travers l'exemple de la «mystique chré131 Michel de CERTEAU, L’écriture de l’histoire (1975), Paris, Gallimard (Folio Histoire),

2002, abréviation : EH, p. 13. Ce sont les mots de Michelet lui-même, cités par Certeau. 132 HS, p. 191. Cf. Franz Camille OVERBECK qui, sur la même question mais dans un tout autre contexte idéologique, avait pour sa part parlé d’une impossible « christianité ». Cf. « Über die Christlichkeit unserer heutigen Theologie (1873) » in ID., Werke und Nachlass I. Schriften bis 1873, Stuttgart / Weimar, J. B. Metzler, 1994, p. 155-256.


1990, abréviation : FM.

• MORT • L’ADIEU AU PASSÉ

133 Michel de CERTEAU, La fable mystique, 1. XVIe-XVIIe siècle (1982), Paris, Gallimard (Tel),

 .   

tienne». L’opération historiographique commence par un découpage, une détermination, la délimitation d'une période singulière qui la fait formellement ressembler à l’opération archéologique de Michel Foucault 133. Au découpage d’un âge classique qu’opère Foucault en le circonscrivant par l’histoire de la folie enfermée, Certeau répond en circonscrivant l’équivalent d’un âge de la mystique. Cet âge naît en Espagne, dans l’aristocratie déclassée qui, écartée du pouvoir et de la dignité de ses propres représentations, crée un nouveau corps et un nouveau type de savoir qui prétend décrire ce qui dans sa chair touche son impossible rapport à un Autre qu’il désire. Ce corps meurt au XIX e siècle, lorsque le discours clinique et médical crée à son tour un corps nouveau, invente la physiologie et abandonne le château de l’âme au théâtre des pulsions. La mystique s’épuise dès lors en une nouvelle économie et se trouve re« jouée » par le désir, la répulsion et les troubles fascinations du corps. Si on parle alors encore de mystique, c’est au nom de procédures singulières qui miment sur le corps une littérature altérée de ses références originaires : mystique par l’après-coup impossible d’une mimesis déformée. L’image de la goutte d’eau dans la mer ou celle du marcheur blessé parlent encore à chacun d’un sens qu’il peut rêver en jouant. Fable n’ayant plus le pouvoir de parler que comme fable d’elle-même ; fiction redoublée par l’absence de sa référabilité ; événement créant la possibilité d’une réappropriation radicale du sens, ouverture d’une nouveauté par l’épuisement formel de son propre contenu, la désagrégation de son lieu. Si la mystique se comprend comme le langage d’un corps, c’est qu’elle apparaît, dans l’effondrement général des significations et des références d’une culture, comme la dernière possibilité de les faire signifier en les faisant porter par le corps. Dès lors, un effroi supplémentaire vient saisir, dans ce tableau général, la théologie : car l’âge de la mystique nomme ainsi la dernière possibilité de faire vivre le christianisme, sa fable, son histoire et son monde, en les faisant porter par le corps singulier, en le faisant transir par l’impossible rapport à cet autre du monde qui lui donnerait, justement, le monde à aimer. De ces effrois répétés et de ces sanglantes coupures, l’histoire doit alors rendre raison, sans rien (se) dissimuler.


Car de ce corps mystique ou chrétien, de cette représentation passée, Certeau s’affirme au moins par deux fois délivré : une première fois par le deuil d’une histoire, restituée à son étrange configuration, agencement de jadis qu’aucun coup de dé jamais ne rétablira. Une seconde fois par l’opération vivante de l’histoire, qui coupe l’ombilicale provenance des corps par un geste d’autorité, avec la sûreté d’un clinicien habitué à dissocier les enfants de leurs mères et à recoudre la peau du ventre pour préserver ainsi deux corps à la fois saufs et distincts l’un de l’autre. Non seulement Certeau en est séparé, mais il faut qu’il le soit, par la nécessité de cet autre à venir qui s’inscrit dans le corps, et auquel l’histoire permet de faire droit. C’est ce que Certeau, d’un premier geste, affirme. Dans ce premier moment, l’archéologie semble alors interdire toute généalogie : les couches se superposent les unes aux autres, sans infiltration. Il y a quelque chose en elles qui les altère de leur provenance : le langage de la rupture le souligne, presque à regret. La rupture instauratrice guidant l’Écriture de l’histoire tout en ouvrant de nouveaux horizons mobilise de nouvelles forces, et fournit à la Fable mystique son socle méthodologique et sa légitimation, en lui accordant l’apparente évidence d’une méthode – l’histoire – et d’un statut – le texte d’un historien « préservé » ou « endeuillé » de son sujet. Dès les premières pages de la Fable, Certeau verse donc une larme sur l’étrangeté inexorable de son objet, une larme à laquelle Voltaire n’aurait sans doute pas refusé le nom de jésuite. Car un braconnage ambigu vient immédiatement de commencer. Il s’opère dans le corps même du texte ; et Certeau trouble lui-même la Loi qu’il s’était donnée et à laquelle il prétendait se soumettre. La psychanalyse raconte certes qu’on ne sépare pas ainsi impunément une mère de son enfant : vieille histoire sur laquelle il faudra revenir. Toutefois, et c’est là l’essentiel, ce trouble n’annonce pas un retour, une restitution ou un renouement, une «récupération» ou une réaction, mais trouve son sens dans un redoublement de la coupure, une plus vive et plus forte affirmation de la rupture, une sorte de révolution.


BRACONNAGES

Gallimard (Folio Essais), 1990, abréviation : AF, p. XXXVI.

• MORT • BRACONNAGES

134 Cf. Michel de CERTEAU, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire (1980), Paris,

 .   

Certeau aime l’image du braconnage 134. La pratique de l’histoire devient une affaire de chasse illégitime, avec des proies, du sang et des morts. Elle est le coup d’un meurtre carnassier toujours recommencé, affaire singulière qui trouble les règles instituées. Elle s’opère sans être légitimée par aucune Loi : ni celle de l’académie qui lui ordonne de se défaire de ce qu’elle tue, ni celle de l’institution religieuse qui lui ordonne de l’en nourrir. Certeau se tourne vers ce corps dont il se dit séparé, et, d’abord, par l’histoire et par la splendeur du style, le fait revivre. Il « ressuscite » obliquement cette mystique effectivement perdue. Par l’histoire, car la Fable mystique place l’aristocratie espagnole de jadis dans la même situation socio-politique que le bourgeois d’aujourd’hui tel que l’Invention du quotidien le dépeint. Tous deux sont écartés du pouvoir et de la dignité de leur propre représentation : jadis par les révolutions économiques qui dégradèrent la situation de familles de sang et qui virent monter l’influence d’une bourgeoisie marchande qui la dépossédait de ses terres ; aujourd’hui par le quadrillage infernal et multiple de la société spectaculaire, où la représentation de soi sert l’ordre qui l’organise et maintient toujours l’effectuation de son propre rapport de force. C’est pourquoi on voit apparaître dans la culture de chaque époque des arts de faire qui détournent les significations établies par des rapports de force désavantageux. Et ainsi, de même qu’on braconne aujourd’hui les figures de l’ordre, sainte Thérèse d’Avila ou saint Jean de la Croix braconnaient hier la tradition chrétienne. Ce qui a néanmoins changé, c’est la désignation du corps social qui résiste aux figures patriarcales en mimant le jeu ambigu de l’identification et du meurtre : jadis aristocrate et chrétien, ce corps social est, aujourd’hui, sourdement anonyme, foule immense et désœuvrée. Ce braconnage reste, toutefois, une opération sur un passé absent : effectivement donc, thèse ambiguë sur laquelle il faudra revenir, le christianisme est mort. L’anonymat de la foule est alors l’impossible désignation (et assignation) de la résistance, elle est la voix sans langage (mais non sans timbre ni sans effet) de la résistance désœuvrée du monde. Les significations sont détournées, créent des interstices dans la belle homogénéité de toutes les figures d’ordre. On


invente le quotidien, on braconne, « ça » braconne, partout et toujours. Pour Michel de Certeau, cette interprétation de la dimension immédiatement politique du braconnage des significations est peut-être une manière de dire, après la volatilisation de Mai 68, la reprise en main post-conciliaire de l’Institution Catholique, le triomphe du citoyen consommateur et l’écrasement des résistances diverses en Amérique latine, que, sous Giscard d’Estaing puis sous Mitterrand, quelque chose, en dessous, de presque invisible continue quand même à résister, à opérer librement, à créer des interstices et des failles dans la systématique du pouvoir. N’en déplaise à Voltaire, le réel est jésuite, toujours, profondément. Le sujet toujours déclassé ploie toujours sous la Loi, quelle que soit sa couleur. Mais il trouve, dans son effacement, son altération ou son anonymat, les ressources nécessaires pour exercer sa liberté. Devant le triomphe des figures d’oppression, le sujet devient anonyme, se fond dans la foule et se laisse séduire par les mille arts de faire qui lui permettent de ruser, de survivre en déjouant, sans pouvoir les renverser, la Loi et l’Ordre. En d’autres mots : de survivre en braconnant. Il est possible que se rejoue ici une sorte de scène originaire, une mythologie enfantine d’un rapport délicat au christianisme et à l’institution : le rapport d’enfant à adulte, à la figure de l’adulte, du Père et de la Mère, mais aussi rapport de celui qui ne parle pas encore, ou qui se réfère à ce qui est en lui in-fans, sans parole, sans langage : ce que je tente de toucher ici, c’est la voix de Michel de Certeau, et peut-être sa théologie : j’y reviendrai 135. L’enfant est celui qui ne peut vivre seul, et qui dépend d’autres pour lui assurer sa subsistance. En d’autres mots, le rapport enfantin dont je parle touche aussi le rapport de Certeau aux conditions matérielles qui lui permettaient de vivre et de travailler. Le catholicisme d’une part, l’académie d’autre part, deux figures de l’Ordre que Certeau s’amusa à déjouer sans cesse sans que l’on puisse le soupçonner – on le soupçonna toujours – de vouloir leur nuire, dans lesquels il braconna sa propre survie en y 135 Cette allusion à la voix et à l’enfance me vient de Giorgio AGAMBEN, Enfance et his-

toire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire (1978), traduction d'Yves Hersant, Paris, Payot (Petite Bibliothèque), 2002 et ID., Le langage et la mort. Un séminaire sur le lieu de la négativité (1982), traduction de Marilène Raiola, Paris, Christian Bourgois, 1997.


laissant ouverte la blessure du sens. Certeau joue de la splendeur du style comme d’une alchimie, et la rupture instauratrice revêt tous les apprêts d’une transmutation de la matière. L’écriture devient pierre philosophale, investie d’un double et étrange pouvoir.Tout d’abord, sa tâche est de changer l’or en plomb, afin de faire taire les enthousiastes du signifiant et les rêveries patrimoniales des herméneutes. L’écriture est le geste d’une rupture, d’une brèche irréparable avec un passé qui ne reviendra plus jamais. Le christianisme, son dieu et sa fable sont morts. La Fable mystique en est la plus belle des pierres tombales. Mais le spectre s’insinue dans le corps. Le plomb, dans le secret du signe, dans le silence d’une chambre fermée, s’assimile à de l’or.

Certeau a abîmé la préservation des corps, tout en tissant des liens,

• MORT • BRACONNAGES

Mais le braconnage, c’est aussi – et surtout – l’affaire du quotidien : il s’agit de fournir sa table de mets que les lois ne vous autorisent pas à obtenir. Ce sont les nourritures terrestres que l’on dévore en se cachant des lois divines qui prétendent vous y soustraire. Face au quadrillage organisé de l’espace social, à la surveillance généralisée de la société spectaculaire, Certeau fait l’étrange pari d’une soustraction des sujets à l’empire qui les domine. Les sujets se débrouillent, dans leur quotidien, pour simplement vivre. Ils s’affairent, ils cuisinent, ils bricolent. Leurs procédés de subjectivation induisent des écarts multiples dans l’usage qu’ils font des mots et des choses, et ces écarts signifient leur espace de liberté.

.   

L’univers du braconnier n’est pas la forêt profonde hantée de créatures étranges. Ce sont les parcs ou les forêts giboyeuses que possèdent les seigneurs où l’on braconne pour survivre : on y déjoue alors règles et lois. Si l’on est pris, on risque d’y laisser sa peau. C’est une pratique dangereuse et vitale, une affaire de vie ou de mort. D’où le grand enjeu du style de Certeau, si lumineux et contourné : il ne faut pas laisser supposer que toute cette histoire est une affaire de chasse. Il faut que les cadavres semblent morts d’eux-mêmes, et qu’ils n’aient pas eu à souffrir du couteau de l’historien. Si le sang coule, si les chairs s’écartent et lâchent, ce n’est pas l’historien qui en est d’abord responsable : il ne fait que repérer les corps étouffés dans les collets du temps. Il est un médecin légiste, un employé de la morgue universelle, œuvrant pour la vie, puisqu’il sépare les corps morts des vivants.




synchroniques et diachroniques, dans le corps vivant de l’humanité. Il a du coup préservé la singularité des corps et leur histoire, en rendant justice à leurs pratiques, leurs touchers et leurs appuis, leurs arts de faire et leurs échanges. Ainsi a-t-il mis en lumière l’étrange geste, salvateur et meurtrier, qui guide la plume de l’historien. Le pouvoir qu’il exerce, c’est la périodisation, par laquelle il déclare solidaire des pans entiers de l’histoire dont il se désolidarise lui-même et dont il cherche à se préserver. La période est pour lui, à la fois, la condition lui permettant de produire un discours adéquat (conforme au souci de vérité et de fidélité des modernes) et le geste lui permettant d’éviter un naufrage certain dans la mer des documents, des objets et des gestes muets qu’il sélectionne et se propose de faire parler. L’objet de l’histoire, c’est le passé, c’est-à-dire un cadavre qui n’existe pas, et dont on ne connaît que quelques objets épars, dont on n’est d’ailleurs pas certain de pouvoir adéquatement les rassembler. L’histoire est donc l’affaire d’un meurtre originaire, constamment refoulé, et dont le refoulement garantit la possibilité d’un discours. L’historien, par ce geste, s’autorise – même à regret – à parler pour les morts. Les morts de l’histoire deviennent des fétiches : on pleure leur absence comme on craint leur jugement. Comme le père que la horde commence par massacrer pour se constituer, le mort devient à la fois totem et tabou. Le passé exige justice, sous peine de venir hanter le présent. L’histoire se défie des spectres : ses procédures visent à rendre les morts justiciables de son discours, et à marquer symboliquement leur absence. En se rapportant au passé, l’histoire conduit alors sa propre analyse.

UNHEIMLICHKEIT DE LA DE MORT

« En face de moi, à l’hôpital, un patient assis dans son lit me regarde ironiquement. Je l’ai d’ailleurs toujours trouvé un peu narquois. Son regard me met mal à l’aise, comme d’habitude.Tout à coup je me rends compte que, depuis une minute environ, il est mort 136. » Un mort regarde de son regard mort. Ce regard ne voit rien, il ne nous parle plus, du moins plus de la langue que parlait le mort, ni de celle que nous lui entendions lorsqu’il était vivant. Nous savons que le mort ne bougera pas, mais ce regard nous obsède. 136 Max DORRA, La syncope de Champollion, Paris, Gallimard, 2003, p. 141s.


Nous y revenons encore avec un effroi répété. Et ce regard de mort cache pour nous à jamais le regard vivant qu’il abritait alors. Il nous faut détourner la tête, ou lui fermer les yeux. Lorsque Certeau décrit son rapport avec Surin, il le décrit comme la relation à l’égard d’un mort. Surin ne nous ressemble pas, et la pratique de l’histoire, à la manière d’un médecin légiste venu faire l’autopsie du corps, est venu nous confirmer, cliniquement, son décès. Surin ne se relèvera pas, son monde est passé. Il ne parlera plus, sa voix nous est à jamais perdue. L’absence ne sera pas surmontée. Certeau ne s’est jamais remis, semble-t-il, de ce regret : la mémoire de Surin l’habite, elle résonne jusque dans les chants qu’il fait entonner lors de sa propre mort137.

Cependant, l’image de la mort est peut-être une image moins inquiétante que celle du sommeil, vers laquelle on reviendra. Il y a en elle quelque chose de définitif qui annonce un travail possible : la nouveauté d’une distance, le détachement d’un deuil ; elle est un événement qui permet les coupures du sens. La mort est une plus grande rupture, semble-t-il, que le sommeil, car celui-ci garde quelque chose de paisiblement vivant, appartient 137 Cf. François DOSSE, Michel de Certeau. Le marcheur blessé, Paris, La Découverte,

2002, p. 9-26. 138 Sur l’angélologie, cf. Michel de CERTEAU, « Le parler angélique. Figures pour une poé-

tique de la langue » in Sylvain AUROUX, Jean-Claude CHEVALIER, Nicole JACQUES-CHAQUIN et Christiane MARCHELLE-NIZIA (éd..), La linguistique fantastique, Paris, Joseph Clims — Denoël, 1985, p. 114-136.

• MORT • UNHEIMLICHKEIT DE LA MORT

UN MEURTRE POUR LES VIVANTS

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L’œuvre de Certeau est peuplée de ces morts qui ne se relèveront pas, de ces discours étranges dont nous observons les cadavres et dont nous craignons les spectres, dont nous sommes incapables de saisir la mesure, par l’étrange prétention de science qu’elles recouvraient : l’angélologie et la mystique sont des sciences qui se proclamaient rigoureuses, elles sont les inquiétantes étrangetés du savoir ; sciences déviantes qui troublent la belle systématique de l’ordre, en instaurant un ordre de procédés et de stratégies énonciatives plus étranges encore. L’angélologie ou la mystique, c’est le langage de l’ordre que l’ordre ne reconnaît plus. Langages morts qui pourtant inquiètent les vivants, car ils en miment les procédures et les opérations 138.

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à la vie, sert à penser le vivant depuis son intérieur, alors que la mort promet de libérer l’espace des vivants. Elle est la promesse d’une coupure active, d’une décision à prendre, d’un deuil à faire. L’histoire, qui pratique ce travail de deuil, opère par « ruptures instauratrices », par « écarts pertinents 139 », par « rite d’enterrement ; elle exorcise la mort en l’introduisant dans le discours [p. 139] » ; L’histoire « fait des morts pour qu’il y ait ailleurs des vivants [p. 141] », elle « libère le présent [p. 141] » ; elle « re-présente des morts le long d’un itinéraire narratif [p. 139] », des morts dont elle a perdu la vie et le sens. Disposés en une « galerie [p. 138] » devant laquelle on passe pour regarder, les morts de l’histoire abîment tout partage d’un dire commun aux morts et aux vivants : « le dire est sur sa limite, au plus proche du montrer [p. 139] », limite au-delà de laquelle il n’y a plus rien à dire, et dont le seul rôle est de libérer le dire des vivants, libérer leur possibilité de parler. « Nommer les absents de la maison et les introduire dans le langage de la galerie scripturaire, c’est libérer l’appartement pour les vivants, par un acte de communication qui combine à l’absence des vivants dans le langage l’absence des morts dans la maison. [p. 141] » Alors que le sommeil sans réveil ne sert à rien, la mort peut être entraînée dans les procédures du sens. Elle est une métaphore utile, l’autre dont il s’agit de se préserver, l’assurance d’un silence sans parole. La métaphore de la mort donne à la pratique de l’histoire la bonne conscience d’un nettoyage, d’une épuration. Elle annonce la fin des sortilèges d’un passé qui nous trouble. Et pourtant : l’histoire d’Œdipe commence lorsqu’il tue son Père. La mort introduit l’unheimlich dans le corps des vivants : c’est sans doute là son geste le plus profond d’altération, qui fait changer les corps. L’historien règne sur sa propre morgue. Il dispose les corps morts, qu’il découpe méthodologiquement pour en faire l’autopsie. De tous les assassins, le seul meurtrier parfait est le médecin légiste, car il est le seul à connaître le crime qu’il a perpétré. Il répertorie les cadavres qu’il a préalablement tués et dont il fait l’autopsie avec la sûreté clinique et la précision péremptoire d’un homme qui connaît son métier. Il n’a rien à craindre de la mort dont il se préserve en momifiant des cadavres. Pourtant dans sa morgue méthodique, il s’aperçoit soudain que l’une de ses victimes le regarde, de son regard froid et mort. Il veut lui 139 EH, p. 139.


fermer les yeux, et les paupières s’ouvrent encore. Un regard mort le regarde, bien que, dans sa mort, il ne regarde rien. Or c’est justement le rien de ce regard qui regarde, et qui regarde avec l’intensité froide et inquiétante d’un corps qui est, pour nous, mort, absolument : il n’y a pas, en effet, de mort-vivant.

140 Allusion discrète au beau livre de Sarah KOFMAN, Paroles suffoquées, Paris, Galilée,

1987 : cette mise au pas de l’étrange ou de ce qui suffoque, c’est également la peine de ce qui cherche à sortir et ne le peut pas.

• MORT • UN MEURTRE POUR LES VIVANTS

D’où vient cette inquiétude, cette Unheimlichkeit, cette inquiétante étrangeté ? N’y a-t-il pas en elle quelque chose qui nous trouble, comme est troublante l’organisation de l’espace dans un tableau de Jérôme Bosch ? Les autres s’infiltrent pour fêler l’organisation que le regard tente d’organiser, la vision que l’intelligence exige pour ses procédures de clarté. Inquiétantes proximités à l’intérieur du tableau, inquiétante proximité à l’intérieur de l’histoire : car ce tout irrécapitulable dont la mystique s’est faite la science, n’est-ce pas précisément ce que nous appelons, aujourd’hui, monde ? Cet art de donner voix à la suffocation, à l’impossibilité de la parole, n’est-ce pas ce que la théologie s’était promise de penser, et ce que le christianisme a prétendu porter ? Unheimlich, cette pensée doit nous obséder. Car en elle se joue le rapport de Certeau non

 .   

L’ordre exige de l’étrange une parole assignée : il veut le faire parler, le laver, faire taire par l’écriture son étrangeté sale, lui donner la propreté d’une parole, lui imposer la marque d’un langage qui serait, au moins, le sien, s’il refuse toujours d’être le nôtre. L’ordre, qui est l’ordre du discours, de notre langue la plus commune, exige de l’étrange qu’il fasse taire sa parole suffoquée 140 : qu’il suffoque ou qu’il parle ! qu’il meure ou qu’il vive, qu’il choisisse sa rive ! qu’il quitte ce ni-jour ni-nuit qui est l’ombre indistincte où il prétend vivre ! qu’il disparaisse ou qu’il se déclare ! qu’on apprenne son identité, son nom, la façon qu’il a de se nommer ! qu’il achève sa métamorphose ! qu’il soit ce qu’il veut, mais pas Gregor Samsa, inquiétant cafard nostalgique d’une vie de garçon de bureau. La mystique, l’angélologie, les procédures énonciatives des possessions, l’hagiographie sont autant de discours morts aux yeux encore ouverts, qui inquiètent les procédures discursives qui prétendent les nommer, car elles s’infiltrent dans l’altération des corps des vivants, lorsqu’ils prétendent se séparer de leurs morts.


seulement à la théologie, mais, plus encore, au christianisme.

141 Michel de CERTEAU et Jean-Marie DOMENACH, Le christianisme éclaté, Paris, Seuil,

1974, abréviation : CE, p. 13. 142 « Elle se retrouve dans presque toutes les grandes institutions idéologiques qui

avaient, pour une part, pris le relais du christianisme et gardé une forme ecclésiologique : patries, partis, syndicats même ». CE, p. 12s. 143 CE, p. 13 : c’est moi qui souligne.


LE CHRISTIANISME : UN MORT AUX YEUX OUVERTS ?

ACTE I : LE PEUPLE DES STATUES

trer son diagnostic, en évoquant « les disques de chant grégorien » qui y sont « vendus par centaines de milliers », pourrait aujourd’hui, à d’autres égards, le renforcer : cf. l’anime à succès d’ANNO Hideaki, Neon Genesis Evangelion, où l’auteur mélange le répertoire fabulaire chrétien (la genèse, le dieu crucifié, l’apocalypse, etc.) et le répertoire fabulaire du manga pour explorer, grâce à Freud et la psychanalyse, l’Œdipe toujours recommencé d'un récit initiatique et de spectres adolescents, ou le long-métrage de OSHII Mamoru, Avalon, réécriture du Stalker de Tarkovski, où christianisme et jeux vidéos s’entre-signifient pour dire la vérité du réel, en reprenant des partages de sens (réel-virtuel, actuel-possible, accomplissement, incarnation, dépassement) qui sont reliés à la tradition ; le jeu-vidéo permet alors à l’auteur de dire la vérité du christianisme, et réciproquement : le christianisme lui permet de dire la vérité du jeu vidéo.

• LE CHRISTIANISME • I. LE PEUPLE DES STATUES

144 CE, p. 18 : c’est moi qui souligne. Le Japon dont Certeau se sert, en 1974, pour illus-

 .   

Dans le Christianisme éclaté, entretien oral avec Jean-Marie Domenach retranscrit et corrigé, puis margé par des réflexions de chaque auteur ajoutées en fin de volume, Certeau pose un diagnostic tranchant sur la situation du christianisme contemporain. Le christianisme flotte : les « croyants » investissent les lieux et les discours de la culture générale, tandis que le christianisme devient un réseau de métaphores et d’images dont tous peuvent se servir sans avoir besoin d’y adhérer. Le christianisme est devenu le folklore de la société contemporaine 141. Le christianisme se « désorbite », il n’y a plus une « articulation ferme entre l’acte de croire et des signes objectifs. Chaque signe suit un chemin propre, dérive, obéit à des réemplois différents, comme si les mots d’une phrase se dispersaient sur la page et entraient en d’autres compositions de sens. [p. 12] » Cette anonymisation des trajectoires du sens est un mouvement général propre à l’ensemble de la société 142 : « ce qui diminue, ce n’est pas l’adhésion à une force politique ou sociale, mais l’adhésion à l’idéologie qui prétendait organiser cette force. Autrement dit, la crédibilité de l’idéologie, ou sa fiabilité, disparaît progressivement 143. » L’idéologie est, semble-t-il, « devenue » l’instrument des trajectoires singulières du sens. Chacun se réapproprie le christianisme, s’en sert à des fins qui ne mobilisent nullement ses opérations de sens passées. Le christianisme est « devenu » un outil parmi d’autres de procédures anonymes de construction du sens. Le monde de l’œuvre, qui, dans l’idéologie herméneutique, assignait à des signes épars une signification commune et les


reliait tous dans un horizon spécifique, s’est dissous, fragmenté, volatilisé. En mourant, la chrétienté a abandonné les fragments de son corps fabulaire à la culture générale. La religion est désormais un discours parmi d’autres, un réservoir d’images dont les significations se réinventent selon des processus immanents : le christianisme s’est « esthétisé », le « corpus des écrits et des rites chrétiens » sert aux « poétiques secrètes de la lecture, aux compositions nouvelles de l’imaginaire social. Ce ne sont plus les témoins d’une révélation, les signes d’une vérité donnée à la foi chrétienne, mais les ruines admirables d’une symbolique ouvrant à tous des possibilités d’invention et d’expression 144. » Si le cadavre du christianisme est alors dépecé dans le festin des trajectoires singulières, c’est parce qu’il est pris dans la « cuisine » contemporaine du sens : « le langage chrétien est parlé par des non-chrétiens, comme un texte qui dit leurs itinéraires et non plus sa vérité propre [p. 18] ». Les significations chrétiennes sont aussi mortes pour nous tous que le sont les Grecs, et sont vivantes dans la même force de vérité, immanente et singulière, c’est-à-dire littéraire, qu’eux. « Les Grecs sont morts, mais il nous reste leur littérature. Les textes survivent au monde qui les a produits. C’est l’institution ecclésiale qui se dissémine […], la littérature chrétienne est, tout comme la littérature grecque, pratiquée, travaillée et affectée de sens par un monde étranger à celui qui l’a produite.[p. 20] » Le christianisme nous oppose un silence de marbre, comme les statues d’Artémis ou d’Apollon que l’on voit aujourd’hui dans les musées, au fond de quelque galerie. Constat sans nouveauté : « Malraux disait déjà naguère : du Moyen Âge chrétien, il reste un peuple de statues. [p. 18] »

145 CE, p. 24. 146 Cf. « Le lieu de l’autre. Montaigne : “Des Cannibales ” » in Maurice OLENDER (éd.), Le

racisme. Mythes et sciences (Mélanges pour Léon Poliakov), Bruxelles, Complexe, 1981, p. 187-200.


ACTE II : LE TEMPS DU SOUPÇON. CERTEAU ET LA VÉRITÉ DU CHRISTIANISME

La question, qui vient dans un deuxième temps, est de savoir si Certeau ne considère pas le christianisme lui-même comme l’opération singulière de cette vérité-là. Peut-être qu’une mécanique interne et profonde conduit le christianisme à ne se retourner que pour voir sa proche famille pétrifiée sur le chemin qu’il quitte.

• LE CHRISTIANISME • II. LE TEMPS DU SOUPÇON

Car si cette stratégie est toujours la même, ne peut-on pas tenter d’en pratiquer la généalogie ? Cette passion de l’altérité, cette façon de recomposer les éléments de la tradition par passion pour cet autre qui altère, et dont il faut laisser la blessure grandir à l’intérieur du corps qu’il marque, n’est-ce pas ce qui est, très précisément, pour Certeau, l’essence profonde du christianisme, sa vérité sans substance et sans reconnaissance ? Le christianisme n’estil pas le langage même de l’ingratitude fidèle, de l’infidèle fidélité ? Ne peut-on pas suggérer que, chez Certeau, une religion qui « se mue en esthétique d’une autre expérience que la

 .   

Car ce que Certeau a jusqu’alors exposé n’est selon lui que la simple description d’une « situation », qui « n’aborde pas encore le fond du problème 145 ». Et le lecteur qui connaît son œuvre et l’excellence de son travail d’historien peut commencer à se méfier : cette fragmentation de l’horizon du sens, n’est-ce pas précisément ce que Certeau montre toujours et en tout lieu lorsqu’il étudie l’histoire du christianisme ? N’a-t-on pas affaire, partout, à une recomposition immanente d’éléments désormais insignifiants et fragmentés ? N’est-ce pas précisément, par exemple, l’enjeu des stratégies singulières du sens développés par Bosch, Thérèse d’Avila, Surin, ou même Montaigne 146 ? Une manière de synthèse culturelle, une pratique vivante de l’altération et de la recomposition, une « proposition » de sens spécifique à une époque ? Le « braconnage » de La Fable mystique n’est-il pas par renversement le chiffre d’une « mystique » des Arts de faire ? D’ailleurs, pour pouvoir supposer la nouveauté d’une mort (celle du christianisme), il faudrait supposer un lieu où le christianisme, justement, comme corps de fables et de doctrines, n’a pas été instrumentalisé au profit de stratégies de recompositions immanentes du sens. Il faudrait en outre pouvoir se débarrasser de l’idée que cette stratégie est la stratégie même employée par la vérité propre au christianisme lui-même.


sienne [p. 18] », c’est précisément une religion qui obéit aux exigences portées, dévoilées et assumées par l’Évangile ? Catholique serait alors cette tradition de l’altération, cet amour pour toute nouveauté qui advient. Car selon Certeau, si le christianisme est soumis à l’invention quotidienne du sens qui abîme les significations traditionnelles, c’est précisément ce qu’il a luimême porté comme tradition tout au long de son histoire et de ses révolutions. Et si le jugement porté par Certeau sur la situation contemporaine du christianisme est dur, c’est qu’il faut encore préciser (pour comprendre le sens doublement historique de cette dureté) que cette situation engage les communautés chrétiennes à répondre de cet état de fait. Elles n’auraient pas à répondre seulement par égard à la réalité contemporaine, mais parce qu’elles y seraient appelées par une exigence interne dont dépendrait la vie de «l’Évangile» en leur corps : elles auraient à répondre par « fidélité » à ce qui constituerait le fond propre de leur tradition. Dès lors, dit Certeau, le problème de toute « communauté croyante », c’est que celle-ci doit en premier lieu « faire état de la situation [contemporaine] », c’est-à-dire du « fonctionnement culturel du christianisme », dans laquelle elle « reçoit des mots » auxquels elle doit « prendre le risque de […] donner pratiquement un sens [p. 25] ». Or la « prise de risque » n’est pas un vocable anodin sous la plume de Certeau : elle lui sert très précisément à qualifier la foi : celle-ci est un « risque » pris par des hommes et des femmes au nom de quelque chose qui a été « dévoilé » par l’Évangile. Quel est donc ce « quelque chose » ? Certeau varie le vocabulaire pour le décrire : il s’agit du « silence qui parle en nous d’une différence absolue », de « la trace de l’autre », de « la blessure que marque en nous, de nuit, une différence évangélique [p. 26] ». C’est la reconnaissance d’une altérité altérante, et de l’espace ouvert dans le corps collectif qui permet à cet autre de venir à jour, et qui permet, dans le cas singulier du christianisme, de le laisser s’altérer au nom de cet autre à venir, qu’il aurait fait profession d’accueillir. L’altération est la mise en marche de la vérité. Or l’Évangile est, singulièrement, l’occasion de cette mise en lumière de la vérité : il a permis de montrer et de dire quelque chose qui est de l’ordre de la vérité du monde. « Évangélique » est la vérité qui refuse à la tradition le droit d’assigner du sens aux pratiques contemporaines des croyants ; 147 CE, p. 27.


148 Sur le soutien politique à ce qui déborde même cette tradition, cf. Michel de CERTEAU,

La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Seuil (Point), 1994 et notamment « La longue marche indienne », p. 147-161. 149 CE, p. 29. 150 CE, p. 43. Et, un peu plus loin : « le croyant qui déclare : “Être chrétien, c’est lutter pour la justice”, dit simplement qu’il vit au XX e siècle et qu’il refuse de se laisser enfermer par les modèles, aujourd’hui miniaturisés, d’un christianisme liturgique ou apologétique. Mais il porte indûment au compte du christianisme le souci de la justice, c’est-à-dire une conquête de l’histoire générale. J’y décèle, subreptice, involontaire, un réflexe construit par une conception du christianisme qui le crédite du pouvoir d’assumer toute l’histoire et d’en manifester la vérité. Il faudrait, pour qu’il fût croyable, que le christianisme pût récapituler tout le travail des hommes de bonne volonté ! Cette prétention à l’universel n’est pas recevable. Le christianisme

• LE CHRISTIANISME • III. LA MORT, EN EFFET

Il s’agit peut-être du piège de la théologie de Certeau, son abîme indécis, le piège dans lequel sens et significations s’entre-lient et s’entre-étouffent. La vérité des significations (chrétiennes) est d’être, toujours déjà, des significations mortes, ou plutôt : des significations qui ne sont déjà plus des significations (chrétiennes), des significations en voie d’altération. La vérité des significations (chrétiennes) est d’échapper à leur provenance. De

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évangélique est la vérité qui « refuse l’Église comme institution habilitée à pourvoir de sens la vie de ses membres 147 ». Reformulons ici la thèse de Certeau en utilisant, une fois encore, ses propres mots : c’est la médiation entre l’humain et l’absolu qui, sous l’espèce d’une institution sociale, est aujourd’hui refusée. « Dans l’histoire humaine, Dieu a précédé l’Église et paraît devoir lui survivre ». La première mort du christianisme est donc engendrée par le christianisme lui-même, dont la vérité évangélique – l’ab-solu qui dissout les liens établis par la tradition entre signifiants et signifiés – corrode les institutions qui les portent. La mort du christianisme est, au fond, la révélation vraie du vrai Dieu chrétien, « révélation » auto-déconstruite puisque sa signification n’est plus liée à une institution et qu’elle se perd dans les significations anonymes de la foule. Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné – et laissé mourir – son Fils (l’Église, Corps du Christ, et donc le christianisme) pour lui, afin qu’il ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. À Dieu de choisir le lieu de l’inassignable et anonyme résurrection. La vérité du christianisme est donc de ne pas dire non ! à sa propre mort, à son amour de l’altération. Par lui, il n’a plus besoin de son corps institué passé. « C’est un même mouvement qui prend, là, une forme critique, ici, une forme croyante. [p. 268] »


même que le christianisme se sépare du judaïsme et que la Création se sépare du Créateur, le christianisme se sépare du christianisme ou plutôt : le monde devient monde et congédie les significations chrétiennes. Effectivement, Certeau n’est plus chrétien, et le christianisme est mort : mais c’est le christianisme lui-même qui a effectué sa propre mort comme le moment de son humaine vérité. S’il fallait alors radicaliser la thèse, la formulation la plus adéquate en serait la suivante : Certeau n’est certes plus chrétien, mais personne ne l’a jamais été, personne ne l’est plus, le christianisme tue le christianisme : c’est là le geste de son impossible-possible vérité. Ainsi Certeau a-t-il laissé sousentendre sa sympathie pour les théologies de la libération : révolution et rupture, prise de parole et expropriation des langages de puissance, détournement de leur usage d’origine comme le geste le plus légitime de la grande tradition chrétienne 148. ACTE III : LA MORT, EN EFFET

Pourtant, cette altération semble interdire tout baptême de cette vérité. Car en se portant jusqu’à son terme, elle est devenue signification singulière dans le processus de tous. Certeau rattache ce mouvement à ce qui singulièrement pour lui a été le lieu de naissance de cette vérité : cela ne signifie pas que cette vérité est marquée par une appartenance. L’Évangile a perdu sa majuscule : il n’est plus question que d’un processus anonyme, silencieux, orphelin : une « différence évangélique ». Avec la mort de l’Église comme « corps du sens », le christianisme n’organise plus des pratiques et ne représente plus des principes 149. Le christianisme a cessé d’être représentatif de la vérité qu’il portait : il n’est plus ni crédible, ni fiable. La vérité est devenue une « conquête de l’histoire générale », à l’image de la justice, dont Certeau se sert ici d’exemple pour illustrer son propos, et qui reflue sur sa « théologie » en la dissolvant. « Il n’est pas besoin d’être chrétien pour défendre la justice, heureusement pour elle 150. » C’est de cette ouverture à tous de la pensée que procède l’anéantissement du christianisme comme corps signifiant. Si personne ne peut croire que la justice vient du christianisme, n’est que quelque dans l’ensemble de l’histoire des et personne non chose plus de neparticulier peut croire que l’altération enhommes soit la il ne saurait 151 se créditer de cette histoire ni parler au nom de l’univers entier ». CE, marque . Pourquoi ? C’est ici que la lecture de Montesquieu p. 43 s.

151 Je détourne une question d’Olivier Mongin dans l’entretien en la posant sur l’horizon

d’une autre question, posée cette fois par Danièle Hervieu-Léger, sur l’altération comme congédiement du christianisme. Cf. CE p. 62 et p. 71s.


 .    • BROUILLAGE D’ANGE

nous a préparés à entendre une première réponse : c’est parce que la justice elle-même suppose un obscurcissement ou une coupure de ses propres conditions. La justice, la vérité ou la pensée, sont inconditionnées. « Quelle qu’elle soit, la vérité se joue dans l’entre-deux, comme un espace qu’ouvrent en chacun le langage, l’advenue et aussi la privation de l’autre. [p. 34] » La vérité est ce double mouvement d’une advenue et d’un retrait de l’autre. Le langage est soumis à la vérité d’un autre dont il est privé et dont il doit dire la possible venue : il est soumis à une de Certeau n’est plus, Michel de Certeau n’est qui pas estMichel perpétuelle inquiétude sa situation existentielle. quelque que ce soit, Michel Foucault. Il n’est pas de Inquiétude du négatif, le thème hégélien de manière la négativité n’étant croyant le lieu de l’homme sens, qui pas loin des : carcoupures c’est cettedealtérité habitenilechrétien langage ;même dont desil ruptures épocales, des failles son discours est athée, et extés’agit-là d’être affecté. épistémiques : sa position est rieur à ce dont il parle. Certes, il Le christianisme est mort, en effet. Et si l’on pense qu’il fut vivant, moins nette, singulièrement. peut ou a pu supposer, en public d’une manière propre à enchanter la vie présente, ce n’est que Certes, il se prétend exilé de ce et peut-être en privé, une contipar la nostalgie de l’enfance. Folklore désormais, jouet dans la dont il parle ; certes, il affirme nuité entre ses univers mystiques chambre désertée.Vilaine poupée. Par lui certains ont appris à l’étrangeté perdue de « ses » et le monde d’aujourd’hui : il a parler, d’autres ont joué à lui faire porter des robes qui lui donmystiques ; certes, il annonce pu mimer une ressemblance, naient l’apparence des belles choses, et il est possible parfois que que la pratique de l’histoire est plonger dans l’un pour y puiser l’apparence suffise. Des robes usées, et souvent mieux portées avant tout l’affaire d’une « rup- des images qui lui servirent à par d’autres jouets plus attrayants. Le christianisme porte par des ture », de plus « instauratrice ». parler de l’autre : continuité qui trajectoires singulières des vérités qui ne lui appartiennent pas, Certes, il inquiète les chrétiens n’appartient qu’au folklore de non parce qu’on l’en aurait dépossédé, mais parce qu’il ne les a mieux institués que lui dans chacun, au braconnage perjamais réellement tenues. Sa perversité, c’est de faire croire l’institution ecclésiale ; mais sa sonnel opéré par tous ; certes, il a qu’elles sont encore, de quelque manière, entre ses mains, et pratique du sens, tout entière, lui parlé publiquement de sa foi, de qu’il est capable, de quelque autre manière, d’en jouer. Or cette vient du christianisme et il fait l’importance qu’a eue pour lui perversité, il n’appartient, peut-être, qu’au théologien de la plus que d’en payer le prix sym- l’Évangile ; certes, il parle du soupçonner. bolique. Il tente de penser la sin- risque pris par les hommes de foi ; des marcheurs qui traversent gularité de cet héritage. Certeau puise largement ses le monde en quête d’une insaimétaphores dans les ressources sissable altérité qui les aiguillondu langage mystique, et se plaît à nent et les fait marcher. Mais tout parler de son rapport à Thérèse ceci n’est plus que le langage des d’Avila, à Jean de la Croix, à opérations pragmatiques et anoSurin dans le langage que ceux- nymes du sens ; peut-être une ci utilisent pour décrire leur manière de payer son dû à quête de Dieu : ce vocabulaire, l’institution qui l’héberge, à d’une manière ou d’une autre, l’histoire qui l’a fait être ce qu’il n’est donc pas exactement mort, est ; une reconnaissance de dette surtout s’il pénètre ensuite les à l’égard de l’immanence arbi-


U I Lfaire. L A G EDe D ’ métaphores ANGE B R O de arts en traire d’une trajectoire singulière métonymies, l’infiltration gagne. qui, parce qu’elle a touché à l’universalité propredelittérales àmystiques en inconnue, UnSiange deux têtes ont d’uneporté hiérarchie perchédeausasommet nulle ture, rendu justice en en leur temps légitimité part, clame la chacun des deuxd’une textes qui suit.luiLesa deux bouches parlent en pratique et d’une pensée chré- prenant congé, en lui rendant tiennes, s’ils ont, d’une manière hommage. Avec regret certes, ou d’une autre, touché à la vérité comme un spécialiste de la du christianisme, la vérité de son Grèce antique voit avec regret rapport au monde, c’est alors « ses » Grecs dont il se croyait que ce qui se joue dans le dis- l’ami et le compagnon, lui cours de Michel de Certeau lui- devenir autres au fur et à mesure même est bien de l’ordre de qu’il les étudie et les connaît mieux… Il n’a, à leur égard, que cette vérité-là. Ainsi l’exercice de la pensée, la dette d’une éducation, et le chez Michel de Certeau, est-il souvenir d’une littérature. De plus, si le « christianisme » a fait de « résistances », de « risques », de « marches », de « fidé- une « vérité », c’est de mourir. lités » et de « blessures », De faire place à son autre, de d’« altérations » ; ainsi ne se pré- s’ouvrir à l’immanence du tend-elle rien d’autre – et rien monde. Or cette vérité ne peut de moins – que de devenir plus être qualifiée de chrétienne. « goutte d’eau dans la mer ». Son C’est le moment, justement, où appartenance au christianisme la pensée, de par sa propre exide son époque permet de recon- gence, s’ouvre à la totalité du naître la portée théologique de monde. Elle ne souffre alors son œuvre, et de ne pas écraser, d’aucune condition, et surtout dans un univers réduit à une pas du christianisme. La pensée foule de trajectoires singulières, tente d’identifier ses misères, ses la puissance des subjectivations maladies, son pus, elle traverse, communautaires qui, légitime- interroge, ausculte son propre ment, s’organisaient alors en son corps. Et comme l’homme, chez nom.Ainsi existe-t-il un Certeau Certeau, s’aperçoit qu’il n’a pas courageux, engagé, luttant, par besoin du christianisme pour juste, et que le exemple, tenacement pour être l’Amérique latine. Un Certeau christianisme, même, pourrait pour lequel la vérité du christia- être un handicap dans l’exercice nisme, c’est aussi et avant tout le de la justice, l’homme s’aperçoit combat des théo-logiens de la aussi qu’il n’a pas besoin du libération. Ainsi faut-il également christianisme pour penser, pour comprendre la rupture instaura- être curieux, pour être pris par trice, et non seulement comme un intarissable amour du


 .    • BROUILLAGE D’ANGE

même temps. Il est difficile de les les deux àil la fois, et pourtant, monde.Alors, s’aperçoit que ce une pratique d’historien enentendre mis l’un: la près de l’autre, ils semblent se brouiller étrangement. Comme si de la pensée est unichambre Prise de Parole, c’est mouvement l’un dans l’Unheimlichkeit proximité.chez les le saretrouve à la foisinquiétait Mai  l’autre et Medellin. « En versel : il de mai on a pris la Parole comme Africains, chez les Japonais, à on a pris la Bastille » : c’est une Tahiti, en Inde et, pourquoi pas, affaire de justice, et de libéra- chez les chrétiens. Il découvre tion. Le monde vient à nos que les chrétiens peuvent faire oreilles : il vient d’En-bas, il vient de la littérature, et que l’on peut du Sud, il vient de sous les Pavés. faire du christianisme une littéIl veut faire rompre nos certi- rature : référence à Duras et à ses tudes et instaurer un nouveau analogies mystiques. Chacun peut monde, de nouveaux possibles. « pratiquer » le christianisme, ses Et si un christianisme embour- fables, ses lieux, mais cet arbigeoisé doit périr, il périra par traire n’est pas « pourvu » de sens cette parole prise et jadis confis- selon une puissance qui apparquée, par la brûlure nocturne tiendrait à ce dernier. Certeau, s’il reconnaît la proved’un autre qui vient au langage. Vérité, dit Certeau, d’Évangile. nance de « ses » mystiques et la Et si le christianisme porte cela, généalogie de son discours, s’il alors, d’une manière ou d’une semble même s’en amuser en autre, il n’est pas mort, et ne inquiétant ses interlocuteurs, sait également que le christianisme peut pas mourir. Certeau n’est pas un pragma- n’a pas de « puissance », et surtout ticien du sens, et l’anonymat des pas de puissance à venir. Le chrisarts de faire n’est pas une sorte tianisme est déposé, mort, et c’est de danse anarchiste des significa- même là son moment le plus tions. La profondeur de la vrai, « évangélique », car il est parpensée politique de Certeau ne venu à se dessaisir de lui-même, s’arrête pas à modifier dans son et l’on peut alors sans problème coin les ingrédients d’une lui faire un éloge funèbre de recette de cuisine. La liberté grande classe (comme l’est La prise peut en annoncer d’autres. Fable mystique): les post-chrétiens, C’est la vérité de toujours du devenus hommes, s’intéressent au christianisme, que de faire naître monde, toujours attentifs à se des vérités nouvelles et de les laisser altérer par la réalité totale porter, au nom de cet autre qui du monde qui les interroge, toul’altère. Si cela n’est pas possible jours curieux du monde. Ce qui se fait au nom du chrisdans le christianisme d’ici et maintenant, on ne peut pas pour tianisme (ou de l’évangile) ne autant faire d’une impuissance suffit pas à signifier la vie de locale une impuissance générale : celui-ci. Et si le christianisme est


il y a des Medellin ailleurs, peutêtre, et à-venir. Le christianisme et sa vérité peuvent encore entrer, comme un voleur, là où l’on ne les attendait pas. Entre la fidélité créatrice et la rupture instauratrice, le changement est lié à une intensité, une urgence, un désir et non à une théologie. Ce n’est pas parce que les théologies contemporaines ont eu tendance à affaisser la pneumatologie d’une part, l’institution de l’autre, qu’on doit faire le lit des conservatismes en sabordant la part théologique la plus mordante de la pensée de Certeau.

la faculté de laisser venir l’altération de l’autre, il faut bien dire qu’en Mai , personne n’a pris le christianisme pour étendard ! Quant à Medellin et aux théologies de la libération, ce sont des micro-subjectivations qui sont, très certainement, des expériences de vérité. L’enjeu n’est pas religieux : il est social, politique, culturel. En profondeur, il est « humain ». Medellin, ce fut Marx et Marcuse pour le fond.Alors, que gagne-t-on dans ce sordide baptême ? Un combat de paroisse ?

152 Jacques DERRIDA, « Nombre de oui » in Luce G IARD (éd..), Michel de Certeau, Paris,

Centre Georges Pompidou (Cahiers pour un temps), 1987, p. 195. Cf. sur cette question d’identité la « dialectique en arrêt » que Giorgio AGAMBEN analyse chez Walter Benjamin, en référence à Platon. Cf. Image et mémoire. Écrits sur l’image, la danse et le cinéma, Paris, Desclée de Brouwer (Arts et esthétique), 2004, p. 52s.


 .    • BROUILLAGE D’ANGE

153 Cf. Michel de CERTEAU, « Extase blanche » in La faiblesse de croire, Paris, Seuil

(Esprit), 1987, p. 315-318.


Les bribes de ce discours disparaissent dans la nuit et, déjà, l’on n’entend plus rien. Les échos de ces deux voix semblent pourtant s’unir étrangement, comme après le silence, dans la surdité d’un mimétisme troublant. Un autre ange, perché ailleurs et sans bouche ni visage, commence alors le discours suivant : Ce que les œuvres de Certeau permettent de penser, c’est son quasi-christianisme. Ce que la pensée de Certeau a permis de penser et d’ouvrir, c’est le ni-chrétien, ni-non-chrétien qui est le lieu d’où sa pensée, seule, part. La clôture, la fermeture, le partage ou la continuité, la responsabilité, la fidélité sont embrassés si étroitement dans sa pensée que tout effort de les démêler est vain. Ni-chrétien, ni-non-chrétien, « pas encore ou déjà plus seulement l’un ou l’autre 152 ». Ni l’un, ni l’autre. Ni l’un sans l’autre, immédiatement. Ni l’un n’a tort, ni l’autre n’a raison. Ni du dedans, ni du dehors. Parce que la pensée de Certeau part d’une extériorité radicale, qui n’est pas parvenue à franchir la première porte qui le séparait de la voix vers n’importe quel intérieur. Le discours de Michel de Certeau renvoie à une pensée désorbitée, à une marche exorbitante 153. La pensée a perdu sa gravitation d’origine, a quitté son orbite : elle lit alors dans cette perte la vérité de son mouvement. De même que les Mystiques s’attachaient à une absence encore et toujours recommencée, encore et toujours coupante et désirée, de même la pensée de Certeau a, à travers la psychanalyse, l’histoire ou l’anthropologie, tenu à rendre compte d’un autre absent dont la couleur, comme sur une toile d’Uccello, « déborde les cadres du tableau ». Pour le voir, il faut quitter l’orbite de ses 154 Dès l’audition même, comme si la signature « chrétienne » proférée, assumée et

entendue, était dès le début inaudible. 155 FM, p. 23 s.


yeux, et n’y quêter que la promesse mortelle de rien voir – jusqu’à courir le risque d’Œdipe qui, après avoir vu la vérité de son origine, s’est crevé les yeux, visage défiguré par deux orbites mortes et vides. C’est pourquoi également la pensée de Certeau est une étoile filante dans le cadastrage des disciplines et des appartenances : ni de l’institution, ni du dehors ; dans l’institution, et en dehors. « Proche dans la distance », jusque dans son érotisme ; proche dans la distance : l’érotisme par excellence, le lieu où le vêtement bâille, où la proximité affole, où la distance séduit. 

156 Jacques DERRIDA, « Nombre de oui », p. 202s.

• BROUILLAGE D’ANGE

On peut discuter longuement d’une trace, d’une marque, d’une signature « chrétienne » de la pensée de Certeau : elle est en réalité possible et impossible. Possible et impossible autour des années -, autour du Christianisme éclaté, de la « Misère de la théologie », avant encore et en nombre, de ces textes où cette signature s’est

.   

La mystique initie ou instaure une marche – un départ. Départ du christianisme; point de départ: le christianisme, qui s’offre comme départ du christianisme. Le christianisme quitte le christianisme, le christianisme cesse d’être chrétien, est quitte du christianisme, vraiment, sans cesser forcément de se dire « chrétien ».Vieux nom de vieil européen. Fidèle pourtant à ce qui le fait marcher, à savoir cette blessure du sens qui l’ouvre vers ce qui est, partout dans le monde, blessure tout autant. Départ, risque pris du départ par une évidence sans condition, le « oui » qui fait marcher, fait partir, dans une quête exorbitée et sans nombre, sans possibilité de compter : marche qui ne doit pas avoir de compte à rendre, car son unique condition est d’être inimputable. Ingratitude de la marche.


fait lire, sinon entendre, où la possibilité-limite d’une parole chrétienne était pensée, portée, désirée, et où cette signature semblait alors, de toujours déjà, toujours encore, possible et impossible 154. Possible et impossible encore, dans les derniers textes, Les arts de faire où la marche devient anonyme, « L’extase blanche » ou La Fable mystique où la fable interroge ce qui reste de parole, et l’interroge, semble-t-il, dans une traversée sans fin qui se perd elle-même ; la signature alors s’efface, dans le mouvement dont elle tire à la fois sa pudeur et sa vérité ; pudeur devant la honte d’imposer sa présence et le souci de laisser ouverte la place anonyme de l’autre ; vérité d’un geste ainsi circonscrit, dicté et sacré par l’ambition d’une éthique justiciant le discours. La signature est alors reste 155 ou détail [p. 19], moment par lequel elle prend la mesure la plus forte de cet impossible partage, du possible et de l’impossible. La signature fait mémoire, comme la promesse d’un oubli ou d’une absence qui, seule, ouvre la possibilité des présences nouvelles. De ces présences qui ont à être, par la force de ce oui irréfragable promis à l’autre, inconditionnement qui est la condition de son existence. Mon texte se veut ici le commentaire d’un beau texte de Derrida, qui le commente en retour : Promesse de mémoire, mémoire de promesse, en un lieu de l’événementialité qui précède toute présence, tout être, toute psychologie et toute morale. Mais la mémoire elle-même doit oublier pour être ce qu’elle a, depuis le oui, mission d’être. Promis dès le « premier », le « second » oui doit arriver comme un renouvellement absolu, de nouveau absolument inaugural et « libre » (sans quoi il ne serait qu’une conséquence naturelle,

220 FM, p. 25.


221 KAWABATA Yasunari, Les belles endormies [Nemureru Bijo] (1961), traduction de René

Sieffert, Paris, LGF (Biblio), 1970, abréviation : BE, p. 6.

• SOMMEIL • LES BELLES ENDORMIES

Déjà mais toujours contre-signature fidèle, un oui ne se compte pas. Promesse, mission, émission, il s’envoie toujours en nombre 156. Ne soyons donc pas étonné si Michel de Certeau fut de l’institution, s’il fut chrétien (et non pas « aussi » de l’institution, « aussi » chrétien, comme une marque de dépit, de surplus ou d’arbitraire matériel). Certeau fut de l’institution et il ne le fut pas, parce qu’il est, dans la rigueur de sa pensée (expression de fidélité à la rigueur même de la pensée), sur le lieu difficile où la pensée, en Occident, historiquement se tient, impossible ni d’en être encore, ni d’en n’être plus. Impossible de ne pas en être quitte, impossible de ne pas, simplement et sans refoulement, la quitter.

 .   

psychologique ou logique). Il doit faire comme si le « premier » était oublié, assez passé pour exiger un nouveau oui initial. Cet « oubli » n’est pas psychologique ou accidentel, il est structurel, la condition même de la fidélité. De la possibilité comme de l’impossibilité d’une signature. La divisibilité contre laquelle une signature se tend.Volontairement et involontairement, in-volonté du vouloir inconditionnel, le second premier oui rompt avec le premier oui (qui était déjà double), il se coupe de lui pour pouvoir être ce qu’il doit être, « premier », unique, uniquement unique, ouvrant à son tour, in vicem, vice versa, à sa date, chaque fois la première fois (vices, ves, volta, time, Mal, etc.). Grâce, si l’on peut dire, à la menace de cet oubli, la mémoire de la promesse, la promesse même peut franchir son premier pas, à savoir le second. N’est-ce pas dans l’expérience de ce danger – auquel un oui toujours rend grâce – que, comme le dit Michel de Certeau, le même oui « se répète ensuite » dans « le même lapsus de l’histoire (le même oubli) » et que « le même phonème (Ja) fait coïncider la coupure et l’ouverture » ?


L’ANGE S’ARRÊTE DE PARLER ET RETOURNE À SON NÉANT.

Au soleil couchant, dit Hegel, la chouette de Minerve prend son envol. Au déclin du jour, quand montent les ombres, elle se retourne sur son jour passé.Au soleil couchant du christianisme, la mystique annonce « un jour qu’elle ne connaîtra pas. Elle disparaît avant le matin, la « déroute des mystiques » coïncidant avec le moment où se lève le siècle des Lumières » 157. On sait que la lumière est le oui à soi-même prononcé comme par éclat du jour, la joie d’un commencement qui commence par sa seule prétention à commencer. Séparation radicale, fût-ce du discours par lequel on a été formé. Ingratitude qui instaure, lumière d’origine, opaque comme le monde. Aucun discours ne peut avoir la perversité de faire ce lieu le sien. À moins de prétendre être habité par des anges.

159 « Ne cherchez pas à réveiller la petite. Car quoi que vous fassiez pour essayer de la

réveiller, jamais elle n’ouvrira les yeux… Elle est profondément endormie et ne se rend compte de rien, répéta la femme ». BE, p. 6.


SOMMEIL

Les anges peut-être dorment et ne se réveilleront pas. Image du sommeil : invention pour contourner le pathos chrétien de la mort et son cannibalisme à l’égard des disparus. Une lecture de Kawabata peut nous y préparer. Un mort se mange : on ne dévore pas quelqu’un qui dort.

LES BELLES ENDORMIES

160 Selon l’univers auquel Ondine retourne : cf. Jean G IRAUDOUX, « Ondine », Théâtre

complet, Paris, LGF (La Pochothèque), 1991, p. 828.

• SOMMEIL • LES BELLES ENDORMIES

Toutefois, ce trop grand calme, cette préservation de l’extérieur peut révéler à l’usage une impression inverse.Trop paisibles, les nuits se remplissent vite d’un « silence inhumain » et l’auberge prend des airs de « château hanté [p. 83] ». Lieu d’un renfermement où l’on n’ose avouer au grand jour ce qui s’y passe, surtout qu’il ne s’y passe rien, ou presque rien. C’est ce « presque » qui veine cette tranquillité parfaite de fissures inquiétantes. Car dire qu’il ne s’y passe presque rien est un mensonge. En réalité, il ne s’y passe rien du tout, et c’est le tout du désir, sa totalité qui s’y récapitule de manière infâme et perverse. Effectivement, il ne s’y passe rien, mais ce rien est un « forfait [p. 78] », une scélératesse.

 .   

Dans l’auberge des « Belles Endormies », on ne reçoit « que des clients de tout repos 158 ».Au fond des yeux noirs de l’hôtesse, on peut voir briller « un reflet qui désarme la méfiance de l’autre », on éprouve à regarder cette femme « une tranquille familiarité, comme si, de son côté, pareillement, toute méfiance eût été bannie ».Tout est calme et banal, on y sert un thé « remarquable par sa qualité et sa préparation » ; on peut respirer l’odeur de la mer [p. 9] et entendre le bruit des vagues qui battent les rochers au pied de la falaise, on y devine l’eau écumante retenue en creux et qui tarde à s’écouler [p. 9 & 19 s]. À l’extérieur, les éléments peuvent se déchaîner, le vent souffler, la nuit cacher ses étranges mouvements, l’intérieur est un lieu isolé et paisible. Le foyer qu’on y découvre semble à l’abri du chaos qui brise le monde. Il est d’abord, dans la paisible intimité à soi qu’il permet, le lieu tranquille et solitaire de la vie, le lieu propice à un retour sur soi. Car on vient, dans cet endroit, avant tout pour dormir.


À condition bien sûr qu’on accepte d’épouser le regard du vieil Eguchi, le héros des cinq nuits contées par Kawabata dans son roman. Eguchi est marié, il a  ans [p. 22] et trois filles qui, toutes trois, lui ont déjà donné des petits enfants [p. 20]. Il a connu plusieurs femmes avec qui il a parfois « passé des nuits déplaisantes », « déconvenues » qui n’étaient pas dues à « quelques disgrâces physiques », mais en raison d’une « déviation malheureuse » dans la vie même de ces femmes [p. 10], déviation dont le lecteur ne saura rien.Toutefois,« grâce à la pratique constante des plaisirs »,le vieil Eguchi n’est pas ce qu’on a coutume d’appeler, dans cette auberge, un « client de tout repos [p. 11] ». « La différence entre Eguchi et les autres vieillards [tient] sans doute au fait qu’il lui [reste] encore de quoi se comporter en homme [p. 26] ». Les « autres vieillards », ce sont les habitués de cette auberge très particulière, clients discrets et invisibles qui viennent s’y reposer pour une nuit. Chaque soir, une belle adolescente y est endormie au moyen d’un puissant narcotique et dort paisiblement nue dans une chambre. Un vieillard, qui paie à prix fort, peut venir s’étendre à côté d’elle, la contempler et la toucher. Plongée dans un sommeil profond, la jeune fille est assurée, quoi que le vieillard tente, de ne pas se réveiller 159. Or les vieillards, selon l’hôtesse, ne font justement « jamais rien [p. 39] » : c’est du moins ce à quoi l’hôtesse les invite. « « Et veuillez éviter, je vous en prie les taquineries de mauvais goût ! N’essayez pas de mettre les doigts dans la bouche de la petite qui dort ! Ça ne serait pas convenable ! », recommanda l’hôtesse au vieil Eguchi [p. 5] » : c’est ainsi que le roman commence. Eguchi est attiré par cette maison « mystérieuse [p. 5] » qui semble respecter toutes les convenances de la vie normale, formellement accordée aux moindres conventions, et pourtant lieu d’une étrange perversité. Les vieillards peuvent choisir à l’avance, comme dans une maison de passe, la fille avec laquelle ils désirent dormir. Un ami d’Eguchi lui en a parlé comme un des seuls lieux où « des gens comme lui se sentaient revivre », parce qu’ils avaient la possibilité de coucher auprès d’une femme endormie. Le secret de cette maison tient tout entier dans le fait que les filles dorment et ne se réveillent pas. « S’il avait suffi d’une secousse pour réveiller la fille, cette maison eût tôt perdu son mystère [p. 18] ». Le vieil Eguchi paie donc pour s’étendre à côté de jeunes filles 161 BE, p. 8.


nues et endormies. Elles sont inconscientes, il n’entend que la respiration de leur corps. Il est à côté d’elles, tout à côté, tout près, il peut les toucher, les caresser, plus encore, elles dorment si profondément qu’il est impossible de les réveiller. Elles sont paisibles et vivantes, et sans souvenir – comme les ondines de Giraudoux qui ne portent pas le deuil du jour, et glissent simplement dans leur monde de lac et d’eau, comme si toute tragédie, désormais, était finie même dans son recommencement 160. Figures de femmes pour un homme, figures du désir : car bien qu’aucune ne se ressemble, c’est, semble-t-il, la même impulsion qui pousse l’homme à toujours revenir, comme si se montrait là et se répétait la vérité unique, nue et vivante de son désir. 

• SOMMEIL • LES BELLES ENDORMIES

Si les vieillards sont attirés par les plaisirs pervers de cette maison, c’est, pense Eguchi, d’abord parce qu’ils recherchent une consolation. Ce seul lieu leur permet de surmonter leur impuissance en couchant à nouveau avec une jeune et jolie fille sans en éprouver de honte. Rapidement cependant, cette assurance se corrode. Car il éprouve à chaque fois, lui qui est maître de ses désirs et que rien ne frustre dans ses plaisirs, le besoin d’y retourner. Ce n’est pourtant pas pour toucher un corps de jeune fille qu’il multiplie ainsi les nuits passées à leurs côtés, mais parce

.   

Or ce désir, Eguchi l’éprouve encore de manière aiguë. Eguchi n’est donc pas un vieillard : il pourrait, pense-t-il, profiter de la situation. Une certaine excitation le parcourt à l’idée qu’il a pu tromper l’assurance de l’hôtesse, qu’il s’est glissé sous un faux visage à l’intérieur de ce mouroir des désirs : il ne ressemble pas aux clients habituels, il peut donc pénétrer les raisons qui les poussent à venir s’échouer ici. Il est une figure de retrait, de maîtrise, de réflexive liberté. Pas encore vieux et plus tout à fait jeune, il est libre de ses mouvements et de ses plaisirs. Un vieux loup dans une « innocente » bergerie. Dans l’obscurité de la nuit, à côté d’une jeune dormante qu’il pourrait transformer en proie, il lui serait facile de violer les codes et les convenances tacitement établis. Il pourrait faire craquer la surface si lisse de cet endroit aux conventions malsaines. Et pourtant il « ne fait rien ». Car que peuvent signifier ces mots : « profiter de la situation » ? S’agit-il de venger l’impuissance des vieillards ? de rompre cette perversité malsaine ? de ruiner cette maison ? d’assouvir son désir ? Rien, dans les prétextes donnés à sa sexualité, ne semble lui offrir une raison suffisante.


que ces jeunes filles, leurs odeurs, leurs gestes, la forme de leur corps lui rappellent des images diverses d’anciennes amantes, de ses filles, de sa mère… Les belles endormies font remonter de l’inconscient ses souvenirs et ses rêves. Elles stimulent son corps, le ramènent à sa vie et lui rappellent ses émotions fabulées ou passées (car Eguchi n’est plus très sûr, avec le temps, de ne pas fantasmer certaines images qu’il croyait imprimées dans sa mémoire). Elles maintiennent son attention en éveil. Il n’est donc pas venu auprès d’elles pour faire des choses que les vieillards ne peuvent accomplir en d’autres lieux : il vient pour faire une expérience étrange et nouvelle. Car l’auberge est d’abord le lieu d’une perversité qu’il n’a jamais tentée, en ce sens elle est la promesse d’une nouveauté. Mais cette nouveauté, à l’usage, se révèle ne pas être la nouveauté d’un corps neuf, un mouvement inconnu ou un geste dont la désirable beauté lui aurait jusqu’alors échappé, une combinaison secrète et inouïe qui aurait, par quelque ressort inexploité, réveillé des sensations ignorées et merveilleuses, une promesse de puissance à venir ; mais une récapitulation de tous ses plaisirs passés et, surtout, de tous ses plaisirs possibles. La perversité de cette pratique se dissout dans la normalité de la totalité des rapports humains possibles. C’est une perversité qui récapitule toutes les normalités du désir. Les filles sont toujours déjà profondément endormies, et toujours déjà elles « attendent » le client 161. Complètement nues, offertes et interdites, consentantes et défendues, refusant leur corps dans l’évidence de leur plus grande disponibilité. Elles dorment et ne se réveilleront pas. Prostituées restant vierges, innocentes jusqu’au bout de la perversité, elles gardent leurs corps indemnes au moment où elles paraissent l’offrir le mieux, dans le simple fait d’un profond sommeil. Aucune d’elles ne répondra ni aux invitations de la voix ni à celles du corps. Eguchi est troublé ainsi par la première fille avec qui il dort ; « soumise à tout et ignorante de tout, étendue là, avec son visage ingénu, plongée dans un sommeil léthargique, elle [respire] paisiblement [p. 19] ». Elle ne parle pas, ne dit rien.Toute « réponse » ne peut être, au mieux, qu’un étrange quiproquo. La deuxième fille, la plus « expérimentée », mime dans ses nuits des gestes improbables de séduction et de provocation à l’égard de celui qui dort avec elle. À l’image de la poupée qui procure au Casanova de Fellini ses plaisirs les plus profonds, elle enlace et se retire, revient et se


 .    • SOMMEIL • LES BELLES ENDORMIES

retourne. Mais elle n’est pas un automate : en elle respire la vie la plus paisible et la plus normale, chatouillée parfois de rêves ou de cauchemars impénétrables. Elle murmure des bribes de phrase, esquisse des éclats de rire, tremble sous le poids de ses propres peurs. Eguchi pense qu’elle sent sa présence, il présume pourtant qu’elle l’ignore. Elle a son opacité propre, sa liberté de mouvements et de rêves, comme en plein éveil, qui semblent s’accorder ou répondre par de petites ruptures aux moindres gestes d’Eguchi. Jusque dans le sommeil, le corps connaît des postures qui séduisent, troublent, apaisent, frustrent ou procurent du plaisir. D’être étendu à ses côtés, Eguchi éprouve alors tous les plaisirs possibles qu’il a pu vivre, dans sa vie, au contact d’une femme : il se sent amant (car il peut la toucher, sentir son odeur, l’embrasser, lui caresser les seins, le dos, plus encore s’il le voulait ; et elle répond à ses sollicitations : elle en a peut-être même l’initiative), père (car elle lui rappelle sa fille, dans sa demande innocente et simple de protection, qui se calme de le sentir tout près, présence rassurante au milieu des troubles de la vie nocturne) et enfant (car il lui est reconnaissant de pouvoir simplement être étendu à côté d’elle, et de pouvoir se blottir contre son corps, et de se réveiller le matin à ses côtés, en sentant sa présence). En touchant le sein de l’une d’entre elles, il a l’impression de toucher « le sein de sa propre mère avant qu’elle l’eût porté [p. 37] ». Une autre qui lui paraît belle et provocante comme une « esclave » ou un « jouet », lui inspire des désirs plus violents [p. 45]. Il recouvre les épaules d’une autre, de peur qu’elle ne prenne froid, et se soumet à ses gestes inconscients. Les belles endormies lui apparaissent comme le catalogue de tous les rapports, fantasmés ou réels, possibles ou accomplis, d’un homme avec une femme.Amant, père et enfant, créature non encore née et portée avant sa naissance, maître et serviteur, mari venant se coucher auprès de sa femme déjà endormie, fils recherchant la tendre protection de sa mère. Dans cette condition, les vieillards s’abandonnent « sans réserve à leur imagination et à leurs souvenirs relatifs aux femmes [p. 48] ». Jamais il n’y eut, dans la simple présence de corps qui se touchent, d’image plus absolue d’une irréductible séparation des corps et, pourtant, toutes les satisfactions possibles que peuvent éprouver deux corps y sont réunies. La rupture est totale, jamais deux êtres ne furent plus incapables de s’entendre et jamais, pourtant, dans son achèvement, la solitude fut mieux surmontée, le bonheur plus touché, caressé.


Frustration et contentement par une étrange porosité réciproquement se confondent. Auprès de ces femmes, Eguchi se sent vivant, et d’une manière qui tout à la fois le prive du sens de toute initiative et pourtant le réconcilie avec toute action possible. Et cette affirmation n’est pas innocente, car jamais il ne se sent la proie d’une inversion possible des rôles, chloroformé en ce lieu où il est maître et impuissant, jamais livré lui-même à ce sommeil artificiel que pourtant il désire, jamais objet d’un autre regard et d’un autre corps. Et pourtant, il en rêve comme par un mimétisme muet qui ne s’expliquerait pas, de performer ce rôle dans l’effondrement du sommeil. Avec chaque fille, Eguchi répète une autre femme. C’est la fille du premier soir qui le conduit à revenir ; et la fille du premier soir lui avait fait revenir les images d’une ancienne amante. Elles répètent toutes, semble-t-il, une première fois perdue. On dirait cependant que tout recommence au contact de la fille avec laquelle il couche, comme si toutes les autres femmes étaient la répétition de celle-là qui, dans l’instant même, devient l’original. Les filles sont toutes très différentes : elles n’ont pas les mêmes odeurs, les mêmes gestes, les mêmes mouvements, elles diffèrent jusque dans leur sommeil. Toutes, cependant, semblent se récapituler dans l’étrangeté du désir qui les fait devenir toutes absolument nouvelles. La femme récapitule le tout de sa condition fantasmée, « ensorceleuse » ou « victime [p. 51] » ; jouet social du désir des hommes ou avant-garde de la liberté des individus ; belle au bois dormant ou maîtresse libre de ses désirs. C’est là où la contrainte semble être la plus grande, l’aliénation la plus forte, que les libertés semblent pouvoir être le mieux vécues, elles totalisent la condition humaine et renversent les rapports fantasmatiques et sociaux en paraissant le mieux s’y conformer. Eguchi se rappelle que dans sa jeunesse une « femme d’âge mûr, une femme qui avait une haute réputation de vertu, et de plus une femme qui avait de nombreuses relations mondaines » lui susurra à l’oreille le principe de ses fantasmes. Celui-ci s’était alors effrayé de pouvoir 162 Cf. Jean-Luc NANCY, L’« il y a » du rapport sexuel, Paris, Galilée, 2001. 163 Franz KAFKA, « Vor dem Gesetz », Die Erzählungen, Frankfurt am Main, Fischer, 2002,

p. 162.


devenir, dans l’opaque regard de cette femme, le jouet de ses désirs ; d’appartenir à ses rêves, d’en être un objet, une poupée : lui le séducteur devenait alors en puissance l’instrument du désir de n’importe quelle femme [p. 225]. Le partage des sexes opacifie la pertinence d’un quelconque rôle : le jeu des désirs est réversible ; la seule certitude, c’est que les corps dorment réciproquement et s’entraînent dans leurs nuits incertaines. La seule scène qui pourtant, chez Kawabata, ne se dissout pas, c’est la scène que convoque la psychanalyse.

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164 Ibid. 165 Franz KAFKA, « Vor dem Gesetz », p. 163. 166 FM, p. 10.

 .   

Car dans le bal étrange de la sexualité, c’est comme si le désir des hommes les égarait sur la réalité de l’âme et du corps des femmes, de leur absence, de leur opacité, de l’impénétrabilité de leur âme, de la possibilité perpétuelle de leur retrait, de leur insatiable exigence de liberté. Et c’est comme si la vieillesse des hommes et le sommeil des femmes, pour un homme, restaurait une espèce de vérité première et pourtant oubliée, la vérité de tout rapport entre les êtres. L’opacité réciproque des corps est la condition de toute réciprocité. À vouloir surmonter cette opacité première, rien n’est partagé. « Une femme plongée dans le sommeil, qui ne parle de rien, qui n’entend rien, pour un vieillard incapable désormais de se comporter en homme avec les femmes, n’était-ce pas comme si elle était prête à parler de tout, prête à tout entendre ? [p. 18] » Une femme qui dort, un vieillard impuissant : tout ce qui faisait mentir l’impénétrable en donnant l’illusion d’un rapport a, dans cette scène, disparu. Or cette scène-là n’est audible que sur le fond d’une autre, fragile et périssable. Eguchi a pour ainsi dire le corps et l’intelligence qu’il faut pour entendre ces raisons. Sa fausse vieillesse le rend encore capable de désirs. Sa fausse jeunesse lui permet de surmonter ses pulsions, de « se calmer » comme il le désire. Ni jeune ni vieux, entre deux âges : il est la figure mélancolique et éphémère d’une maîtrise des désirs. Même s’il est « égaré par la beauté provocante » des filles, même s’il sent « dans sa poitrine frémissante la soudaine chaleur du désir [p. 35] », il peut se maîtriser à temps : il garde toujours l’empire sur ses pulsions. C’est pourquoi il ne sombre pas dans un désespoir inverse : il sait l’ambiguïté de la phrase de Lacan, qui prétend qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Le rapport est dans l’incompréhension, l’opacité suppose des bords


qui se caressent et se touchent162. La sexualité s’exprime comme si le désir était égaré, comme s’il se heurtait à la liberté, l’impénétrabilité, l’absence et l’opacité des corps singuliers. Mensonge et fiction, peut-être : car il ne semble qu’organiser et répéter des figures de femmes dont les scènes sont toujours encore connues : amantes, filles, mères et vierges. La dramaturgie du désir se réécrit en se répétant, et ses scènes ne sont pas infinies : caresse, enlacement, abandon, protection, rupture, refus, confiance, indifférence… Et pourtant on ne peut les compter, car leur soi-disante répétition est bien le chiffre inconnu d’une différence toujours recommencée. Ce qui se touche se touche toujours et encore une fois, et une fois encore une fois. Ce « une fois » répète pourtant la scène primitive d’une séparation. Car, pour Eguchi, dans un premier mouvement, se trouver à côté d’une jeune fille belle et nue, et qui dort, et qui ne se réveillera pas, c’est éprouver une indicible souffrance, la souffrance d’une différence radicale, d’une indifférence, d’une profonde déshumanisation. L’impossibilité d’un contact, d’une parole échangée. « Qu’elle fût endormie, qu’elle ne parlât point, qu’elle ignorât jusqu’au visage et à la voix du vieil homme, bref qu’elle fût là comme elle l’était, totalement indifférente à l’être humain du nom d’Eguchi qui était là en face d’elle, tout cela lui était subitement devenu insupportable. Son existence à lui était rigoureusement étrangère à la fille [p. 18] ». Eguchi semble nié par le sommeil même de ces filles, qu’il tente à chaque fois de réveiller, de saisir, de provoquer. Cette souffrance, cet exil, ce regret le condamne à rester, comme il est toujours resté, au seuil de l’autre corps. Or ce seuil est à jamais gardé. Il est la loi, l’infranchissable. « Devant la loi se tient un gardien 163 ». Le Türhüter de Kawabata, c’est le sommeil imperturbable d’une belle fille vierge et qui dort nue. Le sommeil artificiel est le jetzt aber nicht que le gardien oppose au désir qu’a l’homme d’entrer, de pénétrer, de nouer un contact avec ce qui promet la loi, la « normalité », avec ce qui ne coupe pas l’évidence du désir. Évidemment, chez Kafka, 167 168 169 170

FM, p. 10. BE, p. 18. FM, p. 11. BE, p. 80.


Si j’ai écrit ce long commentaire d’un roman de Kawabata, c’est pour reprendre une lecture de Michel de Certeau et de son rapport à la mystique et au christianisme. Le Türhüter de Certeau, celui qu’il a pu observer à loisir, c’est Jean-Joseph Surin 166. « Exilé de ce dont il traite [p. 9] » et regrettant de l’être, Certeau a intensément désiré pénétrer l’univers des mystiques. « À mon 171 Selon Cécile SAKAI dans sa « Préface » in KAWABATA Yasunari, Récits de la paume de la

main, traduction d'Anne Bayard-Sakai et de Cécile Sakai, Paris, LGF (Biblio), 1999, p. 10. « Fukitsu », c’est le sentiment en soi, l’annonce imprécise de quelque chose d’inquiétant, qui va arriver sans que l’on puisse nommer où identifier ce dont il s’agit (selon une précision de Yuko Hersperger que je remercie ici). 172 Cf. le « Ramasser des ossements » de KAWABATA Yasunari, Récits de la paume de la main, p. 13-18.

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ENTRE LE SOMMEIL ET LA MORT

 .   

l’« homme de la campagne » se fait oblique, « se penche pour voir » de l’autre côté de la porte, contemple, observe, désire percer de son regard ce qui lui est interdit 164. Oblicité du regard, perversité du désir, anormalité de la conduite sous le sceau d’une obéissance absolue à la Loi. Même si l’homme parvient à exaucer parfaitement son désir, même s’il franchit l’interdit posé par le gardien, un autre gardien, lui dit-on, plus puissant encore, l’attend de l’autre côté, et beaucoup d’autres ensuite, toujours plus puissants. Et pourtant, la « loi doit être, toujours, accessible à chacun », se dit l’homme. C’est pourquoi ce premier obstacle semble, avec le temps, être toujours le premier et le seul, et ne supposer aucun recommencement. Une fois cette porte passée : cette pénétration vers la lumière semble ne supposer qu’un coup, mais un coup impossible, que l’homme ne parvient pas à accomplir, qu’il doit toujours recommencer, dans le un-coup de ce jet toujours inaugural. Et pourtant, il semble qu’il suffise d’une fois un coup. Mensonge très certainement, mais mensonge provoqué par le seul fait d’attendre au seuil de la Loi : et personne ne pourra, contrairement à toute attente, montrer le chemin, on ne pourra suivre un itinéraire tracé, réactiver des puissances découvertes chez d’autres, prendre des clefs données par ceux qui ont passé avant nous, car ce un-coup une-fois n’est que pour un seul ; un seul pour qui cette porte de la loi-là est ouverte 165. Le coup est toujours ce coup-là dans l’ici d’une singularité.


tour, semblable à l’homme de la campagne » dans Kafka, je leur ai demandé d’entrer », annonce-t-il dans la Fable mystique. « Au commencement, le gardien répondait : “C’est possible, mais pas maintenant”. Vingt ans de piétinement “auprès de la porte” m’ont appris à connaître,“à force de l’examiner”, le préposé du seuil jusqu’aux moindres détails, “jusqu’aux puces de sa fourrure” 167 » . Certeau, lisant Kafka, sait pourtant qu’il ne sera pas baigné d’un éclat déchirant l’ombre, un « Glanz im Dunkel », une intense lumière qui sourdrait « unverlöschlich », inextinguible, de la porte gardée : car une telle lumière est « testamentaire : c’est un baiser de la mort [p. 11] ». L’étude des mystiques ne promet aucun éblouissement. Certeau étudie, comme l’homme de la campagne, le gardien de la porte dans ses moindres détails. Il ressemble au vieil Eguchi qui, au seuil du corps de la fille, détaille aussi son corps désiré : l’odeur et la texture des cheveux, le pigment de la peau, son aspect, la forme des os, le creux des hanches et la forme du bassin, la couleur et la dimension des aréoles, la forme de la bouche, des lèvres, des paupières et des cils, l’arrangement des dents… Il observe jusqu’à la qualité de la transpiration.Tout lui rappelle qu’il peut passer, mais qu’en « passant », il ne passera rien.Alors lui aussi restera sur le seuil. Et pourtant, le corps est là, tout proche, le seuil touché. Pure présence se montrant comme pure absence, dans l’exil inconsolable d’un corps pourtant palpé, le vieil Eguchi dort avec la Shekina qu’il a tant désirée, cette Shekina retirée au fond d’un jeune corps qui lui survivra mystérieusement. Car dormir avec l’une de ces femmes, c’est « comme si l’on couchait avec un Bouddha caché 168 ». Comme « l’homme de la campagne » de Kafka reste sur le seuil dans l’attente d’entrevoir, peut-être, la Shekina, « inhabitation », « présence », « gloire » du dieu femme 169, de Dieu et de la femme, l’homme ni jeune ni déjà vieux de Kawabata reste sur le seuil d’un autre corps, en qui il lit la préservation, violente ou étale, heureuse ou angoissée, vivante – jusque dans la mort – de son désir. En ce sens, il en vient à se demander si ces filles dont le corps devant lui repose ne sont pas, « comme dans les vieilles légendes, […] un avatar de quelque Bouddha 170 ». Elles 173 Cf. TANIZAKI Junichirô, L’éloge de l’ombre (1933), traduction de René Sieffert, Paris,

POF, 1977.


Tôt, très tôt chez Kawabata 172, cette absence – absence des dieux dans le monde,absence des femmes,absence des amis,absence des hommes, vide du sens – n’est plus la marque d’un retrait ou d’un voile, mais un fait, inscrit dans le fait d’être du monde. Les choses ne sont pas parties ; elles ne vont pas revenir ; elles ne sont pas présentes en d’autres lieux ou en d’autres temps. Comme des jeunes filles dormant nues sur un lit, dans une chambre d’auberge, les choses sont absentes dans leur plus pure disponibilité. Il ne sert à rien d’égorger ces corps, de les éventrer pour extirper de leurs

174 BE, p. 96.

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Car Eguchi lit bien, dans l’impénétrabilité touchée d’un autre corps – d’une belle dormante – dans l’opacité caressée d’un impossible rapport, la vérité de la sexualité et du désir, toujours recommencée. Là se dit ou se montre excellemment la plénitude du désir – et du corps. Mille e tre – les femmes ne répètent ni ne voilent l’accès manqué à l’unique du désir ; les femmes montrent jusque dans leur nudité dévoilée l’absence toujours recommencée qui est dans le corps la marque de l’autre, la blessure vive et nocturne que le corps porte, et à partir de laquelle chaque corps inscrit sa différence, à l’infini, et non forcément pour le plaisir : fukitsu, inquiétante étrangeté, Unheimlichkeit si proche de Freud 171.

 .   

récapitulent l’entière vérité du désir, elles apportent – pour ainsi dire « réellement » – « pardon et consolation » car « la fille ignore » le vieillard qui dort à côté d’elle « et jamais ne se réveillera [p. 79] ». Bouddha justement parce que Bouddha caché, Bouddha parce qu’il dort et ne se réveillera pas. Les vieillards, à son contact, sont délivrés, par l’indifférence du « dieu », de leurs « hontes » et de leurs « blessures ». Le « Bouddha » ici ne délivre pas du désir, il en montre la vérité récapitulée. Et Eguchi de se demander, en regardant une fille qui dort, si, « à défaut de ce qu’on appelle réussite ou succès » elle connaîtra finalement « une vie paisible [p. 80] ». La tendresse vient de ce que chacun est restitué à l’impénétrabilité de son propre chemin, par la coupure d’une différence touchée. Le Bouddha est celui qui a coupé avec le cycle des réincarnations et qui peut mourir ; qui est, dans ses avatars, de toujours déjà mort. Or le Bouddha touché – ce qui par le bouddhisme est peut-être aussi touché – n’est pas attribuable au bouddhisme. Cet avatar absent est l’avatar de la vérité du désir.


entrailles un cœur sanglant, le signe d’une présence, un appel, une voix, une reconnaissance ou un souvenir ; notre corps est hanté par cette absence qui nous fait désirer les choses en leur forme, et qui marque en nous présences, appels, voix, reconnaissances, souvenirs. Ce qui est dit là, c’est le dit anonyme du monde. Ainsi le roman de Kawabata n’est-il pas un roman initiatique, pas plus qu’un roman bouddhique. Le vieil Eguchi ne découvre pas au contact des femmes un plaisir nouveau, inconnu, pour ainsi dire sacré ou divin. Il ne se libère pas de la souffrance. Il ne découvre que ce qu’il savait déjà, la banalité anonyme des rapports humains, la banalité presque quotidienne de deux corps rapprochés. Pour bien souligner cet aspect, Kawabata fait descendre cette vision jusque dans le désastre de la mort. Car après qu’Eguchi a imaginé (dans la crainte ou la curiosité) mourir aux côtés d’une fille qui dort, oublié dans son propre sommeil, c’est une fille, justement, qui cesse de respirer. Le contact de la mort, l’horrible moment où l’on sent (sans le comprendre) qu’un corps qu’on touche part et cesse d’être vivant, quitté par cette vie tout aussi incompréhensible qui le faisait respirer, est le contact final qui interdit de récapituler sous la bannière exemplaire d’un sens, d’une vérité ou d’un accomplissement le maigre contact, l’impossible rapport qui s’était présenté avant, déplié comme une fleur séchée dans un peu d’eau. L’horreur et la révolte du vieil Eguchi résonnent avec la violence des sentiments du jeune Kawabata lors de la mort de son grand-père. Rien ne récapitule ou ne dépose l’absurdité horrible de la mort. D’autre part, les rapports entre la mort et la vie, la perversité et l’innocence, l’intérieur et l’extérieur sont, tout au long du roman, d’une extrême réversibilité.Tout le récit du désir, chez Kawabata, semble être le récit d’un contact avec la mort, avec une mort qui se rapproche à mesure que le temps passe. La mort, chez Kawabata, a la couleur blanche, couleur de deuil au Japon, couleur de la neige et de la disparition. La blancheur et l’éblouissement sont la mort, et tout ce qui vit aime l’opacité et se retire dans l’ombre 173. Lors de la quatrième nuit, au contact d’une jeune fille à la peau blanche, le vieil Eguchi ne se souvient 175 EH, p. 9. 176 Michel de CERTEAU, « Mystique » (1985), Encyclopædia universalis, CD-ROM, 1998. 177 BE, p. 67.


178 Cf. Michel de CERTEAU, « Écritures » (1973) in Luce G IARD (éd.), Michel de Certeau,

Paris, Centre Georges Pompidou (Cahiers pour un temps), 1987, p. 13-16 ; L’invention du quotidien. 1. Arts de faire (1980), Paris, Gallimard (Folio Essais), 1990 ; Michel de CERTEAU, Luce GIARD et Pierre MAYOL, L’invention du quotidien. 2. Habiter, cuisiner (1980), Paris, Gallimard (Folio Essais), 1994 ; Michel de CERTEAU, Dominique JULIA et Jacques REVEL, Une politique de la langue. La Révolution française et les patois : l’enquête de Grégoire (1975), Paris, Gallimard, 2002.

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Eguchi se frotte aussi à l’écriture [p. 9]. Dans l’ombre de la nuit et dans l’impossibilité d’un contact, dans la solitude troublée par la respiration d’un corps qui dort près de lui, il n’est pas indifférent à ce qui en fait la singularité, à ce qui pourrait s’y lire de signes, à l’écriture auquel il pourrait conduire. Bien que ce corps ne lui soit pas adressé, Eguchi, par les yeux duquel nous en voyons le portrait, imagine souvent que les gestes, les façons, les esquisses de ce corps lui sont, dans leur adresse perdue, à lui directement adressés. Pour peindre, on a besoin de sentir un regard, que « ça » nous regarde, que ça nous concerne. Dans son désir, l’homme ni jeune ni vieux regarde les bouches des jeunes filles comme si elles

 .   

d’aucune femme, mais rêve de deux papillons blancs qui folâtrent au-dessus d’un buisson 174. D’autres viennent s’y ajouter, et le nombre de papillons augmente à mesure que le vent se lève, sans qu’ils parviennent pour autant à s’élever dans les airs. Il y en a tellement qu’ils finissent par former un champ de fleurs blanches… Au-dessus d’eux, les feuilles d’érables deviennent jaunes et rouges. Double annonce d’automne et de mort, qui pourtant amplifie les mouvements (les ailes des papillons qui s’agitent, le vent qui fait frémir les feuilles) et les contrastes entre les couleurs (vert, blanc, jaune, rouge).Alors qu’à l’extérieur les flocons de neige se dissolvent dans la mer « vaste et sombre [p. 93] », le contact avec la mort semble augmenter la vie. Par contraste, c’est la plus vivante des filles, une fille à la peau noire qui s’agite dans son sommeil et résiste aux caresses d’Eguchi, figure de vie et de force qui, brutalement, cesse de respirer et meurt, lors de la dernière des nuits contées. Le vieil Eguchi veut alors absolument tomber dans un sommeil de mort, il tente d’appeler l’hôtesse pour qu’elle lui donne un narcotique aussi puissant que celui des filles, mais personne ne lui répond. Pourtant, ce sommeil de mort lui semble être non pas un appel de la mort, mais l’appel simple et innocent de la vie, du pur et très vivant plaisir de dormir… Car les belles endormies innocemment rêvent et respirent dans la nudité tranquille de leurs nuits.


lui parlaient ; mais de même qu’un peintre au réel qui l’« observe », il ne leur arrachera pas un mot. Leurs bouches sont scellées par un sommeil qui n’aura pas de fin. La volonté de l’écriture, c’est de se trouver dans la position d’Amerigo Vespucci « le Découvreur » arrivé « de la mer » : « il a derrière lui les vaisseaux qui rapporteront vers l’Occident les trésors d’un paradis. En face, l’Indienne Amérique, femme étendue, nue, présence innommée de la différence, corps qui s’éveille dans un espace de végétations et d’animaux exotiques. Scène inaugurale. Après un moment de stupeur sur ce seuil marqué d’une colonnade d’arbres, le conquérant va écrire le corps de l’autre et y tracer sa propre histoire. Il va en faire le corps historié – le blason – de ses travaux et de ses fantasmes 175 ». Cette scène inaugure l’écriture des conquérants, l’écriture comme conquête. Elle n’aurait pu prévoir ce qui déjà, dans ce texte, l’inquiète par le silence de l’Indienne qu’elle n’aperçoit pas : que la belle endormie et nue que l’on rencontre sur le seuil ne se réveillera pas, mais dormira toujours paisiblement, écrin de rêves silencieux et inaccessibles, vivant de leur vie propre. Le corps nu n’est dès lors plus que l’objet – et l’exercice continué – du fantasme, livré à l’écriture qui le décore en voulant le saisir. La promesse de paradis rapporté s’évanouit dans le pillage et le viol. Certeau, lui aussi, vise à saisir la singularité des mystiques, bien qu’il sache qu’il ne parviendra jamais à pénétrer leurs rêves ni leurs pensées. Le portrait qu’il en fait est un portrait vivant, dont nous sentons la respiration en chaque instant. Pourtant, ce portrait ne nous délivre aucun sens : en lui est profondément gravé la marque de son étrangeté opaque. « Quoi qu’on pense de la mystique, et même si l’on y reconnaît l’émergence d’une réalité universelle ou absolue, on ne peut en traiter qu’en fonction d’une situation culturelle et historique particulière 176 ». L’étude de la mystique suppose un deux ; deux corps, séparés l’un de l’autre. Certeau mime les gestes de l’herméneutique et il en sait les « consolations illusoires », mais il ne participe pas à sa perversité, parce qu’il sait ce qu’il peut en attendre, et ce qu’il en désire. Se coucher nu à côté d’une fille nue qui dort est une « consolation illusoire », voire une « bien triste entreprise 177 » se dit le vieil Eguchi. Il ne partage pas le désespoir des vieillards qui, pour leur part, n’ont pas atteint sa tranquille assurance. Les vieillards viennent prendre des Belles Endormies ce qui leur est à jamais refusé.


Les mystiques dorment d’un sommeil éternel et ne se réveilleront pas. Sont-ils donc morts ? Non, car ils respirent paisiblement. On sent le plaisir que Certeau a éprouvé à fréquenter leurs textes, à en toucher le papier, à se frotter à leur monde. Les mystiques reposent d’un sommeil paisible, et celui qui les touche n’est pas accrédité à parler pour eux. Il est exilé de ce dont il parle, exilé de l’objet de son désir, frustré de leur voix.

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Même si les mystiques pouvaient s’éveiller, on ne pourrait s’y rapporter qu’avec le sentiment d’une différence. Les mystiques n’ont pas notre corps, et nous n’avons pas le leur. Nous en sommes séparés et, comme eux, nous sommes en manque d’autre. Mais cet autre qui nous marque et nous fait « marcher », c’est la vérité de notre condition, le fait de notre être au monde, cet écart anonyme qui fait écrire, habiter, cuisiner, parler178, etc. Cette praxis n’est pas une poiesis qui « nous » permettrait de « nous » « produire », de « nous » « construire », de « construire » des objets qui seraient « nôtres », qui signifieraient plus l’irréductible singularité qu’ils ne signaleraient l’opacité de notre être au monde, de notre être-au-monde collectif, "commun". ; c’est une « écriture de la mer », comme un bateau qui trace un itinéraire sur lequel les eaux, toujours déjà, se referment. Pour Certeau, si l’on en croit ce qu’il a dit puis écrit à l’occasion

 .   

Ainsi la Fable mystique s’ouvre sur un regret, mais un regret pervers. Les mystiques dorment, et respirent dans leur sommeil sans âge. Certeau sent leur souffle sur sa joue, et il sait qu’il ne pourra jamais, quel qu’en soit son désir, les tirer de leur sommeil. Les mystiques dorment et ne parlent pas. Le sommeil des mystiques donne, simplement, l’occasion de garder son désir vivant, de garder en soi l’éclat de l’autre qui, réellement, marque en nous sa présence altérante, dont on sent, sur notre peau, le souffle. Et « cet » autre, indésignable, est immédiatement multitude anonyme, foule bruissante d’altérités, nomades terrestres, passants innombrables, marcheurs vagabonds : tout à la fois Schlaf- et Traumwändler. Nous portons ce désir avec nos rêves, comme des somnambules, avec, par et sur toutes les choses que nous touchons, que nous caressons, que nous brûlons, et nous éprouvons ce manque dans toutes les choses qui nous touchent, nous caressent et nous brûlent. Mélancolie de la pensée même, noir soleil exorbité.


du Christianisme éclaté, c’est l’Évangile qui a porté cette nuit, la marque vivante de cette blessure, cette brèche dans laquelle de l’autre s’insinue. Or cette blessure dit la vérité du monde : c’est pourquoi elle ne s’étend pas à l’ensemble du réel, mais plutôt elle affleure profondément de n’importe quel éclat du monde, de l’anonymat même des choses : de même que les mystiques découvrent la vérité de cet éclat de la bouche des impurs, des sans-nom, des sans-langage en qui ils reconnaissent une maîtrise vraie, de même la vérité se montre n’importe où, n’importe quand, de n’importe quoi. Une peau touchée chez Kawabata ; l’écho d’une rivière chez Gracq ; un fragment de lumière chez Ramuz. C’est une vérité pragmatique et universelle. En ce sens, la vérité ne peut être dite chrétienne, pas plus que bouddhiste ou rien d’autre ; et si, parfois, elle part du christianisme (comme Certeau le montre chez les mystiques), elle le déborde, efface ses traces, dissout, dans la curiosité du monde, son étrange généalogie. Son origine se dissout dans l’anonymat paisible et vivant des arts de faire. Ce qui dort, ce ne sont pas simplement les mystiques ou les femmes, ce sont toutes les choses du monde, et personne n’est en mesure de les réveiller, de les ressusciter (comment ressusciter quelque chose qui n’est pas mort, mais qui, simplement, dort ?). Personne n’est capable de tirer d’eux la moindre puissance, personne n’en est capable ni n’en a la légitimité : « nous » sommes « tous » frustrés de leur voix. Écrire sur eux, c’est « parler au nom d’une incompétence », « exilé » de ce dont l’on traite. C’est pourquoi le monde peut bien être un spectacle généralisé perpétuant l’anesthésie de toute forme de résistance ; une surveillance absolue soumise à un panoptikon absolu exercé à l’interne même de la culture, du langage, de la forme, du fait même de la culture, du langage et de la forme : Certeau ne partage pas la dramatisation qui en est faite chez Debord, Foucault ou Deleuze. Il ne s’agit pas de trouver des ressources pour nuire à la société spectaculaire, pour échapper à la punition de l’Ordre ou de la Loi, pour tracer d’infinies lignes de fuite en multipliant les plateaux et les courbes : voix aristocratiques. Si résistance il y a, elle naît de la bêtise même et de l’impuissance du quotidien : 179 Cf. PLATON, Le Banquet, traduction de Luc Brisson, Paris, Garnier-Flammarion (GF),

1999, p. 114ss. 180 FM, p. 27.


elle est anonyme, cachée et pourtant visible en une foule de gestes et de signes qui dévient les significations, qui troublent les appartenances, qui rusent avec les sécurités les mieux appropriées. Metis plutôt que praxis-poiesis ; tekhne sans nom qui s’apprend dans son opération, poros qui s’efface en se traçant : philo-sophia, en ses coups multipliés et indénombrables, et jusque dans ses répétitions impossibles, perennis.

Certeau commence sa formation par une étude patiente des mystiques. Déjà, ses intérêts sont cernés. Il lit abondamment Montesquieu, se forme également en philosophie. L’anthropologie, la psychanalyse viendront à peine plus tard, très rapidement. Différences et lois, et étrangeté du plus proche, au nom d’une lumière inassignable, qui greffe l’universel au cœur du singulier, lui imprime une marque d’autre.Tout ce qui semble proche, dès lors, ne l’est pas. Il faut quitter son père et sa mère, la vérité apporte la division dans les familles, dans les lieux où 181 Ibid., c’est moi qui souligne. 182 Cf. Sarah KOFMAN, Comment s’en sortir ?, p. 23ss. 183 FM, p. 24.

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ANONYMATS ET MUTISMES

 .   

Cela n’annonce pas, cependant, l’impossibilité des coupures, la vanité des révolutions, l’écrasement des résistances et leur réduction à quelques gestes banals et privés, et le baptême de la bêtise quotidienne, bien au contraire. Les ruptures instauratrices sont elles-mêmes anodines et multiples : c’est du fond de l’impuissance que la parole se prend, que l’écriture se trace, que la marche s’opère : elle ne commence jamais, par le pouvoir d’une décision qui voudrait prendre sur elle une nouvelle puissance, car elle n’a jamais cessé, du fond de son impuissance, à s’opérer. Si la philosophie commence, et commence par (se) dire « oui ! », si la philosophie est originairement le geste d’une rupture et d’un commencement, d’une inauguration par laquelle elle tranche ses liens d’avec une sophistique, ce n’est pas au nom d’une source première, mais au nom d’un « pas encore fini » qui guide la marche. La philosophie commence parce que, de toujours déjà, elle n’est jamais close. Elle ne réveille donc pas une puissance qu’elle aurait laissé s’endormir, elle est fidèle à ce qui vient sans venir, à ce qui dort et ne se réveillera pas, au monde.


l’imagination avait construit la plus grande homogénéité. Les mystiques sont proches de Certeau, il est sur leur seuil. On dirait qu’ils dorment. Tout proches, ils semblent lui parler, il semble les entendre, on dirait, du moins, qu’il les écoute, il semble qu’il les touche, du moins il nous en parle. Il nous annonce ne pas pouvoir les pénétrer. Impuissance du discours, ou commencement, peut-être, par une impuissance fidèlement respectée ? Et qu’importe ? Que peut signifier, d’abord, la métaphore de la pénétration liée à l’intelligence, sinon un corps à corps redoublé, et le partage encore refusé, la rupture inacceptée de deux corps au cœur de la rupture réelle ? de l’étrangeté reconnue ? On connaît la fable racontée par Aristophane dans le Banquet de Platon, dans laquelle il est question de sphères partagées en deux qui sont en constante recherche de la moitié qui leur manque 179. Érotisme du discours philosophique, érotisme de la philosophie qui, malgré l’affirmation qui lui permet de commencer, naît d’un désir qui la sait manquante à elle-même, manquante de cet autre dont elle garde la blessure, demi-sphère en quête de son autre, et qui lui donne le pouvoir de parler. En ce sens, la pensée mystique explorée par Certeau – son exigence et la rigueur de son exercice – part du même pied que la philosophie, elle instaure la même marche. Elle ouvre, elle commence par une décision qui ne lui appartient « quasiment » qu’à elle. Quasiment, car elle suppose une passion pour cet autre (de) l’histoire et dans l’histoire, le monde, et qui d’une certaine manière lui ressemble, autonome lui aussi, et qui lui désigne sa part manquante. « [Les discours mystiques] racontent en effet une passion de ce qui est, du monde tel qu’il « se trouve », ou de la chose même (das Ding) – en somme une passion de ce qui s’autorise soi-même et ne dépend d’aucune garantie 180 ». De même que la philosophie prétend penser un monde autonome, un monde à partir de « ses » « propres » lois, sans supposer l’avant d’une condition qui autoriserait son discours – la mystique commence en s’inaugurant elle-même, elle ressemble à ce monde dont elle signifie le partage, et dont elle amorce son propre retrait, pour le laisser parler. La mystique suppose l’effacement inaugural de ce qui pouvait prétendre faire sa propriété. « Sur le 184 AF, p. XXXIV.


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De même que Guy Debord a sciemment écrit La société du spectacle dans la volonté de nuire à la société spectaculaire, de même La Fable mystique est un livre conçu pour « défendre un secret qu’il ne possède pas 183 », soucieux de « tenir pour un passé » cette mystique, dont il faut supposer ne pas se trouver « à la même place qu’elle [p. 29] ». Certeau est notre Türhüter à l’égard de la mystique comme à l’égard du christianisme. Contre les récupérations pieuses, les momifications théologiques, les mises à demeure et les domestications religieuses, Certeau doit être également le sceau de sa propre traversée, le Türhüter à l’égard de sa propre postérité. Il est mort depuis bientôt vingt ans, mais le deuil est loin d’être fait. On franchit le seuil pour tenter de le ramener à la maison, de cacher les fissures. On refuse de le laisser reposer. Certes, il avait pu assigner au christianisme la mekhane d’une

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mode de la douleur, de la jouissance ou d’un « laisser être » (le gelâzenheit eckhartien), un ab-solu (un délié) habite le supplice, l’extase ou le sacri-fice du langage qui indéfiniment ne peut le dire qu’en s’effaçant. Cet absolu n’a pas de dettes à l’égard du langage qu’il hante 181 ». Pas de dettes, et pas de trace non plus. Signifiant l’impossibilité d’un passage, d’une tra-dition, l’absolu efface toute trace qui prétendrait mener à lui. Et comme la philosophie, la mystique commence à chaque fois un chemin sans voie, un chemin non tracé. « Ce sont plages offertes à la mer qui vient. Elles visent à se perdre en ce qu’elles montrent, tels ces paysages de Turner que l’air et la lumière évanouissent [p. 27] ». Les discours sont ouverture à la mer, cette mer sur laquelle nul chemin n’est traçable.Tout le discours est pensé, voulu, organisé pour prévoir la possibilité d’un départ, l’abandon des doxa qui nous enchaînaient au port. « Ces parcours dans les banlieues de la mystique apprennent déjà des chemins pour se perdre (même si c’est seulement pour perdre un savoir). Peut-être sera-t-on conduit par sa rumeur vers la ville changée en mer. Une littérature rendrait ainsi perceptible quelque chose de ce qui la construit : un pouvoir de faire partir [p. 29 s] ». Et que sont ces chemins pour se perdre, sinon la metis toujours recommencée d’une pensée qui désire s’attacher à la vérité du monde 182 ? Les carrefours du labyrinthe ne sont pas traçables sur le plan d’une pensée, et les ruelles mille fois entrecroisées ont changé la ville en mer.


altération infinie qui l’abîme, d’une instauration de l’autre, mais en ajoutant, immédiatement, la Loi de l’anonymat qui lui refuse cette nomination et lui résiste. C’est un autre du christianisme qui ne le transforme pas, mais le congédie hors de la puissance du signe. Littérature. Une « passion de ce qui s’autorise soi-même et ne dépend d’aucune garantie » sait au fond à quoi s’en tenir au sujet de sa puissance, comme au sujet de la puissance tout court. C’est pourquoi elle ne fantasme ni ne rêve la radicalité d’une instauration autre, car elle sait que celle-ci n’apportera que le « baiser de la mort ». Elle s’attache aux détails, ces « arts de faire » de la « foule innombrable » qui sont le quotidien de l’invention – et de la liberté. « Mais cet entrelacs de parcours, bien loin de constituer une clôture, prépare, je l’espère, nos cheminements à se perdre dans la foule 184 ». Anonyme, bruissante, la foule n’est pas un chœur grec : elle n’a pas de voix, elle est la multitude, la multiplicité de mouvements et de chairs invisibles. Elle est l’être. L’ontologie sans destin. Elle ressemble à la Nuit sans nom, faite de mirages insondables, de brusques percées, une viande épaisse et sombre. Comme une mer à venir, un torrent lointain. L’ontologie déployée par Montesquieu le laissait espérer que des choses cachées étaient à découvrir, qu’une révélation, progressive ou fulgurante, était désirable, qu’elle aurait permis, du moins à son lecteur de s’en sortir. Par le désir, la curiosité, la pensée serait possible, son pouvoir pourrait s’exercer. La transparence lui serait promise grâce à l’opacité des corps. Certeau, quant à lui, reprend cette ontologie et la brise. Le détour devient la fuite, il s’exorbite, dérape hors de la gravitation qui le maintenait dans une économie. Le désir s’exacerbe d’un unique si transparent qu’on ne parvient jamais à le voir, mais qui se découvre soudain dans le corps des pierres, dans les gestes de l’anonyme, dans le rythme de la foule, en une opacité sans nom, une présence si dure qu’elle est inhabitée, impossible à traverser, à relier à un bien. Ce qui disparaît dans ce


visible invisible, c’est ce qu’il s’agit de fuir et ce dont le désir brûle ; cette disparition n’est que la disparition d’un centre, elle est l’apparition bruissante de la totalité exorbitante du monde, de la foule, l’Anonyme qui porte tous les noms du monde.

Mais que se passe-t-il lorsqu’on se trouve dans un monde où il n’y a rien à voir, et aucun lieu vers lequel fuir ? Un monde où il est dès l’origine impossible de s’en sortir ? Un troisième cristal étoilé se met à briller dans notre constellation. Il porte le langage d’une ontologie de la nuit et du multiple pur, et un souvenir l’obsède : que s’est-il passé à Naxos si, seule et abandonnée, Ariane n’a eu de Dionysos qu’un éclat de soleil sur la mer, un bruit de vent et quelques coquilles de sable ? Qui disperse (ou provoque) les lignes de fuites, les plateaux, les images temps et mouvement ?



. ,    Gilles Deleuze ou le chant de la Nuit  . ,    • LA DOULEUR D’ARIANE À NAXOS

185 CATULLE, Poésies (LXIV v. 184-187), édition et traduction de Georges Lafaye, revues

par Simone Viarre et jean-Pierre Néraudau, Paris, Les Belles Lettres (Classiques en poche), 1998, p. 116, traduction personnelle.



LA DOULEUR D’ARIANE À NAXOS

Un rivage sans aucun toit Une île seule Aucune issue n’ouvre Sur les flots de la mer à l’entour Aucun moyen de fuite Aucun espoir Tout est silence Tout est désert Et tout s’acharne à montrer la mort 185. 

Michel de Certeau et l’hétérologie des voix », in : Lire Michel de Certeau (RThPh 136/4), 2004, p. 387-398.

• LA DOULEUR D’ARIANE À NAXOS

186 CATULLE, Poésies (LXIV v. 60-67), p. 116, traduction personnelle. 187 Sur les fins du désir, cf. Christian INDERMUHLE et Thierry LAUS, « En finir avec le désir.

. ,   

Ce poème écrit par Catulle, Ariane le chante à Naxos alors qu’elle est seule sur l’île, abandonnée par Thésée. L’île circonscrit un espace qui définit la totalité de ce qui lui est désormais possible de faire. Ariane y épuise petit à petit les traces, les chemins, les sentiers à mesure qu’elle les compte, les imagine, les arpente. L’île est comme une énigme ouverte sur un ciel vide, sans prise ni déprise avec quelque autre réalité. Aucune grotte, aucune caverne, rien qui recèle le moindre mystère, aucun fond secret. Pas de sortie ni de retraite. Aucune perdition n’est possible, ni vers le haut ni vers le bas, ni vers les eaux mouvantes ni au creux de la terre. Aucun reflet ne brise de sa lumière spectrale le silence monotone de la mer. Rien ne dévie la chute du plein midi, le poids tombant de la lumière, la chaleur transparente du jour. Pas de demeures de sables, de tours de coquillages, de petits domaines rocheux, d’escarpements ou de nids. Ariane pleure. Elle hurle. Elle rit. Elle murmure. Elle pousse des plaintes, des « sanglots glacés ». Elle délire. Elle sait que rien ne soulagera l’abandon dont elle est la proie. Livrée au soleil, à la mer, aux rochers, à l’écume, elle peut encore à peine rêver. En suivant Thésée, elle s’est dépossédée de son origine. Cnossos lui est perdue, elle ne reviendra pas sur la terre de ses ancêtres. Thésée l’a abandonnée sans héritage. En partant, il l’a également privée de toute destination. Aucun bateau ne viendra l’emmener vers


un autre rivage. Il n’y a pour elle aucune autre Ithaque que cette plage où elle se morfond. Orpheline d’un lieu où aller, d’une terre à habiter, d’un patrimoine où puiser, Ariane est sans ressource, désœuvrée, anéantie. Sa défaite est infinie. Cette défaite dessine sur le sable le chiffre d’un épuisement perpétuel. Sur la plage les marques de ses pieds nus se répètent. Elle en retrouve partout le pas recommencé, en gravissant les collines ou en plongeant vers la mer, sur les rochers ou dans l’herbe, sur la terre ferme ou dans la boue molle. Elle arpente patiemment son île, passante considérable désormais clouée sur son petit bout de terre. Elle l’arpente à l’image de son désir démonté, de son agitation brisée. Son évidement seul rythme ses pas. Il n’y a rien à faire, rien à changer ni à transformer, aucune ressource à exploiter. C’est un désert, un lieu de mort. Une éternité. Assise sur le sable de la plage de Naxos, Ariane sélectionne, élimine, extrait. Elle puise dans la boue et le sable. Elle protège la vase des relents d’écumes et d’eau, elle fait barrage de sa main à toute tentative de submersion qui viendrait de la mer. Petits bouts de bois, cailloux, coquillages, algues et couteaux viennent rouler à ses pieds. Elle les sépare, les trie, les mélange et les casse. Mais la mer, par un coup plus sec et soudain, renverse ses efforts, s’infiltre dans le sable, glisse dans les sillons, fait rouler vers le large les résidus de ses châteaux. Le sable se colle à sa peau, se nourrit de ses jambes, comme une poussière collante venue de l’infini marin. Il absorbe son attention, la dévore en séchant. Les arts de faire, l’invention du quotidien, semblent ici voués à un épuisement sans fond. Que faire sur la plage de Naxos ? Compter les nuages ? Mesurer la force des vagues ? Ramasser les algues, les couteaux, les coquillages ? Creuser le sable, en faire des tours, des trous, des boules ? Se concentrer sur soi-même ? Observer la marque du soleil sur la peau ? Le temps n’a plus de prise sur l’île, il est un temps identique, infiniment répété : sans histoire, sans montages. L’ennui règne sans mesure. Les Parques peuvent dénouer leurs fils, les tisser adroitement, les couper : il n’y a plus de destin, il n’y a plus que le sable, le soleil, les rochers et la mer. Dans la splendeur du Palais de Minos, la fière Ariane était pourtant la maîtresse des fils, ceux de la morale, du destin, de la connaissance et de l’histoire. Celui qu’elle tenait pour que Thésée ne se


perde dans les méandres du labyrinthe, quand il revint accroché vers elle, n’était qu’un parmi tant d’autres. Elle était sujette à mille liens. Elle savait retrouver ses pas. Dans les lacets des coutumes, les traces du passé, les grands murs de pierre, la puissance des lois, les contraintes : elle savait jouer des rappels et des détours, suivre les chemins et s’en défaire, dénouer pour mieux reprendre, retenir ou se défiler, attacher ou délier, obéir à leur trame lorsque les fils étaient trop serrés, car c’était la réalité tout entière qui était tissée par ces mille et un liens.

De loin, parmi les algues, la fille de Minos fixe Thésée de ses yeux tristes Telle hélas ! la statue de pierre d’une bacchante Elle le fixe et tangue dans les grands flots de son chagrin Ne retenant plus le fin ruban de sa tête blonde Sans voile léger pour couvrir sa poitrine dénudée Ni de bandeau délicat pour enserrer ses seins lactés Tout a glissé le long de son corps Les flots de la mer s’en jouent à ses pieds 186

188 Cf. Le très beau texte de Sarah KOFMAN intitulé « Cauchemars » in ID., Comment s’en

sortir ?, p. 103-112.

• LA DOULEUR D’ARIANE À NAXOS

Ses bandeaux, ses rubans et ses voiles, littéralement, se sont défaits. La vérité, dit Catulle, la laisse nue. Les attaches de ses vêtements, les détours de sa pudeur se déballent. Le caché se montre à la clarté du jour, mais il n’y a plus aucun regard pour le voir. La défaite d’Ariane déplie ce qui la drapait. Son corps n’excite plus le désir 187 (sinon dans le corps disjonctif du lecteur, rêveur impuissant inventé par l’écriture) : comme un corps mort, il est tout entier offert au soleil, au sable, à la mer. Pourtant, dans cet agencement, la vie continue de sourdre. Un murmure profond, du fond de la rage et de l’épuisement, gronde. Dans son poème, Catulle souligne qu’une furor glacée, des larmes chaudes, des sanglots frigiduli la saisissent. Rien ne fut jamais moins mort. Bien qu’elle devienne la suivante pétrifiée d’un dieu absent, loin des plaisirs et des libations, dans le calme tendu de la mer, la pierre de son corps a des sursauts de lave. Immobile, pierre

 . ,   

Soudain, tous les fils se sont coupés, distendus, défaits. Comme un pantin désarticulé, Ariane gît maintenant sur le sol, abandonnée sur la plage, sa capacité d’agir vidée, défaite. La pièce, le théâtre, le drame est terminé. La scène, bien plus que la mer qui l’entoure, est démontée.


parmi les algues, algue parmi les eaux, Ariane devient l’image d’un règne nouveau, végétal et minéral à la fois, l’image d’un calme et brûlant devenir, une colère de lave. Ce genre sans espèce, ce corps sans organe est diagonal à l’égard de sa puissance. Sa froideur primordiale fige les chaleurs du corps qui le pénètrent et s’y concentrent. Son dénuement, à la mesure du désir qu’il excite et défait, le prive de tout abandon. Sa colère pourtant se vide de tout ressentiment. Si elle n’éprouve que de la fureur pour Thésée, une pensée plus abyssale la gagne, qui se colle à sa peau et se répand sur la surface même des choses. L’île de Naxos n’est-elle pas la réalité même du monde ? Ariane s’est rêvée princesse de Crête, fille de Minos, sœur de la Bête, amoureuse de Thésée. Rien de cela n’était vrai.Tout n’était que poussées de simulacres, vivantes appréciations des chimères, danse sans fin de mensonges joyeux et austères, étranges puissances du faux : si elle s’en est toujours doutée, si elle a toujours gardé en elle la fêlure instinctive d’une telle vision, sigle d’une jouissance infinie autant que d’une souffrance, maintenant elle le sait. Elle la voit, cette évidente clarté de ce qu’il n’y a, justement, rien à voir. Un jour, elle s’est simplement réveillée sur cette île comme dans sa demeure de toujours, seule, sans rien à faire, après un long rêve de palais, de labyrinthe, de héros, de partances, de révolutions et de fils. Lourde d’un demi-sommeil, d’une demi-veille où elle espérait un nouveau départ, un autre horizon, un avenir pour ainsi dire partagé avec d’autres puissances de corps, d’autres voix, d’autres histoires. Parvenue sur la plage, elle ne voit partout que la mer infinie. Il lui est impossible de s’en aller. Elle parcourt l’île comme une enfant qui découvre qu’autour d’elle il n’y a rien. Qu’il n’y a jamais rien eu. Rien à faire. Rien à espérer. Rien qui puisse arriver. Thésée, depuis toujours, s’est défilé. L’île est la seule vérité. Ariane peut la parcourir en tous sens, ses traces seront bientôt effacées par la mer. Et pourtant, son « désir » n’est pas mort. Ses hurlements se confondent avec les vagues. La douleur n’était pas causée par le réveil, elle le précédait de beaucoup, comme un cri, 189 Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, abréviation : MP,

p. 382. 190 Cf. Catherine MALABOU, Le Change Heidegger. Du fantastique en philosophie, Paris,

Léo Scheer (Non & Non), 2004.


un élan perdu dans l’origine sans fond du monde. La douleur au réveil. Le réveil n’a rien repoussé de la nuit qui le précédait, le jour n’a pas apporté une nouvelle aurore.Toutes les figures d’îles, toutes les mers n’y changeront rien, aucune pose ne peut ramasser dans son geste minéral la statuaire de ce cri:Ariane est abandonnée.Elle est comme un enfant, rêve qu’elle est seule dans le néant, enveloppée par la nuit. Il n’y a plus rien, que le Rien. Le réel.

Minos, dans son palais, a lui aussi rêvé du Labyrinthe. Il y a caché le monstre et l’a nourri de viandes humaines. Il est resté dans les salles claires. Il rendait la justice et gouvernait ses terres, il a sans doute imaginé un jour tuer lui-même le monstre. Il n’était pas un dieu, mais, juge infernal et maître de Justice, il en avait presque le pouvoir. Ariane a pourtant percé le secret de son pouvoir. Son mensonge, c’est d’avoir fait oublier que le réel ne s’administre pas, qu’il n’oblige et ne sert à rien. Le réel n’oblige 191 Cf. Gilles DELEUZE, « Bartleby, ou la formule » in ID., Critique et clinique, Paris, Minuit

(Paradoxe), 1993, p. 89-114. 192 Cf. Gilles DELEUZE, « Qu’est-ce que l’acte de création ? » in I D., Critique et clinique,

Paris, Minuit (Paradoxe), 1993, p. 295s., retranscription de la conférence donnée par Deleuze à la Femis en mars 1987 et filmée dans L’abécédaire de Gilles Deleuze, 3 DVD, Éditions Montparnasse, 2004, DVD n°1.

• UNE ONTOLOGIE DE LA NUIT • I. EMPIRIE

La nuit : moment où l’esprit est en proie aux ténèbres, où les esprits rôdent. C’est le moment où les créatures des ombres, les Maredewitch dont on menace les enfants qui ne sont pas sages, sortent pour venir les emporter, les abîmer 188. Moment des cauchemars et des délires, nuit de la pensée. Rien ne se passe pour l’esprit, qui retourne au nihil, au rien. Il n’y a rien à en écrire, rien à en dire. Le jour qui se lève est comme un nettoyage, une purification. L’imagination se calme et la pensée se retrouve. Mauvaise conscience du jour qui efface ce qui le fonde. Ariane a soudain perdu le bonheur de cette conscience. Aucun jour ne viendra dissiper sa nuit. Cette nuit-là est Maredewitch à jamais.

 . ,   

Ariane hurle de terreur, puis se réveille en sursaut. Elle rêve encore : tout ceci n’était peut-être qu’un rêve ? Peut-être délire-telle, protégée par les murs propres de sa chambre, dans la chaleur du palais de Minos ? Peut-être Dionysos est-il venu la ravir et la prendre ? Hélas, elle sent l’odeur du sable et le même vent. Elle ouvre les yeux sur le lendemain d’un jour sans avenir. En regardant autour d’elle, elle voit toujours la triste île de Naxos, enveloppée dans la première chaleur du jour, la lumière, le néant.


qu’à une seule fidélité : à lui-même, c’est-à-dire à rien. Minos s’est cru à Cnossos ; sur l’île de Naxos Ariane ne l’oubliera jamais. D’un coup violent elle lance une pierre contre les eaux. Celle-ci coule après avoir heurté une vague, puis disparaît sans laisser de traces.

193 Cf. Gilles DELEUZE, Francis Bacon. Logique de la sensation (1981), Paris, Seuil, 2002,

abréviation : FB.


UNE ONTOLOGIE DE LA NUIT

ACTE I. EMPIRIE : LA VÉRITÉ DU MONDE EST LE CAUCHEMAR DES ENFANTS

• UNE ONTOLOGIE DE LA NUIT • II. TROIS ENFANTS DANS LA NUIT

194 Gilles DELEUZE, Critique et clinique, p. 34.

 . ,   

« Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s’arrête au gré de sa chanson. Perdu, il s’abrite comme il peut, ou s’oriente tant bien que mal avec sa petite chanson 189 ». L’enfant a peur.Autour de lui il n’y a que la nuit. Il est comme une bête, « aux abois », paniqué. Entouré de vide, de néant, il ne sait pas où il se trouve ni ce qu’il peut faire. Alors il murmure quelques phrases indécises, imprécises, comme pour se rassurer. Non pour s’échapper dans un autre univers, mais pour que cette nuit devienne un peu la sienne, qu’il se sente, d’une certaine manière, chez soi. C’est sa manière à lui de se confronter à la nuit, d’habiter sans demeure le néant. Dans ces quelques bribes murmurées, à peine rappelées, indiscernables, il se fait son territoire. Il ne veut pas simplement se rassurer : sa propre vie le réclame. Il a besoin de chantonner, de fredonner quelque chose. Quelque chose d’autre qui n’est pas lui, qui n’est pas le néant, le pousse à commettre cette petite folie, à fredonner une petite chanson. Si quelqu’un à ce moment le voyait, il dirait : ce n’est pas possible, c’est ridicule, il s’oublie. Ni la nuit ni ce qu’il est n’explique ce qu’il est en train de faire. Ce n’est pas qu’il se laisse aller ou qu’il ne contrôle plus ses facultés, c’est que quelque chose lui échappe. Et au fur et à mesure que le temps passe, l’enfant commence à improviser. Il introduit une première variation dans la petite chanson, puis une seconde. Il module le filet de sa voix, restreint ou augmente son souffle ; il essaie des silences, des contretemps. Il a des audaces, une sorte de courage. Ce sont autant de petits flux, de petites intensités sans importance. Pourtant,il modifie sa petite chanson.Bien que ni la nuit ni la peur n’aient été conjurées, il transforme patiemment son territoire, l’aménage un peu, en fait un lieu habitable en détruisant ce qui juste auparavant le rendait douillet, presque confortable. Il sillonne le néant, wandelt et verwandelt 190. Son territoire, il n’existait déjà que pour commencer à en sortir. Il a toujours eu peur, mais le territoire qu’il a créé le pousse vers l’extérieur, serait-ce du dedans, de l’intérieur d’une prostration qui ne se déplie pas, mais s’enroule encore, toujours plus profondément, et se creuse en soi.


Il peut arriver ainsi que l’enfant, surpris par la nuit, obstinément se taise. Qu’aucun son ne sorte de sa bouche, qu’il reste obstinément immobile, sans rien tenter ni rien faire. C’est l’intensité de son silence qui, à cet instant, joue le rôle d’une chansonnette. Son silence épuise toutes les voix, tous les contre-chants. Mais c’est cette obstination opaque, fût-elle celle de la peur, qui forme les limites de son territoire.Alors peut-être rien ne s’échappe, rien ne s’enfuit, que par un trou situé au-dedans. Aucun cri, aucun silence ne peut néanmoins percer le Néant. L’enfant tâtonne. Comme Bartleby le scribe, qui répète avec obstination la même formule presque sans modulation à ceux qui tentent de l’obliger d’agir 191 ; comme Achab qui poursuit la même baleine blanche jusqu’à sa mort ; comme un personnage de Kurosawa ou de Dostoïevski, qui essaie toujours de se souvenir de la raison fondamentale, cette raison bien plus importante qu’il a oubliée et dont pourtant il sait obscurément qu’elle devrait présider à sa destinée plus encore qu’à sa situation 192. L’œuvre de Deleuze est remplie de ce bestiaire d’enfants qui chantonnent, qui ne savent plus très bien où ils sont, ce qu’ils savent ni ce qu’ils devraient faire : qui sont pour ainsi dire perdus dans la nuit. Des enfants perdus dans l’expérience du Monde, pour lesquels les questions fondamentales de Kant, à la manière de l’élève Törless, ne sont qu’une machine parmi d’autres pour exprimer, pour contraindre, pour exorciser leurs désarrois. Elles ne sont qu’un délire supplémentaire, une manière de plus de se perdre dans la Nuit du Monde, de l’arpenter au moyen d’un style, d’une ritournelle. Façons de prendre possession de son territoire, c’est-à-dire d’en repérer les lignes de fuite par lesquelles on s’échappera. Les enfants sont multitudes. Ici, on se contentera d’une série arbitraire dont les points constellés, pour Deleuze, s’appellent Bacon, Carroll et Proust. ACTE II. TROIS ENFANTS DANS LA NUIT : BACON, CARROLL, PROUST

L’enfant qui fredonne sa ritournelle ressemble, chez Deleuze, à la figure d’un tableau de Bacon 193 : assis sur une chaise, pris à 195 Gilles DELEUZE, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 34s. Une analyse similaire

se trouve en Logique du sens (1969), Paris, Minuit, 1997, abréviation : LS, p. 19.


Gallimard (Folio), 1987, p. 4. La même scène est décrite, belle, à peine plus longue et plus pathétique in Marcel PROUST, Contre Sainte-Beuve (1954), Paris, Gallimard (Folio Essais), 1987, p. 52.

• UNE ONTOLOGIE DE LA NUIT • II. TROIS ENFANTS DANS LA NUIT

196 Cf. Gilles DELEUZE, Proust et les signes (1964), Paris, PUF (Quadrige), 1998. 197 Marcel PROUST, A la recherche du temps perdu I. Du côté de chez Swann (1913), Paris,

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l’intérieur d’un cercle ou d’un rectangle, comme replié sur luimême, seul et livré à cette solitude : il devient chair et cri dans son affaissement. Il sort par l’en-dessous, en forant sous la peau. Sous la plume de Deleuze, Bacon peint comme un enfant commence à chantonner, saisi par la peur, perdu dans le noir. Il peint un premier cercle, localise un territoire. Il lui faut un aplat, l’éclat d’une couleur, la surface d’un volume [p. 11 ss.]. Ensuite va venir la figure, le personnage, le cri de la nuit perçant le territoire, « l’opération par laquelle le corps tout entier s’échappe par la bouche [p. 24] ». La viande. Inouïe de terreur. Et son cri va percer la Figure qui, déjà, commence à fuir, à se répandre, à se concentrer pour disparaître. « La tête-viande, c’est un devenir-animal de l’homme. Et dans ce devenir, tout le corps tend à s’échapper, et la Figure tend à rejoindre la structure matérielle. On le voit déjà dans l’effort qu’elle fait sur elle-même pour passer par la pointe ou par le trou ; mieux encore à l’état qu’elle prend quand elle est passée dans le miroir, sur le mur. Pourtant elle ne se dissout pas encore dans la structure matérielle, elle n’a pas encore rejoint l’aplat pour s’y dissiper vraiment, s’effacer sur le mur du cosmos fermé, se confondre avec une texture moléculaire. Il faudra aller jusque-là, afin que règne une Justice qui ne sera plus que Couleur ou Lumière, un espace qui ne sera plus que Sahara [p. 33] ». Nuit infinie renversée en une explosion létale de lumière : « c’est dire que, quelle que soit son importance, le deveniranimal n’est qu’une étape vers un devenir-imperceptible plus profond où la figure disparaît [p. 33] ». La bouche forme un trait puis un cercle, rempli de noir.Au milieu de ce cercle apparaît le rouge de la langue, au bord le blanc jaune des dents et le rose bleu carné des gencives. Au milieu du cercle, le membre rouge s’agite pour sortir ou pour entrer et disparaître, avalé par le gouffre noir de la gorge. Hurlement de terreur, épouvante, la figure tend d’elle-même à rejoindre l’aplat [p. 37], à effacer le contour et se fondre dans ce qui échappe au regard, et dans le même geste à « survivre à l’effacement des corps [p. 34]». La peinture a peu à voir avec ce qu’on appelle le visible. Elle s’occupe de sons ou de terreurs. Elle est tout entière tournée vers la musique,


l’ébranlement, la peur. Elle fait voir l’invisible. « Tout le corps s’échappe par la bouche qui crie. Par la bouche ronde du pape ou de la nourrice le corps s’échappe comme par une artère [p. 33] ». Et cette fuite se lit même dans les sourires, car le sourire est ce qui est « au-delà du cri ». Il faut, par le cri, accéder au sourire, qui a pour tâche d’assurer « l’évanouissement des corps » : à la manière du chat de Chester, dans Alice au Pays des merveilles, qui disparaît, qui efface son corps pour n’être plus qu’un immense sourire [p. 33 s.]. Cette disparition, ce néant, Deleuze l’appelle Justice, une justice opaque puisqu’elle est Couleur, brûlante puisqu’elle est Lumière. Une justice de vitrail : un jet qui n’a pour seul visée que de dire laVérité du monde, sa vérité de cri. C’est pourquoi Bacon rejoint Lewis Carroll sur « ce seul point [p. 33 s.] » : l’obsession de ce qui creuse sous la peau vise à faire disparaître le corps. Mais alors que Bacon le fait disparaître pardessous, dans la viande et dans ses trous, Carroll va l’éparpiller en surface. Ainsi, le petit enfant, seul dans la nuit avec sa petite chanson, pourrait être une fillette innocente, Alice glissant de l’autre côté du miroir. Par ce biais, l’enfant pénètre malgré elle dans un univers tissé d’horreurs et de nuits. Car, dans ce passage, dans ce glissement derrière la surface du verre, à même l’image polie, « tout commence […] par un combat horrible. C’est le combat des profondeurs : des choses éclatent ou nous font éclater, des boîtes sont trop petites pour leur contenu, des nourritures sont toxiques ou vénéneuses, des boyaux s’allongent, des monstres nous happent. Un petit frère se sert de son petit frère comme appât. Les corps se mélangent, tout se mélange dans une sorte de cannibalisme qui réunit l’aliment et l’excrément. Même les mots se mangent. C’est le domaine de l’action et de la passion des corps : choses et mots se dispersent dans tous les sens, ou au contraire se soudent en blocs indécomposables.Tout est horrible en profondeur, tout est non-sens 194 ». Ce que l’enfant découvre dans son passage du miroir, c’est la vérité du sens. À la métaphore alimentaire, qui suppose qu’on se nourrit des significations, se joint la métaphore excrémentielle. Les orifices, dans

198 PS, 218. 199 LS, p. 210. Cf. Alain BADIOU, Deleuze. « La clameur de l’Être », Paris, Hachette, 1997,

p. 31ss.


• UNE ONTOLOGIE DE LA NUIT • III. LE DEVENIR-ENFANCE

200 MP, p. 383. 201 LS, p. 210 ss.

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la profondeur, se rejoignent. Ce qui était, croyait-on, bon à manger, on le décompose en s’en nourrissant, on le transforme, on l’altère inévitablement.Toute descente dans la profondeur est un plongeon dans des sanies immondes. C’est pourquoi l’œuvre de Carroll est, selon Deleuze, une œuvre extraordinairement superficielle : elle ne vise pas à creuser les choses, mais à glisser sur elles : elle cherche à effacer toute profondeur pour gagner en découvertes, en horizons, en superficie. Puisque toute l’opération du sens est celle d’une transformation violente, Carroll fait de cette transformation un glissement. Jeux de mots, chansonnettes, devinettes, comptines, Alice se perd à l’extérieur des mots, dans leurs formes. Tout le secret, le caché, l’énigmatique est renvoyé sur la peau.Voilà pourquoi la petite fille « conquiert progressivement les surfaces. Elle monte à la surface. Elle crée des surfaces. Les mouvements d’enfoncement et d’enfouissement font place à de légers mouvements latéraux de glissement ; les animaux des profondeurs deviennent des figures de cartes sans épaisseur. […] Mais le monde des profondeurs gronde encore sous la surface et menace de la crever : mêmes étalés, dépliés, les monstres nous hantent 195 ». La hantise de la surface et des mille mouvements qui glissent à même les mots, dans le glissement infini des métonymies, dans l’aplatissement des métaphores, est une hantise du sens qui n’a plus de cache où se lover. La coque ne nous distrait plus du fruit qu’elle recouvre, brisée, elle se révèle pour ce qu’elle est : vide. Toute la profondeur s’est fondue dans la surface. De l’autre côté du miroir, tout le tissu insensé des jeux de langage prend vie, et se perd dans l’insignifiance d’une seule surface, comme une fuite à l’infini en deçà de toute profondeur. La série esquissée par Deleuze peut continuer : Lewis Carroll n’est pas qu’écrivain, il est également photographe. Sur la surface de ses clichés se montrent quelques-unes des petites filles qu’il adorait. Que cherchait-il dans les charmes ingénus de l’enfance ? Un débordement de vie ? Non : les visages des enfants et les poses qu’il leur fait prendre les transforment chacune en petites noyées vivantes. On a l’impression de ne plus les voir que de l’autre côté de la surface d’un plan d’eau ou d’une rivière. Elles n’ont pas le charme joyeux des petites filles de Walt Disney, ni la troublante séduction des petites filles de Balthus : elles semblent noyées


sous la surface, dans un lieu qui n’est ni enfer ni paradis, mais limbes : perdues entre le Ciel et la Terre, dans la forme plate d’un cliché, inaccessibles pour les vivants aussi bien que pour les Morts. Créatures sans âmes, flottant à peine dans les drapés de leurs robes, dans les plis de leurs vêtements, dans la pâleur de leurs traits presque effacés, dans les glissements de la lumière sur leurs corps. Toute autre est la terreur qui traverse l’œuvre de Proust, son délire, sa folie 196. Dans Combray, le narrateur désire ardemment le baiser de sa mère. Il en a besoin pour s’endormir et supporter l’angoisse de la nuit, car son seul but est de dépasser « minuit ». Minuit est l’instant de la nuit la plus grande, le moment où les moindres signes de lumière sont encore des ruses de l’ombre. Minuit est « l’instant, où le malade qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour ». Minuit est l’heure de tous les exils et de toutes les souffrances : il est, pour le narrateur, le lieu des entre-deux, le lieu difficile des contraintes et des déchirements. Forcé de partir en voyage et forcé par la maladie de rester en éveil, il est soumis à une durée sans repos, contraint à rester sans lieu et sans demeure. Par le long voyage, il est forcé de quitter le lieu où il se trouve sans pouvoir atteindre sa destination. Par la maladie, il ne peut ni jouir de sa santé ni simplement mourir. En agonie et en exil, forcé de se coucher et forcé de se coucher seul, il se rattache à l’espoir d’une aurore, celle où sa nuit va enfin finir. La raie du jour sous sa porte le réjouit. « Quel bonheur, c’est le matin ! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L’espérance d’être soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C’est minuit ; on vient d’éteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède 197 ». Le réveil était un réveil au milieu de la nuit. Il n’annonçait pas la fin de la souffrance ni une nouvelle aurore, mais la promesse d’une traversée que rien ne pourra abréger. L’image est double : elle emboîte un jeu d’ironie, qui compare la souffrance d’un enfant cherchant le baiser de sa mère à celle d’un mourant en exil croyant deviner, dans une lumière illusoire, 202 MP, p. 383.


ACTE III. LE DEVENIR-ENFANCE

L’enfance de l’enfant qui hurle dans la nuit n’est donc pas le stade d’une évolution ou le souvenir angoissé de l’adulte. La Nuit ne se

203 Sur les rapports du bégaiement, du style et du charme, cf. Gilles DELEUZE et Claire

PARNET, Dialogues (1977), Paris, Flammarion (Champs), 1996, abréviation : D, p. 726. 204 Gilles DELEUZE, Différence et répétition (1968), Paris, PUF (Épiméthée), 2003, abréviation : DR, p. 52. Cf. Alain BADIOU, Deleuze, p. 32s. 205 D, p. 10.

• UNE ONTOLOGIE DE LA NUIT • III. LE DEVENIR-ENFANCE

La pensée est une opération d’enfance. Car la Nuit, chez Deleuze, n’est rien d’autre que l’être, ou laVie. L’enfant qui hurle sa peur dans la nuit, qui cherche à se rassurer et qui, dans cette incertitude, tâtonne et explore les bords improbables du néant, c’est l’image même de la pensée. Elle se situe en deçà de toute représentation, de tout drame, de toute exposition. Elle est une affirmation pure. Il s’agit de saisir la teneur originaire de tout rapport au monde, de prendre la mesure de toute logique du sens, de toute logique de la sensation. Selon le mot de Bacon, il s’agit simplement d’enregistrer le fait, de prendre la mesure de l’être : prendre, pour ainsi dire, les choses telles qu’elles sont. « La philosophie se confond avec l’ontologie 199 ».

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les feux du jour qui viendront le sauver. En réalité, aucune aube ne viendra dérober au malade sa maladie, pas plus qu’aucune mère, par son baiser apaisant, ne pourra délivrer l’enfant de ses angoisses les plus secrètes. Mais l’essentiel réside encore ailleurs : dans le lieu de la littérature, il est essentiel que le doute s’installe, qu’on sache que dans le lieu de l’écriture, il importe de pressentir que le malade ne l’est pas vraiment, et que l’enfant ne l’est déjà plus. L’enfance comme la maladie sont des simulacres, leur intelligence leur est déjà extérieure : selon l’image célèbre de Deleuze, la narration se déploie alors comme une toile qui permet au narrateur d’éprouver chaque mouvement de ce qui la touche, un plan oblique qui relie des inconnues entre elles198 : la nuit et le cri de l’enfant ne sont pas liés entre eux : ce qui donc fait l’enfance, la maladie, le cri, les errances dans la nuit, la splendeur de la vie leur sont étrangers. C’est la règle première de l’immanence, les mille plateaux de l’être : le nombre est toujours un surnombre, comme on va le constater.


dissipe jamais. Elle est ce qu’on appelle l’être, non-être en même temps. C’est le lieu promis à la pensée, le lieu de son origine et de son opération. Le devenir-enfant n’est donc ni une régression, ni une projection, ni l’exercice d’une mémoire. Il s’agit non d’une scène originaire, mais d’un fait, une « image pure » devant laquelle la pensée est forcée de se déployer, la contrainte d’une évidence. Il fait Nuit. Évidence athée, immanente, empiriste. Cette « scène » n’a donc pas d’emplacement, de lieu originaire, de commencement. Elle est tout à la fois protologique et eschatologique, en ce qu’elle indique la fin de tout édénisme comme de tout messianisme de la pensée : elle se pense comme un empirisme radical, s’exerce comme une fidélité sans détour à l’immanence. Elle ne promet rien, ni en son origine, ni en sa destination. C’est pourquoi la pensée rejette la représentation, la scène, le théâtre : sur le fond de cette scène unique – la Nuit – il n’y a ni Création ni Jugement ni Royaume. L’enfant même chez lui, dans l’univers coutumier, sur son territoire, dans la chaleur du jour et la proximité des parents, béni par l’évidence diurne d’un plein midi, délivré de toutes les ombres, partageant les mille imaginaires possibles du monde, l’enfant est seul dans le désastre de la Nuit, au bord de son territoire, sur une ligne de fuite dès le commencement. Car la Nuit ne commence ni ne finit jamais. On n’en sort pas, on en revient toujours à cette petite chanson sans cesse modifiée. « On s’élance, on risque une improvisation. Mais improviser, c’est rejoindre le Monde » – c’est-à-dire le chaos, la Nuit, le néant –, « ou se confondre avec lui 200 ». Ariane à Naxos, le pape Innocent II sur sa chaise,Alice de l’autre côté du miroir, le petit narrateur de Combray enfoui dans les draps de son lit : ce sont les personnages qui habitent de leurs cris l’écriture de la pensée et la font percer de douleurs, d’horreurs et d’abîmes, d’aplats et d’effacements.Tous ces hurlements, pourtant, signifient tout autant que l’œuvre – en chacune de ses figures – est tissée de tonalités, d’ondes, de lignes. En empirie – c’est-à-dire en vérité – l’Un est le chiffre du multiple 201, tout comme le Néant est le chiffre du monde, la Mort celui de la Vie. Du même bord, l’horreur est le chiffre de la Joie. La nuit est la multiplication des forces, des intensités, comme le dépliement d’une seule force, 206 Sur Dionysos, cf. Gilles DELEUZE, Nietzsche et la philosophie (1962), Paris, PUF

(Quadrige), 1998, p. 16ss. et p. 217ss., ainsi que Gilles DELEUZE, Nietzsche (1965), Paris, PUF (Philosophes), 1999, p. 32-41.


207 Sur Marx et le Capital, cf. notamment Gilles DELEUZE, Pourparlers. 1972-1990, Paris,

Minuit, 1990, p. 232, en écho, entre autres, à Karl MARX et Friedrich ENGELS, Manifeste du Parti communiste (1848), traduction de Laura Lafargue (1885), Paris, Librio, 1998, p. 30. Cf. également D, p. 47s. 208 MP, p. 382.

• UNE ONTOLOGIE DE LA NUIT • IV. LE « JARDIN » QUI NOUS OCCUPE

Le cercle ainsi formé, le bout de territoire bien fermé qu’est la petite chanson de l’enfant, tend donc de lui-même à s’ouvrir. Non sur la pression de l’extérieur, sous la poussée des forces du chaos, ou par une pulsion mortelle qui conduit l’enfant vers sa perte, mais par la nature du cercle lui-même, par une propriété interne à la circularité du cercle, à tout territoire. La chanson change. C’est « comme si le cercle tendait lui-même à s’ouvrir sur un futur, en fonction des forces en œuvre qu’il abrite […] pour rejoindre des forces de l’avenir, des forces cosmiques [p. 383] ».

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unique et sans paroi : dépliement brisé, sauté, multiplié dès son commencement. Une œuvre tout entière vouée à l’exploration tendue du néant, vers une sortie, sur une ligne de fuite, qui creuse, perce, jaillit, bondit, danse, plonge, glisse, sans jamais atteindre le moindre dehors, sans percer le voile invisible de la Nuit, bord à bord de sa nudité sans bord et infinie. Le bégaiement propre à cette suite verbale peut donner une impression de mouvements désordonnés et disparates : ce n’est pas un hasard. C’est le tâtonnement – autre image impossible – d’une inconnue dans un espace vide. Car la petite chanson de l’enfant, ce « chant d’oiseau 202 », est « comme l’esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant, au sein du chaos. Il se peut que l’enfant saute en même temps qu’il chante, il accélère ou ralentit son allure ; mais c’est déjà la chanson qui est elle-même un saut : elle saute du chaos à un début d’ordre dans le chaos, elle risque aussi de se disloquer à chaque instant [p. 383] ». Le risque de la dislocation, à tout instant, existe, car il est le risque même porté par la Nuit. Par la Nuit, et non par les corps singuliers, qui sont la mesure de ce risque. C’est pourquoi l’ontologie deleuzienne n’est pas, ne peut pas être la bénédiction d’une anarchie des désirs, un spontanéisme, la confiance en une « intensité » à l’œuvre dans des corps singuliers. L’intensité de l’être, comme la petite chanson, ne provient pas d’un corps ni ne lui est adressée : elle n’en est pas la mesure, elle lui est autant étrangère qu’intérieure, elle lui « passe à l’extérieur » de l’intérieur, comme on va le découvrir.


Car le cercle est une image du monde, de son errance, de sa Nuit. Et quand l’enfant « s’élance », « risque une improvisation », « sort de chez lui », il rejoint « le Monde, ou se confond avec lui ». Or ce « Monde » n’est rien d’autre que le « noir » du commencement, l’abîme qui lui faisait peur et devant lequel, à cause duquel, il avait risqué sa petite chanson. La « petite chanson » de l’enfant dans la nuit, c’est ce que Deleuze et Guattari ont baptisé une ritournelle. Ce n’est donc pas un chant ou un refrain. L’un ou l’autre serait encore une petite musique intérieure ou les restes presque vivants d’une tradition, une ligne apprise au coin du feu, le souvenir d’un monde plus doux (re)donnant courage dans les rigueurs de la nuit, dans l’attente glacée d’un jour à venir. Ce n’est ni une trace ni une reprise. Ce n’est pas non plus un chant du corps. C’est une chanson sans souvenir et sans espérance. Une sorte de bégaiement. Un jeu, un pacte provisoire avec le néant. Un « traité de nomadologie ». Une machine de guerre [p. 434 ss.] et non un appareil de pouvoir : car on n’a jamais prise avec le Néant. Comme le soldat, l’enfant mène une guerre à l’écart des lieux de pouvoirs, des dispositifs de surveillance et de contrôle. La petite chanson, c’est une façon d’introduire un autre chant dans les chansons et les refrains appris avec les parents, une façon de pervertir les souvenirs, de les détacher pour les ramener à soi, de se déprendre d’eux. C’est une petite chanson étrangère, nourrie par la peur, le vide, le rien. Tout autre chose que ce qu’on chantait. C’est insinuer dans ce qui ne vous appartient pas ce qui vous appartient encore moins. C’est le style de l’enfant et, dans ce bégaiement incertain, tout ce qui fait son charme 203. Ce chant du rien, ce petit rien qui murmure, ce n’est pas le refrain de ses propres désirs, c’est la « clameur de l’être 204 ». Ce chant très intérieur est le plus extérieur de tous les chants, le plus brutal, le plus violent à l’égard de ses propres ressources de corps. Le charme de l’enfant, ce n’est donc pas la richesse de sa personnalité, de son imagination, de sa culture, ce n’est pas la profondeur de ses pensées ni les traits de son visage, c’est ce qui lui échappe et qui, venant de lui, ne lui appartient pas et pourtant indique sa manière de territorialiser le Néant. C’est son bégaiement 205. C’est le rapport incertain, la suture impossible entre sa volonté de se tenir dans un espace propre, et la mal209 Cf. Gilles DELEUZE, Leibniz : âme et damnation, Paris, Gallimard (A voix haute),

Double CD, 2003.


210 MP, p. 382. 211 Gilles DELEUZE, « B comme Boisson » in L’abécédaire de Gilles Deleuze, DVD n°1.

• UNE ONTOLOGIE DE LA NUIT • IV. LE « JARDIN » QUI NOUS OCCUPE

La Nuit dont il est ici question ne se différencie pas du grand Jour, de l’évidence la plus diurne chez Montesquieu, de la Joie qui oriente l’Éthique de Spinoza. Elle est le chiffre unique d’une évidence, de la totalité de l’être, du monde. On comprend dès lors pourquoi, si cette situation diurne ou nocturne est la situation la plus originaire, la philosophie se confond avec l’ontologie. Elle est ce savoir premier, mythique, d’une évidence : de la suture impossible entre l’être originaire, la nuit profonde, et la fragilité de ce rapport instable, de cet agencement qu’est notre corps, et que la nuit livre à sa propre décomposition. Mieux : elle pratique cette désuturation. C’est pourquoi la pensée se livre à l’imaginaire d’un corps sans organe ou d’un devenir-machine. C’est parce qu’elle est tout entière livrée à une a-signifiance plus originaire. C’est pourquoi également elle est l’expression d’un devenir-minoritaire : un devenir-femme, un devenir-animal, un devenir-enfant. C’est parce que toute construction, tout constructivisme est l’image double d’une disruption, d’une dislocation, d’un démembrement. C’est, en profondeur, à chaque fois, un changement de rapport. L’homme est ainsi quelqu’un – un quelconque – à qui son enfance n’est pas un souvenir mais une promesse, l’expression d’un devenir. Cette conception du néant signifie dès lors qu’il ne peut pas y avoir de dialectique ni d’histoire : si Kant est le nom d’un ennemi ontologique, Hegel en est un autre. Aucune petite chanson ne peut relever le

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adresse des gestes qui laissent transparaître non pas l’authenticité de son corps, de ses désirs ou de ses pulsions, mais la Nuit de l’Être qui le touche, une a-signifiance plus originelle et foudroyante, la poussée d’une contrainte, d’une nécessité, une absurdité sans précédence qui le traverse, l’évidence d’une peur intime et extime, c’est-à-dire la vérité soudaine d’un être perdu dans la nuit. Ce qui lui échappe n’est pas la libération de son « désir », mais le désarroi au contact de cette nuit plus profonde qui le hante, le transperce et le fait fuir de partout. Dionysos ici touché s’identifie au dieu le plus inquiétant de son cortège, au dieu Pan, non pour se vautrer dans l’ivre satisfaction du satyre, mais pour céder à son cri inhumain, son cri plus ancien que tous les autres cris du monde, son cri de panique. Dionysos est un Dieu, dès l’origine, déchiré, mis en pièces, déchiqueté 206.


néant. Le néant est à l’image du Capital, de la liquidation absolue : il ne produit pas de capitaux, de rassemblements, d’intérêts, il ne se rassemble pas en des lieux de passage 207. Il passe, même dans les creux ou les plis, toujours à l’extérieur. Le néant différencie et répète : il n’est le lieu d’aucune négativité. Il dissout les usages dans le même geste qui le fait en produire, en vouloir, en désirer. Double sens d’un échange qui ne s’épuise en aucune direction : le cercle, s’il s’ouvre toujours, s’ouvre encore parce qu’il ne cesse jamais de se fermer : c’est ce qu’il faut encore explorer en reprenant les éléments du rapport entre néant et construction.

ACTE IV. LE « JARDIN » QUI NOUS OCCUPE.

Une fois qu’il fredonne sa petite chanson, l’enfant dispose d’une sorte de territoire qui devient pour ainsi dire son jardin. Il n’a pas repoussé le néant, il n’a pas conjuré la puissance opaque de la nuit, mais il se livre à une certaine organisation de l’espace qu’il a tracé. À la manière d’une bête qui, dans le hasard de la matière, délimite un lieu où se tenir, il dessine un espace, et cet « espace intérieur », dont « les forces du chaos sont tenues à l’extérieur autant qu’il est possible », « protège les forces germinatives d’une tâche à remplir, d’une œuvre à faire. Il y a là toute une activité de sélection, d’élimination, d’extraction à faire pour que les forces intimes terrestres, les forces intérieures de la terre, ne soient pas submergées, qu’elles puissent résister, ou même qu’elles puissent emprunter quelque chose au chaos à travers le filtre ou le crible de l’espace tracé 208 ». Cet espace n’est pas une forme (ou un lieu), c’est une « sonorité », une « allure », un « rythme ». Le temps est intégré à l’espace qui n’est plus que « rapport de mouvement et de repos ». Lorsque Spinoza dit du corps et de l’âme qu’ils sont un rapport dans la substance, cela signifie, dans la lecture de Deleuze, que le corps n’est pas une substance intérieure à elle-même;mais qu’il est un rapport d’extériorités, une tension intime et extime, une combinaison, un agencement, une fonction : une mise en rapport, et non une formule ou un mélange. 212 Cf. Gilles DELEUZE, Empirisme et subjectivité. Essai sur la nature humaine selon Hume

(1953), Paris PUF (Épiméthée), 2003 et « Hume » (1972) in ID., L’île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002, p. 226-237. 213 Gilles DELEUZE, « Hume », p. 227.


214 Gilles DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, p. 7.

• LE CONCEPT DE RELATION

Dès lors, ce qui sépare la petite chanson du hurlement ou du cri, d’une sonorité assourdissante ou d’une puissance de dévastation est presque indécidable, puisqu’il s’agit pour l’enfant de recueillir en soi des forces pour avoir du cœur à l’ouvrage, pour se mettre à l’ouvrage, pour « ouvrir » un peu « l’amplitude de son âme », pour avoir une perception moins étroite du monde, de la réalité. Or dans ce recueillement, à l’exemple des « œuvres sublimes comme la fondation d’une ville ou la fabrication d’un Golem », une « erreur de vitesse, de rythme ou d’harmonie serait

 . ,   

Les « forces germinatives », les « forces intimes terrestres », les « forces intérieures de la terre » ne sont pas un petit nom de baptême pour les puissances du corps ou le génie de l’âme. Si la nuit est une et qu’elle n’a pas de dehors, si elle résiste à toutes les entreprises du corps comme le corps survit à son enveloppement répété, c’est que l’univocité de la nuit n’a pas une voix, mais qu’elle en a, immédiatement, deux (ou trois, ou quatre, ou « mille »). Les « forces du chaos » et les « forces germinatives » sont une seule et même voix, qui pousse l’enfant hors de ce qu’il est, du lieu où il se trouve, et le livrent à la nuit en le forçant à créer, à se vouer aux lignes de fuites, aux intensités qui le bordent et le traversent et accroissent l’« amplitude de son âme ». Intérieur et extérieur, intime et extime, dedans et dehors ne sont que des simulacres de la même et unique nuit sans crépuscule ni aurore, d’une nuit qui ne cessera jamais. Car la nuit unique est l’immédiate multiplicité des forces, à la manière dont cet élément le plus simple, la monade qu’est l’âme, est un « fourmillement de petites inclinations 209 ». L’un est le multiple, et la richesse de toute multiplicité dépend non pas des supplémentations nécessaires au compte infini de cette multiplicité, selon un alignement ou une mise en série des éléments qui la composent, mais à l’ampleur du mouvement qui est capable de passer par toutes les multiplicités, qui est capable de saisir le fourmillement comme le mouvement fourmillant d’une nuit unique et souveraine. Souveraineté, donc, de rien : l’égal d’une diffraction originaire dans la multiplicité. Il n’y a pas d’atome qui ne soit, dès l’origine, composé : c’est cette composition, précisément, qu’on ne peut pas couper.


catastrophique, puisqu’elle détruirait le créateur et la création en ramenant les forces du chaos 210 ». Toute l’œuvre de Deleuze repose sur une peur panique du Néant. Tout ce qu’elle tente de conjurer, dans la multiplication des devenirs, des expérimentations et des expériences, c’est l’effacement des agencements et la suppression des relations. Le devenir-loque est l’abîme qu’elle veut à tout prix conjurer. C’est, pour ainsi dire, un Néant trop grand pour elle. Ainsi en est-il de l’éthylisme pratique de la philosophie, de son ivresse de pensée. Si le monde est une taverne, tout ce dont la philosophie se soucie, ce n’est pas d’identifier la dernière pensée, le bord ultime de la pensée, mais ce qu’il y a juste avant. De même que l’alcoolique ne vise pas à boire un dernier verre, mais toujours un avant-dernier verre, le verre que veut le philosophe n’est pas le dernier mais l’avant-dernier car il veut éviter le verre de trop. Il laisse supplémenter l’ensemble des verres qu’il est capable de boire. Il veut qu’il en reste un qu’il ne boira jamais, pour que demain, n’ayant pas atteint le dernier verre, il puisse recommencer à boire 211. La philosophie est le compte des choses avantdernières, de l’avant-dernier verre. Elle veut excéder l’ultime en deçà de lui, elle repousse le dernier bord – apocalypse sans récapitulation, cherchant d’autres trous dans lesquels tomber avant de l’atteindre – comme autant d’appels d’air. Car l’épuisement de l’être, de toutes les ressources de l’être, des chemins à frayer, des images à saisir, des perceptions à penser, est au fondement de la pensée. Mais ce grand Nihil, cette grande nuit n’est pas rien. Parce qu’elle est plus grande que laVie, la vie est dépossédée d’elle-même : et dans ses épousailles avec le Rien, seulement, commence la pensée.

215 D, p. 8.


LE CONCEPT DE RELATION OU L’ENTRE-DEUX COMME TROISIÈME TERME

• LE CONCEPT DE RELATION

Si la ritournelle est un concept – et même, suggère Deleuze, le seul concept qui puisse être identifié dans son œuvre –, c’est que sa fonction est semblable à celle du concept de relation tel qu’il le décrit en commentant l’œuvre de Hume 212. L’originalité de ce dernier, dit Deleuze, « vient de la force avec laquelle il affirme : les relations sont extérieures à leurs termes. Une telle thèse ne peut être comprise qu’en opposition avec tout l’effort de la philosophie comme rationalisme, qui avait cherché à réduire le paradoxe des relations : soit en trouvant un moyen de rendre la relation intérieure à ses propres termes, soit en découvrant un terme plus compréhensif et plus profond auquel la relation fût elle-même intérieure. Pierre est plus petit que Paul : comment faire de cette relation quelque chose d’intérieur à Pierre ou à Paul, ou à leur concept, ou au tout qu’ils forment, ou à l’Idée à laquelle ils participent ? Comment vaincre l’irréductible extériorité de la relation 213 ? » L’arbre est dans le champ. Rien dans l’arbre ne me permet de savoir qu’il se trouve dans un champ ; rien dans le champ ne me permet de déduire que s’y trouve un arbre. S’il en est ainsi, c’est très simplement le constat banal de l’empirisme, selon lequel il n’existe pas d’abord un arbre ou un champ, mais une relation entre un arbre et un champ.Au verbe être se substitue une particule : « et ». Ce qu’il y a, c’est un arbre et un champ.Au commencement est donc la relation – ce que Deleuze appellera diversement association, combinaison, agencement. Au commencement est également l’atomisation – ce qui signifie la perte, l’effondrement du commun par le simple fait de ce qui est,

 . ,   

Ce qu’on a exposé en mélangeant images et concepts et décrit comme une ontologie, Deleuze le résume dans un concept original qui fait précisément de sa philosophie, comme ontologie, une philosophie de la relation. En effet, en refusant toute négativité et n’acceptant pour prémisse que le strict Néant, Deleuze ne peut élaborer sa pensée ni de manière dialectique ni de manière herméneutique. Sa philosophie sera dès lors purement constructive, construction à partir de rien. De deux éléments donnés, il faut se pencher sur ce qui les relie et ne les reprend pas. C’est un empirisme qui développe une ontologie de l’intermédiaire, une ontologie de l’entre-deux : de deux termes, il faudra toujours en compter trois.


l’égale inappartenance réciproque des éléments les uns par rapport aux autres. Au commencement est la particule adjonctive, avant même ce qu’elle adjoint ; c’est donc dire : au commencement est la disjonction. La relation ne relie pas les éléments entre eux, elle leur passe à l’extérieur : la relation est, pour les éléments d’un agencement, à la fois ce qui leur donne leur lieu – leur territoire – et leur point de fuite. Parce que la relation qui les unit leur est extérieure, la fuite est originaire à tout point sur le plan. Dès le commencement, le moindre élément est déporté hors de ce qu’il est, car l’être n’est pas l’atome, c’est la chute des atomes et le clinamen : c’est-à-dire un ensemble de plusieurs éléments et une déviation, une perversion, une fuite à l’égard de la verticalité nécessaire des choses. L’altération, la mise au dehors, le devenir est ontologique. Le seul bien de la relation réfère à une lecture très particulière, en couple, de Spinoza – c’est le bien de ce qui est – et de Leibniz – c’est donc le bien de ce qui devient. L’altération ne suppose pas non plus un recueillement des propriétés de l’autre : la relation étant extérieure, il n’y a pas de bien commun qui unisse les biens. Le fait que l’être se dise non des atomes mais des relations signifie qu’une relation n’est jamais le lieu d’un seul possible, d’un seul sens, d’une seule force, « la distance étant l’élément différentiel compris dans chaque force et par lequel chacune se rapporte à d’autres 214 ». C’est pourquoi on ne peut compter, dans son unicité, la relation comme une, ou comme expression d’une seule et même force, en ce qu’elle serait déterminée par le simple rapport de deux atomes. « La critique de l’atomisme doit se comprendre à partir de ce principe ; elle consiste à montrer que l’atomisme est une tentative pour prêter à la matière une pluralité et une distance essentielles qui, en fait, n’appartiennent qu’à la force. Seule la force a pour être de se rapporter à une autre force ». Une relation, une force signifie : une multiplicité de forces possibles, toutes forces se rapportant l’une à l’autre. À partir de là, Deleuze veut faire de la philosophie un empirisme transcendantal. Il faut entendre cette expression de deux manières différentes. D’abord, un empirisme rigoureux, premier : on commence par une attention vigilante et première à ce qui se passe, à ce qui concrètement se fait, à ce que le monde devient. Et 216 Selon le mot de François ZOURABICHVILI, Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses,

2003, p. 43.


 . ,    • LE CONCEPT DE RELATION

tout ce qui est concret est extérieur au lieu où, au nom d’instances déterminées, on voudrait l’assigner. Par exemple, « pendant qu’on tourne en rond dans [les] questions [de l’avenir des femmes, de la révolution, de la philosophie, etc.], il y a des devenirs qui opèrent en silence, qui sont presque imperceptibles. On pense trop en termes d’histoire, personnelle ou universelle. Les devenirs, c’est de la géographie, ce sont des orientations, des directions, des entrées et des sorties 215 ». Ensuite, l’empirisme de cette attention, de cette vigilance, est un empirisme transcendantal : il n’est que la tenue ou la retenue d’une condition de possibilité : il ne se suture pas aux pratiques, aux vécus, aux pensées. C’est pourquoi la philosophie n’est ni une critique, ni une analytique, ni une ré-flexion : elle est la tenue et la teneur même de cette désuturation. Le concept même est le sigle, le reflet ou le nom de cette inquiétude, de cette machine ontologique, de cette logique. Il s’appelle relation chez Hume, fêlure chez Fitzgerald, etc. C’est pourquoi la philosophie ne se confond ni avec l’art ni avec la science. Elle crée des concepts. Or le concept, c’est justement la description de cette machine ontologique, le reflet de ce rapport fondamental entre une Nuit originaire (le néant, la mort, la vie) et l’extériorité de toute relation. La philosophie, c’est ce qui tient la Nuit de l’être contre toute tentative de relèvement : en ce sens la philosophie elle-même ne pense pas, elle n’est pas l’exercice de la pensée : elle occupe un lieu mort par lequel elle rend possible la pensée, sous le sceau de l’art (pensée des affects, production de percepts) et de la science (production de fonctions). Cependant, aucun de ces trois « lieux » n’est une instance : en aucun de ces lieux ne repose une puissance de pensée spécifique : la pensée n’appartient pas à l’art (aux affects et aux percepts) ni à la science (aux fonctions) ; c’est dans la désuturation réciproque de l’art, de la science et de la philosophie et dans leur entremêlement nécessaire que repose l’effectivité de leurs opérations singulières. Cette pensée est facile à comprendre si on se souvient que, soumise aux devenirsminoritaires, toute construction n’est jamais reprise ni reconstruction : « devenir, ce n’est jamais imiter, ni faire comme, ni se conformer à un modèle, fût-il de justice ou de vérité. Il n’y a pas un terme dont on part, ni un auquel on arrive ou auquel on doit arriver. Pas non plus deux termes qui s’échangent. […] Les devenirs ne sont pas des phénomènes d’imitation, ni d’assimilation, mais de double capture, d’évolution non parallèle, de noces


entre deux règnes. Les noces sont toujours contre-nature. Les noces, c’est le contraire d’un couple […]. La guêpe et l’orchidée donnent l’exemple : l’orchidée a l’air de former une image de guêpe, mais en fait il y a un devenir-guêpe de l’orchidée, un devenir-orchidée de la guêpe, une double capture puisque « ce que » chacun devient ne change pas moins que « celui qui » devient. La guêpe devient partie de l’appareil de reproduction de l’orchidée, en même temps que l’orchidée devient organe sexuel pour la guêpe. Un seul et même devenir, un bloc de devenir, ou, comme dit Rémy Chauvin, “une évolution a-parallèle de deux êtres qui n’ont absolument rien à voir l’un avec l’autre”. Il y a des devenirs-animaux de l’homme qui ne consistent pas à faire le chien ou le chat, puisque l’animal et l’homme ne s’y rencontrent que sur le parcours d’une commune déterritorialisation, mais dissymétrique [p. 85] ». Cette déterritorialisation se lit au mieux lorsque Deleuze en vient à parler d’œuvres d’art. Ces œuvres ne parlent en réalité jamais d’elles-mêmes. La peinture ne parle pas de peinture, le cinéma ne raconte pas le cinéma, la littérature n’a rien à voir ni avec le style ni avec l’écriture. La musique de Messiaen est une affaire de couleurs, la peinture de Bacon une affaire de cris, le cinéma de Kurosawa est l’expression d’une inquiétude ; la musique est picturale, la peinture fait voir des ondes, le cinéma s’immobilise sur des angoisses. Il n’existe aucune procédure de sélection et de capture qui pourrait accumuler des traces et parvenir, en parcourant une œuvre, à en tirer des significations, si par signification on entend une raison de l’œuvre.Toute signification est extérieure à l’objet qu’elle tente de signifier. Il aurait été impossible à Messiaen de nommer ses couleurs par de la peinture, ou à Bacon de faire entendre ses cris par de la musique. Et pourtant : aucune méthode ne permet au critique de voir les couleurs de Messiaen ; aucune épistémologie ne permet de justifier que, dans la peinture même de Bacon, un cri est à l’œuvre, qui déchire les rapports entre les formes et les couleurs. Celui qui écoute ou regarde ne peut que prendre une flèche tirée par l’œuvre pour la tirer ailleurs, dans une autre direction. Que l’art crée des affects et des percepts signifie que l’art ne déploie pas un monde qui lui serait propre, mais qu’il est l’occasion d’un rebondissement, d’une poussée ou d’une sortie 217 D, p. 12. 218 Cf. Alain BADIOU, Deleuze, p. 82 ss.


vers un dehors, encore non ressenti, encore non pensé. La pensée n’est l’affaire ni de l’art, ni de la science, ni de la philosophie : elle surgit entre elles, dans leurs interstices, en-dehors de ce qu’elles sont, dans laVie, la Nuit, le néant.

On aura compris que la philosophie de Deleuze ne prend pas la forme d’une critique, d’une analyse ou d’une déconstruction, mais d’une contamination disjonctive, un constructivisme du neutre et de l’entre-deux, une « perversion 216 ». C’est ainsi que, dans le commentaire que Deleuze lui consacre, Bacon le pervertit, dans la mesure où Bacon est lui-même perverti par la viande, qui est pervertie par la couleur, à son tour pervertie par la pitié, etc. Carroll le pervertit également, parce qu’il est luimême perverti par la logique, qui est pervertie par les petites filles, qui sont perverties par les surfaces. Il s’agit, bord à bord, d’une contamination disjonctive et non d’une contamination conjonctive : ce qui se touche n’a pas de bords communs, ce qui se borde ne se ressemble pas mais se devient réciproquement, dans une course vers l’autre qui est en même temps le signal 219 Cf. PS, p. 9-35.

• VÉRITÉ DISJONCTIVE

Par exemple, dans cette logique-là, être en pleine santé est une affirmation contradictoire. Il y a peut-être plus de santé dans la plainte que dans la clameur, dans le geignement que dans l’aboiement. Hurler à la lune est le seul noble cri que Deleuze accorde aux chiens : hurler à la mort, devant la mort, hurler comme un chien. Par la vie, la santé est toujours fragile, et dans la plénitude de sa puissance elle commence déjà, par l’intérieur et de toute part, à s’évider comme un tonneau.

 . ,   

L’ontologie ne se dit dès lors ni des lieux ni des instances, mais des relations. Cela signifie également que l’intensité des relations n’est pas celle d’une vie ou d’une force. La Vie passe entre les vies, fuit les vies, la force pousse à l’extérieur des forces. L’intensification n’est ni un recomptage ni une accumulation, une capitalisation ou une montée en puissance de vieux refrains de l’âme ou d’une puissance du corps. L’intensité ne se dit ni d’un sujet, ni d’un corps, d’une âme, d’un organisme, mais elle se concentre dans un territoire, c’est-à-dire un ensemble de relations et d’extériorités. L’intensification n’accumule rien : elle concentre dans le même geste un rassemblement et une dispersion. Elle est une montée en réalité, en virtualité.


d’une grande fuite vers tout horizon : toutes ces choses ne se rassemblent pas en un monde ni sur un seul horizon. Il y a, dès le commencement, mille, dix mille, cent mille plateaux pour une seule substance, un plan d’immanence, une « clameur de l’être », une danse sur le vide. Un est le nom de l’infini : toujours quelconque, toujours différent et toujours répété. L’affaire de la philosophie n’est donc pas la pensée. Elle n’est pas affaire de discernement ou de critique, comme une instance isolée et souveraine, qui réenchaînerait sous sa coupe les pensées, les perceptions et les affects produits par l’art ou la science. La philosophie ne pense pas à la place de l’écrivain, du lecteur de roman, du cinéaste, du cinéphile ou du mathématicien. Son affaire, ce n’est pas les significations, mais le sens, c’est-à-dire une trouée, une échappée belle, un vertige, une fuite. La philosophie ne s’assigne pas à des tâches particulières, mais elle s’embarque dans une affaire universelle : elle crée des concepts. Son travail n’est pas d’abord une production ou une fabrication – de valeurs, de jugements, d’analyses, de regards. Créer des concepts signifie pour la philosophie : tenir jusqu’au bout la relation telle que Hume et l’empirisme l’ont conçue, c’est-à-dire le rapport au monde de la pensée comme rapport à son dehors, à un extérieur qui n’est pas sa puissance mais qui n’est pas non plus simplement son autre. L’extérieur, dans le plan d’immanence, ne forme qu’un pli avec l’intérieur qu’il double. Il n’émarge pas à un intérieur laissé sauf, il le traverse de part en part et le tire hors de lui-même, sur cette ligne de fuite qui est la caractéristique la plus immédiate de l’être, en toute chose. C’est pourquoi le sujet de la pensée est une « combinaison fragile », presque au sens de Spinoza. L’agencement originaire est si fragile qu’il est appelé à se décomposer – c’est ce qui, chez Spinoza, s’appelle la mort. Or Deleuze prend le risque de cette mort, de cette décomposition, qui fuit, qui trace des lignes, épouse des forces contradictoires, cette décomposition du rapport qui se vit au plus intime des singularités et qui leur est, tout à la fois, le plus extérieur. Ainsi Deleuze peut-il affirmer que la vie pulse chez ceux qui la bégaient, qui n’ont pas d’histoire, rien à raconter, pas d’appui ni de repères, et qui ne peuvent s’appuyer que sur ce qui fuit en 220 PS, p. 97 ss.


eux. La vie des gens, selon Deleuze, ce n’est pas leur histoire propre, leurs expériences au sens d’un patrimoine de connaissances, d’affects, de souvenirs : c’est leurs expériences au sens de leurs découvertes, de leurs échappées, de ce qui les a-signifie, les arrache à leur propre histoire, les altère ; c’est l’intensité singulière de chaque détachement. C’est ce qui les fait hésiter, dévier, trébucher. Deleuze appelle cette vie le charme de quelqu’un. Or ce charme, « c’est un coup de dé nécessairement vainqueur, parce qu’il affirme suffisamment de hasard, au lieu de découper, de probabiliser ou de mutiler 217 ». Ce charme est une poussée de vie : on peut tout aussi bien dire qu’il est une poussée de vérité 218, comme on le verra.  . ,    • VÉRITÉ DISJONCTIVE


VÉRITÉ DISJONCTIVE

La pensée de Deleuze, bien qu’elle proclame abandonner la forme de la vérité pour celle des simulacres, choisir l’intensité et la poussée du faux contre la contrainte des formes vraies, un jugement intensif et qualitatif, une évaluation du type des forces plutôt qu’un jugement adéquat, est une pensée de la vérité. Deleuze le dit très simplement dans son commentaire sur Proust : la recherche du temps perdu est incompréhensible si on ne saisit pas qu’il ne s’agit pas là d’une opération de mémoire, mais d’une recherche de vérité. Que l’œuvre d’art n’a pas affaire à l’histoire ou aux aléas du souvenir ; qu’elle ne vise pas à reconstruire un monde perdu. Étrange positivisme dont se nourrit l’œuvre de Proust : le temps est l’absorption, l’envoi sans retour dans le néant de tout ce qui est. On ne remonte pas le cours du temps. Le temps assigne toute chose à l’empire de la mort et de la disparition. Quand les feux du monde s’éteignent, rien ne peut distinguer l’agonie du mourant de l’angoisse du malade ou de la peur sans nom qui saisit le petit enfant qui voit, un à un, disparaître dans l’ombre les objets les plus familiers qui peuplaient sa chambre et la rendaient habitable. Le petit enfant cherche alors un signe pour se rassurer : il veut le baiser de sa mère : et ce signe, déjà, ressemble à tous les autres, au bavardage des tantes, à la bonté obstinée de sa grand-mère, à l’impatience de ses parents, aux gestes délicats de Swann, à son élégance méprisée, à la discrétion un peu idiote de son grand-père : multiplication de signes de la vie mondaine, de la vie familiale, où, du cercle des relations amicales ou amoureuses, au cercle des relations familières puis aux cercles plus lâches et plus divers des relations sociales, tout un cancer de signes se met ironiquement 221 Marie-Hélène BOURCIER s’est demandée pourquoi il n’y avait chez Deleuze alias

« Enculator » pas de « devenir-homme », repérant là une permanence fantomatique de l’équation homme = nature (et donc, = territoire), rendant impensable les recodifications visant à dénaturaliser cette identification. C’est pourquoi il lui semble urgent de reloader ce disque dur et de faire « enculer Deleuze » par « Enculatrix, une petite butch armée de gode et de gel, le gode et le gel étant les plus sûrs facteurs de dénaturalisation de la bite et du (re)devenir homme […]. Myra saisit une machine hors champ. Image temps 1 : [Photo]. Myra : I won’t kill you, Gilles, I’ll just educate you. You and the rest of France. Must I demonstrate it to you practically, that there is no such thing as manhood [etc.] ». Queer Zones. Politique des identités sexuelles et des savoirs, Paris, Amsterdam, 2006, p. 168-187 (p. 186s. pour la citation). 222 PS, p. 17s., développé en p. 97-99.


en place219, qui ne parvient pourtant pas à détourner l’obsession de l’enfant, sa quête dérisoire, idiote et démesurée d’un signe plus originaire, qui lui viendrait de sa mère et qui serait capable, enfin, de le rassurer. L’œuvre se bâtit sur ce terrain de l’enfance, mais elle est assignée à une recherche plus profonde opérée par la tenue d’une vérité.

et entretiens 1975-1995, Paris, Minuit, 2003, p. 295 s.

• VÉRITÉ DISJONCTIVE

223 Gilles DELEUZE, « Qu’estce que l’acte de création ? » in: Deux régimes de fous. Textes

 . ,   

C’est ici sans doute qu’il faut opérer une séparation originaire, entre la vérité la plus élémentaire et les jeux de contrainte qui renvoient pour ainsi dire à des séries de vérités régionales. La vérité élémentaire est la vérité du Désert, de la Nuit, du rien de l’évidence du Jour. De l’épuisement qui est le fond de la vérité de l’être, et qui abîme tous les montages dialectiques pour les ramener à des productions de simulacres. On ne tire rien du néant. On n’obtient rien de la vérité. Cette vérité plus profonde dont on a vu qu’elle organise pour Deleuze les œuvres de Bacon, de Carroll ou de Proust – car elle se partage en autant de mesures de contraintes, comme on le verra encore –, Deleuze la lie, chez Proust, à la vérité du couple Sodome et Gomorrhe. Si chez Proust l’homosexualité est la vérité générale de chaque relation « intersexuelle » particulière, c’est qu’en vérité dans la relation chacun n’a jamais affaire qu’à soi 220 ; la relation ne nous relie pas à un autre. On ne perce jamais la vérité du désir de l’autre, et dans ce désir une opacité plus profonde nous échappe. C’est pourquoi « la jalousie est plus profonde que l’amour, elle en contient la vérité ». S’il en est ainsi, c’est que la jalousie « va plus loin dans la saisie et dans l’interprétation des signes. Elle est la destination de l’amour, sa finalité [p. 16] ». Cette finalité ne dissout pas l’exercice de l’amour ni n’en reprend ou n’en absorbe les souffrances ni les joies : elle en signifie la teneur, elle en détermine l’activité. Car chaque amant produit une multitude de signes. Or, dit Deleuze, « il est inévitable que les signes d’un être aimé, dès que nous les “expliquons”, se révèlent mensongers : adressés à nous, appliqués à nous, ils expriment pourtant des mondes qui nous excluent, et que l’aimé ne veut pas ou ne peut pas nous faire connaître. Non pas en vertu d’une mauvaise volonté particulière de l’aimé, mais en raison d’une contradiction plus profonde, qui tient à la nature de l’amour et à la situation générale de l’être aimé. Les signes amoureux ne sont pas


comme les signes mondains : ce ne sont pas des signes vides, tenant lieu de pensée et d’action ; ce sont des signes mensongers qui ne peuvent s’adresser à nous qu’en cachant ce qu’ils expriment, c’est-à-dire l’origine des mondes inconnus, des actions et des pensées inconnues qui leur donnent un sens. Ils ne suscitent pas une exaltation nerveuse superficielle, mais la souffrance d’un approfondissement. Les mensonges de l’aimé sont les hiéroglyphes de l’amour. L’interprète des signes amoureux est nécessairement l’interprète des mensonges. Son destin même tient dans la devise : aimer sans être aimé [p. 16] ». Une opacité réciproque fait de la production de signes par l’aimé une production d’autant d’énigmes indéchiffrables : cette opacité n’est que le fait, brut, d’une altérité évidente. On ne partage pas le même corps, la même histoire, les mêmes espérances. On cherche à se comprendre sans pouvoir ramener nos opacités réciproques aux facilités supposées d’un monde aux origines et aux fins communes. Dans le code de l’un, le code de l’autre est donc un simulacre, qui dissimule autant qu’il révèle, qui dissimule plus encore chaque fois qu’il croit révéler. Le déchiffrement infini échoue par ce que le regard est à jamais incapable de voir, et qui nécessairement lui échappe dans le corps aimé, et qui signifie la vérité de son désir. En effet, « qu’est-ce que cache le mensonge dans les signes amoureux ? Tous les signes mensongers émis par une femme aimée convergent vers un même monde secret : le monde de Gomorrhe, qui, lui non plus, ne dépend pas de telle ou telle femme (quoiqu’une femme puisse l’incarner mieux qu’une autre), mais est la possibilité féminine par excellence, comme un a priori que la jalousie découvre. C’est que le monde exprimé par la femme aimée est toujours un monde qui nous exclut, même quand elle nous donne une marque de préférence. Mais de tous

224 FB, p. 30s.


• MAUVAIS COMPTE

225 DR, p. 286.

 . ,   

les mondes, quel est le plus exclusif ? “C’était une terra incognita terrible où je venais d’atterrir, une phase nouvelle de souffrances insoupçonnées qui s’ouvrait. Et pourtant ce déluge de la réalité qui nous submerge, s’il est énorme auprès de nos timides suppositions, il était pressenti par elles […]. Le rival n’était pas semblable à moi, ses armes étaient différentes, je ne pouvais pas lutter sur le même terrain, donner à Albertine les mêmes plaisirs, ni même les concevoir exactement.” Nous interprétons tous les signes de la femme aimée ; mais à l’issue de ce douloureux déchiffrage, nous nous heurtons au signe de Gomorrhe comme à l’expression la plus profonde d’une réalité féminine originelle [p. 16 s.] ». C’est sous le signe de Gomorrhe que se lit l’opération de vérité décrite par la synthèse disjonctive, comme vérité de toute forme de relation. Dans la femme aimée, il y a une femme, une femme. L’image érotique rend visible, dans l’œuvre de Proust, la vérité d’une ontologie. Une séparation originelle, une extériorité fondamentale démarque toute relation de tout partage : tout bord à bord, tout corps à corps est à jamais un double envoi, en au moins deux directions différentes et opposées. La vérité de toute relation d’amour se lit dans cet enchaînement à trois termes : il n’y a pas, dit Proust, de réalité de couple, de vérité du deux sans un troisième terme : la relation de l’amant à l’aimée ne connaît pas sa vérité si dans l’obscurité du corps de l’aimée quelque chose ne se porte pas, comme un fond obscur du désir, vers une amante qui anéantit la relation de l’amant à l’aimée. La vérité de l’amour suppose la réalité d’un anéantissement de l’amour sans rivalité. La réalité du couple lie l’hétérosexualité à la divergence d’une opacité homosexuelle dans le corps de l’aimée, qui la porte vers un troisième terme avec lequel il n’y a, pour l’amant, pas de rivalité possible 221.Toute copulation forme un territoire qui se déterritorialise par ce que la copule est incapable de supposer ou de réaliser. C’est pourquoi « la seconde loi de l’amour proustien s’enchaîne avec la première : objectivement, les amours intersexuelles sont moins profondes que l’homosexualité, elles trouvent leur vérité dans l’homosexualité. Car s’il est vrai que le secret de la femme aimée est le secret de Gomorrhe, le secret de l’amant, c’est celui de Sodome […]. À l’infini de nos amours, il y a l’Hermaphrodite originel. Mais l’Hermaphrodite n’est pas l’être capable de se féconder lui-


même. Loin de réunir les sexes, il les sépare, il est la source dont découlent continûment les deux séries homosexuelles divergentes, celle de Sodome et celle de Gomorrhe. C’est lui qui possède la clef de la prédiction de Samson :“Les deux sexes mourront chacun de son côté”.Au point que les amours intersexuelles sont seulement l’apparence qui recouvre la destination de chacun, cachant le fond maudit où tout s’élabore 222 ». Et ce « fond maudit » est également, immédiatement, chez Deleuze, le chaudron à partir duquel se produit la pensée et la vie. En ce sens, le fantasme ontologique est ici le même que celui qui, chez Montesquieu, était la condition de possibilité de la clarté nouvelle, de l’intelligence et de la vision. La synthèse disjonctive rejoint ici l’opération de l’histoire chez Certeau, et le « signe de Gomorrhe » récapitule dans le même geste la passion dévorante des mystiques et la pragmatique infiniment recommencée des arts de faire : un geste qui veut saisir l’absolument réel et qui, par ce geste même, est contraint de viser perpétuellement à côté de celui-ci. La vérité qui machine l’œuvre de Deleuze semble l’organiser comme un constructivisme infatigable, produisant déceptions et frustrations sur le lieu même de ses jouissances. Elle est la vérité d’un retrait et d’un détournement en même temps que d’une possession et d’une captation. Elle prive la pensée d’un accord originaire avec l’objet de son désir : elle la soumet à des poussées opaques qui la divisent en de multiples directions. Elle est, selon le lien que Deleuze 223 trace entre la littérature de Dostoïevski et le cinéma de Kurosawa, à l’image de personnages « perpétuellement pris dans des urgences » et qui, « en même temps qu’ils sont pris dans ces urgences qui sont des questions de vie ou de mort, savent qu’il y a une question plus urgente – et ils ne savent pas laquelle » : cette ignorance, il est à jamais impossible de la lever ou de la relever par un geste esthétique, politique, philosophique ou religieux. Cette question qui les arrête, cette question dont ils ne peuvent refouler l’ignorance, cette butée inexplicable devant le rien, c’est l’arrêt devant la vérité de l’être, de la Vie ou de la Nuit – vérité idiote, vérité d’idiot – dont il est impossible de s’écarter. C’est elle qui déclenche la production des agence226 Friedrich NIETZSCHE, Ainsi parla Zarathoustra. Un livre pour tous et pour aucun (1883-

1885), traduction de Maël Renouard, Paris, Gallimard (Folio), 2002, p. 330.


 . ,   

ments. Cette vérité infantile est une vérité exaspérante, vérité idiote et moteur d’une dignité plus « idiote » encore, la dignité de l’être. Dignité de l’enfant qui sait la peur de la Nuit, dignité du bègue qui connaît l’impossibilité de la langue, dignité du philosophe face à la philosophie, du militant face à l’action, de l’écrivain face à l’art et du savant face à la science. Cette vérité est une coupure de la mort qui dit la vérité de la vie. C’est ainsi que cette fameuse vérité de la Nuit devant laquelle l’enfant, saisi par la peur, se met à chantonner ressemble à la mort. L’enfant la reconnaît quand il voit mourir une bête. Sa dignité est la dignité idiote de ce regard, ce regard qui ne comprend pas. À cet instant l’enfant a un regard idiot – un regard bête : un regard animal. Car rien n’est plus « réel », selon Deleuze, qu’un animal qui meurt, et nul ne peut avoir de rapport animal à l’animal, sinon le chasseur ou l’enfant : avoir un rapport animal avec la mort, c’est savoir que la mort est bête et qu’elle est animale 224. Que la Nuit et l’être sont des idioties. Dès lors, avoir un rapport digne à l’être, c’est comme avoir un rapport animal avec une bête : c’est un savoir idiot, d’un autre genre que le savoir ou la pensée : un savoir inorganique, machinal, enfantin. Un devenir. Une machine. Une relation. Un agencement.

• INTERLUDE

227 Friedrich NIETZSCHE, Œuvres complètes. 8/2. Dithyrambes de Dionysos. Poèmes et

fragments poétiques posthumes (1882-1888), traduction de Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, 1974, p. 56-79. 228 Friedrich NIETZSCHE, Ainsi parla Zarathoustra, p. 325.


MAUVAIS COMPTE

Cette vérité de la Nuit que la Différence présuppose et efface fait de la Répétition la production systématique d’un écart. L’éternel retour signifie tout aussi bien que rien ne fait retour, car tout ce qui survient arrive non dans le champ arbitraire de l’histoire, mais dans l’écho sourd, l’abîme infini de l’éternité. C’est pourquoi l’écart est consubstantiel à l’origine, l’immanence est immanante. Cette proposition peut se formuler de manière théologique. Si le monde (la substance éternelle) est le résultat d’un calcul de Dieu, alors « il est […] bien vrai que Dieu fait le monde en calculant, mais ses calculs ne tombent jamais juste 225 ». Le Créateur se trompant dans ses calculs, la Création est le résultat d’un compte inexact et impossible, une erreur, une déviation primitive, un pervertissement à l’égard de tout projet unifiant, une « synthèse asymétrique du sensible », le résultat d’un reste impossible et, à ce titre, l’impossible même en acte. La Création est nécessairement injuste à l’égard de son Créateur (mais peut-être devrait-on mieux dire ici Fabricateur), fautive au compte de toute économie, en déséquilibre et déséquilibrante, car « c’est cette injustice dans le résultat, cette irréductible inégalité qui forme la condition du monde. Le monde “se fait” pendant que Dieu calcule ; il n’y aurait pas de monde si le calcul était juste », si le Calcul était calculable. C’est pourquoi « la différence n’est pas le divers. Le divers est donné. Mais la différence, c’est ce par quoi le donné est donné. C’est ce par quoi le donné est donné comme divers ». Les multiplicités naissent de cet écart falsifiant, elles le montrent par leur trahison originaire au compte du grand rassemblement. « Le monde est toujours assimilable à un“reste” ». C’est pourquoi l’image du monde est une image déformante, déviante, créatrice et falsifiante, une invention, précisément lorsqu’elle dit et veut dire, refléter au plus près la réalité même du monde. Reste perpétuel, image véritable et pourtant trahison : ce sont, chez Deleuze, les coordonnées rendant pensables les opérations de la pensée.



Interlude : Nietzsche et le Faux-monnayeur Nos trois premières étoiles brûlent chacune d’un feu singulier.Trois autres étoiles apparaissent alors en doubles, qui sont comme leurs images dans l’axe d’un miroir symétrique. Cet axe fend la constellation et propage autrement ses lumières. Peut-être qu’en ce lieu où se façonnent les doubles, faut-il entendre, pour fêler d’une autre manière que par une schize ce que nous avons énoncé jusqu’alors, les coups d’un redoublement que Nietzsche a voulu marteler. En effet, comment est-il possible de voir Ariane échouée à Naxos tandis qu’elle se livre, par sa plainte, à la mer, à l’épuisement du sable et à l’écoulement silencieux du ciel, c’est-à-dire en un lieu qui n’a ni scène ni théâtre où exposer son drame, ni poète pour recueillir l’écho perdu de sa voix ou pour en mesurer le timbre ? Du coup, qui la voit, qui l’entend, qui se fait l’écho de sa voix défaite ? Nietzsche a donné à cette question une réponse d’une clarté aveuglante. Dans la dernière partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, c’est en effet le mauvais magicien (der schlimme Zauberer), le faux-monnayeur (der Falschmünzer), capable de dissimuler même ses maladies quand il se montre nu au médecin qui l’ausculte 226, c’est lui qui répète


 .    

(presque) mot pour mot la plainte qu’Ariane prononcera plus tard, seule, dans les Dithyrambes 227. Il est celui qui n’a d’authentique et de sérieux qu’une brisure originaire et cachée contre ses propres mensonges, lui conférant sa capacité presque infinie à produire des simulacres.Ainsi Ariane semble-t-elle reprendre la plainte d’un faussaire, d’« un tremblant vieillard aux yeux fixes 228 ». C’est Ariane qui imite le simulacre, qui le redouble. Elle copie ce qui devrait être son propre cri. Une copie d’une copie annonce-t-elle la subversion ou la confirmation de la logique qui l’a mise en œuvre ? Cette répétition laisse-t-elle place à une différence ou la fait-elle taire dans le jeu de son désir ? Produit-elle une réelle transformation de l’imaginaire ou n’est-elle que la reproduction d’une logique interne au marché des valeurs ? N’est-elle enfin que le tournoiement emmurant de dominations aux noms multiples ?

• LES TRAVERS DU LABYRINTHE


Le quatrième cristal étoilé tremble que soit possible une clarté différente, sans que cette différence puisse se salir par un nom philosophique ou théologique (le baptême est une violence de chapelle). Cette étoile et cette obsession de la différence (le néant serait-il un autre nom pour cacher le Capital, les puissances de reproduction et de domination, les dispositifs de pouvoir – matières du discours ?) porte cependant ici un nom : Foucault ; et une passion : l’archéologie.

229 Michel FOUCAULT, « Ariane s’est pendue » (1969) in I D., Dits et écrits I. 1954-1975

(1994), Paris, Gallimard (Quarto), 2001, p. 795s. 230 Gilles DELEUZE, Nietzsche, PUF (Philosophes), Paris, 1965, p. 43-48.


.     Regards de Michel Foucault  .     • LES TRAVERS DU LABYRINTHE • CONTRE ARIANE

231 Gilles DELEUZE, « Mystère d’Ariane selon Nietzsche », Critique et clinique, Paris,

Minuit (Paradoxe), 1993, p. 128. 232 Gilles DELEUZE, Nietzsche et la philosophie (1962), PUF (Quadrige), Paris, 1998, abré-

viation : NP, p. 39.



LES TRAVERS DU LABYRINTHE

J’aurais à « raconter » le livre de Deleuze, voici à peu près la fable que j’essaierais d’inventer.

Dans la savante géométrie du Labyrinthe habilement centré ? Non pas, mais tout au long du dissymétrique, du tortueux, de l’irrégulier, du montagneux et de l’à-pic. Du moins vers le terme de son épreuve, vers la victoire qui lui promet le retour ? Non plus ; il va joyeusement vers le monstre sans identité, vers le disparate sans espèce, vers celui qui n’appartient à aucun ordre animal, qui est homme et bête, qui juxtapose en soi le temps vide, répétitif, du juge infernal et la violence génitale, instantanée, du taureau. Et il va vers lui, non pour effacer de la terre cette forme insup233 Gilles DELEUZE, Nietzsche, p. 35.

• LES TRAVERS DU LABYRINTHE • CONTRE ARIANE

Lasse d’attendre que Thésée remonte du Labyrinthe, lasse de guetter son pas égal et de retrouver son visage parmi toutes les ombres qui passent, Ariane vient de se pendre.Au fil amoureusement tressé de l’identité, de la mémoire et de la reconnaissance, son corps pensif tourne sur soi. Cependant, Thésée, amarre rompue, ne revient pas. Corridors, tunnels, caves et cavernes, fourches, abîmes, éclairs sombres, tonnerres d’en dessous : il s’avance, boîte, danse, bondit.

 .    

En , Foucault écrit pour Le Nouvel Observateur un compterendu critique de la thèse de Gilles Deleuze, Différence et répétition, qui vient de paraître. Cet article est un clin d’œil amical à l’égard de celui avec qui il avait commencé à publier, quelques années auparavant, la traduction des Œuvres complètes de Nietzsche. Différence et répétition apparaissait alors comme la somme philosophique de Deleuze. Il s’agit du moins du dernier livre proprement académique de ce dernier, celui où il répond encore pleinement aux exigences de rigueur et de clarté propre à la tradition universitaire que ses maîtres défendent : c’est, avec Logique du sens, le dernier livre d’avant la période dite de «Vincennes ». L’Anti-Œdipe n’a pas encore été écrit, mais l’envol qu’il annonce semble déjà bien dessiné. Foucault commence son texte de la manière suivante :


portable, mais pour se perdre avec elle dans son extrême distorsion. Et c’est là, peut-être (non pas à Naxos), que le dieu bachique est aux aguets : Dionysos masqué, Dionysos déguisé, indéfiniment répété. Le fil célèbre a été rompu, lui qu’on pensait si solide ; Ariane a été abandonnée un temps plus tôt qu’on ne le croyait : et toute l’histoire de la pensée occidentale est à récrire. Mais, je m’en rends compte, ma fable ne rend pas justice au livre de Deleuze. Il est bien autre chose que le énième récit du commencement et de la fin de la métaphysique. Il est le théâtre, la scène, la répétition d’une philosophie nouvelle ; sur le plateau nu de chaque page, Ariane est étranglée, Thésée danse, le Minotaure rugit et le cortège du dieu-multiple éclate de rire. Il y a eu (Hegel, Sartre) la philosophieroman ; il y a eu la philosophie-méditation (Descartes, Heidegger).Voici, après Zarathoustra, le retour de la philosophie-théâtre ; non point réflexion sur le théâtre ; non point théâtre chargé de significations. Mais philosophie devenue scène, personnages, signes, répétition d’un événement unique et qui ne se reproduit jamais 229.

CONTRE ARIANE

Dans le « Dictionnaire des principaux personnages de Nietzsche 230 » qu’il écrit en  à destination des étudiants (alors qu’il est en train de travailler avec Foucault sur l’édition de Nietzsche), Deleuze élucide de la manière suivante la figure d’Ariane : « C’est l’Anima. Elle fut aimée de Thésée, et l’aima. Mais alors précisément, elle tenait le fil, elle était un peu l’Araignée, froide créature du ressentiment ». Et dans la rubrique qui précède, voici comment il analyse la figure de l’Araignée ou de la Tarentule : « C’est l’esprit de vengeance ou de ressentiment. Sa puissance de contagion, c’est son venin. Sa volonté, c’est une volonté de punir et de juger. Son arme, c’est le fil, le fil de la morale. Sa prédication, c’est l’égalité (que tout le monde devienne semblable à elle-même !) [p. 44] » Dans un texte plus tardif, écrit en  (donc après la mort de Foucault), Deleuze revient une nouvelle fois sur la figure d’Ariane telle que Nietzsche la conçoit. Il montre plus précisément qu’elle hait l’homme-taureau dont elle désire la mort, car


Figure de connaissance, elle est l’image de l’université classique, de la pédagogie, maîtresse des disciplines et de l’enseignement. Elle déteste le labyrinthe dont les détours tortueux protègent le

• LES TRAVERS DU LABYRINTHE • CONTRE ARIANE

Ariane est d’abord ce qui, dans la figure du tribunal, de la justice et de la morale, exprime la puissante force de ce ressentiment contre la Vie et contre le multiple, l’esprit de vengeance qui guide toute entreprise asservie à l’Un comme à la dialectique. Elle a le sens de l’égalité, elle veut punir et juger, distribuer la justice. Ariane est d’abord la véritable gardienne du logos contre les gardiens parcellaires du Palais. Elle se dresse contre le pouvoir de Minos au nom d’une légitimité morale que lui confère son recours à l’universel, au principe d’égalité. Elle agit pour faire cesser l’injustice. Prêtant son fil à Thésée pour qu’il ne se perde pas dans les détours du labyrinthe, elle veille à instruire le héros du péril qui le guette. Une fois descendu dans le labyrinthe, Thésée doit pouvoir revenir et se retrouver. Pendant que Thésée descend vers l’informe, elle le garde à demeure, lui garantit un retour vers les saines lumières du jour. Et si elle désobéit au roi son père, c’est pour punir l’hybris de sa mère accouplée à un taureau. À cause d’elle, Minos sacrifie à sa progéniture la chair humaine de ses vassaux. Face à l’hybris de la Crète, Ariane est la gardienne du logos continental. Minos dérive : Ariane doit juger et punir. Munie de son fil, elle attend le héros pour qu’à son retour il puisse se rassurer, en lisant dans son regard, quant à la légitimité morale de son geste.

 .    

il représente l’hybris du désir qui trouble la raison et l’ordre de son monde. Elle est l’« âme réactive », la puissante « force du ressentiment » qui ne sait rien créer. Elle est la figure de la connaissance, mais d’une connaissance qui « est seulement le déguisement de la moralité », car le « fil » de la connaissance « dans le labyrinthe » est avant tout un « fil moral 231 ». À propos du ressentiment, Deleuze avait précisé, en  dans son ouvrage Nietzsche et la philosophie, qu’il n’était pas une « détermination psychologique », mais le « principe » dont « notre » moralité, « notre » connaissance « dépend 232 ». « Sans doute l’esprit de vengeance s’exprime-t-il biologiquement, psychologiquement, historiquement et métaphysiquement ; l’esprit de vengeance est un type, il n’est pas séparable d’une typologie […]. Ce n’est pas le ressentiment qui est de la psychologie, mais toute notre psychologie qui, sans le savoir, est du ressentiment ».


corps bestial de son frère. L’amour qu’elle voue à Thésée est nourri par ce ressentiment : la même ascendance l’unit au monstre qui est le fruit du désir immonde de sa mère. C’est pourquoi il faut que soit effacée cette souillure collée à son nom : c’est pourquoi elle doit guider Thésée afin qu’il tue la Bête au cœur du Labyrinthe. À bien des égards, elle représente la philosophie, qui cherche son chemin dans le multiple du monde, et qui se nourrit d’un ressentiment intense à l’égard du tortueux, du monstrueux et du bestial. Elle cherche à se retrouver, à ne pas se perdre, et donne son fil anonyme à qui veut le prendre pour se guider à son tour : le sujet qu’elle arrime, c’est le sujet de la métaphysique. Son corps n’est qu’un instrument, seul compte l’itinéraire qu’il doit parcourir. Dès lors, il faut s’attarder un instant sur le plaisir énorme et pervers que Foucault a dû éprouver en réinventant la fable. Thésée, le héros, ignore Ariane. Il perd le fil qui devait lui permettre de revenir à bon port. Il s’enfonce dans les profondeurs du difforme, de l’informe, du bestial, de l’obscur, il part à la rencontre du vivant. Il s’avance dans le labyrinthe, le multiple pénétré, et s’approche, seul, du monstre. Et c’est là, dans une arène dissymétrique, au contact du taureau, dans un rapport animal avec la Bête, frôlé par le « tortueux et l’à-pic », que Thésée veut « se perdre avec lui dans son immense distorsion ». Et l’expérience de cette perte, ce néant touché, étreint, distordant, semble bien être l’expérience de la vie elle-même, expérience étrangère à Ariane, expérience énorme, altération infinie, affirmation que quelque chose arrive : une déprise dont ne cesse de découler, solitaire et cosmique, une joie immense et sans partage. Sur Thésée en lutte se pose le regard de Dionysos : il lui rappelle son enfance, il la lui réinvente, enfant déchiqueté par la colère des Titans ; dans sa perte, le Dieu se souvient du destin qui lui est promis. Dès lors, il n’ira pas à Naxos, il n’en a plus la nécessité. Il laisse Ariane se pendre à sa colère et à son dépit, tournoyer au fil de son propre ressentiment. Il la sauvera peut-être, par hasard. C’est Thésée qu’il veut, c’est lui qui devient le double du dieu et du taureau, Dionysos animal que Deleuze commente ainsi chez Nietzsche : « l’affirmation du devenir et du multiple, jusque dans la lacération et les membres dispersés 233 ». Dans le texte de Foucault, Thésée remplit la fonction d’une triple figure identificatrice. Il est tout à la fois le reflet du lecteur


234 Gilles DELEUZE, « Mystère d’Ariane selon Nietzsche », p. 126.

• LES TRAVERS DU LABYRINTHE • CONTRE THÉSÉE

Dans cette première lecture – la plus simple, sinon la plus évidente –, Thésée (Deleuze – et tout identifiant) est délivré du poids de l’identité, de la mémoire et de la reconnaissance. Il est l’homme d’une grande Joie, forcément ingrat à l’égard du lieu qui l’a vu naître, car tout entier tourné vers son propre devenir. Il descend se livrer aux profondeurs obscures du souterrain ; il ne reviendra pas, riche d’un trésor que les crevasses obscures auraient gardé, vers les puissances du jour pour les nourrir ou les régénérer. Il est désormais étranger à leur grande lassitude. En pénétrant dans le labyrinthe, il a pour ainsi dire perdu le partage des ombres et de la lumière. Guidé par la seule évidence du Labyrinthe, le multiple, il a rompu le fil de son identité, il s’est livré tout entier à l’affirmation de la Vie et « s’en va joyeusement vers le monstre sans identité, vers le disparate sans espèce ».

 .    

(Foucault – et tout identifiant), de l’auteur (Deleuze) et du livre (Différence et répétition). Thésée le deleuzien abandonne Ariane à son ressentiment, à sa vie malade, pendue à son propre fil, tuée par lassitude. Il ignore l’école, la pédagogie du fil et des filiations, du savoir et de la morale, de la métaphysique et des idéalités. Il se moque des bonnes raisons d’Ariane, de sa raison surveillante. Il s’enfonce et pénètre dans les tréfonds obscurs pour se perdre. Empirisme transcendantal : le fil qui le guide ne le relie pas à l’objet de sa quête, il file comme un point de fuite. Et comme dans la mystique certalienne, c’est un dieu qui, au bout du chemin, exige et attend cette perte infinie. C’est Thésée que Dionysos attend. Ariane abandonnée sait que Thésée, « amarre rompue », ne reviendra pas : « au fil amoureusement tressé de l’identité, de la mémoire et de la reconnaissance, son corps pensif tourne sur soi ». Thésée est livré aux puissances de l’étranger et de l’oubli ingrat. Il ne rapportera pas la dépouille du monstre ni l’ivresse de son triomphe. Il n’achèvera pas ce qu’on lui a commandé de faire. Il est le marcheur sans retour, Wandler sur le chemin de sa propre et profonde Verwandlung. C’est que ce qu’il veut, intensément, c’est la découverte du nouveau, la possibilité du changement, la transformation profonde de soi et du monde. Il veut inventer, créer, vivre, devenir : et le labyrinthe aux profondeurs bestiales en est le transformateur même, c’est-à-dire le monde.


Thésée, dès lors, devient une autre figure de l’Universel. Contre Ariane, il se méfie des partages de la forme et du bestial, de l’évident et du multiplié, de la lumière du jour et des terreurs de l’ombre. En pénétrant dans le labyrinthe, Thésée n’a fait que pénétrer dans le monde. Ariane aurait de la peine à le reconnaître : il n’a plus la figure du héros, mais celle de Zarathoustra : il descend dans le labyrinthe comme Zarathoustra, une fois sorti de sa caverne, se plut à descendre de sa montagne. Les ombres au creux des murs lui sont comme la lumière du plein midi. Elles s’étendent partout, « tout au long du dissymétrique, du tortueux, de l’irrégulier, du montagneux et de l’à-pic ». Thésée ne descend pas vers l’immonde et le sans-nom : il y pénètre et le devient, engagé dans un devenir-informe en chaque coin du monde. Il n’y a pas de profondeur dans son entreprise, il y a autant de superficies et de surfaces brisées, pliées, déséquilibrées, rompues. La philosophie qu’il annonce est pure ontologie : elle réunit devenir-animal et corps sans organe, devenir-machine et machine de guerre. Les voix du dehors, Ariane, son père Égée, Minos le juge des Enfers ont beau l’appeler : il ne les entend pas. Les voix intérieures ne lui commandent plus rien. Il suit une voix plus extérieure et plus intérieure, une voix anonyme et muette, la voix inexistante d’un dieu : Dionysos. Cette ontologie, c’est l’être même qui la commande, qui rompt les amarres, dissout les puissances de la métaphysique, cherche immédiatement les lignes de fuite ; territorialise, explore son territoire et déterritorialise tout à la fois. Il n’y avait pas besoin de déconstruire, de creuser, de refonder, de critiquer, de reconstruire. Il suffisait d’être patient, et d’écouter d’une oreille sourde cette voix insistante et muette, la clameur de l’être. Il n’y a pas d’entreprise plus universelle, plus liée à l’être même du monde. Et le taureau, quel est-il ? Il est, comme la pauvre Ariane, l’enfant de Pasiphaé, le fils – adoptif, lui – de Minos. L’envers des évidences du jour, en réalité leur évidence même. Car le labyrinthe n’est pas la réalité derrière la réalité, c’est la réalité unique du monde. La saine Ariane est le Taureau ; elle meurt de l’ignorer ou de le pressentir. Ce devenir-bestial lui est insupportable. La raison taurine est la raison elle-même, le double de l’être, à la fois différence et répétition. À la fois l’éternité de l’être et cette éter235 Gilles DELEUZE, « Mystère d’Ariane selon Nietzsche », p. 129.


nité trouée par des forces, des intensités, des plis. Et Thésée suit l’opération de toute pensée : il va s’y perdre et s’y recommencer. En descendant vers le taureau, c’est l’autre Ariane qu’il part rencontrer, une Ariane perdue de l’autre côté de son propre miroir, dans une réalité qui n’est plus partagée entre réalités et apparences, entre vérités et simulacres.

236 Cf. par exemple l’entretien « Qui êtes-vous, professeur Foucault ? » in Michel

FOUCAULT, Dits et écrits I. 1954-1975 (1994), Paris, Gallimard (Quarto), 2001, p. 634.

• LES TRAVERS DU LABYRINTHE • CONTRE THÉSÉE

La création n’est pas liée à une confrontation avec un autre, mais avec ce qu’il y a de bas, un contact avec l’informe. « Écrire n’est certainement pas imposer une forme (d’expression) à une matière vécue. La littérature est plutôt du côté de l’informe, ou de l’inachèvement […]. Écrire est affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire, et qui déborde toute matière vivable ou vécue. C’est un processus, c’est-à-dire un passage de Vie qui traverse le vivable et le vécu. L’écriture est inséparable du devenir : en écrivant, on devient-femme, on devient-animal ou végétal, on devient-molécule jusqu’à devenir imperceptible ». C’est pourquoi la littérature est encore et toujours l’affaire d’une minorité du langage, un devenir-enfance, au sens de cette enfance que nous avons explorée au chapitre pré-

 .    

Pendant ce temps, Ariane s’est prise dans ses propres fils. Elle a donné crédit à ce qui la supprime ; Différence et répétition est un livre universitaire, rédigé par un philosophe agréé par les institutions de son temps, qui prend la morale, le langage, la raison dans ses propres fils, les (sus)pend et les laisse s’étouffer. On dirait un livre universitaire, on jurerait une écriture philosophique, alors qu’il s’agit en réalité d’une énorme prise d’air, du dedans – mais le dedans n’est jamais que la marque répétée du Dehors – de l’université, de la raison, du logos : une confrontation avec ce que la pensée avait refoulé en son sein, au-dessous d’elle, sur ses bords. La vie qui manque à Ariane, l’air qu’elle ne peut plus respirer, Thésée va les chercher au fond du labyrinthe, vers ce qu’Ariane ne veut plus voir et qu’elle voulait anéantir : la Bête, l’informe, le monstre, le taureau. En descendant dans le labyrinthe, Thésée se confronte à son propre devenir-animal. Il se rapproche de la Bête dont il est la répétition. Et Dionysos a abandonné la belle Ariane et n’attend plus que Thésée, pour que, se rapprochant du monstre, leurs noces puissent enfin commencer. Noces de vie et de pensée. Créations.


cédant. Elle est « mineure », car, comme un enfant, elle file dans la direction inattendue, elle bégaie la langue, elle est toujours écrite « dans une sorte de langue étrangère ». « Mineure », car elle se soustrait à la domination des agencements majeurs, elle emprunte toutes les lignes de fuites possibles, « mineure » parce qu’elle invente une enfance du langage, un moment ou le langage n’est pas encore formé, une ligne par lequel le langage se déforme par ce qui le précède et le traverse, « mineure » parce qu’elle contrepointe sur un autre mode mais sur le même plan immanent toutes les majorités de la langue, les marches triomphales d’un pouvoir, pour ainsi dire, phallo-logo-centré. Elle est affaire de voix tremblante. Comme un détail insignifiant, Deleuze précise qu’en , lors de la rédaction de Logique du sens et de la parution de Différence et répétition, il était dans une « petite santé » : signe, par renversement, par clin d’œil, d’une attention plus étroite à cette grande force qui ne cesse de dépasser les productions des hommes, la vie. Car l’intensivité n’est pas l’intention, elle est la marque d’un Dehors qui brise les desseins d’un projet, et les pousse vers autre chose que ce qu’il avait, lié à nos petites médiocrités, prévu d’être. Le livre de Deleuze apparaît ainsi comme une grande libération de la pensée. Il devient la figure d’une création véritable, la promesse d’« une philosophie nouvelle ». Elle paraît pouvoir accompagner le projet central de la pensée de Foucault, qui est de comprendre comment la pensée est capable de penser autrement et faire en sorte qu’elle soit en puissance de le faire. En ce sens, le petit texte de Foucault est un bel éloge à l’égard de Deleuze, d’un ami : il salue l’effort d’un compagnon de route. Chacun se fatigue d’Ariane. On veut d’autres choses, d’autres fils, d’autres raisons, d’autres chemins, d’autres découvertes, un nouvel air, une nouvelle pensée : on veut la vie.

237 Jacques DERRIDA, « Cogito et histoire de la folie » (1963) in ID., L’écriture et la diffé-

rence (1967), Paris, Seuil (Points Essais), 1997, p. 52s.


CONTRE THÉSÉE

ACTE I : RENVERSEMENT

même.

• LES TRAVERS DU LABYRINTHE • CONTRE THÉSÉE

238 Jacques DERRIDA, « Cogito et histoire de la folie », p. 57, qui se réfère à Foucault lui-

 .    

Deleuze et Foucault semblent donc partager le même projet philosophique, le même désir de changer les données du pensable, des expériences, de la praxis. Faire du corps une autre machine, un corps sans organe, un corps qui invente de nouveaux organes, qui les construit selon ses besoins. Et pourtant… Pour poser cet accord, j’ai été forcé – le lecteur l’aura remarqué – de corrompre les textes et de tordre les images. Je n’en suis volontairement resté qu’aux miroitements de surfaces, aux accords de principe, aux délices feutrés des apparences et de la rhétorique. En réalité, une guerre était menée là où, comme souvent, on supposait un accord. Car si Thésée est bien l’identifiant du texte et l’objet de l’« éloge » de Foucault, cela signifie que la référence nietzschéenne qui le sous-tendait est renversée. En effet, ni Thésée ni Ariane ne sont pour Nietzsche, par rapport à la transvaluation des valeurs ou à l’éternel retour, des figures innocentes. Dans le petit « Dictionnaire » de , Deleuze lui-même souligne que, pour Nietzsche, « Thésée est le Héros, une image de l’Homme supérieur. Il a toutes les infériorités de l’homme supérieur : porter, assumer, ne pas pouvoir dételer, ignorer la légèreté ». Au contraire, c’est Ariane qui, une fois abandonnée à Naxos, « quand Dionysos-Taureau approche, […] apprend ce qu’est la véritable affirmation, la vraie légèreté. Elle devient l’Anima affirmative, qui dit Oui à Dionysos. À eux deux, ils sont le couple constituant de l’éternel Retour, et engendrent le Surhomme ». Dans le corps de son commentaire, il précise encore : « Dionysos a une fiancée : Ariane […] Ariane achève l’ensemble des relations qui définissent Dionysos et le philosophe dionysiaque ». Dans son commentaire de , Deleuze signale en outre qu’Ariane est « prise entre deux hommes 234 », Thésée et Dionysos, entre celui qui la rejette et celui qui la prend. Sous la fascination du héros, Ariane est bien d’abord la figure du ressentiment. Livrée tout entière au héros, à ce qu’il porte contre la vie. Elle n’est qu’un pion dans la structure de ressentiment plus profonde qui guide toute entreprise héroïque. Le labyrinthe est le double inversé du palais, et la figure du roi s’efface pour devenir celle du Minotaure, dévorateur de chair humaine. En guidant


les pas de Thésée, Ariane n’est que l’instrument de toute propagande héroïque, qui opère le renversement des puissances diurnes en leurs répliques nocturnes. « Tant qu’Ariane aime Thésée, elle participe à cette entreprise de nier la vie. Sous ses fausses apparences d’affirmation, Thésée – le modèle – est la puissance de nier, l’Esprit de négation, le grand escroc. Ariane est l’Anima, l’Ame, mais l’âme réactive ou la force du ressentiment 235 ». Elle est d’abord « la sœur qui éprouve le ressentiment contre son frère taureau ». Or pour que l’âme réactive puisse devenir âme affirmative, Bejahung des Lebens, Nietzsche – comme Dionysos – a besoin de la figure d’Ariane. Ariane, nous dit Deleuze, c’est pour Nietzsche la possibilité même de la transvaluation des valeurs, de l’affirmation de l’éternel Retour et de la naissance du Surhomme. Sans Ariane, elles seraient toutes trois impensables. Quant à Thésée, en revanche, il est le modèle de « l’homme sublime », le « héros, habile à déchiffrer les énigmes, à fréquenter le labyrinthe et à vaincre le taureau », copie de « l’homme supérieur ». Thésée est donc chez Nietzsche le héros, figure du dernier homme, qui assume et porte l’humanité comme un poids et qui, guidé par le fil de la morale, de la raison et du ressentiment d’Ariane à l’égard de son frère, s’en va tuer ce qu’il est incapable de supporter, la bête dansante et innocente au fond du labyrinthe. Ce n’est que dans un second temps, alors que Thésée, sans doute effrayé par Ariane en qui il voit son propre labyrinthe, abandonne celle-ci à Naxos, que la jeune femme peut faire la rencontre de Dionysos. Foucault ne pouvait pas ignorer que sa fable renversait complètement la fable nietzschéenne : ce renversement faisait de la philosophie de Deleuze, et du charme qu’elle exerçait sur tout lecteur, une entreprise héroïque. En laissant Ariane se pendre, en laissant Thésée seul vaincre le ressentiment contre la vie, en le laissant affronter le monstre informe, se perdre et se trouver avec lui, Deleuze abîme toute chance de jamais sortir du labyrinthe, de jamais aller à Naxos, de jamais parvenir à penser autrement. La métaphysique, ce n’est pas Ariane ; c’est Thésée. Et la possibilité de la transvaluation, c’est Ariane pendue. La mort de la transvaluation par Ariane, c’est la victoire de la philosophie, la perpétua-

239 Jacques DERRIDA, « Cogito et histoire de la folie », p. 58.


tion des ruses du même sous les habits du philosophe. En écrivant Différence et répétition, Deleuze ne peut s’empêcher de perpétuer la philosophie, le mode discursif de la philosophie : par là, il oublie Ariane en chemin ; il la laisse pendue. La transvaluation des valeurs devient impossible, impensable, impraticable. Et Thésée reste le modèle, le grand escroc, l’enchanteur, le cligneur d’œil.

 .     • LES TRAVERS DU LABYRINTHE • CONTRE THÉSÉE

Foucault ne voue pas une haine particulière à la philosophie. Il parle lui-même, à l’occasion, de son projet « philosophique 236 ». À chaque détour de son œuvre, une seule chose l’obsède pourtant : comment penser différemment ; comment penser ce qui est étranger à sa propre pensée ; comment saisir ce que la pensée ne peut pas saisir, et qu’elle voile, borde, transperce et dont elle se détourne ? Comment former les organes qui percevront ce qu’on ne peut pas, ou plus, ou pas encore percevoir ? Comment distinguer ce qui, de notre point de vue – historique et construit – est invisible dans l’histoire ? Dans l’angle mort du regard, qu’est-ce qui se montre et qu’on ne parvient pas à voir, ou qui ne se montre pas et qu’on ne peut voir non plus ? Qu’est-ce qui s’éprouve du monde sans qu’on puisse en parler ? Foucault aborde et saisit toutes ces questions par le nœud de la critique historique, par un travail sur la psychiatrie et l’histoire. En , alors que paraît Différence et répétition puis Logique du sens, Foucault a dû pourtant se confronter à un débat qui l’a déporté hors de son champ et qui pourtant touche le cœur même de ses propres questions. Le  mars , Derrida est invité à prononcer au Collège philosophique, en présence de Foucault, une conférence sur l’Histoire de la folie. Le texte de cette conférence sera publié en  comme un des chapitres de L’écriture et la différence. Foucault, pour diverses raisons, n’y répondra, par deux fois, qu’en . Cette controverse, qui s’étale sur presque dix ans, permet de mieux saisir le rapport que Foucault a entretenu avec la philosophie. Pour le résumer en un mot : la philosophie, selon Foucault, est le type même d’un discours incapable d’entendre les voix du monde, incapable de procéder à de véritables inventions conceptuelles ou pratiques, et incapable d’opérer les ruptures nécessaires que toute crise survenant à la pensée exige. Elle est un dispositif de pouvoir sur le langage, la pensée et la vie. Foucault y répondra donc en historien, c’est-à-dire en entamant une contre-enquête à l’enquête policière menée par le philo-


sophe et par ses organes de surveillance. La controverse déborde largement le conflit des disciplines : il s’agit ni plus ni moins que de penser la révolution du pensable, et de donner corps aux voix inaudibles. Reprenons les termes du débat. ACTE II. LA CONTROVERSE DES HÉTÉROLOGIES. SCÈNE I. LA PHILOSOPHIE MOINS NAÏVE QUE L’HISTOIRE

Par rapport à cette énorme somme qu’est l’Histoire de la folie, Derrida juge, dans son commentaire, que « le sens de tout le projet de Foucault peut se concentrer en ces quelques pages allusives et un peu énigmatiques » où Foucault traite de Descartes. À partir de là, il lui semble possible, par un déchiffrement adéquat, de soupeser « en sa problématique la totalité de cette Histoire de la folie, dans le sens de son intention et les conditions de sa possibilité 237 ». Cette prétention a pour nom : philosophie. Mais cette prétention est minuscule, signale Derrida, à l’égard de la prétention excessive du projet proprement historique de Foucault, le projet d’une hétérologie discursive : « en écrivant une Histoire de la folie, Foucault a voulu – et c’est tout le prix mais aussi l’impossibilité même de son livre – écrire une histoire de la folie elle-même. Elle-même. De la folie elle-même. C’est-à-dire en lui rendant la parole. Foucault a voulu que la folie fût le sujet de son livre ; le sujet à tous les sens de ce mot : le thème de son livre et le sujet parlant, l’auteur de son livre, la folie parlant de soi. Écrire l’histoire de la folie elle-même, c’est-àdire à partir de son propre instant, de sa propre instance et non pas dans le langage de la raison, dans le langage de la psychiatrie sur la folie […] déjà écrasée sous elle, dominée, terrassée, renfermée, c’est-à-dire constituée en objet et exilée comme l’autre d’un langage et d’un sens historique qu’on a voulu confondre avec le logos lui-même. “Histoire non de la psychiatrie, dit Foucault, mais de la folie elle-même, dans sa vivacité avant toute capture par le savoir.” Il s’agit donc d’échapper au piège ou à la naïveté objectivistes qui consisteraient à écrire, dans le langage de la raison classique, en utilisant les concepts qui ont été les instruments historiques d’une capture de la folie, dans le langage poli et policier de la raison, une histoire de la folie sauvage ellemême, telle qu’elle se tient et respire avant d’être prise et paralysée dans les filets de cette même raison classique ». Derrida


ajoute sur ce point : « c’est […], je le dis sans jouer, ce qu’il y a de plus fou dans son projet [p. 56] ».

240 Jacques DERRIDA, « Cogito et histoire de la folie », p. 51.

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Si Derrida peut porter ce soupçon sur Foucault, c’est pour la raison suivante : « Tout notre langage européen, le langage de tout ce qui a participé, de près ou de loin, à l’aventure de la raison occidentale, est l’immense délégation du projet que Foucault définit sous l’espèce de la capture ou de l’objectivation de la folie. Rien dans ce langage et personne parmi ceux qui le parlent ne peuvent échapper à la culpabilité historique – s’il y en a une et si elle est historique en un sens classique – dont Foucault semble vouloir faire le procès. Mais c’est peut-être un procès impossible car

 .    

Sans jouer, nous dit Derrida, car le propos est grave : incapable de penser en dehors du cadre de la raison et de l’histoire, Foucault se trouverait follement « pris au piège » de la folie. Pris, exactement, dans les mêmes rets que Descartes, qu’il avait voulu portraiturer à l’ouverture de son livre. Foucault, bien malgré lui, se trouverait pris dans une dramatique plus fondamentale qui touche la possibilité même de la philosophie, dans les risques pris par son langage. Car la philosophie est confrontation nécessaire avec la folie : elle se sait bordée, touchée, pénétrée, doublée par ce qui n’est pas elle (son Dehors ou son autre, sa matière, son silence, sa nuit, son sommeil, sa mort, son rêve, sa folie, « Dieu », son « ange » ou son « démon »), quand elle se veut raison, langage et clarté, explication, explicitation, pensée : sérieux infini à rendre compte du monde et de ses voix infinies. Or la folie est une voix sans langage, mutisme infini, elle est opaque jusqu’au fond vis-àvis de ce qui veut l’éclairer, la prendre en compte, la voir. Dès lors, si le projet de Foucault est de porter attention à ces « “mots sans langages” » pour faire leur histoire, son projet sera de « faire l’archéologie d’un silence 238 ». Or, nous dit Foucault, la raison se constitue elle-même en rejetant ce qui lui est opaque hors de son territoire, en l’enfermant dans un lieu circonscrit. Le premier reproche de Derrida est extrêmement simple : le projet de Foucault n’est-il pas déjà, dès son aube, un oxymore ? « Est-ce que l’archéologie du silence ne sera pas le recommencement le plus efficace, le plus subtil, la répétition, au sens le plus irréductiblement ambigu de ce mot, de l’acte perpétré contre la folie, et ce dans le moment même où il est dénoncé ? [p. 57] »


l’instruction et le verdict réitèrent sans cesse le crime par le simple fait de leur élocution ».Toute histoire, toute « archéologie » de la folie est la répétition d’un geste impossible, de ce qui voudrait faire parler le silence. « Si l’Ordre dont nous parlons est si puissant, si sa puissance est unique en son genre, c’est précisément par son caractère sur-déterminant et par l’universelle, la structurale, l’universelle et infinie complicité en laquelle il compromet tous ceux qui l’entendent en son langage, quand même celui-ci leur procure encore la forme de leur dénonciation ». Foucault, en dénonçant l’enfermement de la folie, ne fait, selon Derrida, que prolonger le geste même par lequel les fous n’ont cessé d’être enfermés. Il leur fait justice alors qu’ils sont hors du règne de la justice, il leur prête une voix alors qu’ils sont incapables de parler. « L’ordre est alors dénoncé dans l’ordre. Aussi, se dégager totalement de la totalité du langage historique qui aurait opéré l’exil de la folie, s’en libérer pour écrire l’archéologie du silence, cela ne peut être tenté que de deux façons : Ou bien se taire d’un certain silence (un certain silence qui ne se déterminera encore que dans un langage et un ordre qui lui éviteront d’être contaminé par n’importe quel mutisme), ou bien suivre le fou dans le chemin de son exil 239 ». Parce qu’il a tenu bon le projet d’une historiographie, parce qu’il n’est pas devenu fou avec les fous, silencieux ou perdu, Foucault, selon Derrida, s’est livré à une trahison ontologique et cosmique : il a perdu les voix avec lesquelles il devait compter. Il a succombé à la trahison même, la trahison nécessaire, la trahison du langage. « Le malheur des fous, le malheur interminable de leur silence, c’est que les meilleurs porte-parole sont ceux qui les trahissent le mieux [p. 58] ». Cette phrase doit se comprendre de multiple manière, car elle est la pierre angulaire du commentaire de Derrida, le lieu par lequel, d’une certaine manière, il se dévoile et se répond à lui-même, avant même toute réponse. La première trahison (1) est évidemment attribuable à Foucault et à l’histoire. En identifiant puis en dénonçant l’enfermement de la folie,Foucault trahit la folie dont il parle puisqu’il isole une permanence de ce qui ne peut parler:il reproduit le geste de partage en le condamnant, il re-connaît la folie dont les marques de reconnaissance ne peuvent justement être établies qu’à partir de la raison qui 241 ED, p. 55. 242 Jacques DERRIDA, « Cogito et histoire de la folie », p. 95.


s’en défait. Il identifie l’inidentifiable et le laisse à son silence sans âge, à son mutisme millénaire: la folie n’a pas notre langage – qui est celui de l’enfermement – elle ne peut dès lors pas nous parler et ne pourra jamais parvenir au langage. Dans son projet même, l’histoire de la folie est du coup une première trahison.

243 ED, p. 95s. 244 « A comme Animal » in Gilles DELEUZE, L’abécédaire de Gilles Deleuze, 3 DVD, Édi-

tions Montparnasse, 2004.

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Or c’est elle qui, dans le coup même de cette traîtrise, porte une exigence d’absolue fidélité ; et si personne ne peut parler à sa place, ni parler à la place de ce qui ne parle pas, ne s’énonce pas, n’est pas pris en compte, la philosophie, comme porte-voix de cette exigence absolue est bien le lieu de la meilleure trahison, puisque la « meilleure trahison » est celle du représentant, du porte-parole qui rend compte de l’impossibilité même de ce qui ne compte pas. C’est dans le double sens de ce « meilleur » que se lit toute l’ambiguïté politique de Derrida : c’est ici que se donne à lire, pour le meilleur, la vocation académique et parlementaire de la philosophie. Parlementaire et académique, car le principe qui la sous-tend, remontant à Montesquieu et aux Lumières, est l’indéconstructible même : la justice. Le meilleur traître est à la fois le pire des traîtres, car il trompe le plus là où la trahison devait être absolument nulle : car en lui, toujours et encore, est placée la plus grande responsabilité, c’est sur lui que repose la plus lourde charge. Il est délégué par ce qui n’a pas voix de délégation. C’est à lui de répondre de ce qui n’a pas de langage, à lui

 .    

La seconde trahison (2) cependant doit être attribuée à Derrida lui-même, et à la philosophie. C’est elle qui est en charge de parler de l’être, de la vérité ou du monde. Elle est responsable de tout cela, qui ne peut simplement s’énoncer, qui n’a pas de voix, avec lequel il est impossible de compter. La philosophie, dès l’aube de son commencement, est nécessairement en différence à l’égard de l’exigence absolue qui la fonde : elle ne peut pas parler pour ce qui ne parle pas, énoncer ce qui ne peut l’être, rendre compte de ce qu’aucun compte ne parvient à récapituler. La philosophie, dès le commencement donc, est en retard, en dette, par rapport à ce qui est exigé d’elle. Elle compte les voix qu’elle ne peut faire parler : c’est elle, le « meilleur porte-parole » qui nécessairement « trahit le mieux ».


de répondre de l’impossible. Son échec obligatoire est un échec ontologique, un échec cosmique, l’échec de l’origine et de la dernière chance à jamais reprise, à jamais recommencée, à jamais en différance. Cet à-lui que le sans-langage lui adresse n’est pas un à-lui le pourvoyant d’un rôle spécifique, déterminé : c’est au contraire parce qu’il l’entend et que cet appel, le plus singulier, est en même temps le plus universel, que le philosophe doit prendre la parole et dire la fêlure qui guide dans le langage ce silence assourdissant, cette voix emmurée. Et pourtant, malgré cet échec – et du coup en même temps que lui et tout autant à cause de lui – le philosophe est le porte-voix le moins détestable, il est le bon traître, car il porte le poids de cette charge, la gravité de cette question, aux limites mêmes de ce qu’il peut, universellement et singulièrement, porter. Car la trahison ontologique est une trahison nécessaire et le philosophe est celui qui, par son extrême attention, sa fidélité à l’exigence et à la nécessité absolue du sans-langage, dénoue au maximum la trahison en la reconnaissant, en assumant fautivement la faute dans l’exercice de sa langue. Parce que la différance est originaire, le pathos de la trahison, de la prudence et de la gravité devrait également se volatiliser. Mais c’est justement parce qu’il est en écart qu’il ne peut pas simplement parler en son nom, comme s’il disposait là d’une ressource d’âme ou de corps. Il parle, oxymore injuste de la justice elle-même, au nom de l’autre qui ne parle pas. Il trahit toujours en demandant toujours, à chaque fois recommençant, pardon pour ce qu’il trahit, pour l’impardonnable qu’il commet encore. Une double nécessité s’impose alors : la délégation, la représentation est nécessaire justement parce qu’elle est impossible. Elle s’exerce malgré tout ce qui en elle l’interdit et la rend innommable, elle s’exerce pour le mieux en ayant conscience de la violence qui la fonde et la ruine, en portant sa mauvaise conscience dans l’exercice scrupuleux de ses fonctions. Dès lors, le reproche le plus évident adressé par Derrida à Foucault est d’avoir tenté d’enfermer l’enfermement de la folie, en déterminant une période (l’âge classique) où cet acte commencerait à s’opérer et préservant ainsi une région entière de l’« histoire » (par exemple l’« avant » des Grecs) où cet acte ne se ferait pas. Or s’il s’agit bien de ce dont on parle, s’il est possible d’énoncer ce partage, c’est au nom d’un partage plus profond qui est la voix


245 Sur cet agencement, cf. précisément Jacques DERRIDA, Voyous. Deux essais sur la

raison, Paris, Galilée, 2003, p. 13-15.

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Derrida veut éviter de « courir le risque de constituer la division en événement, en structure », afin de ne pas redoubler la logique féroce de la « métaphysique », qui lui ferait oublier sa propre déconstruction. La ruse de la raison, c’est en effet de fantasmer un pur repos originaire, une évidence à elle-même de la raison avant l’ébranlement de la folie. Il faut du coup conclure qu’il y a une « mauvaise » métaphysique, qui fantasme la présence originaire de la raison à soi et la totalité de sa puissance pour se clôturer elle-même. Elle est coupable de ces « coups de raisons » que Foucault identifie dans son livre, et que Derrida reconnaît être autant de « coups de folie [p. 97] ». Cette mauvaise métaphysique fantasme le fini en lui opposant l’ouvert déliquescent de l’infini qui le borde et auquel il s’agit, par crainte ou par envie,

 .    

de la raison elle-même depuis son commencement : « la raison est divisée contre elle-même », souligne Derrida, « depuis l’aube de son origine grecque ». Faire croire à un partage de la raison et de la folie – et donc faire croire qu’il y a de la folie, mais tout autant en faire l’expérience renouvelée, c’est depuis les Grecs le geste même de la raison (en instituant par exemple un logos sans opposition), le geste métaphysique par excellence. Si Foucault n’en est pas quitte, c’est qu’il n’a pas suffisamment mis à jour la nature exacte de la « métaphysique » : la métaphysique est ellemême l’auto-déconstruction de la raison, son geste le plus propre. Le geste métaphysique, impur en son origine, permet à la raison de se savoir frôlée, caressée, pénétrée par la folie, comme si elle faisait l’épreuve de son double mimétique, de son dédoublement, de son effondrement et de sa perte. Ainsi, selon Derrida, Descartes n’évite pas simplement le risque de la folie, il fait de cette confrontation entre raison et folie le geste nécessaire et toujours répété de la raison elle-même. La décision de raison pourrait bien être le moment de la perte de raison : la raison se sait blessée par ce qui la fonde et qu’elle doit rejeter encore et encore. Elle porte en elle « la blessure […] d’une décision, d’une différence », une brisure, une fêlure car « “ l’instant de la décision est une folie ” (Kierkegaard) 240 ». La déconstruction n’est pas la déstructuration de la raison, mais la monstration de ce qui s’ouvre et se clôt dans l’exercice même de la pensée.


de toujours se rapporter autant que de se protéger. Or le fini ainsi posé n’est qu’un fantasme. Dès lors, l’informe, le « fou », l’infini qui soi-disant le borde ne peut-être que « mauvais », au sens où Hegel l’entend, et le rapport posé avec lui une illusion, une manière de « manquer » la vérité de l’infini. Le « Descartes » de Foucault (et Foucault traitant Descartes, selon Derrida) suppose une finitude du sujet pour l’« écarter » de l’infini (de la folie qui n’existe pas, qui n’est à chaque fois que la détermination d’un écart à la raison, etc.). Le Descartes de Foucault, et Foucault malgré lui, « derrière » lui, baptiserait la finitude et raterait l’infini en le baptisant folie. Loin de ce mauvais infini que l’« on » nomme folie, Derrida veut montrer que Descartes a fait l’expérience de la véritable folie, et que l’expérience du Cogito, « en sa plus fine pointe, n’est peut-être pas moins aventureuse, périlleuse, énigmatique, nocturne et pathétique que celle de la folie 241 ». C’est pourquoi l’exercice de la philosophie est impensable sans ce retour sur la folie de son expérience première, qui la fend plus qu’elle ne la fonde. « L’acte philosophique », dit Derrida, ne peut plus « ne plus être cartésien en son essence et en son projet », ne peut plus « ne plus être en mémoire de cartésianisme, si être cartésien c’est, comme l’entendait sans doute Descartes lui-même, vouloir être cartésien 242 ». L’acte philosophique s’apparente donc à un « vouloir-dire-l’hyperbole-démonique à partir de laquelle la pensée s’annonce à elle-même,s’effraie elle-même et se rassure au plus haut d’elle-même contre son anéantissement ou son naufrage dans la folie et la mort. Au plus haut d’elle-même, l’hyperbole, l’ouverture absolue, la dépense anéconomique est toujours reprise et surprise dans une économie. Le rapport entre la raison, la folie et la mort, est une économie, une structure de différance dont il faut respecter l’irréductible originalité. Ce vouloir-dire-l’hyperbole-démonique n’est pas un vouloir parmi d’autres ; ce n’est pas un vouloir qui serait occasionnellement et éventuellement complété par le dire, comme par l’objet, le complément d’objet d’une subjectivité volontaire. Ce vouloir dire, qui n’est pas davantage l’antagoniste du silence mais bien sa condition, c’est la profondeur originaire de tout vouloir en général [p. 95 s.] ». La philosophie ne se laisse pas enfermer dans la raison, ne se rassure pas après avoir vécu la terreur de la folie. Une insistance, obscure et muette, la travaille, la pénètre et l’excède. 246 Jacques DERRIDA, « Cogito et histoire de la folie », p. 59.


247 Sur ces raisons, cf. Didier E RIBON, Michel Foucault (1989), Paris, Flammarion

(Champs), 1991, p. 144-147. 248 Michel FOUCAULT, « Réponse à Derrida [Michel Foucault Derrida e no kaino] » (1972) in

ID., Dits et écrits I. 1954-1975 (1994), Paris, Gallimard (Quarto), 2001, p. 1149-1163. 249 Michel FOUCAULT, « Mon corps, ce papier, ce feu » (1972) in ID., Dits et écrits I. 1954-

1975 (1994), Paris, Gallimard (Quarto), 2001, p. 1113-1136.

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Entre Deleuze et Derrida, comme une affaire de styles, se trouvent deux différences profondes quant au geste et à la nature de la philosophie. Le philosophe, dit Deleuze, comme l’artiste, écrit pour les fous, pour les analphabètes, pour les idiots, pour les animaux qui meurent. Il écrit, dit-il encore, à leur place et à leur intention. Dans l’Abécédaire, Deleuze raconte avoir été très ému par un petit chat qui enfonçait sa tête dans une encoignure tandis qu’il cherchait un endroit pour mourir… Deleuze écrit, dit-il, devant ce petit chat qui meurt 244. Il dit encore que son écriture est adressée tout autant au lecteur qu’au non-lecteur : c’est-à-dire que son écriture n’est pas la proie future d’une interprétation, d’un commentaire ou d’une critique : elle n’appartient à aucun procès-verbal, à aucune archive, fût-ce l’archive de l’inarchivable, du sans-nombre, d’une différence perpétuelle de compte. La philosophie, dit Deleuze, ne compte pas. Elle ne réfléchit pas. Elle ne pèse pas. Ce n’est pas son rôle. Elle ne parle pas dans le cadre d’une bataille générale où il s’agirait de rendre compte, devant un tribunal de raison, de

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C’est ce qui la pousse à vouloir la philosophie, à être philo-sophia toujours recommencée, philosophia perennis. « Rien ne serait d’ailleurs plus impuissant à ressaisir ce vouloir qu’un volontarisme, car ce vouloir comme finitude et comme histoire est aussi une passion première. Il garde en lui la trace d’une violence. Il s’écrit plutôt qu’il ne se dit, il s’économise [p. 96] ». La violence de son effort laisse des traces vivantes. « L’économie de cette écriture est un rapport réglé entre l’excédant et la totalité excédée : la différance de l’excès absolu. Définir la philosophie comme vouloir-direl’hyperbole,c’est avouer – et la philosophie est peut-être ce gigantesque aveu – que dans le dit historique en lequel la philosophie se rassérène et exclut la folie elle se trahit elle-même (ou elle se trahit comme pensée), elle entre dans une crise et un oubli de soi qui sont une période essentielle et nécessaire de son mouvement. Je ne philosophe que dans la terreur, mais dans la terreur avouée d’être fou. L’aveu est à la fois, dans son présent, oubli et dévoilement, protection et exposition : économie 243 ».


l’avancée des troupes, de rendre compte du monde ou de compter le nombre des absents, encore moins de parler pour eux ou en leur nom, d’avouer l’injustice qui la fend et la fonde, de s’inscrire dans une économie du compte et de l’aveu. Le problème de la philosophie est moins celui d’un tenir-lieu que d’une posture dans un territoire, à ses bords. Certes, la philosophie se lance dans une affaire universelle : mais c’est parce que tout écrivain, tout inventeur écrit pour résister à la mort. Le bord qui sépare la pensée de la non-pensée n’est pas le silence, le sommeil, la folie : c’est la Nuit, le Grand Silence, la Loque, la Mort. Si la pensée fraye avec l’impossible, ce n’est pas pour rendre compte, pour témoigner, encore moins pour juger : c’est parce qu’elle se trouve devant l’abîme. C’est pourquoi, en seule instance, le philosophe a, dit Deleuze, un respect infini des bêtes, de l’animal dans le rapport animal qu’il a avec eux, parce qu’il se sent responsable d’écrire quand il voit les animaux mourir, et qu’il sait comment ils font pour mourir. Il n’en est pas responsable comme un porte-parole ou un représentant, il ne rend pas compte de son expérience, d’une affaire privée : il écrit parce que cette affaire lui cause un effroi absolu, que cette affaire le lance dans une affaire universelle, qui est celle de la Nuit. Cette inquiétude est idiote, au sens de Dostoïevski, elle est une affaire qui rend idiot parce qu’en y cédant on sait soudain qu’on perd la raison, la vraie raison, la raison profonde, la raison qui nous obsède mais dont on ignore le geste. Cette raison n’a peut-être jamais existé, mais son absence nous émeut, quelque chose de son silence nous perturbe. Le silence des animaux qui meurent, la noirceur de la nuit autour de l’enfant, la résistance de la mort sont autant de perturbations qui provoquent des agencements, des désirs, des délires, des fuites. Des écritures. De la philosophie. Des corps et des âmes. Des montages. Des constructions. Le philosophe ne lutte pas contre la folie qui le gagne : il se bat contre le vide qui est devant lui, la Nuit qui l’étreint et à laquelle il est infiniment exposé. Il lutte pour s’enfuir, parce que cette fuite est la vie. Derrida avoue la terreur de la folie qui habite la philosophie : Deleuze ne sait pas à qui cet aveu pourrait bien être adressé : à quel tribunal, à quelle instance. Dans la nuit, seule, on entend la petite voix, misérable et hésitante, d’un enfant. La philosophie, selon Deleuze, n’est donc pas un « gigantesque aveu » : 250 Michel FOUCAULT, « Réponse à Derrida », p. 1149 s.


elle n’avoue rien, c’est là sa moindre dignité. Elle est, à cet égard, une pure « innocence », de ce qu’elle ignore à jamais à qui s’adresser. Un pur constructivisme.

 .     • LES TRAVERS DU LABYRINTHE • CONTRE THÉSÉE

Deuxièmement, pour Derrida, « il n’y a pas de cheval de Troie dont n’ait raison la Raison (en général) ». Ce truisme est la vérité, certes idiote mais infiniment grave, de la philosophie. En général, dit la raison, au final, partout, l’universel a raison. C’est le murmure insistant de cette boucle sans dehors ni dedans qui fait de la philosophie une instance de vérité, un instant de parole, la pratique d’une déconnexion dans le double geste d’un accord et d’une résistance. Son exercice peut se répéter indéfiniment : il s’agit pour elle, à partir de cette vérité, d’ébranler, d’inquiéter l’édifice du langage de l’intérieur, à partir d’un biaisage opérant dans sa pratique souveraine, dans la suspension du moment où il finit – c’est sa nature – par avoir raison. La philosophie, elle, ne peut attendre de se reposer sur cette raison dernière : elle l’accompagne et se soumet à sa loi, la prend au sérieux pour pouvoir s’appuyer sur elle, pour introduire un léger clinamen qui rende justice aux restes, aux singularités. Elle est, toujours, la vivante affaire des singularités et de leurs combats. Pour Deleuze en revanche, la raison n’a jamais raison de rien (ce qui en réalité n’est jamais que la formule identique mais inversée de cette même fameuse boucle), parce que, justement, en réalité, il n’y a rien dont on pourrait avoir raison. Car tout simplement, il n’y a rien, jamais que du rien.Autrement dit, et dans le même geste, il y a tout : tous les agencements, toutes les multiplicités, toutes les constructions, mais aucune d’entre elles ne repose sur rien. La différence, c’est que pour Deleuze il est clair qu’il s’agit, dans les deux formulations de cette boucle, que d’un seul et même geste qui produit des machines et des agencements, alors que pour Derrida le geste de ce renversement est, justement, dès l’origine, inquiet, car fragile, ambigu et instable. Entre les constructions, les agencements, la poussée opaque de la Nuit déviée en perversions multiples et sans récapitulation, et une déconstruction philosophique, un travail rigoureux et patient sur la défection, les ouvertures et les failles de ce qui toujours s’opère, l’appui « fragile » et « vulnérable » sur l’« à peine possible » et essentiel appel qui porte « tous les espoirs » mais reste,lui-même,« sans espoir 245 », un accord de fond existe : il n’y a jamais de re-construction, parce que la destruction qu’elle présumerait et qu’elle écarterait n’est qu’une


bêtise. Au fond de la « destruction » de l’être, un mouvement de forces est à l’œuvre qui, d’un autre point de vue, procure les forces les plus constructives. La « reconstruction » n’est à l’œuvre que sous l’angle d’un pragmatisme pur, d’une pure fiction. Finalement, pour toutes les raisons que nous avons évoquées, le projet foucaldien paraît, selon Derrida – et non selon Deleuze, c’est au minimum le sens de l’écart que nous avons suggéré – politiquement – quant à la pratique du savoir et quant au reste également – naïf : « ne pouvant opérer qu’à l’intérieur de la raison dès qu’elle se profère, la révolution contre la raison a donc toujours l’étendue limitée de ce qu’on appelle, précisément dans le langage du ministère de l’intérieur, une agitation 246 ». Le jugement du philosophe se colle ici, de manière certes étrange mais significative, à celui du ministère : la révolution étant sans recours, elle est au maximum un trouble, une agitation ; et si la révolution contre la raison – fût-elle opérée par la raison elle-même – sait n’être qu’une agitation, Foucault, en faisant un pari malhabile, est un agitateur maladroit. Car la révolution entre toujours dans l’ordre du pouvoir. Seule une pratique attentive de tout ce que le pouvoir permet – quant à l’exercice du droit, de la science, de la langue, de leurs failles, de leurs espaces de liberté, etc., bref, un usage maximal des institutions – peut permettre d’adoucir les rapports violents qui le fondent. D’ailleurs, la raison est, à l’égard de la folie, « beaucoup moins adverse et accusatrice, accusative, objectivante que Foucault ne semble le penser » : il suffit d’en faire le bon usage, un usage hanté par le coup qui le fonde. Contre le révolutionnaire Foucault, agitateur spectaculaire qui confirme l’ordre du pouvoir, Derrida vente les mérites d’une utilisation des institutions du pensable comme ressource véritable de la philosophie, car il n’y a jamais de « dépense anéconomique » qui ne soit « toujours reprise et surprise dans une économie ». Il s’agit de pousser, d’ouvrir, d’écarter, mais non de renverser. Cette économie, certes, est « exposée », mais elle est impensable si elle n’avoue pas viser, au final, à se rassurer elle-même, à ne pas sombrer dans la Terreur et la Mort. Foucault veut une pensée – que Derrida appelle révolutionnaire – qui soit capable de changer les données du pensable. Une pensée différente, une rupture, un éclat : quelque chose comme une fuite, une sortie, un dehors. C’est dans ce même trouble, cette 251 Michel FOUCAULT, « Réponse à Derrida », p. 1151.


« agitation » (selon le langage du ministère de l’intérieur), que Certeau et Deleuze ont installé les bases à la fois de leur pensée et de leurs pratiques politiques. Par les arts de faire ou par des machines de guerre, pris sous les pratiques de la foule ou dans les agencements, en braconnage ou en rhizome, dans l’anonymat ou la folie, cette pensée recevra un double nom : invention et création. Perversion, forage, détournement, rapt, collage, elle ignore superbement les raisons de la Raison, ses contraintes et sa violence ; contrainte de ce qui finit toujours par avoir Raison. C’est pourquoi ni Foucault, ni Certeau, ni Deleuze ne pratiquent ce qu’on appelle, en philosophie, une déconstruction. Ils préfèrent la pratique de l’« histoire » ou de la pure affirmation. 

L’HISTOIRE RÉPOND OU LA LEÇON DE NAÏVETÉ

252 L’analyse de Foucault me semble ainsi rejoindre les remarques formulées par

Stanley C AVELL, Un ton pour la philosophie, p. 93-183 sur le débat entre Austin et Derrida.

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Pour de nombreuses raisons personnelles, la réponse de Foucault à Derrida n’arrivera que tardivement247. Elle sera sanglante. Superbe comme l’était l’objection, et méprisante, en son genre – plus sec et plus violent – tout autant qu’elle. Il ne s’agit pas de déterminer si Foucault a, ou non, raison dans les détails contre Derrida. De plus, les raisons qui le poussent à répondre sont sans aucun doutes mauvaises : mais il donne à sa réponse une valeur dramatique qu’il convient d’exposer. D’abord, un silence long de six années. Puis une première réponse en japonais248 et une seconde en français 249. Le geste de cette première réponse tient en trois temps. Son but est de destituer la philosophie en désarçonnant le sujet qui l’énonce et en dissolvant le lieu de son discours. D’abord, dit Foucault, les remarques de Derrida sont négligeables au regard de l’historien (elles ne réclament pas l’urgence d’une réponse), marginales (la réponse ne portera, comme l’attaque, que sur un détail qui devrait soutenir toute la procédure derridienne) et provinciales (d’où peutêtre également le clin d’œil d’une première réponse donnée en japonais) ; ensuite, l’énoncé de Derrida constitue un remarquable énoncé de pouvoir (qui reflète la situation de l’université française, de son système discursif et de la place qu’y tient la philosophie, ce porte-parole à la fois de la marge et du ministère de l’intérieur – l’anonyme idéal, le surveillant

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ACTE II. SCÈNE 2.


rêvé, le double de l’école et de la république) ; ses remarques indiquent enfin le geste d’une hétérologie ratée qui reste pourtant, dans sa fausse modestie, formidablement prétentieuse, et qui a besoin de corrompre ce dont elle parle pour imposer ses vues (Derrida fausserait lui-même le texte de Descartes et avouerait, en ayant choisi de l’analyser, débarquer sur le terrain de l’histoire en « rôdeur »). « L’analyse de Derrida », dit Foucault, « est à coup sûr remarquable par sa profondeur philosophique et la méticulosité de sa lecture » (double perfidie), mais elle n’appelle pas, à proprement parler, une réponse. Celleci serait d’ailleurs impossible, car « l’Histoire de la folie et les textes qui lui ont fait suite sont extérieurs à la philosophie, à la manière dont en France on la pratique et on l’enseigne 250 ». Première stupeur, premier scandale : la philosophie, dit Foucault, est une idéologie du savoir, culturellement et socialement déterminée, la superstructure d’un milieu qui détermine à la fois ses procédures, ses objets et son lieu de production, et qui l’empêche de considérer les « témoins » de l’histoire sans partialité. Les objections de Derrida sont celles d’un prêtre qui défend son milieu. Le soupçon de Foucault porte d’abord sur la posture de Derrida, qui défend Descartes à la manière d’un pair. À travers Descartes, c’est toute une tradition européenne et scolaire que Foucault aurait attaquée et qu’il aurait, à son insu, répétée. Foucault fait de Derrida le gardien du temple, le flic du village, et de son argumentation la procédure technique d’une administration, c’est-à-dire d’un règlement pratique sous-tendu par une idéologie locale. Derrida, par sa lecture « naïve », se fait le représentant de Descartes et, selon Foucault, le trahit à son tour. Il maquille la statue du maître pour la rendre ressemblante à ses vues. Il fait ainsi de l’histoire le double processus d’une différenciation (Descartes ne ressemblerait pas aux « archives » qui lui sont contemporaines) et d’une communauté hors de tout commun (Descartes ferait se rejouer la tension fondatrice de la raison elle-même, qui se répète sans arrêt, en amont et en aval de tout bouleversement historique). Derrida-Descartes, en posant que le dormeur ou le rêveur « sont plus fous que le fou », priveraient l’extravagant de sa folie. 253 Cf. à ce propos le magnifique texte de Catherine MALABOU « Murée de l’être », in

Marianne ALPHANT (éd.) La vocation philosophique, Paris, Bayard, 2004, p. 105-132 et not. p. 124s.


C’est pourquoi les questions adressées par Derrida n’appellent que des « remarques » qui leur seront aussi extérieures que l’était déjà l’Histoire de la folie elle-même. D’une certaine manière, les  pages de l’Histoire de la folie répondent, par l’ampleur de leur analyse et la diversité de leur matière, aux  pages ( paragraphes) interrogées par Derrida et qui, selon lui, étaient capables de révéler et de saisir « en sa problématique la totalité de cette Histoire de la folie, dans le sens de son intention et les conditions de sa possibilité ». Foucault imagine que Derrida a pu se lancer dans cette entreprise parce qu’il aurait admis trois postulats.

254 Gilles DELEUZE, « Mystère d’Ariane selon Nietzsche », p. 127.

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Le deuxième postulat (2) suppose que « par rapport à cette philosophie qui détient éminemment la “loi” de tout discours », les « “fautes” » qu’on commet sont « comme le mixte du péché chrétien et du lapsus freudien » : elles seraient péché parce qu’on refuserait d’accorder un privilège de droit sinon de fait à l’interrogation philosophique et qu’on ignorerait ainsi les révélations de son « éblouissante lumière » ; elles seraient lapsus à l’égard de l’histoire de la métaphysique parce qu’en l’ignorant on « la trahit sans s’en rendre compte, on la révèle en lui résistant et on la laisse apparaître dans un langage que seul le philosophe est en position de décoder. La faute contre la philosophie est par excellence naïveté, naïveté qui ne pense jamais qu’au niveau du monde et qui ignore la loi de ce qui pense en elle et malgré elle. Parce que la faute contre la philosophie est proche du lapsus, elle sera comme lui « révélatrice » : il suffira du plus mince « accroc » pour que tout l’ensemble soit mis à nu. Mais parce que la faute contre la philosophie est de l’ordre du péché chrétien, il suffit qu’il y en ait une, et mortelle, pour qu’il n’y ait plus de salut pos-

 .    

Le premier de ces postulats (1) suppose que « toute connaissance, plus largement encore, tout discours rationnel, entretient avec la philosophie [ou disons : avec l’histoire de la métaphysique] un rapport fondamental » : il s’agirait du coup d’observer, pour la méthode philosophique, si un « défaut » peut être saisi dans le traitement de ce « rapport fondateur », et à partir de lui de remonter la fêlure originaire qui gâte l’ensemble de la procédure utilisée [p. 1150].


sible […] : un seul péché suffit à compromettre toute une vie… sans qu’on ait à montrer toutes les fautes majeures et mineures qu’il a pu entraîner [p. 1150 s] ». Le troisième postulat (3) suppose que « la philosophie est au-delà et en deçà de tout événement. Non seulement rien ne peut lui arriver à elle, mais tout ce qui peut arriver se trouve déjà anticipé ou enveloppé par elle. Elle n’est elle-même que répétition d’une origine plus originaire et qui excède infiniment, en son retrait, tout ce qu’elle pourra dire en chacun de ses discours historiques. Mais puisqu’il est répétition de cette origine, tout discours philosophique, pourvu qu’il soit authentiquement philosophique, excède en sa démesure tout ce qui peut arriver dans l’ordre du savoir, des institutions, des sociétés, etc. L’excès de l’origine, que seule la philosophie (et nulle autre forme de discours et de pratique) peut répéter par-delà tout oubli, ôte toute pertinence à l’événement. Si bien que, pour Derrida, il est inutile de discuter l’analyse que [Foucault] propose de cette série d’événements qui ont constitué pendant deux siècles l’histoire de la folie ; et, à vrai dire, [le livre de Foucault] est bien naïf, selon [Derrida], de vouloir faire cette histoire à partir de ces événements dérisoires que sont l’enfermement de quelques dizaines de milliers de personnes ou l’organisation d’une police d’État extrajudiciaire ; il aurait suffi, et plus qu’amplement, de répéter une fois de plus la répétition de la philosophie par Descartes, répétant lui-même l’excès platonicien. Pour Derrida, ce qui s’est passé au XVII e siècle ne saurait être qu’un « échantillon » (c’est-à-dire répétition de l’identique), ou « modèle » (c’est-à-dire excès inépuisable de l’origine) : il ne connaît point la catégorie de l’événement singulier ; il est dès lors pour lui inutile – et sans 255 Nous reviendrons sur les enjeux de cette distinction entre agencements et disposi-

tifs dans le chapitre suivant. 256 Michel FOUCAULT, « Theatrum philosophicum » (1970), Dits et écrits I. 1954-1975

(1994), Paris, Gallimard (Quarto), 2001, p. 944. 257 Gilles DELEUZE n’en est pas dupe. Quand on l’interroge sur la formule de Foucault, il

répond : « Je ne sais pas ce que voulait dire Foucault, je ne lui ai jamais demandé. Il avait un humour diabolique. Peut-être voulait-il dire ceci : que j’étais le plus naïf parmi les philosophe de notre génération […]. Je ne suis pas passé par la structure, ni par la linguistique ou la psychanalyse, par la science ou même par l’histoire, parce que je crois que la philosophie a son matériau brut qui lui permet d’entrer dans des relations extérieures, d’autant plus nécessaires, avec ces autres disciplines ». Cf. Pourparlers, p. 122. 258 Alain BADIOU, Deleuze, p. 42.


 .     • LES TRAVERS DU LABYRINTHE • CONTRE THÉSÉE

doute impossible – de lire ce qui occupe la part essentielle, sinon la totalité, [du livre de Foucault] : l’analyse d’un événement 251 ». La philosophie, vivant d’une asymétrie entre l’origine et l’histoire, est fermée à toute pensée, à toute saisie de l’événement. Elle s’est murée à l’égard de tout ce qui peut ouvrir l’histoire (cette ouverture pouvant être une nouveauté terrifiante en son genre, à la manière de l’institution des asiles et des prisons). Pour Foucault, « ces trois postulats sont considérables et fort respectables : ils forment l’armature de l’enseignement de la philosophie en France. C’est en leur nom que la philosophie se présente comme critique universelle de tout savoir (premier postulat), sans analyse réelle du contenu et des formes de ce savoir ; comme injonction morale à ne s’éveiller qu’à sa propre lumière (deuxième postulat), comme perpétuelle réduplication d’ellemême (troisième postulat) dans un commentaire infini de ses propres textes et sans rapport à aucune extériorité. De tous ceux qui philosophent en France actuellement à l’abri de ces trois postulats, Derrida, à n’en pas douter, est le plus profond et le plus radical ». Foucault précise que « ce sont ces postulats euxmêmes qu’il faut remettre en question » et qu’il s’« efforce en tout cas de [s]’en affranchir, dans la mesure où il est possible de se libérer de ceux que, pendant si longtemps, les institutions [lui] ont imposés [p. 1151 s.] ». Si Foucault est si massif à l’égard de Derrida, c’est qu’il s’agit pour lui de s’affranchir du mode d’énonciation philosophique, car jamais celui-ci ne pourra parvenir à énoncer la moindre hétérologie véritable, incapable de remarquer ce que l’histoire rend invisible et si visible pourtant, qui est la modification radicale des manières de penser, de parler, d’agir et de croire. La déconstruction, dans le regard de Foucault, apparaît comme une véritable philosophie – sinon l’expression de la philosophie la plus haute –, et pour cette raison fait croire qu’elle est attentive aux différences quand elle les écrase dans un jeu discursif de pouvoir, dans des procédures scolaires éblouissantes. Car l’altérité avec laquelle elle joue et qu’elle finit par faire taire, murée dans sa propre intériorité, est pour elle tout autant ce qui la nourrit, la légitime et ce qu’elle doit exclure. C’est pourquoi Foucault insiste tant sur sa propre lecture de Descartes et désire par-dessus tout la conserver : car selon lui, Descartes, « plaçant indûment ce qu’il sait déjà, au moment où s’éprouve tout savoir, […] signale ce qu’il masque et


réintroduit par avance dans son système, ce qui est pour sa philosophie à la fois condition d’existence et pure extériorité : le refus de supposer réellement qu’il est fou [p. 1163] ». Ce refus est, comme l’a signalé Derrida, la dignité indigne de la philosophie : c’est en s’accrochant de trop près à cette dignité, en en faisant le ressort de son sursaut et de sa pensée, que, selon Foucault, la philosophie devient aveugle et manque la possibilité même d’une hétérologie : la vision et l’opération d’un changement, d’une rupture, d’un éclat, d’une nouveauté. L’expérience d’une « folie » aussi bien que l’expérience banale de la vie 252.

259 Cf. tous les écrits de nature politique publié dans les Dits et écrits, mais plus particu-

lièrement ceux consacrés à la Révolution iranienne. 260 Gilles DELEUZE, Pourparlers, p. 122 : « C’est peut-être cela que voulait dire Foucault :

je n’étais pas le meilleur, mais le plus naïf, une sorte d’art brut, si l’on peut dire ; pas le plus profond, mais le plus innocent (le plus dénué de culpabilité de « faire de la philosophie ») ». 261 MP, p. 382. 262 Gilles DELEUZE, Foucault, Paris, Minuit (Critique), 1986, p. 93.


ACTE III. DÉROUTE DE LA PHILOSOPHIE ?

 .     • LES TRAVERS DU LABYRINTHE • LA VERSION DE L’ANGE

Ainsi, selon cette lecture de Foucault, Deleuze, comme Derrida, comme l’ensemble de la philosophie, sont encore murés253 dans le Labyrinthe : ils ne verront jamais les rivages de Naxos. Dans le commentaire que Foucault a écrit de Différence et répétition, la pauvre Ariane, pendue à son propre fil, abandonnée par Thésée, n’est sans doute pas une image de la raison universelle que Deleuze a fréquentée et qu’il vient de quitter en publiant son livre, l’image d’une philosophie scolaire fanée et désuète. Et si Foucault a peut-être pu éprouver un certain plaisir à imaginer en Ariane pendue le corps tournoyant de ses « ennemis », une identification trop rapide nous dessert. Foucault, attentif aux problèmes d’une hétérologie, d’un changement radical des paradigmes du pensable, s’il veut être à la hauteur de la critique de la métaphysique opérée par la philosophie et en même temps hors d’elle, doit s’attaquer à Deleuze lui-même, c’est-à-dire à ce qui est pour lui la philosophie la plus innocente, la plus pure, la plus vraie – et du coup la plus « dangereuse », la plus « sérieuse », la plus effectivement tournée vers le devenir, le multiple et la vie –, en un mot : la philosophie la plus heureusement naïve. C’est donc que l’image de la philosophie, dans le commentaire, ne doit pas être identifiée à Ariane, mais bien à Thésée, comme nous l’avions supposé dans notre première interprétation, la vision hagiographique du commentaire. Et c’est précisément cette teneur hagiographique qui est sur le point de se renverser. Car, pour Nietzsche, qui est réellement Thésée ? Comme nous l’avons vu dans le déchiffrement qu’opère lui-même Deleuze, Thésée se charge de supprimer la bête. Il est l’homme supérieur par « son esprit de sérieux, sa lourdeur, son goût de porter des fardeaux, son mépris de la terre, son impuissance à rire et à jouer, son entreprise de vengeance ». La théorie de l’homme supérieur sert à Nietzsche, selon Deleuze, à « dénoncer la mystification la plus profonde ou la plus dangereuse de l’humanisme. L’homme supérieur prétend porter l’homme jusqu’à la perfection, jusqu’à l’achèvement. Il prétend récupérer toutes les propriétés de l’homme, surmonter les aliénations, réaliser l’homme total, mettre l’homme à la place de Dieu, faire de l’homme une puissance qui affirme et qui s’affirme. Mais en vérité l’homme, fût-il supérieur, ne sait pas du tout ce que signifie affirmer […]. Il croit qu’affirmer, c’est porter, assumer, supporter une épreuve, prendre en charge un fardeau 254 ». En prenant l’exact contre-pied


de chacune des qualités ci-dessus, la « philosophie la plus haute » opère le déni de ce qui reste obscurément son programme, de ce qui du moins la guide à l’envers. Thésée – le philosophe – est dès lors une figure héroïque, qui prétend se confronter au monde tel qu’il est, entendre ses voix multiples, désarmer le logos tout en explorant toujours la possibilité des paroles vraies. C’est la figure du dernier homme. En apparentant l’entreprise philosophique de Deleuze à l’entreprise héroïque de Thésée, Foucault fait de Deleuze, sous le jugement de Nietzsche, « le devin, […] l’homme à la sangsue, l’enchanteur, le dernier pape, le plus hideux des hommes, le mendiant volontaire et l’ombre », le « grand escroc », homme sublime ou supérieur : le philosophe. « Faussaire par excellence, abject vieillard qui se pare d’un masque de jeune fille [p. 129] ». Et Deleuze est ici le plus grand philosophe de son temps. Derrière lui, Derrida est une petite figure, à peine un suiveur. Et comme Derrida qui règlerait son compte à la folie en en faisant la grande affaire de la philosophie, Foucault règle son compte à la philosophie en en faisant le grand mensonge contre le multiple, la fausse hétérologie, le destin raté de la pensée et de la vie. Chez Nietzsche, Ariane seule est double et à elle seule est réservée la rencontre avec Dionysos. Ariane la folle peut seule transvaluer les valeurs. Or que fait Thésée ? Il l’oublie derrière lui, il laisse Ariane pendue à son fil, comme jadis il l’oubliait sur l’île de Naxos, comme le philosophe oublie le fou en en faisant une possibilité de lui-même qui ne cesse de l’inquiéter au plus profond de lui-même, et contre lequel il se bat pour pouvoir énoncer, au cœur du doute surmonté, sa propre inquiétude. La philosophie dans son ensemble, prise ainsi, apparaît bien comme la dernière ruse de la métaphysique, celle qui veut dérober Dionysos, le dieu, le multiple, à une Ariane métamorphosée, celle qui empêche toute Verwandlung, toute transformation de la pensée et de la vie. Heureusement, Dionysos donne le change, il est aux aguets : il attend Thésée, le laisse venir vers le Minotaure, veut voir sa lutte et sa perte victorieuse. Il sait toutefois que de cet agencement rien ne pourra sortir, sinon une nouvelle philo263 Je donne raison à Alain Badiou quand il fait de la philosophie de Deleuze une philo-

sophie de la mort, ce qui ne signifie néanmoins pas pour moi qu’elle n’est pas une philosophie du multiple pur (j’y reviendrai).


sophie, de nouveaux concepts, de vrais dispositifs de pouvoir déguisés en faux agencements255. Thésée se rêve roi. Et l’agencement victorieux n’accouchera ainsi que d’une autre procédure de contrôle. Le rire de Foucault éclate. Il sait que, pour la philosophie, il est à jamais impossible de sortir du Labyrinthe : Dionysos lui est à jamais inaccessible.

 .     • LES TRAVERS DU LABYRINTHE • LA VERSION DE L’ANGE

S’il en est ainsi, c’est que la philosophie est incapable d’expérimenter, et qu’il n’y a, pour elle, pas de véritable événement. Dès lors, dire : « un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien 256 », c’est prononcer la condamnation du mode de pensée proprement philosophique 257. C’est d’abord dire que maintenant, dans l’actualité de la pensée, il n’y a pas de deleuzien, et c’est donc dire, dans un redoublement qui lit l’actualité comme la virtualité même de toute pensée, qui efface la distinction – en la sachant poreuse – entre l’actuel et le virtuel (selon le coup opéré par Deleuze lui-même), qu’il n’y a pas, ne peut pas y avoir, n’y aura jamais de deleuziens : tout au plus, tout au mieux, et c’est déjà beaucoup, et c’est – compte tenu de ce que rate inlassablement la philosophie – presque bien, une fulgurance insignifiante. Dans son commentaire de Deleuze, Alain Badiou annonce que Deleuze « réaccentue » Platon 258 et que sa philosophie de la vie est, en profondeur, une philosophie de la mort [p. 23 s.]. C’est déjà le constat proféré par Foucault. Pour lui, Deleuze est une tentative considérable (au XX e siècle la tentative la plus paradoxalement considérable de toutes puisqu’elle passe par Spinoza et par Nietzsche) de faire triompher la philosophie et d’empêcher au bout du compte l’autre de venir à la pensée, de clore toute révolution, de faire triompher un très vieux et très retors dispositif de contrôle de la vie. Impossible, par la philosophie, de pouvoir parvenir à une nouvelle pensée : le terrain est à jamais miné. Par Deleuze, la philosophie se fait ressassement, répétition, ritournelle. Pire encore, elle prétend pouvoir lire malgré Foucault ses propres textes de manière philosophique et montrer à bon droit qu’il n’y a en eux pas de crise ontologique, que les renversements successifs et que même la révolution de préoccupations, de vocabulaire et de style des dernières années (l’herméneutique du sujet, le souci et le gouvernement de soi, etc.) étaient déjà annoncés dès les premières œuvres, qu’ils étaient lisibles dès Les mots et les choses ou L’archéologie du savoir. Foucault aurait été pris à son tour dans le grand ressassement de la différence ontologique et de sa


seule vérité à jamais inactuelle, parce que tout entière virtuelle actuelle : l’univocité de l’être. L’ontologie est un piège nécessaire quand elle est l’immédiatement multiple, l’immédiate attention à tout ce qui est comme à quelque chose en devenir, l’autrement qu’être comme vérité de l’être même. À cet instant, le concept n’est pas une affaire : il se dissout, change de nom, devient sans importance. Il n’est qu’un transformateur parmi tant d’autres, une machine. Foucault a connu des crises et des révolutions, des changements de style et de pensée : pour Deleuze, c’est exactement ça, l’enfant dans la Nuit : la simple expression de la vie. C’est pourquoi le problème soulevé par Foucault résonne encore obstinément malgré la lecture qu’en donne Deleuze : il ne s’agit pas de penser uniquement la nouveauté et le changement dans le destin (fût-il collectif) des singularités, il s’agit de s’intéresser à ce qui fait basculer une épistémè et changer l’histoire. C’est pourquoi Foucault tente de penser l’histoire des mouvements collectifs et des questions sociales autrement que comme des poussées singulières multipliées, des sommes incalculables d’anarchies couronnées. C’est pourquoi il s’obsède, comme nous le verrons, à détecter des dispositifs et se refuse à les considérer comme des agencements. Contre le destin académique et parlementaire de la philosophie et contre son illusion éducative (fûtelle de perversion et de libération), Foucault assume une partition radicale des instances : l’histoire, l’anthropologie et la psychiatrie fournissent les documentations et les archives nécessaires pour mettre en accusation les instances du savoir, du croire et de l’action, mais seule la présence dans les lieux découverts et devenus ainsi visibles peut donner un sens à un quelconque engagement politique de la pensée. Quant à savoir de quel côté et au prix de quoi l’histoire basculera, c’est une incertitude qui donne son prix et sa réalité à l’engagement comme à la pensée259.Avoir peut-être tort (et donc être, dans la raison même, à côté du régime de la raison) semble être la condition de possibilité de l’action, de celle du pouvoir mais aussi de ce qui la conteste.


LA VERSION DE L’ANGE

ACTE I. RÉPONSE DÉSOLÉE

• LES TRAVERS DU LABYRINTHE • RÊVE D’ARIANE

C’est au nom de cette même expérience qu’aucun dieu ne viendra délivrer Ariane à Naxos. Sa solitude n’est le chiffre d’aucune vérité. Sa transvaluation est à peine le signe d’un commencement, sa révolution l’aube incertaine d’une création, car personne ne sort du plan d’immanence. Le chant des fous, les schizes, les rêves et le charme des gens, les rires et les cris dans les prisons, les asiles, les joies multiples et considérables, les tristesses infinies, les sourires et les gestes, les chatoiements infinis de la matière, les alcooliques et les ratés sont les éclats même de cette nuit profonde et originaire, ce Néant. Foucault rêve de pouvoir changer de pensée, de pouvoir sortir de ce grand enfermement. Pour Deleuze, le plan d’immanence est ouvert, il est ouvert à l’infini, il est infiniment ouvert mais cette ouverture est celle que seul voit un enfant dans la nuit. Les cris, les pleurs, les rages ne parviennent jamais à déchirer le voile du néant. Car le

 .    

Dans ce théâtre imaginaire des adresses et des questions, la réponse de Deleuze à Foucault existe, elle est à la fois inutile, idiote, infantile, enfantine260. Elle est la réponse nue d’un bloc d’enfance qui s’expose aux reproches des adultes, aux reproches de ceux qui ne sont pas encore parvenus à l’enfance. La ritournelle, le chant de l’enfant dans la Nuit, c’est le fil d’Ariane, tant il est vrai qu’« il y a toujours une sonorité dans le fil d’Ariane 261 ». Et c’est ce fil que Deleuze, en analysant Foucault, entend faire vibrer. « Si voir et parler », dit Deleuze, « sont des formes d’extériorité, penser s’adresse à un dehors qui n’a pas de forme. Penser, c’est arriver au non-stratifié.Voir, c’est penser, parler, c’est penser, mais penser se fait dans l’interstice, dans la disjonction de voir et de parler. C’est la seconde rencontre de Foucault avec Blanchot : penser appartient au dehors, pour autant que celui-ci, “orage abstrait”, s’engouffre dans l’interstice entre voir et parler. […] Penser ne dépend pas d’une belle intériorité qui réunirait le visible et l’énonçable, mais se fait sous l’intrusion d’un dehors qui creuse l’intervalle, et force, démembre l’intérieur 262 ». C’est cette appartenance au dehors, qui surgit dans l’entre-deux, hésitant, d’un voir et d’une parole, qui fait la réalité, et la vérité, de l’expérience de Foucault, expérience politique et érotique d’une fidélité à la pure immanence.


silence dans la nuit, le voile du néant, c’est le plan d’immanence : plein de plis, de pores, de simulacres, jamais de déchirure : un tissu baroque.Alors les enfants se font des territoires de ce qu’ils ont sous la main, territoires qui ne cessent de se déterritorialiser et se reterritorialiser. Car tout vient toujours « sous la main » dans l’immanence, et change le plan, le territoire, crée de nouvelles perspectives, de nouvelles lignes de fuite. Dans cet univers, il n’y a pas de sortie, mais il n’y a pas non plus d’inquiétude du négatif, de montage progressif du néant propre à la matière, de possibilités dialectiques, d’élucidations herméneutiques. Il n’y a qu’une pure inquiétude de la différence, et de la répétition. L’éternel retour en est la seule vérité. Ariane ne pourra jamais sortir de Naxos, elle ne pourra jamais se défaire de Dionysos. Elle peut construire des parcs, des villes, des châteaux, créer des logiques de classe et des causes à gagner ; elle peut gérer des territoires, en conquérir de nouveaux ou tout abandonner ; elle peut augmenter son capital, le liquider ; elle peut devenir nomade, faire la révolution ou attendre un autre grand soir, une autre nuit, un autre jour ; elle peut faire du sport, de la télévision, et même de la théologie ; elle peut croire en Dieu, aux anges, rêver de ses réincarnations, devenir athée, le proclamer ; elle peut danser sur la plage, pénétrer dans les eaux, en sortir ; elle peut se grimer ou se mutiler. Elle peut parler, pleurer, murmurer, se taire, s’expliquer, s’oublier.Tout s’articule selon la tristesse et la joie, la gravité et l’insouciance, l’affirmation et la dénégation – courageuse et sans courage – de ce qui est : la vie. Montages de sable. C’est là que se trouve Dionysos, c’est lui qui est son labyrinthe. Ariane est seule à Naxos. Le délice de sa longue plainte peut commencer. Rien ne sera jamais conjuré. Le néant revient toujours parce qu’il ne s’est jamais fait détruire.Tous les agencements, les territoires, les stimulations sont des chants d’enfants perdus dans la nuit. C’est cette anxiété nocturne, la nudité du Néant qui est la Vie. Ariane s’est-elle pendue à l’écho de ce chant enfantin ? Sans réaffirmation, c’est la répétition de ce chant, d’Ariane morte suspendue à son fil, qui est la « clameur de l’être 263 ». Car la magie du fil « amoureusement tressé », c’est le nœud par

264 Cf. la fable rabbinique rapportée par Michaël LÖWY, Kafka, rêveur insoumis, Paris,

Stock, 2004, , p. 116 s., fable identifiée par Ulf Abraham (cf. note de M. Löwy).


lequel Ariane reste pendue à son propre fil, et s’y suspend de manière répétée. Soustraite même au néant, elle est, une petite fois comme jamais, une figure immanente et fragile. La mort qui la précède est transcendantale à l’égard de la création. C’est de là qu’elle tire sa force vulnérable et qu’elle devient, comme création, schize ou fêlure, l’affirmation même de la vie. ACTE II. L’« INNOCENCE » D’UNE PREMIÈRE LECTURE

(1966), Paris, Gallimard (Tel), 1999, abréviation : MC, p. 19-31. 266 OVIDE, Les Métamorphoses (VI, 5), Paris, Gallimard (Folio classique), 1992, p. 191,

trad. mod.

• LES MÉNINES OU LE DÉLIRE DE L’IMAGE • AFFAIRE DE TOILE

265 Michel FOUCAULT, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines

 .    

En fin de relectures, aucun de ces renversements, aucun de ces commentaires successifs ne parviennent à ternir notre première lecture, la plus simple et la plus innocente, qui identifie Foucault avec un lecteur bienveillant du livre de Deleuze, et imagine son plaisir fabulateur : Thésée s’arrache aux mythes, aux structures parentales qui lui destinaient sa conduite, aux dispositifs de pouvoir qui écrivaient son histoire ; il délaisse Ariane pour descendre dans les profondeurs du labyrinthe à la rencontre de la Bête, du taureau. Là, un dieu l’attend pour célébrer ses noces bachiques avec l’Innommable. Son propre texte fait de lui, lecteur anonyme, le double des forces mâles descendant vers les puissances de l’informe, au-delà ou en-deçà des tragédies du jour, boiteux comme Œdipe à Colone, bondissant et dansant, sans aucune Antigone pour le porter ou le guider, loin des petites scènes de l’Analyse et du Spectacle. Héros distrait de son héroïsme, il ose la descente vers les puissances de la vie, dans leurs repaires interlopes et discrets. Et là, loin de Minos, du Palais et d’Ariane, il est le seul à jouir des « corridors, tunnels, caves et cavernes, fourches, abîmes, éclairs sombres, tonnerres d’en dessous », foudroyé par les richesses de l’ombre et de la vie. Le « seul », véritablement ? Non pas, mais singulier tout au moins, compagnon d’autres compagnons obliques, d’autres « anarchies couronnées » et sans ressemblances. Oblique à l’égard des coordonnées instituées de la pensée, tout entier dans la « dissymétrie » et l’« à-pic » du vivant. « Au fil amoureusement tressé de l’identité, de la mémoire et de la reconnaissance », les philosophes se sont pendus, ils écoutent en tournoyant Dionysos qui se moque de leur impuissance. Rien n’empêche Thésée, le héros sans victoire et sans destin, de pénétrer plus profondément


dans les abîmes du monde, dans les creux profonds du sens insignifiant. Dans les creux, les recueils et les plis ? Non, car la profondeur du Labyrinthe, c’est la totalité de l’être à ciel ouvert. En descendant, Thésée ne va pas se recueillir : il sort simplement, dans un lieu qui pourtant n’a pas, proclame-t-on avec raison, de sortie. Dans le feuilleté de cette lecture se glissent les traces d’un rêve enfantin, dans le plaisir de corrompre les textes et de pervertir les histoires se découvre la joie d’en faire des ritournelles : de croire qu’une seule histoire, immédiatement, en recouvre plusieurs, et à l’infini. Ce plaisir est celui de prendre une flèche tirée par quelqu’un et de la relancer ailleurs, pour voir. Dans cette lecture, Foucault glisse dans les plis de sa réécriture malgré le fait qu’il n’ignore pas toute l’histoire des problèmes, la lourdeur du poids métaphysique des figures évoquées. Le truc des héritages en un claquement de doigt s’efface : le trucage perdu, l’homme une fois mort, on peut encore parler d’un sujet, d’une herméneutique, d’une éthique. Mais chacun d’entre eux sera une pratique ou une pragmatique du sens. Composition d’un faire lié à un monde, pour qu’une nouveauté puisse naître, une nouveauté advenir dans un rapport altérant à la réalité même du monde. Nul doute qu’il n’y ait là les traces, chez Foucault, d’un rêve traversant comme un mythe la diversité de ses écritures, et l’inscrivant dans l’économie d’un bien dépensier. C’est le rêve, dans le demi-jour de l’éveil, qui contraint la pensée à s’ouvrir à la Vie, à ne pas craindre ce qui vient la troubler, à ce qui, en somme la force à penser, quitte à produire des ruptures signifiantes, le départ vers autre chose, la fabrication d’un nouveau style, les marques d’une nouvelle pensée. Une sorte de souci de soi, en sa guise singulière, infiniment répété. Quel nom lui donner ? Volonté de puissance ? Vérité de l’éternel retour ? Amor fati ? Puisqu’il est ici question du monde et de ses multiplicités, du monde multiple sans origine ni horizon, disons : un point d’amor mundi.


Rêve d’Ariane Ariane rêve de Thésée lorsqu’il entre dans le palais de Minos. Elle revoit les grandes colonnes rythmant l’espace et les salles ouvertes sur le jour. Dans la disposition voulue par les rois, tout est fait pour redonner, par d’habiles jeux de miroirs, un sentiment heureux de bonne organisation, dont le monde lui-même ne serait qu’une image. Dans la propreté du palais, les servantes et les mendiants, les bouffons et les princes, les inconnus et les drôles, s’ils échangent leurs places, conservent leur fonction.

Le cadavre est tombé. La justice vient de briser les miroirs. Le marbre du labyrinthe contamine le palais. Les salles se compénètrent, les espaces se fondent, les obligations s’effondrent. Dans un hurlement glacé de silence, Ariane étouffe. Elle est perdue, à peine consciente encore lorsque 267 Cf. Christiaan L. HART N IBBRIG, Spiegelschrift. Spekulationen über Malerei und

Literatur, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1987, p. 13. 268 MC, p. 25.

• LES MÉNINES OU LE DÉLIRE DE L’IMAGE • CAPTURE ET POUVOIR

Elle revoit Thésée qui pénètre dans le labyrinthe sous le palais. Elle comprend que le sol sur lequel elle marche, tout d’harmonie limpide, n’est que la surface polie d’un immense cristal. Elle voit Thésée descendre dans les profondeurs opaques. Elle le suit à travers les salles reflétées.Tout est double, tout se répète, les colonnes semblent des monstres et les plafonds des tombeaux. Au centre vit la bête, Thésée s’en approche. Une bête immonde qui n’est que l’image, immonde elle-même, du roi, son père. Prêt à jouer son rôle, Thésée sera son meurtrier… Non ! pourtant… Car à mesure que Thésée s’approche de la Bête, Ariane voit l’image qui change, les traits de Minos qui s’effacent et se recomposent. Peu à peu, ils prennent les plis de sa descendance. C’est elle, la belle Ariane, vierge, pure, la bête qu’on va éventrer ! Et le fil qu’elle vient de donner à Thésée, il va s’en servir pour la pendre. Il sera l’assassin du bien, le meurtrier de la raison.

 .    

Car même aux Enfers les juges ont pour règle capitale d’administrer.


ThĂŠsĂŠe vient la prendre pour la mener ailleurs.


Thésée est l’être de l’oubli et de l’innocence. À tel point qu’il a oublié le rêve d’Ariane. À Naxos, il finit par l’oublier elle-même. Ariane rêvait qu’il abatte la puissance de Minos et non qu’il la remplace. Il deviendra lui-même roi. Thésée est l’homme de toutes les infidélités, mais également de tous les recommencements.

Seule à Naxos, Ariane rêve de Cnossos. La ville ressemble à son île. Posé sur un escarpement d’eau et de rochers, le palais n’était qu’un leurre, et Minos un bouffon. Les « bonnes raisons » dont elle entendait jour après jour la complainte ne sont plus que les mugissements de la mer, des bruits de taureau.

269 Cf. la surface indistincte qui forme le fond du Portrait du bouffon Pablo de

Valladolid, et qui fait tenir et reposer l’étrange figure sur le néant. C’est une figure identique que Foucault signale chez Manet. Cf Michel FOUCAULT, La Peinture de Manet, Paris, Seuil, 2004, p. 35-37.

• LES MÉNINES OU LE DÉLIRE DE L’IMAGE • SILENCES

Pour Ariane, Thésée n’a rien commencé. Il n’est que l’homme d’une infinie répétition indifférenciée.

 .    

Ailleurs… Peut-on entrer et sortir si facilement ? Thésée a oublié la question.Vierge simplicité des innocents, il oublie la puissance de Minos. Il entre dans les salles, emporte avec lui du fil, une arme, descend dans le labyrinthe. Les méandres, les clefs perdues, les formulaires, les hésitations, les gardes qui empêchent d’entrer et qui assurent que derrière leurs portes des gardes plus puissants les attendent qu’euxmêmes n’oseraient pas affronter, il les écarte ou les abat 264. Entreprise héroïque, vierge de tout ressentiment. Simple pratique du monde.


LES MÉNINES OU LE DÉLIRE DE L’IMAGE

AFFAIRES DE TOILE

Le commentaire des Ménines qui ouvre Les Mots et les choses doit être placé sous le patronage d’Ariane, maîtresse des liens, car c’est muni de son fil que Foucault arpente l’image, mesure ses surfaces et sonde les rapports qui la composent 265. C’est elle qui l’aide à défier le piège de l’image, à sortir du Labyrinthe. Le commentaire est moins un exercice archéologique qu’architectonique : il suppose que la peinture est affaire de relations et de contraintes. Ariane est le double désiré du tableau, elle trace sa recomposition. Elle répète l’exercice de capture qui lui vient de la peinture elle-même. Elle est l’Araignée, la Tarentule qui, par le piège même de la toile, va tenter à son tour de piéger le regard. La technique du commentaire devient alors la sœur mimétique d’Arachné, la maîtresse du tissage, l’allégorie de la peinture elle-même. Arachné est un personnage que Velázquez affectionnait particulièrement puisqu’elle apparaît en écho dans au moins deux autres compositions : les Fileuses et la Sibylle. Son Châtiment se trouve même représenté dans l’ombre des Ménines, sur le grand mur sombre au fond de la grande salle. Elle est la présence obscure qui juge de la composition, la seule peut-être à savoir ce que cache l’immense tableau peint soustrait au regard du spectateur, dont il ne voit que le dos. Que cache une peinture ? Rien, juste une armature, de la toile et du bois. La peinture n’est rien qu’une matière tracée par la lumière et le regard : hors cela, elle n’est qu’un rectangle de matière opaque, encombrante. Selon Les Métamorphoses d’Ovide, Arachné avait défié Athéna, la déesse des arts, en refusant « de lui reconnaître la supériorité dans l’art de tisser la laine ». Arachné avait acquis son habileté par elle-même et « ne devait sa célébrité ni à son rang ni à sa 270 En ce sens, le commentaire des Ménines, mais également l’ensemble des Mots et

les choses ne dispose que d’un seul point de fuite réversible, selon qu’il organise l’ensemble du dispositif de pouvoir (l’organisation du regard) ou le point par lequel ce dispositif fuit (le rire de la préface). Concernant les Ménines, Christiaan L. HART NIBBRIG, Spiegelschrift, p. 81-83 suggère une différenciation des jeux de contrainte par le biais des modes de représentation, qui introduisent des écarts dans la vision de la toile, selon qu’il s’agisse de la représentation du regard du peintre ou de celle du regard royal : s’y noue dès lors, me semble-t-il, la question de la souveraineté partitionnée du regard. Foucault, lui, fait se confondre ou se rejoindre l’ensemble de ces regards en un dispositif général de contrainte qui fonctionne comme un piège général qui serait sans issue.


famille […], mais à son art ». Les nymphes quittaient les vignobles et les eaux pour la voir tisser. « Et elles se plaisaient non seulement à voir les étoffes une fois faites, mais aussi à les voir faire, tant Arachné savait habilement pratiquer son art 266 ». Arachné défie Athéna qui lui commande un tableau. Elle triomphe en trahissant les violents secrets des dieux. Mais cette révélation signifie également sa perte : la déesse l’oblige à se pendre à son propre fil.

CAPTURE ET POUVOIR

Autrement dit, le tableau n’a pas d’envers ni de caché. En refermant une à une toutes les perspectives, en incluant les corps qui se présentent devant lui, le tableau commande le spectacle de la représentation. Il appelle la sommation du commentaire qui dénombre ses esquives, catalogue ses fuites. Le peintre juge de sa composition en s’en écartant mais ne peut en dérober le sujet au regard, qui le vole dans un reflet. Or, dans cet écart, il se rend visible à l’œil du spectateur, qui le surprend avant qu’il ne s’abîme derrière le châssis qui soutient sa toile. L’écart produit l’image : la distance du spectateur au tableau n’est que le produit

• LES MÉNINES OU LE DÉLIRE DE L’IMAGE • DISPOSITIFS OU AGENCEMENTS

Le commentaire que Foucault élabore des Ménines ne tente pas simplement d’expliquer, de penser ou de reprendre les éléments d’une toile : il se confronte avec quelque chose de plus ambigu. Il tente de saisir le rapport de la peinture même avec ce qui lui est extérieur, avec ce qui commande à sa composition. Le tableau quadrille l’espace du visible. Il indique ce qui lui échappe, élabore les percées de ce qui le déborde et planifie l’espace du possible. « Entre la fine pointe du pinceau et l’acier du regard, le spectacle va libérer son volume ». Cette libération est d’abord celle du visible. L’image monte dans la percée du regard qui compose la toile. Par un double jeu de miroir, le modèle devient le spectateur lui-même. Le tableau dessine et prépare un espace pour son autre. Il organise le visible en supposant le spectacle de ce qui ne l’est pas.

 .    

Le commentaire est presque aussi beau à regarder à mesure qu’il se tisse qu’une fois terminé. Foucault contribue à dissimuler par son style les secrets qui président à sa composition.Au commencement, la peinture qu’il commente ne porte pas de nom : fil après fil, elle tisse sa fiction, comme si son écriture ne parlait pas d’un tableau, mais qu’elle en formait la trame et le pinceau.


du tableau lui-même, qui la suppose dans sa propre composition. L’envers du tableau n’est qu’un « haut rectangle monotone ». Le tableau s’épuise donc dans l’impact de sa vision : sa seule surface contient tout ce qu’il a à montrer, tandis qu’il aspire dans son volume le regard qui le contemple. Le corps du spectateur, « notre corps, notre visage, nos yeux », mais aussi le spectacle de la vision sont « assignés » par le tableau qui pointe vers ce qu’il n’est pas, mais qu’il a charge de représenter. Le spectacle est hors-scène. Celui qui regarde ne peut saisir son propre regard à l’instant même où il regarde 267. L’apocalypse du spectacle et de la représentation s’éprouve dans le corps même de celui qui regarde et qui y est assigné. Le spectacle s’achève dès l’instant où il commence. Ce dont l’image dispose, c’est précisément ce qui lui échappe : « cet espace où nous sommes, que nous sommes ». L’image se replie sur un espace qui est hors d’elle, hors de ce qu’elle est comme image, et c’est précisément ce qui fait d’elle autre chose qu’une représentation. L’image est infidèle à l’égard de ce qu’elle est, de sa surface et de ses bords. Elle est un infini immanent. Dès lors « le rapport du langage à la peinture est un rapport infini. Non pas que la parole soit imparfaite, et en face du visible dans un déficit qu’elle s’efforcerait en vain de rattraper. Ils sont irréductibles l’un à l’autre : on a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit, et on a beau faire voir, par des images, des métaphores, des comparaisons, ce qu’on est en train de dire, le lieu où elles resplendissent n’est pas celui que déploient les yeux, mais celui que définissent les successions de la syntaxe 268 ». Le commentaire plie l’une sur l’autre deux réalités incommensurables : il appond deux incompatibles et veut l’impossible suture. Mais le langage est, à jamais, « fatalement inadéquat au visible [p. 25] ». C’est pourquoi, au regard de l’image, l’histoire n’est ni première (la condition de sa production, de sa visibilité ou de sa lisibilité) ni seconde (l’interprétation ou le commentaire, c’est-à-dire le jeu de ses significations, par radiographie ou par don). Elle est absolument son autre. « Le nom propre, dans ce jeu, n’est qu’un artifice : il permet de montrer du doigt, c’est-à-dire de faire passer subrepticement de l’espace où l’on parle à l’espace où l’on regarde, c’est-à-dire de les refermer commodément l’un sur


• LES MÉNINES OU LE DÉLIRE DE L’IMAGE • LA VÉRITÉ

Une violence lui fait parler du tableau comme s’il y avait quelque chose à en dire, comme si l’image n’était pas justement inadéquate au langage, comme si elle ne s’imposait pas par ellemême, comme si elle n’était pas à jamais opaque. Le langage veut faire parler l’image, fût-ce au prix et au lieu de leur nonrapport. Le rapport entre le langage et l’image n’est pas un nonrapport, c’est une guerre totale, un combat à mort : le combat d’une économie contre une dépense, un excédent imprévisible

 .    

l’autre comme s’ils étaient adéquats [p. 25] ». Le commentaire, donc, ne peut rien faire face au pouvoir de l’image. L’image ne parle pas et il est impossible de la faire parler. « Si on veut maintenir ouvert le rapport du langage et du visible, si on veut parler non pas à l’encontre mais à partir de leur incompatibilité, de manière à rester au plus proche de l’un et de l’autre, alors il faut effacer les noms propres et se maintenir dans l’infini de la tâche [p. 25] ». L’image est folle à l’égard de la raison du commentaire. Le langage ne peut l’absorber, et c’est à ses limites, quand il renonce à désigner l’image, la décrire ou la faire parler, qu’elle l’obsède, devient le centre de son énonciation. Le langage alors cherche à s’effacer pour rendre visible son autre qui, d’un même geste, s’efface à son tour. Il cherche à parler à partir de ce qu’il n’est pas : il doit se neutraliser. Pourtant, « c’est peutêtre par ce langage gris, anonyme, toujours méticuleux et répétitif parce que trop large, que la peinture, petit à petit, allumera ses clartés [p. 25] ». Le langage s’efface pour ne pas faire oublier l’image, ni empêcher l’événement de l’image. « Il faut donc feindre de ne pas savoir qui se reflétera au fond de la glace, et interroger ce reflet au ras de son existence [p. 25] ». Cette simulation pourtant déchaîne la violence contenue du langage. Et le commentaire en s’écrivant referme la puissance de l’image, en repliant ses rapports et ses structures. Le commentaire quadrille l’image en glosant sur son langage impossible, sur son mutisme, en parlant à partir de son silence. En se détournant de l’histoire à qui échappe le sens de l’image, le commentaire veut radiographier les principes de sa composition. C’est pourquoi il la décompose, la déchire. Il est là pour la faire taire.


et inutilisable. L’humilité du commentaire qui cherche à se disjoindre de l’image vise à le purifier, à lui permettre de laisser dans l’autre de son langage ce dont il ne peut parler. S’il en est ainsi, ce n’est donc pas en vertu d’un partage réel entre image et langage qui ferait de l’image et de l’écriture deux types d’expression sans rapport : en d’autres termes, il n’existe pas d’une part du langage, et d’autre part de l’image, à jamais incompatibles. Cette incompatibilité est interne au langage luimême, lequel est lui-même image. Le langage est à jamais l’impossible suture d’un référant et d’un référé. L’écriture qui le nomme est déjà image qui résiste et qui monte du dedans d’ellemême. Elle est ce conflit, ce frottement, qui dès l’origine fait le désir même du langage de parler, de sentir, de voir et de toucher. L’histoire de la philosophie des images est l’histoire de ce repliement, qui veut faire croire que le langage peut absorber le visible ou, ce qui est identique, qui les disjoint radicalement. Or les considérer comme incompatibles, c’est parler à l’encontre de leur incompatibilité même. Il faut laisser « ouvert » le rapport du langage et du visible par une exigence qui se redouble ellemême. Cette porosité affecte le corps sensible du langage, c’est à partir d’elle que se lit l’obstination de ses silences.

SILENCES

Foucault parle des Ménines en mettant en scène l’ingénieux dispositif qui conduit le regard à s’absorber dans la toile. Il efface, par l’élégance du commentaire, les corps peints sur le tableau : l’incarnat de la peau, le sourire de l’enfant, les joues obèses de la naine, les gestes délicats des suivantes, l’étalement gris du plafond, les complications des drapés, tout ce hasard de matière devient invisible ; la substance des corps s’efface, comme le chien couché sur le sol, qui semblait pétri dans une matière identique à celle des nains, de l’infante ou du peintre, devient invisible dans le texte du commentaire. Pris dans son jeu, il nous devient désormais impossible d’interroger l’expression indéchiffrable et heureuse qui flotte sur la bouche des suivantes. Impossible encore de saisir le sens des aplats de couleurs et les vifs contrastes de lumière qui semblaient donner corps à une sorte de néant 269. Impossible de scruter la matière en ses moindres détails.Toutes ces pointes, il faut les oublier pour comprendre la


raison d’une mise en scène plus essentielle. Le regard doit ignorer ce qu’il désire voir et en quoi il va s’abîmer. Car la réalité du tableau ne doit pas tromper ce qu’elle cache. Elle n’a qu’un objet, c’est le pouvoir ; les forces de contrainte qui s’exercent sur l’œil et l’obligent à pénétrer dans un ordre qui le prévoit. Le regard est déjà disposé par quelque chose qui le précède. C’est ce qui commande à l’image, fixe sa mise en œuvre par la peinture. Par ce biais, le regard est dès lors plus soumis à l’image qu’il ne pouvait le penser. Il lui est incapable d’en sortir, et l’extérieur dont il croyait venir n’était en réalité qu’illusions et jeux de miroirs. Pourtant, l’image n’a pas pouvoir de révélation, pas d’espace intérieur ; elle ne montre ni n’apprend rien au spectateur car elle est fermée au regard qui l’observe : elle n’est même pas le produit d’une économie ou une marchandise soumise à dépense et à l’excès de ce qu’elle provoque. C’est ici que se lit ce qui, pour Foucault, tient lieu de rapport fondamental au monde.Au commencement, dès l’origine, le monde s’organise selon des dispositifs de surveillance et de contrôle. Ces dispositifs sont si omniprésents qu’ils contraignent la relation au savoir dans tout ce que les hommes apprennent dès leur naissance. Les Lois régissent l’activité humaine dès son commencement, elles quadrillent étroitement tout le champ du possible. Ainsi lorsqu’il aborde une image, Foucault radiographie tous les mécanismes de contrainte qui organisent l’espace de sa vision.Toute question posée, quel que soit son champ, quel que soit son objet, doit aborder, comme une question ayant trait à l’origine même de toute questionnement, ce qu’elle enferme et ce qu’elle exclut. Toute l’affaire de la pensée sera dès lors d’interroger la pensée elle-même en la confrontant avec son Dehors, ce qu’elle écarte ou ce qui la mine secrètement 270.


DISPOSITIFS OU AGENCEMENTS ?

Si les dispositifs de pouvoir sont premiers chez Foucault, il en est autrement chez Deleuze, qui traite le réel le plus originaire en terme d’agencements. Si on aborde les Ménines non comme un dispositif de pouvoir mais comme un agencement, la nature de notre regard change considérablement ; d’un coup, c’est l’écriture même qui s’en trouve bouleversée. Le regard est soumis, entre chaque élément qui compose la toile, à autant de lignes de fuite et de devenirs. Entre la bouffonne-naine, la suivante aux gestes tendres, l’infante heureuse ou la bête écrasée par le pied du nain, le regard hésite. Il s’amuse de devenir tour à tour chien dans l’œil du peintre, ou petite fille. Parce que le tableau lui dérobe le spectacle de ce qu’il est et qu’il le fait être le sujet de la toile du peintre, le spectateur est en puissance cette masse animale aussi bien que cette enfant. Le regard se devine même série : il devient tous les regards possibles, l’épuisement vertigineux de ce qu’un regard peut être. Regard vide et animal, regard de chien, regard de bouffon, regard de petite fille, regard de courtisane, regard d’hidalgo, regard de commanditaire, regard de peintre, regard de reine, regard de jeune fille ravie, regard d’Arachné pendue : regard de la peinture elle-même. Le point de fuite du tableau (la porte au fond de la salle) se trouve au bout de sa traversée par le regard, il n’ouvre sur aucun espace réel mais concentre les rais de la lumière et redistribue tous les éléments. Il n’est pas la seule ouverture, puisque celle qui arrose de clarté le visage de l’infant déborde le tableau par une fenêtre coupée, sur le mur à droite. Si l’on se tient à ces lieux comme à des points qui distribuent l’espace en zones, on manque ce qui, pour Deleuze est l’essentiel de la peinture, et lui permet de « faire voir l’invisible ». Invisibilité des forces, des intensités : pris comme disposition de rapports, on ne voit pas ce que le tableau a d’inorganique, ce qu’il distribue, comme relation cette fois-ci, entre la fermeté altière du Peintre, l’innocence joueuse et calme de l’Infante, l’attention troublée des Ménines, et le sommeil sans rêve du chien. On ne pourra pas penser l’oppressant rapport de l’aplat d’ombre qui couvre comme une chape les trois-quarts du tableau au triangle de lumière dans lequel se concentrent les personnages et sur lequel il semble se refermer. Le peintre semble se soustraire à ce triangle, dont la lumière est comme projetée de l’extérieur du tableau, par le couple virtuel vers qui


tous les regards convergent, le regard souverain qui préside à la scène.

LA VÉRITÉ

Ainsi, que manque-t-il au commentaire de Foucault ? La matérialité des corps sur la toile ? L’abîme des détails ? Un autre sens des 271 FM p. 71-99. Le commentaire de Certeau me semble résonner en écho au film tourné

en 1979 par Jean E USTACHE : Le jardin des délices de Jérôme Bosch, résonnant luimême en écho au commentaire de Wilhelm F RAENGER, Le royaume millénaire de Jérôme Bosch (1947), traduction de Roger Lewinter (1966), Paris, Ivrea, 1993. 272 Michel de CERTEAU (éd.), La possession de Loudun (1970), Paris, Gallimard (Archives), 1990, p. 9. 273 FM, p. 74.

• DÉLICES MULTIPLIÉS

Sommé par l’invisible, brouillé par ces rapports de force qui ne s’anéantissent pas en des structures de pouvoir, Foucault, dans son commentaire des Ménines, surprend par tout ce dont il ne parle pas. L’image, dès le départ, semble vouloir déborder le commentaire qui la fixe et la réduit. Cette vaste réduction, qui résume sa vision à l’ordre de sa composition, qui s’épuise en une série de prises de vues et de renvois, signifie que tout ce que la toile peut exprimer est déjà prévu par la ruse du commentaire, que la puissance de l’une est le prix de l’autre. Car entre l’image et le commentaire, une relation étrange s’installe. Le commentaire tente d’épuiser les réseaux de significations de l’image. Mais au fur et à mesure que ceux-ci se multiplient, l’image devient plus forte et perce par tout ce que le commentaire ignore et dont il ne parle pas. En parlant de l’image, le commentaire en fait son autre au fur et à mesure qu’il l’absorbe.

     

Perdus dans le grand aplat d’ombre sur le mur du fond, les tableaux presque indistincts des Métamorphoses d’Ovide selon des copies de Rubens noircissent avec le temps, deviennent opaque. On l’a dit, le Châtiment d’Arachné, la fileuse qui voulait rivaliser avec les dieux, y est représenté. Dans l’ombre donc, le destin, peut-être, de la peinture se joue, elle qui osait mêler la figure du peintre avec celles d’un bouffon, d’un chien, d’une petite fille, d’une courtisane, et d’un roi. Belle et orgueilleuse servante, perdue entre l’Image et la représentation, elle redonnait à voir l’ordre insu de l’univers en « allumant les clartés » de sa séduction.


rapports ? La résistance d’un regard ? Une perception plus fine de la lumière ? C’est en réalité l’objet même du commentaire, que d’interroger son propre silence. Car selon Foucault, qu’opère la toile de Velázquez ? Elle intègre même ce qui lui est extérieur et qui commande à sa composition. Or ce sont les corps – des rois, des nains, des animaux –, c’est la lumière en son grain qui permettent à Velázquez de peindre. Ce sont les corps qui veulent par l’œil du peintre entrer dans la surface de la toile, qui ordonnent son exécution. Commandant au regard du spectateur, pris par l’œil du peintre, le corps extérieur au tableau est la seule puissance souveraine. Et ce corps commanditaire qui force l’exercice de la peinture se reflète symboliquement dans le cadre lumineux du miroir, dans le visage du couple royal. La peinture suppose son extérieur qui tout à la fois la compose et la déjoue. Le corps est à la fois l’absent du tableau et sa seule matière, son objet unique mais dérobé. Ainsi la peinture est-elle liée à ce réel dont elle ne peut conjurer ni la présence désirée ni l’absence nue. Et le commentaire ne peut rétablir plus que ce jeu qui obsède l’image et absorbe la vision. L’image est, comme le corps, l’absent si proche et si présent que le langage ne peut pénétrer et qui le fait inlassablement parler. Une lassitude pourtant l’habite dès l’origine : le langage est épuisé devant l’image comme il est épuisé devant la mort et l’opacité des corps du monde. Épuisé dès l’origine, le langage ne peut relever le sens de l’image pas plus que celle-ci ne parvient à le nourrir : le sens passe par ce qui est image et qui en même temps toujours déjà ne l’est pas, ce qui montre et dérobe l’image, ce qui se présente et se détourne, par ce qui est langage et ne l’est pas. Ni l’un ni l’autre, de l’un et de l’autre, entre-les-deux, image et langage, folie et raison : dans ce vide. Car il n’y a pas d’autre prise possible pour la vérité.

274 Cf. Joseph MOINGT, « Respecter les zones d’ombre qui décidément résistent », RSR

91/4, 2003, p. 577-587.


     

Le quatrième cristal étoilé a irradié les autres d’une lumière plus inquiétante, qui ressemble autant à une (ad)équation qu’à une révolution ; un filtre de lumière. Inventions et coupures, fuites et innocences, démolitions et montages, virtualités, marchandises et fables, serait-ce dire : ruses du Capital ? Autres langages de la domination, dispositifs habiles du pouvoir ? Un cinquième cristal étoilé s’allume, car l’écriture abrite des parasitages plus mortels que la mort.

• PREMIER REGARD

275 FM, p. 75. 276 Cf. les quatre instances du regard en FM, p. 11ss.


.     Retours à Michel de Certeau : apostille au Jardin

277 Georges DIDI-H UBERMAN, Ouvrir Vénus. Nudité, rêve, cruauté. L’image ouvrante 1,

Paris, Gallimard, 1999, p. 44.


     

• GLISSEMENT - VERS LA DOULEUR INVISIBLE

278 FM, p. 71. 279 FM, p. 71 : c’est moi qui souligne.


DÉLICES MULTIPLIÉS

Le désordre qui gagne le Jardin des délices à mesure que s’étale la prolifération de ses jouissances 271 est sans doute, pour Michel de Certeau, l’équivalent et le rappel de la scène qui, ouvrant La possession de Loudun, signalait la pratique d’un renversement : « D’habitude », dit Certeau, « l’étrange circule discrètement sous nos rues. Mais il suffit d’une crise pour que, de toutes parts, comme enflé par la crue, il remonte du sous-sol, soulève les couvercles qui fermaient les égouts et envahisse les caves, puis les villes. Que le nocturne débouche brutalement au grand jour, le fait surprend chaque fois. Il révèle pourtant une existence d’en dessous, une résistance interne jamais réduite. Cette force à l’affût s’insinue dans les tensions de la société qu’elle menace. Soudain, elle les aggrave ; elle en utilise encore les moyens et les circuits, mais c’est au service d’une inquiétude qui vient de plus loin, inattendue ; elle brise des clôtures ; elle déborde les canalisations sociales ; elle s’ouvre des chemins qui laisseront après son passage, quand le flux se sera retiré, un autre paysage et un ordre différent 272 ». À cet égard, devant le grouillement de l’étrange et au nom de cette résistance, le commentaire que Certeau consacre au Jardin des délices paraît bien sage.Tout en prétendant que l’image provoque le délire, il évite soigneusement de faire « déboucher » le « nocturne » au grand jour. L’ordre n’est plus altéré par le débordement des égouts, la circulation de l’étrange se fond dans la prolifération des jouissances. Pourtant, à bien le regarder, le délire qui devrait s’énoncer à l’occasion du Jardin des délices devrait être un délire total, cosmique 273 : il ne devrait pas se saisir d’une image seulement, il devrait s’en prend aux tailles, aux formes, aux couleurs, aux pratiques, aux oiseaux, aux monolithes, aux étangs, aux rondes, aux piquants, aux créatures, aux démons ; à des séries incomplètes, à des ensembles débordants qui foisonnent et font rompre avec la pratique des théories du sens. Mille agencements s’y élaboreraient et s’y décomposeraient. Les pratiques du voir en seraient toutes incertaines. Par la place qu’il occupe dans La Fable mystique, le Jardin des délices n’est sans doute pas, pour Certeau, le simple produit d’une histoire : son commentaire laisse entendre qu’il contient, comme un cristal la reflétant, toutes les puissances de l’histoire elle-même, et


bien plus encore : rupture, instauration, exorbitation, invention, art de faire, braconnage, noyade, fuite et perte, il unit dans le débordement d’un seul lieu tout ce que Certeau lui-même avait patiemment déchiffré comme pratiques de l’espace-temps. C’est pourquoi son commentaire reste fidèle à ce que L’Écriture de l’histoire pouvait engendrer comme lecture de l’image : la tenue volontaire d’une rupture instauratrice. Dès lors, quels possibles s’instaurent dans l’écart de cette rupture ? Quels délires qui ne paraissent pas, par avance, follement sages au regard des délires de l’image elle-même ? Car ne s’agit-il pas d’une image qui culbute les rapports possibles que les hommes sont capables d’éprouver entre eux, entre leurs corps et en eux ? 

280 Cf. « Le monastère et la place. Folies dans la foule » in FM, p. 48-70.

• GLISSEMENT - VERS LA DOULEUR INVISIBLE

L’image est en deçà de l’écrit, des mots. Elle ne se laisse pas raconter, prendre dans le filet des narrations, des commentaires, des herméneutiques. Une armée de discours pourtant tente de

    

Comme nous l’avons vu, ce qui s’effondre dans la théorie certalienne de l’histoire, c’est l’ensemble des herméneutiques, la lecture des traces, la perpétuation de la cendre. Dans la pensée certalienne, la « fidélité créatrice » des débuts, moyennant des dispositifs, des procédures, des médiations, pouvait encore se lire comme la garde d’une métaphore vive dans l’éclat bariolé de ses inventions. La « rupture instauratrice » vient briser le bonheur tranquille de cette machine 274. Cette rupture est dès lors impensable sans, justement, une théorie nouvelle – et connexe – de l’image. La flèche de Thérèse d’Avila, la nuit obscure de Jean de la Croix, les personnages de Jérôme Bosch, ne sont pas des représentations : ils sont autant de visions. Et c’est pourquoi « nous » n’avons rien à y voir : les amarres visuelles autant que signifiantes sont à jamais rompues.Tous, ils inventent un nouveau langage, une nouvelle manière de voir, une nouvelle pratique de soi et de l’autre. Et c’est tout cela qui nous est désormais perdu et invisible. La signification de cette rupture, les élans de cette nouveauté, nous sommes incapables de les vivre encore, non que nous aurions épuisé toutes les possibilités du sens, mais parce que leurs images nous font délirer. Elles ne sont plus les lieux habités d’un voir plus perçant.


l’arraisonner, d’en parler, de lui faire rendre sa raison.Toujours pourtant, dit Certeau, elle fait monter sous le texte ce que le texte ne pourra jamais dire. Elle est sans renvoi, sans rappel, sans référent. Elle perce le discours. L’image est pure – mais pure image de quoi ? Si la « peinture » est « autonome » par rapport à « toutes les proses du monde 275 », si l’image est à jamais l’absente du texte, si elle est l’absente qui produit le délire du texte – le délire des institutions du sens –, l’image rend folle l’école, qui la traque par l’histoire, la psychanalyse et même l’érotique et la « fable 276 » Elle est l’image de rien, ce rien insaisissable qui produit le discours, fait parler, écrire, penser, discourir, délirer : le néant, myriade d’images à l’infini, cette force entièrement positive et sans mouvement qu’on appelle l’être.

PREMIER REGARD

À l’œil profane qui le contemple pour la première fois, le Jardin des délices semble illustrer, par la succession de ses panneaux, un drame moral dont l’origine se perd dans les profondeurs de la tradition chrétienne ; il en mime le rapport au corps. L’histoire qu’il raconte paraît très simple. Elle semble dire : l’homme a été créé nu dans ce jardin magnifique qu’est le monde ; voilà tout ce qu’il peut faire, tant de ce monde que de sa nudité ; mais là est également le lieu de sa perdition. Au premier regard, le tableau semble donc proclamer que la nudité est le lieu d’une perte, sinon d’une perdition. Le jardin semble être la représentation nue du monde et de ses évidences. Évidences du monde? Les voilà qui se propagent comme les claquements d’un drapé, d’un voile qui se pose et se retire sur la toile de la peau nue. Les corps réciproquement se recouvrent; ils sont coupés, dépliés, cousus, défaits, repliés, chevauchés, emmêlés. Le monde en sa virginité propage le multiple. Et déjà chaque peau, comme un pli à double bord, distribue la variété des délices et des souffrances. Dès l’origine, la nature se dit naturellement vierge et sauvage. L’immédiatement plié est connexe au sans pli, le multi-ple est la raison de la nudité la plus sim-ple. Dès lors, chaque détail du jardin fait de la toile un nouveau jeu de découverte et de recouvrement : et les principes qui auraient permis d’assurer en bonne conscience l’établissement 281 FM, p. 73 s.


de sa morale y sont voilés.

282 C’est peut-être précisément à cause de la place souveraine que la tradition attribue

au regard que celui-ci sombre dans un vertige impuissant. Cf. le rapport que Walter BENJAMIN a suggéré entre pouvoir et mélancolie dans l’Origine du drame baroque allemand (1916, 1925, 1974), traduction de Sibylle Muller, Paris, ChampsFlammarion, 1985, p. 149-169.

• MÉLANCOLIE

C’est pourquoi la nudité, qui semble être le sujet du Jardin et de ses délices annoncés, est immédiatement une nudité nombreuse. Et dans chaque repli, des corps s’affairent. Mais les affaires qui les occupent ne se résument pas, comme on le verra, dans la diversité d’une économie, fût-elle une économie de corps. Quelque chose résiste en deçà de chaque jeu, de chaque drame et de leurs excès. Dans la marchandise étalée, les échanges sont restreints : les corps nus ne monnaient ni leurs secrets ni leurs besoins. Ils se dépensent sans disparaître ni circuler. Leurs rondes répétées donnent moins l’image d’un marché que d’une foire : l’étalage des marchandises concentre et excède la valeur des usages autant que la somme des échanges. Ces corps s’accroupissent, bondissent, se noient, s’accouplent, se cachent, se montrent, se contemplent, s’endorment. Chacun de ces affairements semble mimé, reproduit à partir d’une réalité de bazar : et si tous sem-

     

Le Quattrocento a en outre une image double, faite d’horreur et de pudeur, de la nudité des corps. La beauté est nécessairement troublante : elle est liée à l’idée comme à la chose la plus nue et la plus voilée. Les principes les plus purs, les images les plus nettes sont immédiatement les plus ambiguës et les plus réversibles. Le désir ne s’évanouit pas dans la perfection étale des formes, dans le souci du rapport parfait. La composition la plus simple, la plus épurée, n’efface pas le désir qui l’exploite : elle le redouble et le provoque. La peau devient vêtement, pli, drapé, la nudité est une complication par un renversement qui est en un seul geste érotique, éthique, esthétique et ontologique. Selon Georges Didi-Huberman, on n’oublie pas, au Quattrocento, que Vénus, figure de pureté sage et transparente, est « née de la castration du Ciel », sortie de la mer quand les organes génitaux d’Ouranos y sont tombés, « dans le remous impur du sang, du sperme et de l’écume mêlés 277 ». Ainsi, « selon Pic de la Mirandole, la beauté était vue comme un principe essentiellement composite. Loin de tout idéal néoclassique, la beauté des humanistes florentins apparaît […] comme [une] impureté [p. 4] ».


blent en train de compter quelque chose – d’estimer, de regarder, d’arpenter, de mesurer ou de dénombrer –, aucun ne semble s’épuiser en autre chose que dans sa puissance exorbitante.

GLISSEMENT – VERS LA DOULEUR ILLISIBLE

En commentant le Jardin des délices, Certeau sélectionne des séries de corps. Celles qu’il affectionne sont celles qui mettent le lecteur en présence d’une nudité dansante : les corps qui font des rondes, se parlent, se caressent, jouent, se séduisent et se regardent. Il s’attarde avant tout aux bonheurs qui les occupent : l’image qu’il reprend, ce sont les amoureux « assis côte à côte dans une cornue 278 », et qui se consacrent au plaisir l’un de l’autre loin des regards. La nudité se prolonge dans le déchiffrement des noms d’oiseaux, de fruits et de forme. Derrière une coque transparente, dans l’attente du doigt qui la montre, du regard qui la somme, ou dans le plaisir de se faire oublier, d’échapper à la logique des comptes, la nudité qui s’offre est une nudité heureuse. Elle est une nudité vouée aux plaisirs de la chair et du monde. Pourtant, un glissement s’insinue dès l’ouverture du commentaire, un détournement phonétique qui hante son écriture et trouble la douceur de sa vision. Certeau annonce que « le tableau s’opacifie à mesure que se détaille la prolifique épiphanie de ses formes et de ses douleurs 279 » : la langue avertie peine sur un mot qu’elle désirerait prononcer et comprendre autrement. La douleur surgit dans le commentaire là où l’oreille se préparait à entendre quelque chose de plus doux, comme un lapsus difficile à dissimuler. Et si la langue dérape, c’est qu’après la prolifération des formes (monolithes, sphères, arbres, etc.), le tableau semblait bien s’ingénier à détailler « la prolifique épiphanie » de ses couleurs : arbustes et herbes vertes, fontaines roses, sphères et étangs bleus, sable jaune, coques blanches ou abricot, suie noire, tente rouge, sans parler des corps eux-mêmes qui constellent cette abondance en devenant eux-mêmes, au-delà du noir et du blanc, bleus, verts, orange, bruns et gris cendre. Cette prolifération de gammes et 283 Cf. Giorgio AGAMBEN, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale (1981),

traduction d'Yves Hersant, Paris, Payot (Rivages poche), 1998.


de tons, impossible à récapituler dans la logique d’une explication, aurait appuyé la logique interne au commentaire, puisque Certeau fait du Jardin un catalogue infini qui ne parvient à compter ou à raconter la somme de ses détails. Pourtant, le commentaire ignore ici la couleur et s’attarde un bref instant sur ce qu’il va peu à peu effacer : les corps souffrants vont disparaître, devenus invisibles devant l’insistance obsédante des corps jouissants. Les douleurs ne se métamorphosent pas ni ne se renversent : elles cèdent la place à l’épiphanie des délices, aux bonheurs sans fin de l’image.

      • MÉLANCOLIE

Pourtant, comment peut-on parler du Jardin sans évoquer cette prolifération de corps qui se touchent, se frottent, se raclent, se lèchent, s’épuisent, s’étouffent, se pénètrent, se sodomisent et s’obligent à vomir ? Certeau énumère bien les becs et rabots, écailles, pics, cornes, plumes des créatures qui râpent, écorchent, plient, cornent, lissent. Mais aucune de ces saillies n’est, dans le commentaire, mise en rapport avec la peau d’un personnage, alors que le tableau ne cesse de les faire se frotter, s’emmêler, s’empaler et se tordre, s’attirer comme sous le joug pervers d’une interminable séduction. Une jeune femme assise garde les yeux plissés et esquisse presque un sourire, tandis qu’une créature à tête de loup noir la saisit, enroulant comme des brindilles ses doigts autour de ses seins. La patte de la bête s’affaire sur son ventre, mais la jeune fille reste paisiblement immobile, comme évanouie. Si l’homme au corps dévoré par des chiens ne hurle pas, son visage n’exprime pas non plus du plaisir. Une créature à tête d’oiseau poilu engloutit un autre homme, tandis que des hirondelles minuscules s’envolent de son anus. L’œil énorme et vide du monstre reste impénétrable. Il défèque de nombreux corps dans une bulle transparente, et ceux-ci semblent tomber à l’intérieur d’une cuve dans laquelle un autre homme est forcé de vomir. Des hommes ligotés, la tête couverte, sont embrochés sur une lance tandis qu’un autre est emmené à reculons sur une échelle pour être pendu à un gibet surplombant un brasier. Sur une harpe, un autre encore, le corps empalé par les cordes, dans une position voisine de la supplication – ou, certes, de l’extase – contemple son voisin ligoté par des fils invisibles au manche d’un luth autour duquel un batracien au corps de ver se love. Un soldat en armure se fait dévorer par une meute de loups-rats reptiles. Prisonnier d’un tambour qu’un chat-oiseau martèle, un


homme apeuré regarde la flûte énorme sous laquelle son voisin courbe le dos, tandis qu’une autre flûte est enfoncée dans son anus. Dans le panneau central, un homme a un bouquet de fleurs entre les fesses sans qu’on sache si, fleur après fleur, son voisin les lui enlève ou les lui enfile. D’autres frottent leur peau contre des poissons, se cachent dans l’intérieur gluant d’une moule. Certains sont pressés par des souris énormes ou par des porcs. Les épines et les échardes qui frôlent les corps n’appellent pas de simples sentiments de forme ou de nom. Elles éveillent le souvenir réel d’un frottement ou d’une piqûre. La toile fait taire le commentaire en l’obligeant à un délire qui n’est pas que plaisant : un certain silence finit par percer. Et si la douleur n’est pas toujours lisible sur les visages, elle est visible sur les corps. Sa prolifération semble pour le moins suggérer une résistance au jouir.Ainsi le plaisir de l’image ne se fond-il pas dans le délice du regard, il en proclame également la souffrance. Le commentaire n’impose pas seulement à la douleur les détours de son langage : il la dérobe au regard, il ne nomme même pas, au titre de l’un de ses catalogues, la prolifération de ces corps crucifiés, dévorés, noyés, suspendus et ligotés. Pourtant, quel mal y at-il dans ces corps pour que Certeau ne les ait pas intégrés au tableau général qu’il entendait peindre des passions mystiques ? Tous ces corps qui se perdent en douleurs inutiles, en raclures, en anéantissements sans économie, ne sont-ils pas pareils à leurs cousins mystiques, les souillures, les pourritures, les habitants de la crasse, des miettes, des trous, les fous qui se nourrissent dans les égouts, qui dorment dans les bas-fonds, qui y descendent non pour y apporter une lumière venue d’en-haut, mais pour se fondre dans l’opacité, se perdre dans la nuit obscure et s’y dissoudre 280 ? Sont-ils différents des infectés, des animaux les plus bas qui crèvent quand on les arrache à la saleté qui leur donne un nom en le leur ôtant, et qui les fait vivre ? Le commentaire de Certeau se défait donc dans l’ambiguïté qu’il accorde au pouvoir de l’image. Car selon Certeau, Bosch n’a plus accès aux univers de sens dont il reprend les formes et qu’il recompose. À ce titre, le Jardin des délices est une pure présentation. Il dispose des figures dans un entremêlement constant de 284 Giorgio AGAMBEN, Stanze, p. 47. 285 C’est moi qui souligne.


• MÉLANCOLIE

Pourtant, le corps présenté, l’image, est un corps affairé, un corps touché. Il n’est jamais, comme image, un corps seul. Il est, immédiatement, infiniment multiple. Il montre et somme, en une suite sans interruption, tout ce qu’un corps peut subir, tout ce qui peut l’affecter, tout ce qu’on est capable de lui faire, sans que rien ne récapitule la mémoire de ses sensations. Dès lors, le Jardin se soustrait de lui-même à toute règle d’interprétation. « Rien ne vient du dehors combler de langage ce manque de signification [p. 71] ». Rien ne vient du dedans non plus : les rapports se trouvent tous anéantis par un extérieur qui semble appartenir à un plan qu’ils ignorent. Il n’y a aucun rappel. Un seul plan, une immanence, mais dont aucune figure ne peut être une coordonnée, car toujours l’un ou l’autre point échappe à l’ensemble qui prétendrait les référencer. Un tout dont au moins une partie, multiple à son tour, se dérobe à son reste et en dissémine les contours. Le tableau n’organise ni ne présente le délire, il le provoque et l’appelle ; il somme au délire en ce qu’il somme à l’image. Le corps invite ce qui le contemple à un voyage hors du corps, hors de ce qu’il est, au moment où, présentant uniquement ce qu’il est, il épuisait toute possibilité de fuir l’impact de sa vision, hors

     

références perdues. Il construit un piège pour le regard qui suppose derrière chacune des figures visibles un sens invisible 281. Comme Escher et comme le baroque qu’il précède, il dessine un trompe-l’œil. Il fait croire à de la profondeur de sens sous la pure surface des signes. Il dissout le moindre signifié dans l’ensemble ouvert de ses signifiants. Et de ce fait, il révèle, là où le commentaire s’affole et s’arrête, sur les bords de sa propre langue, le pouvoir jouissif de l’image, qui perd la langue et le regard. Lorsque le signifié s’éteint, alors la jouissance du signe commence ; le sens se révèle en même temps qu’il s’épuise dans le voilement de toutes les significations. Car c’est dans le silence du commentaire, quand il ne peut plus que se taire ne sachant plus comment expliquer, que l’image peut « parler ». Mais cette dernière est sans référent, elle ne renvoie à rien d’autre qu’à elle-même, à son propre corps. Idiote comme l’idiot, folle comme le fou, elle se montre comme les vérités de la foule. Elle présente son corps. Et ce corps dans une série sans fin, reprend, récapitule, énonce comme pour la première fois la pure vérité d’un corps, son évidence opaque.


de ce qu’il vient à la fois de créer et de reproduire. Le seul alibi du tableau, sa seule raison, la seule chose qui lui échappe, la seule chose qu’il a à nous dire se trouve dans l’œil qui le regarde, « a bird’s eye view [p. 71] » : un œil aussi noir et impénétrable que l’ensemble de ceux qui le surprennent.

MÉLANCOLIE

L’espace clos du tableau dissémine les commentaires ; il les provoque et les perd en les propageant à l’infini. Il est le lieu d’un égarement. Certeau souligne cette particularité en n’utilisant que deux références à la première personne du singulier dans l’ensemble du commentaire : « Je m’y égare » et « Il me fixe ». Elles sont disposées de manière à former une double ouverture au texte. L’égarement signifie d’abord que, par ses jeux de renvois internes aucun détail n’est capable de fixer un point de départ pour le commentaire, à partir duquel il serait possible de rassembler puis de redistribuer l’ensemble des éléments. Par le mélange des tailles, des formes, des éclairages et des lignes, le tableau ne fixe pas non plus une série de perspectives qui se résoudrait en quelque point de fuite. Le seul élément qui fixe le regard et arrête la dispersion est l’étrange figure de l’homme-arbre au milieu du panneau de droite. Certeau y déchiffre la figure de la Melencolia de Dürer. C’est dire que le seul axe de fixation qui distribue le commentaire est la mélancolie : c’est en elle que le vertige s’opère, et que le regard se perd dans la multiplication des plans, des perspectives et des figures, paralysant sa fonction souveraine 282. Ce que Certeau ne pouvait ignorer, c’est qu’une tradition de commentaires reconnaît dans cette figure le visage d’un homme lubrique. Or le mélancolique, selon la tradition herméneutique médiévale chrétienne, est une figure identique à celle du libertin 283. La mélancolie n’est pas uniquement l’exacerbation du désir frustré et déçu de ne pas obtenir la jouissance de ce qu’il convoite, elle est une force de gravitation sans mesure qui détourne le désir de son objet céleste pour le diriger vers la terre. Elle n’éteint pas le désir, elle le multiplie : et le mélancolique ne se languit pas du ciel qui lui échappe, mais de la terre 286 Giorgio AGAMBEN, Stanze, p. 27.


qu’il voudrait posséder, du monde dont il a fait l’objet de sa quête. Le mélancolique veut les corps innombrables car il lit, dans la multiplicité infinie, la trace unique de l’unicité perdue.

• UN SEUL MONDE

Agamben souligne que, selon les docteurs de l’Église, l’acedia n’est pas le sigle de la « paresse », mais, de la « tristesse angoissée et du désespoir ». Selon Thomas d’Aquin plus précisément, l’acedia est « la tristesse devant les biens spirituels essentiels de l’homme, c’est-à-dire devant la particulière dignité spirituelle qui lui a été conférée par Dieu. Ce qui afflige l’acidiosus n’est donc pas la conscience d’un mal, mais au contraire l’idée du plus grand des biens : l’acedia consiste précisément en un vertigineux et craintif retrait (recessus) devant l’obligation faite à l’homme de se tenir en face de Dieu. C’est pourquoi l’acedia, fuite horrifiée devant ce qui ne peut être éludé, est un mal mortel [p. 25] ». Ce qui était capable de sommer d’un seul regard l’ensemble de la création, le mélancolique le repousse et en détourne son propre regard. Ainsi, comme l’homme-arbre du tableau, son visage est encore dirigé vers celui qui contemple le monde, le peintre du Jardin, mais son regard, lui, est invinciblement attiré par le spectacle des corps qui s’y affolent. Si son visage continue d’être tourné vers ce dont son regard se détourne, c’est parce qu’il ne cesse malgré tout de désirer ce qui désormais l’indiffère. « Que l’acidiosus s’écarte de sa fin divine ne signifie nullement qu’il parvienne à l’oublier ou qu’il cesse, en réalité, de la désirer. Si, en termes théologiques, ce qui lui fait défaut n’est pas le salut mais la voie qui y conduit, en termes psychologiques le recessus traduit moins une éclipse du désir que la mise hors d’atteinte de son objet : il s’agit d’une perver-

     

Dans Stanze,Agamben a résumé les tensions propres à cet état.Il rappelle que « tout au long du Moyen Âge, un fléau pire que la peste qui dévaste les châteaux, les villas et les palais des cités du monde s’abat sur les demeures de la vie spirituelle,pénètre dans les cellules et les cloîtres des monastères, dans les thébaïdes des ermites, dans les trappes des reclus.Il s’insinue dans l’âme une mort que les Pères de l’Église nomment Acedia, tristitia, taedium vitæ, desidia ». Ce mal, « une antique tradition herméneutique le présente comme le plus mortel des vices, le seul pour lequel aucun pardon ne soit possible ». Il s’attaque aux homines religiosi « lorsque le soleil est au zénith [p. 21] », dans la pleine évidence de la plus grande lumière, au moment où les ombres ont disparu, quand le monde est tout ce qu’il y a de plus visible, la seule chose qui, semble-t-il, reste à voir.


sion de la volonté qui veut l’objet, mais non la voie qui y conduit, et qui tout à la fois désire et barre la route à son propre désir [p. 26] ». La mélancolie n’est donc pas privée du désir (de la « sollicitudo ») mais de la joie (du « gaudium ») : de « l’assouvissement de l’esprit en Dieu [p. 26] ». La mélancolie guide l’écriture du commentaire, parce que l’écriture a perdu « l’assouvissement de l’esprit en Dieu ». Dans l’écriture de Certeau, dans un premier temps, la perte du Dieu décelée dans cette figure d’arrêt qu’est la mélancolie paraît ne pas changer grand-chose à la narration générale de la Fable. Elle résume et introduit bien un âge de la mystique, qui fait d’elle une expérience singulière et perdue. Désormais, il n’y a plus qu’un seul monde, qui remplit tout l’espace du possible, et face à lui la volonté mystique de dire l’impossible, l’incompréhensible désir porté par le corps : désir de ce qui est incompréhensible et impossible, à savoir dans le corps « l’assouvissement de l’esprit en Dieu ». Dans ce monde, ce « gaudium » est introuvable, ou du moins il ne change rien à l’essence du monde : la nuit est trop profonde. Le monde en sa totalité a fait éclater la totalité même : un élément finit toujours par sortir de l’ensemble et par le dissoudre ; il est impossible de sommer, de compter, d’organiser les corps car toujours un élément sort de l’ensemble du possible, qui fragmente le tout en le soumettant à son extérieur, à son autre inintégrable ; c’est cela, le monde. Ainsi l’empire des significations s’effondre dans la multiplicité des commentaires. Le tableau ne s’oriente plus autour d’aucun Bien, et aucune figure, ni angélique ni divine, ne peut renvoyer à un ordre à partir duquel distribuer les espaces : bien au contraire, Dieu est absent, renvoyé à l’extérieur du triptyque et n’a aucun pouvoir sur l’immensité des possibles. Possibles sans mesure, qu’il est impossible de compter. Tous les impossibles sont, pour le monde, des possibles désormais. L’impossible ne supplémente plus l’ensemble du possible. « Dans la mélancolie non seulement il est difficile de préciser ce qui a été perdu, mais il n’est même pas certain que l’on puisse parler de perte 284 ». A priori, la mélancolie de cette perte inconsolable, cette proximité avec le péché le plus mortel ne rend pas impossible un renversement dialectique qui traditionnellement fait la vérité des instances chrétiennes : « par son ambiguïté même, la valeur négative de l’acedia devient […] le levier dialectique capable de retourner la privation en possession […]. Comme dans ces images changeantes auxquelles on peut donner tour à tour des


interprétations différentes, chacun de ses traits dessine en creux la plénitude de l’objet dont elle se détourne ; et chacun des gestes qu’elle accomplit pour le fuir témoigne de la permanence du lien qui la relie à lui. Dans la mesure où ses tortueuses intentions débouchent sur une épiphanie de l’insaisissable, l’acidiosus témoigne de l’obscure sagesse qui veut que l’espérance soit destinée à ceux-là seuls qui n’ont plus d’espérance, et que des buts soient assignés à ceux-là seuls qui ne pourront en aucun cas les atteindre [p. 28] ».

• UN SEUL MONDE

« La mélancolie offre le paradoxe d’une intention endeuillée qui précède et anticipe la perte de l’objet […]. De même que le retrait de l’acidiosus n’est pas dû à une insuffisance, mais à une vive exacerbation du désir qui met son objet hors d’atteinte en une tentative désespérée pour se garantir de sa perte et pour se l’attacher au moins en son absence, de même on dirait que le repli de la libido mélancolique n’a d’autre but que de permettre une appropriation alors qu’en réalité aucune possession n’est possible 285. Dans cette perspective, la mélancolie serait moins une réaction de régression devant la perte de l’objet aimé qu’une aptitude fantasmatique à faire apparaître comme perdu un objet qui échappe à l’appropriation. Si la libido se comporte comme si une perte avait été subie, bien qu’en réalité rien n’ait été perdu, c’est parce qu’elle met ainsi en scène une simulation dans et par laquelle ce qui ne pouvait être perdu – puisque jamais possédé – apparaît comme perdu, et ce qui ne pouvait être possédé – puisque irréel peut-être – devient appropriable en tant qu’objet perdu. On peut dès lors comprendre dans son ambiguïté l’ambition spécifique du projet mélancolique, que l’analogie avec le mécanisme exemplaire du deuil avait en partie déformé et rendu méconnaissable, et que l’antique théorie des humeurs avait bien raison

     

Alors qu’il était en état de péché mortel et qu’il donnait à croire qu’il se détournait de Dieu, l’acidiosus était peut-être en vérité le bénéficiaire de la grâce, qui choisit le plus vil et le plus bas pour accomplir son mystérieux dessein. Par son détournement, il possédait en réalité ce dont il se détournait. Il jouissait pleinement de ce dont il semblait absolument privé. Or, si rien, dans la privation, n’a été réellement privé, le renversement dialectique est susceptible de se renverser encore, et, cette fois, de manière définitive. Le mélancolique a perdu ce qu’il n’a jamais perdu parce qu’en réalité il n’a jamais rien possédé. Il invente le deuil de ce qui n’existe pas.


d’identifier à la volonté de transformer en objet de désir sexuel ce qui n’aurait dû être qu’objet de contemplation. En recouvrant son objet des noires tentures du deuil, la mélancolie lui confère la fantasmagorique réalité de l’objet perdu ; mais dans la mesure où elle est le deuil d’un objet insaisissable, sa stratégie permet à l’irréel d’accéder à l’existence, délimitant une scène sur laquelle le moi peut entrer en rapport avec lui et tenter une appropriation qu’aucune possession ne pourrait égaler, qu’aucune perte ne pourrait compromettre [p. 48 s.] ». Écarté hors du triptyque, repoussé sur les bords d’un mundus qui prend désormais toute la place, le Jardin organise bien la perte d’un Dieu, comme la perte du plus haut des biens, du Bien. Or le mélancolique sait que la perte de Dieu est impossible puisqu’il n’a jamais été présent, jamais été possédé ; qu’il n’a en vérité jamais organisé l’ordre du monde. L’ordo mundi est le fait du monde, du monde seul. Dans la perte de Dieu, une autre perte se lie, qui exacerbe le désir: c’est la perte de ce qui n’est pas lié à une économie, pas pris dans les réseaux du monde, dans les filets des échanges. Ce qui se perd est peut-être ce qui se montre de la manière la plus forte et la plus évidente. Le tableau montre la perte de la nudité, mais également la perte du Mal : par deux fois, ce que l’écriture ne saisit pas, c’est un corps sans économie, un corps qui ne compte pas, un corps qui n’est que pure dépense, pur départ. De même que l’institution est incapable d’assimiler la mystique, la souillure, la raclure, l’immonde qui, une fois reconnus, nommés, relevés, disparaissent, fuient, se murent ou s’effacent : de même l’écriture est incapable de franchir les limites de son économie, de saisir le sens de la dépense. Le Mal, tout comme la nudité, lui échappe et la mine. Elle ne peut empêcher l’image de montrer la puissance de ses feux, de ce visible évident, de ce qui se voit du monde, de cette jouissance. C’est parce que la nudité et le Mal, rendus présents par le tableau, sont absents de l’écriture que la mélancolie en est l’expression nécessaire. L’écriture est malade de son impuissance à dire le corps, la nudité, l’évidence, le Mal. Mais l’image, elle, est également en situation de langage. Elle n’échappe pas davantage à la condamnation qui pèse sur


287 Giorgio AGAMBEN, Stanze, p. 79 et la note de la page 82 s. 288 À noter que Certeau identifie la figure centrale du panneau de droite à la Melencolia

de Dürer ; ce qu’Agamben ne relève pas, bien que la Melencolia soit le ressort essentiel de son analyse sur le devenir-marchandise.

• MARCHANDISES

C’est pourquoi, dans le commentaire de Certeau, l’image rend l’écriture folle et mélancolique. Ce délire infini que rien ne peut faire cesser (sinon la fin de l’écriture même) vient de ce que l’écriture doit toujours avoir pour fin d’être l’écriture du monde, alors qu’elle ne parvient même pas à prendre l’image par son style. L’écriture est ainsi, selon les mots d’Agamben, dans une « situation paradoxale, avec, comme dans l’aphorisme de Kafka, « un point d’arrivée, mais aucune voix d’accès », et sans issue, puisque l’on ne peut fuir ce que l’on ne peut pas non plus atteindre 286 ». L’écriture délire de ne pouvoir avoir accès à l’impossible – Dieu, le Mal – pas plus qu’à l’extrêmement possible, le parfaitement réel, le plus visible : la nudité, les corps, l’évidence. Cette déchirure fait du Dieu aussi bien que du Mal, l’impossible et le réel, l’autre de l’écriture et de la pensée.

     

l’écriture. De même, l’écriture est toujours déjà image, toujours elle se soustrait d’elle-même à l’économie qui la supporte et la fait parler. Si l’image trouble, perce, éventre l’économie de l’écriture, il en est de même à la fois pour la vision et pour la lecture. C’est pourquoi, si la mélancolie – de la peinture comme de l’écriture – tente, selon les mots d’Agamben, une appropriation qu’aucune possession ne pourrait égaler mais qu’aucune perte ne saurait compromettre, l’image efface ce point d’arrêt et libère les volumes qu’elle fait voir sans résorber sa puissance dans les habiles distributions d’une économie. Si le Bien, l’Idée ou le Dieu est hors d’atteinte et fixe le commentaire autour d’une mélancolie, le Mal, le corps, la nudité, l’évidence semblent dès lors s’insinuer sans langage dans l’ensemble du tableau et glisser hors de tout commentaire possible. Et le recessus a bono divino qui nourrit la mélancolie de l’écriture et du commentaire se renverse en un recessus a malo ; il signale alors que l’écriture ne parvient à s’orienter autrement qu’autour d’une économie qui la rassure, et que l’altération, la perte, le délire dont elle nourrit sa mécanique signifiante ne peuvent elles-mêmes atteindre ce qui les signifie.


UN SEUL MONDE

Les douleurs et les délices se touchent et se côtoient. Les corps, unis dans un seul et même monde de plaisirs et de souffrances, de récompenses et de châtiments, sont privés d’un horizon, d’un drame, d’une histoire ou d’une scène qui permettraient la réalité d’un Jugement. Dans le Jardin sont effacés tous les rappels à un ordre donné. Contrairement au Jugement dernier (dit) de Vienne, Bosch a supprimé de sa Création Dieu le Père. L’arbre a été remplacé par une fontaine, aucun serpent ne s’y love. Aucune trace d’expulsion ne se laisse voir. Les scènes douloureuses sont administrées sans véritables explications. Dans le Jugement au contraire, Bosch montre Dieu le Père régnant sur sa Création ; il symétrise la Chute des Anges avec la désobéissance dans le Jardin d’Éden, et surtout il partage, à l’heure du Jugement, l’immense masse noire et brûlante des réprouvés avec l’espace blanc-bleuté des élus guidés par des anges, prenant place autour du Christ dans un Ciel préservé. Dans le Jardin, au contraire, Dieu le Père est renvoyé à l’extérieur du triptyque. Le remplaçant dans son rôle, c’est une figure christique qui se promène dans un Éden sans limite, sans fruit et sans gardien, et qui préside à la Création du couple humain. En substituant le Fils au Père, en en faisant une figure ordinaire, dont la seule différence se voit, dans la multiplicité des corps, à sa taille, à sa barbe et à ses vêtements drapés, Bosch efface le Ciel et laisse le Monde remplir tout l’espace du réel et du temps. Il fusionne la Création et le Jugement en un seul et même monde, un seul et même temps. L’autre du monde s’est infiltré dans le monde lui-même sans que cette brisure ne vienne d’ailleurs que du monde lui-même, sans que rien non plus, dans le monde, en soit préservé. Dès lors, à y regarder de plus près, la composition du Jugement dernier est d’une lecture moins facile que celle que nous avons suggérée. Le panneau de gauche est découpé en cinq plans : la partie basse du tableau semble raconter, en remontant vers le haut du tableau, (1) la Création d’Ève, (2) la Consommation du fruit et (3) l’Expulsion du Jardin. La partie haute, en descendant vers le bas du tableau, raconte (5) la Chute des anges rebelles qui tombent 289 FM, p. 71, c’est moi qui souligne.


• POLITIQUES DE LA FABLE

Cette double narration, créée par une lecture ascendante et descendante, focalise l’œil sur un point de jonction vide, qui est la ligne d’horizon. Le tableau semble ainsi s’organiser vers son point de fuite. Les deux scènes sont à lire en parallèle. La part terrestre du récit semble raconter l’histoire d’une désertification. Alors que les corps d’Ève et d’Adam occupent la majeure partie du premier plan, ils rapetissent au fur et à mesure de la narration, pour finir par se cacher dans les bois après avoir été poursuivis par un ange muni d’une épée. Ainsi, la dernière séquence de la narration terrestre est-elle vide de corps et de présence humaine ou divine. La Création se montre nue, sans hommes ni dieux. La part céleste, en rapprochant la chute des anges à celle d’un fleuve, semble raconter l’histoire d’un déversement et d’un évidement. Les cieux se vident pour plonger vers la terre. La couleur opaque que prennent progressivement les anges rebelles à mesure qu’ils tombent rend par contraste la transparence des anges fidèles incertaine. Une étrange porosité commence ainsi à affecter tous les personnages célestes du tableau. L’ange qui poursuit Adam et Ève, paraissant s’enfoncer avec eux dans les bois, tient une épée que seuls les démons manient dans le reste du tableau, là où ils embrochent les

     

dans un espace vide : (4) tout l’arrière-plan du volet qui conduit à l’horizon est abandonné, les personnages paraissant sortir du tableau vers sa moitié. La création semble alors déserte, laissée aux puissances végétales.Ainsi la terre est-elle faite d’un paysage très paisible, de collines, de prairies et de forêts qui remplissent les trois quarts de l’image et s’ordonnent sur un horizon vallonné, et elle se fait surmonter par un ciel aux nuages chargés par une guerre d’anges en furie.Visuellement, les couleurs sombres qui tachent progressivement les anges à mesure qu’ils s’éloignent du centre des cieux se ramassent dans le centre même du tableau, où le dieu est plus sombre que l’aura qui l’entoure, comme si la lumière qu’il projetait venait d’un foyer d’ombre. Dieu le Père, trônant dans sa gloire au milieu des Cieux, regarde une marée d’ange se déverser vers la terre. Ceuxci débordent des nuages célestes comme les chutes d’eau d’un fleuve en crue. Plus ils sont proches du Père, plus les anges sont blancs. Ils se battent entre eux : ceux qui sont vaincus, en tombant du Ciel, deviennent noirs. On dirait que les eaux blanches du Ciel s’assombrissent en se déversant sur la Terre.


humains. Le personnage christique qui préside à la Création d’Ève semble orchestrer toute la scène du panneau central, c’est lui qui semble délivrer les châtiments qui affectent les hommes. Il paraît bien plus terrestre, tout au moins plus sombre et plus effrayant que le Personnage céleste qui trône parmi les anges et semble, quant à lui, s’effacer dans sa gloire lumineuse. Alors que le panneau de gauche semblait encore s’articuler autour d’un point de fuite et d’une ligne de séparation, dans le reste du tableau l’horizon vers lequel Ciel et Terre convergeaient disparaît pour ne plus laisser place qu’à la torture infinie des corps. Ce sont eux qui focalisent, en une multiplicité de scènes dispersées, le regard qui cherche un point de fuite pour organiser sa vision. Les corps sont livrés, offerts à leurs bourreaux inhumains, mettant en scène leur évanouissement et leur abandon. Empalés, embrochés, liés, séduits, dévorés, caressés, découpés, ils ne disparaissent pas : ils remplissent l’espace du visible. Et si cette vision appelle bien évidemment de multiples commentaires, si elle permet et provoque les exégèses de détail qui s’attachent à comprendre ou à compliquer telle ou telle petite saynète, il est impossible en revanche de passer sous silence ce qui en fait la teneur multiple et répétée. Les corps sont livrés à ce qui les découpe, les chairs rendues présentes au nom de ce qui les affole et les torture. La douleur s’insinue partout, elle est présente dans le moindre détail. En choisissant de commenter le Jardin des délices, Certeau a voulu faire un clin d’œil supplémentaire aux mystiques qu’il commente. Eux aussi éprouvent dans leur chair cette unicité absolue et cette brisure originaire du monde. Eux aussi désirent s’orienter, perdus, dans l’unicité d’un même monde ; et se perdre dans l’unique signifie pour eux : se perdre dans la multiplicité ; dans la nuit ; dans les pièces d’un château sans portes ni fenêtres ; dans la foule, dans l’en-bas, la crasse, la souillure. Car ils veulent trouver dans l’im-monde les traces invisibles de cet autre du monde qu’ils désirent. Holzwege, chemins privés de sens, qui ne conduisent à aucune extase, à aucune rédemption. Privé de voies d’accès, de chemins, de routes, le tableau convoque les inventaires, provoque le délire des catalogues, épuise les car290 Michel de CERTEAU, « L’institution de la pourriture : Luder » (1977), Histoire et psycha-

nalyse entre science et fiction (1986), Paris, Gallimard, 2002, p. 218.


tographes. L’écriture, ici, fonctionne comme un élixir. Elle soigne la passion du regard pour ce qui la brûle, et cherche d’abord à l’étouffer dans les brumes de son commentaire. Elle lui procure ensuite l’ivresse d’une vision, l’épaisseur mouvante d’une danse orientale : en donnant à l’image un vêtement qu’elle ôte au fur et à mesure de son propre effacement, le commentaire invente le tableau dont il s’exclut. La fin de l’écriture est de laisser le regard voir l’image nue, et d’en faire le jeu d’une jouissance exclusive en même temps que d’une privation. Elle efface l’image tout en la rendant visible et désirable. Elle proclame ce qu’elle se presse d’ignorer. Elle devient pornographie sans possession, car l’image s’est, depuis longtemps, évanouie.       • POLITIQUES DE LA FABLE


MARCHANDISES

L’inspiration de Bosch, dit Agamben dans Stanze, lui vient d’une fascination pour les premiers grands marchés de Flandres, et l’opulence parallèle des marchandises sur les étals à la foire humaine qui s’y mélange et s’y corrompt 287. Bosch assiste à la naissance du capitalisme et au devenir-marchandise des objets et des corps. En abîmant le signifié dans le signifiant, le Jardin produit dès lors un monde qui n’est plus que pure marchandise. Les figures qu’il présente sont étalées devant le regard comme dans les rayons d’une épicerie 288. Chacun se sert de ce dont il a envie. Or, selon Agamben, la marchandise opère sur l’objet un renversement singulier : elle efface le travail dont il était le produit et supprime progressivement sa valeur d’usage pour ne plus le saisir que par sa valeur d’échange. L’étalement presque infini des objets qui se côtoient, l’abondance de leur diversité ne les fait pas se ressembler dans une indifférence qui les effacerait du compte du Capital.Au contraire, ils se multiplient pour ainsi dire à l’infini, et acquièrent des déterminations et des qualités (de formes et de couleurs, etc.) qui n’ont rien à voir avec leur usage. Ils sont détournés par un procédé qui les fétichise. Le devenirmarchandise des choses les arrache à leur identité, à leur provenance. Devenues fétiches, détournées de ce qu’elles sont, elles deviennent pourtant elles-mêmes, indiquant à l’infini ce qui, même reconstruit, ne pourrait plus les posséder : flèches marquant ce qui les émancipe et les libère en leur donnant leur propre pouvoir. Ces corps fétiches, en se multipliant à l’infini, affolent ainsi les comptes de l’économie. Dès lors, paradoxalement, plus les choses deviennent égales – interchangeables – plus elles deviennent inassimilables à une logique de production et d’échanges. Ainsi Agamben montre-t-il que, pour Baudelaire par exemple, la marchandise devient œuvre d’art quand elle a épuisé totalement sa valeur d’usage au profit de sa valeur d’échange : à cet instant – l’instant où, littéralement, elle n’est plus bonne à rien – elle se soustrait à l’empire des valeurs et au grand défilé des comptes. La marchandise est, en vérité, la corruption de la marchandisation. Dès lors, en livrant ses corps à l’étalage marchand, en épui291 Cf. Jacques LE B RUN, Le Pur Amour de Platon à Lacan, Paris, Seuil (La librairie du XXIe siècle), 2002.

292 Cité selon François DOSSE, Michel de Certeau. Le marcheur blessé, p. 9.


À côté de la femme, un homme la désigne du doigt à celui qui contemple le spectacle. D’un regard complice, il montre que l’autre, bâillonnée, ne peut délivrer ni parole ni oracle. Ève privée d’un fruit à proposer, Pythie privée d’une voix à faire entendre. Aucune plainte. Le silence la garde. Dans ses mains, elle tient toutefois un fruit qui devrait porter la marque de ses dents. Si l’homme montre que la femme ne peut le dévorer, le fruit reste dans ses doigts nus. Elle ne l’abandonne pas. Le désir de manger du fruit ne la quitte pas, bien qu’elle ne puisse

• LA TOILE ABÎME PANIQUE

À la place de la signature, sur le panneau du milieu, une femme a la bouche scellée [p. 78 s.]. Ce bâillon l’empêche de manger le fruit qu’elle tient dans ses mains, d’accéder à la connaissance, de transgresser l’interdit. Or, en dévorant le fruit au Jardin, Ève et Adam s’aperçoivent d’abord de leur nudité. La femme du Jardin des Délices, elle, la bouche fermée par un sceau, n’y aura donc pas accès. Lui est interdit l’accès au corps et à la nudité, mais également à la transgression, à l’expulsion et au mal. Allégorie de l’écriture elle-même, dans son rapport à l’image. L’innocence présumée du commentaire de Certeau porte le signe de ce Sceau à peine mentionné. L’écriture n’a accès ni à la nudité ni au mal. Elle est préservée de ce qui l’exclut. Elle dérobe ce qui la signe. Il lui est impossible de manger du Fruit. Son évidence lui est cachée.

     

sant tous leurs usages, Bosch les émancipe du commerce des plus-value, du circuit des distributions. C’est pourquoi son tableau, dit Certeau, « organise esthétiquement une perte de sens 289 ». En multipliant sur sa toile la présence des corps, Bosch fait l’économie d’une perte. Rien n’est perdu, plus rien n’est perdu : c’est l’usage du corps qui vient, en s’épuisant, de disparaître. De cette disparition, Bosch veut faire l’écriture. Or l’esthétique est la stratégie même de l’effacement de ce qui échappe à son économie. Elle fait certes jaillir des images, des détails, des insignifiances de corps qu’aucune sémantique ne peut réduire, qui ne s’effacent dans aucune stratégie de sens. Elle défie l’herméneutique et toujours déjà en sort victorieuse. Mais s’il en est ainsi, c’est que là n’est pas son véritable ennemi, son plus furieux projet. Elle doit faire taire ce dont elle ne peut parler, et qui l’anéantit : cet autre, nous l’avons, pour ainsi dire, identifié : multiple, c’est le dieu, le mal, la nudité, le corps ; le monde et son évidence.


accéder à l’évidence de son désir, à sa propre nudité. L’image signe son forfait en montrant ce qu’elle dérobe, en le montrant aux yeux de tous. Privée du fruit, l’humanité contemplant les délices du Jardin ne peut pénétrer l’évidence de son secret. Et la nudité innombrable du Jardin est une nudité que rien ne peut troubler : elle reste à jamais évidente et scellée. Son « “affairement jubilatoire” [p. 96] » « ne consiste pas à fomenter les brillances nouvelles d’une intelligibilité, mais à l’éteindre [p. 99] » .

POLITIQUES DE LA FABLE

La Fable mystique, dans son projet, renverse la vérité que le commentaire du Jardin permettait de découvrir. C’était la même vérité que les lecteurs de l’Histoire lausiaque ou de l’Histoire ecclésiastique d’Évagre étaient en charge de saisir [p. 48-70]. La Fable est le langage d’une institution, l’opération d’une reconnaissance : elle multiplie les signifiés en écartant les signifiants. Elle montre du caché en radiographiant les corps. Elle suppose plus qu’elle ne voit, regarde autre chose que ce qu’on lui montre et qu’on veut lui faire voir. Elle essaie de comprendre dans ce qu’elle entend ce qui n’est pas dit. C’est le rôle dévolu à l’histoire, à l’anthropologie, à la psychanalyse et, évidemment, à l’érotique, qui toutes reprennent et réélaborent les ruses de l’écoute et de la confession. Elles font parler le corps qui les obsède, chacune fabriquant le corps dont elle a besoin. Certeau place ce tableau en introduction à son livre comme une sorte d’avertissement. Le tableau de Bosch se pose ici non seulement comme la limite de son écriture, mais comme son juge. L’image est la cinquième instance qui brouille le filage habilement tissé par les quatre autres. Le corps réel se dérobe. Il excite une lecture qu’il rend impossible. Il perd la vision ; il abîme le regard. Il piège l’institution et la contraint au délire. La langue divague, passe d’une instance à l’autre, mesure son impuissance à l’aune de chacune de ses techniques d’approche et de séduction. Délire su et tu, délire tout à la fois évident et refoulé. Une éthique originaire habite l’écriture, l’oriente sur un filet de productions, dans les mécanismes d’une économie. Elle est tout à la fois le produit d’une culture, d’une pédagogie et d’une école.Toute écriture le sait et en gère à sa manière le troublant malaise.


« Le plaisir de voir est la mort du sens [p. 73] ». Cette vérité « retardée » par le commentaire, qui toujours cherche à la fuir, est rétablie par le tableau, comme sa première évidence. C’est pourquoi le commentaire, comme l’institution, détourne le regard. Elle ne sait que faire ni comment se charger de cette évidence – et quand elle tente une approche, l’évidence disparaît, l’image se voile, la nudité se détourne. Or, selon Certeau, ce qui fait la vérité de l’écriture – par exemple, en ses guises particulières, de l’histoire, du quotidien, de Dieu et des anges – c’est de désirer quelque chose qui n’est pas un Bien, qui n’est pas de l’ordre d’une économie, sans cesser de savoir que ce qu’elle se promet de toucher est, pour elle, une invention, une fabulation.

• LA TOILE ABÎME PANIQUE

C’est pourquoi l’évidence la plus simple y est soudain touchée et perdue. Ce recessus a malo qui hante l’écriture produit une mélancolie ambiguë, qui ne cesse à son tour de torturer le langage, de l’inquiéter, de le tendre : car le mélancolique s’écartait de Dieu qu’il ne pouvait oublier ni cesser de désirer. Écart de la

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En ce sens, l’écriture de (et sur) la mystique est voisine de celle des arts de faire, de la présence nue du monde et des choses : elle est pour l’une l’affaire de souillons, de raclures, de « salopes » (« Du, Luder ! » dit Dieu à Schreber qui l’interroge) 290 et pour l’autre l’affaire d’une absolue proximité et d’une perpétuelle disparition. Ce double évanouissement de la forme abîme et anéantit en même temps le capital des significations, dans la mesure où, sans adresse, sans intention – donc sans horizon – et sans signature, il est impossible de l’intégrer dans des réseaux d’échange. Ce qui s’y trace signale la perte de la bonne gestion. Elle détruit le système de la reconnaissance qui garantissait le pouvoir formel des institutions. Et pourtant elle en est, simultanément, la dernière ruse, le dernier langage. L’invention du quotidien est l’ultime ressort de l’économie du sens, la gestion dernière, le dernier capital. Quand tout est abîmé, il ne me reste plus, pour ainsi dire, qu’à inventer mon quotidien. De petites choses en petites choses qui déterminent mes choix, ce par quoi je suis encore assigné à un bien, intégré dans la logique d’une économie, du partage apaisé de mes libertés.

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fin. C’est un écart, en même temps, de l’économie qui organise sa fin, un écart qui efface l’horizon. Le bien qui provoque son désir s’est inversé et dissous. C’est pourquoi l’écart est nécessairement l’écart d’une fuite, d’un départ, de ce qui part pour ne plus revenir. Or cet écart n’est pas simplement de nature psychologique. Que l’objet ne cesse d’échapper à celui qui le convoite et qu’il soit, en vérité, un leurre produisant la dépense, c’est une vérité formelle très simple qui est le principe même du capitalisme et de son économie : dire qu’il y ait là les traces d’une ontologie serait se faire prendre au jeu d’une idéologie, en répétant la logique propre au libéralisme. En réalité, l’objet que le Jardin des délices dérobe n’est pas un bien et il est absolument disponible : il s’agit de la nudité, de la forme des organes, des corps et de leurs désirs. C’est pourquoi le mélancolique ne peut fuir ou écarter ce qui reste son but. Si la littérature ne parvient pas à accéder à la nudité, c’est qu’en deçà d’elle gémit toujours l’impossibilité d’un cri, un corps qui ne parle pas, un organe muet. Si Bosch empêche la femme de mordre dans le fruit qu’elle continue de tenir, c’est que l’art ne peut accéder à la nudité du monde. Et pourtant cette nudité est partout exposée. Bosch multiplie ce qu’il ne peut représenter, ce dont il lui est même impossible de se faire une image, un reste qui oblige son pinceau et lui fait répéter ce qu’il néglige. L’acedia se procure ainsi un double nom. Comme le note Agamben, elle n’est pas simple dépression négative, mais également force : l’inquiétude de la privation devient un « levain dialectique capable de retourner la privation en possession ». Privé du monde, le mélancolique en a l’entière jouissance. Sa « fuite de » l’objet de son désir est en même temps une « fuite vers » celui-ci. Ce qu’il possède n’est pas une marchandise : c’est le monde, la terre, le bas. Pure perte pour l’économie, son comportement est un blanc, un trou, une réaction animale, une régression lamentable. Les canards, les grèbes et les chevaux côtoient les hommes dans le Jardin. Ils les touchent et s’y mêlent en autant de mixtes improbables qui régulièrement finissent par faire le bonheur des foires. Le Jardin des délices laisserait-il donc croire que la Création est bonne ? Oui, si cette « bonté » n’est pas le bien ; si elle est semblable à la « bonté » d’un Dieu qui, comme le suggère Fénelon 291, peut vouer les justes à la damnation éternelle sans qu’ils lui reti-


rent leur amour. La damnation éternelle comme la jouissance des saints, si réciproquement poreuse dans ce tableau-là, n’est jamais que le monde éternel, une autre et double figure d’amor mundi. Et si Certeau en fit un si beau commentaire, c’est qu’en sa vision de ce Jardin, en sa perdition et sa dépense, résonne le Cantique de Surin dont il voulut faire l’écho de sa vie : Je veux aller courir parmi le monde Où je vivrai comme un enfant perdu J’ai pris l’humeur d’une âme vagabonde Après avoir tout mon bien répandu Ce m’est tout un, que je vive ou je meure, Il me suffit que l’Amour me demeure 292.


LA TOILE ABÎME PANIQUE

Le Jardin des délices répète du coup un mécanisme que Certeau repère à chaque fois qu’il fait de l’histoire, et qui a presque valeur d’ontologie, du moins de logique du sens. Bosch prend congé du délire de significations que le Moyen-Âge lui lègue : alchimie et christianisme, analogies et symbolismes, toutes les représentations et valeurs que les traditions lui ont léguées : bribes de significations chrétiennes, alchimistes, ésotériques, etc.Tout ce que la Renaissance compte de foisonnant et d’improbable, et dont il ne retrouve pas le sens, il en fait des images, une multiplication d’images qui foisonnent, appellent à produire des mots, des commentaires, des phrases. Il dispose de multiples langages articulés, des bouts de zoologie qu’il appond à des bouts de théologies, des traités sur la nature et des délires imaginaires, des perspectives cassées et imbriquées au sein d’un seul monde à la fois lisible et illisible, viable et impossible. Le Jardin des délices n’est pas l’invention du quotidien, invention immanente et perpétuelle de petites séquences de significations propres, de braconnages dans les grands réseaux du sens. Car le braconnage ou la vie au quotidien supposent chacun une vision apaisée de ce qu’est la culture, la liberté de l’homme, l’empire des significations : une grande forêt qui ne nous appartient pas, où se cachent des proies qui pourront nous nourrir. Pour qu’il y ait invention, il faut que l’homme soit assigné à la liberté, qu’il invente et produise, non pas sur le plan de la simple fabrication, mais sur le plan de l’inflexion, du pli, des creux, des retards dans les productions des machines signifiantes. Cela suppose toutefois que les machines signifiantes – ou les machines désirantes – sont capables de fonctionner, et qu’elles produisent – non pas forcément du sens, mais des intensités, des libertés, des jouissances. Les forges (de concepts), les usines (de désir), les ateliers (de significations et d’affects) continuent de produire, même si leurs productions ne sont plus ni descriptibles ni capitalisables. Le travail reste l’apanage d’une métaphysique du désir assigné à ses vérités universelles (politiques, sexuelles, etc.). Si Certeau a raison, le Jardin des délices introduit la panique et l’effroi dans cette machinerie complexe et heureuse. Et non seulement par la proximité de l’horreur, mais très simplement par tout ce qui est sans nom, c’est-à-dire l’Image. Le jardin montre le monde et l’assigne à l’innommable. À partir de ce monde, nous délirons tous.


L’être lui-même, que personne ne comprend ni ne possède, instaure le règne du délire. Il suffit de regarder le monde pour s’en apercevoir. Si le Jardin des délices n’est pas un réservoir de significations multiples, une formidable collection d’images singulières, c’est en revanche une formidable entreprise de ridiculisation du commentaire, de l’herméneutique et de tous les capitaux de signification. Bosch ne bricole pas, il montre ce qu’est le monde, Paradis et Enfers compris, dieux et diables, anges et hommes, hommes et femmes, hommes et bêtes, toutes les bêtes, notre monde, le seul : l’abîme du sens.

293 Julien GRACQ, Les eaux étroites, Paris, José Corti, 1976, p. 9-11.

• VALÉRY OU LA FACILITÉ DANS TOUS LES GENRES

Certeau ne veut pas se livrer à une exégèse de détail, comme se livre dans les contes, sous la pression de la foule apeurée, une jeune fille à un monstre. D’autres l’ont fait, avant lui, après lui, qui s’y sont comme lui « perdus ». Enfermés dans un labyrinthe de sens qui ne délivrera rien d’autre que la mise à mort du commentaire, piégés par un tableau qui restera, à jamais, infernal et monstrueux. À la peur du Minotaure doit s’ajouter une autre image, celle du filet, de la toile d’araignée tissée pour emprisonner la proie qui la touche. Certeau voit le tableau, il ne veut

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Le sens de l’image, abîme du sens, perd la forme dès qu’il la présente. L’image nue n’est ni une forme, ni un contenu. Cette perte pourrait être une perte profitable. Une manière, chrétienne ou ésotérique, ou les deux à la fois, est toujours capable de créer un capitalisme de la perte, un capitalisme de l’anéantissement et de la panique. Or c’est ici qu’interviennent l’érotique et la mystique qui, au nom de l’image nue, viennent terminer la liquidation de ce capital. Elles font porter par le corps, disions-nous, la perte de ce qui les a produites, en un mot : l’image. Et cette perte est avant tout la perte d’un ordre, la fin d’une économie. L’image nue met le corps en désordre, en pagaille, lui fait perdre le sens ou les sens. En ce sens, la mystique est une opération de sens dernière et fondamentale. Elle fait surgir la vérité profonde de l’être : multiple dans les singularités, les libertés, les jouissances et les douleurs, une dans la panique, plus originaire, de l’abîme de l’autre, du désir et de la mort. La vie est alors assignée à la « jouissance », à l’usufruit du monde parce qu’en son fond résiste et perce la puissance de la mort, du mal, du corps, de la réalité réelle de ce qu’est « notre monde ».


pas s’y coller. Il suffit de toucher un seul fil pour que le tableau captive, capture et, monstrueuse épeire signifiante, dévore. «Voir est dévorant ». Les commentateurs se prennent dans les fils, s’engluent, se perdent dans les ramifications de la toile. Or l’image du filet et de la toile (Netz) est utilisée par le président Schreber pour décrire ce qu’est, à ses yeux, le monde (Vernetzung). Une immense réserve d’images et de stimuli provoque sa grande sensibilité nerveuse et ruinent sa santé psychique. Il est l’araignée signifiante et il meurt de trop avoir à s’occuper. Si Schreber sombre dans la folie, c’est parce que le monde est, image insaisissable. Un grand filet, une toile immense dont les connexions nerveuses sont ses propres nerfs. L’image du monde, toile ou labyrinthe, ne peut récapituler les délires de ceux qui la contemplent. Elle leur échappe. Et c’est en dessous, dans son opacité certaine et inquiétante, qu’elle provoque, par surgissement, l’inquiétude des économies qui tentent de la saisir.


Sept essais sur Rousseau, Paris, Gallimard (Tel), 1971.

• VALÉRY OU LA FACILITÉ DANS TOUS LES GENRES

294 EL, p. 116s. 295 Cf. Jean STAROBINSKI, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle suivi de

     

Un sixième cristal étoilé se met à briller, mais une constellation, ça ne fonctionne ni comme un ordre ni comme une série. La sixième étoile ne vient donc pas terminer un compte, elle n’est pas la dernière : juste une autre encore et d’une lumière (presque) nouvelle. Et comme elle vient malgré tout, en fin, clore la série, introduire un hors-compte permanent qui ne soit ni soustractif (c’est en ceci que sa lumière diffère de la cinquième) ni transcendant ; comme elle vient en miroir de la première qui, parce qu’elle commençait, amenait avec elle l’ordre et la clarté, la dernière semble devoir s’appeler chaos. Non parce que tout finit de manière anarchique, mais parce que le chaos semble être la dernière ruse possible pour apporter une lumière nouvelle qui ne soit ni extase révélatrice, ni feux d’une parole de jugement, ni récapitulation.


.     Paul Valéry, Montesquieu et la Garde de la Loi

296 Paul VALÉRY, « Préface aux Lettres persanes » (1926), Œuvres I, Paris, Gallimard

(Pléiade), 1957, abréviation : PLP, p. 516.


     

par exemple les « Principes philosophiques sur la matière et le mouvement » ou les « Pensées sur l’interprétation de la nature », etc. in Denis DIDEROT, Œuvres I. Philosophie, Paris, Robert Laffont (Bouquin), 1994. Sur le matérialisme de Diderot, cf. aussi Jean EHRARD, « Matérialisme et naturalisme : les sources occultistes de la pensée de Diderot », CAIEF, vol. 13, 1961, p. 189-201, Élisabeth de FONTENAY, Diderot ou le matérialisme enchanté, Paris, Grasset, 1981, Jacques CHOUILLET, Diderot. Poète de l’énergie, Paris, PUF, 1984 et Laurent VERSINI, Denis Diderot alias Frère Tonpla, Paris, Hachette, 1996. 298 Cf. évidemment Jacques DERRIDA, Force de loi. Le « fondement mystique de l’autorité », Paris, Galilée, 1994, dont les analyses de Pascal et de Montaigne font écho à ce que Valéry dit de Montesquieu. 299 PLP, p. 508. 300 Conclusion tirée de Valéry, mais évidemment inspirée par Guy DEBORD, La Société du Spectacle (1967), Paris, Gallimard (Folio), 1992 et les Commentaires sur la société du spectacle (1988), Paris, Gallimard (Folio), 1992.

• VALÉRY OU LA FACILITÉ DANS TOUS LES GENRES

297 En raison de son matérialisme hylozoïste, qui accorde le mouvement à la matière. Cf.


PAUL VALÉRY OU LA FACILITÉ DANS TOUS LES GENRES

« Pourquoi le sentiment s’est-il ancré en moi de bonne heure que, si le voyage seul – le voyage sans idée de retour – ouvre pour nous les portes et peut changer vraiment notre vie, un sortilège plus caché, qui s’apparente au maniement de la baguette de sourcier, se lie à la promenade entre toutes préférée, à l’excursion sans aventure et sans imprévu qui nous ramène en quelques heures à notre point d’attache, à la clôture de la maison familière ? La sécurité inaltérée du retour n’est pas garantie à qui se risque au milieu des champs de force que la Terre garde, pour chacun de nous singulièrement, sous tension ; plus que par le « baiser des planètes » cher à Goethe, il y a lieu de croire que la ligne de notre vie en est confusément éclairée. Parfois on dirait qu’une grille en nous, plus ancienne que nous, mais lacunaire et comme trouée, déchiffre au hasard de ces promenades inspirées les lignes de force qui seront celles d’épisodes de notre vie encore à vivre.Tout comme un album de photographies de famille qu’on feuillette au hasard nous parle de notre passé, mais d’un passé à la fois gommé de ses événements vifs et pourtant indiciblement personnel, nous communiquant, en même temps le sentiment vital du contact avec la tige-mère et la tonalité exquise, et faiblement souriante encore, du fané, de tels lieux lèvent, eux, énigmatiquement un voile sur le futur : ils portent d’avance les couleurs de notre vie ; au contact de cette terre qui nous était promise, toutes nos pliures se déplissent comme s’ouvre dans l’eau une fleur japonaise : nous nous sentons inexplicablement en pays de connaissance, et comme au milieu des figures d’une famille encore à venir 293. » Si je reviens un court instant aux éléments de ma première partie, j’ai cru pouvoir énoncer que, pour Montesquieu, la lecture supposait la justice, c’est-à-dire la reconnaissance d’un certain nombre de liens qui enchâssent les images les unes dans les 301 PLP, p. 509. 302 Ainsi la conclusion des Lettres, qui annonce une orgie provoquée par l’Ordre, est-

elle le modèle même d’un « dérapage ». 303 Cf. Georges CANGUILHEM, Le normal et le pathologique (1966), Paris, PUF (Quadrige),

1999, p. 155. 304 PLP, p. 509. 305 Ibid. On aurait envie d’ajouter à cette énumération d’autres figures, plus certa-

liennes cette fois : les Bibliothèques et les Archives.


autres, et laissent voir les lois qui en guident la composition. J’ai donc essayé de tracer un poros dans sa pensée, son écriture, son verbe, sa chair, réduisant sa belle intelligence et son style contourné à une logique réorganisée, à la perfection d’un tableau dont on aurait décrit puis redessiné les rapports unissant les éléments les uns aux autres, et dont on aurait signalé, comme par clin d’œil, tous les détails invisibles qui font le charme d’une composition facile.

que Caillois a pu tirer de Montesquieu (et peut-être de sa lecture de la lecture valéryenne). La fête est la correction sociale de la barbarie. Par elle, l’ordre rejoue ce qu’il craint. Il laisse un voile ouvert sur son origine tue. Il arrête la machine de la fiction pour que, dans le renversement du paroxysme social, on trouve « naturel » qu’elle se remette à fonctionner. La société est bien cet espace du jeu entre masque et vertige (cf. sur ce point l’exemplaire Roger C AILLOIS, Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige, déjà cité). Dans cette lumière, il faut remarquer que lorsque Caillois, en 1949, qualifie le procédé des Lettres persanes de « révolution sociologique », il le fait très certainement sur l’horizon de sa lecture de Valéry, qui conditionne la tâche qu’il assigne à la pensée sociologique (penser le fait-fiction de la société et son sens pour l’humain) et qui annonce déjà les principaux thèmes de son œuvre à venir. 307 PLP, p. 510.

• VALÉRY OU LA FACILITÉ DANS TOUS LES GENRES

306 En ce sens, cette interprétation de Valéry permet d’éclairer une dernière fois l’intérêt

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Montesquieu exige la justice, mais une justice qui n’est pas celle dont use le pouvoir. C’est là que commence sa ruse. Et la ruse est une sorte de jeu qu’il entame avec le lecteur. Car si rien ne distingue en apparence le sophiste du philosophe, rien ne distingue non plus, ce que j’ai signalé en passant, le lecteur du censeur. Montesquieu sait que le lecteur est tenté, à travers ce qu’il voit, de castrer la nudité trop belle du texte. En présentant la pensée derrière la masse charnue du style, j’ai réduit son intelligence étrange, feignant d’ignorer cet art qui lui est propre de dérober les parts les plus incisives de ses pensées, de ne jamais aller au bout des choses ; j’ai écrasé ses détours constants, sa façon de cacher sous le style ce qui semblait aller de soi, alors que cet allerde-soi nécessite un effort supplémentaire dont je ne suis pas toujours certain d’être sorti vainqueur. J’ai passé sous silence le plan effroyable de l’Esprit des lois, abîme de la structure et désorganisation permanente. Le texte est épais : comment s’en sortir ? Comment surtout, rendre justice à ce qui (lui) manque ? Cette mise sous silence n’est pas qu’un défaut de courtoisie, une brutalité : elle fait surtout rater la possibilité de penser la condition de ce manque ; elle opacifie la condition du discours même, sa


situation réelle de discours. Montesquieu dérobe ici une mineure, repousse là une conclusion ; parfois, une incise est absente, ailleurs, un argument est retardé. Il faut constamment arpenter les espaces vides. Tombe alors, dans le raisonnement continué, un trait d’une intelligence brutale, ou un lieu commun sordide : et les différences, de l’un à l’autre, s’amenuisent. Ce qui nous paraissait vulgaire au premier regard devient la cause d’un étonnement, quand ce que l’on jugeait original se dégonfle d’un coup : le coup du rapport, le retard de la réflexion. Et jamais nous ne sommes en mesure de penser, dans cet arpentage sévère et soucieux, l’humour possible de l’auteur. En réalité, je ne suis jamais très sûr d’avoir bien compris, d’avoir correctement saisi les rapports de cette œuvre énorme, par ce trait que Montesquieu considérait comme la marque de l’intelligence, et qu’il jugeait universel et éternel. L’éternité est longue, elle connaît parfois des creux. Or le rire n’est jamais rien d’autre qu’un rapport saisi, là où l’on ne s’attendait pas à le voir, et que d’autres manquent. Le rire, c’est toujours la possibilité de ne pas trouver ça drôle. C’est que vient se nouer ici, une fois encore, le problème de la justice. Montesquieu annonce lui-même que son livre ménagera des efforts, et qu’il n’a pas voulu tout dire, ni tout dévoiler au lecteur en lui mâchant d’avance sa peine. L’effort est étrange : Montesquieu veut instruire, et instruire les puissants 294, juges et magistrats, princes et gouvernants, dont il sait lui-même qu’ils n’ont pas le temps de le lire. Et Montesquieu l’éducateur, d’un même geste, voile ses raisonnements, les cache et les opacifie, pour jeter autant d’obstacles à la lecture de son énorme ouvrage. « Il ne faut pas toujours tellement épuiser un sujet, 308 PLP, p. 510. Ici Valéry accorde son analyse avec ce qui est pour Montesquieu la carac-

téristique du goût : « dans notre manière d’être actuelle, notre âme goûte trois sortes de plaisirs : il y en a qu’elle tire du fond de son existence même ; d’autres qui résultent de son union avec le corps ; d’autres enfin qui sont fondés sur les plis et les préjugés que de certaines institutions, de certains usages, de certaines habitudes, lui ont fait prendre. Ce sont ces différents plaisirs de notre âme qui forment les objets du goût, comme le beau, le bon, l’agréable, le naïf, le délicat, le tendre, le gracieux, le je ne sais quoi, le noble, le grand, le sublime, etc. » in MONTESQUIEU, « Essai sur le goût dans les choses de la nature et de l’art », Œuvres complètes II, Paris, Gallimard (Pléiade), 1951, p. 1240, je souligne. 309 Paul VALÉRY, « Monsieur Teste », Œuvres II, Paris, Gallimard (Pléiade), 1960, p. 15. 310 PLP, p. 512.


311 Franz K AFKA, Le Procès, traduction d'Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard (Folio),

1987, p. 280. 312 PLP, p. 511. 313 Cf. Vladimir JANKÉLÉVITCH, « La décadence », Revue de Métaphysique et de Morale,

1955.

• VALÉRY OU LA FACILITÉ DANS TOUS LES GENRES

Montesquieu ne nous avait pas pris pour des sots, il n’avait pas prévu que nous le serions. Valéry sait que nous le sommes, il va donc agir en conséquence. Il ne se propose ni de commenter ni d’expliquer le texte ou la pensée de Montesquieu, mais de

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qu’on ne laisse rien à faire au lecteur. Il ne s’agit pas de faire lire, mais de faire penser [p. 326] ». Étonnement devant le fatras de l’Esprit des lois. D’un même geste, Montesquieu prétend faire comprendre et cacher. Son style éblouissant éclaire autant qu’il trompe. Penser, c’est continuer : c’est pousser les raisonnements jusqu’à leur faire dire ce qu’ils essayaient de cacher. Montesquieu opère le même geste qui sera celui de Rousseau, celui de la transparence et de l’obstacle 295. L’impossible justice, assourdie par les épaisseurs du livre même, renvoie à ce retour de la barbarie et du chaos primordial des choses que diagnostique Paul Valéry : « l’état de fait, qu’on sent revenir, ramène doucement les hommes à ne plus même savoir lire ; j’entends, lire en profondeur. Il commence à se trouver bien des personnes à qui de demander le plus petit effort de leur esprit on inflige une sorte d’offense.Voilà le fruit dans l’ordre des Lettres de ce développement de la facilité dans tous les genres qui est la grande affaire du monde depuis je ne sais quand. La nature de la clarté que l’on met dans un ouvrage est dans une relation inévitable et presque involontaire avec l’idée que l’on se fait du lecteur que l’on entrevoit. Montesquieu n’a pas entretenu les lecteurs que nous sommes. Il n’écrit pas pour nous, qu’il ne prévoyait pas si primitifs. Il aime l’ellipse, et, dans nombre de ses maximes, il calcule sa phrase, la renoue finement à elle-même, il prévoit des esprits un peu plus déliés que les nôtres ; il leur offre les plaisirs de l’intelligence élégante et leur prête ce qu’il leur faut pour en jouir 296 ». Ce qu’il leur faut et rien de plus, ni rien de moins : quelques coordonnées leur suffiront pour rétablir la carte et l’itinéraire d’une intelligence à construire. Une partie du corps à peine dévoilé est plus érotique que le corps tout entier, et nu. C’est à la pensée de le déshabiller ou de l’habiller, selon le gré de son humeur et de sa fantaisie.


prendre Montesquieu pour « prétexte » et de penser librement le « fond de sa fantaisie » : c’est ce que Valéry appelle une « divagation sérieuse ». Tant pis pour ceux qui ne parviendront pas à « voir le rapport » : ils iront lire ailleurs. Le lecteur en cet instant transpire : il veut comprendre, car personne n’a envie de passer pour ce qu’il estime ne pas être. Le texte lui renverrait, comme un Persan qui l’observe, le miroir de sa propre médiocrité. Celui qui ne sait pas lire ne parvient pas à penser, ne peut être juste, ne saurait être que le produit de la barbarie de la matière. Il se demande alors : « comment est-il possible d’être ce que l’on est ? [p. 514] » Question persane, perçante. Obsession. Inquiétude du monde. Il faut rendre ici hommage à Paul Valéry. À le lire, on comprend ce que la plupart des commentateurs de Montesquieu lui doivent, sans pourtant toujours le citer. Valéry veut tenter de rechercher le « fond de la fantaisie » de Montesquieu en « divaguant sérieusement [p. 508] ». Cette divagation ne nomme aucun des personnages de Montesquieu, aucun détail, aucune situation, aucun caractère. C’est que l’on s’est « délivré » ici de penser que le « fond valait mieux que la forme ». S’il est possible aujourd’hui de penser les temples, ce n’est pas en retrouvant les raisons qui les ont fait construire, ni ce que les gens ont désiré qu’ils contiennent : il faut penser l’arkhe de leur architecture et sa ruine, tout le reste est perdu. C’est de la naissance d’une société, une fois encore, qu’il s’agit – de son établissement, de ce qui en elle suppose et supporte une architecture. Une société, selon Valéry, s’arrache toujours au fond indistinct et violent de la barbarie, qui est le fait [p. 508] de la nature, la simple normalité du monde. La nature, en son fond originaire, n’est que chaos et désordre, mouvement indéfini de la matière. La matière – barbare et brutale – est donc elle-même le fait, à la manière dont Diderot avait conçu qu’elle était la seule origine du monde, dissolution permanente d’elle-même, immanance fondamentale 297. L’ordre, qui vise à lui donner une architecture, une structure ou un ordre, est nécessairement une fiction. La Loi est donc un personnage de fable. Elle participe à un effort de rangement du monde, et l’on doit toujours taire son origine impure. La loi doit faire croire ce qu’elle énonce, sous peine, en 314 PLP, p. 512.


• VALÉRY OU LA FACILITÉ DANS TOUS LES GENRES

La régulation suppose du coup « l’action de présence des choses absentes 301 » dans son effort de castration des forces barbares. L’ordre a besoin de la force pour se maintenir : il lui faut donc être médiatisé par des forces spectaculaires dont il a régulé la puissance à son seul service, en les fondant sur une absence. En d’autres termes, l’ordre du sérail est assuré, médiatisé par des eunuques. Bien qu’il les veuille castrés, le pouvoir passe par des corps, il a des instruments ; la fable n’est jamais pure, elle est toujours incarnée. Et, tout eunuque qu’il soit, un corps reste un corps. La barbarie est le fait, il s’agit de ne jamais l’oublier : c’est pourquoi l’ordre peut devenir fou, et le pouvoir « déraper 302 ». Car la barbarie n’est pas anormale, elle est au contraire ce qu’il y a de plus normal au monde. C’est la norme qui, au contraire, est « anormale 303 », oblique, incertaine, parce qu’elle coupe étrangement dans la normalité naturelle des choses. La barbarie n’est pas l’exception qui déborde la loi, elle est le moment où la fiction perd de sa crédibilité, et n’a plus force de loi. La force de la loi est « fiduciaire 304 », de son imaginaire dépend son impérativité, sa force opératoire. Mais il ne s’agit pas d’un imaginaire auquel on choisit librement de croire ou de ne pas croire : la force de la loi est nécessairement fiduciaire immédiatement, car elle suppose en son origine qu’on y croie immédiatement. La force de la loi, c’est son évidence, sa clarté, sa transparence. Il doit être évident qu’on y croit, pour des raisons limpides. « Il est indispensable à l’ordre qu’un homme se

     

ratant cette créance, de ne pas avoir force de loi 298. La seule ressource possible de l’ordre est en effet de s’imposer par la « force fictive » de la loi, car « il n’y a pas de puissance capable de fonder l’ordre par la seule contrainte des corps par les corps 299 ». La loi est donc un personnage efficace qui toujours efface son origine fictive. La loi suppose que personne, jamais, ne dit la loi, car la loi ne se dit que par elle-même. La question de l’origine de la loi est une question barbare qui supprime sa force et son pouvoir. Absolument fictive, la loi est pourtant également la seule chose positive, dans l’instabilité de la matière qui veut écrouler ce qui dure : sa réalité est inséparable et contemporaine de sa fiction. La fable est l’inconscient refoulé de la loi, refoulement qui est sa condition d’être. Empire et fiction sont donc, dès l’origine, inévitablement liés, l’empire regrettant de ne pas disposer d’autres moyens de contrainte qu’un spectacle refoulant sa propre projection, et s’en servant pour maintenir l’ordre 300.


sente sur le point même d’être pendu quand il est sur le point de mériter de l’être. S’il n’accorde grand crédit à cette image, bientôt tout s’écroule [p. 509] ». À partir de cette transparence originaire, tous les partages que la loi opère, « sacré », « juste », « légal », « décent », « louable [p. 509] », ne sont que des signes servant la régulation et l’ordre, les instruments visant à préserver la paix. L’ordre est bâtisseur : il suppose une architecture qui le rende visible, une coordination symbolique qui lui garantit d’être un monde : Temple,Trône, Tribunal, Tribune, Théâtre, « monuments de la coordination », « signaux géodésiques de l’ordre 305 », topographie de la fiction qui lui permettent de structurer l’espace informe 306. Nous traversons ces lieux comme un opiomane ses rêves : chacun nous semble « par l’accoutumance aussi stable, aussi spontané que le monde physique 307 ». Le règne de l’ordre est le règne de l’imaginaire. C’est lui qui crée la « tradition » et l’« avenir prévu », quadrille et impose ses déterminations au présent. La nature s’efface, et la société même semble « naturelle ». « Le monde social nous semble alors aussi naturel que la nature, lui qui ne tient que par magie. N’est-ce pas, en vérité, un édifice d’enchantements que ce système qui repose sur des écritures, sur des paroles obéies, des promesses tenues, des images efficaces, des habitudes et des conventions observées – fictions pures ? [p. 509] » Toute simplicité s’opacifie dans des arts de faire difficiles à penser. Car pour les voir, pour que ces travers qui rythment le quotidien en donnant à la matière une étrange façon de s’exprimer et de se réguler deviennent saillants, il faut être persan. Il faut devenir autre que soi, et se regarder avec un regard d’étranger :

315 Allusion à la Deuxième inactuelle de Friedrich NIETZSCHE, Considérations inactuelles I

et II (1874), traduction de Pierre Rusch, Paris, Gallimard (Folio), 1997, p. 95. Sur le Nietzsche de Deleuze, cf. évidemment Gilles DELEUZE, Nietzsche et la philosophie (1962), Paris, PUF (Quadrige), 1998. 316 Cf. Alain BADIOU, Deleuze. « La clameur de l’Être », Paris, Hachette (Coup double), 1997. 317 C’est du moins l’interprétation que je proposerais de Deleuze ; c’est pourquoi sur ce point je ne comprends pas bien la critique d’Alain Badiou : le monisme de Deleuze est un monisme « vide » dont l’actualité est multiple sous le coup du singulier : Deleuze convoque ici Spinoza, qui lui fournit la trame de son anarchie. Le multiple pur dont Badiou se réclame ne me paraît pas si éloigné de la position deleuzienne, sinon, par exemple, dans le coup dont ce multiple est (à chaque fois) frappé et la requête (politique) qui y fait jour.


c’est la seule façon de repérer les têtes poudrées, les gestes de la main, les cannes et les fards, toutes ces coordonnées qui habillent l’ordre et qui forment l’espace de la liberté – et de l’arbitraire.

c’est avec des mots ». Paul VALÉRY, « Souvenirs littéraires », Œuvres I, Paris, Gallimard (Pléiade), 1957, p. 784.

• VALÉRY OU LA FACILITÉ DANS TOUS LES GENRES

318 AF, p. 11s. 319 PLP, p. 511. 320 Mallarmé à Degas : « mais Degas, ce n’est pas avec des idées qu’on fait des vers,

     

C’est dans cet effacement de la Loi que commence le règne de ces « Choses Vagues [p. 511] » qui font le charme ou l’horreur de la vie sociale par une distinction très instable. « J’ôte mon chapeau, je prête serment, je fais mille étrangetés dont l’origine est aussi cachée que celle de la matière. Si l’on veut naître, mourir, faire l’amour, il s’y mêle quantité de choses abstraites et impénétrables 308 ». La transparence de la Loi est le moment de l’opacité de tous les gestes qu’elle fait apprendre et qui, dans la littérature, sont l’objet d’un poreux partage. Merveilles (la politesse de Mallarmé, sa poésie, quelques gestes ou quelques instants qui scintillent comme des flocons suspendus chez Robert Walser) ou horreurs (la « bêtise » de Bouvard et Pécuchet chez Flaubert, l’absurdité chez Hasek ou Kafka, la « médiocrité » de M. de Rénal chez Stendhal, la banalité du mal dans la littérature des camps chez Primo Lévi ou Jorge Semprun). Parce que toutes ces choses sont vagues, l’émerveillement ou l’horreur dont elles sont l’objet ne sont pas liés aux gestes mêmes. En un sens très valéryen, ce n’est pas le contenu qui importe d’abord, mais l’architecture, la forme qui partage de manière instable l’affect et lui permet de douter ou de croire, d’aimer ou de vomir, par une évidence qui n’a rien d’invariable. Car en ce moment incertain où nous saisissons certaines des choses vagues qui nous habitent, ce moment que Valéry appelle « délicieux », « entre l’Ordre et le Désordre [p. 512] » (un style, des habitudes, des détours, des gestes, des manière de parler), on s’effraie de penser un doute : ces levers de chapeau, ces serments prêtés, ces créances accordées sontelles des charmes délicieux (que l’aristocratique superbe de Valéry semble traverser 309 ), ou des médiocrités infinies (dans lesquelles, par contraste, la bourgeoisie méfiante de Flaubert a peur de s’enliser, lui qui la flairait jusque dans détail le plus infime) ? Question que Valéry, avec la magnanimité sans illusion d’un


grand seigneur, se contente d’effleurer. Car le pauvre K., dans le Procès de Kafka, aurait en ce cas été simplement un idiot pour ne pas avoir su « jouir des premiers relâchements du système 310 », quand l’absurdité de son arbitraire s’était pleinement dévoilée, et de mourir « comme un chien », « comme si la honte dût lui survivre 311 ». L’impuissance de la pensée ou des ressources qui la guident n’intéressent pas Valéry : il n’écrit jamais l’histoire des vaincus, mais se fait le traceur du danger imprévisible qui la guette : Le « retour à l’état de fait peut s’opérer quelquefois par une voie que l’on n’eût point prévue, et l’homme redevenir un barbare de nouvelle espèce par conséquence inattendue de ses plus fortes pensées 312 ». Il semble dès lors que la pensée ne puisse se tenir, pour son bonheur, que dans l’entre-deux de l’ordre et du désordre, car « l’ordre pèse toujours à l’individu. Le désordre lui fait désirer la police ou la mort. Ce sont deux circonstances extrêmes où la nature humaine n’est pas à l’aise. L’individu recherche une époque tout agréable, où il soit le plus libre et le plus aidé. Il la trouve vers le commencement de la fin d’un système social [p. 512] ». Valéry exploite ici l’idée que dans la morbidité d’une décadence fleurit le maximum de ressources pour la vie. Son ironie alors croît progressivement : « les institutions tiennent encore. Elles sont grandes et imposantes. Mais sans que rien de visible soit altéré en elles, elles n’ont guère plus que cette belle présence ; leurs vertus se sont toutes produites ; leur avenir est secrètement épuisé ; leur caractère n’est plus sacré, ou bien il n’est plus que sacré ; la critique et le mépris les exténuent et les vident de toute valeur prochaine. Le corps social perd doucement son lendemain. C’est l’heure de la jouissance et de la consommation générale [p. 512] ». Jouissance aux allures de fête et d’orgie générale comme chez Caillois ? Non, car chez Caillois la fête n’est possible que parce qu’elle annonce la reprise fortifiée d’un corps sain : fantasme dont Valéry n’est sans doute pas entièrement préservé, car il lui permet son ironie désormais mordante : la décadence n’est visible que depuis le lieu de la vertu313 ; or cette vertu, chez Valéry, prend l’aspect de la retraite et de l’ascèse, cristallisée chez lui par la figure du cloître – dernier repère des hommes libres. La « fête » est un lieu dégoûtant, occa321 « Enfant conçu sans mère » : cf. OVIDE, Les Métamorphoses, traduction de Georges

Lafaye, Paris, Gallimard (Folio classique), 1992, p. 91 (II, 553), traduction modifiée.


322 Sur ces quelques points, cf. Marcel DETIENNE, Comment être autochtone. Du pur Athénien au Français raciné, Paris, Seuil (La librairie du XXIe siècle), 2003, et notam-

ment p. 42 pour la naissance d’Erichtonios et p. 48 ss. pour la bâtardise des autochtones athéniens.

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Le fond de cette fiction nous permet de mieux comprendre la stratégie politique de la pensée de Certeau. Le poids considérable accordé aux arts de faire suppose l’axiologie d’une vraie liberté (une libération qui ne soit ni une sortie, un désinvestissement ou une fuite, mais qui soit, en son origine, une sorte de réponse) à l’égard du pouvoir. Les écarts invisibles s’insinuent dans les habits de l’ordre, et préparent des manières de respirer et de vivre, et donc – peut-être – des ruptures pour le meilleur qui ne signalent pas le retour de la barbarie. Car si la matière est le fait, elle inscrit du mouvement dans l’ordre même, et ses opérations anonymes forment un tissu multiple de résistances difficiles à circonscrire. On modifie légèrement une recette, on psalmodie différemment une prière, on recopie fautivement un texte. L’ordre se déplace perpétuellement, et, dans la manière qu’il a de bouger, crée quelques failles, quelques possibles, qui sont autant de lieux d’une liberté civilisée.

     

sion d’une salve sans appel contre tout ce qui se lâche : « la fin presque toujours somptueuse et voluptueuse d’un édifice politique se célèbre par une illumination où se dépense tout ce que l’on avait craint de consumer jusque-là. Les secrets de l’État, les pudeurs particulières, les pensées inavouées, les songes longtemps réprimés, tout le fond des êtres surexcités et joyeusement désespérants sont produits et jetés à l’esprit public. Une flamme encore féerique, qui se développera en incendie, s’élève et court sur la face du monde. Elle éclaire bizarrement la danse des principes et des ressources. Les mœurs, les patrimoines fondent. Les mystères et les trésors se font vapeurs. Le respect se dissipe et toutes les chaînes s’amollissent dans cette ardeur de vie et de mort qui va croître jusqu’au délire 314 ». La liberté chez Valéry est tracée comme une arrête étroite menacée par deux abîmes sans pensée : l’ordre et la barbarie. Ces deux instances (qui quadrillent totalement l’espace politique en remplissant l’ordre du fait et celui de la fiction) en font un lieu instable, puisqu’elle risque soit de servir l’ordre, soit de conduire à la barbarie. L’homme libre vise l’équilibre. L’époque de Montesquieu, achèvement d’une époque désormais perdue, en était le lieu [p. 513 s.].


Certeau renverse et aplatit le schéma de la métaphysique des Lumières, qui fictionnait nature et société et qui, en dissociant la mobilité, le dynamisme, la vitalité de l’une et l’ordre, la stabilité, la durée de l’autre, cherchait, à la frontière de chacune, dans le paysage perdu et rêvé qui les relia, l’alchimie de la liberté, de la jouissance authentique de l’homme enfin restitué à lui-même, délivré de son inconscience et pas encore serviteur de l’ordre. C’est le fantasme et la figure dynamique de l’œuvre de Rousseau et de Montesquieu que l’on aura repérés ici. Multipliée à l’infini de l’être, c’est la figure de l’œuvre de Deleuze qui se joue également dans ce débat. Car qu’est donc la figure du pli, si ce n’est cette figure d’une frontière ou d’un glissement, d’un rapport pensé comme une inflexion, produit d’un agencement qui guide ce qui s’y machine vers ce qui plus originairement le dépasse (le multi-ple, Ver-faltung) ? La différence entre Montesquieu, Rousseau et Deleuze, c’est que la fameuse scène originaire que ceux-là disent avoir perdue, celui-ci clame l’avoir trouvée. Et les machines-désirantes produisent des agencements à la manière d’une alchimie industrieuse. La philosophie devient pierre philosophale. Elle crée des concepts à partir de la minéralité des mots, et Deleuze le mage enchante les auteurs dont il parle, et les auditoires qu’il captive. Ce travail énorme, cette intelligence inventive transformée en forge expérimentale, cette magie vise néanmoins ce que Roger Caillois rêvait sous le concept de fête : offrir des lignes de fuites aux figures de l’Ordre que la bourgeoisie marchande, capitaliste, avait instauré. Simplement, là où Caillois rêvait d’une offre collective qui serait montée du délire de la foule même, dans le « paroxysme social » de ce qui se (re)joue, Deleuze ne voyait qu’une ruse supplémentaire du Capital. L’anarchisme de Deleuze n’est pas fasciste. Chacun est renvoyé à sa propre folie, à sa propre industrie, à sa propre machine. Chacun doit tenter de produire ce qui lui permettra de « s’en tirer », de s’arranger, de s’agencer avec les forces énormes et débordantes de la vie, et cette production n’est pas l’affaire d’un capital : elle n’y conduit pas. C’est pourquoi Deleuze peut-il estimer qu’il y a 323 Cf. le début de Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social ou Principes du droit poli-

tique (1762), Paris, Garnier-Flammarion (GF), 2001, p. 46-48, qui refonde la scène primitive du début des sociétés telle que le Deuxième discours l’avait esquissée en y ajoutant le thème de l’ordre – et de la propriété du monde. 324 Cf. Denis DIDEROT, « Principes philosophiques sur la matière et le mouvement » (~1769), Œuvres I. Philosophie, Paris, Robert Laffont (Bouquins), p. 681-686.1


325 Cf. Denis DIDEROT, « Satyre seconde. Le neveu de Rameau » (1760 ?), Œuvres II.

Contes, Paris, Robert Laffont (Bouquins), p. 605-695. 326 Cf. Jean STAROBINSKI, L’œil vivant. Corneille, Racine, La Bruyère, Rousseau, Stendhal

(1961), Paris, Gallimard (Tel), 1999. 327 Selon l’art. « Transit » in Alain REY (éd.), Le petit Robert 1. Dictionnaire alphabétique

et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1989, p. 2004. 328 Selon l’art. « Transit » in Alain REY (éd.), Dictionnaire historique de la langue fran-

çaise (1992), Trois volumes, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998, vol.3, p. 3893.

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Certeau, lui, est l’homme d’un autre enchantement. Il écrase la différence ontologique et ne s’intéresse qu’à des coupes de surface, à la manière qu’a la surface de bouger, de créer des interstices, des espaces de liberté aussitôt réinvestis, et non à la façon dont elle exprime la vérité de l’être. C’est la surface anonyme qui a perdu le nom de l’être. L’être est anonyme, la surface est vivante. Le nom et la langue sont les ruses de l’Ordre, dont l’horizon est la stabilité et l’ennemi le chaos. La stratégie de la surface, ce n’est pas d’aller rechercher dans la profondeur d’un passé (mort, tué par l’Ordre) les forces vitales pour le renverser. Cette stratégie-là est au fond interne à l’Ordre lui-même et ne sert qu’à imposer un autre Ordre, variation sur le même (la Réforme qui replonge en deçà des Dogmes en est un exemple) et fable tout autant (c’est pourquoi la substantialisation des cultures, en anthropologie, est un mensonge imposé par les figures de l’Ordre, dont Certeau se méfie et qu’il ruse en imposant des figures de détournement). La surface pratique des nominations selon les mêmes procédures qui servent à l’ordre pour imposer

     

eu dans le Fronte Popular quelque chose qui a plus effrayé l’Ordre bourgeois que Mai . Le Fronte Popular, c’était la conjonction d’une série de trajectoires individuelles et collectives, de points sur un plan, sur autant de plans que de points, qu’aucune fonction – et surtout pas celle de fête – ne pouvait exprimer, ne pouvait capitaliser. Le Fronte Popular, c’était en quelque sorte l’objet d’une impossible mémoire (le souvenir n’est d’ailleurs sans doute, chez Deleuze, que l’une des figures, la plus rusée, du Capital, car elle est celle qui produit des prêtres ; le souvenir, c’est ce qui remâche sans avoir le corps animal des vaches 315).Tout ceci suppose une ontologie 316 et une réinterprétation par le biais de la différence ontologique – du multiple sous la poussée de la vie. C’est la vie qui, immédiatement, est multiple, est le multiple. Et le multiple est l’actualité du monos de la vie 317, de ce que, sous un autre « jour », nous avons appelé la Nuit.


son pouvoir, mais elle pratique ces nominations anonymement. L’Ordre peut faire ses enquêtes : le patois s’insinue étrangement dans la langue, la langue n’est plus la langue, le patois n’est plus le patois ; le patois n’est pas la vie de la langue ; c’est la langue ellemême qui est vivante et qui déjà n’est plus la langue. Les procédures mille fois anonymes par lesquelles elle évolue sont sa vie, et les vivants se l’attribuent encore anonymement. « C’est le murmure des sociétés. De tout temps, il prévient les textes. Il ne les attend même pas. Il s’en moque […]. Le nombre advient, celui de la démocratie, de la grande ville, des administrations, de la cybernétique. C’est une foule souple et continue, tissée serré comme une étoffe sans déchirure ni reprise, une multitude de héros quantifiés qui perdent noms et visages en devenant le langage mobile de calculs et de rationalités n’appartenant à personne. Fleuves chiffrés de la rue 318 ». Pour Valéry, la barbarie, c’est la nature laissée à elle-même, le mouvement de la matière croulante et délétère. L’ordre, c’est donc la liberté. La liberté de l’esprit n’existe que parce que l’ordre a oublié que la barbarie est le fait du monde. La liberté critique naît de voir les bizarreries, et les opacités de l’ordre, elle s’adosse sur une tradition, et fait parler l’origine tue et fictive de l’Ordre. La condition de la liberté, c’est donc d’oublier à son tour sa condition. Le fait qu’elle est un produit de l’ordre lui devient à elle-même opaque. « Alors les raisonnements se déchaînent ; l’homme se croit esprit. De toutes parts naissent les questions, les railleries et les théories ; les unes et les autres, usages du possible et exercices illimités de la parole séparée des actes. Partout étincelle et agit la critique des idéaux qui ont fait à l’intelligence les loisirs et l’intelligence de les critiquer 319 ». La pensée suppose dès lors une double opacification d’elle-même, puisque sa condition est de se penser sans condition, et de taire sa possibilité ; de l’ordre, qui se juge inconditionné, réductible au seul fait de son opération. L’évidence de la pensée lui cache à elle-même son origine : elle perd qu’elle est une fiction dans l’ordre, et qu’elle est née de ces mêmes « choses vagues » qui lui semblent alors insignifiantes et insensées.

329 Michel de CERTEAU, « L’institution de la pourriture : Luder », p. 238. 330 Michel de CERTEAU, « L’institution de la pourriture : Luder », p. 229, que je détourne

de son contexte premier, lequel parle de la pratique de la torture en Amérique du Sud, en l’interprétant en écho à la gestion de l’institution en Église.


PROLEM SINE MATRE CREATAM

• PROLEM SINE MATRE CREATAM

Prolem sine matre creatam : il s’agit d’une citation des Métamorphoses d’Ovide 321 qui ouvre l’Esprit des lois. Si Montesquieu a choisi cette citation pour introduire la lecture de son ouvrage, ce n’est pas un hasard.Ainsi le monde des lois veut-il être pris pour un enfant sans mère : rien ne l’a engendré, il s’est engendré lui-même. Un monde sans Dieu, qui ne se réfère à aucune autre autorité qu’à lui-même, sinon à l’autorité elle-même, la figure d’un « père ». Son origine est perdue, ou plutôt simplement occultée : les lois ne doivent pas être considérées comme le produit de la fantaisie de ce qu’elles servent – la conservation du monde de l’ordre. Par leur origine bâtarde refoulée, les lois veulent être considérées pour le rôle qu’elles ont à jouer : enfants dont l’origine est inconnue, et qui sont à respecter comme les déesses de la Terre dans les Temples qu’elles instaurent. Elles s’accordent leur propre autorité, qui n’est liée à rien d’autre qu’au simple fait d’être du monde, de sa préser-

     

Être poli comme Mallarmé : est-ce le geste d’une déconstruction ? L’éclat d’un art de faire ? Une perversion ? Un devenir-charmant ? L’éclat d’une séduction ? Les mots comptent 320. Revenons donc sur le poids des mots : le Créateur conserve le monde par les lois mêmes dont il s’est servi pour le créer. La fiction, donc, conserve le monde. La pensée « exténue l’instinct de conservation ». Le monde est création, c’est ce que le monde, pour être monde, se doit d’ignorer. Sa fiction d’origine, baptisée dans le langage de l’ordre, lui est impure : elle troublerait son efficacité de monde, efficacité que pourtant elle assure. Le monde trouve dans sa propre fiction les ressources pour la faire taire. Il trouve encore en lui-même les ressources pour la penser. Le tissu des « choses vagues » permet la société et la pensée ; on ne peut simplement s’en débarrasser, sans se débarrasser du même coup de la société – et de la pensée. La loi doit se défaire de son nom, de son beau nom de fiction. C’est au seul prix de cet effacement qu’elle acquiert sa force.


vation. Ainsi la pensée, comme rapport au monde est-elle possible sans nulle autre condition que la fidélité à cette immanence. L’esprit des lois, par cette autochtonie radicale, ouvre la possibilité d’une intelligence du monde qui rende justice aux singularités comme virtualités de l’universel. L’intelligence est ainsi immédiatement un devenir générique de la pensée. Les lois fondent la possibilité de la pensée, ses métamorphoses, son devenir-vérité jamais terminé. En ce sens, déesses bien divines, les Lois de Montesquieu sont elles-mêmes absentes et invisibles, partagées selon la géographie et l’histoire, la nature et la société, démultipliées en lois singulières et en références « universelles ». Rien ne peut s’accorder de leur autorité absolue, sauf à faire croire que leurs formulations singulières sont les expressions appropriées de l’universel. Or, on l’a vu, la justice – et l’universel – sont les marqueurs, chez Montesquieu, d’une perpétuelle désappropriation, d’un écart et d’un espace de préservation. Prolem sine matre creatam est une citation qui, chez Ovide, se rapporte à Erichtonios, le fondateur d’Athènes né de la Terremême. Celui-ci doit sa naissance au sperme d’Héphaïstos tombé sur la Terre, alors que celui-ci poursuivait Athéna qui ne se laissait ni séduire ni violer. Autochtonie radicale dont Marcel Detienne a fait aujourd’hui le refoulement d’une bâtardise impossible à nommer 322. Erichtonios est né de la terre même, produit par le monde seul. Mais la fable raconte qu’il est le fruit du désir frustré d’Héphaïstos pour Athéna. Fruit désolé de penia en quête de poros, pleine de sollicitudo, mais privée du gaudium auquel elle aspire ? Sans doute s’agit-il autant, ici, du sigle fondateur de la métaphysique et de son impossible fin que de celui de la littérature, qui, elle aussi, a pour caractéristique de se vouloir sans conditions, en n’étant toutefois, pour sa part, que pure fiction (c’est ainsi le contrat qu’on passe avec elle pour qu’on parvienne à la croire). Erichtonios, le fondateur d’Athènes, est celui qui radicalement commence, dans cette longue tradition grecque qui veut que les cités soient fondées par un geste d’autorité. Son commencement, le commencement, un commencement tou-


jours re-commencé qui occulte son impureté ou sa bâtardise, est la double image de la fiction et de la pensée, et c’est par elle que Montesquieu a voulu commencer son livre. Par ce nœud, lois, fiction et pensée sont étrangement rassemblées. Elles commencent toutes trois leur existence par la nécessité impérieuse d’un il faut ! la nécessité de leur propre existence. Mais l’ordre s’inquiète de la proximité de cette bâtardise, n’est pas sûr d’y reconnaître ses enfants prodigues, et veut instaurer un partage entre ce qui d’une part le fonde et l’assoit, et d’autre part ce qui n’est imputable qu’aux joies sans danger de la récréation. Un trop grand mélange serait l’assurance d’une fissure perpétuelle qui briserait l’efficacité de chacune de ses opérations. C’est pourquoi, selon Valéry, il a encore besoin de produire une fable qui cache son nom. Or ce mensonge se perd lui-même, car l’oblicité des ressemblances est toujours le commencement des petites et des grandes crevasses. Le monde est ainsi la vision de ce partage, la certitude tactile d’entailles mouvantes et multipliées. S’il a besoin de définir son territoire pour faire croire à la force de ses opérations, l’ordre commence, ainsi que l’avait pressenti Rousseau, par une logique de propriété 23 ; d’instances, de cloisons, d’appartenances et d’appropriations, de lieux assignés et clairement définis. Mais dans l’ordre du monde, de ce qu’est le monde, l’ordre ne dispose pas de figures différentes de celles de la littérature : ses agencements particuliers ne lui sont pas accordés par l’autorité transcendante d’un Dieu. Les signes de son propre décloisonnement se trouvent dès lors également au cœur de ses figures, dans un bruissement qui les désapproprie et les dévie de leurs usages. C’est cela, chez Certeau, le fondement du braconnage des arts de faire : la vérité ontologique d’un pragmatisme de la pensée et de l’action. Un autre bon lecteur de Montesquieu, Diderot, a fait de prolem sine matre creatam le principe même de sa réflexion philosophique, laquelle lie, sous cet aspect, la philosophie depuis Platon et


l’invention de la littérature. Dans son œuvre, prolem sine matre creatam est devenu la qualité même de la matière – qualité qui évoque la substance une, infinie et éternelle de Spinoza, et qui astreint semblablement la pensée à l’éthique rigoureuse de son propre exercice. Diderot veut penser une matière éternelle qui s’accorde à elle-même son propre mouvement : autonomie radicale de la matière, jusque dans l’immobilité apparente de la pierre 324. C’est pourquoi chez lui le genre littéraire de la philosophie ou du traité est immédiatement le même que celui du conte, de la littérature ou du théâtre : même quand une voix unique se met à parler, il faut supposer au moins deux voix qui s’y partagent, pour que la pensée, dans ce dédoublement, ait un interstice où passer, et qu’elle se lise comme la pratique d’une double altération. Le « philosophe » n’existe pas sans son double bâtard, le « neveu » de Rameau 325. La pensée, littéraire ou philosophique, en devient désappropriante par nécessité. À partir de là, il est possible de lire prolem sine matre creatam comme le « propre » désappropriant de toute littérature, qui emprunte et refond ce qui lui sert.Au « philosophe » qui demanderait ce qu’il en est, sur ce point, du problème de l’appropriation, de ce qui, dans la lecture, traverse et habite les singularités, de ce qui reste dans l’altération de cet être-au-monde, le « neveu » répondrait sans doute par une dernière considération sur Michel de Certeau, dans le rapport qui lie, chez lui, l’écriture à la lecture. Certeau lit dans la propriété le regard d’un extérieur hanté par l’arbitraire de l’intérieur dont il a fait son objet, par une clôture qui déborde les discursivités qui la posent. La métaphore du cercle propre à l’herméneutique s’abîme, remplacée par celle de la prise, de la rupture, de la capture, double de l’œil vivant imaginé par Starobinski 326.Transitivité du regard, transition vers un autre de la pensée, trans-ire du style qui transit. Le transit est d’abord en français (au XVII e siècle) une « dérogation au paiement des droits (de douane, d’octroi) 327 » , de l’italien transito, « transport de marchandises en franchise 328 ». Attention fixée sur l’acte plutôt que sur la marchandise, « contrebande » dans l’habit de la Loi, franche peut-être des paiements symboliques, et riche de reflux inat-


tendus et opaques. La métaphore est dangereuse, à double sens ; elle annonce déjà, au-delà du braconnage, par la pollution d’un usage plus tardif du mot, l’opération d’une digestion. Le transit est l’altération, invisible à qui veut la voir, du dedans.

331 Michel DE C ERTEAU , « Extase blanche » in La faiblesse de croire, Paris, Seuil (Esprit),

   

C’est pourquoi la lecture, chez Certeau, est un « art de faire » qui entretient à l’égard de l’institution un rapport libre mais ambigu : car à bien y pénétrer, la lecture conduit à y trouver en toutes deux « à la fois le sérieux d’un réel et la dérision de la vérité qu’elle affiche » 329. Cette dérision n’est pas reconnue par l’institution : elle est le produit d’une schize liée, pour la lecture, à la nature des arts de faire, à leur pratique altérante, qui fait qu’une vérité ne se ressemble pas, qu’elle est toujours de l’intérieur d’elle-même, déjà partagée par ce qui la rend possible et ce qui dès l’origine la transforme, l’altère dans le champ de la réalité. Cette schize a un revers : elle signifie qu’il est impossible de rendre compte de cette vérité dans le jeu de son langage, fût-elle attachée au « sérieux d’un réel ». C’est pourquoi l’institution, qui tient noué le partage de la schize, fait à la lecture partagée le procès d’une torture. Aux yeux des autres, il s’agit pour le lecteur de montrer qu’il a com-pris ce que l’institution a produit, au sens le plus faible du mot : prise ensemble d’un rapport nécessaire entre un donné (le produit d’une écriture) et un ouvert (l’invention d’une lecture). Or la lecture, dans la tenue de cet écart, est justement la reconnaissance de sa fissure. C’est le chaos entraperçu derrière le masque de la Loi, qui dit la vérité et la possibilité de l’institution, laquelle doit cacher cette réalité qui la fonde. Dès lors, la torture a un double effet : dans l’aveu qu’elle arrache à la lecture se lit un double mensonge : le mensonge par lequel l’institution instaure les codes de ses lois, et le mensonge par lequel la lecture avoue s’y soumettre. Ainsi, selon Certeau, « la torture, c’est l’initiation par excellence à la réalité des pratiques sociales. Elle a toujours pour effet une démystification des discours. Elle est le passage de ce qui se dit du dehors à ce qui se pratique au-dedans. Ce transit, moment pendant lequel il s’agit pour le bourreau de produire de l’assentiment à partir d’une extériorité, trahit donc, mais dans l’obscurité, de nuit, le jeu de l’institution 330 ». C’est pourquoi la lecture, liée aux arts de faire, doit tenter de s’en tirer par le jeu de ses inventions. Elle est, sinon, sous le coup de la Loi qui l’oblige à « avouer » malgré tout


qu’elle est dominée jusque dans ses règles les plus intérieures et que c’est là que gisent les secrets de ses plus belles jouissances : espoir bien ambigu de tous les écrivains qui désirent produire à la fois une œuvre et des lecteurs.

332 Paul VALÉRY, Tel quel, p. 665. 333 Giorgio AGAMBEN, Image et mémoire. Écrits sur l’image, la danse et le cinéma, tra-

duction de Marco Dell'Omodarme, Suzanne Doppelt, Daniel Loayza et Gilles A. Tiberghien, Paris, Desclée de Brouwer, 2004, p. 50, citant Benjamin, lequel cite luimême Focillon. 334 Référence pervertie à Martin H EIDEGGER, Essais et conférences (1954), traduction d'André Préau (1958), Paris, Gallimard (Tel), 1996, et not. « Bâtir, habiter, penser » et « La chose ».


C’est cette constellation qui forme le ciel et la terre de notre cristallographie.

335 Michel DE CERTEAU, La faiblesse de croire, p. 295.

   

Une première étoile, opaque en son origine, qui est passion de clarté. Une deuxième étoile, qui partage le flux lumineux, éclaire coupures et inventions. Une troisième, radioactive, qui révèle le néant – le multiple pur des lumières. Puis : Nietzsche. Alors, la passion d’une autre clarté qui serait la transformation de la même lumière : quatrième étoile. La peur que ce qui se dérobe au langage ne soit un désastre : cinquième étoile. La lumière, organe et variation du chaos, envers de la brutalité de l’ordre : sixième étoile.

















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