Bernard Reymond : À la découverte de Schleiermacher

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phones de l’œuvre de Schleiermacher et de la publication de bonne partie de ses ouvrages philosophiques en traduction française (principalement aux Éditions du Cerf, sous la houlette de Christian Berner) et de la nouvelle traduction que Bernard Reymond a publiée chez nous en  des discours De la Religion. Bernard Reymond, dans ce bref ouvrage accessible au plus grand nombre, nous entraîne à la découverte de Schleiermacher. Ce grand philosophe de l’époque romantique allemande et Père de la théologie moderne, réformateur de la Réforme écrivait lui-même dans une lettre à un ami : « ma philosophie et ma dogmatique sont décidées à ne pas se contredire ». Dans le dernier chapitre, Reymond nous trace une généalogie des successeurs de la pensée de Schleiermacher, de Vincent à Sabatier et

BE RNARD RE YMOND À L A D É C O U V E RT E D E S C H L E I E R M A C H E R

On ne peut que se réjouir de la récente redécouverte par les franco-

Croce, de Tillich et Troeltsch à Gadamer… Professeur honoraire de théologie de l’Université de Lausanne, Bernard R EYMOND est l’auteur de nombreux ouvrages sur la pensée protestante et sur la relation entre le protestantisme, la culture et les arts. On citera, entre autres, ses ouvrages L’architecture religieuse des protestants (Labor & Fides, 1996), Le protestantisme et la littérature (L & F, 2008). Il s’est depuis toujours intéressé à l’œuvre de F.D.E. Schleiermacher, et a étudié son riche héritage dans la pensée théologique et philosophique contemporaines. Il a réalisé en 2004 une nouvelle traduction d’une œuvre théologique fondamentale de Schleiermacher, De la Religion. Discours aux personnes cultivées d’entre ses mépriseurs (van Dieren, 2004)

BERNARD REYMOND À L A D É C O U V E RT E D E

SCHLEIERMACHER

En couverture : Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher, par Seb Jarnot. Illustration commandée pour cette édition © 2008

ISBN

978-2-911087-61-5 •

PRIX EN FRANCE

14 €

VAN DIEREN ÉDITEUR



BERNARD REYMOND À la découverte de

SCHLEIERMACHER

VAN DIEREN ÉDITEUR


Ouvrage publié avec le concours de

la Réforme progressive, Genève

© 2008, Van DIeren Éditeur et Bernard Reymond pour le texte © 2008, Van DIeren Éditeur et Sébastien Jarnot pour le portrait de Friedrich D. E. Schleiermacher, réalisé spécialement pour cette édition Toute reproduction sans autorisation écrite de l’éditeur, par quelque moyen que ce soit, est interdite aux termes de la loi et sera poursuivie.


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.     Théologien, pasteur, philosophe p. 5 L’empreinte morave p. 7 Vers le romantisme p. 1 2 Des Discours au professorat p. 1 8 Berlin ou le couronnement d’une carrière

p. 2 2

.  D I S C O U R S S U R L A R E L I G I O N De la religion p. 2 7 Une apologie p. 3 1 L’essence de la religion p. 3 5 La religion concrète p. 4 0 La « religion des religions » p. 4 6 Le Médiateur p. 5 1 Art et religion p. 5 6 Trois thèmes théologiques p. 6 1 Les Écritures Dogmes et doctrines Dieu

  • SCHLEIERMACHER •

.    

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.      Théologie positive et doctrine de la foi p. 6 9 Entre l’Église visible et l’Église invisible p. 7 5 Herméneutique et dialectique p. 8 2 Éthique et doctrine chrétienne des mœurs p. 8 7 Esthétique ou le problème des arts p. 9 3 p. 1 0 1

.    

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Références bibliographiques par ordre chronologique

p. 1 1 0


Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher, gravure sur cuivre tirée de l’ouvrage Zweihundert deutsche Männer (Deux cents Allemands), édité par Ludwig Bechstein, Leipzig 1854


.    

THÉOLOGIEN, PASTEUR, PHILOSOPHE

  • SCHLEIERMACHER •

   • THÉOLOGIEN, PASTEUR, PHILOSOPHE

Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher est souvent présenté comme « le père de la théologie moderne ». On peut l’entendre de deux manières. Les uns se servent de cette expression pour lui reprocher d’avoir faussé compagnie aux doctrines de la Réforme et ouvert dans l’histoire du protestantisme une parenthèse qu’il faudrait s’empresser de refermer.Les autres,dont je suis,saluent au contraire en lui un « réformateur de la Réforme » : Luther, Zwingli, Calvin ont contribué de manière insigne au redressement du christianisme, mais ils ont été des hommes de leur temps et n’ont pu tirer toutes les conséquences de la Réforme dont ils ont été les chefs de file; d’autres, après eux, devaient encore déployer toutes les virtualités de ce qu’ils avaient entrevu ; Schleiermacher est de leur nombre. La théologie ou la religion ne sont toutefois pas seules en jeu: comme en témoignent plusieurs publications récentes, des philosophes s’intéressent assidûment à sa pensée et certains voient par exemple en lui « le père de l’herméneutique philosophique », c’està-dire de la réflexion qui porte sur les problèmes d’interprétation. Et puis, Schleiermacher est l’une des grandes figures du romantisme allemand, voire du romantisme dans son ensemble. Schleiermacher laisse derrière lui une œuvre considérable. De la religion, un ensemble de cinq Discours qu’il a publié de manière anonyme en , est son œuvre la plus justement célèbre ; il en sera beaucoup question dans ces pages. Elle occupe dans le champ littéraire allemand une place pour le moins équivalente à celle du Génie du christianisme (), de Chateaubriand, dans le périmètre français, sans compter qu’elle lui est bien supérieure sous l’angle des qualités intellectuelles et des répercussions à longue échéance. Dans les deux cas, l’enjeu est de rendre ses


titres de noblesse à la religion. C’est que le surgissement du romantisme est lié pour une bonne part à une redécouverte de la religion, ou du moins de la dimension religieuse des humains et de leur culture. Pour le romantisme, tout se tient, quasi organiquement, et l’on ne saurait faire l’impasse sur elle sans porter atteinte au tout de l’homme, même si c’est pour se contenter de formes de religiosité qui ne sauraient satisfaire une conscience chrétienne. Schleiermacher, comme Chateaubriand, entend montrer que, dans ce domaine, le christianisme est insurpassable ; mais il le fait en protestant, avec des exigences protestantes et il en veut à l’irréligiosité de la religion courante, là où l’écrivain français s’est trop souvent contenté d’en appeler à une insuffisante nostalgie de la foi. Schleiermacher est avant tout un théologien et un pasteur, comme en témoignent deux ouvrages plus techniques, moins littéraires que les Discours, et qui demeurent des textes de référence dans leur domaine : un Bref exposé (édité en français sous le titre Le statut de la théologie) qui est une présentation synthétique et organisée de l’ensemble de la théologie, surtout à des fins d’enseignement, et une Doctrine de la foi en deux volumes qui expose de manière coordonnée et cohérente les grands thèmes de l’enseignement chrétien, mais selon une méthode et dans une perspective sensiblement différentes de celles qu’on rencontrait dans les dogmatiques traditionnelles. À quoi il faut ajouter, entre autres, ses nombreuses prédications et des pages sur Jésus qui n’ont jamais été traduites dans notre langue. Parallèlement à son enseignement de la théologie, mais en relation étroite avec lui, Schleiermacher s’est préoccupé d’éthique et de philosophie. En Allemagne, on aime rappeler qu’il est l’auteur d’une traduction des Dialogues de Platon qui continue à faire autorité. Et ces dernières années ont vu paraître en français des traductions de son Herméneutique, de sa Dialectique, de son Brouillon sur l’éthique et de son Esthétique. Tous ceux qui s’intéressent aujourd’hui aux relations entre la foi chrétienne et les différentes formes d’art savent avoir une dette de reconnaissance envers Schleiermacher, ou du moins devoir


tenir compte de ce qu’il en a dit, cela surtout en vertu de ce qu’il a donné à entendre à cet égard dans ses Discours de . Toutefois, à la différence de plusieurs théologiens protestants marquants de l’aire francophone, il ne s’est pas adonné à proprement parler à une activité de critique littéraire, par exemple en examinant un drame ou un roman tant dans sa forme que dans son fond.Tout cet univers des arts, mais aussi celui des sciences, n’en est pas moins constamment présent à sa pensée. Religion, arts, littérature et même sciences de la nature : il faut avoir tout cela à l’esprit quand on s’intéresse à lui, comme d’ailleurs au romantisme dans son ensemble. Ces multiples aspects de la culture et de la civilisation sont l’horizon sur lequel s’inscrit toute sa réflexion, y compris dans le domaine de la religion.  L’EMPREINTE MORAVE

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L’orientation première de Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher, né à Breslau (aujourd’hui Wrocław) le  novembre , n’a rien de surprenant pour l’époque : son grand-père était pasteur et son père, Johann Gottlieb Adolph Schleyermacher (le nom de famille comportait encore un « y »), est aumônier militaire des troupes prussiennes ; Friedrich sera donc lui aussi pasteur.Toute la famille se rattache à la tradition réformée, c’est-à-dire qu’elle est marquée par l’enseignement de Zwingli, Bullinger et Calvin. Ce détail a son importance : les régions où notre homme va exercer son activité, en particulier Berlin, la Saxe, la Thuringe et le Brandebourg, sont de tradition très majoritairement luthérienne ; mais la famille régnante de Prusse se rattache à l’Église réformée. Friedrich restera toujours attaché à cette Église et sa pensée est typiquement réformée sous de nombreux aspects, mais avec l’ambition de surmonter les préventions des luthériens envers les réformés (« mieux vaut être catholique que réformé », répète-t-on encore de son temps dans ces régions). Johann, le père, est franc-maçon, comme le sont à la fin du XVIII e siècle beaucoup de pasteurs soucieux de participer à la vie de la cité ; cette affiliation permet de penser que Friedrich, dès


son enfance, est frotté de l’esprit propre à l’Aufklärung, au siècle des Lumières, d’autant que son père complète lui-même à domicile l’enseignement reçu à l’école de Gnadenfrei, la localité où la famille s’installe après Breslau. Quand Friedrich a dix ou onze ans, ses parents sont touchés par un réveil religieux et adhèrent au mouvement des Frères moraves, ce qui va donner une tournure nouvelle à son parcours éducatif. La communauté des Frères tchèques, comme on appelle aussi ce mouvement, est née de l’accueil que le comte Nikolaus Ludwig de Zinzendorf réserva sur ses terres de Herrnhut (Saxe), dès , aux protestants fuyant la Moravie en proie aux persécutions de la ContreRéforme autrichienne. La piété des Frères moraves combine les avancées intellectuelles du siècle des Lumières et les exigences du piétisme et du réveil religieux ; la communauté morave se distingue encore aujourd’hui par une vie spirituelle à la fois fervente et communautaire, centrée sur la personne de Jésus, et associée à un vif souci pédagogique et missionnaire. À l’époque, les Moraves disposent de plusieurs collèges réputés pour leurs méthodes pédagogiques et leur encadrement spirituel. Les capacités intellectuelles de Friedrich sont de plus en plus évidentes et l’enseignement dispensé à l’école de Gnadenfrei n’est pas d’un niveau suffisant pour lui. Ses parents le font admettre dès juillet , avec son frère Carl, au Pädagogium de Niesky. Ce collège doublé d’un internat se distingue alors, comme toutes les institutions moraves, par le recrutement international de ses élèves comme de son corps enseignant. Friedrich s’y sent apparemment à l’aise, ainsi qu’en témoignent ces lignes extraites d’une lettre à sa sœur Charlotte : « J’ai fait beaucoup d’expériences, expériences du mal qu’il y a en moi et de l’abondance de grâce qu’il y a dans le Sauveur. J’ai mérité la colère : voilà ma confession. Et du haut de sa croix l’Agneau de Dieu me répond : J’ai ôté ton péché. Quand je me dis ce à quoi on s’attend de la part d’un membre de l’Église, je perds courage ; impossible d’aller de l’avant en me confiant en mes forces. C’est pourquoi, chère sœur, pense beaucoup à moi devant le Sauveur. » Ce sont là des manières de dire caractéristiques de la piété que ses maîtres s’efforcent de lui inculquer.


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Les Moraves appellent leur communauté religieuse « Église de l’Unité des Frères ».

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Au bout de deux ans, en automne , Schleiermacher entre au séminaire théologique de Barby, sur l’Elbe – une institution destinée à former des pasteurs, toujours dans la perspective morave, avec le souci de tenir les étudiants à l’abri de la théologie universitaire, tenue pour trop rationnelle et préjudiciable à la fois. On s’efforce aussi de les préserver de la séduction des mondanités, en omettant par exemple de les sensibiliser aux différentes formes d’art. Le style de vie des étudiants est strictement contrôlé par le corps enseignant qui cultive volontiers une piété en serre chaude. Mais Schleiermacher n’en conserve pas que de mauvais souvenirs. Vingt ans plus tard, en , devenu professeur à l’Université de Halle, il évoquera avec une certaine nostalgie ses années moraves, toujours dans une lettre à sa sœur Charlotte : « J’ai passé la semaine de Pâques à Barby, dans l’Église des Frères : belles et saintes journées, riches en souvenirs mémorables et en jouissances pour mon cœur. J’ai retrouvé dans cette localité mon vieux recteur, vieillard de soixante-dix-sept ans, encore actif et plein de vie, qui, aussi longtemps que je fus sous sa surveillance, m’avait aimé comme un second père. Puis les beaux cultes du Vendredi saint : la lecture du récit de la Passion, entrecoupée, de temps en autre, par un cantique ou bien par quelque chant du chœur ; pas de discours, rien qu’une forte prière prononcée à l’heure de la mort du Christ et toute pénétrée de la grande pensée de la réconciliation ; l’agape du grand sabbat ; le culte sur le cimetière, le matin de Pâques, au moment où le soleil se lève.Vraiment, il n’y a aujourd’hui dans toute la chrétienté pas de culte public qui réponde mieux aux aspirations de la piété chrétienne, ou qui l’éveille plus sûrement, que ceux de l’Église de l’Unité 1[…] On ne célèbre de vraie cène que là […] Quand je réfléchis à mon isolement dans le monde et à ma séparation d’avec ceux qui forment la vraie Église du Christ sur la terre, j’essaie de me consoler par la pensée d’appartenir à l’Église invisible, dispersée partout, dans un même esprit, une même piété et un même amour. » C’est dire si ce passage chez les Moraves l’a marqué. Il suffit d’ailleurs de lire De la religion pour en discerner l’influence sur sa manière de concevoir l’essentiel de la religion : telle qu’il la


comprend, la vie religieuse vraiment authentique est toujours en relation étroite et profonde avec l’affectivité, avec des sentiments, avec une ferveur intime qui, considérés sous cet angle, dénotent une parenté certaine avec quelques traits dominants de la piété morave. Les sensibilités de type romantique, évidemment, s’en délectent ; mais des tempéraments plus froids, plus rationnels, plus réservés, peuvent légitimement avoir l’impression, en le lisant, que leur manière d’être religieux trouve difficilement sa place dans le cadre interprétatif qu’il leur propose, sans aboutir pour autant à une religion qui serait le résultat d’un raisonnement purement intellectuel. Mais revenons à Barby. La théologie et la piété si intensive qui y dominent ne tardent pas, au bout de quelques mois, à acculer Friedrich Schleiermacher à une crise religieuse si profonde et décisive qu’il finit par demander à son père, dans une lettre du  janvier , l’autorisation de quitter cette institution pour s’inscrire à l’Université de Halle. Il désire bel et bien étudier la théologie, « mais alors vraiment jusque dans ses fondements ». Pour emporter le consentement de son père et lui faire comprendre qu’il ne partage plus du tout les convictions de ses maîtres, il lui écrit ces lignes qui sont comme une sorte de confession de foi à l’envers : « Je ne peux pas croire que c’était le Dieu éternel et vrai qui se désignait lui-même comme le Fils de l’Homme ; je ne peux pas croire que sa mort fut une expiation vicaire, parce qu’il ne l’a pas dit lui-même et parce que je ne peux pas croire qu’elle était nécessaire. » La rupture sur le fond ne saurait être plus nette. À l’époque, cette impossibilité de souscrire à des doctrines que les Moraves et les milieux piétistes en général tiennent pour déterminantes n’a rien de bien original : même s’ils n’en conviennent pas toujours ouvertement dans leurs sermons, de nombreux pasteurs et théologiens la partagent. Et elle ne suffit évidemment pas à faire de Schleiermacher un réformateur. Mais tandis que d’autres n’ont tout simplement jamais adhéré à ces doctrines-là, lui a participé intensément à la piété fervente des Moraves et en reste profondément marqué dans sa sensibilité. Son originalité, son génie vont être de ne pas se contenter de simplement tourner la


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page, mais de faire de tout cela les éléments d’une nouvelle synthèse. Grâce à l’hospitalité d’un oncle qui met une petite chambre à sa disposition, Friedrich Schleiermacher peut entrer à l’Université de Halle en avril . Quelques décennies auparavant, elle passait pour être l’Université des piétistes. Mais entre-temps, les représentants des Lumières ont pris le dessus. Le doyen de sa Faculté de théologie est même le célèbre Johann Salomo Semler, l’un des premiers grands introducteurs de la méthode historicocritique en théologie : les documents du christianisme doivent être abordés de la même manière que ceux de l’histoire profane. Les cours de théologie sont suivis par près de huit cents étudiants ; mais Schleiermacher, plutôt autodidacte dans sa manière d’étudier, leur préfère souvent ceux de philosophie. De toute manière, la vie à Halle a un côté très stimulant : elle le plonge dans un climat d’intense activité intellectuelle. Sa manière de concevoir les études ne plaît cependant guère à son père qui, au bout de trois semestres, décide de lui couper les vivres. Couvert de dettes, Friedrich peut heureusement bénéficier à Drosse, près de Francfort-sur-l’Oder, d’une nouvelle hospitalité qui lui permet de continuer ses lectures, de s’essayer à la rédaction de textes philosophiques, en particulier sur le thème de la liberté, et de préparer son premier examen de théologie. Cet examen débute en février , devant le Directoire de l’Église réformée de Berlin, et prend fin le  juillet de la même année par une épreuve consistant en une prédication (sur Luc , - : Jésus reçu à la table des péagers et des pécheurs) prononcée devant trois examinateurs.Voici leur appréciation : bonne déclamation, bonne préparation, un discours plus philosophique que populaire, mais très satisfaisant dans l’ensemble. Friedrich Schleiermacher est donc théologien, bientôt pasteur, mais il est très tenté par la philosophie et s’est déjà frotté aux grands penseurs de son temps, à commencer par Wolff, Kant et Jacobi.


VERS LE ROMANTISME

Désormais, Friedrich Schleiermacher est en mesure de voler de ses propres ailes. Mais pas encore comme pasteur ; il est seulement « candidat » (c’est son titre) à ce ministère, en attendant de passer les examens qui lui donneront accès à la consécration pastorale (en Allemagne, on parle d’ordination, même chez les réformés). Le  octobre , il entre au service du comte de Dohna, au château de Schlobitten, comme précepteur de ses fils. Il doit leur enseigner la littérature, le français, l’histoire, la géométrie, les mathématiques – un programme très généraliste. Il lui revient également de présider chaque matin un recueillement et, de temps à autre, de présider le culte, donc essentiellement de prêcher, soit dans la chapelle du château, soit dans l’église de Schloten, la localité la plus proche. L’un de ses biographes remarque que lors de ce séjour à Schlobitten, il est plus heureux comme prédicateur qu’en amour ; il se sent successivement des penchants pour deux des filles du comte, mais c’est sans espoir : leur déclarerait-il sa flamme, qu’il serait immédiatement et ignominieusement renvoyé. Ses sermons, en revanche, sont fort appréciés, une fois même « avec beaucoup d’applaudissements », comme il le signale dans une de ses lettres. À l’époque, les sermons sont la grande affaire des étudiants en théologie protestante et des pasteurs débutants. Les traités de théologie pastorale du XVIII e siècle sont d’ailleurs presque entièrement consacrés à la manière de concevoir, de préparer et de délivrer une prédication. La durée en est considérablement plus longue qu’aujourd’hui : de cinquante à quatre-vingt-dix minutes. Les candidats sont censés écrire leurs sermons et les apprendre par cœur pour véritablement les dire à leur auditoire, et non les lire devant lui. Aussi les pasteurs consacrent-ils beaucoup de temps à cette préparation – beaucoup plus qu’actuellement. Mais Schleiermacher fait exception sur ce point : à Schlobitten, il prépare ses sermons mentalement et les mémorise sans plume ni papier. En dépit d’une abondante correspondance, il éprouve en effet quelque peine à coucher sur le papier ce qui le préoccupe, comme s’il y avait un fossé entre ce qu’il a en tête et ce qu’il


  • SCHLEIERMACHER •

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réussit à écrire. C’est seulement un peu plus tard que lui viendra sa très grande facilité d’écriture. Mais il restera toujours un verbomoteur plutôt qu’un scriptomoteur : en lisant De la religion, on a sans cesse l’impression qu’il entend dans sa tête, avant de les écrire, les phrases qu’il couche sur le papier. Et pour bien comprendre certaines d’entre elles, il faut effectivement les lire à haute voix, ou les lire en les entendant mentalement. À Schlobitten, Schleiermacher ne laisse toutefois pas dormir sa plume. Il s’attaque en particulier à la rédaction d’un petit traité, De la valeur de la vie (Über den Wert des Lebens) – un thème qu’il reprendra en  dans ses Monologues. Mais pour l’heure, en dépit de contacts avec un éditeur éventuel, il ne termine pas son manuscrit et le projet tombe à l’eau. Au début de mai , le comte de Dohna met brusquement fin à son engagement : il est en désaccord avec la pédagogie de son précepteur. Des raisons d’ordre politique peuvent n’être pas étrangères à ce renvoi. Schleiermacher, en effet, montre des sympathies pour la Révolution française. Il n’en approuve ni les violences ni les exactions, mais il en partage les idéaux de liberté et d’égalité, s’en prend ouvertement aux différentes formes de despotisme et critique l’assujettissement des Églises protestantes allemandes au pouvoir temporel. La décapitation de Louis XVI, le  janvier , le choque profondément, mais il n’hésite pas à soutenir que, dans un monde civilisé, un souverain couronné, s’il est coupable, est passible de la peine capitale, si elle existe, au même titre que n’importe qui d’autre – une opinion présente plus souvent chez les réformés que chez les luthériens. Sa défense de la Révolution, exception faite de ses « dérapages », suffit à le faire passer pour un défenseur du despotisme aux yeux des démocrates de Schlobitten et des environs, pour un jacobin aux yeux des royalistes, et pour un être irréfléchi aux yeux des gens raisonnables. Est-ce le souvenir de la désapprobation qu’il encourut alors ? Cinq ans plus tard, en rédigeant De la religion, il va tenir des propos d’une sévérité sans appel sur les « Francs » dont les actions et les paroles « piétin[ent] les lois les plus saintes » – cela dit sans révoquer


pour autant, semble-t-il, son opinion sur les peines susceptibles de sanctionner des têtes couronnées : en France « se répètent vainement et par milliers des châtiments qui ne devraient normalement frapper que des familles isolées afin de remplir les peuples du respect qu’ils doivent à l’Être céleste 2 ». Renvoyé de Schlobitten, mais non sans avoir dans sa bourse de quoi subsister quelques mois, il ne reste plus à Schleiermacher qu’à trouver un autre emploi, si possible dans l’enseignement. Toujours par l’entremise de son oncle, il obtient en septembre, à Berlin, un poste partiel d’éducateur dans l’école que dirige le pédagogue Friedrich Gedicke, et d’enseignant à l’orphelinat de la ville. Mais ces activités pédagogiques ne lui laissent pas le temps d’entretenir des contacts suivis avec le milieu intellectuel, juste celui de lire les journaux. De plus, il n’est pas au clair sur son orientation future : pastorat ou travail philosophicolittéraire ? Finalement, en avril , son oncle Stubenrauch suggère aux autorités consistoriales de lui confier un poste de suffragant, pour remplacer temporairement le pasteur de Landsberg-an-derWarthe, qui vient de décéder. Une semaine plus tard, Friedrich Schleiermacher se présente à son dernier examen de théologie et se voit dûment consacré au ministère pastoral. Ses prédications, soigneusement préparées et solidement pensées, sont d’emblée très favorablement accueillies par les paroissiens. Il continue néanmoins à se préoccuper de philosophie, d’abord celle de Kant qu’il connaît depuis le temps de ses études. Il découvre aussi la pensée de Spinoza et entreprend de la résumer à son propre usage, avant de lui rendre dans ses Discours un hommage qui le fera soupçonner de panthéisme. Simultanément, à la demande du théologien et conseiller consistorial Friedrich Samuel Gottfried Sack, un partisan des Lumières, il se met à traduire des sermons du prédicateur presbytérien (c’est-à-dire réformé) et rhétoricien écossais Hugh Blair – une traduction mise en vente à la foire de Leipzig de Pâques . Cette fréquentation assidue des sermons 2

De la Religion, (abrégé Religion,), p.9-10.


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Religion, p. 99.

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de Blair doit avoir sérieusement influencé sa propre manière de concevoir la prédication. Blair, un représentant des Lumières, est connu pour la popularité de sa prédication concise et efficace, et pour avoir rompu avec les doctrines calvinistes du péché originel, de la totale corruption de l’être humain et de la damnation qui s’ensuit. Peu après, Schleiermacher traduit également des sermons du prédicateur londonien Joseph Fawcett, qui établit une relation entre la Révolution française et les visions de l’Apocalypse (traduction publiée en ). Les paroissiens de Landsberg souhaiteraient que Schleiermacher soit titularisé dans leur paroisse. Mais les autorités consistoriales en décident autrement. Il obtient finalement en  le poste de prédicateur, c’est-à-dire aumônier, de l’hôpital de la Charité, qui est encore aujourd’hui l’un des principaux centres hospitaliers de Berlin. Cette fréquentation des milieux hospitaliers ne laisse évidemment pas de l’influencer. Dans De la religion, il recourt plusieurs fois à des termes médicaux de l’époque : « asphyxie », « mort sthénique », « euthanasie » ; au début du quatrième discours, il compare même certains états de la religion à une maladie à laquelle on peut remédier par « un traitement approprié associant un régime antiinflammatoire à une atmosphère salubre », tandis que dans d’autres cas, il faut « renoncer à tout espoir de guérison 3 ». Mais son installation à la Charité lui permet surtout, après quelques mois, d’entrer en contact suivi avec le milieu intellectuel et culturel berlinois. Une date revêt à cet égard une importance décisive : le  décembre , il reçoit du comte Alexander zu Dohna, son ancien élève au château de Schlobitten, une invitation à se rendre au thé et au dîner du professeur Markus Herz, un médecin juif. Il tombe d’emblée sous le charme de son hôtesse, la très douée Henriette, qui va être une confidente, correspondante et amie parmi les plus fidèles et les plus durables, celle aussi qui contribuera le mieux à l’introduire dans la société berlinoise. Les Herz sont d’origine juive, mais sont d’autant mieux intégrés à la société allemande qu’ils n’ont pratiquement plus de relation


suivie avec leur religion. La différence de confession n’interférera en tout cas jamais dans l’amitié, d’ailleurs toute platonique, entre Henriette et Schleiermacher. Henriette est même si détachée de son judaïsme d’origine qu’elle ne trouvera rien à redire aux propos pourtant sévères que Schleiermacher va bientôt tenir sur le légalisme israélite ; ce sera dans son cinquième discours sur la religion. C’est chez les Herz que, en juillet , Schleiermacher fait la connaissance du jeune poète, philosophe et essayiste Friedrich Schlegel qui, avec son frère Wilhelm, est déjà l’un des représentants les plus actifs et les plus en vue du mouvement romantique. Ils ne tardent pas à se lier d’amitié au point que, le  décembre de la même année, Friedrich Schlegel vient habiter chez Schleiermacher, cela en tout bien tout honneur, d’autant qu’il prise ouvertement la haute moralité de son nouvel ami. C’est dire si notre théologien se trouve ainsi complètement plongé dans le courant romantique naissant. Il n’épousera jamais toutes les idées ou conceptions de Schlegel, mais il est fortement stimulé par leurs débats quotidiens, en particulier à propos de Platon. C’est aussi Schlegel qui éveille son intérêt pour le domaine de l’art qui, jusque-là, n’a pas eu de place dans son éducation. Cette amitié passe par un moment important quand Schlegel publie sa Lucinde, un livre que la bonne société trouve scandaleux du fait de la « révolution morale » qu’il implique (quelque cent ans plus tard,Théophile Gautier lui reprochera son « pesant libertinage »). Schleiermacher prend ouvertement la défense de son ami dans des Lettres confidentielles sur la Lucinde de Friedrich Schlegel (Vertraute Briefe über Friedrich Schlegels Lucine). L’enjeu de son intervention est de défendre la légitimité, voire la nécessité de rompre avec la morale trop formelle qui domine dans la société et paralyse souvent les relations entre les gens, en particulier entre les sexes. Il faut dire que Schleiermacher a une raison toute personnelle d’intervenir en faveur de son ami sur un sujet aussi délicat : il est amoureux d’Eleonore Grunow, épouse visiblement malheureuse de August Christian Wilhelm Grunow, aumônier luthérien de la Maison berlinoise des Invalides, et il s’est mis en


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Religion, p. 1.

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tête de l’inciter à divorcer pour l’épouser. Il essaiera jusqu’en , à force de lettres, de l’y décider, finalement en vain. Mais on voit tout l’enjeu : Schleiermacher participe désormais à une sensibilité et à une exigence d’authenticité qui permettent de remettre en jeu bien des questions tenues pour quasiment intouchables, dans la vie sociale comme dans le domaine religieux. La cohabitation de Schleiermacher et de Schlegel prend fin en septembre , au bout de deux ans, quand, semble-t-il, les deux amis se découvrent plus différents l’un de l’autre qu’ils ne l’avaient d’abord pensé. Le théologien peut désormais être considéré comme un authentique représentant du courant romantique ; mais son romantisme diffère sensiblement de celui du poète. Disons qu’il est romantique à sa manière, ce qu’il ne va pas tarder à montrer avec son œuvre la plus connue et la plus importante pour le romantisme proprement dit : De la religion. De l’automne  au printemps , il est invité à remplacer le pasteur réformé de Potsdam. En chaire, il prêche à des gens qui ne tiennent pour incongrus ni la religion ni le fait de parler de Dieu. Son cercle d’amis berlinois a en revanche de la peine à comprendre, voire à admettre, son attachement à la religion (n’oublions pas qu’il est pasteur) : eux s’en tiennent à l’écart ou tout simplement la dédaignent.Wilhelm Dilthey, son premier et principal biographe, suppose qu’il a à ce sujet, au printemps , de longs entretiens, peut-être difficiles, avec Friedrich Schlegel et Henriette Herz.Tout le milieu culturel avancé de Berlin affiche en effet envers la religion, surtout la religion instituée, une attitude critique confinant souvent au mépris. Une fois à Potsdam, Schleiermacher profite du recul que lui offre ce séjour temporaire à l’écart de la capitale et de ses élites cultivées, et prend la plume pour tenter de faire mieux comprendre son point de vue et la légitimité de la foi qui le motive. Quelques mois lui suffisent pour rédiger les cinq discours qu’il adresse à ces gens qui « n’adore[nt] pas davantage la Divinité dans le lieu saint de [leur] for intérieur [qu’ils] ne le [font] dans ses temples laissés à l’abandon 4. »


De la religion sort de presse en  à Berlin, sans nom d’auteur. Nous examinerons ce livre tout à loisir un peu plus loin.

DES DISCOURS AU PROFESSORAT

De la religion éveille d’emblée l’intérêt des théologiens attentifs au mouvement des idées et soucieux de voir la foi chrétienne s’exprimer au présent. Ce texte les déconcerte souvent : ils ne sont pas toujours certains de bien saisir où Schleiermacher veut en venir. Mais ils pressentent en lui un théologien avec lequel il faudra compter. Les Monologues que Schleiermacher publie en , toujours de manière anonyme, les confortent dans cette impression. C’est celui de ses écrits qui a le plus de succès de son vivant et c’est le premier à être traduit en français en . Il contribue à renforcer l’impression première que, avec Schleiermacher, on a bel et bien affaire à un théologien rénovateur. Dans ces pages, notre auteur propose à ses lecteurs de le suivre dans les démarches de sa propre pensée et de sa méditation. Sa toute première phrase l’annonce clairement : « De tous les présents que l’homme peut faire à son semblable, aucun n’est la preuve d’un attachement plus profond, que la communication de ses entretiens avec lui-même au-dedans de son âme. » Et tout à la fin du livre : « Par la contemplation de soi-même, l’homme triomphe du découragement et de la faiblesse : car le sentiment de la liberté et de l’activité de l’âme donne naissance à une joie et à une jeunesse éternelles. » Relisant aujourd’hui ces Monologues, nous avons quelque peine à comprendre l’ampleur de leur retentissement. Leur manière de dire nous est devenue un peu étrangère. Leur succès tout au long du XIXe siècle est dû pour une bonne part au fait que, avec ce texte en « je », où il passe en revue lui-même, le monde et l’avenir, Schleiermacher est en prise directe sur la sensibilité et les préoccupations qui sont justement celles du romantisme, donc celles de toute son époque. Ajoutés au prétendu « panthéisme » des Discours (Schleiermacher y fait l’éloge de Spinoza), les milieux que notre homme fréquente


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à Berlin, en particulier ceux de l’intelligentzia juive, et le mode de vie qu’il y mène indisposent le conseiller Sack. Quand Schleiermacher lui envoie de surcroît, au printemps , son premier volume de sermons (apparemment tous rédigés après avoir été effectivement prêchés), son supérieur ecclésiastique lui écrit une longue lettre de mise en garde fraternelle et décide au début de  de lui assigner le poste de prédicateur à la cour du château de Stolp, en Poméranie. C’est un « exil », mais qui lui procure le recul nécessaire pour renoncer définitivement à convaincre Eleonore Grunow de divorcer pour l’épouser. Le séjour à Stolp lui donne surtout le temps de publier en  son premier livre de facture universitaire : Principes d’une critique de la doctrine des mœurs jusqu’à nos jours (Grundlinien einer Kritik der bisherigen Sittenlehre). L’idée doit en remonter à , quand Schlegel l’avait vu rédiger une esquisse sur « l’immoralité de toute morale ». Dans ce nouvel ouvrage, Schleiermacher reproche en gros à Kant d’être parti « d’une loi juridique et politique plutôt que morale » et à Fichte de ne proposer, en fait de morale, qu’une « forme vide ». Les doctrines qu’il passe en revue (il critique également Spinoza, mais moins sévèrement) présentent en d’autres termes le défaut d’être des morales a priori, ne découlant pas d’une exigence spirituelle profonde et ne tenant pas compte simultanément des relations des individus entre eux et au sein des communautés. La morale qu’il esquisse ainsi n’est donc pas un ensemble de devoirs qui, comme le disent si justement les Discours, ne doivent pas être confondus avec la religion ; elle est une fonction de la vie spirituelle, une moralité (ou une éthique) qui, à ce titre, procède d’une intuition aussi fondamentale et originaire que la religion. Notre essayiste, en fait, ne rejette pas la morale, mais juge nécessaire de réformer l’idée qu’on s’en fait, tout comme pour la religion. À Stolp, Schleiermacher se remet également à la traduction des Dialogues de Platon qu’il avait commencée à l’instigation de Friedrich Schlegel. Il y travaille si assidûment qu’un premier volume (Phèdre, Lysis, Protagoras et Lachès) sort de presse pour la foire de Pâques . La traduction des autres Dialogues, à l’ex-


ception du Timée, va l’occuper jusqu’en . Mais d’emblée, son introduction générale fait de lui le théoricien d’une approche qui marque une étape dans l’histoire des études platoniciennes. Il insiste en particulier sur le fait que, contrairement à une opinion fortement représentée à l’époque, Platon n’a pas choisi la forme dialoguée pour dissimuler sa véritable pensée, qui serait de nature ésotérique, ni pour des raisons d’ordre purement esthétique, mais parce que sa méthode est réellement socratique et répond à des préoccupations pédagogiques : il faut apprendre à chacun à penser par lui-même et à se faire ses propres idées. De plus, la philosophie de Platon ne constitue pas un système clos, mais est précisément ouverte au dialogue, donc aussi à de nouveaux développements. Schleiermacher trouve à cet égard chez le philosophe athénien une démarche dont, visiblement, il n’hésite pas à s’inspirer. Les Discours, les Monologues, les Principes et maintenant les Dialogues de Platon, à quoi l’on peut encore ajouter quelques articles de revues et deux brefs textes sur la nécessité de réformer l’organisation des Églises protestantes en Prusse et de mettre fin à la séparation entre luthériens et réformés : il y a là largement de quoi attirer l’attention des milieux universitaires. En janvier , le professeur Heinrich Eberhard Gottlob Paulus, à la recherche d’un théologien qui ne soit pas inféodé à l’orthodoxie, lui propose un poste professoral à la nouvelle Faculté de théologie protestante de l’Université de Würzburg (elle s’intitule Reformuniversität). Schleiermacher hésite, mais finit par envoyer à Berlin sa démission du poste de Stolp. Cependant, le roi de Prusse FrédéricGuillaume III ne veut pas perdre ce brillant sujet, d’autant que lui aussi songe à réunir luthériens et réformés au sein d’une seule et même Église ; il refuse la démission et le nomme prédicateur titulaire et professeur extraordinaire de théologie et de philosophie à l’Université de Halle. Schleiermacher y arrive le  octobre  et commence à enseigner le  du même mois. Il avait hésité devant l’appel de Paulus parce que, à Würzburg, il n’aurait pas eu à prêcher régulièrement. Durant tout son séjour à Halle, et plus tard à Berlin, il ne renoncera jamais à mener de


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front une double activité de professeur de théologie et de prédicateur. Il y tient, car c’est à ses yeux une condition nécessaire au bon exercice de la théologie. On n’en admire que davantage son exceptionnelle capacité de travail : le fait de prêcher tous les dimanches ne l’empêche pas de déployer une activité débordante dans son enseignement. Les années de Halle lui donnent l’occasion de jeter les bases de toutes ses contributions en devenir dans les différents domaines de l’éthique (c’est de Halle que date son important Brouillon sur l’éthique), de l’herméneutique (liée à son enseignement en exégèse du Nouveau Testament), de l’encyclopédie théologique (une présentation synthétique des études de théologie), de la dialectique et de la doctrine chrétienne dans son ensemble. En revanche, il ne se préoccupe pas encore d’esthétique. Pour lui, le séjour à Halle constitue à de nombreux égards une période d’épanouissement et de bonheur intellectuel. On le perçoit nettement à la lecture de son troisième et dernier écrit de style plus littéraire qu’universitaire : La Fête de Noël. L’idée lui en est venue le  décembre  lors d’un concert du flûtiste Friedrich Ludwig Dulong, une célébrité du moment. Le texte sort de presse juste après Noël, au début de janvier . La démarche de la pensée et l’argumentation y sont censément les mêmes que celles des Discours. Mais la mise en scène est bien différente : dans un milieu bourgeois très cossu, trois hommes, trois femmes et des enfants échangent des cadeaux devant le sapin de Noël et engagent une conversation sur le sens de cette fête ; le dialogue conduit de proche en proche d’un certain scepticisme élégant et cultivé à l’aveu d’une foi toute simple, mais indicible, en la nouveauté de vie que symbolise la Nativité. Ce petit écrit est plutôt déconcertant à lire aujourd’hui : il nous laisse l’impression d’une théologie pour gens distingués. Schleiermacher l’a manifestement écrit à l’intention d’un public identique à celui qui assistait au concert de Dulong – un public apparemment peu sensible aux misères qu’il pourrait côtoyer dans la rue. Mais la misère, justement, va fondre sur Halle: le  octobre , les troupes napoléoniennes entrent dans la ville alors que le pouvoir


prussien s’est déjà effondré. Le domicile de Schleiermacher est réquisitionné pour y loger des officiers et des soldats de la Garde impériale. Le , la puissance occupante ferme l’Université,considérée comme un foyer de résistance et de contestation. En mai , découragé, Schleiermacher se réfugie à Berlin.

BERLIN OU LE COURONNEMENT D’UNE CARRIÈRE

Partisan de la liberté dans la société comme en religion, Schleiermacher n’aime ni la Révolution française, ni l’Empire napoléonien ; il prend également ses distances vis-à-vis des Anglais. Dans les Discours, il dit clairement ses raisons de « [se] détourner des Francs » : « Qui honore la religion supporte à peine leur vue, car presque chacune de leurs actions et de leurs paroles en vient à piétiner les lois les plus saintes. L’indifférence frivole avec laquelle ce peuple, par millions, considère la péripétie la plus sublime de l’histoire universelle 5, et la légèreté plaisantine que quelques esprits brillants affichent à l’endroit de cet événement montrent à l’envi le peu de saint respect et de vraie adoration dont ils sont capables, d’autant que, non contente de se dérouler sous leurs yeux, cette péripétie les concerne tous et affecte tous les actes de leur vie. » Et en une allusion transparente à l’exécution du couple royal aussi bien qu’à l’usage immodéré de la guillotine, il demande « de quoi la religion a-t-elle le plus horreur, sinon de l’arrogance sans frein avec laquelle ceux qui dominent le peuple défient les lois éternelles du monde ». Et encore, comme nous l’avons cité plus haut :« Dans leur pays se répètent vainement et par milliers des châtiments qui ne devraient normalement frapper que des familles isolées afin de remplir les peuples du respect qu’ils doivent à l’Être céleste 6 ». Quant à Napoléon, il écrit dans une lettre que ce dernier « hait le protestantisme tout comme il hait la spéculation », c’est-à-dire la philosophie ! Ce qui vient de se passer à Halle et dans l’ensemble de la Prusse ne fait que renforcer son patriotisme et sa volonté de travailler à la libération et au redressement de son pays. Les critiques qu’il adressait en  aux empiétements de l’État sur le domaine reli5 6

Allusion à la Révolution de 1789. Religion, p.9-10.


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Religion, p. 10.

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 

gieux font maintenant place à la conviction qu’il doit contribuer à la restauration de la Prusse, donc aussi de l’État qui assure son existence. Il est de plus en plus convaincu que son pays demeure un foyer inégalable de civilisation où l’on trouve « à l’envi tout ce qui honore l’humanité 7 ». Travailler à son redressement, c’est donc lutter pour la défense de la réflexion, de la culture et de la religion, par quoi il faut entendre la conception protestante, donc libérale, de la religion. Il craint que la Prusse ne soit à son tour victime de l’hégémonie napoléonienne et que le protestantisme ne disparaisse avec elle. Aussi quand le  juillet , immédiatement après la paix de Tilsit, le roi de Prusse nomme le baron vom Stein à la tête d’un ministère chargé de mettre en œuvre une réforme du pays, Schleiermacher devient aussitôt un ferme soutien de cette entreprise de rénovation nationale. Mais il ne bénéficie pas encore d’une fonction officielle permanente. Il est chargé de divers mandats occasionnels, dont un projet de réorganisation des Églises, donne quelques cours publics et poursuit sa traduction des Dialogues de Platon. Le décès de son collègue et ami Ehrenfried von Willich le conduit à demander la main de sa jeune veuve, Henriette, âgée de dix-neuf ans et déjà mère de deux enfants ; lui-même va avoir quarante ans ; il l’épouse après deux ans de fiançailles, le  mai  ; mais du fait du tempérament de sa femme, sa vie conjugale ne sera pas toujours aussi heureuse et sans problème qu’il l’avait espéré. Le même mois, il est nommé prédicateur au temple de la Trinité (Dreifaltigkeitskirche), une fonction qu’il va assumer dimanche après dimanche jusqu’à sa mort. Après la perte de Halle, que Napoléon a rattachée au Wurtemberg, et la fermeture de son Université, qui semble définitive, le roi décide d’ouvrir une nouvelle Université à Berlin. Il en confie le soin au diplomate et savant Wilhelm von Humboldt, célèbre pour l’étendue de ses connaissances (l’Université de Berlin, qui s’appelait d’abord Friedrich-Wilhelm-Universität, porte maintenant son nom). Ce dernier saisit aux cheveux l’occasion de mettre en place


une nouvelle organisation et une nouvelle conception des études. Aujourd’hui encore, on qualifie volontiers de « humboldtiennes » les Universités organisées selon ce modèle, sensiblement différent du modèle français : réparties en Facultés qui couvrent tout le champ du savoir, qu’il soit celui des sciences « naturelles » ou celui des sciences « morales » (c’est le vocabulaire de l’époque), elles sont à la fois grandes écoles, centres de recherche et institutions d’enseignement supérieur. Schleiermacher adhère entièrement à ce projet et rédige en  des Pensées de circonstance sur les Universités de conception allemande, en insistant sur le fait que les Facultés de théologie, de droit et de médecine se distinguent par la relation que leur enseignement entretient avec des tâches pratiques, ce qui n’est pas le cas de la Faculté de philosophie. Le  avril , Humboldt reprend ses fonctions d’ambassadeur et part représenter son pays à la cour deVienne, cela au moment où l’Université dont il a jeté les bases va ouvrir ses portes. Schleiermacher devient du même coup l’un de ses principaux continuateurs au sein de cette institution : le er septembre, il est nommé professeur et premier doyen de la Faculté de théologie. Son cours principal de l’hiver - s’intitule Encyclopédie des sciences théologiques ; il a déjà donné par deux fois un cours de ce type à Halle et il va le répéter à plusieurs reprises à Berlin. Ce cours fait office de manifeste et de programme : il y esquisse l’ensemble des études de théologie sous un angle mettant en évidence l’interdépendance des trois orientations philosophique, historique et pratique de la « science » théologique. Connu le plus souvent sous le nom de Brève introduction aux études de théologie ou plus simplement encore de Petite encyclopédie théologique (titre de la traduction française : Le statut de la théologie), ce texte édité à Berlin en , puis dans une seconde édition refondue et largement complétée en , est l’un des plus programmatiques de Schleiermacher ; sa concision (c’est une sorte de mémorandum à l’usage des étudiants qui suivent son cours) en rend la compréhension parfois difficile, mais c’est l’un de ceux auxquels on se réfère le plus volontiers pour avoir un aperçu de première main de sa pensée théologique.


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Prédicateur très écouté, professeur réputé, Schleiermacher devient rapidement une personnalité qui compte dans le milieu culturel berlinois. Ses prises de position ne plaisent pas à tout le monde. En , il est en butte à l’opposition les milieux conservateurs qui obtiennent son renvoi des fonctions qu’il occupait auprès de la direction prussienne de l’enseignement. En , il entre en conflit avec le roi qui entend imposer aux deux Églises luthérienne et réformée une unité que Schleiermacher appelait de ses vœux, mais surtout pas à la manière autoritaire du monarque. Dès , comme il ne souscrit pas à l’esprit réactionnaire qui, sous l’influence de Metternich, gagne de plus en plus la cour et les milieux dirigeants, on le tient volontiers pour un adversaire ou du moins pour un critique sévère de la politique royale ; on le soupçonne même de menées révolutionnaires. Mais sa réputation ne fait que grandir, dans les Allemagnes (l’Allemagne unie qu’il appelait de ses vœux ne sera réalisée qu’en ) comme à l’étranger, en particulier grâce à ses publications : édition de sermons, rééditions des Discours, de la Petite encyclopédie et surtout publication de sa volumineuse Doctrine de la foi dont la première édition de - est suivie en - d’une édition entièrement refondue. En dépit de son attitude politique dès les années , le roi lui décerne en  une distinction prestigieuse : l’ordre de l’Aigle rouge. En , Schleiermacher entreprend en Suède et au Danemark un voyage au cours duquel on ne cesse de lui rendre hommage. Il meurt d’une broncho-pneumonie le  février . Les chroniqueurs de l’époque estiment à . ou . les Berlinois qui se massent le long des rues au passage du cortège funèbre. La procession compte plusieurs centaines de participants, parmi lesquels de nombreuses notabilités qui, honneur suprême, suivent la bière à pied, et non en calèche comme à l’ordinaire, jusqu’au temple de la Trinité. L’inhumation a lieu dans le cimetière adjacent. Le temple, de plan circulaire, a été détruit par les bombes en novembre , mais le cimetière existe encore et la tombe de Schleiermacher s’y trouve toujours.



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DISCOURS SUR LA RELIGION

DE LA RELIGION

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Si l’on veut aller directement au cœur de la pensée et de la sensibilité de Schleiermacher ou si l’on ne veut lire qu’un livre de lui, c’est De la religion qui s’impose. Cette œuvre n’est pas seulement l’une des plus significatives du romantisme allemand, voire européen ; elle est déjà riche de toute la pensée que son auteur développera par la suite. C’est en lisant cet ouvrage que l’on saisit le mieux sa sensibilité, sa manière d’être chrétien, sa tournure d’esprit et le fond de sa pensée. Le livre compte  pages sous une reliure de format , x , cm et sort de presse pour la foire de la Saint-Michel , chez l’éditeur berlinois Johann Friedrich Unger, sans nom d’auteur. Pourquoi cet anonymat, d’ailleurs bien vite percé à jour dans les milieux cultivés de Berlin ? Schleiermacher ne s’expliquera jamais sur ce point, mais on peut imaginer que, déjà connu comme pasteur, il ne veut pas que son livre soit considéré d’emblée comme la contribution d’un théologien et pâtisse ainsi d’une sorte de flétrissure ecclésiastique. Peut-être désire-t-il aussi éviter que l’affichage de son nom ne donne une sorte de caution ecclésiastique à des propos qui, il le sait, sont souvent en décalage flagrant par rapport à l’enseignement habituel de son Église. Surtout, c’est en tant qu’homme, tout simplement, et non en tant que théologien, qu’il entend être lu : « Tout ce que j’ai à vous dire, j’en suis bien conscient, me fait renier complètement ma profession d’ecclésiastique », écrit-il au début des Discours. « Les préjugés qu’on prête volontiers aux ecclésiastiques ne doivent pas constituer pour nous des obstacles […] C’est en homme et de mon point de vue que je vous parle des saints mystères de l’humanité. » En écrivant ces pages, il cherche donc à se déprendre de tout point de vue religieux préconçu, à


commencer par celui de sa propre confession, mais sans renier pour autant son statut de pasteur : « Pourquoi ne devrais-je pas reconnaître que tel est bien mon état, comme ce pourrait être le cas de n’importe quelle autre contingence ? 8 » Ce livre, finalement si célèbre qu’on le cite parfois par ouï-dire, sans même l’avoir lu, n’est pas d’emblée un succès de librairie. La plupart de ses premiers lecteurs sont souvent désarçonnés par son style autant que par son vocabulaire. Beaucoup le trouvent « difficile à comprendre », comme le subodore le philosophe Johann Gottlieb Fichte. D’autres au contraire voient en lui l’annonce de temps nouveaux pour la religion ; c’est par exemple le cas des frères Schlegel et de Novalis. Il ne ressemble pas aux livres de théologie dont on a l’habitude et, chose curieuse, il ne fera pas non plus école dans la littérature théologique subséquente, même quand les auteurs de ces ouvrages-là se réclameront expressément de lui. Ce n’est pas un traité de théologie, mais une œuvre relevant tout autant de la littérature et même de la poésie. Il est écrit dans une prose parfois enflammée, souvent flamboyante, presque toujours fascinante, avec d’incessants rebondissements de la pensée et des développements parfois si subtiles qu’il faut s’y reprendre à deux fois pour en saisir les nuances et les finesses. Schleiermacher a bien raison de qualifier les cinq essais qui le composent de « discours » : il ne cesse d’interpeller les lecteurs, comme s’il craignait de ne pas retenir leur attention. « Vous pourriez vous […] étonner », écrit-il dès les premières lignes ; « je ne suis […] pas certain que vous approuverez mes efforts, et encore moins que vous partagerez mon enthousiasme et ma manière d’envisager les choses. » Et la toute dernière phrase du livre prend encore une fois les lecteurs à partie : « Ne Nous refusez pas d’adorer le Dieu qui sera en Vous. » Ce n’est pas là le ton de la prédication, plutôt du dialogue implicite et de la confidence. D’incessants retours de « je » et de « vous » (il y a même une seule fois un « tu ») relèvent typiquement de ce que l’on qualifierait aujourd’hui de langage de l’aveu, qui est par excellence celui de la communication existentielle ou religieuse. 8

Religion, p. 3.


Religion, p. 73. Religion, p. 73.

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Schleiermacher ne cherche jamais à imposer une vérité toute faite, mais entend proposer aux lecteurs une réflexion qui devrait leur permettre de faire un bout de chemin dans leur propre vie. Lui-même, en écrivant ces pages, son style le montre bien, se sait encore à la découverte de ce qu’il a à dire : il invite pour ainsi dire ses lecteurs à s’associer à sa propre exploration des thèmes faisant l’objet de son discours. Sa démarche s’apparente à celle de Platon qui précisait sa pensée en progressant d’une idée à l’autre avec les différents protagonistes de ses premiers Dialogues. Et comme le philosophe athénien, Schleiermacher ne baisse jamais les bras : jusqu’à la fin, il ne cesse de relancer le débat et d’acculer ses interlocuteurs potentiels à la réflexion. Le vocabulaire choisi est déjà tout un programme. Schleiermacher hésite plus d’une fois à employer le mot « Dieu », alors qu’au même moment il en fait largement usage en chaire, dans ses sermons. Surtout au début de l’ouvrage, il préfère parler de l’« Univers », de l’« Infini ». Ces deux termes, il est vrai, ne désignent pas directement le Dieu des théologiens ; ils indiquent plutôt la direction dans laquelle il se trouve, car la foi, selon l’expression des Discours, est « une intuition de l’Univers ». Ou bien notre auteur écrit la « Divinité », voire les « dieux », mais par convention littéraire, tout comme le faisaient les écrivains français du Grand Siècle. Et dans l’un des passages où il parle le plus expressément de Dieu, il n’hésite pas à écrire qu’il « n’est pas tout dans la religion, mais l’un de ses éléments, et l’Univers est davantage que lui 9. » Fait tout aussi surprenant, il attribue à l’« Univers » cette parole que les évangiles nous rapportent comme étant expressément de Jésus : « Celui qui perd sa vie à cause de moi la retrouvera, et celui qui veut la conserver la perdra 10. » Ce n’est pas qu’il cherche à choquer ses lecteurs, mais c’est que pour lui, nous le verrons plus loin, il y va bel et bien de la manière la plus adéquate de se resituer, lui et ses lecteurs, par rapport à Dieu. Et puis, il y a le mot « religion » qui, non content de figurer dans le titre des Discours, revient d’innombrables fois dans le cours de


l’exposé. Les commentateurs se plaisent d’ordinaire à remarquer que, dans ses œuvres proprement théologiques, par exemple son grand traité sur La foi chrétienne, Schleiermacher délaisse ce terme pour lui préférer celui de « piété », plus précis à ses yeux. Le mot « religion », convenons-en, se prête à beaucoup d’usages et les significations qu’on lui prête ressemblent à une vaste nébuleuse au sein de laquelle on a parfois de la peine à trouver des points de repère. Mais c’est peut-être justement ce qui le rend pratique et fécond. Quoi qu’il en soit, intituler son livre De la religion n’est pas bien original de la part de notre auteur. Cicéron avait écrit un De religione et le XVIII e siècle a déjà vu paraître maints titres de la même farine, soit en latin, soit en allemand, soit en d’autres langues encore. Après Schleiermacher, Benjamin Constant publiera à son tour cinq volumes d’un important traité intitulé, lui aussi, De la religion – un traité qui doit beaucoup à l’influence de notre auteur. Il était de bon ton, parmi les théologiens qui tenaient le haut du pavé dans les années , d’afficher quelque dédain envers le concept même de religion. À la suite de Karl Barth, mais aussi, quoique dans un sens un peu différent, dans la foulée de Dietrich Bonhoeffer, ils se plaisaient à opposer la foi à la religion, comme si la foi chrétienne, par nature, n’était justement pas une religion. Cette argumentation a fait long feu et l’on renoue aujourd’hui avec ce qu’en disaient Schleiermacher et de nombreux autres théologiens après lui : le christianisme n’est qu’une religion parmi d’autres, même si notre auteur ne peut s’empêcher de poser en fin de parcours qu’il est la « religion des religions », ce qui reste un aspect de sa pensée quelque peu sujet à discussion. Mais ne jouons pas aujourd’hui contre hier. La force et l’originalité de Schleiermacher tiennent justement, compte tenu de son époque, à son souci de considérer la religion à la fois dans son principe et dans ses manifestations, mais aussi de ne pas séparer la religion chrétienne de la religiosité inhérente à l’ensemble des êtres humains, voire constitutive de leur humanité. Aussi notre auteur met-il sans cesse en relation dialectique l’« essence de la religion », dont il voit la meilleure concrétisation dans la foi évangé-


Le premier des cinq Discours s’intitule « Apologie », un terme qui, aujourd’hui, peut prêter à confusion du fait de son étroite parenté avec le mot « apologétique ». Sous ce dernier terme, la théologie du XX e siècle a généralement condamné avec sévérité les démarches qui cherchent à défendre la foi chrétienne à coup d’arguments souvent retors ou intellectuellement peu crédibles, et 11

IRC. I,III, 1.

• SCHLEIERMACHER • DISCOURS SUR LA RELIGION • UNE APOLOGIE

UNE APOLOGIE

 

lique la plus authentique, et une « prédisposition à la religion » qui, selon lui, fait partie de la nature même de l’homme. Il s’inscrit ainsi, mais sans jamais en faire état, dans la descendance directe de Calvin qui, dans son Institution de la religion chrétienne, parlait déjà d’un semen religionis, d’une « semence de religion » présente en tout être humain, même en ceux « qui semblent bien ne différer en rien d’avec les bêtes brutes 11. » Ainsi donc, par le choix même de son vocabulaire (Univers, Infini, religion, etc.), Schleiermacher, dans ses Discours, cherche à se situer au point de vue le plus large possible ou, pour le dire autrement, le moins tributaire d’une Église, d’un catéchisme ou d’une confession de foi. C’est d’autant plus nécessaire, au moment où il écrit, qu’il entend s’adresser « aux gens cultivés d’entre les mépriseurs » de la religion, c’est-à-dire à un auditoire qui affecte précisément de prendre ses distances envers tout cloisonnement de la culture ou tout provincialisme de la pensée : le siècle des Lumières s’est voulu universaliste même si, en fait, il a tenu pour universelles des « lumières » très provincialement européennes et limitées aux seuls milieux cultivés. Or l’un des enjeux de la démarche de notre auteur est justement de dénoncer l’horizon trop limité des esprits forts qui croient pouvoir faire bon marché de la religion et de leur ouvrir, par ses interpellations, des perspectives plus réellement universelles que celles où les cantonnent leurs partis pris ou leurs préjugés envers la religion – un enjeu qui reste d’actualité !


cèdent pas à pas du terrain à ses adversaires. Ainsi le souci de modernité, voire de modernisme, a-t-il parfois transformé la théologie en une sorte de peau de chagrin, voire de lit de Procuste de la foi chrétienne. Plus fondamentalement, c’est la foi ellemême qui se trouve minée en son tréfonds quand on croit pouvoir ou devoir prendre sa défense à coup d’arguments humains, car on démontre par là qu’on n’a justement plus en Dieu la confiance dont on prétend se prévaloir. Mettre des béquilles ou des étais à Dieu, à la foi ou aux vérités du christianisme, c’est en d’autres termes faire la démonstration de leur faiblesse. On a plus d’une fois reproché à Schleiermacher d’être tombé dans ce travers, mais souvent sans même avoir pris la peine de le lire ou sans se demander ce qu’est en fait une apologie (ou même une apologétique au sens où notre auteur emploiera aussi ce mot par la suite). Elle est avant tout un art du dialogue, mais d’un dialogue qui, comme chez Platon, fait progresser la pensée. Ou bien l’apologie est un art de la réponse, mais d’une réponse qui dépasse la question posée, tout comme le fit l’apôtre Paul plaidant la cause de l’Évangile devant Agrippa. Quand le roi lui avoua : « Encore un peu et tu vas faire de moi un chrétien ! », il répondit : « Plût à Dieu que non seulement toi mais aussi tous ceux qui m’écoutent aujourd’hui vous deveniez exactement ce que je suis 12 ». Bien comprise, l’apologie n’accepte donc pas d’en rester à un simple constat de situation. Quand une question est posée, elle la pousse plus loin, dût-elle se faire provocante. Schleiermacher le dit d’ailleurs clairement : « Le christianisme est polémique de part en part. Le christianisme est polémique dans sa communication avec l’extérieur, car pour rendre claire son essence la plus intérieure, il doit dévoiler toute corruption, qu’elle soit dans les mœurs ou dans la manière de penser, mais avant toutes choses il doit mettre partout à découvert le principe irréligieux lui-même 13. » Mais il le dit sans illusion : « Que de fois n’ai-je pas entonné la musique de ma religion pour émouvoir mon entourage… mais rien, en ceux à qui je m’adressais, ne s’éveillait ni ne me 12 13

Actes 26, 29. Religion, p. 170.


Religion, p. 75. Religion, p. 20. Religion, p. 17.

• SCHLEIERMACHER • DISCOURS SUR LA RELIGION • UNE APOLOGIE

14 15 16

 

répondait ! 14 » Et, en toute modestie, il doute souvent d’être l’un des « devins » ou « prophètes » capables d’apporter de manière convaincante la réponse de la religion à ceux et celles qui la critiquent ou la dédaignent. La pensée, la religion, l’humanité impliquent l’usage de la parole. Si le christianisme est « polémique de part en part », Schleiermacher ne peut rester sans réagir quand des gens qui se disent cultivés affectent de regarder la « religion » de haut. Alors que répond-il à ces « mépriseurs » ? Sommairement dit, ceci :Vous affichez du mépris pour la religion. Mais est-ce bien la religion que vous méprisez ? En fait, vous vous trompez de cible, car ce à quoi vous vous en prenez n’est qu’une contrefaçon de religion.Vous avez même bien raison de mépriser cette forme-là de religion, parce qu’elle est effectivement méprisable et même profondément irréligieuse. Si vous saviez ce qu’est réellement la religion, vous ne la mépriseriez pas, parce qu’elle correspond justement à ce que, en fait, vous recherchez. Mais vous ne le savez pas, parce que vous n’êtes pas conscients de la potentialité de religion qui est en vous. En tout être humain, du seul fait qu’il existe en tant que tel, il y a en effet une « prédisposition à la religion », un « germe de religion ». Le premier discours s’achève d’ailleurs sur cette phrase célèbre : « Ce que j’affirme, c’est que la religion jaillit nécessairement et par elle-même de l’intimité de toute âme de qualité ; c’est qu’elle a dans le Cœur une province qui lui est propre et sur laquelle elle règne sans partage ; c’est qu’elle est digne d’animer de sa force la plus intérieure les êtres les plus nobles et les plus évolués, et d’être connue d’eux dans leur être le plus intime 15. » Plutôt que de continuer à mépriser la religion, toutes méprisables que puissent être certaines de ses manifestations, il vaudrait mieux s’interroger plus avant sur ce qu’elle est dans son essence même. Au passage, il est vrai, Schleiermacher évoque le cas de gens qui mépriseraient la religion par « un penchant de [leur] nature », ce qu’il veut « bien croire », et il affirme n’avoir alors « plus rien à [leur] dire 16. ». On ne saurait mieux respecter l’opinion d’autrui. Mais


sur le fond, il n’en pense pas moins : quoi que ces gens-là en disent, la logique de son argumentation implique qu’il reste persuadé par-devers lui qu’eux aussi, mais sans l’admettre, ont au fond d’eux-mêmes une « province » réservée à la religion.Tout le reste des Discours est sous-tendu par cette conviction qui est l’un des points d’appui de son argumentation, ou plus exactement de son refus de baisser les bras devant les objections des « mépriseurs ». On voit où Schleiermacher veut en venir : Si vous saviez ce qu’est véritablement la religion, non seulement vous ne la dédaigneriez pas, mais vous désireriez en savoir davantage sur son compte et, qui sait, vous finiriez par vous y rallier parce que vous auriez découvert que c’est justement ce dont vous avez besoin. Schleiermacher part donc, si l’on peut dire, d’un cercle très extérieur à la religion et, prenant son lecteur par la main, il cherche à lui faire découvrir la religion dans la religion, à l’attirer de proche en proche, pas à pas, vers des cercles de plus en plus intérieurs, jusqu’à atteindre le centre, la « religion des religions », c’est-à-dire, on l’a deviné, le christianisme dans sa pureté, sa profondeur et sa simplicité originelles – un christianisme qui concrétise ce que la religion peut avoir de plus essentiel. Y aurait-il là trop de ruse ? La démarche serait-elle trop captieuse pour être vraiment honnête ? Schleiermacher devrait-il affirmer d’emblée qu’il entend convaincre ses lecteurs de la vérité du christianisme ? Ce serait le plus sûr moyen de dissuader ceux-là mêmes qu’il entend prendre à partie de poursuivre leur lecture. Nous nous méfions à juste titre de toute démarche consistant à proposer à un interlocuteur de faire ensemble un bout de chemin, tout en lui dissimulant ce vers quoi on cherche à l’acheminer ; les jésuites de jadis et les léninistes d’hier nous ont suffisamment appris à quels coups tordus peuvent aboutir de telles stratégies du bout de chemin. Mais Schleiermacher ne cherche jamais à duper son monde. Il reconnaît d’emblée être lui-même un homme de religion et annonce sans détour son dessein, qui est d’aller à contre-courant de l’opinion dominante dans les milieux cultivés qu’il fréquente. Et s’il ne parle du christianisme


qu’en fin de parcours, c’est que la situation le lui impose : il sait devoir déconstruire les fausses images qu’on s’en fait et qui, justement, empêchent de le voir tel qu’il est. Il commence donc par partir à la recherche de la vraie religion sous les décombres qui la dissimulent, et l’on a le sentiment, en le suivant page après page, que lui-même découvre progressivement son propre christianisme sous des traits qu’il ne lui soupçonnait pas toujours ou pas encore.

L’ESSENCE DE LA RELIGION

  • SCHLEIERMACHER • DISCOURS SUR LA RELIGION • L’ESSENCE DE LA RELIGION

Peut-on distinguer l’« essence de la religion » de ses manifestations ? Schleiermacher en est convaincu. Pour lui, c’est même faire preuve d’objectivité et c’est se montrer « scientifique » que de s’y efforcer.Aujourd’hui, les représentants des sciences de la religion partent au contraire du principe qu’une étude « objective » du phénomène religieux implique qu’on l’examine dans la diversité de ses manifestations et la plupart d’entre eux se méfient de toute définition de la religion ressemblant justement à ce que Schleiermacher et ses émules entendent sous ce vocable. C’est la vieille querelle des universaux, les uns postulant que les concepts universels, par exemple celui de religion, correspondent effectivement à une réalité, les autres rétorquant qu’ils sont seulement des mots et que seuls comptent les objets individuels, les manifestations concrètes. Schleiermacher appartiendrait-il tout bonnement à la première catégorie ? À le lire, on pense aussitôt à une probable influence de Platon. C’est à juste titre. Mais notre auteur ne va jamais dire, comme le feraient de mauvais platoniciens, que l’essence de la religion est seule réelle ou vraie, et que ses manifestations n’en seraient que des apparences ou des ombres projetées sur le fond d’une caverne. De sa lecture de Platon, il retient bien plutôt l’idée d’une relation dialectique entre l’essence et ses manifestations, entre l’Infini et le fini, entre l’Un et le multiple, entre l’Univers et ses constituants, entre l’éternel et le transitoire, entre le général et le particulier, entre la dépendance et la liberté – la


réalité n’étant tout entière ni d’un côté ni de l’autre, mais dans la relation entre ces deux pôles, dans leur polarité. Il y a une oscillation constante de l’un de ces pôles à l’autre, on ne peut penser l’un sans l’autre, on ne peut comprendre l’un sans tenir compte de l’autre. À ceux donc qui voudraient parler de la religion sans tenir compte de ses manifestations concrètes et contingentes, Schleiermacher répond implicitement que, ce faisant, ils passent à côté de la réalité ; et à ceux qui entendent ne s’intéresser qu’à la diversité des phénomènes religieux, il fait remarquer que, pour mener leur étude à bien, ils ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur ce qu’il qualifie précisément d’« essence de la religion » – peut-être faudrait-il même parler de « quintessence de la religion ». Il ne ferme donc la porte ni d’un côté ni de l’autre, et dépasse ainsi l’antique querelle des universaux. Aux esprits forts qui dédaignent la religion ou qui la négligent (la négligence est le contraire de la religion), il reproche de ne tenir pour réelles que ses manifestations sans essayer de les jauger en fonction de son essence. Qui plus est, ils fondent leur mépris sur une méprise : ils tiennent pour significatives de la religion dans son ensemble des manifestations qui ne le sont justement pas. Pour les détromper, Schleiermacher pourrait évidemment se contenter d’opposer à ces manifestations si peu probantes des faits que luimême tiendrait pour fiables. Mais il ne parviendrait jamais qu’à contrer un détail par un autre détail et resterait ainsi à la surface des choses. Il entend aller plus profond, remonter à l’origine, à ce qui fait qu’une religion est en vraiment une : « Il y a longtemps que [la religion] ne s’est pas fait voir sous la forme qui lui est propre. Il en est des choses spirituelles, et parmi elles de la religion, comme de la mentalité des différents peuples civilisés depuis que des relations de toutes sortes ont accru la diversité de leurs échanges et la masse de ce qui leur est commun : cette mentalité n’apparaît pas de manière claire et précise dans des actes particuliers ; l’imagination est seule en mesure de se faire une idée globale de caractères qui, au plan individuel, ne sont pas repérables autrement qu’en ordre dispersé et mêlés à beaucoup d’éléments étrangers 17. » 17

Religion, p. 22.


Religion, p. 30. Religion, p. 30. Religion, p. 30.

• SCHLEIERMACHER • DISCOURS SUR LA RELIGION • L’ESSENCE DE LA RELIGION

18 19 20

 

Dans cette remontée à la source de toute religion, l’imagination serait toutefois mauvaise conseillère, car elle gambade volontiers sur les allées de la spéculation intellectuelle. Il faut s’en remettre à une démarche plus essentielle, plus originaire, que Schleiermacher appelle l’Anschauen ou l’Anschauung – un terme que, faute de mieux, on traduit en français par « intuition », mot qui vient lui-même du verbe latin intueri et qui, dans cette acception, signifie « porter son regard sur ».Voici d’ailleurs comment notre auteur caractérise la démarche de l’intuition : « Toute intuition procède de l’influence que l’objet intuitionné exerce sur celui qui l’intuitionne, ce dernier reprenant à son compte et récapitulant sous forme de concept, selon les exigences de sa nature, l’action originelle et autonome de l’objet en question 18. » Quelques lignes plus bas, il ajoute une précision importante de la part d’un théologien : «Votre intuition et votre perception ne portent […] pas sur la nature des choses, mais sur l’action qu’elles exercent sur vous 19. » L’intuition ne crée donc pas ce sur quoi elle porte, elle le reçoit – comme une grâce. À chacun, ensuite, de l’accueillir et de lui donner forme. Eh bien, dit Schleiermacher, la religion est « intuition de l’Univers ». Et il insiste sur l’importance de cette expression sous sa plume : « Familiarisez-vous, je vous prie, avec ce concept ; il est le pivot de tout mon discours, il est la formulation la plus générale et la plus haute de la religion, celle qui vous permet de toujours vous orienter en son sein et de déterminer de la manière la plus exacte son essence et ses limites 20. » Or pour bénéficier de cette intuition, il faut aussi avoir le « sens de la religion » ou le « sens de l’Univers ». Mais ces expressions sont-elles entièrement satisfaisantes ? Au moment des Discours, compte tenu des lecteurs auxquels il s’adresse, oui. Mais quelques années plus tard, quand il rédige son traité sur La foi chrétienne, notre théologien préfère parler de « sentiment pur et simple de dépendance » (schlechthinniges Abhängigkeitsgefühl) ou de « conscience d’une dépendance pure et simple ». Schlechthinnig est un adjectif sans équivalent dans notre langue et les commentateurs français, embarrassés,


ont souvent traduit cette expression par « sentiment de dépendance absolue » ; mais cette manière de dire peut prêter à confusion et donner à penser que, du fait même de son absoluité, cette dépendance implique une quasi-servitude, ou pour le moins un manque de liberté ; or pour Schleiermacher, au contraire, la religion prise dans son essence est à la fois dépendance et liberté, ou mieux encore : le sentiment pur et simple de dépendance implique la liberté et l’exercice du libre arbitre, parce que cette dépendance est par rapport à l’Absolu ou par rapport à Dieu, et non dépendance par rapport à des gens ou des instances qui voudraient restreindre ou contrôler la liberté. Mais restons-en pour l’instant au schlechthinniges Abhängigkeitsgefühl. Avec lui, Schleiermacher entend remonter plus haut qu’à une « intuition », terme qui, bon an mal an, suppose une certaine activité, voire une initiative de celui qui intuitionne. Le Gefühl, ici, n’a rien à voir avec la sentimentalité dont va se repaître le romantisme décadent;il est bien plutôt ce que l’on ressent parce qu’on en est touché purement et simplement, sans autre commentaire ni développement.On se découvre et se sait dépendant.C’est ainsi,il n’y a rien à en dire de plus. En un premier temps, on ne précise même pas de quoi l’on dépend ; dire par exemple qu’on dépend de l’Absolu, de l’Infini,de l’Univers ou,plus précisément encore,de Dieu,c’est déjà trop ; c’est le résultat d’une activité mentale, d’une élaboration conceptuelle, d’une première mise en forme qui ne présente déjà plus le caractère de la religion telle qu’on peut se la représenter dans son moment le plus originaire, presque à son point zéro. Pour critiquer la religion ou la faire comprendre dans ce qu’elle a de plus convaincant, Schleiermacher remonte donc à une sorte de moment initial où il n’y a pour ainsi dire plus de religion, parce qu’on a désolidarisé ce moment de tout ce qui inscrit la religion dans une culture et lui confère sa réalité à titre de phénomène humain. Mais ce moment initial n’est pas pour autant aussi abstrait que cette manière de le situer pourrait le faire imaginer, car tout être humain, d’une manière ou d’une autre, se sait purement et simplement dépendant, et c’est là le cœur de toute attitude religieuse digne de ce nom.


Religion, p.120. Religion, p. 127-128.

• SCHLEIERMACHER • DISCOURS SUR LA RELIGION • L’ESSENCE DE LA RELIGION

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 

Cela serait-il trop théorique ? Pour concrétiser son propos, Schleiermacher consacre de nombreuses pages à faire comprendre que la religion, au sens où il l’entend, ne doit être confondue ni avec la morale ni avec la philosophie, et encore moins avec les institutions officielles, voire étatiques, auxquelles on l’associe trop volontiers. Pour les institutions, cette dissociation est facile à comprendre : à l’époque, les Églises protestantes de Prusse dépendent très étroitement du pouvoir royal qui les honore de sa protection (comme si elles avaient besoin de cet honneur ambigu !), qui veille à leur bon fonctionnement et qui attend d’elles en contrepartie un encadrement moral et spirituel de la population. Or, ni la religion ni les Églises n’ont besoin d’une telle béquille : « Toutes les fois qu’un prince s’est laissé aller à […] conférer à une Église un statut de corporation, de communauté jouissant de privilèges particuliers, de personnalité reconnue au sein de la société civile, […] il a décidé et irrévocablement amorcé la ruine de cette Église 21. » Aussi Schleiermacher se sent-il l’âme d’un nouveau Caton et plaide-t-il pour la séparation des Églises et de l’État : « Qu’on en finisse donc avec tout lien de cet ordre entre l’Église et l’État ! – cela restera mon conseil à la Caton jusqu’à la fin ou jusqu’à ce que je voie cette union réellement détruite 22. » En fait, sur ce point, les circonstances vont l’amener à beaucoup modérer son discours, mais sans transiger sur le fond : la religion n’a pas besoin de la caution de l’État et n’a pas à être à son service. Le congé que, dans les Discours, il donne à la philosophie et à la morale en matière de religion est plus surprenant, surtout quand on sait le temps et les pages qu’il va consacrer à ces deux ordres de préoccupation. En fait, il ne renonce ni à l’une ni à l’autre, il est même persuadé qu’on ne peut se passer d’elles. Mais la religion n’a pas besoin de philosophie, c’est-à-dire de raisonnements métaphysiques, pour assurer sa défense ou sa pérennité ; elle ne se trouve jamais au terme d’une argumentation rationnelle, mais précède toute argumentation possible, puisqu’elle est avant tout « intuition de l’Univers » ou « sentiment pur et simple de dépendance ».Vouloir


démontrer philosophiquement la religion, son bien-fondé ou ses présupposés, c’est aboutir peut-être à de la philosophie, voire à de la métaphysique, mais non à de la religion. Et compter sur la philosophie pour défendre la religion, c’est trahir la religion, manifester sa faiblesse, montrer qu’on n’en a pas du tout « le sens ». Quant à la morale, Schleiermacher en veut surtout à ceux qui réduisent la religion à sa dimension éthique ou qui comptent sur cette dimension-là pour réhabiliter la religion, en insistant par exemple sur les services que la religion peut rendre à la moralité publique. Un argument aussi banalement utilitaire n’honore ni la morale ni la religion. Qui plus est, avec lui on défigure l’une aussi bien que l’autre : la morale, parce qu’on la confond avec un ensemble de règles à observer au lieu de mettre en évidence la force éthique intime qui doit l’habiter, et la religion parce qu’on la met une fois de plus au service d’une cause qui n’est pas la sienne ou qu’on la fait dépendre d’un argument, à savoir son utilité sociale, qui la fragilise au lieu de la renforcer. Mais n’en concluons pas, comme on l’a trop souvent donné à entendre, que Schleiermacher opposerait la religion à la morale, ou voudrait d’une religion sans morale ; toutes deux procèdent au contraire de la même intuition originaire, mais chacune à sa manière. Il faut donc éviter de réduire la religion à n’être finalement qu’une morale, fût-elle d’ordre supérieur, et de voir dans la morale (ou dans l’éthique) l’essence même de la religion, comme la théologie protestante du XIXe siècle l’a fait si souvent en se réclamant de Kant.

LA RELIGION CONCRÈTE

« Intuition », « sentiment pur et simple », la religion considérée dans son « essence » est d’abord affaire individuelle. Mais personne n’en reste à cette « intuition » ou à ce « sentiment pur et simple », ou alors il ne s’agit pas – ou pas encore – de religion, mais seulement d’une potentialité de religion. Il y a religion quand cette intuition ou ce sentiment sont l’objet d’une prise de conscience, donc aussi d’une formulation que l’individu se donne à lui-même de


  • SCHLEIERMACHER • DISCOURS SUR LA RELIGION • LA RELIGION CONCRÈTE

ce qui lui arrive, puis d’un besoin de le communiquer à autrui. La religion n’a pas de réalité aussi longtemps qu’elle ne s’exprime pas dans des mots, dans des symboles – aussi longtemps qu’elle ne revêt pas un « caractère social », comme le dit le titre du quatrième discours. La religion est sociale ou elle n’est pas ; bien comprise, elle donne nécessairement lieu à la formation d’une Église ou de quelque chose d’équivalent. Schleiermacher ne se contente donc pas de renvoyer ses lecteurs à une vision idéale de la religion. Réaliste, il les avertit simultanément qu’ils ne peuvent pas rencontrer de religion qui ne soit celle d’un individu ou d’une communauté « déterminés », avec des croyances « déterminées » et tributaire d’institutions « déterminées » – cet adjectif revient constamment sous sa plume dans le quatrième discours. L’essence de la religion ne va jamais sans ses manifestations, qui elles-mêmes doivent toujours être appréciées en fonction de cette essence. Le fait que l’« essence de la religion » fasse l’objet d’un discours, et sa « sociabilité » (une autre manière de désigner son caractère social) d’un autre, n’est dû qu’aux contraintes de l’exposé ; mais essence et sociabilité ne sont jamais que les deux pôles d’une même réalité, et la dialectique (ou l’oscillation) entre elles est constante et doit être maintenue. Schleiermacher se trouve ainsi devant une double tâche : situer ces manifestations concrètes et déterminées de la religion les unes par rapport aux autres et, dans ces manifestations, faire le départ entre celles qui relèvent effectivement de la religion telle qu’il la comprend et celles qui la trahissent. Situer les différentes manifestations de la religion les unes par rapport aux autres, c’est d’abord situer ce qui est partiel par rapport à un tout.Telle est du moins la manière, somme toute très quantitative, dont on envisage d’ordinaire le problème, par exemple quand aujourd’hui on imagine que l’œcuménisme consisterait à réunir les différentes parties de la chrétienté qui se sont fractionnées au cours des siècles. Mais une Église en un lieu ou dans un espace donné est-elle moins Église qu’une Église répandue sur toute la surface de la terre ? Ou bien un individu croyant a-t-il moins de religion que tout un groupe de fidèles ?


La réponse de Schleiermacher, dans des pages il est vrai assez difficiles à comprendre,est la suivante :la religion concrète étant « déterminée » par nature, elle n’est jamais affaire de quantité (« un plus grand nombre d’individus ne vaut absolument pas mieux qu’un nombre plus restreint 23 »), et il y a autant de religion dans un individu que dans une Église, quelle qu’en soit la dimension. Mieux encore : du moment que la religion, en son stade originaire, est « intuition » ou « sentiment », il y a finalement autant de religions que d’individus. D’où par exemple cette phrase aussi surprenante à première lecture que révélatrice du fond de sa pensée : « De même que rien n’est plus irréligieux que de demander l’uniformité dans l’humanité en général, de même rien n’est moins chrétien que de chercher l’uniformité dans la religion 24. » Cela ne signifie pas que toutes ces religions individuelles ou « déterminées » soient destinées à s’entrechoquer ; au contraire, bien comprises, elles donnent lieu à des communautés – mais des communautés dont tous les membres ne se ressemblent pas : chacun y conserve toute son individualité. Autre variation sur ce même thème : Schleiermacher affirme que l’Église doit être une, justement parce qu’il y a diversité de religions concrètes. Une Église devrait, en d’autres termes, être apte à accueillir en son sein toute la diversité des religions individuelles. Mais attention : il n’y a pas de religion au sens où l’entend notre auteur sans liberté, sans libre-arbitre, sans libre examen. L’Église qu’il appelle de ses vœux ne limite donc pas la liberté de ses fidèles, mais la favorise : « La société religieuse extérieure ne se rapproche de la liberté généralisée et de l’unité majestueuse de la vraie Église qu’en devenant une masse fluide, sans contours précis, dont chaque partie se trouve tantôt ici, tantôt là, et où tout s’entremêle pacifiquement. Le fielleux esprit de secte et de prosélytisme qui éloigne toujours plus de l’essentiel de la religion ne peut être anéanti que lorsque personne ne se sent plus appartenir à un cercle déterminé, tandis que le fidèle d’une autre forme de foi appartiendrait à un autre cercle 25. »

23 24 25

Religion, p. 129. Religion, p. 180. Religion, p. 129.


Religion, p. 35. Religion, p. 67. Religion, p. 107. Religion, p. 113.

• SCHLEIERMACHER • DISCOURS SUR LA RELIGION • LA RELIGION CONCRÈTE

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 

Autant dire que toutes les Églises ne correspondent pas à cette manière-là de voir les choses.Ainsi l’Église de Rome qui, « impie mais conséquente, brandit les foudres de l’excommunication et expulse des hérétiques 26 » ne saurait être comprise dans l’unité ecclésiale à laquelle il fait allusion. Cela dit non sans une précision importante, valable pour toutes les autres allusions à l’Église romaine que nous allons encore rencontrer : Schleiermacher n’en veut jamais aux catholiques ; il respecte au contraire leur piété et leurs convictions ; ce qu’il critique ou rejette, c’est le catholicisme comme système religieux. Or, considéré sous cet angle-là, le catholicisme n’est pas seul en cause. Reprenant une expression chère à la polémique protestante du XVI e siècle, il juge nécessaire de distinguer jusqu’au sein même du protestantisme entre la « vraie Église » et la « fausse Église ». C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles on a salué en lui, à juste titre, un « réformateur de la Réforme ». Schleiermacher n’a à cet égard rien du révolutionnaire congédiant tout le passé sans autre forme de procès. L’histoire et la tradition chrétiennes gardent toute leur valeur à ses yeux, mais à condition de n’être pas asservissantes. Le souci d’orthodoxie ne doit pas étouffer l’hétérodoxie, légitime et toujours nécessaire. Aussi s’en prend-il vivement aux « médiocres qui imitent les prières d’autrui, qui tiennent toute leur religion de quelqu’un d’autre, ou qui la font dépendre d’une Écriture morte sur laquelle ils font leurs serments et dont ils tirent leurs arguments 27 » ; à « la manie grossière » qu’on a trop souvent « de convertir les gens à des formes particulières de religion » ; à « l’horrible maxime selon laquelle hors de nous, il n’y a point de salut 28 » ; au cléricalisme rampant qui rétablit de fait la distinction entre prêtres et laïcs, pourtant abolie par la Réforme ; à un sacramentalisme qui aboutit à faire du baptême et de la cène « quelque chose d’autosuffisant et qui a lieu à dates déterminées » ; au comportement « scolaire et mécanique 29 » que finissent par adopter trop de fidèles.


Plus fondamentalement, il en veut à l’institution ecclésiale quand, sous couvert de religion, elle impose d’autorité à ses fidèles l’adhésion à des croyances, des dogmes ou des confessions de foi, et l’observation de certains usages qui sont tous de facture humaine, ce qui fait qu’elle « se meut toujours aux limites de la superstition et s’accroche à de la mythologie 30. » Peu importe si des esprits orthodoxes ou conservateurs considèrent de telles critiques comme hérétiques, car l’hérésie est « un mot que l’on devrait remettre en honneur 31 ». Presque trop belle pour être vraie, l’image qu’il se fait de la « vraie Église » dépend pour beaucoup de ce qu’il a vécu dans les milieux moraves. Qu’on en juge à ce tableau presque idyllique : « Je voudrais pouvoir vous faire un tableau de la vie riche et excitante de cette cité de Dieu dont les citoyens, lorsqu’ils se rassemblent, sont pleins, chacun, d’une force personnelle qui entend se manifester à l’air libre, pleins aussi de la sainte envie de comprendre et de s’approprier ce que les autres peuvent leur offrir. Lorsque l’un d’entre eux s’avance devant les autres, ce ne sont pas une fonction ou une convention qui lui en confèrent le droit, ni l’orgueil ou la suffisance qui lui en donnent la prétention ; mais c’est dans un libre élan de l’esprit, c’est avec le sentiment d’être tous très cordialement unis les uns aux autres et tous parfaitement égaux, c’est par renoncement communautaire à tout premier ou dernier rang, et à tout règlement terrestre. Il s’avance pour proposer sa propre intuition à l’attention des autres membres de la communauté, afin de les introduire dans la région de la religion où il se sent chez lui et de leur inculquer ses saints sentiments ; il exprime l’Univers, et c’est dans un saint silence que la communauté suit son discours inspiré […] Les autres membres de la communauté lui répondent alors en confessant à haute voix combien sa vision des choses est conforme à ce qu’ils ressentent en eux-mêmes […] ; c’est en quelque sorte un chœur de niveau supérieur répondant dans le langage sublime qui lui est propre à la voix qui l’y a invité 32. » En fait, à bien le lire, Schleiermacher considère que la « vraie Église » est encore à venir. Elle est comme une exigence à laquelle on n’a pas encore réellement satisfait, mais à laquelle les êtres vraiment 30 31 32

Religion, p. 115. Religion, p. 150. Religion, p. 103-104.


Religion, p. 232-233 passim.

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religieux se doivent de faire droit, cela au sein même des institutions ecclésiales existantes. Les institutions protestantes offrent à cet égard l’avantage insigne de reposer sur des principes de vérité et de liberté qui doivent justement leur permettre de devenir de plus en plus conformes à l’Église ouverte et tolérante accueillant en son sein toute la diversité des attitudes religieuses individuelles. Mais il n’enferme jamais la religion dans l’Église ; son horizon est celui de toute la société. Dans les Discours, sa vision d’avenir se combine avec un optimisme social très caractéristique de son temps et de sa génération, mais qui n’a plus grand-chose de commun avec ce que la religion, dans toute sa concrétude, peut avoir de « déterminé » : « Il n’y a pas de plus grand obstacle à la religion que de devoir être nos propres esclaves ; car tout homme qui doit accomplir des tâches pouvant être exécutées par des forces inanimées est un esclave. Nous attendons du perfectionnement des sciences et des arts qu’il mette ces forces inanimées à notre service et qu’il transforme le monde des corps, et tout ce qui se laisse gouverner dans celui des esprits, en un palais de fées où le Dieu de la terre n’a qu’une parole magique à prononcer et qu’un ressort à activer pour que se produise ce qu’il ordonne. C’est alors seulement que tout homme sera un être né libre, que toute vie sera simultanément pratique et contemplative, que le bâton de l’oppresseur ne se lèvera plus sur personne, et que chacun jouira du calme et des loisirs lui permettant de contempler en lui-même le monde […] Au temps heureux où chacun peut exercer et utiliser librement son Sens, tout homme capable de religion y participe sous l’œil d’une sagesse paternelle, dès le premier éveil des forces supérieures dans sa sainte jeunesse ; toute communication à sens unique cesse, et le père récompensé n’introduit pas son fils vigoureux seulement dans un monde plus heureux et dans une vie plus facile, mais aussi directement dans la sainte assemblée, maintenant plus nombreuse et plus affairée, des adorateurs de l’Éternel 33. »


LA « RELIGION DES RELIGIONS »

Schleiermacher a-t-il jamais imaginé sérieusement convaincre et ramener à la religion les gens qui la méprisent ? On peut en douter : son cinquième et dernier discours prend fin sur des propos et quelques allusions bibliques destinés sinon à des convaincus, du moins à des lecteurs ayant des souvenirs de catéchisme. Et s’il ne cesse de rappeler que la foi n’est pas démontrable rationnellement et qu’elle précède tout effort de rationalité, il ne s’est pas privé de démontrer, dès le premier discours, que l’on méprise à juste titre la religion quand ses zélateurs la rendent effectivement méprisable. Il espère maintenant convaincre ses lecteurs, c’està-dire au premier chef ses amis des milieux cultivés berlinois, que sa propre religion n’est pas à dédaigner et qu’il a de bonnes raisons, parfaitement honorables sous l’angle de l’intelligence et de la culture, de tenir à son ministère de pasteur. Comme il le dit dans la toute dernière phrase des Discours, déjà citée : « Ne Nous refusez pas d’adorer le Dieu qui sera en Vous » – en d’autres termes, ne cherchez pas au nom de mauvais préjugés à nous dissuader, moi et les autres croyants, d’être ce que nous sommes, ni d’espérer que, un jour, vous en veniez à l’être à votre tour. On croirait entendre l’apôtre Paul devant le roi Agrippa ! Mais il ne suffit pas de parler de la religion en général. Si, comme notre auteur vient de l’expliquer, elle se manifeste toujours et nécessairement dans des formes déterminées, comment situer ces formes les unes par rapport aux autres ? Et puis, si les attitudes religieuses individuelles qui, subjectivement, se caractérisent par leur infinie diversité devaient se retrouver au sein d’une seule et même Église, comment se fait-il que les religions « positives », comme les appellent les contemporains de Schleiermacher, avec leur caractère collectif et organisé tant sous l’angle symbolique qu’institutionnel, soient si différentes les unes des autres, voire si opposées les unes aux autres ? Leur pluralité ne résulterait-elle pas de quelque perversion de la religion originelle commune à tous les humains ? Du temps de notre théologien, les milieux cultivés souscrivent volontiers à l’idée d’une religion « naturelle », qu’ils


« RELIGION DES RELIGIONS

Religion, p. 140. Religion, p. 140. Religion, p. 140. Religion, p. 161.

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parent aisément de toutes les vertus et avec laquelle il suffirait de renouer pour échapper aux exigences et à l’obscurantisme des religions « révélées », avec leur clergé, leurs dogmes, leurs préceptes moraux et leurs formes institutionnelles. Or, à leurs yeux, le christianisme est justement l’une de ces religions révélées – celle à laquelle ils ont affaire le plus directement. Sur ce point, la réponse de Schleiermacher est sans appel : « La religion dite naturelle est d’ordinaire si élimée et affiche des manières si philosophiques et morales qu’elle laisse peu transparaître du caractère propre de la religion ; elle sait si bien vivre avec courtoisie, se limiter et s’adapter qu’on la supporte aisément partout 34. » Le grand tort de la religion naturelle, en d’autres termes, est d’être parfaitement conforme à la superficialité en honneur dans les salons de la bonne société, de ne déranger personne et de ne donner lieu à aucune vie spirituelle digne de ce nom. « À l’inverse, rétorque Schleiermacher, toute religion positive a des traits bien vigoureux et une physionomie très marquée, si bien que chacune de ses fluctuations et chaque coup d’œil dont elle est l’objet rappellent immanquablement ce qu’elle est en réalité 35. » Loin d’être l’effet d’une dégénérescence, les religions positives manifestent « ce que la religion a de plus intrinsèque et de plus caractéristique 36 » : « Chez elles, tout est réel, vigoureux et déterminé ; chaque intuition individuelle y a sa teneur déterminée et y entretient une relation qui lui est propre avec les autres intuitions ; chaque sentiment y a son propre cercle et ses affinités particulières. Chez elles, vous rencontrez en un endroit ou un autre toutes les modifications de la religiosité et tous les états dans lesquels la religion est seule à pouvoir mettre le Cœur d’un homme ; vous y trouvez ici ou là chaque partie de la religion à l’état développé et chacun de ses effets à l’état accompli. Chez elles, toutes les institutions communautaires et toutes les expressions isolées attestent la haute valeur qu’on accorde à la religion jusqu’à oublier tout le reste 37 ».

»


« La religion naturelle ne peut pas du tout prétendre à être quelque chose de semblable, car elle n’est qu’une idée indéterminée, insuffisante et pitoyable, sans capacité de jamais exister pour elle-même […] une véritable éducation de la prédisposition religieuse n’est possible que dans les religions positives et, conformément à leur essence, ces dernières ne portent en l’occurrence aucune atteinte à la liberté de leurs fidèles 38. » C’est donc par rapport aux autres religions positives que Schleiermacher va devoir situer le christianisme, sa propre religion. Mais une comparaison entre ces diverses religions est-elle seulement possible ?Vingt ans auparavant, en , Lessing a franchement posé la question avec Nathan le Sage, une pièce de théâtre dont la nouveauté, dans le contexte européen, fut à ce moment-là de présenter de manière positive et valorisante, à côté de chrétiens, des représentants de l’islam et du judaïsme. Lessing n’y prônait pas seulement la tolérance, le respect et même l’amour entre les religions ; il mettait quasiment sur un pied d’égalité les trois religions les plus connues en Europe, surtout en Europe centrale. Mais ne faut-il pas creuser plus profond et se demander si l’une d’elles, le christianisme, ne l’emporte pas malgré tout sur les autres, ne serait-ce que sous l’angle de sa relation à la « religion infinie » ? Schleiermacher en est intimement persuadé, et c’est ainsi que vient sous sa plume la formule qui a si bien fait florès sous celle d’autres théologiens : le christianisme est la« religion des religions 39 ». Essayons de bien comprendre cette expression. Schleiermacher, remarquons-le bien, se garde de qualifier le christianisme de « religion absolue » – une expression pourtant déjà en usage de son temps et que de nombreux théologiens protestants utiliseront tout au long du XIXe siècle en abordant le même problème et pour faire droit à une conviction assez proche de la sienne. Sommairement dit, on pose le christianisme en religion absolue quand on postule qu’il est la religion dans laquelle culmine ce vers quoi tendent toutes les autres religions, celle à laquelle toutes les autres devraient aboutir.Ainsi un siècle après Schleiermacher, Adolf von Harnack s’opposera-t-il encore à l’introduction de 38 39

Religion, p. 143. Religion, p. 180.


« RELIGION DES RELIGIONS

Religion, p. 180. Religion, p. 180.

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cours d’histoire des religions dans les études de théologie protestante : selon lui, la connaissance du christianisme entraînerait la connaissance implicite de tout ce qu’on pourrait trouver dans les autres grandes religions. On ne saurait se montrer plus imbu de la supériorité de la religion et de la civilisation à laquelle on appartient – une attitude commune à la plupart des intellectuels européens du moment. Il faudra attendre Ernst Troeltsch et son petit traité sur L’absoluité du christianisme et l’histoire des religions () pour qu’un théologien de la mouvance inaugurée par Schleiermacher démontre que, fondé sur une démarche historique et objective, reposant donc sur l’observation et non sur la spéculation, on ne peut accorder au christianisme qu’une place relative parmi les autres religions : aucune n’a humainement et objectivement de titres à se prétendre supérieure aux autres. Avec l’expression « religion des religions », Schleiermacher se montre plus modeste, ou du moins plus soucieux de ne pas fermer la porte à des évolutions ou à des découvertes hors de sa portée. Si l’on dit d’une religion qu’elle est « absolue », on la considère en fait comme la religion destinée à devenir celle de toute l’humanité. Notre auteur affirme au contraire que le christianisme « ne veut pas d’un tel despotisme 40 ». Il ne peut que souhaiter, si c’est possible, aider les autres religions à accomplir plus pleinement leur destin de religions, fût-ce indépendamment de lui. Dans une des pages les plus audacieuses et les plus novatrices des Discours, Schleiermacher va même jusqu’à envisager, semble-t-il, la possibilité de manifestations religieuses susceptibles d’être encore plus « religions de la religion » que le christianisme même : « N’oubliant jamais qu’il a dans sa propre précarité, dans sa propre histoire affligeante, la meilleure preuve de son éternité, et attendant toujours une délivrance de la misère qui précisément l’accable, [le christianisme] aime voir surgir en dehors de cette corruption d’autres formes plus jeunes de la religion, cela juste à côté de lui, venant de tous côtés, également des régions qui lui semblent en général se situer aux confins les plus extérieurs et les plus douteux de la religion 41. » C’est autrement dit ouvrir

»


l’avenir à l’éventualité d’autres « révélations » que la seule révélation à laquelle se réfère d’ordinaire la foi chrétienne – à d’autres christs que le seul Christ Jésus. Sur ce point particulier, mais théologiquement très sensible, notre théologien se montrera toutefois nettement plus prudent, ou moins ouvertement audacieux, lorsque, professeur à la très officielle Université de Berlin, il rédigera son traité de doctrine chrétienne. Cela dit, quel est néanmoins le critère de comparaison auquel se réfère Schleiermacher ? Évidemment toujours le même : celui de la qualité de la relation que la « religion finie » entretient avec l’Infini – ou avec Dieu. Notre pasteur a déjà sommairement réglé au passage le sort du catholicisme en traitant la « nouvelle Rome » d’« impie » et en lui reprochant de « brandi[r] les foudres de l’excommunication » et d’« expulse[r] les hérétiques » (voir plus haut, p. 42-43). La Rome antique, elle, « se montrait accueillante à n’importe quel dieu et se trouvait ainsi riche en divinités 42 », aussi s’incline-t-il au passage devant « les belles mythologies des Grecs et des Romains » ; cependant il ne les situe pas bien plus haut que « les religions grossières et incultes de peuples lointains 43 ». Probablement parce que, avec tous les intellectuels de son temps, il est mal ou pas du tout informé sur leur compte, il ne dit rien de l’islam (mais quelques années plus tard, il va le citer à plusieurs reprises dans son traité de dogmatique) et semble tout ignorer du bouddhisme et des religions orientales. En revanche, il réserve quelques pages au judaïsme, qui est « pour ainsi dire le prédécesseur du christianisme 44 » et qui est très présent dans le milieu berlinois, entre autres en la personne de ses amis Herz. On s’attendrait donc à ce qu’il en parle avec quelques ménagements ; mais il le traite carrément de « religion morte 45 » et n’y voit transparaître d’autre « idée de l’Univers » que celle « d’une immédiate et universelle justice rétributive 46 », autrement dit de quelque chose de fini qui, sans relation réelle avec l’Infini, porte directement atteinte au 42 43 44 45 46

Religion, p. 35. Religion, p. 165. Religion, p. 166. Religion, p. 166. Religion, p. 166.


Religion, p. 168-169.

RELIGION DES RELIGIONS

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«

Schleiermacher considère donc le christianisme comme la « religion des religions ». Cette conviction repose non seulement sur l’« intuition du fait que tout ce qui est fini s’oppose d’une façon générale à l’unité du Tout », mais aussi et surtout sur l’intuition que la « Divinité traite cette opposition », qu’elle « négocie avec cette hostilité dirigée contre elle » et qu’elle « assigne des limites à l’éloignement croissant qui en résulte en parsemant le tout de points isolés qui sont une coïncidence de fini et d’infini, d’humain et de divin. » Schleiermacher précise encore sa pensée en indiquant qu’il y a coïncidence entre la « corruption » et la « rédemption », entre l’« hostilité » et la « médiation », qui sont « les deux faces inséparablement unies l’une à l’autre » de l’intuition chrétienne. Ces deux faces « déterminent la configuration de tout le matériau religieux dans le christianisme et toute la forme de ce dernier 47. »

• SCHLEIERMACHER • DISCOURS SUR LA RELIGION • LA

LE MÉDIATEUR

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libre arbitre inhérent à toute vraie religion. Mais les Herz, en lisant ces remarques sévères, voire désobligeantes, ne doivent pas s’en être formalisés : avec tout le milieu influencé par les Lumières, ils devaient tenir leur propre religion d’origine pour désespérément rétrograde, surtout sous sa forme orthodoxe. À lire notre auteur, on subodore qu’une confrontation du christianisme et d’une religion susceptible de soutenir la comparaison lui semblerait bien préférable. Mais il a le sentiment de n’en pas rencontrer autour de lui. Aussi se demande-t-on si son propos n’aurait pas pris une autre allure, moins suspecte de « despotisme », s’il avait eu connaissance de religions orientales comme le bouddhisme de la Terre Pure dont les enseignements et la spiritualité semblent si proches de la spiritualité luthérienne du salut par pure grâce : il y eût rencontré une qualité de relation de la « religion finie » avec l’Infini correspondant si bien à sa définition de l’essence de la religion qu’il eût peut-être dû moduler un peu autrement la tonalité de ses convictions les plus intimes.

»


L’intuition dont vit le christianisme et qui fait son originalité conduit donc à prendre acte non seulement de la polarité du fini et de l’Infini, mais encore et surtout d’une initiative de la « Divinité », car c’est une intervention divine qui commue la corruption en rédemption ; elle le fait par le biais d’un médiateur, ou mieux encore du Médiateur. Ce terme apparaît dès les premières pages des Discours, quand Schleiermacher évoque l’existence « d’envoyés de Dieu et de médiateurs entre l’homme limité et l’humanité infinie 48 », d’êtres qui « interprètent pour [l’homme limité] la voix méconnue de Dieu, [qui] le réconcilient avec la terre et lui font retrouver la place qui y est la sienne 49. » Un tel être « cherche […] à réveiller le germe endormi d’une humanité meilleure, à raviver la flamme de l’amour porté auTrès-Haut, à transformer la vie ordinaire en une vie plus relevée, à réconcilier les enfants de la terre avec le ciel qui leur appartient, et à faire contrepoids à la lourdeur et à la grossièreté de la matière à laquelle s’attache notre siècle 50. » De tels êtres sont nécessaires, mais notre auteur souhaite, en bon protestant, que cette fonction sacerdotale et médiatrice puisse prendre fin et que vienne « le temps de l’ancienne prophétie selon laquelle personne n’aura besoin qu’on l’instruise, car tous seront instruits par Dieu 51. » Mais maintenant, quand il s’agit de rédemption, c’est « l’éloignement de l’Univers 52 » qui rend nécessaire l’existence du Médiateur : « Si tout ce qui est fini a besoin de la médiation d’un être supérieur pour éviter de s’éloigner toujours plus de l’Univers et de s’éparpiller dans le vide et le néant, donc pour entretenir sa liaison avec l’Univers et en devenir conscient, il est impossible que le médiateur soit un être tout simplement fini – lui qui ne peut à son tour avoir lui-même besoin d’une médiation. Il doit appartenir aux deux : il doit participer à la nature divine tout comme et dans le même sens où il a part à la finitude 53. » C’est l’un des passages les plus surprenants des Discours. On ne peut le relire aujourd’hui sans se demander ce qu’ont bien pu en 48 49 50 51 52 53

Religion, p. 6. Religion, p. 6. Religion, p. 6-7. Religion, p. 7. Religion, p. 171. Religion, p. 175.


  • SCHLEIERMACHER • DISCOURS SUR LA RELIGION • LE MÉDIATEUR

penser les amis agnostiques de notre théologien. Nous imaginons aisément l’un d’eux pensant par-devers lui : « Et voilà, il nous ressort son catéchisme ! » Car enfin, après avoir donné l’impression de prendre nettement ses distances vis-à-vis des formes les plus traditionnelles du christianisme et des nombreux dogmes tenus jusque-là pour intangibles, ou presque, le voilà resservant quasiment sous d’autres oripeaux l’antique doctrine des deux natures – l’une de celles qui ont donné lieu aux pires conflits doctrinaux de l’histoire chrétienne : le Christ pleinement Dieu et pleinement homme. Et puis, après avoir tellement insisté sur le fait que la foi ne se trouve pas au terme de raisonnements rationnels, n’est-ce pas l’un d’eux qu’il nous avance pour souligner l’originalité et le caractère inéluctable de la médiation dont se réclame la foi chrétienne ? C’est l’occasion de remarquer combien Schleiermacher peut être déconcertant : tantôt on le découvre plus libéral et plus potentiellement hérétique (au sens de l’orthodoxie ecclésiastique) que l’on ne pouvait s’y attendre, et quand on croit l’avoir déjà rangé dans la catégorie des théologiens libéraux, peu attachés aux doctrines traditionnelles, le voici bien plus orthodoxe qu’on ne l’imaginait ! C’est d’autant plus surprenant que, de son temps déjà, les théologiens ou penseurs protestants ne manquent pas qui prennent leurs distances vis-à-vis de la doctrine des deux natures ou la rejettent ouvertement, et que, après lui, de nombreux autres théologiens se réclamant de sa pensée ou de son influence n’hésiteront pas, eux non plus, à laisser tomber cette doctrine en déshérence. La surprise d’ailleurs augmente encore si l’on se reporte à son manuel de doctrine chrétienne : les pages sur la christologie, c’est-à-dire celles qui sont consacrées à disserter sur la personne de Jésus et sur son caractère exceptionnel ou « divin », se distinguent par le côté très rationnel, très construit de l’argumentation – tout comme on s’étonne de le voir souscrire aussi aisément à la doctrine de la Trinité, si contestée depuis le XVII e siècle, par exemple dans certains cercles réformés des Pays-Bas (mais il le fait tout à la fin de sa dogmatique, en une sorte d’appendice sans importance).


Qu’on soit surpris ou non, nous touchons là à un aspect de Schleiermacher dont nous devons prendre acte, tout simplement : les orthodoxes nous ont habitués à les voir rechigner devant l’œuvre de ce « faiseur de voiles » (c’est la traduction littérale de son nom de famille) qui, à les entendre, dissimulerait les vérités chrétiennes derrière les voilages de son discours ; mais les libéraux doivent admettre qu’il est – ou semble être – parfois plus orthodoxe et conservateur qu’ils ne l’attendraient de lui. Cela dit, cette question du Médiateur et de la médiation nous confronte bel et bien au problème inéluctable qu’ont voulu mettre en évidence les théologiens des premiers siècles de l’ère chrétienne quand ils ont formulé la doctrine des deux natures : comment rendre compte du caractère unique et inégalé de JésusChrist ? Comme il le dira plus tard dans sa dogmatique, Schleiermacher est en effet convaincu que le Christ Jésus n’a pas son pareil : « Les fondateurs des autres religions auraient pu être différents ; on eût trouvé quelqu’un pour l’œuvre de Moïse ou de Mahomet, mais il n’appartenait qu’à Jésus-Christ d’être le Rédempteur de tous ; seul il n’avait pas besoin d’être racheté ; seul il possédait, dès sa naissance, le pouvoir de racheter l’humanité 54. » Ou encore que « la valeur spirituelle du Sauveur ne procède, en particulier, ni de son siècle, ni de sa nation, ni de sa famille ; mais de Dieu, par un acte de sa puissance créatrice 55. » C’est évidemment là une certitude de foi, et non de science. Mais comment rendre compte de ce fait humainement inexplicable, sinon en insistant sur ce qu’il a de « divin », donc en rejoignant sous plusieurs de ses aspects l’antique doctrine en question ? Schleiermacher, dans les Discours, s’y prend toutefois très subtilement : « Nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler. Cette conscience du caractère unique de sa manière d’être religieux, du cachet originel de sa vision des choses et de la force de cette dernière pour se communiquer et susciter de la religion, cette conscience-là 54

Der christliche Glaube nach den Gundsätzen des evangelischen Kirche in Zusammenhange dargestellt (1830/31) §11 (Kritische Gesamtausgabe I/13.1-2) (abrégé Glaubenslehre 1830/31), Berlin, De Gruyter, 1980. 55 Glaubenslehre 1830/31, § 93.


Religion, p. 175-176. Religion, p. 176. Religion, p. 179.

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était en même temps conscience de son ministère de réconciliation et de sa divinité. Quand […] vint le moment où, sans autre soutien que ce sentiment et sans attendre, Il prononça ce Oui, cette parole la plus grande qu’un mourant ait jamais dite, ce fut la plus majestueuse des apothéoses, et aucune divinité ne peut être plus sûre que celle qui se situe ainsi ellemême 56. » Ne faisons pas passer notre théologien pour plus orthodoxe ou plus substantialiste qu’il n’est. Parler ici de divinité, de caractère divin, c’est une manière de dire, ce sont les termes qui viennent sous la plume lorsqu’il faut bien rendre compte d’une conviction subjective qui échappe à toute capacité humaine d’analyse ou de définition. Nous retrouverons ce problème en parlant de sa théologie, et il est encore là tout entier dans son cours de  sur La Vie de Jésus (Das Leben Jesu). De toute manière, Schleiermacher se garde bien de postuler une équivalence complète entre le Christ et Dieu. À la fin des Discours, il signale au contraire que Jésus « n’a jamais affirmé être le seul médiateur 57 », et il rappelle la parole selon laquelle « un temps viendra où l’on ne parlera plus d’un médiateur, mais où le Père sera tout en tous. » Il craint évidemment que ce temps-là ne se situe « hors de tout temps 58 », mais cette seule évocation montre bien que, pour lui, à l’encontre de ce que certains déduisent de la doctrine traditionnelle de la Trinité, le Christ, s’il est divin, n’est pas Dieu à proprement parler. Cela dit, si Schleiermacher parle de Jésus comme du Médiateur, ou comme d’un médiateur inégalable, il pourrait tout aussi bien affirmer à son propos qu’il est par excellence le poète, l’artiste ou le virtuose de la religion. Car, en bon romantique, c’est aussi à l’aide de ce vocabulaire-là et de toutes les associations d’idées qu’il entraîne que notre théologien aborde l’ensemble du fait religieux. C’est même l’un des aspects les plus originaux et les plus renouvelants des Discours.


ART ET RELIGION

Ces dernières décennies, la plupart des théologiens qui se sont intéressés aux relations entre art et religion ont fait au moins quelques allusions à Schleiermacher, quand ils ne se réclament pas expressément de lui. Plus on lit De la religion, en effet, plus on est frappé de la place qu’y prend la référence aux arts, mais sans qu’aucun d’eux y soit réellement l’objet de développements spécifiques. Ce sont plutôt la sensibilité artistique prise dans son ensemble et la fonction des artistes dans la société qui font office de paradigme constant de la religion et de ses hérauts. Ce faisant, Schleiermacher se montre un vrai romantique et innove en introduisant aussi délibérément le paradigme de l’art dans la réflexion théologique ou religieuse. Il le fait d’ailleurs avec l’enthousiasme du néophyte qui vient de découvrir le champ artistique et s’intéresse de plus en plus intensément à lui. Pendant des siècles, art et religion ont été difficilement dissociables, ou bien l’on n’avait même pas l’idée de les dissocier. Ce sont les temps modernes qui nous ont accoutumés à parler d’« art chrétien primitif », d’« art roman », d’« art gothique » ou encore d’« art de l’icône », comme s’il s’agissait de manifestations artistiques distinctes des attitudes religieuses dont elles sont étroitement solidaires. Du temps de Schleiermacher, cette dissociation si caractéristique de notre manière d’envisager la question est déjà entrée dans les mœurs ; elle est même un fait accompli et le romantisme est en train de le parachever en nimbant l’art et les artistes d’une sorte de halo de sainteté. C’est ainsi que Paul Bénichou a pu parler, à propos de la littérature romantique, d’un « sacre de l’écrivain » ; or ce qu’il a mis en évidence à propos des activités de plume vaut tout aussi bien de la musique, de la peinture, de la sculpture, du théâtre, etc. Schleiermacher est le premier, dans ses Discours, à faire aussi délibérément référence à l’art et aux artistes à propos de la religion en général et du christianisme en particulier. Loin de se contenter, comme on le fait trop souvent, de voir dans les différentes formes d’art de simples moyens d’expression auxquels les chrétiens


Religion, p. 94. Religion, p. 93.

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pourraient recourir occasionnellement pour mieux faire passer leur message, ou des expressions de la beauté auxquelles les chrétiens seraient bien inspirés de faire un peu de place dans leurs temples ou leurs publications, comme pour montrer ou se prouver à eux-mêmes qu’eux aussi ont un certain sens de l’art, Schleiermacher part du principe que l’art a par lui-même une certaine capacité de révélation et se trouve de ce fait dans un statut de parenté étroite avec la religion : « La religion et l’art se côtoient comme deux âmes amies qui n’ont pas encore connaissance de leur parenté intérieure bien qu’elles en aient le même pressentiment 59. » Dit autrement, le « sens de l’art » donne accès à une « intuition de l’Univers » exactement semblable, dans son ordre, à celle dont se nourrit le « sens de la religion ». Schleiermacher avoue n’avoir pas lui-même ce « sens de l’art [qui], pris isolément et pour lui-même, se transforme en religion ». C’est une « lacune » qu’il ressent « au fond de [s]on être » et qu’il traite « avec respect ». Mais il est convaincu, mieux encore il « croi[t] » que « la vue de grandes et sublimes œuvres d’art peut accomplir […] mieux que n’importe quoi d’autre » le « miracle » de faire progresser « sur le chemin qui peut […] conduire à l’Infini 60 ». C’est d’ailleurs ainsi que vient sous sa plume l’expression « religion de l’art », mais très furtivement : jamais il ne songe à substituer l’art à la religion ; il entend seulement signaler que le type d’intuition dont se réclament les artistes – les artistes romantiques – doit permettre à ses interlocuteurs de mieux comprendre ce qu’il entend par religion et même de découvrir qu’ils sont bien moins étrangers à la religion qu’ils ne l’imaginent. Simultanément, la fréquentation de l’art et des artistes le met en mesure de mieux saisir comment fonctionne le discours théologique ou religieux. La tonalité et le centre de gravité de ses réflexions sont à cet égard sensiblement différents de ceux qui prévaudront dès les années , quand l’un des thèmes dominants sera la confrontation de la science et de la foi. Considérés sous cet angle, les passages les plus révélateurs des Discours sont ceux où il


se réfère au paradigme de la musique. En voici un exemple : « La virtuosité d’un homme n’est pour ainsi dire que la mélodie de sa vie, et il en reste à des sons isolés s’il ne l’accompagne pas de religion. La religion accompagne cette mélodie de variations infiniment riches, recourant à tous les sons qui ne lui répugnent pas complètement, et transforme ainsi le simple chant de la vie en une somptueuse harmonie polyphonique 61. » Des passages comme celui-là ont fait dire à Albrecht Ritschl, l’un de ses commentateurs, que pour édifier sa pensée théologique, Schleiermacher préfère visiblement le paradigme musical au modèle géométrique ou architectural : il y a dans l’écriture musicale, avec ses lignes mélodiques, ses retournements de thèmes, ses différences de rythmes, ses silences, ses contrepoints, ses polyphonies, ses dissonances se résolvant en accords harmonieux ou restant au contraire en suspens, une structure de pensée convenant nettement mieux à l’élaboration d’une théologie que celle, trop statique, trop linéaire et trop déductive, des mathématiques et de la géométrie. La musique, en d’autres termes, donne à ressentir, à penser et même à vivre, beaucoup plus qu’elle n’impose des solutions. Il doit en être de même de la théologie et de la religion. Très caractéristique de cette manière d’envisager cette quasiconnaturalité de l’art et de la religion est l’emploi, dans les Discours, du mot « virtuose ». Il figure quatorze fois dans la première édition de  pour désigner les agents, ministres ou porte-parole de la religion, et on y rencontre trois fois « virtuosité ». Schleiermacher écrit par exemple que ces porte-parole sont « des virtuoses ou des héros de la religion 62 », une fois même qu’ils sont (ou devraient être) des « virtuoses de la sainteté 63 ». Il est vrai qu’on lui a beaucoup reproché l’emploi de ce terme, aussi jugera-t-il nécessaire, dans les éditions ultérieures de  et , de le remplacer par d’autres expressions équivalentes, par exemple « artiste ». C’est que, de son temps déjà, le mot « virtuose » commence à être utilisé dans une acception péjorative, par exemple pour regretter qu’un violoniste fasse étalage de virtuo61 62 63

Religion, p. 65. Religion, p. 88. Religion, p. 121.


Religion, p. 103.

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sité, mais sans suffisamment de musicalité. Mais sous sa plume de , le mot « virtuose » est encore tout proche de son origine latine (n’oublions pas que les premiers lecteurs de ce texte savent presque tous le latin) ; chez Cicéron, la virtus désigne par exemple le talent d’un orateur, sa capacité d’origine quasi divine de convaincre son auditoire. La virtus est une force et, pour tout dire, une vertu. En traitant les agents de la religion de « virtuoses », Schleiermacher insiste donc sur le fait que, à bien les prendre, ils sont des artistes, des poètes, des interprètes, voire des devins ou des prophètes – des termes auxquels notre théologien romantique ne laisse pas de recourir également pour parler d’eux. Et même s’il ne recourt jamais à cette expression pour parler de Jésus, on en vient à se dire que, à tout prendre, il pourrait dire de lui qu’il est le « virtuose des virtuoses », tout comme nous l’avons vu qualifier le christianisme de « religion des religions ». Virtuose, le mot est précieux pour faire comprendre dans toute son ampleur et sa spécificité la manière dont s’exprime, se transmet ou s’éveille la religion, plus particulièrement la foi chrétienne. Elle n’a rien pour convaincre, sinon sa vertu intrinsèque, et ses porte-parole n’ont d’autre moyen de la communiquer, voire de l’accréditer, que leur « virtuosité » : leur autorité ne tient pas à leur charge ou à leur fonction, mais à la qualité de leur discours. Mieux même : comme un musicien, un barde ou un acteur, ils sont livrés à la vertu toujours fugace et incertaine de ce que les Anglo-Saxons qualifient de « performance ». Une phrase trop peu remarquée des Discours ne saurait trop retenir notre attention à cet égard : « Il est impossible d’exprimer et de communiquer la religion autrement que sous forme oratoire, avec toute la discipline et tout l’art du langage, et en se plaisant à mettre à contribution tous les arts susceptibles de seconder le discours dans ce qu’il a de fugace et de mouvant 64. » Schleiermacher parle ici d’expérience. Lui-même, nous l’avons vu, est un prédicateur de talent. Il connaît l’art de dire ce que les fidèles ont besoin d’entendre pour prendre plus clairement conscience de leur foi (ou de leurs doutes), tout comme le poète sait trouver les mots qui vont permettre à un amoureux de


déclarer sa flamme ou à un admirateur de la nature de mieux prendre conscience de la beauté et de la diversité de ce qu’il a sous les yeux. Lui-même est donc en ce domaine un artiste, même s’il se garde bien de se décerner cette couronne, encore moins celle de « virtuose », trop conscient qu’il est de ses propres limites et du fait que, en prédication comme dans l’exercice de n’importe quel art, rien n’est jamais définitivement gagné, sauf à sombrer dans le cabotinage et le vedettariat. Mais c’est justement ce qui fait du prédicateur (ou du théologien) un artiste dans son domaine de compétence : à chaque fois, il lui faut tout remettre en jeu, et une fois l’exercice terminé il n’est même pas certain d’avoir gagné la partie. D’ailleurs, quand il s’agit de religion, ce n’est de toute manière pas à lui de l’emporter ni de constater l’échec ou la réussite du service qu’il vient d’assumer : c’est affaire entre chacun et l’« Infini » – entre chacun et Dieu. Schleiermacher n’insisterait peut-être pas à ce point sur la parenté des démarches propres aux arts et à la religion si son amitié pour Friedrich Schlegel et sa fréquentation des milieux berlinois férus d’art et de poésie ne l’y avaient fortement sensibilisé. Mais en dehors de sa pratique de l’art oratoire, se frotte-t-il lui-même beaucoup aux autres arts ? Sa correspondance montre qu’il va au théâtre ou au concert, mais sans qu’on puisse déterminer avec quelle fréquence. Lors de ses voyages en Allemagne et dans le reste de l’Europe (Dresde, Francfort-sur-le-Main, Bonn, Heidelberg, Prague, Salzbourg, Munich,Augsbourg, Nuremberg, La Haye, Rotterdam, Londres, Copenhague, etc.), il consacre tout le temps voulu à la visite des musées et des galeries d’art les plus réputés du moment. D’autre part, il entretient des relations suivies avec le célèbre architecte Karl Friedrich Schinkel, qui habite dans la même rue que lui et qui enseigne comme lui à l’Université de Berlin. C’est même en pensant à lui que Schinkel semble avoir construit dans cette même ville l’église de l’île Frédéric (Friedrichswerdersche Kirche), l’un des premiers édifices de style gothique construits depuis la fin du Moyen Âge, mais organisé en large comme le sont à l’époque la plupart des temples réformés destinés à l’exercice de la prédication.


De la religion, nous l’avons vu, n’est pas un ouvrage de théologie au sens habituel et strict de cette expression, mais bien plutôt un essai, avec des ouvertures dans de nombreuses directions, sans s’inquiéter de violer les frontières qui distinguent si volontiers les uns des autres les différents compartiments du savoir ou de ce que l’on croit savoir. Il n’en est que plus riche et plus stimulant sous l’angle théologique proprement dit, aussi le considère-t-on à juste titre comme un document majeur dans l’histoire de la pensée religieuse occidentale en général et de la conception protestante de la foi en particulier. Schleiermacher y aborde ou effleure au passage de nombreux thèmes théologiques.Trois d’entre eux sont de nature à retenir plus particulièrement notre attention. Ils permettent de mesurer tout l’apport de Schleiermacher au renouvellement et à l’approfondissement de la démarche protestante.

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TROIS THÈMES THÉOLOGIQUES

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Nous savons aussi que notre théologien entretient toute une correspondance avec Caspar David Friedrich, le grand maître de la peinture romantique allemande. La parenté d’inspiration entre les plus célèbres tableaux de Friedrich et De la religion semble si évidente que souvent, pour illustrer la pensée de Schleiermacher, on reproduit le Moine au bord de la mer ou la Procession vers une ruine. Mais gardons-nous de trop les identifier l’un à l’autre : les peintures de Friedrich donnent volontiers le sentiment que la religion est à bout de souffle ou du moins qu’elle ne vit plus que d’une nostalgie du passé. Rien de tel chez Schleiermacher, convaincu au contraire que la religion est encore dans toute la force de sa jeunesse, si on veut bien la prendre telle qu’elle est et non telle qu’on l’imagine quand on se met à la dédaigner. Sachant l’importance du paradigme musical dans la constitution de sa pensée théologique, il est intéressant de savoir qu’il apprécie Haendel, Gluck, Salieri, Poissl, Mozart, Reichardt, Pleyel, Benda, Quantz, mais il ne dit sauf erreur jamais lequel il préfère, ni pour quelles raisons.C’est dommage,car une indication de cet ordre nous permettrait de mieux comprendre certaines nuances de sa pensée.


Ce sont : a) la manière dont il conçoit la référence aux Écritures, que ce soit la Bible ou les textes sacrés d’autres religions ; b) la place et la fonction qu’il assigne aux expressions doctrinales de la foi ; c) ce qu’il dit ou ne dit pas de Dieu. LES ÉCRITURES

La Réforme, on le sait, s’est réclamée de la Bible pour apprécier la valeur ou le bien-fondé des doctrines et des traditions chrétiennes. Le problème de la référence aux Écritures, de la place qu’on leur accorde, de l’autorité qu’on leur reconnaît est donc d’autant plus important en contexte protestant. Schleiermacher, sur ce point, n’y va pas par quatre chemins : à plusieurs reprises, il qualifie ces textes d’« Écriture morte ». Mais c’est surtout en raison du mauvais usage qu’on en fait : « Vous avez raison de mépriser les médiocres qui […] font dépendre [toute leur religion] d’une Écriture morte sur laquelle ils font leurs serments et dont ils tirent leurs arguments. » Cette attitude revient à faire de l’Écriture sainte « un mausolée, un mémorial de la religion rappelant qu’un grand Esprit a été là, mais n’y est plus 65. » Et notre auteur d’affirmer : « Ce n’est pas celui qui croit à une Ecriture sainte qui a de la religion, mais celui qui n’en éprouve pas le besoin et pourrait s’en confectionner une de lui-même 66. » La foi, fait tout intérieur, ne naît pas des textes bibliques : les disciples et les premiers chrétiens ont cru bien avant que le Nouveau Testament n’existât. Ces textes, en revanche, l’alimentent, la fortifient et l’aident à s’épanouir. Ils sont en effet « en relation avec le point central du christianisme 67 ». Mais, à l’instar du Christ lui-même, ils ne jouissent d’aucune exclusivité : « Les saintes Écritures sont devenues Bible en vertu de leur force intrinsèque, mais elles n’interdisent à aucun autre livre d’être ou de devenir lui aussi une Bible ; elles se laisseraient volontiers adjoindre ce qui serait écrit avec une force identique 68. » Peut-on alors dire de la Bible, comme le veut la tradition, qu’elle est inspirée ? Elle se distingue certes par la qualité de l’intuition 65 66 67 68

Religion, p. 67. Religion, p. 67. Religion, p. 178. Religion, p. 177.


Religion, p. 142. Religion, p. 66. Religion, p. 26. Religion, p. 164. Religion, p. 26.

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69 69a 70 71 72

 

dont ont bénéficié ceux qui ont rédigé ses meilleures pages, mais les textes bibliques ne sont plus maintenant que « lettre morte », « scories refroidies [qui] furent jadis les brûlantes coulées de lave d’un feu intérieur 69 ». Aussi l’inspiration qui importe désormais à Schleiermacher tient-elle essentiellement à l’état d’esprit de ceux qui les lisent. Il reprend ainsi à son compte, mais à sa manière, une distinction classique en théologie réformée : entre la Parole externe, qui est celle que l’on entend de ses oreilles ou qu’on lit de ses yeux, et la Parole interne que Dieu seul peut faire entendre dans l’intériorité du croyant par la vertu de son Esprit. Mais là où l’orthodoxie réformée, tout comme les fondamentalistes d’aujourd’hui, lie quasiment l’action de la Parole interne à la lecture de la Parole externe que sont les saintes Écritures, notre théologien n’entend pas faire de cette coïncidence un automatisme ou une obligation. L’inspiration n’est en effet « que le nom religieux de la liberté 69a », et cette liberté est du côté de l’homme aussi bien que de Dieu. La Bible n’en reste pas moins irremplaçable.Toute déconcertante qu’elle puisse être, le caractère composite de son canon et la disparité des matériaux qui la constituent ne sont pas « le simple effet d’un destin inévitable, mais bien plutôt celui d’une disposition concertée et d’un dessein supérieur 70. » Plus simplement, il en est de la Bible comme de toute religion concrète : les intuitions de l’Infini ne peuvent s’y manifester que dans la finitude des circonstances humaines avec tout ce qu’elles ont de « déterminé ». Aussi ses rédacteurs étaient-ils dans l’impossibilité « de veiller à en écarter tout ce qui n’était pas de la religion » ou « de dire à propos de chaque parole qu’ils prononçaient : ceci n’est pas de la religion 71. » Il faut donc savoir « lire entre les lignes 72 », c’est-à-dire maîtriser l’art d’interpréter ces textes. C’est là l’origine de l’herméneutique dont il sera question plus loin.Tout dans la Bible n’est pas à prendre pour bon argent,


tout n’y est pas « parole de Dieu ». Il faut sans cesse y dégager l’essentiel de l’accessoire, et tout n’y est pas de même valeur. « Il en est comme du diamant, complètement pris dans une vilaine gangue, mais ce n’est pas pour y rester caché, c’est bien plutôt pour qu’on l’y découvre plus sûrement 73. » Schleiermacher prend donc résolument ses distances envers « les partisans de la lettre morte, rejetée par la religion », qui remplissent le monde « de tumulte et de vociférations », et se range aux côtés des « vrais contemplateurs de l’Éternel » qui ont toujours cherché « à donner à quiconque ne faisait que comprendre la grande Parole la possibilité de la recevoir chacun à sa manière 74. » DOGMES ET DOCTRINES

« Vous ne sauriez vous pénétrer assez fermement de l’idée que, dans une religion, tout dépend uniquement de la découverte de son intuition fondamentale, qu’aucune connaissance de ce qu’elle a de particulier ne vous aide en quoi que ce soit aussi longtemps que vous n’avez pas cette intuition 75 ». C’est dire si, pour Schleiermacher, les dogmes et autres doctrines ont une fonction seconde. Il ne s’en passe pas, à preuve le fait que, dès qu’il sera professeur de théologie à Berlin, il va consacrer des pages et des pages à exposer les principaux thèmes dans lesquels s’exprime la foi chrétienne. Mais contrairement à ce qu’on fait d’ordinaire, il ne faut pas tenir « les sentences doctrinales et les dogmes […] pour le contenu de la religion ». Ils ne font en effet « qu’exprimer abstraitement des intuitions religieuses, d’autres sont de libres réflexions sur le fonctionnement originel du Sens religieux, le résultat d’une comparaison entre la manière religieuse et la manière ordinaire de voir les choses 76. » Un peu plus loin, il dit encore : « Nous pouvons bien communiquer nos opinions et nos doctrines à autrui ; pour cela, nous n’avons besoin que de mots, et ces opinions et doctrines n’ont besoin que de la force de comprendre et d’imiter propre à l’esprit ; mais nous savons très bien que ces opinions et doctrines ne sont que les ombres de nos intuitions et de nos sentiments ». Il ajoute même : « À moins 73 74 75 76

Religion, p. 27. Religion, p. 35. Religion, p. 162-163. Religion, p. 64.


Religion, p. 78. Religion, p. 113.

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d’avoir part avec nous à ces derniers, autrui ne comprendrait pas ce que ces opinions et doctrines disent et croient donner à penser 77. » Première conséquence : Schleiermacher n’entend pas imposer de doctrine. Comme beaucoup de ses contemporains, il est opposé au principe des confessions de foi obligatoires – ces formulaires doctrinaux qui entendent résumer l’essentiel de la foi chrétienne, auxquels sont censés souscrire les fidèles d’une Église donnée et qui permettraient de distinguer entre ceux qui sont chrétiens et ceux qui ne le sont pas. Or on ne peut pas recevoir la religion « du dehors », comme le pensent ceux qui « se cramponnent […] aux concepts morts, aux résultats de la réflexion sur la religion » et qui utilisent les textes symboliques « à titre d’agents excitatifs pour susciter ce qui devrait en réalité les précéder 78. » On ne peut donc ni ne doit imposer une doctrine, seulement la proposer, et chacun doit rester libre de la recevoir « à sa manière ». Seconde conséquence :les doctrines,si l’on peut dire,ne tombent pas du ciel, mais sont l’expression tout humaine de la conscience que des humains ont (ou ont eue) de l’intuition fondamentale dont procède la foi, c’est-à-dire de la relation dans laquelle ils se trouvent avec Dieu. Aussi Schleiermacher se demandera-t-il dans sa dogmatique si les différentes doctrines chrétiennes sont en accord avec la « conscience religieuse » propre au christianisme. Mais un tel acte de conscience est toujours situé dans le temps, dans l’histoire, dans un contexte culturel donné. Les expressions auxquelles il donne lieu sont elles aussi datées, donc sujettes à variations et toujours à reprendre en fonction de circonstances nouvelles. Et puis,à y regarder de près,rien ne dit que toutes les oppositions doctrinales soient aussi insurmontables qu’on l’imagine parfois : une même « conscience chrétienne » peut donner lieu à des formulations dont la différence ne doit pas nécessairement s’exprimer par des divisions doctrinales ou confessionnelles. Schleiermacher est par exemple convaincu que les différends entre luthériens et réformés n’ont rien de fondamental et que l’ensemble du protestantisme


relève à cet égard d’un même principe de base. En revanche, c’est en vain que l’on peut chercher à conclure des accords sur des points de doctrines particuliers si le principe de base n’est pas le même ; c’est par exemple une différence fondamentale de cet ordre qui distingue le protestantisme du catholicisme, et il voit mal comment on concilierait la liberté individuelle de l’un et l’obéissance à un magistère de l’autre. DIEU

« L’idée de Dieu n’occupe […] pas dans la religion une place aussi élevée que vous le pensez, les êtres religieux n’ont jamais […] considéré [qu’]avec un grand calme, à côté d’eux, ce que l’on appelle athéisme, et il y a toujours eu quelque chose qui leur est apparu plus irréligieux que lui 79. » Ces quelques phrases et d’autres qui leur ressemblent ne laissent pas de surprendre le lecteur des Discours : il s’attendait à autre chose de la part d’un auteur qui se donne pour tâche de défendre et illustrer « la religion » ! Prévenons d’emblée un malentendu : dans ses sermons et dans son traité de dogmatique, Schleiermacher n’hésite pas à utiliser le mot « Dieu ». Mais sur le fond, son opinion reste la même : on ne peut pas utiliser ce mot à tort et à travers.Voilà pourquoi, dans son exposé de la foi chrétienne (-), il parlera des « attributs divins qui se rapportent au sentiment pur et simple de dépendance, pour autant que rien, en eux, ne s’oppose à lui 80 », c’est-à-dire en l’occurrence l’éternité, l’omniprésence, la toute-puissance et l’omniscience, mais sans jamais traiter à proprement parler de la nature ou de l’existence de Dieu, ce qui a conduit l’un de ses commentateurs à qualifier sa pensée de « théologie sans concept de Dieu 81 ». C’est qu’en fait,pour lui,« Dieu » n’est qu’un mot,un artefact,une création du langage humain.Autrement dit, il en est du vocable « Dieu » comme de toute doctrine : ce mot peut aboutir à n’être que lettre morte, scorie refroidie. Mais avec ce mot-là, la situation menace souvent d’être plus grave encore: selon l’usage qu’on en fait, il devient une création anthropomorphe, « une idole, un fétiche 79a ». Pierre 79 Religion, p. 72. 79a Religion, p. 70.


Demange a fort bien résumé la pensée des Discours sur ce point crucial : « L’absolu, pour Schleiermacher, ne saurait être connu en soi et pour soi ; toute connaissance qui se prétend absolue de Dieu ne peut qu’être la plus relative qui soit. Mieux vaut donc une religion sans Dieu qu’une religion qui fasse de Dieu une idole 82. » Dieu, pourrait-on dire, n’est que le symbole de Dieu ; il est toujours au-delà de Dieu – ou alors complètement en deçà, quand seul le sentiment pur et simple de dépendance permet de prendre conscience de la relation qui renvoie à lui. À ce moment-là, Dieu n’existe pas, au sens où son existence n’a pas à être démontrée ni ne peut jamais l’être ; il « est », tout simplement.

Der christliche Glaube nach den Grundsätzen der evangelischen Kirche im Zusammenhange dargestellt (1821/22) (Kritische Gesamtausgabe 1/7.1-2) (abrégé Glaubenslehre 1821/22), Berlin, De Gruyter, 1980. 81 Erich SCHROFNER, Theologie als positive Wissenschaft. Prinzipien und Methoden der Dogmatik bei Schleiermacher, Frankfurt a. M., Lang, 1980, p. 146. 82 L’essence de la religion selon Schleiermacher, p. 120.

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Les thèmes développés dans De la religion réussissent-ils finalement à convaincre les « mépriseurs » auxquels Schleiermacher entend s’adresser ? Ce livre désamorce-t-il les préventions des milieux cultivés berlinois que fréquente son auteur et qui lui ont donné l’idée de l’écrire ? Dans l’ensemble, nous l’ignorons. Nous savons seulement que Friedrich Schlegel hésite entre la louange et la critique ; il salue dans les Discours le document d’une nouvelle époque, mais regrette leur caractère trop subjectif et les trouve déficients sur le plan de l’enquête historique. De leur côté, Goethe, Schiller et Fichte manifestent d’emblée leurs réserves, voire leur désapprobation. Hegel (il n’a alors que vingt ans) reproche carrément à Schleiermacher de lier le principe protestant à la subjectivité, donc à l’en deçà. Le conseiller consistorial Sack, dont Schleiermacher dépend administrativement, s’achoppe à son allusion élogieuse à Spinoza et lui reproche d’être « panthéiste » : il n’a pas compris que notre auteur n’est pas


« panthéiste » (le panthéisme postule que tout est Dieu), mais « panenthéiste » (tout est en Dieu), ce qui est bien différent. Novalis, en revanche, est un enthousiaste, un convaincu d’avance ; il salue en Schleiermacher un frère dont le cœur bat comme le sien au rythme d’un nouvel âge ; il s’enflamme à l’idée d’une re-création de la religion qu’il voit se concrétiser dans une résurrection du christianisme ; mais ce sont là des perspectives que Schleiermacher, bien plus modeste dans son propos, n’envisage même pas. En fait, à y regarder de près, les Discours s’adressent moins aux contempteurs de la religion qu’à ses prétendus zélateurs. Car qui est finalement responsable du mépris qu’elle encourt : les esprits cultivés qui la tiennent en piètre estime ou les milieux religieux qui, par toute leur attitude et les fausses certitudes dans lesquelles ils se retranchent, la rendent effectivement méprisable ? Pour Schleiermacher, la réponse ne fait pas de doute : ce sont les seconds. Ce sont eux, ou plutôt leur religion, qu’il faut réformer, remettre sur la forme, libérer des conceptions qui l’obèrent. Le cinquième et dernier discours s’adresse donc nettement à des lecteurs pour lesquels la foi chrétienne n’est pas indifférente : il ravive pour eux des souvenirs d’instruction religieuse, par exemple en leur citant des versets du Nouveau Testament, et cherche visiblement à les engager sur la voie d’un christianisme renouvelé, ou du moins délibérément délesté de tout ce qui le rendait justement méprisable.


.     

THÉOLOGIE POSITIVE ET DOCTRINE DE LA FOI

 • THÉOLOGIE POSITIVE ET DOCTRINE DE LA FOI

4, 14. Le statut de la théologie (abrégé Encyclopédie), §19.

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On a beaucoup reproché à Schleiermacher son subjectivisme et le crédit excessif qu’il accorderait au sentiment, voire à la sentimentalité. Il suffit de relire la définition qui ouvre la Petite Encyclopédie pour se persuader du contraire : « La théologie […] est une science positive ». Le mot « science » n’a pas ici le sens que nous lui donnons aujourd’hui, mais implique comme au XVIII e siècle un savoir complet et organisé selon les exigences de la raison ; quant à l’adjectif « positif », il a le même sens que dans les Discours, quand Schleiermacher y parle de « religions positives » pour désigner l’aspect contingent, déterminé, objectivement saisissable de toute religion constituée. Ce dont s’occupe la théologie ne flotte pas dans l’instant, « à tout vent de doctrine » comme le dit l’épître aux Éphésiens 83. Elle se réfère à un passé, mais aussi à un présent, sans oublier un regard prospectif sur l’avenir. Le passé, en christianisme, est fait de textes et de traditions : textes bibliques, évidemment, mais aussi dogmes, symboles, écrits théologiques, traditions ecclésiales. Des gens d’Église et même des théologiens, il est vrai, croient suffisant de vivre sur ces traditions, de les perpétuer, mais c’est une activité « la plus subalterne et la moins significative qui soit 84. » L’exégèse des textes bibliques, l’histoire des Églises et des doctrines ne peuvent se contenter d’un simple examen du passé ; cet examen doit être « critique » : il faut juger de ces textes, de ces doctrines, de ces traditions en fonction de ce qui est au cœur de la foi, de ce qui constitue son « essence », et qui permet de faire le départ entre la manière chrétienne de croire et celle d’autres religions, ou entre la manière protestante et celle


du catholicisme, voire entre la manière dont Schleiermacher luimême conçoit la foi protestante et celle d’autres courants au sein du protestantisme. La critique en question suppose donc que l’on s’intéresse aux problèmes afférents à l’interprétation des textes (herméneutique), à la critique des documents, à la mise en perspective historique des croyances et des usages (toute doctrine est datée, tributaire d’un environnement culturel donné), à leur cohérence sous l’angle de la formulation et de la pensée, enfin à leur pertinence eu égard à ce que notre théologien appelle le « gouvernement » de l’Église, c’est-à-dire ce qui relève de sa pastorale et de sa conformité aux exigences évangéliques ; cela implique une bonne connaissance, critique elle aussi, des conditions dans lesquelles s’exerce ce « gouvernement » (Schleiermacher parle à cet égard de « statistique ecclésiastique », c’est-à-dire de l’état concret dans lequel se trouve une Église ou une confession, mais sans recourir pour autant à des données chiffrées). Schleiermacher sait qu’un professeur de théologie ne peut pas prétendre enseigner avec compétence et avec talent toutes les différentes branches de cette discipline ; mais il souhaite que personne ne se limite « exclusivement à une seule partie de la théologie 85 », car il faut garder une vision d’ensemble : ce dont s’occupe la théologie forme un tout indissociable et ne saurait se fractionner en des disciplines indépendantes les unes des autres. Au sortir du XVIII e siècle, si féru de connaissances universelles, Schleiermacher peut toutefois se permettre encore de donner des cours touchant à des domaines aussi variés que l’exégèse du Nouveau Testament, l’herméneutique, l’histoire des Églises, l’histoire de la philosophie, la philosophie de la religion, la psychologie (mais ce n’est pas au sens où nous l’entendons actuellement), la statistique, la théologie pratique et, last but not least, la dogmatique. Si De la religion est un manifeste de jeunesse, La foi chrétienne exposée selon les principes de l’Église protestante (Der christlichen Glaube nach den Grundsätzen des evangelischen Kirche in Suzammenhange dargestellt) est une œuvre de la maturité. Il la publie une première fois en deux volumes en -, en pleine période de réaction politique et 85

Encyclopédie, §14


 • THÉOLOGIE POSITIVE ET DOCTRINE DE LA FOI

Dans leur version allemande, les textes récents du Vatican parlent aussi de Glaubenslehre, mais dans un sens bien différent de Schleiermacher : pour eux, il s’agit de ce que l’on est tenu de croire, avec les comportements que cela implique.

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doctrinale, puis la révise complètement pour une seconde édition en -. Quantitativement et qualitativement, c’est l’ouvrage le plus important édité de son vivant, celui aussi qui a le plus contribué au renouveau de la théologie au XIXe siècle. Dans les différentes parties de la table des matières, il ne le qualifie pas de dogmatique, mais de Glaubenslehre, de « Doctrine de la foi ». Mais le mot que l’on traduit ici par « doctrine » peut tout aussi bien signifier « théorie » au sens où l’usage courant distingue la théorie de la pratique. La nuance est importante. Schleiermacher n’entend en effet pas imposer une doctrine, mais exposer ce que, tout bien considéré, il tient pour idoine de penser et de dire quand on entend rendre compte de la foi chrétienne. En français, la Glaubenslehre pourrait donc s’intituler «Théorie de la foi » ou plus exactement encore «Théorie du fait de croire ». Schleiermacher est le premier à utiliser cette expression dans cette acception-là, qui constitue à elle seule tout un programme et va faire largement école 86. Prenons-la au pied de la lettre : le fait de croire (ou la pratique du fait de croire) vient d’abord, la doctrine (ou sa théorie) ensuite, ou mieux encore la doctrine est seconde par rapport à ce fait. Ni la théorie ni la doctrine n’engendrent la foi, mais la foi a besoin d’elles pour prendre conscience d’ellemême, pour se dire, pour se vérifier. La foi qui s’exprime en paroles, en symboles, en rituels, en comportements, a besoin que la théologie exerce son regard critique, mais aussi constructif, sur ces diverses expressions dont elle ne peut se passer. La Glaubenslehre a donc pour tâche de décrire le fait de croire (ou la piété), de le soumettre à examen, d’en donner une expression cohérente et logiquement ordonnée. Dans cette entreprise, la réflexion ne part pas de la foi toute nue. Son côté « scientifique », au sens où l’entend Schleiermacher, exige que, en un premier temps, notre théologien prenne de la hauteur, ou du recul, par rapport au christianisme « positif » et dégage le principe


dont il découle.Aussi commence-t-il par examiner le christianisme en fonction de la conscience immédiate que tout être humain est censé avoir d’une « dépendance pure et simple ». Cette conscience, nous nous en souvenons, est selon lui au principe de toute religion digne de ce nom. La « conscience religieuse chrétienne » n’est donc qu’un cas particulier de la religion en général ; mais c’est elle qui l’intéresse au premier chef. D’où ces deux affirmations complémentaires : « La conscience immédiate de nous-mêmes nous donne celle d’être en situation de dépendance pure et simple, et implique que la conscience de notre propre finitude aille de pair avec celle de l’Être infini de Dieu 87 » et « Le sentiment originel de dépendre purement et simplement d’un Être supérieur ne se concrétise pas autrement pour nous chrétiens que dans la conscience de notre relation au Christ 88. » Dit encore autrement : « Pour la piété chrétienne prise dans toute son étendue, la relation à Dieu et la relation au Christ sont indissociables 89. » Mais le christianisme est, comme toute religion, une religion « positive » : il est une foi, voire une croyance, riche de tout un passé, avec des dogmes, des doctrines, des usages qu’il convient justement d’examiner sous l’angle de leur cohérence, de leur bien-fondé, de leur signification pour aujourd’hui. La Doctrine de la foi examine successivement et longuement ce que l’on est convenu d’appeler traditionnellement la doctrine de Dieu, celle de l’homme et celle du Christ, mais toujours en fonction de la conscience que nous en avons. La doctrine de Dieu envisage sous cet angle la relation de Dieu au monde, donc la création, et examine ce que peuvent signifier pour nous les différents « attributs » divins (éternité, toute-présence, toute-puissance, toute-science, etc.) ; celle de l’homme aborde les différents problèmes afférents à notre conscience du péché ; celle du Christ, articulée à notre conscience de la grâce, parle de la rédemption et du salut ; une dernière partie parle de l’Église et des fins dernières. Quant au Saint-Esprit, troisième article du Credo traditionnel, il eût été superflu de lui consacrer un chapitre ou une section particuliers : la référence à ce que 87 88 89

Glaubenslehre 1821/22, §36. Glaubenslehre 1821/22, §39. Glaubenslehre 1821/22, §39.


 • THÉOLOGIE POSITIVE ET DOCTRINE DE LA FOI

Voir Peter STEPHENS, Zwingli le théologien, Genève, Labor et Fides, 1999. Encyclopédie, §3.

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signifie cette action de Dieu en nous est présente partout dans cette dogmatique, au point qu’on peut la considérer dans son ensemble comme une théologie du Saint-Esprit, au même titre qu’on peut le dire par exemple de la pensée du réformateur Huldrych Zwingli 90. La conscience de notre relation à Dieu, référence et critère de toute cette réflexion doctrinale, est en effet par excellence le lieu où s’exerce l’action de l’Esprit. La force de Schleiermacher est de toujours maintenir en tension la polarité entre point de vue idéal et réalité concrète, entre le christianisme considéré dans son principe ou dans sa quintessence et les formes concrètes qu’il a prises dans l’histoire et ne cesse de revêtir dans le présent. Simultanément, il demeure toujours très conscient de la contingence de son propre point de vue et du milieu dans lequel et pour lequel il écrit et réfléchit. Sa Doctrine de la foi est à la fois située et limitée : elle est celle de la foi chrétienne telle que la conçoivent les protestants quand ils sont fidèles aux principes directeurs de leur confession – une remontée aux principes à laquelle tous les protestants ne seront pas toujours d’accord de souscrire. Mais là encore, la situation est dialectique : dès la première page de sa petite Petite encyclopédie, Schleiermacher a indiqué que les responsables d’Église et la masse des fidèles d’une part, cette masse et la théologie d’autre part, « se conditionnent […] mutuellement 91 » dans leur opposition même. La théologie, en d’autres termes, n’a pas à se prévaloir d’une autorité que les fidèles demeurent toujours en droit de lui dénier ; mais elle ne doit pas non plus se taire, en particulier quand elle juge nécessaires certaines réformes ou certaines révisions doctrinales. Sur ce dernier point, Schleiermacher ne se prive pas de donner son avis, mais jamais de manière arbitraire : il analyse, il explique, il argumente, souvent très longuement. Le lecteur en vient même à se demander si, ce faisant, notre théologien ne se contredit pas, lui qui, dans les Discours, a tant insisté sur le fait que la foi ne saurait être le résultat d’un raisonnement ou d’une argumentation philosophiques. Évitons ici toute méprise : les développements de


la Doctrine de la foi ne sont pas destinés à susciter la foi, mais à l’aider à bien se comprendre elle-même. Schleiermacher a d’ailleurs reproduit en épigraphe à cet ouvrage deux citations latines d’Anselme de Cantorbéry : « Je ne cherche pas à comprendre pour croire, mais je crois pour comprendre » et : « Car celui qui ne croirait pas n’expérimenterait pas, et celui qui n’aurait pas éprouvé ne comprendrait pas 92. » Mais encore faut-il bien comprendre le sens dans lequel Schleiermacher entend cette sentence : la foi (ou le fait de croire) n’écarte pas l’intelligence ni ne la met en sommeil, fût-ce temporairement ; l’intelligence, le besoin de comprendre, la nécessité de s’exprimer de manière cohérente font partie de notre nature. La Doctrine de la foi a pour but de contribuer à cette intelligence-là de la foi. Schleiermacher sait bien et ne laisse pas de rappeler que la doctrine en question est celle de l’Église protestante, en Europe occidentale et à un moment donné de l’histoire ; mais cela étant, les théologiens doivent veiller à ce que cette doctrine soit cohérente et en accord avec le principe de base dont elle relève.Tel est d’ailleurs le programme annoncé dès le départ : « La doctrine de la foi repose sur deux tentatives : d’une part sur celle de décrire théoriquement les mouvements du Cœur pieux chrétien, d’autre part sur celle de rendre étroitement cohérent ce que la doctrine exprime 93. » Et Schleiermacher est bien conscient du fait que sa dogmatique, dans toute son ampleur, n’est effectivement qu’une « tentative ». Cette tentative n’en a pas moins fait largement école. Pour qui a lu et compris Schleiermacher, les dogmes et les doctrines ne sont pas à proprement parler d’origine divine ; ils ne sont pas non plus la foi, mais seulement des expressions humaines de la foi, ou plus exactement de la conscience chrétienne qui, tout croyant le sait, ne cesse d’être traversée de doutes. À ce titre, ils sont respectables, mais pas intouchables. S’ils sont respectables, on ne peut pas les 92

« Neque enim quaero intelligere ut credam, sed credo ut intelligam. » et : « Nam qui non crediderit, non experietur, et qui non expertus fuerit, non intelliget. » (Proslogion 1, et De fide trinitatis 2). 93 Glaubenslehre 1821/22, §3. Le « Cœur » en question est le Gemüth des Discours, c’est-à-dire le cœur au sens où l’entendaient les classiques français: le siège des sentiments, des passions, des volitions et des pensées les plus profondes.


ENTRE L’ÉGLISE VISIBLE ET L’ÉGLISE INVISIBLE

• ENTRE L’ÉGLISE VISIBLE ET L’ÉGLISE INVISIBLE

Glaubenslehre 1821/22, §24. Religion, p. 150. Encyclopédie, §5 (citation retouchée).

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Le théologien Schleiermacher ne s’enferme jamais dans la tour d’ivoire de l’enseignement universitaire. Ce serait le cas s’il se contentait de faire la critique des Églises existantes, donc « visibles », en se réclamant de la « vraie Église », « invisible », idéale et toute spirituelle, et en délaissant les problèmes afférents à la « religion positive » et à la sociabilité qui la caractérise, donc aussi à la dimension institutionnelle du christianisme. Les Églises visibles, qui sont à tout prendre des sociétés intérimaires de libres croyants, devraient toujours être organisées et gérées en référence à l’Église invisible, mais sans jamais se confondre avec elle. Dans ces conditions, la théologie a une responsabilité directe envers les Églises constituées : « La théologie chrétienne représente l’ensemble des connaissances scientifiques et des règles de l’art sans la connaissance et l’usage desquelles on ne peut pas administrer l’Église chrétienne de manière cohérente 96. »

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contester ou les révoquer sans de bonnes raisons, ce qui conduit Schleiermacher à postuler que « pour mettre sur pied une doctrine de la foi, il faut d’abord […] exclure ce qui est hérétique et ne conserver que ce qui est ecclésiastique 94 », c’est-à-dire ce qui est en accord avec les principes fondamentaux d’une Église donnée, en l’occurrence une fois encore l’Église protestante. Mais du fait des changements de contexte, dogmes et doctrines ne sont pas immuables et demandent à être bousculés, ce que Schleiermacher affirmait dans les Discours en souhaitant que le mot hérésie soit « rem[is] en honneur 95 ».Théologien protestant, il sait que la Réforme ne serait pas advenue si les gens du XVI e siècle n’avaient pas eu ce courage de l’hérésie par rapport à une orthodoxie ecclésiastique devenue étouffante pour la conscience chrétienne et pour la foi. Or ce qui a été nécessaire et vrai au moment de la Réforme peut tout aussi bien l’être de nouveau quand les circonstances, ou une fidélité active et bien comprise, l’exigent.


On peut même juger du bien-fondé et de la portée d’une théologie à leur incidence sur la conception et le fonctionnement du Kirchenregiment, terme qui, en Allemagne, désigne tout ce qui est afférent à l’exercice du pouvoir, aussi bien temporel que spirituel, en matière ecclésiastique. Le problème majeur qui retient l’attention de Schleiermacher et dans la délibération duquel il ne cesse d’intervenir n’est pas tellement, comme ce serait le cas aujourd’hui, celui des relations entre protestantisme et catholicisme, mais celui de l’existence parallèle, sur un même territoire, de deux Églises protestantes différentes, la luthérienne et la réformée, et de la manière dont le pouvoir temporel intervient dans leur gestion. Un bref rappel est ici nécessaire.Tandis que l’Église catholique a toujours défendu son indépendance contre d’éventuelles ingérences des pouvoirs temporels dans sa gestion ou son gouvernement, les Églises protestantes des pays passés à la Réforme vivaient en Allemagne sous le régime du weltliches Kirchenregiment, c’est-à-dire que le pouvoir temporel s’occupait de gérer tout ce qui, dans le domaine ecclésiastique, relève précisément du temporel : administration des paroisses, nomination et rétribution des pasteurs, gestion des institutions d’enseignement théologique ; en Prusse comme dans la majorité des royaumes ou principautés allemands, le souverain portait même le titre de Summus Episcopus, ce qui signifie qu’il assumait des charges épiscopales dans tout ce qui touchait au ménage temporel des Églises. Le geistliches Kirchenregiment, ou gouvernement spirituel, revenait en revanche aux pasteurs et à leurs supérieurs hiérarchiques portant d’ordinaire le titre de surintendants ecclésiastiques ou de conseillers supérieurs – mais des supérieurs choisis et nommés par le prince. C’est déjà à cette situation que s’en prend Schleiermacher quand, dans De la religion, il dénonce l’assujettissement de l’Église au pouvoir temporel et demande, tel un nouveau Caton, « qu’on en finisse donc avec tout lien de cet ordre entre l’Église et l’État 97 ! » Les choses, en fait, ne sont pas si simples, en particulier parce que, dans cette situation-là, toute modification dans l’organisation ou le fonctionnement de l’institution ecclésiastique exige le consen97

Religion, p. 127.


 • ENTRE L’ÉGLISE VISIBLE ET L’ÉGLISE INVISIBLE

La foi chrétienne, p. 47. ; il s’agit du résumé de Glaubenslehre 1821/22 §26. 2, Zusatz.

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tement du souverain. En , Schleiermacher a déjà rédigé des propositions relatives aux changements qui lui semblent souhaitables, mais la situation politique était trop grave pour engager une réforme ecclésiastique à ce moment et dans ces conditionslà. La chute de Napoléon, puis le congrès de Vienne en , créent en revanche une situation complètement nouvelle : de nouveaux territoires sont rattachés au royaume de Prusse (la Rhénanie, la Westphalie, une partie de la Saxe, la Poméranie orientale et l’Oberlausitz intégré à la Silésie), ce qui constitue autant de nouvelles Églises territoriales (Landeskirchen) avec leurs usages et leurs traditions. Frédéric-Guillaume III entend profiter de l’occasion pour mettre de l’ordre dans les affaires ecclésiastiques et, si possible, imposer à ces différentes Églises protestantes une même organisation et surtout une même manière de célébrer le culte, ce qui suppose la rédaction d’une nouvelle liturgie. De plus, comme il est un souverain réformé, mais dont les sujets sont en majorité luthériens, il souhaite faire l’union de ces deux confessions protestantes, en particulier dans la région de Berlin et du Brandebourg qui la touche de près. Sur le fond, c’est-à-dire sur la possibilité de réunir luthériens et réformés dans le cadre d’une seule et même Église, Schleiermacher semble au premier abord d’accord avec le souverain : les textes symboliques (confessions de foi, catéchismes, formulaires liturgiques pour la célébration des sacrements) de ces deux Églises sont certes différents et leurs usages ne sont pas exactement les mêmes, mais le principe de base dont ils relèvent est le même. David Tissot a très bien résumé la pensée de notre théologien sur ce point : « La séparation de l’Église luthérienne et de l’Église réformée n’est pas assez profonde pour qu’elle doive nous arrêter : ce n’est point sur une différence de la conscience chrétienne que reposent les divergences de leurs dogmes. Cela est si vrai qu’elles n’entraînent, ni dans la morale, ni dans l’organisation, aucune antithèse irréductible. La désunion est accidentelle ; les questions débattues sont secondaires.98 » La réunion des


luthériens et des réformés au sein d’une seule et même Église est donc non seulement possible, mais souhaitable théologiquement, ce qui n’en ferait pas pour autant une Église idéale : elle resterait une Église visible, une organisation ecclésiale limitée au royaume de Prusse, déterminée dans l’espace et dans le temps. Contrairement à Frédéric-Guillaume III, Schleiermacher ne déduit pas de cette possibilité d’unir institutionnellement luthériens et réformés qu’ils devraient se conformer à la même liturgie ou utiliser le même manuel de catéchisme. Il reste à cet égard fidèle à ce qu’il écrivait déjà dans les Discours : « Rien n’est moins chrétien que de chercher l’uniformité dans la religion 99. » Il souhaite donc que l’Église évangélique 100 soit une (nous verrons une nouvelle fois plus loin pourquoi il n’inclut pas le catholicisme dans cette unité, du moins dans l’ordre actuel des choses), mais d’une unité qui, loin de porter préjudice à la diversité des « religions », c’est-à-dire des attitudes religieuses individuelles ou communautaires, rende cette diversité possible dans la participation à un même état d’esprit. Même s’il ne le dit pas sous cette forme, il plaide donc pour l’unité dans la diversité, qui correspond encore aujourd’hui à la conception protestante de l’œcuménisme, plutôt que pour la diversité dans l’unité, qui est la formule catholique en la matière. S’il en est ainsi, il s’agit moins d’adapter les formes, les usages ou même les doctrines, que de réformer l’organisation ecclésiastique de telle sorte qu’y soit possible la diversité à laquelle il tient. Sur ce point, notre théologien rencontre l’assentiment de bien des luthériens qui ne voient pas la nécessité de modifier leur liturgie ou leur catéchisme. Mais les divergences se font jour dès que se pose la question de la nouvelle organisation à mettre en place. Or les idées de Schleiermacher à cet égard sont claires et conséquentes : du moment qu’une Église visible est avant tout une société de libres croyants, il faut remettre à des organes spé99 Religion, p. 180. 100 Quand il s’agit d’orientation confessionnelle ou de structure institution-

nelle, evangelisch signifie « protestant ». Mais du temps de Schleiermacher et sauf erreur contre son avis, on a expressément opté pour evangelisch de préférence à protestantisch dans la désignation officielle de cette Église.


  • SCHLEIERMACHER •

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cifiquement ecclésiastiques la plupart des compétences qui sont encore celles du souverain ; ces organes doivent avoir une implantation régionale, par exemple sous la forme de synodes, mais à la différence des synodes qui, à ce moment-là, ne sont que des assemblées de pasteurs, ils doivent compter une forte représentation laïque ; il devrait en être de même pour un Synode général du royaume de Prusse. Quant aux confessions de foi et autres textes symboliques, qui sont seconds par rapport aux Écritures, leur valeur n’est que de référence ; tout pasteur ou fidèle protestant doit pouvoir souscrire à ce qu’ils enseignent en toute liberté de conscience, sans s’asservir à l’autorité de leur lettre ou de leur libellé, car la foi n’est pas un ensemble de propositions doctrinales formant chapelet, mais une attitude profonde de la personne. Malgré le prestige dont jouit Schleiermacher, ses idées ne tardent pas à se heurter à l’opposition du roi et à celle des milieux ecclésiastiques conservateurs, surtout du côté luthérien, en particulier dans les marches de l’Est. Le roi et ces luthériens-là se méfient du démocratisme et du « jacobinisme » (sic !) qui, à leur sens, se dissimulent dans les propositions synodalisantes de Schleiermacher : le roi ne veut pas accorder trop de pouvoir au peuple, et les pasteurs luthériens (mais non tous !) ne veulent pas partager leurs responsabilités spirituelles (leur pouvoir !) avec des laïcs. De plus, le vieux préjugé luthérien selon lequel il vaut mieux être catholique que réformé reste vivace dans leurs rangs, le plus souvent pour des raisons doctrinales : ils se souviennent de la mésentente entre Luther et Zwingli à propos de la cène et reprochent aux réformés de n’avoir pas une doctrine suffisamment fiable à ce sujet. Animé de convictions à la fois conservatrices et réformées, le roi ne voit pas pour sa part de raison de laisser perdurer sur ses terres le différend doctrinal en question et décide,en ,d’imposer à l’ensemble des paroisses protestantes de son royaume l’usage d’une seule et même liturgie, sans en référer aux instances proprement ecclésiastiques et sans accorder la moindre autonomie aux Églises, sauf qu’il réunit d’autorité luthériens et réformés de son royaume en une seule et même Église évangélique unie. Il se heurte du


même coup aussi bien à la résistance des luthériens conservateurs que des milieux,minoritaires il est vrai,qui partagent les vues réformatrices de Schleiermacher. Sur ce point, jamais ce dernier ne baissera la garde, tout en étant conscient de l’impossibilité conjoncturelle de mettre en œuvre les réformes qu’il juge souhaitables et nécessaires aussi longtemps que le roi s’y oppose. À moyen et à long terme, l’enseignement de Schleiermacher portera tout de même ses fruits : l’Église de Prusse est bel et bien la première Église protestante d’Allemagne qui a pu s’appeler « unie » (unierte Kirche) – un adjectif qui distingue encore aujourd’hui ces Églises-là de celles qui sont restées soit luthériennes, soit réformées. Et toutes semblent bien s’être ralliées au programme que leur assignait notre théologien et qu’Edmond Cramaussel a fort bien résumé en ces termes : « La foi libre dans l’Église, l’Église libre dans l’État 101. » Si Schleiermacher considère comme tellement souhaitable et nécessaire l’union des luthériens et des réformés, pourquoi, alors, entérine-t-il comme normale et non moins nécessaire la distinction, voire l’opposition entre protestantisme et catholicisme ? Il faut d’abord bien voir que l’Église catholique, malgré ce qu’enseigne sa doctrine, est une Église visible, limitée et critiquable comme n’importe quelle autre. Le protestantisme, de son côté, ne doit pas être considéré comme étant seulement le résultat d’une « purification du christianisme et d’un abandon des mésusages qui s’y étaient insinués, mais comme une forme spécifique de ce dernier 102. » Le protestantisme s’est donc constitué en une réalité nettement distincte du catholicisme, leur différence tenant en l’occurrence à deux manières différentes et même opposées de concevoir l’essence du christianisme : « Pour l’instant, on pourrait exprimer leur opposition de la manière suivante : le protestantisme fait dépendre le rapport de l’individu à l’Église de son rapport au Christ, tandis que le catholicisme fait au contraire dépendre le rapport de l’individu au Christ de son rapport à l’Église 103 .» De plus, l’Église catholique se caractérise 101 La philosophie religieuse de Schleiermacher, p. 228. 102 Glaubenslehre 1821/22, §27. 103 Glaubenslehre 1821/22, §28.


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104 Glaubenslehre 1821/22, §166. 105 Glaubenslehre 1821/22, §168. 106 Encyclopédie, §313.

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par une intolérance doctrinale et une manière d’exercer l’autorité dans son sein qui la mettent en opposition avec la conception protestante de l’Église visible et de ce que devraient être son fonctionnement et son administration. Dans ces conditions, on voit mal comment travailler à la réunion de ces deux Églises, la catholique romaine et la protestante, en une seule et même organisation institutionnelle. L’Église invisible, certes, ne saurait être qu’une et indivisible ; l’Église visible en revanche « n’a jamais existé sans séparations 104. » Mais on ne peut se contenter de constater cet état de fait et de l’entériner, aussi toutes les divisions entre Églises chrétiennes sont-elles à considérer comme « provisoires 105 » et toutes les occasions de réunir des Églises visibles séparées doivent-elles être saisies aux cheveux quand, comme c’est le cas entre luthériens et réformés, rien de fondamental ne justifie plus leur division. Dans l’absolu, c’est-à-dire dans la perspective de l’Église invisible dont Dieu seul connaît les limites et les membres, catholiques et protestants ne sauraient être considérés comme réellement séparés ; spirituellement et individuellement, du fait de leur commune référence au Christ, ils sont même en communion les uns avec les autres, par-delà tout ce qui les distingue les uns des autres. Mais dans l’ordre actuel des choses, tout provisoire ou transitoire qu’il soit, force est de reconnaître que catholicisme et protestantisme ne sont institutionnellement pas conciliables. Leur rapprochement ne peut résulter, mais à très longue échéance, que d’un approfondissement du christianisme, d’une communion plus intime avec le Christ qui seul peut changer les cœurs et bousculer les structures. Comme dans toute la théologie de Schleiermacher, c’est donc bien la « manière de croire » qui est en cause ; aussi faut-il « présenter de façon toujours plus pure dans l’Église protestante l’idée spécifique qu’elle a du christianisme, et gagner toujours plus de forces à la cause de cette idée 106. »


HERMÉNEUTIQUE ET DIALECTIQUE

Malgré son souci, dans les Discours, de déconnecter la religion de la philosophie, Schleiermacher n’est pas seulement théologien, il est aussi philosophe, dans son enseignement comme dans sa tournure d’esprit. Considérant son apport dans ce domaine, on regrette un peu que les histoires de la philosophie ne le citent pas plus souvent. Mais peu importe. Il faut surtout remarquer combien sa philosophie est en accord étroit avec sa théologie, non seulement parce qu’il parle de philosophie à ses étudiants en théologie, mais surtout parce que son attitude philosophique rejoint exactement ses convictions sur l’essence de la religion. Il l’affirme d’ailleurs clairement dans une lettre du  mars  au philosophe Friedrich Heinrich Jacobi : « Ma philosophie et ma dogmatique sont […] décidées à ne pas se contredire 107. » C’est aisé à comprendre : déjà dans les Discours, Schleiermacher nous met en présence de l’Infini et insiste sur notre finitude ; or notre finitude implique celle de notre savoir ; notre savoir se fonde donc sur la conscience que nous avons d’un absolu dont le caractère transcendant nous échappe. Dès lors, si la religion tient, dans son essence, au sentiment pur et simple de notre relation à cet Infini, ou plus exactement de la relation que cet Infini établit avec nous, ce même Infini devient pour la philosophie, qui cherche à comprendre, la limite assignée à notre possibilité de savoir. Mieux encore, la théorie philosophique de la connaissance doit tenir et rendre compte de la polarité, constitutive du réel, entre l’Infini et le fini, entre le général et le particulier, entre l’absolu et le relatif, entre l’objectivité et la subjectivité. Sommairement dit, la réflexion philosophique de Schleiermacher se présente sous deux aspects : celui de l’herméneutique et celui de la dialectique. L’un et l’autre retiennent actuellement beaucoup l’attention des philosophes. Mais dans les deux cas, on doit s’en remettre à des textes qui, manifestement, n’étaient pas destinés à la publication : aphorismes, notes de cours, annotations marginales, esquisses rédigées à la hâte, discours de circonstance ; 107 Cité par Berner dans son introduction à la Dialectique de Schleiermacher p. 15.


• SCHLEIERMACHER •

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108 Trad. fr. dans Dialectique, p 267-296.

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seule une Introduction à la dialectique 108, datée de , a été vraisemblablement écrite en vue d’un ouvrage qui, lui, n’a jamais été rédigé. C’est dire si, dans ces deux domaines, les documents disponibles nous mettent en présence d’une pensée encore en gestation. C’est particulièrement vrai de l’herméneutique : Schleiermacher essaie visiblement de la constituer en une science ou un art de l’interprétation, doté de principes et de règles précis, mais il semble ne jamais être entièrement satisfait du résultat. En revanche, ses introductions aux Dialogues de Platon sont des modèles d’interprétation et de compréhension philosophique ; on doit même considérer que son travail sur les textes de Platon constitue l’une des étapes marquantes de son élaboration philosophique. L’herméneutique tient son nom du dieu Hermès, préposé au commerce, aux échanges, aux translations. Très concrètement, Schleiermacher est confronté à ce problème dès ses premières traductions, d’abord de prédicateurs britanniques, ensuite de Platon ; comme prédicateur et théologien, il ne cesse de le rencontrer du fait de sa constante référence aux textes bibliques ; et quand il donne des cours d’exégèse du NouveauTestament, il a le constant souci d’attirer l’attention de ses étudiants sur la nécessité de bien lire et de bien comprendre, donc de le faire avec méthode. Schleiermacher n’est pas à proprement parler l’inventeur de l’herméneutique, mais le problème est si crucial à ses yeux qu’il n’hésite pas à lui consacrer des cours. Aujourd’hui, on considère même qu’il est le premier à avoir tenté de constituer ces problèmes d’interprétation en une véritable science, et à le faire systématiquement et en philosophe. Certaines interprétations actuelles en viennent à ramener toute la problématique de Schleiermacher à l’herméneutique ou, comme Hans-Georg Gadamer, à projeter sur ses textes l’herméneutique dans laquelle ils voient l’essentiel de leur problématique philosophique. Le propos de notre théologien est plus modeste : il s’agit d’abord de bien comprendre les textes et ce que pensent leurs auteurs ; dans


un second temps, il élargit l’horizon de sa réflexion aux problèmes de communication, en particulier à la communication orale avec tout ce qui l’accompagne en fait de gestes et de mimiques faciales, pour finir par envisager le problème de l’interprétation et de la compréhension en général – un problème qui, en définitive, est celui de la communication entre les humains ; et c’est ensuite, par voie de conséquence, que l’herméneutique de Schleiermacher en vient à s’intéresser aux structures sociales et interpersonnelles de l’existence humaine. Quant aux textes, ceux qui lui posent en premier lieu problème sont en langues étrangères. Il faut donc connaître ces langues, leur vocabulaire, leur grammaire, leur syntaxe – un problème que connaissent bien tous ceux qui se sont attachés à transposer des textes de Schleiermacher lui-même en français ! Et puis, pour bien saisir ce qu’ils disent, il faut tenir compte de leur contexte culturel et, faute de pouvoir entrer dans l’intimité de leur auteur, il faut au moins avoir quelque sympathie pour lui et surtout pour sa pensée. Il faut même tenter de la pénétrer suffisamment pour la saisir pour ainsi dire de l’intérieur, d’où la célèbre sentence que l’on ne cesse de citer : « On doit comprendre aussi bien et mieux que l’écrivain 109. » L’herméneutique comprend donc une phase que l’on peut qualifier de technique et une autre de psychologique, voire de divinatoire. Mais Schleiermacher lui assigne une limite : elle a pour tâche de comprendre, donc de bien traduire, mais non de disserter ou d’affabuler à propos d’un texte ou d’un auteur. Il y a toujours une distance entre le texte d’un auteur et les pensées qu’on lui prête. Le texte, en l’occurrence, doit garder sa valeur de référence. C’est évidemment vrai pour la lecture et l’interprétation des textes bibliques ; ce l’est aussi pour tous les autres textes de la littérature ou de la philosophie. Schleiermacher, à cet égard, refuse de réserver un traitement à part aux écrits de la Bible : eux aussi sont des textes et, pour bien les comprendre, on doit justement les aborder de la même manière que n’importe quel autre texte. De toute manière, nous l’avons déjà vu dans les Discours, aussi longtemps qu’ils ne sont pas compris, interprétés, 109 Herméneutique, trad. M. Simon, p. 76.


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ressaisis existentiellement, les textes les plus sacrés ne sont que « lettre morte ». Et puis les textes sont dans leur ordre comme les œuvres d’art et les humains eux-mêmes dans le leur : pour celui qui cherche à les comprendre, ils gardent toujours une part de mystère, voire d’impénétrable obscurité. L’art de l’herméneute, celui aussi du traducteur, doit en tenir compte et la respecter. Il y a là, par rapport au besoin français de clarté, une manière assez typiquement allemande, pour l’époque, de prendre en considération intellectuellement l’impénétrabilité des êtres et de chercher à comprendre une histoire que son éloignement dans le passé rend nécessairement énigmatique. C’est peut-être la raison pour laquelle l’herméneutique s’est constituée en un début de science de ce côté-là du Rhin plutôt que de l’autre. Les textes, en tout cas, parlent à Schleiermacher qui cherche à les faire vivre, ou revivre. Ceux du Nouveau Testament, bien sûr, mais aussi ceux de Platon : il semble bien que c’est à leur lecture que s’impose à lui la dialectique, par quoi il faut entendre une démarche de la pensée, mais aussi toute une attitude philosophique. Nous l’avons déjà constaté à propos des Discours dont la démarche et même le fond de la pensée semblent justement calqués, partiellement du moins, sur ceux des Dialogues platoniciens. Mais Schleiermacher ne s’en tient pas là : il fait de la dialectique l’objet de toute une série de cours spécifiques à l’Université de Berlin, en , -, -, ,  et . Son cours de  a tant de succès qu’il compte jusqu’à cent quarante-huit auditeurs inscrits, ce qui est considérable pour l’époque ; la plupart d’entre eux appartient à la Faculté de philosophie. Schleiermacher pousse même l’audace, cette année-là, jusqu’à donner son cours à la même heure que celui du philosophe Fichte dont il conteste le subjectivisme (à son sens, la pensée de Fichte conduit au nihilisme). La dialectique, en effet, a pour fonction de conduire la pensée, pour lui permettre d’accéder à un savoir sur le réel ; aussi ne s’enferme-t-elle pas dans la subjectivité, mais met constamment en tension dialectique, comme son nom l’indique, connaissance subjective et connaissance objective.


Le but ne saurait être un savoir total, puisqu’il est conditionné par nos capacités de connaissance et de mise en forme de cette connaissance. Schleiermacher, à cet égard, se situe dans la ligne de Kant, mais avec une attention encore plus soutenue aux conditions concrètes de la connaissance : nous sommes toujours tributaires d’une situation culturelle donnée et le dialogue, au sens platonicien de ce terme, est le moyen de rester en prise directe sur les changements qui ne cessent d’affecter notre environnement. De toute manière, notre savoir n’est jamais achevé, il doit rester ouvert à de nouveaux possibles et surtout à de nouvelles interrogations. Ce n’est pas là du scepticisme, mais la conscience du caractère nécessairement limité de nos connaissances : il y a ce que nous ne saurons jamais, mais aussi ce que nous devons encore savoir. La Dialectique est à tout prendre la mise en œuvre philosophique de ce que Schleiermacher, en train de préparer son premier examen de théologie à Drossen, entrevoyait déjà en écrivant le  décembre  à son père : « Je ne crois pas que je parviendrai jamais à un système achevé, au point de pouvoir répondre de manière décisive à toutes les questions que l’on peut poser et en relation avec toutes mes autres connaissances ; mais j’ai toujours cru que l’examen et l’enquête, l’écoute patiente de tous les témoins et de tous les partis, était l’unique moyen de parvenir finalement à un niveau suffisant de certitude, et avant tout chose à une ferme délimitation entre d’une part les sujets sur lesquels il faut nécessairement prendre parti, pouvoir argumenter et répondre pour soi-même et pour n’importe qui d’autre, et d’autre part les sujets que l’on peut laisser ouverts sans préjudice pour sa tranquillité et son bonheur. C’est ainsi que j’observe calmement les joutes des athlètes philosophes et théologiens sans me prononcer pour aucun d’eux, et sans sacrifier ma liberté en pariant pour l’un d’eux ; mais il ne peut manquer que j’apprenne chaque fois quelque chose des uns et des autres 110. »

110 Cité d’après Christian Berner dans Dialectique, p. 20-21 (citation retouchée).


ÉTHIQUE ET DOCTRINE CHRÉTIENNE DES MŒURS

• ÉTHIQUE ET DOCTRINE CHRÉTIENNE DES MŒURS

Einleitung (Wintersemester 1826/27) nach grosstenteils unveröffentlichen Hörernachschriften, Stuttgart, Kohlhammer, 1983, p. IX. 113 Sur Schweitzer, voir Laurent GAGNEBIN, Albert Schweitzer, Paris, DDB, 1999.

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où, plus haut, il était question d’une « théorie de la foi ». 112 Cité par Hermann Peiter, IN dans F. Schleiermacher Christliche Sittenlehre

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111 Christliche Sittenlehre : il s’agit bien ici d’une « théorie », dans le même sens

 

Lorsqu’ils partageaient le même appartement, nous l’avons vu plus haut, Friedrich Schlegel avait repéré une note de son ami sur « l’immoralité de toute morale ». C’était avant que Schleiermacher ne se mette à rédiger De la religion. Or, en , sa première publication d’allure universitaire est une critique sans concession des systèmes de morale fondés sur un devoir être intemporel. Le souci que Schleiermacher a de l’éthique est donc aussi ancien et aussi important que son intérêt pour le thème de la religion. Dès qu’il commence à enseigner à l’Université de Halle, en hiver , il consacre à l’éthique cinq heures de cours par semaine. Une fois à Berlin, en , il l’enseigne en cours libre et dès l’ouverture de l’Université, en , en cours régulier à la Faculté de philosophie. Puis il donne des cours sur ce même thème en hiver - et aux semestres d’été , ,  et . Ce n’est pas tout : entre  et , il consacre douze cours semestriels de théologie à la « doctrine chrétienne des mœurs 111 ». August Twesten, l’un de ses amis, relève son jugement sévère sur la « nouvelle dégénérescence 112 » de la morale. L’intention de Schleiermacher est de retrouver le fil rouge d’une morale réellement morale, tout comme il a voulu, dans les Discours, faire redécouvrir la religion par-delà l’irréligiosité qui la pervertit et la déconsidère. Si la religion procède du « sentiment pur et simple de dépendance », l’éthique découle elle aussi d’une prise de conscience intuitive fondamentale : celle de la vie, ou du fait de vivre (Anschauung des Lebens). Un siècle plus tard, Schleiermacher se reconnaîtrait vraisemblablement dans l’intuition première d’Albert Schweitzer : « Je suis vie qui veut vivre, au sein de la vie qui veut vivre » et peut-être le suivrait-il dans sa manière de fonder toute l’éthique sur le « respect de la vie » (Ehrfurcht vor dem Leben) – un respect empreint d’un sentiment de vénération113. L’éthique, pour le


professeur berlinois, ne peut en tout cas pas en rester à cette intuition première : tout comme la religion doit se déployer en « religion positive », l’intuition ou sentiment de la vie doit donner lieu à une éthique. C’est une nécessité non seulement pour la pensée, mais pour tout ce qui est humain, pour « la totalité de la vie 114. » L’éthique est, avec la physique (que Schleiermacher n’a jamais enseignée), « l’un des [deux] aspects de la philosophie 115 » ; elle doit montrer « la coïncidence de la vie physique et de la liberté 116 » ; elle est « la science de l’histoire, c’est-à-dire de l’intelligence quand elle se manifeste 117. » Son champ de réflexion, mais aussi d’application, est l’activité raisonnée et raisonnable des humains au sein de la nature et dans l’histoire. Nous retrouvons ici la dialectique, constante chez Schleiermacher, entre l’universel et le contingent, entre l’essence et ses manifestations, entre la vision idéale et ses conditions d’application. La prise en considération de ces oppositions, de ces polarités, permet non seulement de comprendre la vie, mais de la mettre en forme, de la configurer. Schleiermacher, en d’autres termes, ne se contente pas de prendre la vie ou l’histoire telles qu’elles sont ou telles qu’elles se donnent : ce serait faire bien peu cas de ce qu’est l’être humain, des facultés dont le Créateur l’a doté, à commencer par l’intelligence. C’est en faisant usage de leur raison que les humains se montrent vraiment humains, habités par une dimension qui les dépasse : « La raison donne une âme à la nature humaine 118. » Quand la réflexion porte sur la vie collective et sur l’histoire, elle touche à l’extériorité et donne lieu à la « doctrine des devoirs », c’est-à-dire des comportements et des types de relations sans lesquels la vie ne peut pas se configurer de manière satisfaisante ; et quand elle envisage la vie sous son angle individuel, elle touche essentiellement à l’intériorité et se déploie en « doctrine de la 114 Cité par Kurt NOWAK, Schleiermacher. Leben, Werk und Wirkung, Göttingen,

Vandenhoeck & Ruprecht, 2002, p. 294. 115 Éthique, p. 40. 116 Nachschrift Boeckh [1v-2r.], citée ici et ci-dessous d’après la traduction de

l’Éthique par Christian Berner (Éthique, p. 40). 117 Éthique, p. 40 (citation retouchée). 118 Éthique, p. 49.


• SCHLEIERMACHER •

 • ÉTHIQUE ET DOCTRINE CHRÉTIENNE DES MŒURS

119 Éthique, p. 41. 120 Éthique, p. 42. 121 Nachschr. Boeckh. [3v] (Éthique, p. 42).

 

vertu », la vertu étant la force morale qui est le nerf de toute action éthique. Quand l’éthique s’occupe d’art ou de religion, elle a une fonction « symbolisatrice », ce qui nous fait retrouver par ce biais la parenté déjà mise en évidence de ces deux champs culturels (il s’agit alors évidemment de religion « positive ») ; quand elle s’intéresse à l’économie, à l’État, à l’Église et aux autres relations interhumaines, elle assume une fonction « organisatrice », mais sans jamais oublier la dimension morale, voire spirituelle, de tout ce qui est culturel. L’éthique a ainsi partie étroitement liée avec la culture ; elle constitue à cet égard une philosophie (ou une théologie) de la culture – cela au sens où ce dernier terme se distingue de la notion française de civilisation : la civilisation n’entraîne pas de préoccupation proprement spirituelle, la culture en implique la nécessité. L’expression « doctrine des devoirs » ne doit pas prêter à confusion. Les « devoirs » en question ne sont pas pour Schleiermacher, comme on pourrait trop vite l’imaginer, des impératifs catégoriques ou des « devoir-être » qui s’imposeraient à la conscience sans qu’elle ait à les discuter. Ce sont bien plutôt des règles destinées à orienter l’agir humain. Pour Schleiermacher, « la formule du devoir-être est tout à fait inadmissible 119. » L’éthique, selon lui, n’a pas à être prescriptive, mais descriptive et même narrative : « La forme authentique de l’éthique est […] la simple narration 120. » Contrairement à l’opinion reçue, il pense que « l’homme ne peut […] pas être amélioré par l’éthique », c’est-à-dire par des prescriptions impératives ;« seul l’élément éthique qui est en lui, la raison, peut être éveillé et développé 121. ». Or la description et la narration l’incitent à réfléchir et s’adressent par conséquent à sa raison,mais une raison qui n’exclut ni l’imagination ni l’affectivité. L’art, à cet égard, a donc partie liée avec l’éthique. Dans ses cours d’éthique, Schleiermacher consacre de nombreuses heures à l’économie, qui est un aspect important des échanges entre individus et entre collectivités ; à l’État, dont il ne conteste pas ouvertement ni entièrement la forme monarchique, mais en


laissant clairement entendre que sa conception de la liberté lui fait préférer un État libéral de structure démocratique ; aux relations entre États, qu’il verrait volontiers sous la forme d’une sorte de société des nations ; à l’Église qui, considérée sous l’angle des institutions collectives, relève comme toute communauté religieuse de l’éthique générale et dont l’État ne saurait se désintéresser complètement tout en préservant sa liberté ; aux institutions d’enseignement ; à l’art qui finit toujours par avoir une portée collective ; à la sociabilité, à la famille, qui est « la sphère originelle de la libre sociabilité 122 » ; au mariage qui est fondé, par nature, sur la différence et la complémentarité des sexes, l’union sexuelle étant « une fusion absolue de la conscience où la différence est supprimée 123 », ce qui implique que « le mariage […] doit être monogame et doit durer toute la vie 124 » (comme quoi Schleiermacher a fait du chemin depuis le temps où il incitait Eleonore Grunow à divorcer pour l’épouser !). L’éthique dont il a été question jusqu’ici est une éthique générale, abordée en philosophe. Schleiermacher n’a toutefois pas la candeur de la croire universelle.Toute éthique, il en est convaincu, est située, datée, tributaire d’un horizon culturel déterminé, en l’occurrence une fois de plus l’Europe et même l’Allemagne marquée par la tradition protestante (d’où sa remarque, par exemple, sur le célibat des prêtres qui est en « contradiction manifeste » avec les exigences médiatrices de leur ministère et « est devenu la source de toutes les superstitions dans l’Église catholique et il est ainsi devenu un élément hostile à l’État et aux individus 125 »). L’éthique devrait être valable indépendamment de toute foi religieuse. Mais quand il en esquisse les grands traits, Schleiermacher ne peut éviter d’être influencé par sa propre foi. Il pourrait presque qualifier l’éthique chrétienne d’« éthique des éthiques », tout comme, dans les Discours, il a qualifié le christianisme de « religion des religions » ; il ne le fait pas, mais son éthique générale est manifestement destinée à une société sous influence chrétienne, voire protestante. 122 123 124 125

Éthique, p. 107. Éthique, p. 103. Nachschrift Boeckh [15r.] (Éthique, p. 104). Éthique, p. 77 et Nachschrift Boeckh [53r.] (Éthique, p. 180).


• SCHLEIERMACHER •

 • ÉTHIQUE ET DOCTRINE CHRÉTIENNE DES MŒURS

126 Christliche Sittenlehre, p. 11.

 

Dans son introduction à la Doctrine chrétienne des mœurs, qui date de  et qui est tout aussi bien une « théorie chrétienne des mœurs », il insiste sur le fait que cette dernière se réfère expressément à Jésus-Christ et se distingue ainsi de l’éthique générale. Ce texte fait large place à la relation des croyants au Christ et s’arrête longuement au Nouveau Testament. La particularité de la vie chrétienne tient en effet au fait qu’elle est qualifiée et configurée par la conscience qu’ont les croyants d’être en communion d’esprit avec le Christ et par leur volonté de se mettre à l’écoute de son évangile. Or, dans cette perspective, le véritable problème éthique consiste pour chacun à se demander, non ce qu’il convient de faire pour être chrétien, mais ce qu’un chrétien doit être. La doctrine chrétienne des mœurs ne peut donc à son tour être qu’indicative et descriptive, et non prescriptive, impérative et normative. Son rôle, si l’on peut dire, est de dépeindre l’existence sous le signe du Nouvel Être qui est en Christ. Elle est ainsi de toute évidence le modèle dont s’inspire Schleiermacher quand il explique que l’éthique générale, pour être réellement éthique, ne peut être elle aussi que descriptive ou narrative. Dès la fin de l’épopée napoléonienne en , avec la victoire de la restauration conservatrice, cette conception-là de l’éthique a de la peine à se faire entendre ; la libéralisation les mœurs a mauvaise presse ; les milieux dirigeants souhaitent le retour à une morale de normes et de prescriptions impératives. Mais notre théologien ne pense pas à une simple libéralisation, démarche toute formelle et extérieure. Pour lui, les fondements mêmes de la morale sont en jeu et ses raisons sont d’ordre théologique. Pour bien se faire comprendre de ses étudiants, il joue une fois de plus sur le contraste entre protestantisme et catholicisme : « Une doctrine chrétienne des mœurs […] ne peut être actuellement que protestante ou catholique, et pas le moins du monde les deux à la fois 126 .» Plus haut, nous l’avons vu signaler que le catholicisme fait dépendre le rapport des individus au Christ de leur relation à l’Église, tandis que le protestantisme fait prévaloir la relation avec le Christ sur le lien avec une Église. Or cette différence devient


encore plus concrète quand on l’envisage sous l’angle éthique : « Dans l’Église catholique, seule prévaut pour chaque individu la règle de l’obéissance à l’Église […] pour savoir ce qui est conforme au Christ, tu dois t’en tenir à ce qu’énonce l’Église catholique […] Nous disons : le chrétien protestant, dans sa vie, n’est pas renvoyé sans condition aux commandements de l’Église, mais à ce qui lui est indiqué par l'Écriture comme étant la claire volonté de Dieu 127. » Faire dépendre la qualité de chrétien de l’obéissance aux prescriptions ou commandements définis par une Église; c’est faire bon marché de la liberté, de l’esprit de discernement et de la force morale des individus; c’est retomber dans les travers d’une morale autoritaire et prescriptive, et prêter ainsi la main à une démoralisation de l’éthique. De plus, c’est transformer en œuvre pie l’assujettissement à des normes hétéronomes et préconiser du même coup la nécessité des œuvres pour obtenir le salut, ce qui est en contradiction flagrante avec le salut par la foi et par la seule grâce de Dieu, pierre angulaire de la foi protestante. Les morales chrétiennes autoritaires croient pouvoir se réclamer des Écritures, mais tout protestant sait que les Écritures sont par définition sujettes à interprétations, et ces interprétations à controverses,ce qui relativise d’autant les consignes ecclésiastiques et laisse entière la liberté d’appréciation des individus. La référence aux Écritures ne saurait donc donner lieu à une éthique prescriptive ; elle est en revanche fortement incitatrice et c’est sous cette forme-là qu’elle importe au premier chef à la conduite chrétienne de la vie tant individuelle que collective, ou plus exactement, puisqu’il s’agit d’Église, communautaire. Dans cette perspective, rejeter la conception catholique de l’éthique et toutes les doctrines hétéronomes qui lui ressemblent, c’est s’insurger contre l’« immoralité de la morale », c’est ouvrir la voie à une éthique authentiquement morale, en prise directe sur l’intuition de la vie. La leçon vaut pour l’éthique générale comme pour la morale spécifiquement chrétienne. En refusant une morale impliquant de fait le salut par les œuvres, Schleiermacher reprend à son compte l’un des enseignements les 127 Christliche Sittenlehre, p. 86.


plus constants du luthéranisme. Mais il se montre aussi très classiquement réformé en insistant sur la nécessité de mettre la vie à l’école du Christ et des évangiles. En langage d’école, on dira qu’il s’agit alors du « troisième usage de la loi », ou usage « pédagogique », souvent rejeté par les luthériens. Ce troisième usage, typiquement réformé, considère les enseignements des Écritures comme autant de balises sur le chemin de la vie sainte, c’està-dire sanctifiée par sa référence à la seule grâce de Dieu. Pour Schleiermacher, les deux conceptions luthérienne et réformée vont de pair, et relèvent d’une même intuition chrétienne fondamentale. Cette dernière est elle-même en accord profond avec l’intuition de vie qui est au principe de l’éthique générale.

ESTHÉTIQUE OU LE PROBLÈME DES ARTS

 • ESTHÉTIQUE OU LE PROBLÈME DES ARTS

Zusammenhange dargestellt (Sämmtliche Werke 1/13), Berlin, Reimer, 1850 ; ouvrage posthume tiré de ses notes de cours. 129 Praktische Theologie, p. 108.

• SCHLEIERMACHER •

128 Die praktische Theologie nach der Grundsäzen der evangelischen Kirche in

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Dès ses Discours de , Schleiermacher met fortement en évidence l’étroite parenté des arts et de la religion. C’est aussi le cas dans ses autres textes à visée théologique, en particulier dans sa Théologie pratique 128 où il élabore une théorie des pratiques ecclésiales et pastorales, tout comme il a proposé une « théorie » (Lehre) des mœurs ou de la foi. Il y aborde le problème des arts essentiellement à propos du culte. Ce dernier met en effet en œuvre différentes formes d’art : poésie, mimique, musique, peinture, sculpture, architecture. Mais notre théologien signale d’emblée une limite : « L’une des particularités du christianisme est que la religiosité y est toute mentale (geistig) et doit s’y exprimer beaucoup plus en paroles qu’en actes symboliques 129 » – aussi tient-il le catholicisme, avec ses rituels très visuels et en latin (on est bien avant Vatican II !), pour une forme « amenuisée » de christianisme. Si donc les arts ont leur place dans le culte, ils ne doivent pas y faire figure d’éléments étrangers ou surajoutés, ni se contenter d’y assumer une fonction purement distrayante et décorative ; leur fonction




est bien plutôt de participer au mouvement même des paroles qui y ont la priorité (même si, pour avoir toute leur éloquence, les paroles ont aussi besoin de silences). Cette manière d’envisager la question se retrouve dans la seconde édition de La foi chrétienne (-), quand Schleiermacher cherche à établir une hiérarchie qualitative entre les religions et en vient à comparer les deux monothéismes que sont l’islam et le christianisme. Il propose alors de distinguer entre religion « téléologique » et religion « esthétique ». Le christianisme, dit-il, est une religion de structure téléologique en ceci que, dans sa piété, « il subordonne à la morale ce que les dispositions humaines ont de naturel », tandis que celle de l’islam « subordonne ce qui est moral à ce qui est naturel 130. » Le christianisme est une religion éthique parce qu’il se situe par rapport au Royaume de Dieu et assigne ainsi aux croyants une mission dans l’histoire. L’islam, du moins tel que le comprend Schleiermacher, accorde au contraire la priorité à la satisfaction des sens, sans s’inquiéter beaucoup de la tâche historique des individus ; il se contente à cet égard d’une esthétique spirituelle, mais sans exigence éthique. Notre théologien ne condamne donc pas les arts et leur intervention dans l’expression de la spiritualité. Il ne rejette pas non plus l’esthétique. Il les distingue de la religion, comme il l’a fait pour la philosophie, l’éthique ou la doctrine de l’État, et les situe par rapport à elle. Mais il ne les met pas pour autant en contradiction avec la religion ; comme il l’a écrit à propos de la philosophie, il pourrait dire de son esthétique et de sa dogmatique qu’elles sont « décidées à ne pas se contredire 131. » En bon romantique, il considère que les différents champs du savoir dépendent organiquement les uns des autres, qu’ils ne vont donc pas les uns sans les autres. Mais venons-en à l’esthétique proprement dite, qu’il considère comme « un surgeon […] ou une discipline appliquée 132 » de l’éthique. Il lui consacre avec succès plusieurs heures de cours par semaine, d’abord en , puis en  et en -. Deux discours 130 Glaubenslehre 1830/31, §9. 131 Voir plus haut p 83 132 Esthétique, p. 218.


• SCHLEIERMACHER •

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133 Esthétique, p. 61. 134 Éthique, p. 165.

 

prononcés devant l’Académie des Sciences de Berlin en  et  nous résument de surcroît sa pensée sur les arts. Schleiermacher, dans ses cours d’esthétique, ne s’attache jamais à analyser ou commenter une œuvre particulière, qu’elle soit littéraire, picturale ou musicale. Il se contente de mentionner sommairement l’une ou l’autre au passage, ou bien de citer un artiste, mais sans plus. Non qu’il se désintéresse des œuvres proprement dites : il ne cesse de rappeler « qu’il n’y a que des arts singuliers 133 » et que l’art n’existe pas, sinon sous la forme particulière, déterminée, d’œuvres individualisées. La lecture de ses notes de cours montre d’ailleurs que sa réflexion se fonde sur sa propre fréquentation des musées, des galeries d’art, des concerts, des théâtres (encore que, sur ce dernier point, son expérience de prédicateur semble l’emporter sur sa connaissance de l’art dramatique, en particulier quand il parle de la mimique). Mais son intérêt porte avant tout sur ce qui se passe à propos des œuvres d’art : sur le processus créateur des artistes, sur ce qui fait que leurs œuvres sont reçues par des amateurs ou un public, sur ce qui fait qu’une pièce de musique, un tableau, un édifice architectural peut bel et bien être considéré comme un chef-d’œuvre et non comme le simple résultat d’habitudes répétitives ou de coïncidences fortuites. Pour le dire autrement, il cherche à faire le départ entre l’art de pacotille et l’art véritable, tout comme il ne cesse de distinguer la religion de ce qui n’est qu’apparence de religiosité, ou la vraie morale de la fausse, et il se demande comment et pourquoi l’art est à la fois nécessaire et capable de faire mouche. Le problème de l’esthétique était déjà fortement présent dans le cours d’éthique, indice que, pour Schleiermacher, l’esthétique ne saurait être un simple jeu de l’esprit. Or dans son Brouillon sur l’éthique, on trouve cette phrase qui est comme une clef pour bien comprendre son point de vue : «Tous les hommes sont des artistes 134. » Mais encore faut-il ne pas l’entendre banalement. Schleiermacher veut dire par là que tout être humain a en lui une prédisposition à l’art, tout comme, selon les Discours, il a « une prédisposition à la


religion ». L’être humain est donc prédisposé à comprendre les œuvres d’art ou mieux encore à participer à la même « excitation » ou au même « élan » qui ont conduit les artistes à concevoir leur œuvre. Et cet élan initial est le même, quelle que soit la forme d’art dans laquelle il finit par se concrétiser. Nous retrouvons à cet égard la dialectique du tout, dont on prend conscience au gré d’une intuition fondamentale, et la partie à laquelle cette prise de conscience finit par aboutir. Mais si tous les hommes sont des artistes, tous ne sont pourtant pas des producteurs d’œuvres d’art, tout comme il ne suffit pas d’avoir une prédisposition religieuse pour être l’un des « virtuoses » dont la religion a besoin pour se concrétiser en formes expressives. « Virtuose », « génie » : ces deux termes ont bien sûr leur place dans l’esthétique de Schleiermacher, avec des nuances auxquelles il faut prendre garde. Pour lui, comme nous l’avions remarqué au passage, toute virtuosité n’est pas bonne à prendre, car toute virtuosité n’est pas nécessairement géniale ; il y a une virtuosité toute « mécanique 135 », dit-il par exemple à propos de la musique, à laquelle l’invention, c’est-à-dire aussi l’inspiration, fait défaut et qui par conséquent n’est pas à proprement parler de l’art. Trois indications théoriques permettent, selon ce qu’en dit Schleiermacher, de déterminer ce qui peut être considéré comme une œuvre d’art digne de ce nom. La première consiste à souligner le fait que l’art ne consiste pas en une reproduction de la nature.Théologien, il tient certes à signaler que « c’est seulement dans la mesure où nous reconnaissons comment Dieu est artiste dans la création que nous pouvons aussi être créatifs dans l’art 136 ». Mais l’art n’est pas qu’imitation de la nature ; il est nécessairement un acte de culture et tient à l’activité de la conscience, qui elle-même « manifestement […] ne s’affirme qu’en l’homme 137. » L’œuvre d’art résulte donc d’une intervention de l’être humain dans l’ordre naturel pour y créer quelque chose de nouveau en fonction de l’idéal auquel il entend faire droit. C’est évident avec la musique : 135 Esthétique, p. 130. 136 Esthétique, p. 223. 137 Esthétique, p. 59.


  • SCHLEIERMACHER •

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elle utilise des instruments n’existant pas en tant que tels dans la nature, pour produire des sons qui, eux aussi, sont le résultat d’un artefact, en particulier dans le cas d’une symphonie. Ce l’est aussi en architecture : loin d’être seulement des sortes de cavernes améliorées, une église, un édifice public ou une maison de maître se distinguent par l’organisation voulue et pensée de leurs volumes qui en deviennent signifiants par eux-mêmes. Et ainsi de suite pour d’autres formes d’art. La seconde indication tient aux trois étapes qui conduisent à l’élaboration d’une telle œuvre : o l’« excitation », o la « réflexion préformatrice », o l’« expression ». Ces trois étapes sont nécessaires, faute de quoi l’on n’a pas affaire à une œuvre d’art accomplie, mais seulement à de l’expression spontanée, à la simple esquisse de ce qui aurait dû advenir ou encore à une copie sans originalité. Mais leur distinction est toute théorique dans la mesure où, dans la pratique, le passage de l’une à l’autre est souvent difficile à distinguer. L’excitation est un autre mot pour désigner l’élan artistique originel ; elle se manifeste par exemple par un cri de joie ou de douleur. La réflexion est le moment où l’artiste ne prend pas seulement conscience de l’élan qui l’anime, mais le fait passer par une « préformation » et le met en relation avec les formes archétypales qui lui permettront de l’exprimer ; c’est aussi le moment où il fait appel à son imagination qui elle-même, par exemple dans le cas de la poésie, est stimulée par les possibilités du langage. L’expression, que Schleiermacher désigne aussi comme étant le moment de l’« exécution », organise le matériel expressif disponible et le met en forme de telle sorte que l’excitation première soit communicable, qu’elle ne se contente pas de provoquer une simple émotion sentimentale, mais donne lieu à une prise de conscience et, au mieux, à un acte de réflexion de la part des personnes auxquelles l’artiste destine son œuvre. Le génie d’un virtuose ou d’un artiste consiste à exprimer les choses de telle sorte que les destinataires de son art, prédisposés comme ils le sont,puissent à leur tour et sur son invitation parcourir ces trois étapes et être à leur manière des artistes participant pleinement à ce qui se passe ou devrait se passer à l’occasion de toute œuvre d’art digne de ce nom.


La troisième indication tient à la relation, au sein même d’une œuvre, entre le tout et les parties, ou entre l’ensemble de l’œuvre et ses aspects accessoires. Si les détails prennent le dessus, s’ils monopolisent l’attention aux dépens du tout ou s’ils ne s’intègrent pas dans la cohérence du tout, on a un amoncellement de détails et non une œuvre dûment achevée, structurée et pensée. Et si le souci du tout aboutit à faire fi des détails, on n’a plus une œuvre, mais une sorte d’abstraction incommunicable. Mais ces indications demeurent théoriques. Une œuvre d’art s’impose à l’attention, elle éveille la prédisposition artistique de ceux auxquels elle s’adresse en raison d’un quelque chose d’indéfinissable qui tient à l’inspiration et au génie, à une certaine qualité de relation à l’infini. Cela, aucune technique, même la mieux élaborée, ne parviendra jamais à le reproduire par elle-même. On peut donc bien dire que, considérés sous cet angle, les arts sont proches parents de la religion. Et ils se prêtent d’autant mieux à la communication de ce qui importe à la religion que leur langage est avant tout symbolique ; aussi atteignent et émeuvent-ils des aspects de la sensibilité qui sont en relation directe avec la prédisposition à la religion – des aspects que ne touchent pas les discours purement intellectuels. Encore faut-il préciser que, pour Schleiermacher, tous les styles artistiques ne conviennent pas à ce type-là de communication. Il consacre plusieurs pages de ses notes de cours à distinguer entre le « style religieux » et le « style social ». Comme il est un théologien protestant, on hésite à traduire par « sacré » l’autre adjectif (heilig) par lequel il désigne aussi le style religieux ; disons plutôt que ce style-là est à ses yeux, comme par définition, « empreint de sainteté », et parce qu’il l’est, Schleiermacher le veut « sérieux », intériorisant, porté par une conception « élevée et spéculative 138 », raison pour laquelle il ne le voit pas du tout donner dans le genre « comique » qui est par trop « ludique » et terre à terre. Le style social, en revanche, est « extérieur, il exige la masse, il s’étend à la vie publique et ne peut à proprement parler exister que là 139 », mais il ne 138 Esthétique, p. 73. 139 Esthétique, p. 73 (citation retouchée).


  • SCHLEIERMACHER •

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doit être confondu ni avec le style « mondain » ni avec le style « frivole ». Il faudrait entrer maintenant dans davantage de précisions, tant la pensée de Schleiermacher est parfois subtile et nuancée. Mais tel n’est pas le dessein d’une introduction générale et ces quelques indications devraient suffire à faire le lien entre la réflexion esthétique de notre auteur et les autres aspects de sa pensée. La continuité entre cette esthétique et les grandes lignes tracées dans De la religion est évidente, et l’on comprend mieux, alors, l’intérêt que notre théologien n’a cessé de porter, depuis sa rencontre avec Friedrich Schlegel, aux différentes manifestations de l’art. La seconde partie de son cours d’esthétique et diverses notes éparses témoignent en effet de son souci de bien comprendre ce qui se passe à propos de chacune des formes d’art prise pour elle-même : mimique (par quoi il entend l’art de l’acteur et l’art de la chaire), chorégraphie, musique, architecture, sculpture, peinture, poésie, drame, roman. On devine que ses réflexions sur la peinture doivent beaucoup à ses échanges épistolaires avec Caspar David Friedrich, et celles sur l’architecture et la sculpture à ses discussions avec le grand architecte, mais aussi sculpteur, Karl Friedrich Schinkel. Et l’on ne peut éviter de se demander si son souci de faire la lumière sur les processus tant théoriques que pratiques mis en œuvre par le fait de l’art ne tient pas, au moins en partie, à ce qu’il a dû, vers l’âge de trente ans, combler son déficit en matière de culture artistique : pour rattraper le temps perdu et s’assurer qu’il était désormais en mesure d’apprécier les arts par lui-même, il doit avoir voulu étudier le problème sous tous ses aspects. Du même coup, sa contribution à l’esthétique reste l’une des plus importantes du romantisme, même si elle ne peut pas être considérée comme l’esthétique dominante de ce mouvement, car à la longue, le romantisme s’est souvent davantage intéressé à des problèmes de style que, comme Schleiermacher, à ce qui se passe à propos des œuvres d’art.



.    

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Evangelische Verlagsanstalt, 1969, p. 18. 141 Ibid., p. 19.

• SCHLEIERMACHER •

140 Cité par Hans Urner in: Friedrich SCHLEIERMACHER, Predigten, Berlin,

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Adolf Müller, qui avait entendu Schleiermacher prêcher à Halle, rapporte ainsi son impression : « Je n’ai encore jamais entendu quelqu’un parler de manière aussi calme et en même temps aussi fervente ; ce qu’il y a de plus noble et de plus divin apparaissait dans toute sa simplicité. Il n’y avait là rien qui relève d’une bigoterie avilissant la chaire, ni d’une rage affectant de tout expliquer, mais la ferveur la plus sereine et la plus pure 140. » De nombreux sermons de Schleiermacher sont parvenus jusqu’à nous, mais sous forme de textes souvent recomposés a posteriori : il aimait improviser et August Twesten, déjà cité, signale que les écrits de notre théologien ne lui plaisent guère, tandis que ses exposés oraux lui laissent le souvenir d’une très grande clarté. Nous sommes devant ses prédications imprimées comme devant le reste de son œuvre : devant des partitions sans interprète susceptible de nous en faire entendre les intonations, les rythmes, les mélodies et les harmonies, ou de nous en faire voir les attitudes corporelles, la gestuelle et toute la mimique auxquelles notre prédicateur a pourtant prêté tant d’attention dans sa Théologie pratique aussi bien que dans son Esthétique. Adolf Müller indique encore que le but de Schleiermacher, dans ses prédications, est à son sens de « conduire la communauté dans son ciel 141 ». Or ce ciel ne se conçoit pas, dans la piété de notre prédicateur, sans référence au Christ. Ses prédications sont centrées pour une large part sur la personne et le message du Christ. L’un de ses versets préférés est cette parole de Jésus rapportée par l’évangile de Jean : « Je suis venu non pour juger le monde, mais pour le sauver. » Il sait que, lors du culte, il s’adresse non à des incrédules ou à des indifférents, mais à une assemblée de fidèles.


Aussi reviennent souvent sous sa plume, ou plutôt dans sa bouche, des mots comme conversion, repentance, pardon, régénération, salut – les termes mêmes que les Moraves aiment reprendre du NouveauTestament, mais lui les utilise en leur donnant un sens dégagé de toute la théologie rétributive qui l’avait tant contrarié lors de son séjour au séminaire théologique de Barby. La foi en Christ est vraiment la pierre angulaire de sa piété et de toute sa spiritualité. Le plus simple est à cet égard de lui laisser la parole, avec le fragment d’une méditation prononcée à Berlin en . Le thème en est la confiance en Dieu au sein des tribulations – une confiance qui, justement, va de pair avec son attachement à la personne du Christ : « Le Seigneur est partout ; il est partout présent tout près de nous ; et il est toujours et en tous lieux le même, jusque dans les circonstances les plus diverses de notre vie. Voilà pourquoi, mes chers amis, n’ayons devant les yeux d’autre but que celui qu’il nous a fixé ; ne recherchons rien d’autre que son Royaume et par conséquent sa gloire ; ne faisons rien d’autre que ce qu’il nous a commandé par sa parole et par la voix purifiée qui est au-dedans de nous. Ainsi pourrons-nous compter avec d’autant plus de certitude sur l’aide de celui qui ne laissera pas interrompre son règne, mais qui veut accomplir son œuvre ; car toute puissance est entre ses mains et c’est de lui que vient toute force. Et quand notre amour pour lui permet à sa force de venir en nous, nous nous sentons unis à lui avec toujours plus de ferveur, et nous sommes certains que rien, dans ce monde, ne peut nous séparer de son amour.Aussi les tribulations de la vie contribuent-elles à notre félicité quand nous y voyons des dons de son amour 142. » Et puis, être pieux au sens où l’entend et le vit Schleiermacher, c’est aussi prier. À ma connaissance, il n’a pas écrit ni publié de prière individuelle – de celles que l’on formule dans le secret de son intimité : tout romantique qu’il soit, il n’est pas homme à étaler sa piété personnelle devant autrui.Voici en revanche l’une des rares prières publiques que nous possédons de lui : « Seigneur notre Dieu, toi qui nous as créés à ton image et qui fais de nous tes repré142 Predigten, p. 287-288.


• SCHLEIERMACHER •

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143 Predigten, p. 173-174. 144 Praktische Theologie, p. 86.

 

sentants sur la terre pour manifester par notre vie et par nos actes la force particulière dont tu nous revêts, toi qui a mis en nous le sens de l’amour qui doit s’étendre avec une force irrésistible de chacun sur tous, donnenous d’exercer cette force divine selon ta sainte volonté, de telle sorte qu’elle élimine en nous ce qui est de ce monde et ne provient que de la poussière et de la terre. Rends-nous fidèles dans notre vocation et notre service, de telle sorte qu’aucune force extérieure et aucune crainte ne nous troublent dans le travail dont tu nous as chargés et pour lequel tu nous demanderas des comptes. Donne-nous discernement, compréhension et savoir, afin que ni la voix de la convoitise ni l’agitation des passions ne nous troublent de leur feu dévorant ou ne couvrent de ténèbres le regard qui voit la lumière suprême. Qu’ainsi nous reconnaissions ce qui contribue à notre paix. Bannis l’amour de soi-même, de telle sorte que chacun accomplisse son œuvre en communion avec ses frères […] Donne à chacun l’intelligence d’employer son talent pour le bien de tous, et quelle que soit la grande ou la petite quantité de travail que tu nous laisses achever, nous serons de bonne humeur et nous nous réjouirons en toi ; les souffrances nous affermiront dans une vie pieuse ; nous marcherons selon ton Esprit et toujours devant tes yeux, et nous formerons un peuple selon ton désir. Que tout cela soit notre prière, notre lutte et notre effort à tous jusqu’au dernier souffle de notre vie.Amen 143. » De telles manières de dire ont indubitablement vieilli. Mais ce langage un peu solennel est dans le goût de son époque, et il correspond à la tonalité générale qui, selon Schleiermacher, devrait toujours être celle du culte. Le style, dit-il, doit en être « digne », « simple » et « chaste ». Il doit même être empreint de « sérieux », raison pour laquelle « il faut en exclure tout élément artistique relevant du comique 144. » Cette option stylistique est conforme aux enseignements du cours d’esthétique, comme nous l’avons vu au chapitre précédent. Le culte doit élever les pensées, il doit être édifiant.Transféré sur le plan de la spiritualité dans son ensemble, cela signifie que la piété et ses manifestations ne sauraient être quelque chose de superficiel ni une sorte de distraction épisodique de l’âme. Le commerce avec Dieu est toujours une affaire


« sérieuse », c’est-à-dire qui engage la vie sous tous ses aspects – mais c’est un « sérieux » qui, pour n’être pas « comique », implique la joie au sens le plus profond de ce terme. Car Schleiermacher éprouve une joie profonde de se savoir en communion spirituelle avec le Christ, dans les heures sombres comme dans les heures claires, dans celles de doute comme dans celles de foi.


.   

  • SCHLEIERMACHER •

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« Père de la théologie moderne », voire « père de l’Église au XIXe siècle », Schleiermacher a de nombreux successeurs. En francophonie, on pense aussitôt au pasteur Samuel Vincent (), de Nîmes, qui fut l’un des premiers, dans les années , à signaler l’existence de notre auteur dans sa revue Mélanges de Religion, de Morale et de Critique sacrée. Entre eux, la parenté de pensée est évidente. Comme Schleiermacher,Vincent défend la cause d’un christianisme à la fois libre et fervent ; comme lui, il prend la défense de la vraie religion et dénonce ceux qui en trahissent la cause par leur attitude ; comme lui, il met en évidence toute la portée intellectuelle et spirituelle du protestantisme. Mais l’analogie s’arrête là : on ne peut pas à proprement parler d’une influence de Schleiermacher sur le pasteur nîmois. On pense aussi à AlexandreVinet (-), de Lausanne, le plus important des penseurs et essayistes protestants d’expression française au XIXe siècle.Tous deux sont des champions de la liberté tout en étant marqués par la sensibilité du Réveil; tous deux sont sensibles à la parenté des arts et de la religion (c’est particulièrement net dans l’Homilétique deVinet); tous deux entendent soustraire l’Église à la tutelle de l’État; tous deux se prononcent sur les problèmes de la cité et s’intéressent à l’éducation. Mais jamaisVinet ne s’est vraiment reconnu dans les écrits de Schleiermacher et il conservait un souvenir mitigé de la seule fois où ils se sont rencontrés chez leur ami communWilhelm Martin Leberecht deWette, à Bâle.Vinet n’a manifestement pas compris que Schleiermacher tenait tout autant que lui au caractère moral, ou éthique, du christianisme, mais en refusant de lier leur sort de la même manière que lui. Le théologien protestant français le plus directement influencé par la pensée de Schleiermacher est indubitablement Auguste


Sabatier (-). Il ne se réfère pas seulement au théologien berlinois. Il s’inspire expressément de sa pensée. Il adresse son œuvre la plus connue, Esquisse d’une philosophie de la religion (), au « corps universitaire » de son temps qui, c’est bien connu, dédaigne la religion tout aussi nettement que le milieu cultivé berlinois de la fin du XVIII e siècle et, comme c’était l’intention des Discours, il se propose de « faire réfléchir au sujet de la religion ». Intuition et sentiment sont deux termes clefs de l’argumentation théologique de Sabatier, dans un sens quasi identique à celui où les entend Schleiermacher. Et la notion même de religion, voire de « religion des religions », est centrale dans sa pensée. De plus, comme Schleiermacher, Sabatier voit dans le catholicisme un contre-type du protestantisme – ce protestantisme dont il ne se lasse pas de démontrer les vertus à ses compatriotes. Entre eux, la différence la plus notable est que le Berlinois vivait en contexte de protestantisme très majoritaire et même officiellement institué, tandis que Sabatier appartient, en France, à un protestantisme très minoritaire. Au XX e siècle, le théologien dont la pensée est la plus proche de celle de Schleiermacher, au point d’en suivre parfois toutes les inflexions, mais dans un contexte et un langage complètement renouvelés, est le Germano-Américain Paul Tillich (-), dont la plupart des œuvres existent maintenant en traduction française. Là où Schleiermacher parlait de « sentiment pur et simple de dépendance » ou de « dépendance pure et simple »,Tillich utilise les expressions « ce qui nous concerne de manière inconditionnelle » ou « préoccupation ultime ». La perspective, en fait, est la même. Et comme son prédécesseur berlinois,Tillich aborde de front le problème de la confrontation du christianisme et des autres religions, mais en bénéficiant d’une meilleure connaissance de ces dernières. À la fin de sa vie, il s’est intéressé de près au bouddhisme japonais, ce qui l’a conduit à infléchir nettement sa pensée dans le sens d’une ouverture plus décidée aux spiritualités non chrétiennes. Il faut enfin citer Ernst Troeltsch (-), moins connu en français que ne l’est Tillich. Si ce dernier laisse souvent l’impres-


• SCHLEIERMACHER •

   

145 Cité par Christian. Berner, dans son introduction à l’Esthétique, p. 9.

 

sion de reconduire la pensée de Schleiermacher sans la modifier sensiblement sur le fond, Troeltsch la prolonge plus délibérément, en tirant des prémisses de Schleiermacher des conséquences que l’auteur des Discours n’était pas encore en mesure de prendre en considération. C’est en particulier le cas à propos de la situation du christianisme par rapport aux autres religions. Dans un écrit programmatique de ,Troeltsch a montré l’impossibilité de continuer à défendre la notion même d’« absoluité du christianisme », donc aussi celle de « religion des religions » : la foi chrétienne est en situation de complète relativité, et c’est ce dont toute réflexion systématique doit tenir compte si, justement, elle entend structurer l’exigence de vérité et d’universalité qui est au cœur du message chrétien. Schleiermacher,Vincent,Vinet, Sabatier,Tillich et Troeltsch sont tous des apologètes, au meilleur sens de ce terme : des hommes attachés à penser leur christianisme en fonction de la société dans laquelle ils vivent, au sein de la culture de leur temps et des questions qu’elle pose, en opposition aux idéologies dominantes quand la vérité évangélique l’exige, mais avec le souci constant de contribuer à une expression plus pertinente du message chrétien, au nom de l’intuition profonde qui les anime et parce qu’il y va du destin de leurs contemporains. Selon Benedetto Croce, « nombreux sont les problèmes et les concepts nouveaux dont la philosophie moderne est redevable à Schleiermacher, non seulement dans ses travaux de morale, mais encore dans ses travaux d’esthétique 145. » Ce fut vrai en Allemagne et en Italie avant de l’être dans le périmètre francophone. Le philosophe allemand Hans-Georg Gadamer peut être considéré comme le chef de file de tout le mouvement qui, aujourd’hui, s’intéresse à l’herméneutique de Schleiermacher. En France, cet intérêt s’étend maintenant à sa dialectique, à son éthique et à son esthétique, en particulier grâce aux travaux et aux traductions de Christian Berner. Mais c’est encore une affaire de spécialistes et, de toute manière, on ne peut déconnecter complètement la philosophie de


notre auteur de sa théologie. Ses meilleurs commentateurs philosophes en sont d’ailleurs bien conscients. Philosophe de la religion, Schleiermacher a fortement contribué à l’élaboration contemporaine du concept de religion. Les représentants des différentes sciences de la religion (ou des religions) ne se réfèrent plus beaucoup à lui. L’un des derniers à avoir repris à son compte l’essentiel de la distinction qui structure sa conception de la religion, mais dans une perspective descriptive et sur fond d’une théologie conservatrice qui n’étaient pas les siennes, est Gerhardt van der Leeuw avec sa justement célèbre « phénoménologie de la religion » intitulée La religion dans son essence et ses manifestations 146. Et c’est encore en raison de cette distinction très schleiermacherienne entre l’essence et les manifestations que Paul Tillich et Mircea Eliade ont pu entrer dans un dialogue très fécond, à la fin de leur vie, lors de leur séjour commun à l’Université de Chicago. Mais les conceptions d’Eliade sont aujourd’hui l’objet d’une très forte contestation parmi les spécialistes de la discipline, parce que l’idée même qu’on puisse chercher à isoler une « essence » de la religion est pour eux sujette à caution. Toutefois, cette objection n’est pas nouvelle : Ernst Troeltsch, fidèle en cela à la pensée de Schleiermacher, a justement rappelé dès , à propos de L’essence du christianisme d’Adolf von Harnack147, que ladite « essence » n’existe jamais indépendamment de ses manifestations datées, localisées, relatives à un contexte culturel donné. Quels que soient les successeurs ou continuateurs de Schleiermacher et quel que soit l’angle sous lequel ils relaient ses problématiques ou les contestent, c’est lui qu’il faut de toute manière lire dans le texte, à commencer bien sûr par De la religion, son écrit le plus prometteur et le plus programmatique. En se souvenant toutefois de la distance historique, près de deux siècles, 146 Paris, Payot, 1955. 147 Voir la réédition de ce texte à paraître en 2009 aux éditions van Dieren. Les

textes cités de Troeltsch se trouvent en trad. fr. dans Ernst TROELTSCH, Histoire des religions et destin de la théologie, Genève/Paris, Labor et Fides/Cerf, 1996.


  • SCHLEIERMACHER •

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entre lui et nous : notre univers mental, affectif et culturel n’est plus celui dans l’horizon duquel il a vécu. Nous ne serons probablement jamais capables de le lire exactement dans le même état d’esprit qui était celui de ses contemporains. Notre lecture ne peut être que celle du XXI e siècle à ses débuts. Mais c’est justement ce qui la rend stimulante : elle nous fait découvrir Schleiermacher sous un autre jour que celui des générations qui nous ont précédés. Et d’autres lectures, demain, auront le même effet. Au terme de ce survol rapide de son œuvre et de sa pensée, une dernière mise en évidence s’impose : celle des nombreux échos qui, dans cette pensée, ne cessent de se répercuter d’un champ de réflexion à l’autre. La réaction de Schleiermacher à l’immoralité de la morale rebondit dans sa critique de l’irréligiosité de la religion. Sa découverte des arts lui donne le modèle dont il avait besoin pour repenser le fait religieux, et son aperception chrétienne de la foi transparaît en contrepartie dans son approche des arts, tout comme son esthétique est marquée par sa conception de la prédication, et réciproquement. Sa lecture de Platon influe sur la démarche des Discours, et sa contestation de l’éthique de prescription, visiblement marquée par sa lecture des paraboles évangéliques, semble trouver une correspondance dans son interprétation ouverte de Platon. Enfin, pour la bonne bouche, on n’oubliera pas l’affleurement, dans la première mouture des Discours, du terme « virtuose » qui, s’il l’abandonne en cours de route, n’en demeure pas moins significatif de l’ensemble de sa démarche discursive. L’œuvre d’art, pour Schleiermacher, se caractérise par sa cohérence d’ensemble. Considérée sous cet angle, son œuvre, dans toute sa diversité, est bel et bien celle d’un artiste ou mieux encore d’un virtuose, au sens qu’il donnait à ce terme dans la première version des Discours.


  (par ordre chronologique) Œuvres de Schleiermacher en traduction française Monologues, trad. Louis SEGOND, Genève, Georg, 1837, rééd. 1864 La fête de Noël, trad. David TISSOT, Paris, Fischbacher, 1892 La foi chrétienne d’après les principes de la Réforme, adaptation par David TISSOT, Paris, Boccard, 1901 [vol. 1 ; le vol. 2 n’a jamais été édité et probablement même jamais écrit] Discours sur la religion à ceux de ses contempteurs qui sont des esprits éclairés, trad. Isaac-Julien. ROUGE, Paris, Aubier, 1944 [il s’agit du texte retraduit par Bernard REYMOND et réédité intégralement en 2004 sous le titre De la religion, voir plus bas] « Pensées de circonstance sur les universités de conception allemande », in : Philosophies de l’université. L’idéalisme allemand et la question de l’université, ouvrage collectif, Paris, Payot, 1979, p. 253-318 Herméneutique, trad. Marianna SIMON, Genève, Labor et Fides, 1987 Herméneutique, trad. Christian BERNER, Paris/Lille, Cerf/PUL, 1989 Le statut de la théologie : bref exposé, trad. Bernard KAEMPF et Pierre BÜHLER, Genève, Labor et Fides, 1994 Dialectique, trad. Christian BERNER et Denis THOUARD, Paris/Genève, Cerf/Labor et Fides, 1997 Des différentes méthodes du traduire et autres textes, trad. André BERMAN et Christian BERNER, Paris, Seuil, 1999 Éthique. Le « Brouillon sur l’éthique » de 1805-1806, trad. Christian BERNER, Paris, Cerf, 2003. Introductions aux Dialogues de Platon (1804-1828). Leçons d’histoire de la philosophie (1819-1823), trad. Marie-Dominique RICHARD, Paris, Cerf, 2004 Esthétique. Tous les hommes sont des artistes, trad. Christian BERNER, Élisabeth DÉCULTOT, Marc DE LAUNAY et Denis THOUARD, Paris, Cerf, 2004 De la religion. Discours aux gens cultivés d’entre ses mépriseurs, trad. Bernard REYMOND, Paris, van Dieren, 2004


Livres en français sur la pensée de Schleiermacher Edmond CRAMAUSSEL, La philosophie religieuse de Schleiermacher, Genève/ Paris, Kündig/Alcan, 1909 Marianna SIMON, La philosophie de la religion dans l’œuvre de Schleiermacher, Paris, Vrin, 1974 Pierre DEMANGE, L’essence de la religion selon Schleiermacher, Paris, Beauchesne, 1991 Emilio BRITO, La pneumatologie de Schleiermacher, Leuven, Leuven University

lectique », « éthique », Paris, Cerf, 1995



Press/Peeters, 1994 Christian BERNER, La philosophie de Schleiermacher : « herméneutique », « dia-



• SCHLEIERMACHER •

Christian Berner, aux livres de Marianna Simon et Pierre Demange, à une importante biographie intellectuelle écrite par Kurt Nowak (Schleiermacher. Leben, Werk und Wirkung, Göttingen, Vandenhoeck &Ruprecht, 2002) et à des remarques de Michel Despland, professeur à l’Université Concordia de Montréal.

 

N.B.– La présente étude doit beaucoup aux différents travaux de


Cet ouvrage a été mis en pages par Flandes Indiano Ltda à Santiago de Chile et achevé d’imprimer en octobre  dans l’Union européenne sur les presses numériques BookIt! de l’Imprimerie nouvelle Firmin-Didot à Mesnil-sur-l’Estrée (Eure, France) pour le compte de    à Paris

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isbn 978-2-911087-61-5


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