le mensuel I # 13 I septembRe 2011
sÉducteur, bouffon et tyran
bye-bye kadhafi le mensuel # 13 septembre 2011 I Rue89.com
Primaire PS
comment choisirca
6 ndida au ba ts d’ess nc ai
tun : 3,7 dtn – bel : 4,50 € – can : 8,00 dc – cH : 7,80 fs
30 pages LeS ProgrammeS · LeS biLanS · LeS ÉquiPeS
M 01511 - 13 - F: 3,50 E
3:HIKLPB=VUXZUY:?k@k@b@d@a;
gauche © mathIeu delsandes tÊte © audRey ceRdan
l’ÉvÉnement I primaire
Arnaud Montebourg en Saôneet-Loire La politique par la viande Par mathieu Deslandes I Rue89
26 I septembre 2011 I # 13 I
Même le magazine officiel du conseil général, qu’il préside, a fini par lui poser la question : « Vous parlez beaucoup de démondialisation. En quoi cette réflexion que vous menez à l’échelle nationale s’applique-t-elle à la Saôneet-Loire ? » Arnaud Montebourg sait que ses administrés s’interrogent, que ses adversaires répètent qu’il « fait au niveau local l’inverse de ce qu’il prêche au niveau national ». Dans ce département où l’agriculture représente 12 000 emplois, il a fini par trouver deux exemples capables de couper le sifflet à ses détracteurs : « Pourquoi aller chercher du bois dans le nord de l’Europe alors qu’il y en a dans les forêts du Morvan ? Pourquoi s’acharner à vendre la viande charolaise à bas coût en Italie
Marché aux bestiaux. Jean-François Jacob, éleveur de charolais, salue en rigolant les filières courtes. Mais il en faut plus pour écouler la production du département.
alors que nous pouvons faire prospérer des filières courtes ici même ? » Promues par le conseil général à coup de « pique-niques pédagogiques», de stands à la foire de Châlon et de partenariats avec la grande distribution, les « filières courtes » (vente directe ou via un seul intermédiaire dans un rayon de 80 kilomètres) sont devenues la « nouvelle frontière » du « président Montebourg ». Des revenus plus élevés pour les agriculteurs, un meilleur bilan carbone, des produits de qualité – bref : des lendemains qui chantent. « Par moments, on a l’impression que tous nos problèmes vont être résolus maintenant qu’on a les filières courtes, et l’amour est dans le pré », rigole Jean-François Jacob, 50 ans, blouse bleue sur le dos et menton calé sur un bâton de houx . Avec son frère Bernard, son aîné de trois ans (qui, lui, préfère les blouses noires), ils sont éleveurs de charolais, « comme les parents, les grands-parents, les arrière-grandsparents » à Saint-Léger-lès-Paray. Ils ont chacun leur maison sur l’exploitation. Entre les deux, celle de leur mère, où ils se retrouvent pour le café du matin. Depuis l’automne dernier, ils font partie d’une association de producteurs sélectionnés pour approvisionner l’hypermarché Leclerc de Paray-le-Monial. « Au rayon boucherie, ils mettent la photo du gars à qui appartenait la bête. » Ils sont entrés dans cette organisation parce qu’ils aiment l’« idée » que leur viande soit vendue « à deux pas de l’abattoir » et parce que Leclerc paye « un bon prix ». « Pour les grandes surfaces, admet JeanFrançois Jacob, c’est aussi un moyen de se couvrir. Si on apprend que des agriculteurs veulent saccager le magasin – ça arrive, en période de crise –, on leur dira de chercher un autre symbole. » Mais, sur la centaine de bêtes qu’engraissent chaque année les frères Jacob,
ils n’en vendent pas plus de « trois ou quatre » en circuit court. Leclerc a beau multiplier les autocollants « Saveurs d’ici », la demande en faux-filets du terroir reste limitée. Christian Gillot, le vice-président (PS) chargé de l’agriculture au conseil général, reconnaît les limites de la capacité d’action de sa collectivité. « Notre production de viande est tellement importante qu’on n’aura jamais assez de débouchés locaux. On a voté une enveloppe de 200 000 euros, mais on n’a pas les moyens de mettre en place un dispositif lourd. Pour faire du volume, on voudrait approvisionner les cantines de tous nos collèges. » Mais, sur le marché aux bestiaux de SaintChristophe-en-Brionnais, où, ce mercredi d’août, la viande se négocie à « 24 francs le kilo-carcasse » (« on travaille tous en francs, c’est plus pratique »), personne ne se fait d’illusions. « Les cantines n’achètent que les bas
La mondialisation est un désastre car elle survalorise l’exportation. Il faut donc assumer un certain protectionnisme comme un outil pour le développement, au nord comme au sud. Arnaud Montebourg, 48 ans, président du Conseil général de Saône-et-Loire morceaux. Elles ne peuvent se payer que ce qui vaut pas un pet de lapin », râle un copain éleveur des frères Jacob, Charles Gilard, 86 ans. « Le Montebourg, ajoute-t-il, j’ai bien connu son grand-père. Il était boucher à Autun, en face [de] la gare. Il avait son chapeau noir, il roulait sa cigarette. Le petit, c’est un peu belle gueule mais mauvaise ferme. Il peut bien lancer ses idées si ça l’amuse. Mais faut surtout qu’il nous laisse travailler. Chacun son métier. » I # 13 I septembre 2011 I 27
l’ÉvÉnement I primaire
Comme un roman. Un soir à La Rochelle dans les pas d’Harlem Harlem Désir est premier secrétaire le temps de la primaire : trois mois et demi. Ce samedi soir, il a convié les journalistes à une crevettes-partie . L’ancien charismatique militant associatif est devenu prince de la langue de bois.
Une équipe de télé l’interroge sur la photo des six candidats rassemblés, celle que tout le monde attend.
Je voulais vous faire une annonce…
– Les candidats, c’est une famille que les gens ont envie de voir rassemblée. Ce sera très spontané. Avant le dîner, il traverse la grande salle, déserte. Il monte à la tribune. sourire de gosse.
– Le Parti socialiste va lancer un grand plan de communication sur les primaires. Le thème sera de dire : « Français, vous pouvez tous voter. » – Peut-être que les gens ont envie de poser des questions ? hasarde Benoît Hamon, le porte-parole du parti, après un silence. – Ah non, coupe Désir. C’est pas une conférence de presse. Il faut ouvrir le buffet. Harlem Désir est un mode d’emploi vivant de la primaire. Il a réponse à tout. exemple : les résultats.
On lui demande de tirer un premier bilan de l’université d’été de La rochelle.
Mon discours de demain, ça va pas être soft.
– On aura une première évaluation dans l’heure qui suit la fermeture des bureaux de vote. Bon, s’il y a une énorme participation, ce sera peut-être un peu plus long. 30 I septembre 2011 I # 13 I
– J’ai trouvé que nos candidats étaient en pleine forme, tous pleins d’énergie, tous très lancés. On a toutes les raisons de penser que ça se passera bien.
– Vous me mettrez de l’eau les filles, hein ?
Désir, premier secrétaire « en CDD ». brouhaha sous la tente, les militants l’attendent pour le dîner. Il attrape des mains qu’on lui tend.
Par Audrey Cerdan et mathieu Deslandes I Rue89
Des tables chantent : « Il est vraiment, il est vraiment, il est vraiment phénoménal la la la la la… » Il ne refuse aucune sollicitation.
– Bonjour ! Bonjour, ça va ? – Bonjour ! Bonjour, ça va ? Harlem ! Harlem ! Une photo !
Mehdi Ouraoui, son conseiller politique, rigole : « Il adore ça ! Il va faire toutes les tables. C’est le boulot de premier secrétaire. » Il croise martine Aubry et l’embrasse. On n’entend pas ce qu’ils se disent.
– On va trouver des moyens puissants et inédits pour populariser ce rendez-vous des primaires. Il faut faire passer le message autour de vous…
… Les bureaux de vote seront ouverts de 9 heures à 19 heures. Comme les supermarchés.
Un peu plus tôt il était préoccupé : « Je me demande comment éviter les coups de caméras demain. Il y aura tellement de caméras… »
FiN
I # 13 I septembre 2011 I 31
Éco89 I nouVelles pratiques
ViVre aVec la crise
Le tsunami économique déclenché par le krach bancaire de 2008 n’est pas qu’un désastre. De nouvelles solutions s’imaginent. La preuve par trois exemples.
loué soit tout
Je loue ta voiture ou ta chèvre, tu loues mon costume, on sauve la planète. La « consommation collaborative » est en plein essor. Par sophie Verney-Caillat I Rue89
« Chèvre pour tondre votre reposant sur la confiance, et sur un à des communautés. Mais il faut dire pelouse de manière écologique – location à la journée par couple – 10 euros. » Ceci n’est pas une blague, mais une annonce trouvée sur le site e-loue, où les particuliers pratiquent la « consommation collaborative ». Le concept s’applique à tous les objets que l’on possède et que l’on n’utilise pas tout le temps, ou que l’on n’a pas besoin d’acheter. Comme l’expliquait déjà en 2000 Jeremy Rifin dans son livre sur l’économie de l’accès (L’Age de l’accès), on n’est « pas toujours heureux d’hyperconsommer ». Du coup : « La notion de propriété et la barrière entre vous et ce dont vous avez besoin sont dépassées. » Un brin révolutionnaire, le site Collaborative Consumption proclame ainsi : « Ce qui est à moi est à toi. » Eco-logique, cette pratique vise à faire du bien à son porte-monnaie tout en en faisant à la planète. La technologie du peer-to-peer permet donc aujourd’hui de partager non seulement ses fichiers informatiques, mais aussi ses biens. Le tout 88 I septembre 2011 I # 13 I
nouveau système d’assurance incluse dans la commission versée au site de mise en relation. Sur le site d’e-loue – l’un des poids lourds du secteur avec 100 000 offres à l’instant T – sont proposés, en plus du couple de chèvres, des objets de toutes sortes, de la perceuse (1 à 40 euros par jour) à l’avion (170 euros par jour). Alexandre Woog, fondateur de cette start-up affichant une insolente croissance de « 30 % par mois », reconnaît qu’il faudrait trois fois plus d’offres pour atteindre une « masse critique » suffisante. Ce diplômé de HEC, sportif de haut niveau, vise un virage radical des mentalités : « Nous sommes pour que les fabricants fassent des produits plus chers mais plus solides et utilisables plus longtemps. Il s’agit de passer à une économie de fonctionnalité. » Démarché par des entreprises désireuses de mettre en place des politiques de développement durable, comme Shiseido, e-loue commence à vendre sa technologie clés en main
que le site est surtout fréquenté par des étudiants ou des militants de la consommation responsable, tendance décroissance. Marc, étudiant parisien, propose ses consoles de jeux vidéo pour 15 à 20 euros par jour, et amortit ainsi ses investissements en une dizaine de locations, qui sont aussi des occasions de rencontrer des partenaires de jeu. Quand il doit passer un entretien d’embauche, il a désormais le réflexe de louer un costume de marque. Il se « déguise » ainsi pour 30 euros. Sarah, jeune fashionista de la banlieue parisienne, s’est mise à rentabiliser sa garde-robe quand elle était un peu fauchée : « Je ne voulais pas me séparer de mes sacs de marque. C’est un patrimoine, certains valent plus de 2 000 euros. Alors je les ai loués à des filles qui voulaient les tester avant d’acheter (à 30 euros par jour). J’avais un peu peur, mais il y a une assurance incluse et je suis toujours tombée sur des gens sérieux. » Fringues, voiture… elle a multiplié les
images oranges © reuters image noir et blanc © Gerald Bloncourt/rue des archIves
Publicité mensongère. On loue tout en ligne, mais plus de Solex.
offres, et touche certains mois 300 euros de ses locations. Une somme qu’il n’est pas nécessaire de déclarer aux impôts tant qu’elle reste faible et ne s’apparente pas à un vrai revenu (l’administration fiscale n’a pas encore de position officielle sur le sujet).
La voiture est le fer de lance de la location entre particuliers. Quand on sait que le budget moyen d’une voiture dépasse 5 500 euros par an, et que les voitures restent stationnées 90 % du temps, l’idée de partager ces frais tombe sous le sens. D’autant que les observateurs comme le Groupe Chronos constatent depuis quelques années le passage d’une conception de la « voiture-objet » à la « voiture-ser-
vice ». Léa Marzloff, consultante dans cet observatoire des mobilités, explique : « L’autopartage entre particuliers est un des aspects de ce mouvement de fond. L’idée est d’améliorer la productivité de l’automobile, de faire mieux avec le parc existant. Ça peut passer par le covoiturage, un meilleur taux d’occupation, ou par un meilleur taux d’usage. » Mais l’autopartage souffre d’un déficit de notoriété et d’une flotte encore trop restreinte. Ces start-up espèrent qu’à terme 1 % des 32 millions d’automobiles se partageront. On en est loin. Pour Léa Marzloff : « Le principe est évident, la mise en pratique moins, à cause de la question de la confiance. Les gens y croient, comme le montre notre étude réalisée avec TNS Sofres : l’autopartage est perçu
comme un modèle d’avenir par 47 % des 7 000 interviewés, contre seulement 18 % la voiture personnelle. » Paulin Dementhon, fondateur de Voiturelib’ s’efforce de rendre son système « le moins anxiogène possible », avec un contrat prérempli, une check-list prête, un paiement par carte sécurisé… mais la relation directe avec son locataire inquiète. Fabien admet que passer le volant de son monospace à un inconnu ne « reste pas évident psychologiquement ». Après avoir fait le tour des sites proposant la location de voiture entre particuliers, il a préféré Livop. Créé par un ancien loueur traditionnel de voiture, c’est le système qui se met le plus entre le propriétaire et le locataire. Une « Livop-box » est installée sur votre véhicule, ce qui I # 13 I septembre 2011 I 89
Éco89 I ViVre aVec la crise
permet de le géolocaliser après réservation, et de l’ouvrir sans clé. Cette société a obtenu qu’un grand assureur (MMA) adapte ses contrats à ce nouveau service et revendique « zéro sinistre » depuis sa création. Sans être une menace pour le secteur de la bagnole, l’autopartage entre particuliers reste une alternative plus conviviale et deux fois moins chère à la location traditionnelle. L’occasion de rencontres aussi. Ainsi, Marie-Christine a entendu parler par hasard d’Une voiture à louer, et a voulu essayer. Cette propriétaire d’un hôtel près d’Orléans a loué une de ses deux voitures, « pour s’amuser, pas pour l’argent » : « Je vais chercher les gens à la gare et je les amène jusqu’à chez moi. Ils sont partis un mois avec ma voiture pour 280 euros. Elle est revenue impeccable. » Côté locataires, cette flexibilité que permet le rapport à l’amiable est très recherchée. Jean loue fréquemment de grandes voitures pour de grands trajets. Il a essayé Zilok et Voiturelib’ « et, même si les voitures ne sont jamais dernier cri, les propriétaires ont toujours été réglo ». Une septplaces se monnaie autour de 200 euros pour quatre jours et 1 500 kilomètres, et surtout « on peut la rendre à 23 heures, et la caution n’est que de 500 euros ». Antonin Léonard, animateur du Blog de la consommation collaborative, souligne que, pour durer, le secteur devra rester crédible en misant sur la confiance, et donc sur les assurances : « Plus ça s’étend, plus ça peut donner des idées à des petits malfrats qui en profiteront pour voler une voiture. Et plus, les loueurs traditionnels vont s’inquiéter d’une éventuelle concurrence, comme l’industrie touristique avec la location d’apparte90 I septembre 2011 I # 13 I
toulouse
Monnaie solidaire
Les expériences de monnaie locale naissent un peu partout en France. Comme le sol-violette. Par olivier Laffargue I Journaliste Depuis mai, des Toulousains Quelques principes le définissent : le payent leur baguette en sols-violette, une « monnaie solidaire ». Et les Français sont de plus en plus nombreux, ici ou là, à faire leurs courses localement sans débourser un euro. Le sol-violette de Toulouse est le volet local d’un projet national (le sol) et européen (Equal). L’objectif de ces expériences de monnaie solidaire est de ramener les échanges à une taille humaine et de favoriser la production locale, de donner à l’argent une odeur – celle de la réappropriation d’un outil qui a été confisqué par la finance.
le sol-Violette > adhésion à l’association : 15 euros (les bénéfices vont à des associations de chômeurs). > coupures : 1, 5 et 10 sols. > accepté par 40 commerces. > Fonte : il perd 2 % de sa valeur s’il n’est pas échangé pendant un trimestre. > Il est indexé sur l’euro, mais 100 sols s’achètent et se revendent 95 euros. on gagne à en acheter, pas à en revendre. > 22 000 sols sont en circulation pour plus de 500 adhérents.
social, la proximité, l’échange. Il s’inscrit contre la spéculation, grand mal économique désigné en ces temps de turbulences. Une cagnotte de sols ne doit pas être stockée car le billet perd 2 % de sa valeur s’il n’est pas échangé avant trois mois. Jean-Paul Pla, conseiller municipal délégué à l’économie sociale et solidaire, est le père du projet toulousain. Il se dit surpris par le succès de son sol-violette : « On a bien plus d’adhérents que prévu. Chaque mois, une dizaine de nouvelles entreprises demandent à entrer dans le réseau. » En trois mois, 500 cartes d’adhésion avaient été souscrites, le chiffre prévu pour un an ; 22 000 sols étaient en circulation dans un réseau d’une cinquantaine d’entreprises ; aucun sol n’avait encore perdu de sa valeur faute de ne pas être passé en de nouvelles mains. Les expériences de monnaie complémentaire ne datent pas d’hier. L’Allemand Silvio Gesell (1862-1930) a forgé le concept de « monnaie franche » dès 1916 ; WIR, une banque suisse sans but lucratif, émet sa propre monnaie depuis 1934 et
La défiance envers la finance les acteurs sociaux : « On a gagné en et les banques donne un coup de fouet à ces expériences depuis deux ans. Philippe Derudder, consultant en économie alternative, explique que le mouvement est mondial et touche l’Amérique latine, le Japon, le Canada, l’Allemagne… « La crise a été un catalyseur, dit-il. C’était le moment. » L’argumentaire est rodé : un euro confié à la banque disparaît sans que l’on sache exactement où. Un sol reste sur place et profite aux acteurs économiques locaux, de préférence sociaux, et personne ne spécule avec : « On a le sentiment de répondre à un besoin, celui de donner un sens à la vie et à l’argent, dit Françoise Lenoble, la présidente de l’association qui a mis en place l’abeille de Villeneuve. Aujourd’hui, les gens voient les conséquences de notre économie et se disent qu’il faut changer les choses. » Les expériences de monnaie locale sont aussi un bon coup de pub pour
visibilité et en presse, dit Fabrice Domingo, gérant de la librairie Terra Nova, à Toulouse. Il y a des clients qui découvrent notre existence par notre appartenance au réseau. » Le libraire a vu passer près de 1 000 sols dans sa caisse, ne regrette ni les 5 % de recettes perdues – la rançon du militantisme – ni les soucis d’écoulement de sa cagnotte en monnaie solidaire : « On a dû revendre beaucoup de nos sols en euros car de nombreux fournisseurs ne les acceptent pas, en particulier les distributeurs de livres. Alors on se replie sur notre activité de restauration, sur les artisans comme les plombiers, sur les salaires, dont une partie pourra être réglée en sols. » Le philosophe et militant altermondialiste Patrick Viveret, à l’origine du projet sol à l’échelle nationale, souligne les vertus pédagogiques de l’expérience : « Reprendre pied sur la monnaie, c’est reprendre pied sur le bien public, dit-il. Le sol est aussi le prototype d’une solution à l’aggravation de la crise qui se profile. » Le sol ne remplacera pas l’euro et n’offrira pas une béquille au système menacé d’effondrement. Son avenir est ouvert : « Si les gouvernements mènent des politiques régulatrices à la hauteur, toutes ces monnaies disparaîtront d’elles-mêmes puisqu’elles n’auront plus d’objet. A l’inverse, elles pourront devenir une alternative au pillage pour faire circuler les richesses au niveau réel. »
© lcI
compte 60 000 PME partenaires ; Lignières-en-Berry a lancé une expérience de monnaie locale en 1956 pour lutter contre l’exode rural ; et, en Argentine, le credito a connu un grand succès pendant la crise économique. Aujourd’hui, le mouvement s’accélère en France, et des monnaies locales fleurissent un peu partout. L’abeille, lancée il y a un an et demi à Villeneuve-sur-Lot, fait un peu figure de vétéran. L’Ardèche a la luciole, le pays de Romans la mesure, Pezenas l’occitan, Grenoble le sol alpin (une des rares monnaies à posséder un compte Twitter) et les Vosges le déodat. Lille travaille à son propre projet, et Lyon a a fait un test de trois jours pendant un festival. Dans ce mouvement, Toulouse veut être un exemple : « Beaucoup de villes m’ont contacté, dit Jean-Paul Pla : Brest, Nantes, Le Havre, Lyon, Perpignan, Barcelone… Toutes étaient très intéressées par l’expérience. »
le sol-violette fond dans la main (s’il n’est pas utilisé, il perd de sa valeur). I # 13 I septembre 2011 I 91
la culture I gRaffitis
LE mondE sELon JR
Afficheur sauvage, l’artiste français se raconte à travers les lieux qu’il parcourt depuis dix ans pour coller et faire coller. Par Aurélie Champagne I Rue89
E
n Australie, des femmes aborigènes s’affichent dans les rues de leur quartier. Des étudiants écossais s’agitent à Edimbourg. A Moscou, un groupe colle des visages d’inconnus pour dénoncer l’homophobie. Tous font partie d’« Inside Out », un projet d’art global complètement fou lancé il y a six mois par JR, photographe qui sillonne la planète depuis qu’il a attrapé le virus de l’affichage sauvage, il y a dix ans. L’histoire commence en mars, quand JR reçoit le prestigieux TED Prize (Technology, Entertainment and Design), doté de 100 000 dollars pour « faire un vœu assez grand pour changer le monde ». L’artiste imagine le projet « Inside Out » pour mettre la planète sens dessus dessous – « un projet artistique participatif à grande échelle qui transforme les messages sur l’identité personnelle des gens en une œuvre artistique ». « Inside Out » invite à placarder des visages dans le monde entier : « En utilisant des portraits en noir et blanc, chacun peut faire partager les histoires et les images de gens à travers le monde », explique JR. Concrètement, on envoie son portrait sur le site, JR l’imprime et envoie
104 I septembre 2011 I # 13 I
une affiche de taille XL à coller (ou pas) dans un lieu qui recouvre une signification particulière. La participation financière est libre. « Il n’y a ni marque ni sponsor derrière, explique le globetrotteur de 28 ans. Si demain 50 000 personnes participent sans rien donner, on met la clé sous la porte, mais pour l’instant ça tient. » Plus de 35 000 quidams ont déjà « uploadé » leur portrait sur le site. En France, le phénomène reste mineur, même si deux Photomaton géants sont installés aux Rencontres d’Arles et au Centre Pompidou jusqu’à la fin de l’été. Aux Etats-Unis et dans les pays arabes, l’accueil est bien plus enthousiaste. Par milliers, des inconnus s’approprient les murs de leur ville. Sur le site, de petites histoires accompagnent chaque portrait. A Pensacola (Floride), James A. placarde le visage de son amie, atteinte d’un cancer ; à Montevideo, Naso U. recycle les ordures de rues… Sur tous les continents, il est question d’espoir, de liberté, d’amour, parfois de militantisme. Une somme de passages à l’acte hyperlocaux pour une prise de parole globale : c’est ainsi que JR ambitionne de changer le monde.
2004-2005. Cité des Bosquets, Montfermeil (Seine-Saint-Denis)
2001. Rue de Fourcy, Paris IVe
Quand j’ai collé ces trois petites photos (« Mon expo à moi, c’est la rue »), je ne savais même pas que la Maison européenne de la photographie était à deux pas. C’était un mur à un angle de rue, prisé par les graffitis, il était libre. Je venais du graffiti, je n’avais aucune idée de ce qu’était la photo, un musée. Un an plus tôt, j’avais trouvé un appareil photo dans le métro et je m’y étais mis.
En 2004, on a commencé par coller ces photos, de nuit. Le lendemain, on s’est fait tacler par la ville pour dégradation de bien public. Les émeutes ont éclaté un an pile après qu’on a collé cette photo d’un homme tenant une caméra comme une arme [ci-dessus]. On ne savait pas qu’elles exploseraient devant cette affiche et lui donneraient un autre sens. A ce moment-là, le quartier était bloqué, les journalistes ne rentraient plus. De l’étranger, les gens avaient l’impression que Paris brûlait. Il n’y avait que cette image qui trônait aux Bosquets. Ensuite, j’ai commencé à travailler sur le projet « 28 millimètres » : je photographiais des types de Montfermeil et je les collais un peu partout dans Paris, avec leur nom, leur âge, leur adresse avec leur numéro de bâtiment. Ils étaient des « mecs de banlieue » dans les médias, mais sur les affiches ils devenaient des gens qu’on pouvait reconnaître. On pouvait aller frapper à leur porte… Peu après, on a obtenu une autorisation de la mairie du IVe et on a collé tous les portraits ensemble, rue des BlancsManteaux : ça a été mon premier collage de rue légal. I # 13 I septembre 2011 I 105
la culture I gRaffitis
2007. Ramallah, Palestine
Pour « Face 2 Face », je suis parti réaliser des portraits d’Israéliens et de Palestiniens qui exerçaient le même métier. Je les ai collés par paires, là où les gens me prêtaient leur mur.
2008. Nairobi, Kenya
Kibera est l’un des plus grands bidonvilles d’Afrique. Il n’y a pas de noms de rues. On a collé les photos sur les toits. Elles se voient encore aujourd’hui sur Google Earth.
2010. Shanghai, Chine
Pour « The Wrinkles of the City », j’ai cherché des endroits où les murs étaient chargés d’histoire et j’ai collé des visages ridés, qui en portaient une autre. Le tag ne fait tellement pas partie de la culture que j’ai eu le temps de coller. Les gens observaient, mais n’interagissaient pas. On a fini par se faire convoquer par la police : on ne m’expliquait jamais que mes collages étaient illégaux, mais que c’était dangereux pour ma sécurité. C’était très étrange, très calme, je n’ai jamais vécu ça ailleurs. Je suis reparti sans savoir si les gens avaient compris ce que je faisais.
2008. Favela Morro da Providência, Rio de Janeiro, Brésil
Providência est la première favela du Brésil. Les rues n’ont pas de nom sur la colline. Aucune association ou ONG ne pouvait y travailler. Quand on est arrivés, c’est comme si on était invités chez quelqu’un. On a eu affaire aux gangs, mais le fait d’avoir finalement été accepté pour faire ce projet a marqué un tournant dans mon travail. On a ouvert un centre culturel pour laisser quelque chose. Depuis trois ans, le quartier a évolué. Il s’est pacifié. Aujourd’hui, les taxis y vont. Le centre culturel va être détruit parce que la ville réhabilite le quartier et qu’un téléphérique est prévu. On arrive dans un endroit dans un climat de guerre. Ensuite vient la paix, des projets se mettent en place, et l’espace où vous aviez créé est rasé. Il avait sa place, il ne l’a plus. Les choses changent, et c’est bien : c’est le sens de la marche.
106 I septembre 2011 I # 13 I
2011. Sfax, Tunisie
C’est l’un des premiers projets d’« Inside out ». On a été contactés par six photographes en Tunisie qui voulaient faire des portraits de Tunisiens. Certains avaient participé à la révolution. C’est le fonctionnement même d’« Inside out » : ça ne doit venir que des gens. Pour aller plus vite, on est allés donner nous-mêmes les tirages aux photographes et on les a suivis dans l’aventure. Le 12 mars, on a atterri en Tunisie. Là-bas, j’ai été marqué par Sfax : sur la place, en face de la mairie, il y avait le plus grand portrait de Ben Ali du pays. Les gens sont venus, et tout le monde s’est mis à coller des mosaïques de portraits. Et puis ça a commencé à chauffer. Quand les gens se sont mis à arracher les affiches, un bonhomme a dit : « Vous avez le droit de coller des affiches, et d’autres ont le droit de les déchirer : c’est le principe de la démocratie, et on est en train de l’apprécier. » Les gens ont eu des problèmes en collant : certains pensaient que c’était des martyrs, d’autres qu’il s’agissait d’une nouvelle campagne politique. Au final, les colleurs ont réussi. La réussite ne tient pas au fait que les photos soient restées ou non, mais plutôt au fait que les gens aient touché aux murs : en collant ou en arrachant les images.
Sidi Bouzid, Tunisie
Au final, je suis resté dix jours en Tunisie. Il y a eu Sfax, puis Tunis et Sidi Bouzid, la ville où le jeune homme s’est immolé au début du soulèvement. On a empilé avec une grue les premières voitures qui ont brûlé pendant la révolution. I # 13 I septembre 2011 I 107