Singe Signe

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SIGNER, SINGER. J’imagine un singe qui tire la langue. Il ne dit rien, se moque de tout. Il se moque de nous. Plutôt que d’articuler des beaux mots pour formuler de beaux concepts et être en discussion avec nous il n’utilise sa langue que pour nous la montrer. Est-ce un sauvage ? Quelle idée peut-on se faire de sa conscience du monde et de ce qu’il est ? S’il ne dit rien pourtant il communique. Il nous montre qu’il a une langue, la sienne, et qu’il refuse d’utiliser la nôtre. Pour lui, utiliser notre vocabulaire impliquerait d’utiliser nos outils de pensée, de faire exister nos concepts et d’agir avec eux, et finalement pour eux. Le singe le refuse pour ne pas perdre sa tête. Il pense à sa manière, ça ne doit pas changer. Ce singe a un chemin, il marche à la recherche d’un lieu, un abri idéal, imaginé, et dont la route pour y parvenir dessine son questionnement. D’ailleurs ce singe est un dessinateur. Son œuvre, c’est la trace de sa marche à la surface du monde. Tout au long de sa route il n’hésite pas à prendre. Il est comme un enfant qui ramasse des petits cailloux, des plumes, des graines ou des pommes de pin qu’il trouve sur sa route et avec lesquelles il remplit ses poches. Ce singe est chapardeur par instinct. Il prend sans penser, il vole sans vouloir. Il se sert et en fait même son devoir. Demandez-lui de parler notre langue et vous l’arrachez à son chemin. D’ailleurs nous n’avons rien à lui demander, il n’est pas là pour nous servir mais bien pour nous voler. Et pourtant ce singe ne possède rien. Ce qu’il pique sur sa route il le relâche un peu plus loin. Il ramasse, il relâche, il ramasse, il relâche, il prend et il redistribue, il vole et il vomi, il avale et il chie, … Ce singe est un véhicule, son vol est fait pour nous libérer. Voyez dans ces oiseaux un rapt généreux. En nous tirant la langue le singe nous dit : « J’ai compris ce que vous attendez de moi, j’ai les moyens de vous le donner mais je ne le ferai pas. » Le singe fait la grimace pour nous retirer notre savoir et notre prétention. Il nous dit encore en d’autres mots que nous pensons posséder quelque chose - le langage en premier lieu - mais que nous n’avons rien. Le langage, que l’humain considère comme un don, ce singe n’en veut pas. Ce qui nous a été offert nous ne pouvons l’offrir. Quelle solitude ! Pour le singe c’est pareil car on ne l’a pas compris. C’est la première chose qu’il cherche à exprimer en se mettant hors de lui ; en mettant hors de lui l’outil principal de notre pensée moderne. Si ce singe m’est tombé sur la tête ce n’est pas par hasard. Le singe est le grand Autre. On le dit notre cousin mais nous le pensons souvent comme notre origine. On a beau prendre des précautions en utilisant les mots de « théorie », parler prudemment d’un « ancêtre commun », l’image qui résiste est bien celle de « l’Homme qui descend du singe ». Voilà pourquoi il me tombe sur la tête, parce que je suis dessous. Quand il chute à son tour, qu’on se regarde l’un l’autre, on est tous deux bien bêtes. C’est à dire que, réciproquement, l’un trouve l’autre bête. Oui les retrouvailles sont choquantes car marquées par tant de ressemblances et tant de différences en même temps. Dans cette absurde comparaison qui oppose l’un à l’autre comment oser prétendre lequel serait le parent duquel ?


Puisque les mots sont des images et les pensées aussi, imaginons encore. Imaginons que je sois le parent et que l’être à quatre mains apparaît être mon fils. Après quelques effort, beaucoup d’éducation, un coup à droite, un coup à gauche, en l’enfermant, en le contorsionnant, en le rendant dépendant de ma bonne faveur, en lui faisant oublier tout ce qu’il doit être j’arrive non sans fierté à lui faire développer « mon intelligence ». - Ça y est ! il me parle. Ça veut dire qu’il est pas bête hein ? Il parle comme moi, le con ! Ah oui ? et comment il parle ce sous-homme ? Eh bien avec ses mains : il fait des signes, on dit qu’il signe. Bravo. Et bientôt il fera des œuvres d’art. Quel singe ! Voilà la place d’un enfant qu’on dit sage, ou l’ordre par lequel les écoles se construisent, mais encore la place sociale attendue de l’artiste : nous ravir ! Ravir ses parents. Il s’agit donc encore d’un rôle de ravisseur. Ouf ! les opposés se rejoignent et cela me permet de retrouver mon singe qui marchait, celui des beaux paysages et des météos changeantes. Pendant que je m’égarais avec l’un en le transformant en bouffon, l’autre remplissait ses paumes de petits coquillages. Il se racontait qu’il y avait là la maman-coquillage et ici son bébé-coquillage. Il était en colère contre cette pierre qui l’avait fait tomber, il remerciait le soleil ou la pluie pour leur bienfaits et parlait même parfois à son propre chemin à qui il poussait des pattes n’hésitant pas à le perdre en changeant de position. Mon premier singe prête à chaque objet qu’il voit une âme et à chacune de ses idées un corps. Si la Terre est ronde c’est parce que nous nous plaisons à la regarder ainsi. Et pour se faire nous la dessinons ainsi. Nous développons nos outils d’observation en fonction de l’image qu’on veut se faire du monde. Les lunettes, les appareils photos, les observatoires, les satellites, les sondes spatiales, les microscopes, les échographies, les radiographies, les scanners, les électroencéphalogramme, les accélérateurs de particules, … sont tous autant des outils de dessins. Ils ne nous donne à voir que notre projet, notre dessein pour l’univers et pour l’Homme. Le charbon des grottes de Lascaux est tout autant un de ces outils. Toutes ces images produites sont à prendre avec le même sérieux, car le monde apparaît tel qu’on veut l’observer. Ce qui semble être à notre service et apparaît utile à l’Homme ne sera jamais que la réalité que l’outil qui observe créé. Ici, à Bruxelles, il m’est arrivé souvent qu’une personne me rencontrant pour la première fois et qui connais mon travail dans la ville me dise: « Eh bien, je suis content de mettre un visage… ». À ces mots je sens tout au contraire qu’on me le prend. On cherche à me voler. De cette rencontre je repartirai soit avec un sentiment de vide soit avec celui de me faire posséder, et l’esprit est malin. Le seul visage que tu pourrais me mettre c’est le tien. Toi qui prétends avoir mis un visage comme on met un drapeau sur la lune tu te réjouirais sans doute à « mettre un nom » sur une œuvre qui n’en porte pas. Le seul nom qui pourrait être mis serait celui de l’Autre. Autant dire de Personne. Je ne signe pas mes œuvres. Ce que je dessine existe seul, hors de moi ! et sont eux-mêmes le visage de ce qu’ils sont.


Le mythe d’Ulysse et du Cyclope raconte ce phénomène : Ulysse arrivé sur l’île des Cyclopes et pris en otage par eux se présente sous le nom de Nemo, ce qui veut dire « personne ». Il parvient un jour à s’isoler avec un seul d’entre eux et lui crève son unique œil à l’aide d’un pieu. Ulysse s’enfuit. Le monstre rendu aveugle ne peut poursuivre son agresseur et appelle ses congénères à l’aide. Quand ceux-là arrivent et lui demandent celui qui l’a blessé, le géant répond « Personne, Personne ! ». Ses immondes semblables abandonnent alors toute recherche. Ulysse peut s’enfuir librement. De la même manière signer mes œuvres et me donner un nom ne participerait qu’à vous crever les yeux. En faisant des images j’aspire à les ouvrir. Il faut souvent agir à la lame de rasoir.


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