Raison trajective et dépassement de la modernité

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Paru dans Furansu tetsugaku.shisô kenkyû (Revue de philosophie française), 5, 2000, p. 29-48.

Raison trajective et dépassement de la modernité

- en hommage à Nakamura Yûjirô – par Augustin BERQUE École des hautes études en sciences sociales, Paris Université du Miyagi, Sendai berque@ehess.fr berque@mail.sp.myu.ac.jp

§ 1. La question du lieu Je voudrais d’abord remercier la Société franco-japonaise de philosophie de m’avoir invité à participer à cet hommage collectif au Professeur Nakamura, moi qui ne suis pas philosophe mais géographe. Il est vrai que, depuis notre première rencontre en 1984, après l’une de ses conférences au Collège international de philosophie où il était alors invité par Jacques Derrida, Monsieur Nakamura m’a souvent fait l’honneur et l’amitié de me conseiller en matière de philosophie, comme de m’inviter à dialoguer avec lui ou de participer à des groupes de réflexion dont j’ai eu la responsabilité ; ainsi, dernièrement, au programme international de coopération scientifique Le dépassement de la modernité, hier et aujourd’hui1. C’est donc en termes de philosophie que je souhaite lui rendre hommage ; car si je puis le faire aujourd’hui, c’est parce que j’ai découvert à travers ses livres ou ses articles, depuis la lecture de son Nishida Kitarô2, la problématique nishidienne de la logique du lieu ; ce qui m’a conduit à la lecture des textes de Nishida, de Platon et d’Aristote sur la question du lieu. Or cette question est fondamentale aussi bien en géographie – le père de l’école française de géographie, Paul Vidal de la Blache (1845-1918), n’a-t-il pas défini cette discipline comme « science des lieux, non des hommes »? – qu’en architecture et en aménagement du paysage, disciplines que j’ai été amené à fréquenter régulièrement depuis mon premier emploi comme assistant à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts en 1967, et qu’aujourd’hui, à l’instar de Christian Norberg-Shultz3, on qualifie d’ « arts du lieu ». En outre, comme orientaliste, je n’ai pas manqué d’être frappé par la différence qui existe entre le verbe être (einai, esse, sein etc.) dans les principales langues européennes, et ce qui y correspond en chinois ou en japonais. You et aru ne sont pas à proprement parler « être », mais plutôt « y avoir ». C’est une différence essentielle, parce que cela suppose un lieu (« y »), alors qu’en Europe l’être a pu être conçu dans l’absolu. Cela entraîne d’immenses conséquences. Jacques Gernet a par exemple montré que la Chine impériale a fini par rejeter le christianisme parce que sa classe lettrée n’a pu accepter l’idée d’un Être absolu4. Alexis Rygaloff, à propos de cette différence et d’autres particularités connexes, a parlé de langues « lococentriques » et « impersonnelles », en les opposant aux langues « personnelles

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Ce programme a donné lieu à la publication de trois volumes d’actes : A. BERQUE et Ph. NYS (dir.) Logique du lieu et œuvre humaine, Bruxelles, Ousia, 1997 ; A. BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2 vol., 2000. Les trois contributions de M. Nakamura à ces volumes – notamment la dernière : ‘Au delà de la logique du lieu’ - présentent au public francophone certains aspects de sa somme intellectuelle Jutsugoteki sekai to seido. Basho no ronri no kanata e (Monde prédicatif et institution. Au delà de la logique du lieu ), Tokyo, Iwanami shoten, 1998. 2 NAKAMURA Yûjirô, Nishida Kitarô, Tokyo, Iwanami Shoten, 1983. 3 Christian NORBERG-SHULTZ, L’Art du lieu. Architecture et paysage, Paris, Le Moniteur, 1997. Aux Éditions de l’Imprimeur, à Besançon, Philippe Nys a baptisé « arts du lieu » une collection consacrée aux paysages, à l’architecture et aux jardins. 4 Jacques GERNET, Chine et christianisme, Paris, Gallimard, 1983.


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Raison trajective et dépassement de la modernité by Yoann Moreau - Issuu