Comment les choses prennent forme? De la singularité en art et en mathéma0que Luciano Boi EHESS – CAMS (Paris)
Séminaire “Mésologiques: philosophie des milieux ” EHESS Paris, 14 novembre 2014
L’art et les mathéma-ques
• Affinités et différences
• Créent/engendrent de nouvelles formes • Inventent d’autres propriétés et qualités par rapport à celles connues • Une différence : le monde sensible est l’espace de travail de l’ar-ste; le monde des concepts est l’espace privilégié des mathéma-ques
• Dessins, gestes et lumière-‐couleurs: la grammaire de la créa-on en art • Dessins, diagrammes et modèles: la grammaire de l’inven-on en mathéma-ques • Quelques modes d’engendrement de formes • Par l’introduc-on de symétries dans l’espace géométrique et dans l’espace pictural • Par rupture de la symétrie: apparition des singularités dans les formes inventées par le topologue et dans les formes crées par l’artiste (voir, par exemple, Klee, Picasso) • Par privation des formes suite à l’introduction de propriétés pathologiques (ex.: la sphère cornue d’Alexander, la chaîne nouée d’Antoine)
Art et Mathéma-que: générateurs de formes • L’art et la mathéma-que ne sont pas que des ac-vités ra-onnelles, des ac-vités purement logiques, elles ont aussi affaire à des processus intui-fs et sensibles. Elles cherchent à saisir les transforma-ons invisibles internes aux objets et aux choses, et en même temps elles en dévoilent leurs modes de manifesta-ons. Elles ont en commun l’idée d’une généra-vité intrinsèque du monde, qu’elles travaillent de plusieurs façons et réinventent sans cesse. • Ce qui nous apparaît comme un objet simple élémentaire, lorsque nous le “voyons” d’un point de vue topologique, ou ar-s-que, devient en réalité un monde de choses qui adviennent (en devenir donc) e de significa-ons qui se forment, par des processus d’interac-on et média-ons entre non capacités créatrices et symboliques et les propriétés phénoménales et percep-ves que nous aXribuons aux choses. • Un objet n’est pas un objet, il est une choses en train de se faire et de se transformer en une autre choses, il est un évènement.
Formes formées/auto-‐organisées et formes fabriquées • Quand on parle d’une forme en général il faut dis-nguer entre formes formées/auto-‐organisées et formes fabriquées : les premières résultent d’une forma-on “naturelle” (c’est-‐à-‐dire sans interven-on d’un agent externe, que ce soit homme, animal ou machine), et elles sont engendrées par un processus de transforma-on interne ; les secondes obéissent à des règles de construc-on conçues par l’homme en vue d’aXeindre un but. Les formes formées n’ont pas de but extérieur, même si elles peuvent évoluer en accord avec un plan organique d’un certain type. Ainsi, un -ssu d’un embryon en construc-on se forme en accord avec certains processus rela-fs aux mouvements, différen-a-ons et spécialisa-ons cellulaires ; un coquillage de gastéropode se forme en accord avec une transforma-on en spirale qui façonne la ma-ère organique et la symbiose des deux permet la croissance de l’animal.
Les formes fabriquées, en revanche, réalisent toujours un projet extérieur dont la finalité est principalement u-litaire, alors que les formes formées manifestent une fonc-onnalité auto-‐organisée. En plus, les formes formées sont mues par une dynamique résultant d’une géométrie intrinsèque et d’une topologie transformatrices, tandis que les formes fabriquées sont construites à par-r de l’applica-on d’un modèle à un matériel donné. En ce sens, on peut dire que les premières s’impliquent dans la ma-ère et la transforment de sorte à engendrer de nouvelles structures, propriétés et qualités ; alors que les secondes s’appliquent à tel et tel matériau pour que celui-‐ci soit modelé à par-r d’un patron.
Formes floues et formes saillantes • On peut dis-nguer entre formes floues et formes saillantes : les premières, dans lesquelles on peut ranger les nuages, les taches, les couleurs, la fumée, l’écume, ect., ne présentent pas des contours nets (les contours ne sont pas à confondre avec les bords des objets, le contour est toujours une ligne ou une surface ni séparables de l’espace extérieur, ils sont plutôt vagues et se fondent avec l’espace environnant ; les secondes possèdent des contours nets qui permeXent de les dis-nguer de l’espace extérieur, il suffit de penser à un fruit ou à une feuille dans un arbre, à un galet dans le sable ou aux pétales d’une fleure. • Les formes floues peuvent varier suivant une grada-on con-nue ou discon-nue et souvent elles se modifient sans cesse sans qu’il soit possible dans les deux cas de les définir ou d’en res-tuer la significa-on par un énoncé fini. • Les formes saillantes émergent d’une dynamique spa-ale et temporelle comme résultat d’un équilibre ou d’un déséquilibre entre les forces qui composent la dynamique, et elles tendent à se stabiliser de plus en plus par effet d’une interdépendance accrue de ses composants.
Trois niveaux de la forme • Dans une forme on peut dis-nguer trois niveaux ou aspects : (a) un niveau rela-f aux caractéris-ques globales de la forme
(fermée/ouverte; avec bord/sans bord; linéaire/fractale) (b) un niveau rela-f aux structures internes et aux textures qui caractérisent la surface d’une forme (naturelle, organique ou ar-s-que) (c) un niveau rela-f aux qualités sensibles que la forme peut accueillir ou dégager; seule une par-e de ces qualités sont perçues par nous, en ce sens, la percep-on dépend certes de la manière dont se développe notre champ visuel, mais elle est également liée à un monde de possibles.
Une quête de l’invisible
• Ce sont les différents modes d’existence des choses, du fond de leurs secrets invisibles, que l’art et la mathéma-que cherchent à res-tuer au monde du visible, et à faire apparaître, avec une intensité et densité singulières, les forces qui les animent et les formes auxquelles elles peuvent donner lieu.
L’invisible et le visible • À travers leurs ou-ls respec-fs et parfois communs, comme le dessin et le geste, le peintre et le topologue complètent, pour ainsi dire, le monde extérieur, le monde invisible en faisant passer tout ce qu’il y a de plus secret en lui dans le monde visible, où par ce terme il ne faut pas entendre simplement ce qui est accessible à la vue, mais ce qui apparaît sous un nouveau jours, qui naît donc, en sorte que pour l’ar-ste et le topologue le monde des apparences n’est jamais quelque chose de donné mais un monde en propre où ils puisent sans cesse et qui habitent singulièrement sans jamais en épuiser les possibilités de transforma-on. • L’ar-ste et le mathéma-cien ne sont jamais indifférents face à l’invisible, celui-‐ci leur parle en envoyant de mul-ples signes tout autant qu’ils lui parlent en pénétrant dans son intériorité cachée pour lui donner une forme vivante/des formes vivantes et une densité sensible. En un premier temps, aussi bien le mathéma-cien que l’ar-ste cherchent à faire remonter l’intériorité cachée des choses à la surface en en faisant ressor-r leurs textures (par exemple des fentes, des plis, des incrusta-ons/varia-ons de couleur, ect.) – ainsi le côté caché se re-re pour céder la place à une sédimenta-on qui va de plus en plus se transformer et “habiter” le support de l’œuvre (par exemple la toile du tableau) qui accouche un monde de formes et de qualités nouvelles.
Le plas-cisme spa-al de Lucio Fontana
• Exemple de fente : entailles/trous chez Lucio Fontana. L’entaille ouvre de nouvelles dimensions de l’espace, permet d’en explorer son intériorité, de susciter des métamorphoses possibles, de déployer des singularités qui rompent son homogénéité en créant une diversifica-on de ses qualités et en mul-pliant ses effets sensibles… • Le geste qui consiste à fendre ou à trouer la toile (ou un autre support de ma-ère) produit un champ de forces qui animent la ma-ère du support d’un nouveau dynamisme et de nouvelles qualités spa-ales et sensibles.
Le nœud chez Jorge Eielson
Le nœud illustre le mouvement d’une cordeleXe dans l’espace
• Le nœud est un objet topologique et ar-s-que par-culièrement intéressant. Il s’agit d’abord d’un objet physique en quelque sorte a-‐linguis-que, c’est-‐à-‐dire qui ne doit pas son existence à une source linguis-que. Il résulte plutôt d’une série de gestes corporels et d’opéra-ons manuelles qui tracent les mouvements qu’il faut faire dans l’espace vide à trois dimensions pour obtenir un nœud ou autre forme nouée. Les mouvements s’appliquent à un objet physique simple – une corde ou ficelle en -ssu assez souple mais pas élas-que – qu’ils déforment dans l’espace suivant une série d’étapes précises. L’espace est ce lieu où une telle déforma-on se déploie, mais il est en quelque sorte animé (dynamisé) par les gestes qui accompagnent les mouvements du topologue ou de l’ar-ste, de sorte qu’il est impossible, à ce stade, de séparer le milieu spa-al des mouvements physiques et du sujet qui les fait. On pourrait dire que ces mouvements précis esquissent l’objet nouveau à venir, et ils peuvent d’ailleurs l’esquisser sous forme de dessin ou de diagramme. Ainsi, la déforma-on (ou transforma-on) de l’objet dans l’espace cons-tue la clé de la créa-on ; elle cons-tue le processus de généra-on d’objets et d’espaces nouveaux. De ce point de vue, les objets ne sont pas contenus dans un espace amorphe et homogène, mais ils sont l’espace, et l’espace est ce lieu dynamique pouvant accueillir différents types de transforma-ons qui donnent naissance à des objets ; il est dès lors inscrit dans la “peau” et la “vie” des objets. La métamorphose de l’objet et avec lui de l’espace cons-tue un événement qui modifie profondément et de manière singulière la “vie” de l’objet et de l’espace, ainsi que la percep-on que nous en avons.
Physicité et transforma-on spa-ale du nœud • L’ar-ste Jorge Eielson a souligné que les nœuds « naissent, simplement, comme nœuds, c’est-‐à-‐dire comme objets physiquement précis et bien définis.» Il écrit : « Je ne me représente pas des nœuds, ni je les figure, je les fais. Je ne les interprète pas, je les crée en agissant et en faisant travailler ensemble la ma-ère (généralement des matériaux tex-les) et énergie, comme dans tout phénomène physique. » Le nœud présente ainsi une certaine physicité, résultat d’un travail fait par l’ar-ste sur la ma-ère et d’une transforma-on de celle-‐ci dans l’espace ; ce processus cons-tue la véritable matrice de la forme, qui peut se cristalliser et stabiliser dans un très grand nombre de variantes. On a par exemple recensé plusieurs dizaines de milliers de nœuds : certains d’entre eux présentent des propriétés communes, mais aucun est iden-que à un autre.
« La couleur est ce lieu où se rencontrent notre esprit et l’univers » (P. Cézanne) « La couleur est ce qui permet de créer des univers qui soient les plus proches de notre esprit » (P. Klee)
• La couleur envoie en éclat l’image-‐spectacle, il ne s’agit pas des couleurs en tant que simulacres des couleurs de la nature reproduites de manière ar-ficielle (ou par simula-on), il s’agit de la dimension que la couleur ouvre dans l’espace de l’œuvre, composant essen-el d’une ré-‐spa-alisa-on des objets et de sujets, apport essen-el pour aXribuer aux objets et aux sujets de nouvelles qualités et une présence singulière projetée vers d’autres plans de l’existence. Il ne s’agit pas de la simple dimension géométrique (d’une coordonnée qui s’ajoute aux autres), mais d’une dimension singulière qui inves-t tout le reste en le métamorphosant, qui crée d’elle même de nouvelles iden-tés, des différencia-ons fécondes, des structures et textures dans l’organisa-on des et dans la communica-on entre les choses, une autre matérialité, une objec-vité différente de celle ordinaire, déjà toute gravée de nos percep-ons, inten-ons, aXeintes, joies et angoisses. En bref, la couleur concerne des événements qui touchent aux choses et à leurs rela-ons vitales avec les milieux dans lesquels elles baignent, et nos les objets en tant que tels. La couleur est une clé puissante et discrète qui fait passer l’invisible (au moins une par-e) dans le visible, qui transforme le monde caché des choses en apparences dans lesquelles nous puisons sans cesse. La couleur permet de déployer les transforma-ons silencieuses des choses, de nous faire cheminer ver le “cœur des choses”.
La peinture montre comment les choses se font choses (ou comment les objets adviennent choses, événements) et comment le monde physique advient un monde un monde sensible de formes et de qualités.
• Citons à ce propos un passage éclairant de Merleau-‐Ponty (dans L’œil et l’esprit, 1964) : «… il ne s’agit pas d’ajouter une dimension aux deux dimensions de la toile, d’organiser une illusion ou une percep-on sans objet dont la perfec-on consisterait à ressembler le plus possible à la vision empirique. La profondeur picturale (…) vient, osait pas bien d’où, à se poser, à germer sur le support. La vision du peintre n’est n plus un regard sur un dehors, une rela-on simplement “physique-‐op-que“ avec le monde. Le monde n’est plus devant lui par une représenta-on, c’est plutôt le peintre (et avec lui la peinture) qui naît dans les choses comme par concentra-on et rencontre avec le visible, et le tableau, enfin, peut se rapporter à quelque chose d’empirique à la seule condi-on d’être avant tout “auto-‐figura-f”, il peut être représenta-on (image) de quelque chose seulement en étant “représenta-on (image) de rien”, en perforant la peau des choses pour montrer comme les choses se font choses, et le monde se fait monde.»
Les “concel spaziali” de Fontana comme exemple de formes. Un mo-f, le trou, et la ma-ère travaillent ensemble et se transforment l’un l’autre en interac-on avec un milieu dynamique.
• À ce propos, le travail – les « concel spaziali » – de Lucio Fontana sont un exemple par-culièrement intéressant montrant qu’en fendant ou en trouant la surface, on pénètre dans un monde caché de l’objet qui, ainsi, se fait chose vivante et ac-ve, on ouvre de nouvelles dimensions spa-ales et temporelles, on suscite des événements et ont crée des formes.
L’entaille et le trou chez Fontana, ce sont des générateurs de formes et d’événements dans l’espace • Pour Fontana, l’entaille et le trou, ne détruisent pas le support du tableau, la toile, mais ils cons-tuent une vraie dimension existante au-‐delà de la toile. L’art ne se réduit jamais à des lignes délimitées dans l’espace, mais il exprime la con-nuité de l’espace dans la ma-ère, au sens que la ma-ère se fait espace (se spa-alise), et l’espace acquiert une certaine densité en se matérialisant. Sa concep-on de l’espace se traduit en un véritable dynamisme plas?que, en vertu duquel l’espace peut donner lieu à une variété différen-ée de formes ini-alement absentes. L’espace doit être conçu comme une en-té mobile et flexible, dont les propriétés et qualités peuvent changer sous l’effet d’une ac-on interne ou d’une perturba-on externe qui opère dans et sur l’espace. Ainsi, par exemple, les taches compactes de couleur sur les formes ont pour but d’abolir la composante sta-que de la ma-ère. L’entaille et le trou sont à voir comme de nouvelles dimensions de l’espace, mais d’un espace qualita-vement ouvert, physiquement vital, qui résiste à la mensura-on absolue et à la codifica-on fixe. CeXe dynamisa-on organique de l’espace cons-tue la véritable découverte de Fontana.
Autour de la créa?on et de la forma?on à travers la lumière et la couleur • La peinture, en même temps qu’elle créée des formes, elle forme des choses ; la créa-on et la forma-on vont de paire, créer c’est former, à savoir donner naissance à des formes, et former c’est créer, c’est-‐à-‐dire susciter du nouveau, entre les deux il y a co-‐suscita-on, comme dirait A. Berque. L’art n’est pas construc-on ou fabrica-on, mais créa-on et forma-on, de même que les êtres vivants, tels qu’un coquillage ou une fleure, ne sont pas construits ou fabriqués mais formés, crées. La créa-on, aussi bien dans les formes organiques que ar-s-ques, se fait par (grâce à) la lumière (et la couleur), par moyens et les gestes qui les posent, par les propriétés et les qualités des différents supports qui leu donnent la possibilité d’agir. Les formes vivantes et ar-s-ques portent pleinement la voix de la lumière et elles en manifestent toute la complexité phénoménologique et expressive. La lumière les habite et en fait ressor-r la sub-lité et variabilité.
Ligne : tracer, esquisser, former, annoncer, exprimer •
Citons Merleau-‐Ponty : « L’effort de la peinture moderne n’a pas tant consisté à choisir entre la ligne et la couleur, ou même entre la figura-on des choses et la créa-on de signes, qu’à mul-plier les systèmes d’équivalences, à rompre leur adhérence à l’enveloppe des choses, ce qui peut exiger qu’on crée de nouveaux matériaux ou de nouveaux moyens d’expression, mais se fait quelquefois par réexamen et réinves-ssement de ceux qui existaient déjà. Il y a eu par exemple une concep-on prosaïque de la ligne comme aXribut posi-f et propriété de l’objet en soi. C’est le contour de la pomme ou la limite du champ labouré de la prairie tenus pour présents dans le monde, poin-llés sur lesquels le crayon ou le pinceau n’auraient plus qu’à passer. CeXe ligne-‐là est contestée par toute la peinture moderne. (…) Or la contesta-on de la ligne prosaïque n’exclut nullement toute ligne de la peinture comme peut-‐être les impressionnistes l’ont cru. Il n’est ques-on que de la libérer, de faire revivre son pouvoir cons-tuant, et c’est sans aucune contradic-on qu’on la voit réapparaître et triompher chez des peintres comme Klee ou comme Ma-sse qui ont cru plus que personne à la couleur. Car, désormais, selon le mot de Klee, elle n’imite plus le visible, elle « rend visible », elle est l’ébauche d’une genèse des choses et des formes. Jamais peut-‐être avant Klee on n’avait « laissé rêver une ligne ». Par rapport au tracé linéaire de la ligne, toute inflexion qui suit aura valeur diacri-que, sera un rapport à soi de la ligne, formera une aventure, une histoire, un sens de la ligne, selon qu’elle déclinera plus ou moins, plus ou moins vite, plus ou moins sub-lement. Cheminant dans l’espace, elle ronge cependant l’espace prosaïque et le partes extra partes, elle développe une manière de s’étendre ac-vement dans l’espace qui sous-‐tend aussi bien la spa-alité d’une chose que celle d’un pommier ou d’un homme. Simplement, pour donner l’axe générateur d’un homme, le peintre, dit Klee, « aurait besoin d’un lacis de lignes à ce point embrouillé qu’il ne saurait plus être ques-on d’une représenta-on véritablement élémentaire. » »
Lumière et couleur • Lumière : éclairer, illuminer, rendre apparent, donner forme (à des objets, des choses), donner naissance (à des formes), montrer textures et qualités, exprimer couches de sens, susciter pensées et émo-ons… • La lumière et la couleur est une sec-on de la réalité et en même temps une projec-on de nos créa-ons sur le monde réel, une sorte de “prédica-on infinie” du réel. La lumière et la couleur organisent le réel en “niveaux de réalité”, en “mondes physiques-‐percep-fs-‐ar-s-ques”, ouverts et inachevés, où confluent tout à la fois nos systèmes sensoriels et sensibles, selon un mode essen-ellement intégré qui n’admet pas de division absolue entre nos capacités percep-ves ni de dualisme entre facultés intellectuelles et fonc-ons corporelles, et plusieurs systèmes de représenta-on symboliques suscités par notre intui-on et imagina-on en interac-on avec les milieux physiques et vivants. Ces systèmes sont en même temps incarnés dans les mouvements et les gestes que nous effectuons dans des dimensions spa-ales et temporelles vitales, en accord avec des rythmes et des cycles différents.
On peut dire que toute ontologie est la donnée d’une coévolu-on entre les états des choses et les processus qui agissent sur eux en modifiant leurs propriétés et qualités. • Ex.: la lumière naturelle peut agir, avec notamment une certaine intensité et fréquence, sur on objet-‐surface situé dans un environnement spécifique, c’est-‐à-‐dire un milieu, en ac-vant sa propension à advenir telle et telle chose, et par-‐là même à acquérir des propriétés et qualités jusqu’alors absentes. • D’un point de vue plus esthé-que et percep-f, on pourrait dire aussi que la lumière sculpte les bords fins des objets, met en évidence les limites tenues des choses et qu’elle contribue ainsi, d’un côté, à en renforcer leur présence dans notre champ percep-f, et de l’autre, à émousser la fron-ère que les sépare de l’espace ambiant qui fait fonc-on d’arrière-‐fond, en donnant de ceXe manière l’impression que les choses forment une seule et même configura-on avec le paysage qui les con-ent, elles sont à la fois confondues et proéminentes dans le paysage.
La boucle dynamique saillances-‐prégnances • Une chose se révèle à nous par une certaine présence, qui se manifeste à la fois à travers la saillance de sa forme/de ses formes (formes floues, variables) et la prégnance de ses qualités. Tout être vivant, tout observateur ac-f, est con-nuellement façonné par ces formes et qualités, et en retour, il agit sur ce genre de milieux en le modifiant et en l’adaptant à ses propres fins en tant sue sujet en devenir. De ce point de vue, ce que nous appelons le “réel” est cons-tué de ce -ssu d’ac-ons et rétroac-ons entre saillances et prégnances, et c’est lui qui sous-‐tend les rela-ons que les êtres vivants entre-ennent avec leurs milieux naturels, et réciproquement.
Couleur : aide à manifester les forces, les rythmes et les qualités de l’invisible. • C’est Paul Klee qui écrivait que « L’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible ». Ma la singularité de l’art, comme celle à beaucoup d’égards de la topologie, c’est de permeAre que l’invisible puisse être visualisé, au sens d’imaginé et révélé. L’ar-ste recrée le monde qui l’entoure, et ceXe réinven-on se fonde sur l’emploie libre et exigent d’un “langage plas-que” fait de gestes et de signes soigneusement élaborés. Les gestes et les signes, souvent chez les ar-stes créateurs, sont des éléments de bases, un peu comme les mots d’un texte d’un écrivain ou comme les traits d’une surface dans l’espace tracés par un géomètre, qui ne prennent sens que par rapprochements et contextualisa-ons con-ngentes et singulières. Dès lors, puisque aucun mo-f ne se voit aXribuer de sens permanent, fixé, il faut renoncer à toute logique de figura-on et de traduc-on évidentes ; c’es-‐à-‐ dire à toute approche de l’art, et notamment de la peinture, qui réduirait les œuvres à de simples jeux de conven-ons. Par exemple, la même flèche, la même ligne brisée, la même étoile, vue dans plusieurs tableaux de Klee, y acquiert chaque fois une puissance d’évoca-on différente et s’inscrit dans une séman-que plas-que nouvelle.
Le mouvement: transfigurer la forme et le sens des choses • Mouvement : anima-on des objets, des choses et des états d’âme (voir, par exemple, la Nuit étoilée de Van Gogh), transfigurer les formes des chose (dans ce tableau, Van Gogh s’imagine le ciel animé d’un mouvement tourbillonnaire et confère aux étoiles une lumière propre pour qu’elle se reflète sur la surface de l’eau…)
Les gestes, le corps et l’espace • Le “langage” non verbal des gestes est l’un des plus significa-fs qu’il soit. Les mains cons-tuent son organe propre: • Une par-e spéciale du corps, le début et l’abou-ssement d’une intense ac-vité physique et mentale • Un rôle important dans la physiologie globale de tout être humain, par leur capacité à permeXre une certaine coordina-on de la motricité et des mouvements du corps • Leur rôle important dans la saisie des objets et dans la reconnaissance tac-le, mais aussi dans l’expression des émo-ons • Dessiner des formes, esquisser des figures et mo-fs dans l’espace • Elles sont porteurs de messages, signes, significa-ons • Les mouvements et les gestes des mains (et du corps) cons-tuent une sorte d’herméneu-que à la fois abstraite et concrète.
Bref retour sur la peinture et la topologie • Aussi bien pour l’ar-ste que pour le topologue, les objets sont un monde sui s’ouvre entre la réalité et le soi, pistes de mystérieuses profondeurs qu’ils reflètent. Propre de l’ar-ste et du scien-fique est de ne jamais être indifférent à la “vie” des objets, de transformer leurs propriétés “endormies” en qualités apparentes, d’en déchiffrer le sens variable, de montrer qu’ils sont chargés d’inten-ons et d’émo-ons. Le peintre en par-culier agit sur l’objet en le réinventant et en le recons-tuant, un peu comme l’esprit agit sur le corps, en l’imprégnant de se inten-ons et de ses désirs que manifestent les rides de la peau, l’éclat du regard, le sourire aux commissures des lèvres. Le topologue, lui, crée de nouvelles formes en montrant qu’au-‐delà du visible il existe des connexions cachées entre les objets et les choses qui peuvent être mises en évidence grâce aux gestes et aux opéra-ons de déforma-on et de transforma-on. Le topologue s’occupe des mondes possibles plus que des mondes immédiatement vus, mais ces mondes possibles peuvent s’avérer plus riches et réels du monde visible.
La lente découverte des choses • Dans beaucoup d’ac-vités humaines (comme l’économie ou l’architecture) il y a une perte des “choses” et de leur temps propre, qui n’est pas celui de ceux qui les observent, tandis que dans d’autres ac-vités, notamment les arts et les mathéma-ques dynamiques et qualita-ves, on retrouve ou on découvre pour la première fois les “choses”, leur temps propre, leur mémoire, et surtout leur spa-alisa-on singulière, en montrant qu’elles recèlent un autre monde, qui n’est plus fait de propriétés physiques simples et ostensibles, mais de qualités intensives et sensibles…
Qu’est ce que transformer un objet quelconque dans un objet “ar-s-que” ? C’est quand qu’on peut qualifier un objet d’“objet ar-s-que”?
• C’est un processus et une transforma-on – le processus consiste en une percep-on et “vision” singulières, rompant avec la manière habituelle, ordinaire de voir les choses, et la transforma-on consiste en une re-‐spa-alisa-on et re-‐ temporalisa-on des choses et des événements que l’art est censé res-tuer à un monde de possibilités ni figura-ves ni représenta-onnelles… • Ils comportent : (a) un travail sur la ma-ère et sur le support (b) un rapprochement de l’intériorité “invisible” des choses et des êtres (c) une intensifica-on de leurs caractères par le dessin et la couleur, à par-r de laquelle se fait jour une certaine densité des formes et des qualités expressives de l’œuvre
Le geste dans l’art • Dans ces concep-ons de l’art qui -ennent compte des divers systèmes de gestualité comme facteur de changement et de muta-on de l’idée de représenta-on et de transfigura?on. • … propose de considérer comme intéressante une perspec-ve différente par rapport à la perspec-ve égocentrée, très répandue, selon laquelle c’est le sujet de la composi-on ou du tableau qui détermine la distribu-on des gestes. Mais si on considère qu’une œuvre puisse ne pas avoir un sujet unique et exclusif, alors on pourra par-r des gestes et tant que vecteurs/générateurs d’expressivité pour remonter ensuite à travers eux à sa structure composi-ve et expressive. Dans ce cas, le geste est contemporain de la significa-on, c’est-‐à-‐dire qu’il est en inséparable, et il apparaît nécessaire pour retrouver le sens global de l’œuvre. • Chez plusieurs peintres, et non des moindres, comme Raffaello (Trasfigurazione, 1518), Tiziano (Madonna di Ancona, 1520), Caravaggio (Il Mar?rio di San MaAeo, 1600), les gestes expressifs se révèlent être l’un des grands moyens dont dispose le peintre pour susciter des effets psychologiques (affec-fs et émo-onnels) comparables à ceux que l’on ressent dans la vie réelle. • À côté de la perspec-ve, qui exerce une sorte de construc-on percep-ve par rapport à l’espace, il convient ainsi de considérer l’aspect physionomique, reposant essen-ellement sur les gestes, comme une autre perspec-ve, de caractère psychophysiologique, qui est beaucoup plus écodynamique et mésologique, et dont nous devrions explorer les rythmes et les modalités expressives.
La visualisa-on en mathéma-ques • La représenta-on en topologie ne peut pas se passer d’un processus de «visualisa-on» (d’idéalisa-on ou d’imagina-on). CeXe visualisa-on fait appel à un nouveau type d’intui-on, plus conceptuelle et en même temps plus picturale (diagramma-que), et résolument éloignée des sensa-ons immédiates et des intui-ons empiriques. En topologie, la figure, le dessin, le diagramme ou le graphe ne sont plus l’image de quelque chose, d’un objet extérieur que l’image se chargerait de représenter, mais sont eux-‐ mêmes l’objet qui représente un univers de rela-ons et de propriétés «cachées» absentes de l’image. On peut ainsi dire qu’en topologie, la «séman-sa-on» du statut de l’image est encore plus développée par rapport à d’autres sciences et elle a aXeint un niveau très fin. La topologie permet une autre approche dans l’étude des objets qui ne se restreint pas aux rela-ons quan-ta-ves de grandeur et aux aspects visuels, mais considère davantage la forme (l’ «image») dans sa globalité, en même temps comme genèse et morphose, Gestalt et Bildung, ainsi que le spectre des varia-ons possibles (con-nues et discrètes) de ses configura-on/ conforma-ons. C’est ainsi que la topologie a changé en profondeur notre pensée et culture scien-fique de l’image. • C’est un point de rapprochement très important avec l’ac-vité ar-s-que, où l’œuvre n’est pas une image, mais ce qui résulte/émerge d’un processus de morphogenèse événemen-elle et d’un lent travail de métamorphose de la lumière, des couleurs et des textures singulières des choses et de l’espace pictural.
En guise de conclusion • Nous voudrions terminer cet exposé en men-onnant trois autres affinités importantes entre art et mathéma-que: • Les deux recherchent les singularités, qui se cachent derrière l’apparente régularité et linéarité de la nature, à la fois les singularités des phénomènes, des formes et des percep-ons. L’analogie des “trous” des surfaces topologiques de Riemann et les “trous” des toiles de Fontana est un exemple qui mérite d’être étudié. Dans les deux cas, ils apparaissent comme des générateurs de nouvelles formes. • Une autre affinité importante entre l’art et la mathéma-que est qu’on ne peut pas isoler une par-e d’œuvre ar-s-que ou mathéma-que sans priver l’ensemble d’une significa-ons essen-elle. De ce point de vue, le monde de l’art et le monde de la mathéma-que se comportent en quelque sorte comme un organisme vivant, dont la significa-on est profondément liée à son organisa-on d’ensemble. • Aussi bien l’art que la mathéma-que sont à l’écoute des choses et des événements possibles qui se recèlent en elles. À travers des “ou-ls” conceptuels et techniques, tels l’intui-on, l’imagina-on, les gestes, les diagrammes, les dessins, ces deux formes de connaissance parviennent à meXre en évidence des propriétés et qualités “cachées” des choses, à par-r d’une compréhension des combinaisons/connexions profondes qui lient ces propriétés et qualités entre elles.
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Quelques références bibliographiques
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