Les complexités de la crise

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27 octobre 2009

LES COMPLEXITES DE LA CRISE : UNE AUTRE LECTURE DE LA MONDIALISATION* Jean-Marc, Y.M., Salmon ETOS-Institut Télécom Evry, France jmsalmon@gmail.com

Le cycle néolibéral, vieux d’une trentaine d’années, est en crise profonde. Le processus de mondialisation marque le pas. Les connectivités économiques s’affaiblissent. La capacité de liquéfaction de la finance s’amoindrit. Mondialement, la dépression économique de 2008 se compare à celle de 1929. Leurs mécanismes s’apparentent facilement: crises bancaire et boursière se renforcent l’une, l’autre ; une crise socio-économique s’ensuit. L’instabilité du capitalisme est de retour. Cependant les deux dépressions présentent deux différences majeures. Les réseaux connectifs propagent bien plus rapidement une crise. Et celle d’aujourd’hui bute sur les limites physiques et écologiques de la croissance économique. Avec un afflux sans précédents de liquidités, au début du XXIe siècle, parallèlement au gonflement de la bulle immobilière, dont l’explosion va entraîner la crise bancaire, les prix du pétrole flambent. Par contrecoup les hausses des prix agricoles aggravent la crise alimentaire. Les pressions sur les prix des céréales sont amplifiées, de surcroît, par la crise climatique. Avec la crise financière de 2008, les cours du pétrole et des denrées agricoles s’effondrent. Mais, à la moindre reprise de la croissance économique, le prix du baril de brut pourrait dépasser les 100 $, entraînant probablement une aggravation de la crise alimentaire. Les différentes crises jouent entre elles. Bien qu’elles aient des caractéristiques et des temporalités différentes, elles peuvent se nourrir les unes, les autres, ou, elles peuvent produire des effets de yo-yo : quand l’une monte, l’autre baisse, et vice-versa. Elles se coalescent en un complexe de crise, une multicrise. Elles interagissent comme dans un système. Serions-nous entrés dans un cycle historique de crises chroniques ? Au point qu’apparaisse, autour de la ligne de faille Washington-Beijing, une nouvelle tectonique géopolitique ? Les États et les organisations mondiales sont mal armés pour faire face à ce complexe de crises. Leurs décisions sont pensées dans des cadres étroitement sectorisés. Ces processus de décisions nationales, étroitement spécialisées, entravent le débat public sur des réponses transversales et transnationales à une multicrise qui affecte l’humanité. D’autant qu’une crise des compréhensions du monde, de l’humanité, de la nature, et plus particulièrement celle des modes de pensée classiques, étroitement disciplinaires, entrave l’émergence d’approches stratégiques transversales. En l’absence de mouvements sociaux puissants, les gouvernements, tirant, à leur façon, les leçons de la crise de 1929, concentrent leurs efforts sur un rouage essentiel du capitalisme néolibéral : ils donnent la priorité au sauvetage des grands établissements bancaires nationaux. *À partir d’un papier rédigé dans le cadre du séminaire « crise de civilisation : différents regards ? », Université fédérale de Palmas, Tocantins, Brésil, 22-24 juin 2009.

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Le mot de « mondialisation » est des plus récents. Il apparaît vers 1975. Et, cependant ce processus est à l’œuvre depuis plus de deux millénaires. Alexandre le Grand fit rêver des philosophes, des stoïciens d’Athènes, d’un « empire universel. » La naissance de ce mot de « mondialisation » signe la prise de conscience de ce processus. Elle surgit au moment où la deuxième mondialisation libérale débute. Les forces accumulées par la libéralisation des échanges dans le cadre des traités du GATT, depuis 1947, sont suffisantes pour bousculer les normes, les institutions et les théories – ce que l’on appelle « le régime fordiste » et le keynésianisme - qui devaient nous épargner le retour d’une « grande crise ». En 1929, acheva de se disloquer la première mondialisation libérale, commencée durant la deuxième partie du XIXe siècle, sous l’impulsion de l’empire britannique. Quarante ans après le collapse de la bourse de New York et les suicides de financiers de Wall Street, les idées libérales, reconstruites autour de Milton Friedman, opéraient un retour dans le champ universitaire et la presse économique. Le recul de l’État, que promouvait Milton Friedman, s’imposa d’autant plus facilement que s’installât parallèlement l’idée d’une efficience des marchés libres (Sama, 1970). Cette dernière notion devint dominante : elle est au fondement de l’économie néoclassique dans la finance. Plus généralement s’imposèrent des méthodologies économiques fondées sur des traitements statistiques de données. Ces travaux reposaient sur une hypothèse centrale : les rentabilités les plus fréquentes se situeraient autour des grands nombres, de la rentabilité moyenne. Cette démarche rejetait dans les limbes des travaux critiques qui promouvaient une vision complexe : en économie comme dans la nature, les aléas peuvent se cumuler (Mandelbrot, 1973, 2009). La conception des marchés rationnels qui s’impose au début de la décennie 70 allait plus loin que ce que Milton Friedman était prêt à admettre dans sa critique sans concession de John Maynard Keynes. Les tentatives keynésiennes d’intégrer des comportements irrationnels des acteurs étaient de plus en plus rejetées. Alors que John Maynard Keynes dénonçait « l’économie casino » et pointait le rôle de la spéculation dans la débâcle de 1929 (Keynes, 1936), il devint bientôt inconvenant d’évoquer la spéculation comme un facteur négatif. Au contraire dans l’hypothèse de l’efficience des marchés, plus nombreux sont les intervenants, plus d’informations disponibles sur un titre sont prises en compte. Donc les interventions des spéculateurs concourraient à fixer le juste prix. L’utilité du spéculateur serait d’assumer le risque et d’en décharger d’autres acteurs. Bientôt, en 1973, Fischer Black et Myron Scholes, ainsi que Robert Merton, proposèrent d’évaluer rationnellement les prix de différents actifs dans le futur. La spéculation put dès lors se développer à grande échelle sur les marchés à terme dans des domaines aussi divers que les actions ou le pétrole, avec un sentiment de sécurité. On ouvrit rapidement aux spéculateurs l’accès à des marchés à terme, comme celui du blé à Chicago, qui jusqu’en 1974 était réservé aux seuls acteurs agricoles. En ce début des années 70, le libéralisme a l’opportunité de revenir en force quand la productivité et le taux de profit des grandes entreprises américaines s’étiolent, que l’inflation

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grimpe de sommets en sommets : le procès des politiques dites keynésiennes peut commencer. Graphique 1 : PART DES SALAIRES DANS LA VALEUR AJOUTÉE DES ENTREPRISES

L’agenda de la phase néo-libérale de la mondialisation est défini par cette conjoncture : étendre mondialement le marché pour rétablir des taux de profit plus élevés, mettre en concurrence les salariés du monde entier et, sous cette pression, diminuer, dans les pays du centre, la part du travail dans le partage de la valeur ajoutée pour augmenter celle du capital (Graphique 1). Mondialisation : flux, connectivité, liquéfaction et finances. L’accélération des communications, l’apparition des réseaux électroniques, leur maillage mondial transforment le tempo de la vie économique et sociale. « Le temps réel » devient la norme à la bourse comme dans la direction des affaires. Le temps cesse d’être une flèche jaillie du passé et en course vers l’avenir. Le temps présent envahit presque toute la dimension temporelle. No Future découvre la jeunesse qui écoute le mouvement punk. Symétriquement, les historiens se désolent de leur marginalisation dans le débat public (Hobsbawn, 1994 ; Nora, 1984). La longue durée n’intéresse plus. Le « court-termisme » devient un leitmotiv. Ce « culte de l’éphémère », pour reprendre une formule de Cornélius Castoriadis, exerce un pouvoir corrosif redoutable. Dans les pays du centre, il accompagne la montée de l’insignifiance (Castoriadis, 1996). Ailleurs, les structures traditionnelles, coupées de leurs racines millénaires, perdent de leur vigueur et s’étiolent. La diversité culturelle s’amoindrit : disparition de langues, exclusion des connaissances traditionnelles, marginalisation des cultures autochtones… Les solidarités communautaires cèdent au profit d’autonomies individuelles.

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Ces développements de la mondialisation vont de pair avec ceux des tissus connectifs. Toujours plus de connexions relient des activités et des lieux. Depuis le XIXe siècle, la connectivité se joue de plus en plus des distances. Auparavant se connectaient des voisins. Avec le bateau à vapeur, puis l’avion, le téléphone et le télégraphe, puis la télévision et Internet, s’instaurent des contiguïtés à distance, des sortes de « télécontiguités ». Elles se superposent aux contiguïtés de proximité et les dominent hiérarchiquement. Elles se réclament de l’empire du globe, elles s’auréolent du prestige des technologies des grandes vitesses. Les flux se densifient et s’accélèrent. Les milieux qu’utilisent les connexions à distance, Internet, la mer, l’air sont des milieux largement extraterritoriaux. Quand l’extraterritorialité a besoin de terre ferme, le langage expédie quelques arpents solides au cœur des mers : on les qualifie d’« off shore ». Dans ces « paradis fiscaux », les réseaux multinationaux de la criminalité, qui pèserait au minimum 10% du PNB mondial, se branchent sur les grands noms de la finance. Plus généralement, l’accès à l’extraterritorial permet de contourner les territoires des puissances, et leurs agents du fisc. Les territoires perdent de la valeur. Ils sont à la fois surplombés et homogénéisés par les flux extraterritorialisés. Les identités territoriales ont peu d’intensité pour la jet set des first et business class. Bien qu'ancrées par leur siège social dans un pays, les multinationales se jouent de ses règles quand les profits sont en jeu. Le siège social de la holding Renault est délocalisé aux Pays-Bas pour tirer parti d’une fiscalité moins sévère qu’à Paris. Les bureaux de Londres de la banque d’affaire Lehman Brothers géraient en fait une partie des comptes new-yorkais qui restaient comptabilisés aux États-Unis. Dans la sphère de la production, l’un des travaux de base des directions financières est l’évasion fiscale. Elles organisent la revente à prix coûtant des productions de filiales des pays où le taux d’imposition est élevé à des filiales où il est bas avant de le revendre pour de bon aux clients. Faut-il préciser qu’il ne s’agissait que d’un jeu de mouvements électroniques, la marchandise restant dans l’usine avant de partir naturalisée chez le client. Le capitalisme se joue de plus en plus des frontières. À la fin du vingtième siècle, il étend ses frontières jusqu’à englober l’ensemble terrestre : en anglais, en espagnol, on insiste sur cet aspect, mondialisation se dit « globalisation ». Le salariat tend à devenir la norme mondiale: de grands pays comme la Chine et l’Inde, qui, lors de la première mondialisation libérale, avaient conservé des rapports économiques traditionnels, sont maintenant aspirés, tout en ayant suivi des chemins historique forts différents. Des classes moyennes importantes s’y constituent au-dessus des milieux populaires. Le mouvement de dissolution des sociétés traditionnelles provoque cependant des réactions identitaires. Ici ou là, des identités politiques résistent sans épuiser le processus de mondialisation. Des identités religieuses fondamentalistes posent plus de problèmes. L’issue reste encore incertaine, en particulier dans tout le Moyen-Orient, dont certains pays abritent les plus grosses réserves pétrolières. La modernité entend modeler les sociétés pour imposer le changement social depuis le XIXe siècle. Pour rendre les sociétés plus malléables, l’agenda néo-libéral prône la flexibilité (Salmon, 2000). La main visible de l’État mobilisait des émotions dans son territoire, la main invisible du marché mondial mobilise des intérêts. Les forces des marchés, en bousculant toujours plus les sociétés traditionnelles, réchaufferaient-elles les « faits sociaux » jusqu’à ce qu’ils changent d’état ? Hier, solides, les sociétés des pays du centre deviendraient-elles liquides (Bauman, 2002)? Avant de devenir gazeuses dans le nouveau continent de la virtualité ? Pour les sociologues, l’affaire est de taille puisqu’ils avaient l’ambition d’élucider des « totalités sociales ».

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Une crise épistémologique est à l’œuvre. Elle s’aiguise sous les avancées de la mondialisation, de nouvelles « télécontiguités », d’interconnexions toujours plus étroites entre territoires et secteurs d’activité. Le sociologue doit-il lui aussi se déterritorialiser pour survivre dans une sociologie des mobilités (Urry, 2000) ? La sociologie a-t-elle trop partie lié à l’Etat nation pour survivre alors que les États négligent de plus en plus leurs nations tout en rétrécissant leur périmètre ( Bauman, 2002) ? Flexibilisées, innervés par des flux toujours plus puissants venus d’ailleurs, que reste-t-il de nos sociétés ? Vous avez dit liquide ? Une activité économique a depuis près d’un millénaire à faire avec les secrets de la liquéfaction : la finance. Les banquiers florentins et lombards en inventant le billet à ordre permirent aux flux financiers de s’affranchir de la pesanteur de l’or et des transports risqués par des chemins insécurs. À l’orée de la mondialisation néo-libérale, de nouvelles perspectives de dématérialisation des activités financières s’ouvrent avec la virtualisation informatique et les réseaux électroniques. On échangeait du papier, on va échanger des bits. C’est encore plus rapide – le temps, c’est de l’argent, nous rappelle la sagesse populaire - et plus pratique. La fin de l’étalon or pour le dollar en 1971 décroche l’ensemble du système des monnaies de toute référence physique directe. Elle ouvre, avec le flottement des monnaies, la possibilité de spéculations à grande échelle. Au début des années 70, l’essentiel des transactions était motivé par le commerce international ou des investissements à l’étranger. Aujourd’hui, ces transactions ne représentent qu’environ 10% des marchés des changes (Chesnais, 1997). Le reste est de la spéculation : elle provoque une hypertrophie de la sphère fiancière. Faire de l’argent directement avec de l’argent, sans détour par la sphère productive, est depuis longtemps l’asymptote utopique vers laquelle tend la finance. Avant qu’à chaque tentative, par une crise qui fonctionne comme une corde de rappel, « l’économie réelle » ramène la finance vers des horizons plus prosaïques, ceux où le profit à un ancrage matériel, ceux de la production. Ainsi, de toutes les activités économiques, à l’orée de la deuxième mondialisation libérale, la finance est celle qui a le plus d’aptitudes à liquéfier l’économie et les sociétés. L’apparition de l’informatique de bureau et la banalisation des réseaux électroniques renforcent cette capacité dès la décennie 70. La puissance calcul des ordinateurs et leur miniaturisation permettent à ceux qui ont une solide formation mathématique, de se livrer à de calculs sophistiqués pour évaluer leurs choix. Sur les marchés à terme, de plus en plus spéculatifs, des produits financiers, dits dérivés, de plus en plus complexes vont être développés. Mathématisés au point que les supérieurs ne peuvent plus vraiment comprendre ce que leurs subordonnés traitent. Ces traders acquièrent ainsi une grande autonomie. Et un pouvoir de marché : leurs produits se vendent d’autant mieux qu’en dehors de leurs concepteurs, rares sont ceux qui ont la capacité de les analyser. Sans compter qu’il y faut du temps, parfois plus d’une journée entière. L’informatisation se répand d’autant plus vite qu’elle contribue parallèlement à fluidifier les marchés financiers. Les cours, et donc les transactions, s’établissent à des fractions de seconde. La capacité à aller plus vite devient source de profit. Y compris pour les marchés électroniques. La concurrence entre plates-formes se joue aujourd’hui dans une course aux nanosecondes. L’accélération des transactions pousse à leur multiplication.Les traders multiplient les allers-retours pour encaisser de petits profits. Lesquels font à la fin de l’année de gros profits, vérifiant l’adage qui veut que les petits ruisseaux fassent les grandes rivières. Sur les marchés des changes, dérégulés par la fin de la convertibilité du dollar en or, en 5


1971, ces mouvements prennent tellement d’ampleur qu’en 1978, James Tobin propose de les taxer très faiblement – entre 0,05% et 0,5%. Les opérateurs effectuent tellement d’allers-retours dans l’année que cela suffirait à écorner très sensiblement leurs profits annuels, et donc à les décourager. Ainsi, selon James Tobin, en dégonflant ces marchés, il se rétablirait de la stabilité. On voit bien qu’aujourd’hui, la plupart des marchés financiers, hautement informatisés et hypertrophiés, sont justiciables d’une analyse de ce type. En accélérant la mondialisation des flux financiers, en s’appuyant sur les premiers réseaux électroniques, et en encourageant la libéralisation du commerce mondial, la finance assoit sa prééminence. La mondialisation de la finance s’organise autour de quatre grandes modalités (Joshua, 2008) : -La liquéfaction des créances bancaires, avec la titrisation, vantée par le FMI aussi tardivement qu’en avril 2006 (quinze mois plus tard, la crise émergera avec la fermeture de deux fonds d’investissement de Bear Sterns, lourdement grevé de ces produits). Ce procédé transforme des paquets de créances (par exemple, des hypothèques prises par des banques, en contrepartie de prêts pour des logements) en titres négociables (Collateralised Debt Obligation, par exemple). Ces titres sont vendus à des investisseurs attirés par les intérêts. Ces transactions se concluent de gré à gré, via des intermédiaires et hors de toute intervention étatique. Il n’existe même pas de registre des opérations. L’invention de ces produits repose sur des travaux théoriques qui, dans la lignée de l’efficience des marchés, postulent la stabilité globale de la relation entre les différents investissements : dès lors, les baisses d’un type d’actifs, celles des actions par exemple, seraient compensées par des hausses d’autres, l’or par exemple. Pour se prémunir des risques financiers, il suffirait dès lors de les disperser suffisamment entre types d’actifs et pays. On conçoit que, dans cette hypothèse de l’efficience des marchés, une intervention de l’État dans le domaine des risques financiers soit considérée comme superflue, voire néfaste. -La virtualisation des patrimoines en corrélant le développement incessant de l’endettement des particuliers avec les bulles boursières et immobilières, lesquelles augmentent apparemment les capacités d'emprunt des propriétaires et des épargnants en bourse (y compris ceux qui souscrivent à des régîmes de retraite par capitalisation.) -La collectivisation de l’épargne (via les fonds de retraite, de placements, hedge funds, etc.) centralise les flux d’investissements et de spéculations sous le contrôle de nouveaux acteurs financiers, et des banques. -Le développement du pouvoir actionnarial, facilité par la collectivisation de l’épargne, à partir de la fin des années 80, fixe aux chefs d’entreprise des normes de rentabilité accrues et de hausse du cours des actions (résumées sous la formule de « création de valeur pour l’actionnaire ».) Les quelques récalcitrants, comme le patron d’IBM, sont licenciés. La grande majorité, sous perfusion de stocks options et de bonus, se rallie au nouveau cours. La concentration du pouvoir financier caractérise l’hégémonie retrouvée de la finance. Les fusions et les OPA se succèdent. Les banques américaines qui voyaient leurs territoires d’activité limitée à un seul État acquièrent le droit d’étendre leurs activités à tous les EtatsUnis. En Europe, où le traité de Rome avait dès 1956 autorisé la circulation des capitaux, les banques s’étendent hors de leurs territoires nationaux. Aux Etats-Unis, la séparation imposée par le Glass-Steagall Act, en 1933 durant le New Deal, entre banques d’affaires et banques de dépôts est remise en cause, en 1999, sous la présidence de Bill Clinton.

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La mondialisation néolibérale poursuit le mouvement de concentration du capital. Le pouvoir des grandes entreprises devient démesuré. Leur chiffre d’affaires dépasse souvent le montant du PNB de certains États. Très symboliquement, les grandes banques et les multinationales rivalisent dans la hauteur des tours qui abritent leurs quartiers généraux. Comme pour mieux affirmer leur solidité. La liquéfaction, l’horizontalité, c’est le destin des autres croit-elles. Crises : dépression, connexités, rétroactions, yo-yo, systèmes Le cycle néo-libéral, vieux d’une trentaine d’années, est en crise profonde. Celle-ci ne survient pas comme un éclair dans un ciel bleu. Les crises financières se succèdent à « un rythme rapide depuis le début de la globalisation financière » (Aglietta, 2008). Le krach de Wall Street, 1987, et la crise du Mexique, 1995, précèdent celle de 1997-1998, qui partie de Thaïlande va faire le tour du monde par la Corée, la Russie avant d’atteindre le Brésil et de s’étouffer en Argentine, non sans avoir léché Wall Street. Pour un futur prix Nobel, il n’y a pas de doutes, c’est « le retour de l’économie de la dépression » (Krugman, 1999) : dans ses mécanismes, cette crise de 1997-1998 s’apparente à la grande crise de 1929. Sa voix ne porte guère. Pour les tenants de l’efficience des marchés, hégémoniques dans les business schools et les rubriques économiques, la crise a ses origines dans les us et coutumes de ces contrées et le laxisme de leurs responsables financiers. Ils en veulent pour preuve que seuls des pays de la périphérie en ont été victimes. Le prochain épisode éclate au cœur du système : "la bulle Internet" fait chuter les bourses de New York en 2000. Cependant, la grande crise de 2008 surprend l’opinion publique; les succès du keynésianisme nous ont fait oublier le cours habituel du capitalisme. Au XIXe siècle, la déflation est banale : à Londres, le coût de la vie serait plus bas en 1914 qu’en l’année de Waterloo. Dans les pays du centre, les crises se succèdent environ tous les dix ans. Mais elles n’affectent pas l’ensemble de la société. Et, pour cause : le salariat reste minoritaire, les digues des structures précapitalistes contiennent plus ou moins bien les vagues de la crise. Au XXe siècle, l’extension du capital, et donc du salariat, réduit ces discontinuités sociales salvatrices et rend les sociétés du centre vulnérables à des crises générales (Joshua, 2008). En réponse à la grande crise de 1929, sont bâtis des « stabilisateurs automatiques ». La sécurité sociale, les retraites par répartition, les systèmes d’indemnisation du chômage permettent d’atténuer les chocs en soutenant la demande, la consommation de biens. Dans les pays du centre, les années 1945-1970, celles du compromis fordiste entre État, patronat et syndicats, celles du keynésianisme apparaissent rétrospectivement comme une parenthèse de calme. Une fois advenu le néolibéralisme, une fois la création monétaire déliée de tout ancrage physique, une fois les « stabilisateurs automatiques » délités, l’instabilité capitaliste reprend le dessus. Pour la maîtriser, pour maintenir la demande quand la crise menace, les politiques publiques encouragent les particuliers à s’endetter toujours plus et à épargner toujours moins. La publicité scande le tempo de la consommation et des modes éphémères. Les importations de pays où le travail et son bas coût sont hyper contrôlés, et, où les grandes sociétés déplacent leurs productions, contribuent à l’afflux de produits bon marché. Les déficits commerciaux du centre avec la Chine deviennent tels qu’en 2007, la banque centrale de Pékin prend la première place pour les avoirs en dollars, devant celle de Tokyo. Elle devient le premier acheteur de bons du trésor américain. Ajoutons, suite à la hausse extraordinaire du prix du pétrole, le retour du recyclage des pétrodollars à New York. Les États-Unis croulent sous l’afflux de liquidités : ils peuvent vivre facilement à crédit, audessus de leurs moyens, tant et si bien qu’une nouvelle bulle spéculative se forme d’abord autour des technologies de la dématérialisation, puis de l’immobilier. Les mécanismes 7


antirisques faillirent (Salmon, 2009) ; la crise se propage dans le secteur bancaire. Dans un mécanisme classique qui rappelle celui de 1929, crise bancaire et crise boursière s’entretiennent. Touchée « l’économie réelle » entre à son tour en crise. Chacun voit que « l’économie de la dépression » est de retour. La crise actuelle est une dépression économique. Elle est plus grave qu’une récession. C’est une crise majeure. Sa profondeur et sa durée font encore débat. Par conséquent, la violence de ses impacts sociaux et politiques reste encore indéterminable. Une première indication sur la gravité de la dépression est obtenue en comparant la propagation de celle de 2008 avec celle de 1929, à partir du moment où les indices économiques chutent (Graphiques 2-5, Eichengreen & O’Rourke, 2009). Graphique 2 : 2008 VS. 1929, PRODUCTION INDUSTRIELLE MONDIALE

Graphique 3 : 2008 VS. 1929, MARCHÉS BOURSIERS MONDIAUX

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Graphique 4 : VOLUME DU COMMERCE MONDIAL

Source : Eichengreen & O’Rourke Graphique 5 : 2008 VS. 1929, TAUX DES BANQUES CENTRALES (7 PAYS)

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Source : Eichengreen & O’Rourke Si on compare le commerce mondial et les cours des marchés boursiers de la planète, en 2008 et en 1929, les vitesses de dégradation sont plus rapides aujourd’hui. Celles de la production industrielle sont comparables. Mais, les réactions des autorités pour stimuler l’économie sont plus rapides que ce soit pour abaisser les taux directeurs des banques centrales, créer de la monnaie ou creuser les déficits publics. Cette célérité des autorités n’est guère surprenante si on se souvient que le président de la banque centrale américaine a consacré une bonne part de ses recherches universitaires à la crise de 1929. Dans un monde de plus en plus interconnecté, la connexité des risques s’accroît, la propagation des chocs s’accélère. La grande crise est migratoire : immobilière, puis bancaire et boursière, enfin économique et sociale. De même, à partir des États-Unis, elle gagne à toute vitesse les pays qui ont calqué leurs politiques économiques sur celle des néoconservateurs américains (Grande-Bretagne, Irlande, pays de l’Est européen). Elle affecte enfin le Japon et le reste de l’Union européenne, avant de frapper les pays fournisseurs du centre : de la Russie et de la Chine jusqu’au Brésil et l’Inde, sans oublier les pays du golfe Persique. À cette première chaîne d’interconnexions s’en ajoute au moins une autre. La crise pétrolière est au carrefour de différentes pressions : la raréfaction des réserves bon marché, situées pour l’essentiel au Moyen-Orient, le boycott international de l’Irak puis son invasion par l’armée des États-Unis, l’augmentation de la consommation des économies à forte croissance (Chine, Inde, etc. ), la difficulté à remplacer le pétrole par des énergies aussi liquides, la puissance et le conservatisme des oligopoles qui contrôlent mondialement les systèmes de production et de distribution, et, enfin, la spéculation sur les marchés à terme. À la fin du XXe siècle, le cours du pétrole brut était au plus bas avant que n’éclate la bulle Internet. À partir de ce moment, tous ces facteurs vont se coaliser, jusqu’à sextupler le cours nominal et atteindre les 140 $ le baril. La hausse du prix des carburants contribue à celle des produits agricoles, via les engrais et les transports, gros consommateurs de pétrole. Elle se répercute avec force sur les domaines de la grande propriété, les secteurs agricoles industrialisés, énergétivores, voués à l’exportation. Elle accélère la dualisation des modes de production agricoles et alourdit les contraintes qui pèsent sur les agricultures familiales, vivrières, dont les produits sont consommés plus localement. Enfin, elle aggrave les difficultés sociales des paysanneries à 10


travers le monde et accélèrent l’exode rural. Les migrations, renforcées par la pression démographique, se concentrent autour des mégalopoles, ceinturées de bidonvilles toujours plus vastes. Crise alimentaire et crise sociale se renforcent l’une, l’autre. La crise alimentaire entretient des relations étroites avec la crise climatique et énergétique (Vivas, 2009). La délocalisation des productions agricoles accentue la pétrodépendance de l’agriculture intensive, elle aggrave la crise climatique. On admet que plus de la moitié des aliments consommés voyagent en moyenne plus de 3 000 kilomètres. Cette distance moyenne aurait augmenté d’un quart depuis 1980. Dans le cas des céréales, la crise climatique, par une sorte de rétroaction, exerce une pression sur les prix. Les épisodes prolongés de sécheresse en Australie ont affecté un pays clé dans les échanges céréaliers internationaux. De plus, dans le souci de lutter, entre autres, contre le changement climatique, les gouvernements des Etats-Unis et de l’Union européenne encouragent l’usage d’additifs dans les carburants afin de réduire la consommation d’énergie fossile. Un bouclage se met en place autour des politiques publiques d’agrocarburants (Salmon, 2008) : la production d’agrocarburants devient telle qu’elle exerce un effet d’éviction sur des cultures vivrières dans des pays du Nord (États-Unis, Allemagne, France, Espagne). Ces cultures se délocalisent. Ce processus serait responsable pour moitié de la hausse des prix des céréales et des oléagineux dans les années qui précèdent la grande crise de 2008 (Graphique 6, OCDE-FAO, 2008). La crise alimentaire s’aiguise. Cependant, le développement de secteurs agricoles exportateurs, promu entre autres par la Banque Mondiale depuis plus de deux décennies, semble persister. Les hausses des prix attirent les investisseurs à la recherche de profits rapides. D’un côté, les marchés à terme de produits alimentaires s’hypertrophient. De l’autre, les investisseurs directs de l’étranger s’emparent de dizaines de milliers d’hectares de l’Ukraine au Brésil sans oublier l’Afrique (Grain.org, 2008). Ils renforcent les synergies entre crise financière et crise alimentaire. De plus, les États puissants et vulnérables par leur dépendance croissante aux importations, de la Chine aux pays du Golfe, cherchent à se protéger contre des marchés devenus aussi spéculatifs. Eux aussi prennent le contrôle de terres à l’étranger. Le mouvement de concentration des terres et de dualisation de l’agriculture est encouragé. Graphique 6 : Évolution des prix mondiaux des produits végétaux jusqu’en 2017 (Indice 1= 1996 ; prix prospectifs à partir de 2009)

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Les effets retours sont nombreux : intensification des cultures et dégradation environnementale, hausse des prix des terres agricoles, aggravation des crises écologiques de la biodiversité et du changement climatique. En prenant en compte, la mondialisation des approvisionnements alimentaires, le secteur alimentaire représenterait déjà autour de 40% des émissions de gaz à effet de serre. 2008 commence comme l’année des « émeutes de la faim » - elles surgissent dans les rues d’une vingtaine de capitales de par le monde- et se termine comme celle de la crise financière. À partir de 2008, le cours du pétrole brut plonge dans une descente vertigineuse, ceux des denrées alimentaires baissent sensiblement: les fonds spéculatifs placés sur les marchés à terme des matières premières et des produits agricoles refluent vers Wall Street : les opérateurs financiers ont besoin de couvrir leurs pertes dans la tourmente boursière. De même, ils se retirent des bourses de la périphérie, lesquelles s’effondrent à leur tour. Cependant, malgré la chute des prix agricoles, la faim dans le monde atteint un record historique un an plus tard : 1,02 milliard de personnes, selon la FAO. Dans la seule année 2009, 105 millions de personnes auraient rejoint les rangs des sous-alimentés (FAO, 2009). Cette hausse est une conséquence de la crise économique mondiale, qui provoque une diminution des revenus et une augmentation du chômage. Les crises vont et viennent. Lorsqu’elles quittent le devant de la scène, c’est pour s’enterrer, hiberner, avant de rejaillir. Regardons la crise pétrolière. Le prix du pétrole brut est divisé par presque 4 en six mois, durant le deuxième semestre de 2008. La dépression semble avoir raison d’elle. Mais, ce ne serait qu’apparence (IEA, 2009). Les experts de l’Agence internationale de l’énergie préviennent : dès que le monde sortira de la dépression économique, son prix refranchirait la barre symbolique de 100 $ le baril. Les faits semblent aller dans leur sens. Après avoir frôlé 40 $ à la fin de l’automne 2008, il franchit le seuil des 70 $ dès l’été 2009 et dépasse les 75 $ dès octobre. Enfin, l’expérience récente a montré qu’une crise pétrolière nourrit une crise alimentaire. Rappelons encore que les rétroactions de la crise climatique sur ces crises restent indéterminées. Les modèles climatiques indiquent pour le XXIe siècle une multiplication des évènements extrêmes avec des épisodes de canicules et de sécheresses (IPCC, 2000, 2007), ce qui devrait ajouter des pressions à la hausse sur les prix alimentaires. En tout état de cause, dans le cadre des politiques climatiques des États-Unis et de l’Union européenne, le doublement à venir des cultures d’agrocarburants rajoutera des pressions à la hausse sur les prix agricoles. Elles seraient, d’après la FAO, suffisamment fortes pour gommer, d’ici 2017, les gains de productivité pour les céréales secondaires, les huiles végétales et les oléagineux (cf. graphique 6). Les différentes crises jouent entre elles. Bien qu’elles aient des caractéristiques et des temporalités différentes, elles peuvent se nourrir les unes, les autres, ou, elles peuvent produire des effets de yo-yo : quand l’une monte, l’autre baisse, et vice-versa. Elles se coalescent en un complexe de crise, une multicrise. Elles interagissent comme dans un système. Serions-nous entrés dans un cycle historique de crises chroniques ? Interprétations Les parallèles entre la crise de 1929 et de 2008 s’organisent facilement dans un récit socioéconomique où se succèdent libéralisme et étatisme tempéré. Après la crise de 1929, l’étatisme prit le dessus sur le libéralisme, puis vice-versa. Après la crise des années des 12


années soixante-dix, le néo-libéralisme reprit le dessus. Dans cette logique de « grande oscillation », on interprète la période qui va suivre la grande crise de 2008 comme celle du « retour de l’État. » Est-ce bien vrai ? Les gouvernements des pays du centre cherchent prioritairement à sauver les systèmes financiers nationaux. Les banques les plus vulnérables sont rachetées par les moins fragiles, souvent sous la houlette des États. La course au gigantisme s’accélère. Cette vague de concentrations bancaires est sans précédent. Aux Etats-Unis, chez les déposants, durant l’année 2008, les parts de marché de Bank of America, Wells Fargo et JP Morgan Chase, progressent de plus de moitié. Ces trois premières banques américaines collectent au début de 2009 près du tiers des dépôts des particuliers. Dans l’Eurozone, la BNP passe au premier rang en rachetant les activités bancaires de FORTIS en Belgique et au Luxembourg. En Allemagne, avec le rachat de Dresdner Bank, Commerzbank est la deuxième banque du pays. Au Brésil, Itaù Holding Financeira SA absorbe Unibanco pour former la plus importante banque d’Amérique latine… En toute logique libérale, nombre de banques auraient dû connaître le destin de Lehman Brothers, la faillite. Or, après une brève hésitation des autorités américaines, c’est le contraire qui se produit. Ces banques seraient « too big to fail » (Stern & Feldman, 2004). A posteriori, le consensus des milieux financiers et gouvernementaux est que Lehman Brothers était trop grosse pour être abandonnée à son sort La suprématie du capital financier va-t-elle se pérenniser et se renforcer avec les concours des États ? L’interventionnisme étatique, dans les pays du centre, conduit jusqu’à des nationalisations partielles. Autant dire que ces nouvelles entités jouissent implicitement d’une assurance tous risques, d’autant plus précieuse que l’instabilité capitaliste est de retour. Il se joue dans la crise, une tentative de réorganisation du capitalisme des vieilles puissances du centre autour de deux pôles: les intouchables et le reste attelé au joug de la loi des marchés. La file d’attente pour rentrer chez les privilégiés est longue : après les banques dans les pays du centre, après les assurances aux Etats-Unis et au Bénélux, l’industrie automobile décroche son ticket d’entrée aux Etats-Unis, en Allemagne, en France, etc. Le « retour de l’État » dans les États du Nord tente de s’opérer sous des modalités originales qui ressemblent fort peu au keynésianisme. La relance de la consommation n’est guère à l’ordre du jour. Les gouvernants restent largement dans une logique de l’offre, initiée sous la présidence américaine de Ronald Reagan. Mais tous les États ne sont évidemment pas logés à la même enseigne pour ce qui est de leurs moyens d’action, si on les évalue en rapportant leur endettement à leur PIB. Les pays de l’Eurozone ont franchi collectivement le seuil des 70%. Vont-ils continuer à se rapprocher un peu plus des niveaux du Japon, qui se situe autour des 140% depuis la fin du XXe siècle ? Déjà, ils s’éloignent largement du niveau des nouvelles puissances économiques, le Brésil qui oscille autour de 40%, l’Inde des 20% et la Chine des 10% à 15%. Les États brésilien, indien ou chinois disposent de plus de marges de manœuvre, d’endettement, que les vieilles puissances. La marginalisation de l’instance de concertation des puissances du Nord, le G 8, au profit du G 20 pointe ce « basculement du monde ». L’une des conséquences de la grande crise de 2008 est le glissement du centre de gravité de la mondialisation économique. Les puissances du Nord ont à payer le sauvetage d’établissements bancaires menacés de faillite. C’est la principale explication du bond actuel de leur endettement. Inversement, le Brésil, la Chine, l’Inde n’ont pas à payer ce prix. Leurs établissements bancaires se sont tenus à l’écart des subprimes et autres produits dérivés. 13


Mieux, leurs États ont, eux, tiré les leçons de la crise de 1997-98. De là est né leur volonté de stocker du dollar à la faveur de politiques exportatrices de biens tangibles. Le creusement des déficits commerciaux des puissances du Nord, Etats-Unis et Union européenne, à partir de 2000, a entraîné mécaniquement un gonflement et un réalignement des réserves financières mondiales. Les trois quarts d’entre elles ont été constituées depuis le début du XXIe siècle. Pour les Etats-Unis, qui n’ont pas rompu avec les politiques d’endettement, la diagonale New York-Shangaï devient cruciale. Les pays du Sud se sont lancés dans ce virage politique pour ne pas revivre les affres de la crise de 1997-98. Ils ont voulu avoir les coudées plus franches pour affronter la prochaine crise et ne plus dépendre du FMI et de ses recettes antiétatiques (réduction des budgets de la santé et de l’éducation pour réduire les déficits budgétaires, etc.). Ils se sont dégagés en quelques années de toutes leurs dettes à l’égard de l’organisme multilatéral. Et, en 2009, à l’occasion de la crise, les puissances du Sud n’hésitent pas à afficher le renversement du rapport de force : elles prêtent au FMI ! Et elles exigent plus de pouvoir dans ses instances. Ce qui devrait en toute logique se solder par une baisse des droits de vote des pays européens, bien supérieurs avec leurs 32% aux 17% des Etats-Unis. Si les Etats-Unis parviennent à préserver leur quota, ce sera sans aucun doute une longue et incertaine négociation que de faire admettre à l’Europe économique qu’elle n’a pas tenu les promesses de l’après-deuxième guerre mondiale, lorsqu’elle obtint de tels droits de vote. L’État est donc largement présent dans les nouvelles puissances du Sud. Et il en a les moyens. Mais dans les puissances du Nord, contraintes financièrement, jusqu’où peut aller ce « retour de l’État » ? Une bifurcation vers un capitalisme vert peut-elle s’entrouvrir? Certes, les États soucieux d’indépendance énergétique et inquiets du changement climatique auront plus de moyens pour inciter l’industrie automobile à évoluer. Vers des véhicules plus écologiques ? Ou de façon bien plus ambivalente vers une voiture électrique compatible tout autant avec les énergies renouvelables qu’avec l’électricité nucléaire ? Cependant, la grande difficulté, pour ceux qui prônent des régulations néo-keynésiennes, tient aux avancées de la mondialisation et à l’affaiblissement de nombreux Etat nations. C’est particulièrement le cas en Europe, où, en sus du pouvoir contraignant du traité de Marrakech, qui fonde l’OMC en 1994, s’ajoute celui des traités Européens et, pour les pays de la zone Euro, les contraintes qui encadrent l’étendue des déficits publics, entre autres. En l’absence d’un État européen, d’un budget conséquent auquel la politique monétaire de la banque centrale européenne puisse être adossée, l’Euro, la monnaie commune, a pour colonne vertébrale, un corset de « critères » quantitatifs. Ils sont facilement supportables lorsque la croissance est forte. Mais, en période de récession, ils sont un obstacle à une politique de stimulation. En temps de crise, l’Europe paie son déficit de fédéralisme. Si la dépression s’aggrave, les Etats les plus menacés préféreront-ils stimuler leurs économies, au risque de se retrancher de la communauté Euro ? Ou, au contraire, choisiront-ils des politiques de rigueur et de hausse des impôts? Ou, encore, la communauté Euro tentera-t-elle de s’affranchir durablement du corset des critères quantitatifs ? Les marchés financiers joueront-ils alors contre l’Euro ? Ces dilemmes se présentent alors que la zone Euro subit déjà de fortes pressions centrifuges. La prime de risque des États les plus vulnérables est de 3 à 4 fois supérieures à celle de l’Allemagne. Si cet écart s’accroissait, augmentant le coût des emprunts, les autorités des pays concernés, choisiront-elles de supporter ce handicap supplémentaire ? 14


L’Europe sera un lieu-test des tendances centrifuges suscitées par l’ouragan financier et la crise économique. L’Eurozone pourrait échapper à cette solitude peu enviable si la méfiance des marchés financiers se déplaçait vers les marchés des devises. Un glissement prolongé du cours du dollar, et des monnaies qu’il influence, directement ou indirectement, des États pétroliers du Golfe persique à la Chine, pourrait déclencher de fortes turbulences, voire des crises monétaires. Avec quelles conséquences pour le commerce mondial ? La place de chaque pays dans ce système ? « La grande oscillation » vers un « retour de l’État » suppose pour s’accomplir un desserrement des contraintes de la globalisation sur les États-nations, ou leurs regroupements comme l’Union européenne. Est-ce envisageable ? Le mouvement vers plus de connectivités économiques semblait irrésistible ; il est suspendu. Les négociations pour la libéralisation du commerce sont au point mort depuis l’échec de la conférence de Seattle, en 1999. Cette pause de dix années est significative : de 1948, année de signature du GATT, jusqu’à son remplacement par l’OMC, de 1948 à 1994, huit accords de libéralisation du commerce ont été conclus, soit un tous les cinq ans et demi. La grande crise de 2008 provoque un recul du commerce mondial (graphique 4) et des investissements directs à l’étranger. La chute des importations par les pays du centre a fortement secoué des pays comme la Chine, où les exports pèseraient 40% de son PIB. Par contrecoup, Beijing essaie d’accentuer son développement intérieur, en desserrant le crédit, en investissant dans les infrastructures, le bâtiment et son système de santé. Le tournant capitaliste de la Chine s’accentue-t-il ? Élargit-il son assise sociale hors de la zone côtière vouée aux exportations ? Pour éviter des secousses sociales, Beijing ira-t-il jusqu’à écouter ceux des experts qui la presse de dynamiser la demande intérieure et d’encourager des répartitions moins inégalitaires des revenus ? De la relocalisation est en jeu. Est-ce temporaire ? La chute du commerce mondial marque un palier. Est-ce le présage d’une remontée ? À tout le moins, nous avions une vision trop simpliste des progrès de la mobilité, de la suprématie des flux. La tension entre nomadisme et sédentarisme est au cœur de l’aventure humaine. De la préhistoire jusqu’à aujourd’hui. Dans notre histoire contemporaine, cette tension est plus vive que jamais. Au point de provoquer une pause prolongée du processus de globalisation ? Faciliterait-elle la construction d’une bifurcation vers un autre modèle économique ? De civilisation (Morin & Naïr, 1997) ? La route de sortie de crise est incertaine. Deux écueils symétriques se dressent face à face. D’un côté, la déflation, c’est-à-dire la baisse des prix qui est déjà manifeste au Japon, en Espagne ou en Irlande et, à l’opposé, l’inflation, qui pourrait se nourrir de l’ampleur des politiques de stimulation – la dette publique américaine pourrait doubler d’ici 2012. Godillant entre ces écueils, les gouvernements des vieilles puissances du centre, tirant à leur façon les leçons de la crise de 1929, concentrent leurs efforts sur un rouage essentiel du capitalisme néolibéral : ils donnent la priorité au sauvetage des grands établissements bancaires nationaux, en l’absence de mouvements sociaux puissants. Les taux de chômage progressent vers des niveaux historiquement élevés aux États-Unis d’Amérique comme dans l’Eurozone. Dans plusieurs de ces pays, le seuil des 10% est déjà franchi. La crise sociale peut-elle à son tour se déverser dans le domaine politique ? Au point d’engendrer du désordre? Une crise ? Au-delà des analogies entre les crises financières, la grande crise de 2008 diffère de celle de 1929. 15


D’abord, les subjectivités à l’œuvre sont fort différentes. Quand advint la dépression de 1929, la crise de la première mondialisation libérale était déjà fort avancée. La première guerre mondiale avait profondément marqué les consciences. Dans les pays colonisés, elle avait stimulé les critiques anticolonialistes. Dans les pays du centre, des courants importants de la création culturelle s’étaient distancés des institutions. Ces clivages s’approfondirent avec la crise de 1929. Les affrontements de la guerre d’Espagne en sont un bon marqueur, si l’on pense aux écrits d’André Malraux ou d’Ernest Hemingway. Pour qui sonne le glas, l’épopée d’un dinamitero américain derrière les lignes franquistes, peut se lire en écho à L’adieu aux armes, la fuite amoureuse en 1917 des bains de sang et de la boue du front italien par un ambulancier américain : du pacifisme à la guerre civile. Aujourd’hui, inversement, c’est avec une grande dépression qu’émerge la conscience des crises de la deuxième mondialisation libérale. Pour les créateurs culturels et, plus largement pour l’opinion publique, la crise financière fait rupture avec l’optimisme d’une mondialisation heureuse. Le retour de l’instabilité capitaliste est inattendu et surprenant tant a été hégémonique la croyance en l’efficience des marchés. Depuis 1976, l’année où Milton Friedman est distingué par ce qu’on appelle le prix Nobel des sciences économiques, des voix dissidentes se sont certes élevées contre l’économie néoclassique. Mais il faut attendre la crise de 1997-1998 pour qu’elles reçoivent quelques échos. La faillite du hedge fund LTCM (Krugman, 1999), marque un tournant. Son conseil scientifique s’enorgueillissait de deux figures de proue, Robert Merton et Robert Scholes. Ces deux économistes précisément avaient reçu le « Nobel » l’année précédente pour avoir « développé une nouvelle méthode pour déterminer les produits dérivés ». Après leur échec, le jury de Stockholm va distinguer nombre d’économistes hétérodoxes, comme Amartya Sen, en 1998, et Joseph Stiglitz, en 2003, un an après la publication de sa critique retentissante du FMI et des autres institutions financières de la globalisation (Stiglitz, 2002). Mais ces distinctions n’entament pas l’hégémonie de l’économie néo-classique, de l’hypothèse des marchés efficients, tant dans les business schools que dans les instances de régulation et les milieux dirigeants de la finance. Au contraire, le marché des produits dérivés explose au début du XXIe siècle en utilisant largement, pour les évaluer, ce que l’on appelle la formule Black-Scholes. Cette superbe aura-t-elle du mal avec les interrogations soulevées par la crise financière ? Les Credit Default Swaps et tous ces produits dérivés, qui devaient mutualiser et disperser les risques financiers, les ont au contraire amplifiés au premier « grain de sable », pour reprendre l’expression de Gollier (2008). Les marchés financiers laissés à eux-mêmes, ou plutôt sous le régime de la gouvernance, seraient donc si peu efficients ? L’allocation des ressources dangereusement erronée ? Des secousses épistémologiques apparaissent inévitables, y compris dans la discipline économique, tant ces innovations reposent sur des travaux théoriques développés depuis que Milton Friedman acquit de la proéminence. Les Nobels de 2009 sont la première reconnaissance de cette crise des connaissances économiques. On sait que les jurés ont longuement débattus de la crise financière avant de discuter de leurs choix. En distinguant les recherches d’Elinor Ostrom et d’Oliver Williamson, ils ont souligné l’importance des approches multidisciplinaires pour les économistes. Ils réitèrent ainsi leur préoccupation contre les recherches étroitement disciplinaires : en distinguant en 2001, George Akerloff, un tenant de l’économie comportementale, ils récompensaient déjà un chercheur dont le champ de recherche recourait à la psychologie, aux sciences cognitives et à la sociologie. En 2009, ils honorent la titulaire d’une chaire de sciences politiques. C’est de surcroît la première femme à être distinguée. Ses travaux réhabilitent la coopération au sein 16


d’associations d’usagers pour gérer les biens communs environnementaux - un point de vue largement marginalisé en économie de l’environnement depuis le célèbre article The Tragedy of the Commons (Hardin, 1968). Or, élaborer des approches transversales entre les sciences de l’écologie et celles de l’économie est un enjeu majeur pour surmonter les crises de la mondialisation. Particulièrement si elles contribuent à libérer des forces coopératives. En effet, la grande crise de 2008 diffère aussi de celle de 1929 en mettant en jeu les limites physiques et écologiques de la croissance économique capitaliste: crise climatique, extinction des espèces, et plus largement crise de la biodiversité. Par exemple, s’inspirer des politiques de grands travaux publics, comme celles menées après 1929 dans des pays aussi opposés que les Etats-Unis et l’Allemagne, aggraverait considérablement les crises écologiques présentes (aéroports, barrages, autoroutes, nucléaires). Par contre, des politiques publiques ambitieuses de bâtiments écologiques, à très faible consommation d’énergie, créerait un nombre conséquent d’emplois tout en améliorant significativement les bilans d’émission de gaz à effet de serre. Les recherches sur les changements du système climatique sont l’un des rares exemples où convergent fructueusement, synergétiquement la climatologie, les sciences de l’écologie, les sciences humaines et l’économie. Des stratégies politiques transcrises, transnationales permettraient de jouer positivement du jeu des crises entre elles. – l’alimentaire, l’écologique, l’économique, l’énergétique, la financière, la sociale, etc. Elles seraient conçues d’autant plus facilement si parallèlement étaient mises en oeuvre des stratégies de recherche transdisciplinaires pour explorer les systèmes complexes (Morin, 1982 ; Cilliers, 2000). Cependant, le cas du changement climatique illustre que les recommandations d’action des scientifiques, pour fondées qu’elle soient, ont du mal à être reprises par les États. Faudra-t-il des catastrophes climatiques pour que les blocages des conservatismes et des intérêts liés aux énergies fossiles soient surmontés ? Faudra-t-il une révolution culturelle remettant en cause la séparation entre l’homme et la nature qui a amené l’espèce humaine à croire qu’elle pouvait maîtriser la nature ? Dans le contexte cognitif présent, la capacité des États et des organisations mondiales à affronter un système de crises interconnectées reste faible. Les relations internationales s’organisent autour d’agences sectorielles : le FMI et la BRI pour la finance, la Banque mondiale et le PNUD pour le développement, l’OMC pour le commerce, l’OIT pour les droits sociaux, de multiples secrétariats de convention pour les questions environnementales, etc. Ces sectorisations excessives se retrouvent dans la plupart des organisations gouvernementales nationales. Cette segmentation de la décision politique n’incite pas les gouvernants à penser les connectivités. L’interaction entre les risques, les crises, et les politiques publiques est peu élaborée. Ces processus de décisions nationales, étroitement spécialisées, entravent le débat public sur des réponses transversales au complexe de crises auquel l’humanité est confrontée. L’hypothèse que la dépression de 2008 ouvre un cycle historique mondial de crises chroniques est d’autant plus à prendre en considération.

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