Journée d’étude – EHESS – Jeudi 24 Novembre 2016 La mésologie et les sciences : interactions critiques
Encyclopédisme et critique de la modernité : unifier les sciences par le milieu selon Berque et Simondon par Ludovic Duhem
1. Trois difficultés préliminaires Sans détour, il faut commencer par mettre en évidence les difficultés posées par le titre de mon intervention, au risque de nous laisser prendre dans un cercle. - Première difficulté : l’« encyclopédisme » et la « critique de la modernité » sont ici associés alors qu’il s’agit de deux idées contradictoires. La première, l’encyclopédisme, renvoie essentiellement à la modernité, celle de l’époque dite des Lumières où l’Encyclopédie fut rédigée par des « gens de lettres » sous la direction de Diderot et d’Alembert à partir de 1752. Comme vous le savez, les Lumières reposent sur l’idée que la raison triomphe de toutes les ombres, de toutes les illusions, de toutes les superstitions, à condition que la capacité à penser par soi-même que tout homme possède soit libérée de toutes les influences, de toutes les habitudes, et surtout de toutes les tutelles sous lesquelles chaque homme a tendance à se placer par paresse et par lâcheté. Mais, comme Kant l’a montré dans sa célèbre réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? », cette exigence de libération nécessite, pour être effective, un usage de la raison qui soit un usage public de la raison. L’Encyclopédie est à ce titre le paradigme des Lumières, parce qu’elle est d’une part le produit de la raison des savants s’adressant à la raison du public, rendant accessible par l’écrit et par l’image l’ensemble des savoirs constitués de l’époque, et parce qu’elle cherche d’autre part à produire l’unification des sciences au-delà de la totalisation des savoirs en question. L’« encyclopédisme » désignerait ainsi l’effort, certes incomplet au XVIIIe siècle, de libération de l’ignorance, afin que rien qui ne soit connaissable à l’homme ne lui soit étranger, mais il serait surtout l’effort d’unifier les sciences au-delà de la totalisation des savoirs pratiquée depuis Aristote. Ainsi, dépasser la compilation encyclopédique des anciens par un encyclopédisme est en effet devenu nécessaire depuis que les sciences modernes ne présentent plus une unité a priori comme elles pouvaient en avoir auparavant à travers la métaphysique et la théologie : car avec la physique de Galilée, les sciences sont devenues positives, instrumentales et spécialisées, c’est-à-dire à la fois autonomes vis-à-vis de la philosophie et de la religion, indépendantes les unes des autres, et incapables de s’unifier par elles-mêmes. Or, cette incapacité des sciences modernes à s’unifier par elles-mêmes comporte un risque majeur, celui du scientisme. C’est ce risque que dénonce précisément la seconde idée de mon titre, à savoir la « critique de la modernité ». Cette dernière, en faisant de l’Encyclopédie à la fois le moment de constitution de la science comme idéologie et le premier acte de renversement de la raison dans le mal – c’est-à-dire le mouvement d’autodestruction de la raison dans la réification totale de l’homme – il n’est plus question d’en faire le paradigme positif de l’humanisme rationnel et universel tant il paraît désormais naïf voire dangereux pour la connaissance de l’homme et surtout pour l’avenir de l’humanité. Comme ont pu le montrer Adorno et Horkheimer1, Anders2 et Habermas3, en systématisant ce que Descartes 2
Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Encyclopédie des nuisances, 2002.
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avait posé au commencement de la modernité, à savoir la fondation mathématique de l’universalité de la raison, le dualisme des substances séparant le sujet et le monde, et l’impératif de « devenir comme maîtres et possesseurs de la nature » comme finalité de la science, la signification de l’« Encyclopédie », s’est renversée pour désigner l’illusion destructrice du progrès, le devenir totalitaire de la raison et le règne de la technique toute puissante. À cette critique de la modernité, il faudrait ajouter toute une série de « centrismes » comme l’anthropocentrisme, le logocentrisme, le phallocentrisme, l’européocentrisme, que les sciences humaines ont dénoncé et tenté de dépasser notamment à travers les théories féministes, postcoloniales, antispécistes, prolongeant d’une certaine manière l’œuvre critique de l’école de Francfort. Toute réconciliation entre l’encyclopédisme et la critique de la modernité semble donc impossible ou inconséquente sur le plan historique et philosophique. - Deuxième difficulté : une fois la première difficulté de mon titre énoncée, la seconde paraît d’autant plus redoutable. Il s’agirait non seulement d’unifier les sciences, mais de le faire « par le milieu », c’est-à-dire en considérant que le concept de « milieu » est un concept suffisamment général et fondamental pour y parvenir. Or, à l’évidence, l’histoire des sciences montre que le concept de « milieu » n’est pas un concept aussi général que le concept de « champ » ou que le concept d’« environnement » bien qu’il ait pu avoir une certaine fortune avant l’apparition de la physique quantique d’une part et de l’écologie d’autre part. Le concept de « milieu » semble ainsi appartenir davantage à un régime antérieur de la science, le régime pré-moderne où le qualitatif et le subjectif soutient et englobe l’objectif et le quantitatif. Au mieux, le concept de « milieu » serait une métaphore commode pour parler de réalités scientifiquement incompatibles plutôt qu’une condition de toute connaissance objective. Mais l’enjeu véritable n’est sans doute pas de savoir si le concept de « milieu » est pertinent pour une unification scientifique des sciences, mais s’il est décisif et opératoire pour une unification philosophique des sciences. Il faut alors immédiatement s’interroger ce que peut signifier unification « philosophique » et non pas « scientifique » des sciences. S’agit-il de considérer que la philosophie n’est pas une science humaine, un domaine de savoir ni un mode de pensée, mais qu’elle est la « Science suprême », la science des sciences, celle qui leur donne leur fondement, leur méthode et leur sens en les englobant toutes malgré leur autonomie et leur spécialisation ? Autrement dit, s’agit-il, comme dans L’Encyclopédie des sciences philosophiques4 de Hegel de faire de la philosophie un Système du savoir absolu ? ou s’agit-il plutôt, contre Hegel et avec Husserl de faire de la philosophie « la » science qui dépasse l’effort historique de « donner un fondement et une indépendance aux sciences rigoureuses de la nature et de l’esprit, ainsi qu’à de nouvelles disciplines mathématiques5 » en faisant une philosophie scientifique irréductible au naturalisme et au perspectivisme comme il l’affirme dans La philosophie comme science rigoureuse ? ou s’agit-il enfin, avec Heidegger6, à la fois contre Hegel et contre Husserl, de faire de la philosophie non plus une science, ni au sens d’une « vision du monde » (Weltanshauung) qui étudie les étants, ni un Système du savoir absolu, ni une science de l’essence et de la signification de la conscience, mais le dépassement de la relation sujet-objet dans la pensée d’un non-objet, à savoir l’être, selon une ontologie fondamentale qui procède d’un Dasein constitué par son être-au-monde où ni l’objet de connaissance ni le sujet connaissant ne sont présupposés ? Quoi qu’il en soit pour le moment de ces vertigineuses questions, il semble, comme j’essaierai de le montrer, que ni Berque ni 3
Jürgen Habermas, La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973. Friedrich G. W. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, Paris, Gallimard, 1970. 5 Edmund Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, Paris, PUF, 1989. 6 Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, Paris, Gallimard, 1992. 4
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Simondon ne soient tout à fait assimilables à ces propositions. Posons dès à présent que l’unification des sciences par le milieu exige que la philosophie, si elle est un système, soit un système ouvert où les sciences ne sont pas considérées comme des rivales menaçant l’universalité de la philosophie ni comme des composantes régionales du savoir total, mais comme le « milieu associé », relatif et mouvant, de la pensée. - Troisième difficulté : la dernière difficulté posée par ce titre tient à la communauté instituée entre Berque et Simondon, dans la mesure où l’un et l’autre, l’un comme l’autre, aurait pour ambition d’unifier les sciences et de le faire par le milieu. Si l’encyclopédisme est revendiqué explicitement par Simondon comme vocation de la philosophie et que l’unification des sciences contemporaines doit passer par un « nouvel encyclopédisme » fondé sur une ontologie génétique, une épistémologie relationnelle, une logique non substantialiste et une technologie réflexive où le milieu est une notion centrale, il n’en est pas de même pour la mésologie de Berque. Si ce dernier intègre les sciences contemporaines dans leurs résultats fondamentaux, notamment quant à la subversion de tous les dualismes propres au paradigme occidental moderne, et surtout celui qui en constitue le sol, à savoir le dualisme du sujet et de l’objet, la mésologie qu’il propose ne semble pas faire référence explicitement à l’encyclopédisme pour y parvenir et tendrait plutôt à le rattacher au paradigme qu’elle prétend justement combattre. Réciproquement, si la critique de la modernité est fondamentale pour l’ensemble du projet mésologique chez Berque, il existe chez Simondon, notamment quant à la critique de l’idéologie du progrès, du rendement, du calcul, de la rationalité mathématique en général, mais cette critique prend une forme plus générale. Simondon considère en effet que c’est le substantialisme qu’il faut impérativement subvertir, depuis ses origines, à savoir depuis Parménide et ensuite tout au long de la tradition de la philosophie occidentale à travers sa version moniste ou dualiste. L’un des enjeux de mon intervention est donc de proposer un mode de compatibilité entre la pensée de Simondon et la pensée de Berque quant au rapport aux sciences et à leur interaction. Elle pourra se faire sur la base d’une convergence ontologique, épistémologique et logique qui fait de Simondon à la fois un prédécesseur et un complément nécessaire à la mésologie berquienne, dans son rapport aux sciences mais aussi dans son rapport aux techniques. À la fin de mon intervention, j’essaierai donc de défendre l’idée suivante : avec Uexküll et Watsuji (et dans une moindre mesure Leroi-Gourhan), Simondon pourrait être la troisième source constitutive de la mésologie en lieu et place de Heidegger, et cela pour des raisons philosophiques fondamentales que j’ai défendues dans un article récent « Mésologie et technologie7 ». Ces trois difficultés étant énoncées, je vous propose d’expliciter ce que signifie « unifier les sciences par le milieu » pour Berque d’abord et pour Simondon ensuite, avant de montrer en quoi Simondon, par sa pensée de la technique, est décisif pour la mésologie dans son rapport aux sciences. 2. La mésologie et les sciences « Qu’est-ce que la mésologie ? » Berque propose en de nombreux textes la définition suivante : la mésologie est la « science des milieux ». Comme la construction du terme luimême l’indique en effet, la « mésologie » vient du grec meson, milieu, et de logos, discours, science. Mais de quelle « science » parle-t-on ici ? Est-ce une science naturelle au sens de la physique, de la chimie, de la biologie, et surtout de l’écologie ? Est-ce une science humaine 7
Ludovic Duhem, « Mésologie et technologie », est un article issu d’une conférence donnée le 20 Février 2016 au Couvent Sainte Marie de la Tourette à l’occasion du séminaire « Renaturer la culture, reculturer la nature, avec Augustin Berque ». Cet article est publié sur le site de la revue en ligne « Mésologiques » dans le dossier « Penser le milieu ».
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au sens de l’anthropologie, de la géographie, de l’économie ? Est-ce une science générale et fondamentale qui vise à unifier scientifiquement les sciences de l’environnement autrement que ne le fait l’écologie ? Est-ce une science qui vise à unifier scientifiquement ou philosophiquement les sciences naturelles et les sciences humaines ? Malgré la définition que je viens de donner avant cette série de questions, le statut épistémologique de la mésologie reste toutefois difficile à établir. En lisant l’œuvre de Berque, on s’aperçoit en effet que la mésologie est tantôt définie comme une « science », tantôt comme un « champ virtuel de disciplines constituées », tantôt comme un « point de vue », tantôt comme une « philosophie ». Or, il me semble qu’il ne s’agit là ni d’une hésitation quant à la nature de la mésologie ni d’une inconséquence dans la pensée de Berque. La raison qui motive ces différentes formulations est à mon avis de deux ordres : d’un côté elle est chronologique, dans la mesure où la mésologie s’est construite progressivement, comme Berque a pu le rappeler dans plusieurs textes et notamment dans La mésologie pour quoi et pour quoi faire ?8 Partie de la « science », elle s’est affirmée ensuite comme « champ virtuel des disciplines constituées », pour devenir un « point de vue » et finalement une « philosophie ». Mais cette succession n’est pas une progression totalement empirique, se construisant par conceptualisation et généralisation, elle est auto-transcendante, dans la mesure où elle renforce son sens à mesure qu’elle intègre la négativité des incompatibilités de son évolution. La construction de la mésologie s’apparente ainsi à une « transduction mentale » dans l’ordre du savoir, elle relève de l’intuition propre à la pensée inventive qui ne passe ni par l’induction ni par la déduction, conservant dans la résolution du problème – la mésologie – toutes les étapes de sa constitution, y compris celles qui étaient jusque-là incompatibles avant la résolution. Ainsi, il n’est pas irrationnel ni autodestructeur de dire que la mésologie est à la fois une science, un champ virtuel de disciplines constituées, un point de vue et une philosophie. Nous allons voir en quoi : - elle est une science, mais dans un sens différent de la première « mésologie », celle proposée au XIXe siècle par Charles Robin et surtout par Louis-Adolphe Bertillon. Cette première « mésologie », selon la définition proposée par Bertillon, est la « science des milieux », c’està-dire l’étude des réactions réciproques de l’organisme et de son environnement. Dans l’esprit positiviste d’Auguste Comte, cette première mésologie avait un ancrage dans les phénomènes physiques mais elle se généralisait à la culture en intégrant l’analyse des rapports sociaux, des lois et des mœurs ; ces différents éléments étaient eux-mêmes soumis aux conditions physiques, constituant par là une « mésologie humaine » qui n’est pas absolument sans rapport avec la mésologie berquienne. Mais la « mésologie » proposée par Berque opère une distinction fondamentale qui la sépare de la science positive stricte de son ancêtre théorique : le milieu n’est pas un donné objectif universel, comme l’environnement l’est pour la première mésologie et pour l’écologie ; elle n’obéit pas au principe qui fait de l’une puis de l’autre – au moins dans leur prétention – une science de la nature. La mésologie berquienne ne prétend pas à l’objectivité scientifique : car l’objectivité scientifique, selon le paradigme occidental moderne classique, nécessite un « point de vue de nulle part » qui garantit son objectivité et sa généralité. Tout au contraire, la mésologie berquienne prend en compte que le milieu est « nécessairement centré sur la subjectité d’un vivant » et qu’il est propre à ce sujet, donc toujours singulier. Plutôt qu’une « science positive » qui est nécessairement une « science du général » pour parler comme Aristote, la mésologie berquienne, si elle est une science, est une « science du singulier », celle de la singularité de la relation du sujet au milieu, le milieu et le sujet n’étant pas donnés ni absolus, mais construits l’un et l’autre et relatifs l’un à l’autre. 8
Augustin Berque, La mésologie pour quoi et pour quoi faire ?, PUP 10, 2014. 4
Irréductible aux sciences de la nature comme aux sciences humaines, la mésologie berquienne n’est pas pour autant étrangère aux premières comme aux secondes. Pour se constituer en rupture avec le paradigme occidental moderne, elle accomplit ainsi un geste que Berque revendique comme analogue à celui accompli par la physique contemporaine, celui de la physique quantique à l’échelle microphysique (pour la dualité onde-corpuscule), de la relativité einsteinienne à l’échelle cosmologique (pour la critique du temps et de l’espace comme absolus), mais aussi celui de la biologie avec la biosémiotique uexküllienne, l’évolution post-darminienne et l’épigénétique récente – ce à quoi il faudrait ajouter et même les mathématiques et la logique, avec les théorèmes de Gödel (pour l’impossibilité à un système de propositions de prouver sa consistance en lui-même). L’important pour la mésologie berquienne n’est donc pas d’intégrer les données empiriques des sciences naturelles contemporaines pour développer une science particulière ni d’adopter leur méthodologie, ce serait là faire de la mésologie un néo-naturalisme réductionniste, mais de changer de paradigme. L’idée même de « changement de paradigme », c’est-à-dire de passer du paradigme occidental moderne au paradigme mésologique, indique si ce n’est la scientificité positive de la mésologie du moins son analogie dans le monde des idées à la structure des « révolutions scientifiques » théorisée par Thomas Kuhn. Quant aux sciences humaines, la mésologie berquienne entretient avec elles un lien plus fort, au point qu’elle puisse être assimilable à l’ensemble des sciences humaines. Ainsi, Berque n’hésite pas à affirmer qu’« au sens étroit », la mésologie est « un champ de recherche plus ou moins assimilable à la géographie culturelle, à l’anthropologie de la nature, à l’écologie politique voire à l’économie territoriale ou au droit de l’environnement, en somme à toutes les sciences humaines qui, suivant la formation et les inclinations de chacun, se préoccupent de l’interprétaion de l’Umgebung en Umwelt, de la biosphère en écoumène par le sujet humain – mais toujours aussi dans une perspective historique, puisque la trajection est un processus historique. » Cette définition de la mésologie « au sens étroit » implique deux choses importantes : d’une part, la mésologie n’est pas une science humaine parmi d’autres, elle ne prétend pas rivaliser dans la méthode et les résultats avec la géographie, avec l’anthropologie ou avec l’écologie (y compris dans leurs formes spécifiques) ; d’autre part, la mésologie n’est pas non plus une épistémologie des sciences humaines, ni en son sens scientifique – science historique des sciences humaines – ni en son sens philosophique – conditions de possibilité de la connaissance objective dans le domaine humain –. Si, dans l’histoire de sa constitution, la mésologie berquienne prend source dans la géographie culturelle, si elle adopte un fondement « ontogéographique » et que la question du lieu est un aspect majeur de son développement, plutôt que science, elle se présente comme un « champ virtuel de disciplines constituées ». Qu’est-ce à dire ? - elle est un champ virtuel de disciplines constituées : cela signifie qu’elle est irréductible à la géographie culturelle et que toute science humaine constituée peut devenir « mésologique », à la condition que la préoccupation de l’interprétation de l’Umgebung en Umwelt, donc du milieu à travers son histoire, soit directrice pour cette discipline. En ce sens, la mésologie est un paradigme pour les sciences humaines en général, lequel paradigme est dérivé ou plutôt analogiquement construit à partir de la révolution des sciences naturelles contemporaines – cette construction analogique évitant à la mésologie tout réductionnisme scientiste, qu’il soit physicaliste ou vitaliste. En tant que « champ virtuel », elle ne nécessite donc pas d’axiomes, de méthode expérimentale, de modèles interprétatifs, de métrologie, de tout ce qui constitue une science objective. Mieux, en tant que paradigme, elle rend possible voire même nécessaire une remise en question, si ce n’est des constituants de la science, du moins des conditions de la connaissance objective, au sens théorique et pratique.
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Partant, il est loisible de s’interroger sur la capacité de la mésologie, en tant que paradigme, à unifier les sciences. Cela nécessiterait de s’interroger sur la fonction du paradigme dans les sciences et de l’effet d’un changement de paradigme. Sans pouvoir discuter cette question en profondeur ici ni monter tous les problèmes que pose la théorie kuhnienne des révolutions scientifiques, le changement de paradigme au sens de Kuhn n’est pas seulement un accroissement de la connaissance mais la transformation « des règles de la science normale », ce qui exige « une reconstruction de la théorie antérieure et la réévaluation de faits antérieurs9 ». Cette transformation n’a pas pour effet immédiat d’unifier les sciences mais de les normaliser en suscitant une série de nouveaux problèmes à résoudre et une définition nouvelle et plus stricte du domaine de recherche. Mais le sens donné au terme « paradigme » n’est pas exactement le même chez Kuhn et chez Berque. Selon Kuhn, le paradigme est un « modèle » produisant un « ensemble de règles et de normes dans la pratique scientifique » fondant des « traditions particulières et cohérentes de recherche10 ». Mais le paradigme n’est pas ce qui structure absolument toute recherche scientifique puisqu’il est plutôt un « signe de maturité » dans le développement scientifique. En ce sens, le paradigme n’est pas un principe qui détermine l’origine de la connaissance scientifique, d’une discipline ou d’une théorie, il est le résultat d’une évolution qui va stabiliser le système des connaissances en imposant une théorie qui « doit sembler meilleure que ses concurrentes » sans qu’il soit nécessaire qu’elle explique (en fait elle n’explique jamais) tous les faits auxquels elle peut se trouver confrontée11 ». De surcroît, c’est seulement à partir de Newton selon Kuhn, à l’époque moderne donc, que les révolutions scientifiques s’opèrent par changement de paradigme. Car c’est à partir de cette époque, au XVIIIe siècle, qu’un « ensemble standard de méthodes et de phénomènes » se met en place, la succession des paradigmes tendant à augmenter l’universalité du paradigme lui-même. Cette universalisation ne produit cependant pas une unification – scientifique – des sciences mais elle tend à éliminer les théories concurrentes et les écoles adverses à l’intérieur d’un champ de recherche - voire d’une science – selon l’exigence permanente d’amélioration du paradigme lui-même (i. e. la corrélation entre faits et prédictions) jusqu’à ce qu’il soit remplacé. Le point principal à noter, me semble-t-il, est que Kuhn considère avant tout le paradigme à l’intérieur de l’évolution des sciences positives, en un sens à la fois théorique, sociologique et technique, tandis que Berque considère que le paradigme occidental moderne est ce qui a rendu possible la révolution scientifique, c’est-à-dire la constitution de la science positive comme telle (le passage au « nouvel esprit scientifique » pour parler cette fois-ci comme Bachelard). Le paradigme mésologique est donc autre chose qu’une révolution interne des sciences, même si elle vient de la physique contemporaine ou, plus précisément, si elle y reconnaît le rupture fondamentale qui la légitime ; c’est donc non seulement une transformation radicale des conditions de possibilité et des limites de la connaissance que le paradigme mésologique propose, mais c’est surtout l’invention d’une autre manière de penser qui affecte autant les sciences naturelles que les sciences humaines, autant le sentir que le connaître, autant l’agir que le penser, c’est-à-dire l’ensemble de la relation de l’homme à luimême et au monde. - elle est donc une philosophie : la mésologie appartient en effet à la philosophie dans la mesure où, comme je viens de le dire, elle engage la remise en question de la relation de l’homme à lui-même et au monde. En cherchant ainsi à substituer au « rationalisme étroit » du mécanisme et de l’objectivisme modernes une raison « plus ample et plus authentique » selon 9
Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2008, p. 24. Thomas Kuhn, op. cit., p. 30. 11 Ibid., p. 39. 10
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le milieu, elle appelle une réforme ontologique, logique et éthique qui subvertisse toutes les oppositions classiques issues de l’opposition principielle du sujet et de l’objet. Cette réforme s’apparente au geste réalisé par la phénoménologie de Husserl et plus encore par celui proposé par Heidegger. Le premier, Husserl, considère que la philosophie, depuis son commencement, cherche à devenir une « science rigoureuse » mais elle n’a pas encore commencé de l’être. Pour y parvenir, elle doit « examiner systématiquement les conditions de possibilité d’une science rigoureuse » qui dépasse la longue chaîne des « tournants » platonicien, cartésien, kantien et hégélien ; ce dernier étant moins un tournant positif que le moment où le dynamique de sa constitution subit d’une part un « affaiblissement » par un naturalisme naïf et réducteur, et d’autre part une « corruption » par l’historicisme sceptique qui impose un perspectivisme relativiste. Par un retour critique à Kant, c’est-à-dire à la critique de la raison en tant que « condition d’une scientificité philosophique », il s’agit de « fonder la philosophie sur des bases nouvelles, c’est-à-dire en faire une science rigoureuse ». Pour Husserl, il s’agit alors de « rendre évident et donc entièrement intelligible ce que signifie que l’objectivité soit, qu’elle se révèle exister du point de vue de la connaissance et exister selon tel ou tel mode12 ». Cela est possible à la condition de refuser de réifier la conscience comme les phénomènes et de considérer la conscience comme « sphère de l’intentionnalité », c’est-à-dire à la fois de chercher à la comprendre en ce qu’elle est en elle-même, conformément à son essence, à travers toutes ses structurations, et à s’intéresser à ce qu’elle signifie à travers le monde des objets qu’elle vise. Quoi qu’il en soit, dans son intention de scientificité fondamentale comme dans sa méthode, la réduction éidétique, il me semble que la phénoménologie conserve une certaine incompatibilité avec le paradigme mésologique, en particulier concernant les trois éléments suivants : l’anthropocentrisme de la définition husserlienne du sujet qui exclut toute « subjectité » au vivant non humain ; ensuite au sujet du statut ontologique du milieu que l’intentionnalité ne peut traduire dans sa réciprocité constituante et dans sa complexité mouvante ; enfin la logique du tiers inclus qui ne peut trouver sa place dans une pensée qui reste relativement binaire plutôt que ternaire. La critique de Heidegger adressée à Husserl est à cet égard éclairante et semble plus adéquate à la mésologie berquienne qui la revendique par ailleurs13 comme on va le voir dans un instant. Heidegger reprend d’abord l’idée husserlienne de la phénoménologie comme « science » pour distinguer ensuite la philosophie de toute « vision du monde », Heidegger précisant finalement contre Husserl que la seule science philosophique qui vaille pour ellemême est la science de l’être, l’ontologie fondamentale. Cette dernière est la condition de toute science positive possible, dans la mesure où les sciences ne sont que sciences de l’étant parce qu’elles ont oublié le fond ontologique de leur objet propre. Mais la phénoménologie, dans sa prétention à devenir une science rigoureuse, à fonder l’objectivité, demeure selon Heidegger un « subjectivisme » en raison de son attachement inaliénable à la relation sujetobjet. La phénoménologie dans son projet est ainsi incapable d’éviter que le sujet philosophant s’absolutise dans la visée de son objet (ou plus précisément ce que Heidegger appelle la « thématisation » de l’objet comme « étant-là-devant »). L’onotologie fondamentale doit ainsi procéder du Dasein dans sa relation constitutive à l’être-au-monde, la connaissance n’étant qu’un mode d’être-au-monde (sans tomber pour autant dans le relativisme). Or, on sait par ailleurs que Heidegger tient une place particulière et même décisive dans la constitution philosophique de la mésologie : son projet relève, si ce n’est adopte, l’ontologie fondamentale afin de dépasser l’opposition sujet-objet, sol de toute théorie de la connaissance et plus généralement de toute relation de l’être humain à la terre. Sans procéder à une analyse approfondie de cette « adoption » et de ses conséquences, il est aisé de voir la reprise explicite et constructive par Berque de la critique heideggerienne des « Temps modernes », de 12 13
Edmund Husserl, op. cit., p. 29. Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009. 7
l’absolutisation du monde et du sujet, du « pur espace » cartésien, bref de toute attitude métaphysique qui reste « radicalement étrangère à la réalité de l’existence » ; tout comme il est tout aussi évident que l’analyse de la « chose », du « Quadriparti », de la « lutte entre la terre et le monde », du déploiement d’espace (Räumung), et surtout l’herméneutique de la mondanité (Weltichkeit) soutien la vocation même de la mésologie. Il serait cependant erroné de dire que toute la mésologie trouve son origine et affirme sa légitimité philosophique dans l’analytique existantiale ou dans la pensée de Heidegger après la Kehre. La raison tient principalement à la relativisation critique de l’héritage heideggerien que constitue d’une part l’intégration de l’Umweltlehre de Uexküll14 et d’autre part le fudosei de Watsuji15 (auxquels il faudrait adjoindre la théorie de l’hominisation et du « corps social » de Leroi-Gourhan) ; dans la mesure où le premier relativise cet héritage quant au « monde de l’animal et ses significations » et le second quant au milieu considéré comme « moment structurel de l’existence » humaine. Mais, comme j’essaierai de le montrer en conclusion, il me semble que cette relativisation devrait être plus radicale encore et accorder une place à Simondon, sur la question de la technique mais aussi sur la question de l’ontogénétique et de l’épistémologie des relations à travers sa théorie de l’individuation, laquelle est tout à fait convergente et cohérente avec les positions fondamentales de la mésologie quant aux sciences et quant à la philosophie. 3. L’encyclopédisme de Simondon Qu’en est-il pour Simondon ? Le projet d’unifier les sciences qu’il formule à travers un « nouvel encyclopédisme » est indissociable de la perte de signification du monde actuel. Cette perte de signification est issue non pas de la modernité, au sens du décentrement mathématico-instrumental provoqué par la révolution copernicienne (comme le soutient la phénoménologie), mais de la méconnaissance des conditions techniques de la culture. Simondon entend donc répondre de cette perte de sens par un encyclopédisme nouveau capable de résoudre la principale source d’aliénation actuelle, à savoir la méconnaissance de la machine. Tout « encyclopédisme » a pour visée de libérer l’homme d’une aliénation déterminée, chaque époque suscitant l’encyclopédisme nécessaire à cette libération. À une aliénation nouvelle, il faut donc un encyclopédisme nouveau : or, aujourd’hui, la source d’aliénation fondamentale est la méconnaissance de la machine (c’est-à-dire l’ignorance de sa nature, de son évolution, de son sens, des valeurs qu’elle porte à travers le milieu naturel et humain qu’elle exprime dans son fonctionnement), il faut par conséquent un encyclopédisme nouveau capable de lever cette ignorance qui produit une alternative délétère entre humanisme et technicisme. Mais plutôt qu’un encyclopédisme mécanique ou « machinique », Simondon propose un encyclopédisme génétique, c’est-à-dire processuel, scalaire et relationnel, dont la vocation est l’unité des sciences et de la culture, et non pas leur réduction à la sphère matérielle, à l’utilitarisme pragmatique, à l’automatisme mécanique, à l’organisation industrielle ou au capitalisme mondialisé. À l’opposé du modernisme naïf et de l’anti-modernisme primaire, cet encyclopédisme nouveau, rationnel sans être scientiste, pourrait être qualifié au sens fort d’encyclopédisme mésologique, dans la mesure où tout être est défini selon Simondon par le couplage dynamique et réciproque de l’individu et du milieu, que l’on considère la réalité d’un être physique, biologique, psychosocial ou technique. Pour comprendre quel rapport existe entre ce nouvel encyclopédisme et les sciences, il convient tout d’abord de rappeler que la théorie de l’individuation de Simondon – dont sa pensée de la technique (et donc de la machine) est une application –, est lui aussi inséparable 14
Jakob von Uexküll, Mondes animaux et mondes humains, suivi de Théorie de la signification, Paris, Denoël, 1965. 15 Tetsurô Watsuji, Fûdo, le milieu humain, trad. A. Berque, Paris, CNRS Éditions, 2011.
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de la révolution des sciences contemporaines. L’encyclopédisme de Simondon nécessite en effet une ontologie génétique de l’individuation, mais celle-ci requiert elle-même une épistémologie se définissant comme un « réalisme des relations ». Or, comme l’a bien montré Barthélémy dans son ouvrage Simondon ou l’encyclopédisme génétique, « dire que l’épistémologie est requise par l’ontologie, c’est reconnaître que Simondon prête aux sciences, et plus précisément à la physique contemporaine, ce que Bachelard, parlant de la relativité einsteinienne, nommait une “valeur inductive”16. » Cela signifie précisément que la théorie physique a une portée philosophique qui autorise de construire une ontologie « dérivée » de la physique sans tomber pour autant dans le physicalisme étroit et stérile. Voici comment Simondon justifie le recours aux sciences et en particulier à la physique théorique pour fonder son anti-substantialisme et légitimer sa méthode. Il le propose à trois endroits de L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information17 : - le premier se trouve dans un texte préliminaire au développement intitulé « Analyse des critères de l’individualité » où il explique que la « conséquence épistémologique » de son enquête sur l’individu est qu’il « ne peut y avoir science que de l’individu », renversant ainsi la position aristotélicienne traditionnelle selon laquelle « il n’y a de science que du général ». Comme telle, elle est l’opposé d’une science de la substance, dans la mesure où l’individu est le résultat de l’individuation d’une part, il n’est donc pas donné ni en tant qu’être ni en tant que principe ; et que « la véritable relation est partie intégrante de l’être » d’autre part, dans la mesure où elle n’est pas postérieure aux termes mais constitutive des termes reliés. Cependant, tout en cherchant à produire sur cette base une « science de l’individu », Simondon affirme que « l’ontologie de l’individu sera dévoilée par le devenir de son épistémologie », ce qui n’est possible qu’en vertu d’une « méthode constructive » qui appartient aussi à la science et qui n’est pas la méthode inductive classique (à ne pas confondre avec la valeur inductive de la théorie physique). La méthode constructive est directement issue de la physique contemporaine, notamment de la mécanique quantique, elle a pour geste fondamental selon Simondon de « constituer du concret à partir de l’abstrait », le concret en question n’étant pas un « fait » mais un « effet » ; car cet objet de connaissance, en l’occurrence l’individu concret, « n’existerait pas en dehors de l’univers de pensée et d’action créé parce ce développement même. C’est en ce sens que la démarche scientifique est autojustificative, non logiquement mais réellement, en construisant son objet avec du réel. Notre désir serait de suivre cette deuxième méthode [la première étant la méthode inductive classique] pour traiter le problème de l’individu 18 . » La philosophie doit donc être constructive elle aussi, en opérant une conversion du concret à l’abstrait et de l’abstrait au concret, ou plus précisément de l’épistémologie à l’ontologie et de l’ontologie à l’éthique. Deux conditions sont alors requises pour y parvenir : 1) aucune norme extérieure au champ de réalité du problème de l’individu ne pouvant être employée, il est nécessaire de partir d’un « domaine déjà constitué, dans lequel les normes d’une pensée valide ont déjà été déterminées par le progrès d’une expérience constructive : la physique, avant la biologie, la sociologie et la psychologie, offre l’exemple d’une pensée assez riche et formalisée à la fois pour qu’on puisse lui demander de fournir elle-même ses propres critères de validité » ; 2) suite à l’analyse du rôle épistémologique de l’individu dans ce domaine et les contenus phénoménologiques auxquels il renvoie, il s’agit alors d’effectuer un « transfert » intellectuel du domaine physique au domaine biologique et du domaine biologique au domaine psychosocial et technique, mais cela sans se fonder sur un postulat ontologique de la « rationalité du réel » ou une « loi d’exemplarisme universel » ou encore un « monisme 16
Jean-Hugues Barthélémy, Simondon ou l’encyclopédisme génétique, Paris, PUF, 2008, p. 9. Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Millon, 2005. Noté ILFI. 18 ILFI, p. 554. 17
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panthéistique implicite ». Le transfert en question est un transfert analogique nécessitant des conversions lors du passage d’un domaine à un autre : le transfert d’un schème physique est une transformation du schème. - le second texte de justification au recours de la science se trouve dans l’Introduction. Simondon affirme que la physique a ouvert la voie à une compréhension de l’importance et de la nature du « préindividuel », réalité inséparable du processus d’individuation. Ainsi, alors même que « ni le mécanisme, ni l’énergétisme, théories de l’identité, ne rendent compte de la réalité de manière complète » et que « la théorie des champs, ajoutée à celle des corpuscules, et la théorie de l’interaction entre champs et corpuscules, sont encore dualistes », elles s’acheminent cependant vers « une théorie du préindividuel » que la théorie des quanta est désormais capable de saisir la réalité préindividuelle qui est « plus qu’unité ». Simondon pose alors l’hypothèse que la théorie des quanta et la mécanique ondulatoire « pourraient être envisagées comme deux manières d’exprimer le préindividuel à travers les différentes manifestations où il intervient comme préindividuel19. » Mais si les sciences ne parviennent pas par elles-mêmes à réaliser leur unification et que la philosophie doit corriger et coupler les concepts de base de la physique, c’est par le fait que « les concepts sont adéquats à la réalité individuée seulement, et non à la réalité préindividuelle », ce qui exige une pensée intuitive, une pensée où il y a analogie entre l’individuation de l’objet et l’individuation du sujet. L’autre apport de la science au problème de l’individu est le paradigme de la cristallisation. La genèse des cristaux permettrait selon Simondon de « saisir à une échelle macroscopique un phénomène qui repose sur des états de système appartenant au domaine microphysique, moléculaire et non molaire ; elle saisirait l’activité qui est à la limite du cristal en voie de formation », non pas comme la composition d’une matière et d’une forme mais comme une « résolution surgissant au sein d’un système métastable riche en potentiels : forme, matière, énergie préexistent dans le système. » Bien que la cristallisation soit « l’image la plus simple de l’opération transductive », laquelle est précisément « l’opération analogique en ce qu’elle a de valide », donc la source de la connaissance comme telle, Simondon n’hésite à la généraliser pour en faire un véritable paradigme. La cristallisation, en tant qu’opération transductive, définit alors toute opération « physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche à l’intérieur d’un domaine, en fondant cette propagation sur une structuration du domaine opérée de place en place : chaque région de structure constituée sert à la région suivante de principe de constitution, si bien qu’une modification s’étend ainsi progressivement en même temps que cette opération structurante. […] Objectivement, elle permet de comprendre les conditions systématiques de l’individuation, la résonance interne, la problématique psychique. Logiquement, elle peut être employée comme fondement d’une nouvelle espèce de paradigmatisme analogique, pour passer de l’individuation physique à l’individuation organique, de l’individuation organique à l’individuation psychique, et de l’individuation psychique au transindividuel subjectif et objectif […]20. »
Le paradigme de la cristallisation en lui-même sera ainsi développé par Simondon au niveau physique pour sortir de l’opposition matière/forme issue du schème hylémorphique aristotélicien, au niveau biologique pour contester l’opposition entre inerte et vivant et finalement au niveau psychosocial pour dépasser la traditionnelle césure anthropologique qui sépare l’Homme du vivant. - le troisième texte se trouve dans la conclusion. Simondon y fait explicitement référence à la physique pour justifier son ontologie génétique : 19 20
ILFI, p. 27. ILFI, p. 33. Simondon souligne. 10
« La physique invite à penser l’individu comme étant échangeable contre la modification structurale d’un système, donc contre un certain état défini du système. Au fondement de l’ontogenèse des individus physiques, il y a une théorie générale des échanges et des modifications des états, que l’on pourrait appeler allagmatique. Cet ensemble conceptuel suppose que l’individu n’est pas un commencement absolu, et que l’on peut étudier sa genèse à partir d’un certain nombre de conditions énergétiques et structurales […]. Par ailleurs, l’individu physique est relatif, il n’est pas substantiel ; il est relatif parce qu’il est en relation, tout particulièrement en relation énergétique avec des champs, et cette relation fait partie de son être. […] En généralisant cette relativisation de l’individu et en la transposant dans le domaine réflexif, on peut faire de l’étude de l’individuation une théorie de l’être21. »
Il y a bien ainsi une portée philosophique au fait que la physique relativise l’individu qui généralise son interprétation épistémologique de l’apport de la mécanique quantique, de la théorie de la relativité et de la thermodynamique loin des états d’équilibre. Mais il s’agit bien de relativiser l’individu en le désubstantialisant sans pour autant le déréaliser, ce qui ne permettrait pas à la philosophie d’être pleinement constructive comme Simondon le souhaite. L’individu est relatif parce que « l’individu n’est pas à proprement parler en relation ni avec lui-même ni avec d’autres réalités ; il est l’être de la relation, et non pas être en relation, car la relation est opération intense, centre actif.22 » Il en va ainsi pour l’individu à connaître comme pour l’individu connaissant dans la relation qu’ils forment : la connaissance est une relation de relations. Tel est en tout cas le sens du « réalisme des relations » que Simondon défend. À partir de cette relation constructive aux sciences qui fait de l’ontologie une dérivation de l’épistémologie, comment la philosophie peut-elle bien unifier les sciences en retour ? Dans son œuvre, Simondon propose deux formes d’unification des sciences qui conservent un aspect plutôt programmatique. L’encyclopédisme nouveau est ainsi encore à réaliser pour Simondon et il l’est sans doute encore pour nous aussi, si tant est que nous partagions et le diagnostic de la perte de signification et la méthode pour la résoudre. La première forme d’unification des sciences est ontogénétique, elle est directement liée à la théorie de l’individuation. Si les conditions épistémologiques de l’ontologie génétique sont données par le réalisme des relations, c’est la théorie de l’individuation qui doit donner une unité aux sciences. Les sciences ne peuvent y parvenir sans la philosophie car elles restent des structures objectivables, ce que n’est pas l’individuation puisqu’elle s’attache aux opérations génétiques. Simondon a en effet posé à la fin de son Introduction que « l’individuation du réel extérieur au sujet est saisie par le sujet grâce à l’individuation analogique de la connaissance dans le sujet ; mais c’est par l’individuation de la connaissance et non par la connaissance seule que l’individuation des êtres non sujets est saisie. Les êtres peuvent être connus par la connaissance du sujet, mais l’individuation des êtres ne peut être saisie que par l’individuation de la connaissance du sujet23. »
Autrement dit, l’individuation n’est pas l’ « objet » à connaître pour expliquer comment tel ou tel individu devient ce qu’il est avec ses conditions et ses propriétés, qu’il soit physique, biologique, psychologique ou sociologique ; cela dans la mesure où « nous ne pouvons, au sens habituel du terme, connaître l’individuation », comme pourrait le faire une science qui définit son objet d’étude comme une structure individualisée par rapport à d’autres. L’individuation est donc unificatrice en dernier ressort non parce qu’elle résorbe les différentes sciences dans l’identité à la manière du Savoir absolu, mais parce qu’elle est à la fois l’opération de connaissance elle-même et explique comment le savoir se constitue à travers les différents régimes de la réalité sans supprimer leurs différences. Plus précisément, en affirmant que la connaissance est en effet une relation analogique entre l’opération du 21
ILFI, p. 327-328. Simondon souligne. ILFI, p. 63. 23 ILFI, p. 36. Simondon souligne. 22
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sujet connaissant et l’opération de l’objet à connaître, la théorie de l’individuation réalise donc une unité philosophique des régimes de la réalité sans en abolir les différences ni proposer des ontologies régionales selon la spécificité de chaque science. Ainsi, toutes les analogies entre les régimes d’individuation (physique, biologique, psychosocial) auxquels correspondent les sciences constituées, sont tous méthodologiquement pensés selon une analogie mentale et réflexive entre l’individuation des êtres et la pensée de cette individuation – qui ne présuppose pas les régimes constitués. Car si l’analogie a une validité dans la connaissance et un pouvoir unificateur des sciences, c’est uniquement si elle est pensée comme une relation opératoire et non comme un rapport structural de ressemblance. Dans la « Théorie de l’acte analogique », Simondon explique très bien l’importance de réhabiliter l’analogie en ce sens précis : « L’analogie entre deux êtres au moyen de la pensée ne se légitime que si la pensée soutient un rapport analogique avec le schème opératoire de chacun des êtres représentés. Avant que la connaissance du rapport analogique soit établie, il faut que la connaissance d’un être soit déjà un rapport analogique entre les opérations essentielles de cet être et les opérations de la pensée qui le connaît. C’est la connaissance d’un schématisme opératoire que la pensée transfert, et cette connaissance d’un schématisme est elle-même un schématisme consistant en opérations de la pensée. […] On doit noter que la pensée analogique est celle qui relève des identités de rapports, non des rapports d’identité, mais il faut préciser que ces identités de rapports sont des identités de rapports opératoires, non des identités de rapports structuraux. Par là se découvre l’opposition entre la ressemblance et l’analogie : la ressemblance est faite de rapports structuraux. La pensée pseudo-scientifique fait un large usage de la ressemblance, parfois même de la ressemblance de vocabulaire, mais elle ne fait pas usage de l’analogie24. »
Cette réhabilitation de l’analogie par opposition à la ressemblance permet donc à Simondon non seulement d’éviter à la philosophie la naïveté d’unifier les sciences par la métaphore, ce qui irait à l’encontre de la connaissance, mais surtout d’éviter le réductionnisme qui privilégierait la physique théorique sur les autres sciences, même si cette dernière fournit à l’ontologie génétique des schèmes et des paradigmes. L’unification des sciences est génétique et analogique, elle ne part pas des êtres donnés mais de leur opération d’individuation, elle ne part pas non plus des sciences constituées mais de l’individuation de la connaissance. En un mot, parce que toute individuation est une opération inséparable du milieu, cette unité des sciences se fait en pensant relativement au milieu. De manière parallèle à l’ontologie génétique, Simondon va également proposer deux théories qui ne sont pas à proprement parler des théories d’unification des sciences mais peuvent directement y contribuer comme « application » de l’ontologie génétique. La première est la « théorie des opérations » ou « allagmatique », la seconde est une « axiomatique des sciences humaines ». L’allagmatique, comme le précise Simondon, est « dans l’ordre des sciences, symétrique à la théorie des structures » ; elle est « constituée par un ensemble systématisé de connaissances particulières : astronomie, physique, chimie, biologie 25 ». Cette théorie est une théorie générale et systématique, elle est donc une science, qui a vocation non pas à créer des sciences spéciales, symétriques des sciences particulières, mais à produire des relations entre opérations à l’intérieur des sciences constituées, ce qui donnerait naissance à une série de couplages comme « l’allagmatique physico-chimique, l’allagmatique mécanique psychophysiologique, l’allagmatique mécanico-thermodynamique ». Mais Simondon considère qu’une telle « nomenclature » comporte le risque d’écarter ou de laisser obscures des opérations qui apparaitraient si l’on ne partait pas des sciences constituées. Il faudrait alors partir des opérations elles-mêmes, de leurs dynamismes transformateurs, pour comprendre comment une opération produit une structure (un objet, un individu, une science), comment 24 25
ILFI, p. 563. Simondon souligne. ILFI, « Allagmatique », p. 559. 12
une structure peut servir de condition à une opération, comment deux opérations produisent un effet directement ou à travers des structures. La science serait alors complète, à la fois théorie des structures et théories des opérations dans leur relation dynamique constitutive. Cet accomplissement de la science, Simondon le voit préparé dans la Cybernétique, en tant qu’elle « marque le début d’une allagmatique générale ». La Cybernétique, même considérée en tant que projet interscientifique, n’est que le début de l’allagmatique générale parce qu’elle est problématique en bien des aspects : elle est insuffisamment universelle parce que trop attachée à la théorie technologique de l’information ; elle est réductrice en accordant un rôle paradigmatique au feedback qui néglige l’information directe ne passant pas par lui ; elle procède à une fausse analogie entre vivant et la machine à travers le rêve de l’automate parfait ; elle est réductrice aussi lorsqu’elle considère les problèmes sociaux en termes d’homéostasie. Mais l’enjeu fondamental que la Cybernétique met en évidence, malgré ses limites, c’est la nécessité de repenser les relations entre les sciences et de s’interroger sur la technicité et ses rapports avec les autres modes d’être au monde de l’homme. Deuxième « application » de l’ontologie génétique, l’« axiomatique des sciences humaines » est quant à elle proposée dans une conférence de 1960 intitulée « Forme, information, potentiels ». Simondon y fait le constat suivant dès les premiers mots de son intervention : « L’absence d’une théorie générale des sciences humaines et de la psychologie incite la pensée réflexive à chercher les conditions d’une axiomatisation possible26. » De manière analogue aux sciences naturelles, les sciences humaines se multiplient et se sousspécialisent tendant ainsi à « un fractionnement presque indéfini de l’étude ». Or, la recherche d’une unité existe aussi à l’intérieur des sciences humaines, mais elle est « très problématique » selon Simondon, parce qu’il faut « fonder une théorie souvent réductrice pour arriver à l’unité à l’intérieur de chacune de ces sciences ». Au mieux il existe ainsi une « unité des tendances » plutôt qu’une « unité des principes explicatifs ». À la suite des sciences naturelles qui ont donné lieu à une recherche de théories générales capables d’une « synthèse créatrice » réunissant des éléments des différentes recherches antérieures et apportant une notion nouvelle, les sciences humaines pourraient produire leur propre axiomatisation en fondant la « Science humaine ». Les éléments antérieurs à synthétiser seraient les principes de la Dyade indéfinie, l’Archétype, la Forme, la Matière, pour les rapprocher des modèles explicatifs récents de la Psychologie de la Forme, de la Cybernétique, de la Théorie de l’Information, du potentiel en physique ; et la création consisterait en leur relation par l’opération transductive. Tel est en tout cas le programme annoncé. L’enjeu profond de ce programme est moins l’effectivité de la « Science humaine » comme science unificatrice aux application multiples, que le rétablissement de l’unité de l’homme lui-même. Ce qu’il s’agit de critiquer dans la multiplication des sciences humaines, c’est sa séparation naïve entre psychologie et sociologie. Simondon pose en effet la question suivant : « N’y aurait-il pas, entre les deux extrêmes, c’est-à-dire entre la théorie des groupes, qui est la sociologie, et la théorie de l’individu, qui est la psychologie, à recherche un moyen terme qui serait précisément le centre actif et commun d’une axiomatisation possible ?27 » Outre le fait de reconduire l’opposition entre la matière et la forme dans l’opposition entre le psychique et le social, la naïveté de la séparation entre psychologie et sociologie est de céder au substantialisme de l’individuel et du social. Or, la solution ne réside pas dans la simple synthèse des deux sous la forme d’une « psychosociologie » qui reste locale, alors qu’il s’agit d’inventer un centre actif au sein d’un spectre où le psychique et le social sont les cas limites. Ainsi « le choix d’une dimension intermédiaire, microsociologique ou macropsychique, ne peut résoudre le problème, car il n’est pas fondé sur le choix d’une dimension adéquate à un 26 27
ILFI, « Forme, information, potentiels », p. 531. ILFI, p. 533. 13
phénomène particulier, intermédiaire entre le social et le psychique 28 . » La dimension adéquate est celle du « transindividuel », qui est une individuation psychique et collective formant une unité réciproque et systématique irréductible au « social brut » ou à l’« interindividuel ». Le transindividuel est en définitive ce que l’axiomatique des sciences humaines peut élire comme « objet », à condition qu’elle s’y consacre en adoptant une méthode transductive réalisant un couplage dynamique entre structures et opérations à travers la notion de « champ ». La seconde forme d’unification des sciences est celle que propose Du mode d’existence des objets techniques29. Elle s’opère selon une technologie générale post-cybernétique. Mais cette seconde forme n’est pas concurrente de la première qui était issue directement de l’ontologie génétique, elle lui est complémentaire et forme l’autre volet inséparable de l’encyclopédisme simondonien. L’étude de la nature, de l’évolution et du sens des objets techniques est ainsi une application de l’ontologie génétique à la technique, laquelle relève en ce sens d’une individuation au sein d’un système. Contre l’alternative délétère entre humanisme et technicisme et pour sortir de l’aliénation provoquée par la méconnaissance de la machine, Simondon propose ce qu’il appelle une « technologie générale ». Cette technologie n’est pas à proprement parler une « science humaine » si on l’entend à la manière de l’anthropologie de Leroi-Gourhan ou d’Haudricourt ; elle n’est pas non plus une « science appliquée » au sens des techniques issues des théories scientifiques produites par les ingénieurs ; et elle n’est pas exactement une « philosophie de la technique » au sens Kapp ou même au sens de Heidegger. La technologie au sens de Simondon est une démarche réflexive, analogue à la Cybernétique mais plus universelle : elle cherche à établir une interaction entre les sciences en la fondant sur l’information. Plus précisément, l’information est considérée comme « science des techniques et technique des sciences », dans la mesure où elle permet une « systématisation des concepts scientifiques aussi bien que du schématisme des diverses techniques » ; elle a aussi l’avantage d’instituer une continuité entre « la spécialisation et l’encyclopédisme, entre l’éducation de l’enfant et celle de l’adulte » ; à condition toutefois qu’elle soit repensée en dehors du schème hylémorphique ancien d’une part et de la théorie de l’information moderne d’autre part (néguentropique, l’information est exigence d’individuation au sein d’un système à l’état métastable et elle n’est réelle que si elle est significative). La conséquence recherchée par cette technologie générale est « la fin de l’opposition entre le savoir théorique et le savoir pratique » qui a des effets aussi bien sur les techniques que les sciences, sur l’éducation que sur la culture. Mais l’aspect le plus important, à travers cette réconciliation du savoir pratique et du savoir théorique par une inter-science post-cybernétique, est que la technologie est générale parce que réflexive. Cette réflexivité est assumée non par la technique en elle-même, mais par la philosophie, car elle est capable de replacer non seulement la technique dans son évolution propre (le processus de concrétisation), mais surtout de penser la technicité comme « mode de relation de l’homme au monde parmi d’autres modes comme le mode religieux et le mode esthétique30 ». La théorie des phases de la culture montre alors que la technicité est issue d’un « déphasage de l’unité magique primitive » où elle apparaît en opposition avec la religion. Si la pensée esthétique assure leur convergence lors de ce premier déphasage, à mesure qu’elles se saturent en absolutisant respectivement l’objet et le sujet ; lors du deuxième déphasage consécutif de leur sursaturation, c’est la philosophie qui devra assurer la convergence entre la 28
ILFI, ibid. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2012. Noté MEOT. 30 MEOT, p. 152. 29
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division en savoir pratique et savoir théorique et de la technique d’un côté et de la religion d’un autre côté. La réflexivité philosophique est en effet la seule capable, tout en étant intuition, de permettre au sujet de surmonter son opposition à l’objet sans pour autant s’abolir comme sujet, et c’est la théorie de l’individuation elle-même qui rend possible cette prise de conscience parce que la connaissance de l’individuation est une individuation de la connaissance. La vocation de la philosophie est ainsi de définir les conditions de possibilités d’« un approfondissement du sens des techniques et du sens de la religion qui puisse aboutir à une structuration réticulaire des techniques et de la religion », ce qu’il faut comprendre non pas comme une « coïncidence dans la continuité de leur contenu, mais par un certain nombre de points singuliers appartenant à l’un et l’autre domaine, et en constituant un troisième par leur coïncidence, celui de la réalité culturelle31. » C’est en tout cas cet enjeu culturel que Simondon considère comme incontournable à l’époque des ensembles industriels et des réseaux informationnels, où ni les techniques appliquées à l’homme comme le human ingeneering ni les pensées politiques et sociales issues de la religion, ne peuvent prendre en charge pour former une unité culturelle universelle et régulatrice : « la culture est ce par quoi l’homme règle sa relation au monde et sa relation à lui-même ; or, si la culture n’incorporait pas la technologie, elle comporterait une zone obscure et ne pourrait apporter sa normativité régulatrice au couplage de l’homme au monde32. » 4. Mésologie et technologie Depuis que Simondon a formulé son appel à un nouvel encyclopédisme il y a maintenant soixante ans, les sciences naturelles comme les sciences humaines ne sont toujours pas unifiées, ni scientifiquement ni philosophiquement. De même, une technologie réflexive tarde toujours à se constituer même si les commentateurs en montrent la pertinence et que les penseurs qui le prolongent comme Stiegler en montrent l’actualité et la fécondité. Cela n’invalide pas l’intention initiale ni la méthode proposées par Simondon. Il semble même qu’il soit plus urgent encore de tenter de le réaliser tant la spécialisation s’est accrue dans toutes les sciences, tant la technique est devenue inséparable de la science sous la forme de ce que l’on appelle, depuis Hottois, la « techno-science », et qui recouvre autant des réalités épistémologiques fondamentales que des pratiques sociologiques au sein des laboratoires qu’une idéologie du rendement économique de la recherche scientifique. La pertinence de ce projet et de la critique de la modernité (et de sa critique postmoderne), ne doit pas souffrir de l’incompréhension de la machine dans sa relation constitutive au milieu naturel et humain, qui reste patente encore aujourd’hui. Si l’encyclopédisme a un sens profond, c’est celui d’une exigence sans cesse reconduite d’approfondissement du sens de tout ce qu’il y a dans relation de l’homme à lui-même et au monde, et cet approfondissement exige le refus de substantialiser l’objet comme le sujet et de penser par le « milieu ». C’est ce qui réunit profondément la mésologie berquienne et l’encyclopédisme simondonien. Si Berque ne cherche pas explicitement une unification des sciences, naturelles et humaines, la « méthode » que propose la mésologie le rend possible sur des bases ontologiques et épistémologique analogues – voire similaires – avec celles de Simondon : ontogenèse, réalisme et dynamisme des relations, logique du tiers inclus, méthodologie ni inductive ni déductive, critique des dualismes. Mais si la mésologie berquienne peut apporter un questionnement plus serré quant à l’intrication éco-techno-symbolique de l’écoumène d’une part et un apport plus construit à l’éthique de la nature d’autre part, elle ne peut faire l’économie de la technologie telle que Simondon la pense. À l’époque de la techno-science, mais surtout de ce que l’on appelle désormais l’Anthropocène, il paraît en effet insuffisant 31 32
MEOT, p. 217. MEOT, p. 227. 15
voire problématique de conserver un rapport constitutif à la pensée de Heidegger et plus particulièrement à l’analytique du Dasein. Il existe chez Heidegger un anthropocentrisme résiduel qui coupe l’homme du vivant, malgré sa critique de l’anthropologie, et un utilitarisme subtile qui empêche une connaissance de la véritable technicité, malgré sa critique de la pensée instrumentale de la technique. La mésologie, parce qu’elle est fondée sur les mêmes principes que l’encyclopédisme simondonien et parce qu’elle doit penser la machine aujourd’hui omniprésente, aurait un grand bénéfice à intégrer une technologie générale. Il en va de l’avenir de la culture, c’est-à-dire du sens du devenir de l’homme sur terre. Lille, le 27 Novembre 2016.
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