Encyclopédisme et critique de la modernité / L. Duhem

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Journée d’étude – EHESS – Jeudi 24 Novembre 2016 La mésologie et les sciences : interactions critiques

Encyclopédisme et critique de la modernité : unifier les sciences par le milieu selon Berque et Simondon par Ludovic Duhem

1. Trois difficultés préliminaires Sans détour, il faut commencer par mettre en évidence les difficultés posées par le titre de mon intervention, au risque de nous laisser prendre dans un cercle. - Première difficulté : l’« encyclopédisme » et la « critique de la modernité » sont ici associés alors qu’il s’agit de deux idées contradictoires. La première, l’encyclopédisme, renvoie essentiellement à la modernité, celle de l’époque dite des Lumières où l’Encyclopédie fut rédigée par des « gens de lettres » sous la direction de Diderot et d’Alembert à partir de 1752. Comme vous le savez, les Lumières reposent sur l’idée que la raison triomphe de toutes les ombres, de toutes les illusions, de toutes les superstitions, à condition que la capacité à penser par soi-même que tout homme possède soit libérée de toutes les influences, de toutes les habitudes, et surtout de toutes les tutelles sous lesquelles chaque homme a tendance à se placer par paresse et par lâcheté. Mais, comme Kant l’a montré dans sa célèbre réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? », cette exigence de libération nécessite, pour être effective, un usage de la raison qui soit un usage public de la raison. L’Encyclopédie est à ce titre le paradigme des Lumières, parce qu’elle est d’une part le produit de la raison des savants s’adressant à la raison du public, rendant accessible par l’écrit et par l’image l’ensemble des savoirs constitués de l’époque, et parce qu’elle cherche d’autre part à produire l’unification des sciences au-delà de la totalisation des savoirs en question. L’« encyclopédisme » désignerait ainsi l’effort, certes incomplet au XVIIIe siècle, de libération de l’ignorance, afin que rien qui ne soit connaissable à l’homme ne lui soit étranger, mais il serait surtout l’effort d’unifier les sciences au-delà de la totalisation des savoirs pratiquée depuis Aristote. Ainsi, dépasser la compilation encyclopédique des anciens par un encyclopédisme est en effet devenu nécessaire depuis que les sciences modernes ne présentent plus une unité a priori comme elles pouvaient en avoir auparavant à travers la métaphysique et la théologie : car avec la physique de Galilée, les sciences sont devenues positives, instrumentales et spécialisées, c’est-à-dire à la fois autonomes vis-à-vis de la philosophie et de la religion, indépendantes les unes des autres, et incapables de s’unifier par elles-mêmes. Or, cette incapacité des sciences modernes à s’unifier par elles-mêmes comporte un risque majeur, celui du scientisme. C’est ce risque que dénonce précisément la seconde idée de mon titre, à savoir la « critique de la modernité ». Cette dernière, en faisant de l’Encyclopédie à la fois le moment de constitution de la science comme idéologie et le premier acte de renversement de la raison dans le mal – c’est-à-dire le mouvement d’autodestruction de la raison dans la réification totale de l’homme – il n’est plus question d’en faire le paradigme positif de l’humanisme rationnel et universel tant il paraît désormais naïf voire dangereux pour la connaissance de l’homme et surtout pour l’avenir de l’humanité. Comme ont pu le montrer Adorno et Horkheimer1, Anders2 et Habermas3, en systématisant ce que Descartes 2

Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Encyclopédie des nuisances, 2002.

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