Crises et Récits

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CRISES ET RECITS JOURNALISTIQUES: INCERTAINS ET CERTAINS Jean-Marc, Y.M., SALMON ETOS Institut Télecom-TEM Research EHESS, Paris, 15 décembre 2010


CRISES De lʼincertain au certain De lʼindécision à la décision


CRISE, SAVOIR ET NARRATION • Thucydide introduit la notion de crise en histoire politique • Il utilise le mot de crise dans les deux registres de l’histoire- et ultérieurement des sciences- et de la rhétorique. • Dans un usage historique, la crise est un moment clef. • Dans un usage rhétorique, le crise est un moment de vérité, de test des qualités humaines.


HIPPOCRATE • Krisis: décision; krinein, décider. • Le moment du diagnostic (examiner, nommer) et du choix thérapeutique (décider) • Le moment de sortie de l’incertitude et de l’indécision. • Savoir et pouvoir.


CRISE ET CONNAISSANCE • Thucydide importe le mot de crise en histoire politique; son usage se multiplie à partir du XVIe siècle; elle devient une notion communément acceptée en sciences humaines au XXe siècle. • La notion de crise suppose une relation entre savoir et agir. • Quand est-il quand les savoirs deviennent incertains?


L’INCERTAIN ET LE CERTAIN


INDÉTERMINATION

• ÉTAT DE CE QUI EST INCERTAIN • 1495 • XVIIIème siècle: intervalle à l’intérieur duquel se trouve la valeur exacte


INCERTAIN, d’après Incertus: « qui n’est pas précis », 1329 • • • •

Pour les faits INDÉTERMINÉ ALÉATOIRE OBSCUR, DOUTEUX: pas connu avec certitude • FLOU, IMPRÉCIS: forme ou nature pas définissable

• Pour les personnes, pensées, sentiments • • •

FLOTTANT, SUSPENDU HÉSITANT D’UNE MANIÈRE PEU ASSURÉE

• (Robert)


CONNAISSANCES ET INCERTITUDES • 1980: Théorie de l’information: RAISONNEMENT SOUS INCERTITUDE • 1927: Physique quantique: PRINCIPE D’INCERTITUDE ou encore RELATION D’INDÉTERMINATION DE HEISENBERG • 1921: Économie: INCERTITUDE OU RISQUE, KNIGHT


ÉCONOMIE:

INCERTITUDE OU RISQUE? • RISQUE: la prévision peut se faire à partir de probabilités (mathématiques ou fréquentistes) • INCERTITUDE: Situation singulière où la prévision se forme à partir d’un jugement personnel ( expérience, intuition) et du degré de confiance accordée à ce jugement (Knight, 1921) • Introduite dans l’économie néo-classique dans les années 70, « l’incertitude est le talon d’Achille de l’analyse économique du marché concurentiel » (Moureau & Rivaud-Danset, 2004)


ÉCONOMIE, INCERTITUDES, SAVOIR ET AGIR • L’incertitude non probabilisable ouvre à l’indécision ou à des décisions fondées sur un jugement personnel. • Le risque - l’incertitude probabilisableouvre à une décision rationnelle et qui peut-être partagée. Les assurances fournissent une couverture commode du risque.


INCERTITUDES ET RATIONALITÉS SCIENTIFIQUES • De processus scientifiques où les terra incognita se réduisaient comme peau de chagrin à des processus où le certain et l’incertain coexistent et développent des connections: des savoirs de l’incertitude? • À court terme: les incertitudes scientifiques incitent-elles au suspens de la décision (politique, économique, etc.)? • À long terme: les incertitudes sont-elles des symptômes d’une crise scientifique qui se résoudra par une révolution, un changement de paradigme (T. Kuhn, 1962 & 1970)? • Ou faudra-il penser que notre compréhension du monde est durablement en situation d’incertitudes?


CRISES ET POLYCRISE


L’ESSOR • Thucydide importe le mot de crise dans l’histoire politique. • XVIIème siècle: crise spirituelle • XVIIIème siècle: crise dans l’église, l’état, l’économie • XXème siècle: « la crise des valeurs », P. Valéry ( R. Starn, 1971)


LIMITES • La notion de crise peut inciter à privilégier le court terme sur le long terme • L’analogie médicale peut inciter à des interprétations pathologiques (R. Starn, 1971): un usage conservateur de la crise pour un retour à l’âge d’or, aux racines? Un organicisme? • « Dès qu’elle s’élargit à la culture, la civilisation, l’humanité, la notion perd tout contour » (E. Morin, 1975)


POLYCRISE? • Dans le système mondialisation, l’intensification des connectivités intensifie la connectivité des crises entre elles. • Effet dominos • Effet yo-yo • Rétroactivités: feed backs négatifs (régulations) ou positifs (dérégulations). • Un cycle historique de crises chroniques?


CRISES CONTEMPORAINES: RÉCITS JOURNALISTIQUES INTERNATIONAUX


FONCTION ANTICIPATRICE DE LA PRESSE • Confrontée à la concurrence de l’information continue (radio, tv, web), la presse développe une fonction anticipatrice des futurs possibles. • Elle participe à la formation des anticipations collectives. • Les préférences personnelles sont construites dans un contexte social, où les anticipations collectives des medias jouent aujourd’hui un rôle plus important. • Mais, peut-il y avoir de la dissonance cognitive entre préférences personnelles et anticipations collectives (Vergnaud)?


LIMITES DES FONCTIONS ANTICIPATRICES DES MEDIAS • Dans la construction des préférences personnelles, l’usage des anticipations médiatiques suppose de la crédibilité médiatique. • Il existe des situations où, dans l’individu, les préférences personnelles entrent en dissonance avec les anticipations collectives (Vergnaud)


LA CRISE: UN MEDIA EVENT • La presse s’attache « aux trains qui partent en retard ». • Ce penchant alarmiste est reformaté dans les anticipations collectives médiatiques: y a-til une compétition dans la construction d’anticipations négatives? • De l’anticipation au scénario. • Scénarisation de la crise


LA CRISE:RÉCIT D’UNE PATHOLOGIE? (Calvo, 2009) • 1. Symptôme pathologique: la bulle. • 2. Diagnostic: la convoitise. • 3. Conséquences systémiques: corruption, dégénération. • 4. Nécessité d’une intervention thérapeutique des autorités publiques.


LE CAS ISLANDAIS (Chartier, 2010) • Un media event en octobre-novembre 2008, après la faillite de Lehman Brothers: 900 articles dans 9 journaux internationaux, (une cinquantaine par mois de janvier à septembre.) • Un « récit d’une crise économique mondiale sans précédent présentée à partir du cas islandais luimême devenu une icône du pire »? • Une société très moderne de 330 000 habitants • Premier pays dans le classement IDH du PNUD


LE CAS ISLANDAIS (Chartier, 2010) • 1. La bulle financière: parallèle avec le Zimbabwe et le Kazakhstan (hiver & printemps 2008). • 2. Cause: la convoitise des néo-vikings (été 2008). • 3. Conséquences systémiques: « génération égarée », « corruption », « incompétence ». • 4. Intervention des pouvoirs publics: retour à la frugalité, à « l’islandicité » (hiver 2009).


QUESTIONS


EFFETS EN ISLANDE DES NARRATIONS JOURNALISTIQUES INTERNATIONALES • Elles poussent l’effet domino de la crise islandaise vers une crise morale (Chartier) • Dans quelle mesure, une conception pathologique de la crise incite à une interprétation moralisatrice (Calvo)? • Sous quelles conditions la crise morale collective se focalise sur des fautes individuelles?


QUELS SOUS-ENTENDUS DE LA NOTION DE CRISE? • Lorsqu’il est enclenché, le processus judiciaire peut-il étayer une critique du laissez-faire collectif? • La notion de crise peut-elle être émancipée de ses origines médicales? • La notion de crise a-t-elle une fonction normalisatrice en écartant une remise en cause systémique?


DE LA CRISE FINANCIÈRE À LA CRISE MORALE • Dans des pays de démocratie représentative, la crise financière débouche sur une interrogation collective (Islande 2008, Grèce 2010, Irlande 2011?) • La rhétorique des racines: un ressort pour surmonter les épreuves? • Instrumentalisation de la crise morale? Incite-telle au renfermement? • Renforcement du moralisme (vis à vis des autres) ou de la morale (vis à vis de soi-même.)


CRISES ET RÉCITS • Dans les récits, peut-on faire la part entre l’usage scientifique de la notion de crise (la compréhension d’un moment clé) et son usage rhétorique (un moment de test des qualités humaines) cf. les usages de Thucydide? • Quelles subjectivités se forment dans les crises dominos (finances publiques ou bancaires, économie, morale, politique) d’aujourd’hui?


REFERENCES

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Calvo, E. G., 2009, Crisis Cronica, La construccion social de la gran recession, Alianza editorial, Madrid; Chartier, D., 2010, La spectaculaire déroute de l’Islande, Presses de l’université du Québec, Québec. Knight, F. H., 1921, 1971, Risk, Uncertainty and Profit, Houghton Mifflin, Boston & University of Chicago Press. Kuhn, T., 1962 & 1970, The Structure of Scientific Revolutions, The University of Chicago Press, Chicago (tr. Fr. La structure des révolution scientifiques, Flammarion, Paris, 2008). Moureau, N. & Rivaud-Danset, D., 2004, L’incertitude dans les théories économiques, La Découverte, Paris. Morin, E, 1976, Pour une crisologie, Communications, 25, 149-163. Starn, R. 1971, Historians and « Crisis », Past and Present, 52, 3-22 (tr fr. Métamorphoses d’une notion, les historiens et la « crise », Communications, 25, 4-17. Thucydide, La guerre du Péloponèse Vergnaud, JC, (to be published), Impacts of Information on Intentions to Vaccinate in a Potential Epidemic: Swine-origin Influenza A, Social Science & Medicine


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