Cybèle et Cyborg

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Paru dans Urbanisme, 314, sept.-oct. 2000, p. 40-42.

Cybèle et Cyborg : les échelles de l’écoumène par Augustin BERQUE ÉHESS/CNRS et Université du Miyagi berque@ehess.fr et berque@mail.sp.myu.ac.jp

Paru voici deux ans, le petit livre d’Antoine Picon, La Ville territoire des Cyborgs1, n’a pas encore soulevé toutes les réflexions qu’il mérite. Je voudrais ici m’attacher à la critique que fait l’auteur de la thèse de Leroi-Gourhan 2 selon laquelle les systèmes techniques seraient une extériorisation des fonctions du corps humain. Pour Picon en effet, « toute extériorisation au moyen d’un dispositif technique s’accompagne d’une intériorisation simultanée de ses modalités de fonctionnement » (p. 32) ; ce qui le fait abonder dans le sens de Gilbert Simondon en insistant, à l’inverse de Leroi-Gourhan pour qui les systèmes techniques ont ajouté un « corps social » à notre « corps animal », sur l’idée que « Principe d’individuation à l’oeuvre depuis les origines de l’humanité, la technique concourt à la naissance de l’individu à l’aube de l’industrialisation » (ibid.). Comme Antoine Picon, je pense que la thèse de l’« extériorisation » n’est pas totalement satisfaisante ; mais pas pour les mêmes raisons. Il néglige en effet l’idée centrale de Leroi-Gourhan, qui est celle d’une interrelation entre le technique, le symbolique et le physiologique dans l’émergence de l’espèce humaine. La dimension physiologique intériorise donc les deux autres. À partir d’un certain moment toutefois, le physiologique ne suit plus, le développement des systèmes techniques et symboliques étant devenu si rapide que le corps social, dont ils sont la substance, tend pour ainsi dire à substituer ses raisons à celles du corps animal. L’idée piconienne de notre « devenir-cyborg » va parfaitement dans ce sens ; mais elle en diverge dans la mesure où la question du symbole n’y apparaît pas 3. Or la réalité des milieux humains, dont l’ensemble forme l’écoumène, c’est d’être éco-technosymboliques4. Le rapport de la technique et du symbole suppose la corporéité, dans la perspective qu’ouvrit Merleau-Ponty et qu’ont plus récemment approfondie Lakoff et Johnson5. Si le cyborg intériorise la technique, c’est en effet parce que la corporéité humaine, depuis l’origine – et nous rejoignons ici Leroi-Gourhan – est conditionnée Besançon, Éditions de l’Imprimeur, 1998, 113 p. André LEROI-GOURHAN, Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964. 3 Du moins pas explicitement. Dans un courriel récent (26 avril 2000), commentant le présent texte, Antoine Picon me précise : « Je n’avais pas l’impression d’exclure le symbole (…). Pour moi, la technique est fondamentalement de l’ordre du symbolique ». 4 Interrelations que j’examine par exemple dans Médiance, de milieux en paysages, Paris, Belin/RECLUS, 2000 (1990) ; Du Geste à la cité : formes urbaines et lien social au Japon, Paris, Gallimard, 1993 ; et Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000. 1 2


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