Nature, technologie, éthique : regards croisés Asie, Europe, Amériques
Colloque international, 10-13 mars 2010, Université Jean-Moulin, Lyon
L’embrayage nature/culture :
des intuitions watsujiennes à une mésologie de l’évolution par Augustin BERQUE
École des hautes études en sciences sociales / CNRS berque@ehess.fr
1. Fûdo, le milieu humain En 1935, le philosophe japonais Watsuji Tetsurô (1889-1960)1 publie Fûdo, ouvrage composé de cinq articles écrits à partir d’un séjour en Allemagne. Il dit dans son préambule que l’idée lui en est venue d’une double réflexion : d’un côté, sur les impressions reçues lors du long voyage en bateau et des multiples escales qui lui avaient fait découvrir successivement la Chine, Singapour, l’Inde, l’Arabie, l’Égypte, la Méditerranée, l’Europe ; de l’autre, sur Être et temps, qu’il a lu sur place dès sa publication en 1927. Ainsi, la réflexion watsujienne combine deux entrées : l’une, par l’expérience concrète de la singularité respective de différents milieux ; l’autre, par la considération générale de l’existentialité. Cette combinaison se reflète dans le concept central que l’ouvrage met en avant : fûdosei, que j’ai traduit par « médiance » pour les raisons que l’on verra plus loin. Fûdosei dérive de fûdo par ajout du suffixe -sei, qui sert à conceptualiser. Le mot fûdo quant à lui rend l’idée d’un complexe naturel et historique localisé. Il se compose des deux sinogrammes « vent 風 » et « terre 土 ». Le premier prend ici le sens de climat, ambiance, mœurs ; le second, celui de base matérielle et de localité. Dans l’ouvrage, Watsuji rapproche expressément fûdo de Klima tel que l’employa Herder ; ce qui a poussé le premier traducteur de Fûdo a choisir pour titre Climate. L’inconvénient, c’est qu’en japonais, fûdo ne veut pas dire « climat » (ce qui se dit kikô), sinon parfois au sens métaphorique de ce terme, et que Watsuji, dès les premières lignes, écarte expressément le déterminisme qui a marqué la théorie des climats. Il distingue catégoriquement fûdo de shizen kankyô (l’environnement naturel, ce qui comprend le climat). En outre, la définition qu’il donne lui-même du terme fûdo, sans ambiguïté, comprend l’ensemble des traits naturels et culturels d’une contrée donnée. D’autre part, fûdo est explicitement placé en regard de rekishi, l’histoire, comme l’espace par rapport au temps. Pour Watsuji, l’histoire est une abstraction, sinon incarnée par un fûdo. Réciproquement, le fûdo est nécessairement historique ; sinon, ce n’est qu’un environnement naturel, c’est-à-dire à son tour une abstraction détachée de l’histoire. Le concept qu’il dérive de fûdo : fûdosei, pourrait ainsi se traduire par « contréité », en pensant à la Gegend heideggérienne. En ce senslà, la fûdosei serait en somme une Gegendheit, pendant spatial de ce qu’en termes temporels est l’historialité (Geschichtlichkeit) chez Heidegger. Le fait est que Watsuji (et après lui, la majorité de ses commentateurs nippons), dans son propos, met l’accent sur la singularité du fûdo ; c’est là en privilégier le côté ontique, existentiel comme dirait Heidegger. Reste pourtant que son concept central, fûdosei, qu’il énonce et définit dès la première phrase du livre, est pour lui « le moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki) ; ce qui est définir un existential éminemment universel, ontologique, même s’il apparaît vite que cette définition s’accompagne de l’idée que l’existence humaine est nécessairement empreinte d’une certaine contréité, laquelle émane de son rapport 1
Au Japon comme dans toute l’Asie orientale, le patronyme (Watsuji) vient avant le prénom (Tetsurô).