Paru dans Livia MONNET (dir.) Approches critiques de la pensée japonaise du XXe siècle, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2001, p. 41-51.
La logique du lieu dépasse-t-elle la modernité?
par Augustin BERQUE EHESS/CNRS, Paris Université du Miyagi, Sendai berque@ehess.fr et berque@mail.sp.myu.ac.jp 1. Ambivalence de la question du lieu La notion de logique du lieu (basho no ronri) et celle de dépassement de la modernité (kindai no chôkoku) sont liées dans l’histoire de la pensée japonaise au XXe siècle. Toutes deux évoquent le nom de Nishida Kitarô (1870-1945) et celui du courant de pensée dont il fut l’inspirateur, l’école de Kyôto (Kyôto gakuha). Cette dernière appellation est née de ce que Nishida et certains de ses principaux disciples ont enseigné à l’Université de Kyôto. Le thème du lieu (basho) domine l’oeuvre de Nishida de la fin des années vingt jusqu’à sa mort. Deux de ses écrits les plus importants lui sont directement consacrés : Basho (1927) et Bashoteki ronri to shûkyôteki sekaikan (Logique de lieu et vision religieuse du monde, 1945)1. Certes ce thème, dans l’œuvre de Nishida, n’est pas explicitement présenté comme un ou le dépassement de la modernité, notion diffuse dans la pensée japonaise de l’époque ; et Nishida luimême n’a pas participé au colloque intitulé précisément Kindai no chôkoku, qui se tint à Tokyo en juillet 1942. Toutefois, plusieurs de ses disciples en furent les animateurs. D’autre part et surtout, le sens profond de la mise en avant de la logique du lieu, dans la pensée de Nishida, est bien de dépasser le mode de pensée qui a soutenu la civilisation occidentale, et par conséquent la modernité qui s’y fonde. C’est en ce sens, au delà de l’épisode ultranationaliste auquel fut lié le thème du dépassement de la modernité (notamment lors du colloque susdit), que la logique du lieu va nous concerner ici. Y a-t-il vraiment, dans cet aspect de la pensée de Nishida, quelque chose qui ouvre un au-delà de la modernité? Soulignons d’abord que, vus du Japon et plus particulièrement à l’époque, modernité (kindai) et Occident (Seiyô) se recouvrent largement ; cela pour la bonne raison que l’histoire les a conjoints dans l’expérience nippone. Cette conjonction a quelque chose d’essentiel. Au contraire, vue de l’Occident lui-même, la modernité signifie une certaine étape de l’histoire. Elle se définit d’emblée par rapport à ce qui la précède, à savoir grosso modo le Moyen Âge et l’Antiquité ; tandis qu’au Japon elle se définit d’emblée par rapport à ce qui n’est pas occidental, à savoir le Japon luimême. C’est la raison pour laquelle, à l’époque de Nishida, la thématique du dépassement de la modernité a été directement liée au nationalisme. C’est également la raison pour laquelle, aujourd’hui encore, la question de la logique du lieu ne peut pas s’abstraire de la revendication profonde de l’identité japonaise à l’égard de l’occidentalisation. En des termes et dans une conjoncture qui ne sont pas ceux des années trente, c’est néanmoins cette revendication qu’exprime la vogue actuelle des études nishidiennes. Il s’agit bien de l’être-au-monde nippon, à la recherche d’une issue hors de son enfermement dans l’altérité occidentale. Ainsi, la question de la logique du lieu est ambivalente. Elle se pose d’un côté sur un plan universel, concernant l’existence et la réalité en général ; de l’autre, c’est 1 Respectivement repris dans le vol. IV et le vol. XI de Nishida Kitarô zenshû (Oeuvres complètes de Nishida Kitarô, ci-après NKZ), Tokyo, Iwanami shoten, 1966. Pour un éventail d’approches variées de la question abordée ici, l’on pourra lire la trentaine de textes rassemblés dans Augustin BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, 2 vol., Bruxelles, Ousia, sous presse ; ainsi qu’Augustin BERQUE et Philippe NYS (dir.) Logique du lieu et œuvre humaine, Bruxelles, Ousia, 1997.