La maison délicieuse / Augustin Berque

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Proposé à la revue Sensibilités

La maison délicieuse par Augustin Berque

Résumé – « Maison délicieuse » est une expression qu'employa l'abbé Marc-Antoine Laugier dans son Essai sur l'architecture (1753) à propos de la description que le Père Attiret, jésuite employé à la Cour de l'empereur de Chine, avait faite de l'une des constructions qui agrémentaient le Jardin de la clarté parfaite (Yuanmingyuan). Un équivalent chinois du Petit Trianon, en somme. À cette époque se sont croisées, dans l'Europe des Lumières, la tradition européenne du paysage de la pastorale, venue de la Grèce antique, et celle de l'ermitage paysager, venue de Chine par les jardins anglo-chinois. Plus tard, croisé encore avec l'inspiration nord-américaine de la little house on the prairie, ce courant devait engendrer l'idéal pavillonnaire des banlieues du XXe siècle, puis celui de l'habitat ruraliforme qui, avec l'automobile, s'est diffusé dans les pays riches. Habiter au plus près de la nature ! Cet idéal urbain est essentiellement une quête de paysage. On retracera l'histoire de ses motivations, pour terminer sur le problème qu'il nous faut aujourd'hui résoudre : cette quête de « la nature » (en termes de paysage) aboutit à détruire la nature (en termes d'écosystème). Plan : 1. Des Lettres édifiantes au Petit Trianon ; 2. Une anti-symétrie vraiment sharawadgi ; 3. Les occupations agrestes selon le principe de la grotte de Pan ; 4. Le paysagement de la Source aux fleurs de pêcher ; 5. Le retour à l’Âge d’or ; 6. Du Yuanmingyuan à la case de l’oncle TOM.

1. Des Lettres édifiantes au Petit Trianon L’expression « maison délicieuse » a été employée par l’abbé Marc-Antoine Laugier (1713-1769), SJ, dans son Essai sur l’architecture (1753), à propos de la description faite par le père Jean-Denis Attiret, jésuite également, de l’une des fabriques du parc impérial Yuanmingyuan (« Jardin de la clarté parfaite »), près de Pékin, dans une lettre qui a notablement influencé non seulement le style des jardins anglo-chinois dans l’Europe des Lumières, mais, au-delà, le goût qui allait se développer en Occident aux deux siècles suivants pour la maison individuelle hors la ville, au plus près de « la nature ». Voici d’abord ce que dit le texte original de Laugier 1: (…) Le goût des Chinois me paraît préférable au nôtre. La description de la maison de plaisance de leur Empereur, que l’on lit dans les Lettres édifiantes, annonce de leur part une grande naïveté [i.e. grâce naturelle] dans la décoration de leurs jardins. Cette antisymétrie qu’ils affectent, cet air de caprice qu’ils donnent au dessein et à la composition de leurs bosquets, de leurs canaux, et de tout ce qui les accompagne, doit avoir des grâces d’autant plus aimables qu’elles sont vraiment champêtres. Aussi n’est-il personne qui ait pu résister au charme de cette description : on croit, en la lisant, errer au milieu de ces jardins fictices [i.e. imaginaires], où les fées étalent leurs enchantements. Cependant, lorsqu’on y réfléchit, on n’y voit rien que de simple et de naturel, tant le simple est heureusement pensé, tant le vrai et le naturel ont d’empire sur nos goûts. Je voudrais que celui qui nous a donné cette jolie description nous donnât le plan véritable de cette maison délicieuse. Sans doute que ce plan nous 1

Chap. VI, « De l’embellissement des jardins », p. 280-281 dans l’édition 1755, consultée en ligne.


2 fournirait un bon modèle, et qu’en faisant un ingénieux mélange des idées chinoises avec les nôtres, nous viendrions à bout de faire des jardins où la nature se retrouverait avec toutes ses grâces. (…)

Que disait pour sa part la lettre du Père Attiret (1702-1776) – lettre datée du 1 er novembre 1743 mais publiée en 1747, la seule de sa plume qu’aient retenue les Lettres édifiantes et curieuses, publiées de 1702 à 1776 à partir de la correspondance des jésuites de Chine – ? C’est une description du Yuanmingyuan, le « Jardin de la clarté parfaite », aménagé pour l’empereur Qianlong (r. 1735-1796), et qu’Attiret nomme « le jardin des jardins ». Cette description n’a pas peu contribué à la vogue des jardins anglo-chinois dans toute l’Europe des Lumières. Elle met l’accent sur un caractère paysager tout à fait étranger à la géométrie du jardin à la française, et faisant croire à une véritable campagne agrémentée de maisons de plaisance : (…) C'est un vrai paradis terrestre. Les canaux ne sont point comme chez nous bordés de pierres de taille tirées au cordeau, mais tout rustiquement avec des morceaux de roche, dont les uns avancent, les autres reculent, et qui sont posés avec tant d'art, qu'on dirait que c'est l'ouvrage de la nature. (…) Chaque vallon, comme je l'ai dit, a sa maison de plaisance ; petite, eu égard à l'étendue de tout l'enclos, mais en elle-même assez considérable pour loger le plus grand de nos seigneurs d'Europe avec toute sa suite. (...). Mais dans les maisons de plaisance on veut que presque partout il règne un beau désordre, une antisymétrique. Tout roule sur ce principe : C'est une campagne rustique et naturelle qu'on veut représenter, une solitude, non pas un palais bien ordonné dans toutes les règles de la symétrie et du rapport (...). Tout est de bon goût, et si bien ménagé, que ce n'est pas d'une seule vue qu'on en aperçoit toute la beauté, il faut examiner pièce à pièce ; il y a de quoi s'amuser longtemps, et de quoi satisfaire toute sa curiosité 2.

Quarante ans plus tard, en 1783, Richard Mique commençait d’aménager au Petit Trianon le Hameau de la Reine, que nous visitons aujourd’hui encore avec délices – non sans qu’il nous souvienne, avec Cendrars, qu’amours, délices et orgues sont masculines au singulier, mais peu avertis que ces délices-là, elles nous sont venues du bout du monde par le truchement des jésuites. 2. Une anti-symétrie vraiment sharawadgi Tant Laugier qu’Attiret semblent avoir prisé tout particulièrement, au « jardin des jardins », ce qu’ils appellent « antisymétrique » ou « antisymétrie ». Ils l’apprécient comme le « beau désordre » d’une « campagne rustique et naturelle ». Voilà certes qui est peu classique, et nous emmène loin des perspectives de Le Nôtre. Il s’agit de ce fameux sharawadgi dont s’est entichée l’Europe à la veille du Romantisme, et qui a fait couler beaucoup d’encre en histoire de l’art. Le premier à s’en aviser fut William Temple (1628-1699), qui introduisit ce terme dans Upon the gardens of Epicurus (1685). Selon Baltrusaitis, sharawadgi aurait trois définitions possibles : « 1. grâce désordonnée, du chinois sa-ro-(k)wa-chi ; 2. dessin asymétrique, du japonais sorowandi ; 3. arrangement de combinaisons larges et dispersées sans ordre, du chinois san-lan-wai-chi » 3. Sans m’être livré à des recherches philologiques, pour ma part, je reconnaîtrais volontiers dans ce mystérieux sharawadgi une variante régionale du japonais sorowazu4, forme négative de sorou qui veut dire : être complet, faire la paire, être égal, uniforme, symétrique. Refuser cela (donc rechercher l’inégal, l’irrégulier, l’impair), c’est effectivement un principe affirmé dans l’esthétique paysagère de l’Asie orientale, notamment dans les jardins japonais. Je parierais Extrait de la lettre d’Attiret, consultée en ligne. Jurgis BALTRUSAITIS, « Jardins, pays d’illusion », dans Jardins en France, 1760-1820, Paris, Caisse nationale des monuments et des sites, 1978, p. 12. 4 Le terme sorowandi cité par Baltrusaitis, i.e. sorowande, est une forme régionale de sorowazu. 2

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3 même que sharawadgi est venu phonétiquement de la lecture japonaise d’un poème de la série Au pied du Pic du Brûle-Parfum…5, de Bai Letian (Bo Juyi, 772-846) : 五架三間新草堂 石階桂柱竹編牆 南簷納日冬天暖 北戸迎風夏月涼 灑砌飛泉纔有點 拂窓斜竹不成行 来春更葺東廂屋 紙閣蘆簾著孟光

Ma nouvelle chaumière a cinq piliers, trois travées6, marches de pierres, piliers de gui7, haie de bambou tressé. L’avant-toit sud laisse entrer la tiédeur du soleil en hiver la porte nord accueillant le vent, les mois d’été sont frais. La fontaine qui se déverse sur le pavement éclabousse à peine, Les bambous inclinés frôlant la fenêtre ne sont pas alignés. Au printemps prochain je referai le chaume de l’appentis est. La chambre au papier et aux stores de roseau, j’y mettrai Meng Guang8

où les trois derniers sinogrammes du vers 6, qui se lisent en chinois bu cheng hang, « ne sont pas alignés », peuvent se lire en japonais sorowazu. Ne pas aligner, c’était la règle d’or du style paysager, dont l’essence était de faire naturel. Ce goût (shang 賞) s’était développé en Chine dans la classe mandarinale sous les Six Dynasties (III e-VIe siècle). Il a pénétré au Japon à l’époque de Heian (794-1192) par l’intermédiaire de la poésie et de la peinture importées de la Chine des Tang (618-907). Bai Letian en particulier jouissait d’une faveur extraordinaire à la cour de Heian, où il était courant de fredonner des hakushi 白詩 , « poèmes de Bai (Letian) » – c’était devenu un nom commun ! En particulier ces deux vers, extraits de « Au pied du pic du BrûleParfum9, j’inaugure10 mon chalet. Achevée ma chaumière, il me vient d’écrire ces poèmes au mur est »11 : 遺愛寺鐘欹枕聽 Je redresse l’oreiller pour écouter la cloche du monastère12 香爐峰雪撥簾看 Et relevant le store, je regarde la neige au pic du Brûle-Parfum

La vie des élites japonaises baignait en effet dans ce genre de références. Shizunaga Takeshi13 indique de nombreuses citations des deux vers ci-dessus à Poème reproduit p. 154 dans l’édition de TAKAGI Masakazu Haku Kyoi (Bo Juyi), Tokyo, Iwanami shoten, 1958, vol. II. 6 Il s’agit d’une maisonnette de trois pièces (une pièce centrale et deux chambres de part et d’autre) et toit à deux pans. S’agissant d’une charpente chinoise, jia 架 désigne, en coupe, les deux piliers à terre soutenant la poutre majeure, les deux piliers supérieurs posés sur celle-ci et soutenant la poutre mineure (entrait), et le cinquième pilier (poinçon) posé au milieu de cette dernière pour soutenir la panne faîtière. 7 Gui 桂 : Olea fragrans. Se lit katsura en japonais (cf. la villa Katsura, à Kyôto). 8 Trad. A.B. La chambre en question a des fenêtres tendues de papier translucide. Meng Guang était le nom de l’épouse (surnommée « Brillance de la Vertu », De Yao 徳 矅 ) d’un anachorète fameux du temps des Han, Liang Hong. Par métaphore, il s’agit de l’épouse de Bai Letian (ce qui l’assimile luimême à un anachorète, alors qu’il a été limogé). Meng Guang a laissé l’image d’une épouse irréprochable. Équipement utile à l’ermitage ! Le Livre des Han postérieurs mentionne entre autres cette anecdote : si imprégnée des bonnes manières confucianistes qu’elle n’osait lever les yeux sur son époux quand elle lui servait son repas, elle élevait la tablette à hauteur de ses sourcils. Il en est resté l’expression Meng Guang ju an 孟 光 擧 案 « Meng Guang élève la tablette », signifiant la perfection féminine. Citation dans le Morohashi dai kan-wa jiten, entrée Mô Kô (Meng Guang). 9 Le Xianglu-feng est l’un des pics formant le massif du Lu-shan, montagne célèbre dans l’histoire culturelle de la Chine, au Jiangxi, près de Jiujiang. 10 Cet « inaugurer » veut dire plus précisément augurer (pu 卜) de la disposition du site selon les règles géomantiques du fengshui. 11 Ce poème est reproduit p. 152-153 dans l’édition de TANAKA Katsumi, Haku Rakuten (Bai Letian), Tokyo, Ozawa shoten, 1996. 12 L’Yiai-si, « monastère (bouddhiste) de la Pérenne Bonté ». 13 SHIZUNAGA Takeshi, Nihonjin no ‘koten’ : Haku Rakuten no sekai (Les “classiques” des Japonais: le monde de Bai Letian), Sinica, 2002, XIII, 11, p. 60-63 5


4 l’époque de Heian, par exemple dans le Dit de Genji14. Je détaillerai un peu le cas suivant, parce qu’il est particulièrement éclairant et même, dirai-je, paradigmatique : il révèle quasi à la lettre les mécanismes de ce qu’on appelle généralement diffusion, voire acculturation, et qui est en fait une translation de monde. Dans telle scène fameuse15 de ses Notes de chevet16, cette Bible du savoir-vivre à la Cour de Heian, Dame Sei Shônagon (966- ?) écrit ce qui suit17 : Un jour où il avait beaucoup neigé, les stores 18 étaient abaissés, contrairement à l’habitude, et nous étions réunies autour du feu auprès de son Altesse, quand celle-ci me dit : « Shônagon, comment est la neige au pic du Brûle-Parfum ? » 19 . Et comme je faisais relever les stores et tenais haut la natte20, son Altesse me sourit. Ces dames dirent alors : Nous connaissons ce poème, nous le fredonnons, mais nous n’y aurions pas pensé… C’est bien comme cela qu’il convient de servir son Altesse.

De quoi s’agit-il ? Pour le saisir, il faut savoir que son Altesse, l’impératrice Teishi21, était si férue de l’anthologie de Bai Letian Hakushi bunshû qu’elle tenait à ce que la vie de tous les jours, dans son palais, fût comme dans « le monde des poèmes de Bai »22. Aussi, dans la scène ci-dessus, pour exprimer qu’elle désire voir la neige au dehors, passe-t-elle tout naturellement par une allusion aux deux vers fameux que l’on a vus plus haut ; et c’est ce que Sei Shônagon a la présence d’esprit de saisir avant toutes les autres dames, méritant un sourire de l’impératrice et un commentaire flatteur de la part de l’assistance. Voilà sans doute comment, via « le monde des poèmes de Bai », le sharawadgi a pénétré au Japon et y a imprégné l’esthétique de l’habitation, avant que William Temple ne le fasse connaître en Europe… 3. Les occupations agrestes selon le principe de la grotte de Pan Attiret nous parle d’une « campagne rustique et naturelle (…) une solitude ». Cet habitat idéal, en Chine, a une histoire précisément datée. C’est un paradigme né de la littérature érémitique des Six Dynasties. Gardons-nous de confondre les ermites en question (dits yinzhe 隠者, « ceux qui se cachent ») avec nos Pères du désert : ce sont des mandarins, de grands personnages, à la fois maîtres des terres et des lettres, donc de l’histoire puisque ce sont eux qui l’écrivent, lesquels pour des raisons politiques et non point religieuses, en cette époque troublée, choisissaient de quitter le service et de se retirer hors les murs de la ville. L’un des plus fameux de ces anachorètes est Tao Yuanming (365-427), le poète qui a chanté le « retour à la campagne » (gui yuantian ju 帰園田居), autrement dit le retour à la nature, puisque vus du haut des murs de la ville, le rural et le sauvage sont également désignés par le même sinogramme ye 野. Rien là de particulièrement chinois ; la règle vaut aussi dans les grandes langues européennes : jusqu’au XVIIIe siècle, agreste avait en français les deux sens, qu’il a gardés en castillan, de même Genji monogatari. Suivant les éditions, la référence diffère : Shizunaga indique le 280e dan, mais c’est le 282e dans l’édition Kôdansha gakujutsu bunko, le 284e dans l’édition Kadokawa sophia bunko, le 299e dans l’édition Iwanami bunko, etc. 16 Makura no sôshi. 17 Makura no sôshi, p. 325 dans l’édition d’IKEDA Kikan, Tokyo, Iwanami bunko, 1962. 18 Mikôshi 御格子, sorte de volets. 19 Kôrohô no yuki, ika naramu 香爐峰の雪、いかならむ. 20 Misu 御 簾 , dont le second sinogramme est le même lian que dans le poème de Bai Letian. L’illustration donnée de cette scène dans le rouleau Makura no sôshi emaki (reproduite p. 220 dans l’édition Kadokawa sophia bunko) nous montre une pièce close par des nattes déroulées verticalement, les misu ou sudare 簾. Les volets mikôshi étaient au delà vers le dehors. 21 Fujiwara no Teishi, 976-1000. 22 Hakushi no sekai 白詩の世界. Outre Shizunaga, v. les commentaires d’UESAKA Nobuo et al., Makura no sôshi, Tokyo, Kodansha, 2003, vol. III, p. 237. 14 15


5 qu’en anglais sous la forme agrestic. Cela s’explique parce que, de même que le sauvage (du latin silvaticus, forestier) s’est défini à partir du moment où, par défrichement, il y eut des campagnes, la campagne comme telle, à son tour, s’est définie à partir du moment où il y eut des villes, désormais nombrils du monde et débuts de l’histoire (ab urbe condita). Vus de la ville, tant le sauvage que le rural se définissant par leur manque d’urbanité, ils passent tous deux pour « la nature », dont la ville est ressentie comme l’opposé : le pôle de l’artifice. Ce n’est pas tout ; car du même pas, c’est à partir du moment où il y a eu des villes qu’il a pu y avoir « la nature ». Aussi bien en Chine qu’en Grèce (avec l’école de Milet), le phénomène se produit vers le VI e siècle avant Jésus-Christ, où apparaît le concept (rendu par des mots déjà existants mais qui avaient un autre sens, φύσις en grec, tian 天 ou ziran 自然 en chinois). En Grèce, dès le siècle suivant, la chose est bien établie, comme le révélera l’anecdote suivante : En 490 avant Jésus-Christ23, quelques jours avant la bataille de Marathon, selon Hérodote, le héraut Philippidès24, au sortir de Tégée en Arcadie, est hélé par Pan, le dieu local des troupeaux. Celui-ci lui promet d’assister les Athéniens dans leur lutte contre les Perses. Effectivement, Pan sèmera la panique dans les rangs des Mèdes, assurant la victoire grecque. Les Athéniens marqueront leur reconnaissance en instituant le culte de Pan dans leur cité même. Ils l’installeront dans une grotte au flanc nord-ouest de l’Acropole, au-dessous des Propylées 25. Les autres cités grecques imiteront Athènes ; et assez rapidement, le culte de Pan se répandra dans tout le monde hellène. Fait curieux, les Arcadiens quant à eux consacraient à Pan des temples construits, tout comme aux autres dieux. Ce n’est qu’à Athènes, et à son image dans les autres cités non arcadiennes, que Pan sera logé dans une grotte. Pourquoi donc une grotte ? C’est que dans son principe – transposer l’espace sauvage de l’Arcadie au foyer de l’écoumène (la plus grande ville) –, l’installation de Pan dans une grotte au pied de l’Acropole est homologue à l’aménagement d’un jardin. Dans les deux cas, toutefois, il ne s’agit pas de la transposition pure et simple, au milieu de la ville, d’un en-soi qui serait étranger à la ville ; car comme on vient de le voir, il n’y a de sauvage qu’en fonction de la campagne ou a fortiori de la ville. Autrement dit, la grotte de Pan est athénienne. Loin d’être purement arcadienne, elle est issue de l’atticisme le plus raffiné de la culture grecque. Mais ce n’est pas tout (car si ce n’était que cela, on en resterait au simple constat que ladite grotte est effectivement localisée à Athènes) : avec cette grotte, Pan change de statut et d’appartenance. Il n’est plus seulement le chèvre-pied, dieu des pâtres arcadiens ; il se met à exister en tant qu’antithèse de l’urbanité d’Athènes : la nature sauvage ; et cette vision échappe aux Arcadiens, pour devenir propre à Athènes puis, de là, se répandre dans tout le monde gréco-romain. Cette subtilisation, par la ville, de quelque chose qui au départ lui était extérieur (relevant du monde paysan), et qu’elle s’approprie pour le réinterpréter en quelque chose qui est son inverse propre : « la nature », mais qu’elle diffusera ensuite à partir d’elle-même et pour elle-même (donc hors de portée des paysans), c’est ce que j’appelle le principe de la grotte de Pan. C’est un principe paradoxal, où « la nature » (l’idée de nature et sa représentation sensible, telle une grotte) tient lieu de la nature (les écosystèmes non anthropisés) ; et cela dans la mesure même où la ville (ce qu’il y a de plus artificiel sur Terre) est l’opposé de la nature. La même chose s’est passée en Chine, mais en chinois, cela va de soi. Ce fut la naissance du paysage, sous les Six Dynasties 26. Retirés sur leurs terres, les mandarins Sur ce qui suit, v. Philippe BORGEAUD, Recherches sur le dieu Pan, Genève, Droz, 1979, p. 195 sqq. : « Pan à Athènes ». 24 Athènes l’avait envoyé porter un message à Sparte, et il était là sur le chemin du retour. C’est ce même Philippidès (ou Phidippidès) qui, après la victoire de Marathon, courra d’une traite annoncer la nouvelle à Athènes ; exploit que commémore aujourd’hui, depuis la réinstitution des jeux olympiques, la course du marathon. 25 Borgeaud 1979, p. 222. 26 En Europe, la même chose se passe à la Renaissance, mais en d’autres termes. 23


6 anachorètes, cette classe de loisir (leisure class, comme eût dit Veblen 27), ont regardé « les monts et les eaux » (shanshui 山水) d’un autre œil que les paysans : non pas en tant que torrents dévalant de la montagne (c’est le sens premier de shanshui : « les eaux de la montagne »), existant en tant que risque d’inondation ou que ressource pour l’irrigation, mais, à partir du IVe siècle, existant en tant qu’agrément paysager (le sens désormais principal de shanshui) ; ce qui conduira le peintre Zong Bing (375443) à écrire, vers 440, une Introduction à la peinture de shanshui (Hua shanshui xu) qui est le premier traité du paysage dans l’histoire humaine. Tao Yuanming, lui, n’a pas spécialement parlé de paysage. En revanche, il a chanté abondamment les délices de l’ermitage. L’anachorète se reconnaît en effet à son habitat, l’ermitage. Il a pour le dire abondance de vocabulaire ; mais par dessus tout, c’est de sa « cabane » qu’il parlera : lu 廬 ou an 庵 28. « Poète des champs »29, Tao Yuanming a laissé des images initiatrices à cet égard ; en particulier dans ce poème fameux, le cinquième de Boisson30, qu’il composa en l’an Ier de l’ère Yuanxing (402) : 結廬在人境 而無車馬喧 問君何能爾 心遠地自偏 採菊東籬下 悠然見南山 山気日夕佳 飛鳥相與還 此中有真意 欲辨已忘言

J’ai monté ma cabane en milieu humain Mais de chars et chevaux nul vacarme Je me dis : comment est-ce possible ? À coeur distant, terre elle-même éloignée… Cueillant un chrysanthème sous la haie de l’est Je vois à loisir le mont Sud Il souffle un accord au soleil couchant Des vols d’oiseaux s’assemblent au retour C’est là qu’est l’authenticité Je voudrais la dire… déjà me défaut la parole31

Le mont Lu, dont Tao Yuanming contemple ici le pic méridional, dérive son nom de la cabane d’un ermite. Le sinogramme lu 廬 combine l’idée de logis, par sa clef 广 , avec un élément phonétique (le reste du caractère) qui lui-même signifie « écuelle », pour la nourriture. Le vivre et le couvert de base, en somme. L’intéressant est ici la combinaison avec jie 結 dans jie lu 結 廬 , « monter sa cabane ». Si vous regardez un bon dictionnaire à jie lu, il vous cite immanquablement le premier vers de Boisson V. C’est donc Tao Yuanming qui, entre tous les poètes, a fait passer cette expression dans la langue. Or jie, cela veut dire « tresser, nouer ». Le caractère combine la clef 糸, « fil », et la partie phonétique 吉 qui veut dire « tordre », comme on le fait par exemple des torons d’une corde. Jie lu, c’est donc tresser des branchages pour se monter un abri vraiment rudimentaire. Et telle est bien l’image visée par Tao Yuanming. Elle a traversé les siècles et essaimé dans toute l’Asie orientale. Ainsi au Japon, où elle se lit iori wo musubu, littéralement « nouer une cabane ». Quels sont les éléments d’une telle architecture ? Au fil de l’histoire, ils ont pu devenir extrêmement sophistiqués ; mais dans le principe de leur représentation, ils restent fidèles au genre « branchages tressés ». L’entrée du logis de l’ermite, notamment, est réputée close par un simple fagot, une « porte de broussailles », chaifei 柴扉 , chaimen 柴門 ou d’autres termes équivalents, qui par synecdoque veulent dire aussi « ermitage ». Tao Yuanming par exemple parlera de son chaimen dans sa propre oraison funèbre, Zi ji wen : Thorstein VEBLEN, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970 (The theory of the leisure class, 1899). 28 En Chine plutôt le premier terme, au Japon plutôt le second (également prononcé iori). 29 Tianyuan shiren 田園詩人. 30 Yinjiu 飲酒. 31 Il s’agit de l’authenticité du Dao, qui ne peut pas se dire, comme il est écrit au début du Laozi : Dao ke dao fei chang Dao 道可道非常道, « le Dao qu’on peut dire n’est pas le Dao de toujours ». Je traduis l’extrait de Xie Lingyun d’après l’original reproduit dans MATSUEDA Shigeo et WADA Takeshi (édité par), Tô Enmei zenshû (Œuvres complètes de Tao Yuanming), Tokyo, Iwanami Bunko, 1990, vol. I p. 208 sq. 27


7 (…) 含歓谷汲、行歌負薪。翳翳柴門、事我宵晨。(…) Avec joie je puisais à la vallée, en chantant je portais les fagots. Ma porte de broussailles bien cachée m’occupait soir et matin32.

Quelles délices effectivement que ces occupations agrestes ! Quand toutefois il ne s’agit pas vraiment de travailler la glèbe pour sa subsistance (ça, c’est bon pour les ploucs)… 4. Le paysagement de la Source aux fleurs de pêcher Si Tao Yuanming est bien le poète qui a instillé en Chine le goût du gîte agreste, le premier « poète paysager » (shanshui shiren 山水詩人 ) fut Xie Lingyun, qui était de vingt ans plus jeune (385-433). On lui doit en particulier ces quatre vers, que je considère comme l’acte de naissance du paysage : 情用賞為美 事昧竟誰辨 観此遺物慮 一悟得所遣 33

Le sentiment, par le goût, fait la beauté Chose obscure avant qu’on la dise Oubliant à sa vue les soucis mondains L’ayant saisie, on peut s’y livrer

Ce sont les derniers vers d’un long poème, Par crêtes et vaux à partir de Jinzhujian. Jinzhujian (le gave de Jinzhu) est près de Shaoxing, dans les monts Guiji, où Xie Lingyun s’est retiré dans son ermitage (sa luxueuse villa) de Shining. Il a écrit de nombreux poèmes sur les paysages de cette région du Zhejiang, qui est effectivement célèbre pour ses beautés naturelles. Ce poème-ci commence par décrire les scènes traversées par notre Wanderer, en les lardant comme il convient d’allusions à des poèmes plus anciens, et se termine par les quatre vers susdits. « Acte de naissance du paysage », le mot est lourd. Est-il justifié ? Xie Lingyun, bien qu’on le reconnaisse unanimement comme le premier poète paysager, n’est pas le premier a avoir employé le mot shanshui dans le sens de « paysage » (on date les premières occurrences du 3e jour du 3e mois de 353, dans les distiques écrits lors d’un banquet fameux au Pavillon des orchidées, ermitage du grand calligraphe Wang Xizhi34). S’il a vraiment laissé beaucoup de poèmes paysagers, il n’est pas non plus le premier poète à avoir chanté des paysages. Ce qui est chez lui radicalement neuf, et profondément actuel, c’est d’avoir pressenti l’essentiel de ce qui institue un paysage comme tel ; et ce sont en particulier ces quatre vers qui le disent. Ils sont donc véritablement fondateurs, et ce en connaissance de cause. Pour ma part, j’y lis volontiers le pressentiment de la trajectivité 35 du paysage. Celui-ci n’existe pas en lui-même et n’est pas beau en lui-même. Pour le « faire beau » (wei mei 為美), i.e. le faire exister en tant que paysage et jouir de sa beauté, il faut que le spectateur y participe : qu’il ait la sensibilité, le « goût » (shang 賞 ) qui convient ; car dans une telle disposition, il aura l’émotion ou le sentiment (qing 情 ) propre à l’appréciation d’où naîtra la beauté (vers 1). Celle-ci est obscure, fuligineuse (mei 昧 ), insaisissable tant que des mots ne l’établissent pas comme telle ; il faut donc que « quelqu’un la dise » (shei bian 誰辨 , vers 2). À partir de là, s’instaure une dimension inaccessible à la mondanité des « soucis matériels » (wulü 物慮, vers 3), qui occupent le commun, en particulier les paysans qui, pourtant, vivent dans cet environnement et Je traduis d’après l’original reproduit dans Matsueda et Wada 1990, vol. II p. 237 sq. Cité par OBI Kôichi, Sha Reiun, kodoku no sansui shijin (Xie Lingyun, le poète solitaire du paysage), Tokyo, Kyûko shoin, 1983, p. 179. 34 Détails dans mon La Pensée paysagère, Bastia, éditions éoliennes, 2016 (2008), chap. III. 35 Concept central de la mésologie (Umweltlehre, fûdoron 風土論), qui se définit par la ternarité S-I-P : la saisie (par les sens, l’action, la pensée et le langage de l’interprète I) de S (le sujet du logicien, l’objet du physicien) en tant que P, i.e. en tant que quelque chose. Ici, c’est la saisie de l’environnement S en tant que paysage P, ce qui fait la réalité concrète du milieu S/P (i.e. S en tant que P) qui est propre à I (ici Xie Lingyun). Sur ces questions, v. mon La Mésologie, pourquoi et pour quoi faire, Nanterre la Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014. 32 33


8 même le façonnent par leur travail, mais sont incapables de le voir en tant que paysage. Peu importe ! L’existence et le travail du vulgum pecus, par principe – c’est ce que j’appelle le principe de Xie Lingyun –, sont forclos de cette vision. Xie Lingyun, en effet, bien qu’il excursionne avec une suite de plusieurs dizaines de cavaliers, se plaint souvent de sa solitude. Il eût aimé qu’une âme sœur, devant le spectacle du paysage, partageât le même shang, celui des happy few. Nonobstant, dorénavant, le paysage offre à la sensibilité de l’amateur des prises qui le rassurent. Il peut donc y livrer son cœur (suo qian 所遣, vers 4). Autant dire que ce spectateur privilégié a su saisir l’environnement (S) en tant que paysage (P), et que désormais il accède à une réalité (S en tant que P, soit S/P) que le commun des mortels ne sait pas reconnaître. Le mécanisme central de cette trajection, instauratrice d’un monde nouveau, c’est bien shang : conférer du prix (le sinogramme 賞 a pour clef sémantique le pictogramme d’un cauri, 貝 ). C’est l’établissement d’une nouvelle valeur, d’un en-tant-que surclassant les précédents ; lesquels sont du coup forclos par ce nouveau P, qui est investi de du prestige et de l’autorité d’une élite. Xie Lingyun est le premier a en avoir eu conscience, ou du moins prescience ; et c’est là justement le second aspect du principe de Xie Lingyun : son aspect instituant, pas seulement snobant (forclosant). Le shang, ajoutant de la valeur à la Terre par un nouveau prédicat, est bien l’opération foncière du déploiement de l’écoumène – la Terre en tant que « l’habitée » (οἰκουμένη), l’humainement habitée, irréductible aux écosystèmes de la biosphère et, a fortiori, aux processus physico-chimiques de la planète. Tao Yuanming, de son côté, avait imaginé un habitat idéal dans un conte célèbre, La Source aux fleurs de pêchers (Taohuayuan ji 桃花源記)36, habitat qu’il décrivait, de manière encore très classique37, comme un ordonnancement régulier des maisons. Or les représentations picturales ultérieures de ce même pays de la Source aux fleurs de pêcher ont peu à peu tendu à le montrer comme une dissémination pittoresque dans un site irrégulier, autrement dit un paysage (shanshui). La transition s’est faite entre le Ve et le VIIIe siècles. Comparons en effet ces mots de Tao Yuanming (365427) : « des maisons bien en ordre »38, à ceux que trois siècles plus tard Wang Wei (701-761) emploiera dans son Voyage à la Source aux pêchers 39 : « mille maisons dispersées parmi les fleurs et les bambous »40. Ce paysage-là, ce n’est autre que celui que le père Attiret admirera au Yuanmingyuan. L’on aura noté qu’il y voyait la représentation d’une « solitude ». Ce mot de solitude a ici, bien entendu, le sens classique de retraite solitaire, loin du monde ; bref, c’est un ermitage. Voilà qui était bien vu, car effectivement, l’esthétique du Yuanmingyuan (aménagé à partir de 1707, dès le règne de Kangxi) était l’héritière du jardin de lettré, métaphore matérielle issue de l’érémitisme littéraire des Six Dynasties. L’on aura noté aussi que la solitude en question est à la fois « rustique » et « naturelle » ; en quoi elle témoigne de l’universalité de l’ambivalence campagne = nature pour les citadins, c’est-à-dire de la forclusion du travail paysan. C’est effectivement le principe de Xie Lingyun qui s’exprime dans le Yuanmingyuan, mais non moins dans la sensibilité européenne du père Attiret. En effet, dans la classe de loisir, c’est bien à la nature-campagne, au ye 野 que l’âme aspire, car on n’est pas paysan ; mais aussi, côté européen, parce que l’on est en train de devenir l’individu moderne : un être différent de celui qui créa la commune urbaine du Moyen Âge, comme il avait créé plus tôt la civitas latine, et plus tôt encore la polis grecque ; bref, un être différent de celui auquel nous devons le schème de la cité. C’est justement ce schème qui, avec l’émergence de l’individualisme, commence à se fissurer, conduisant de ce fait à l’autre sens du mot solitude, celui qu’éprouvait déjà Xie Lingyun en se plaignant de ne pas trouver, devant le paysage, l’âme sœur qui V. la traduction et le commentaire de ce conte dans mon Histoire de l’habitat idéal, Paris, Le Félin, 2016 (2010), p. 22 sqq. 37 Selon la cosmologie classique, « le ciel est rond, la terre carrée » (tian yuan di fang 天 円 地 方 ), et corrélativement, l’habitat idéal est orthogonal. 38 Wu she yan ran 屋舎儼然. 39 Tao yuan xing 桃源行. 40 Qian jia san hua zhu 千家散花竹. Wang Wei, Paysages, miroirs du cœur, Paris, Gallimard, 1990, p. 96. 36


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我志誰与亮 賞心惟良知 41

avec moi verrait clairement où j’aspire et seul aurait le goût de bien le reconnaître

Ce sens-là – être seul devant la nature – s’exprimera, entre autres, par les formes de l’urbanisation diffuse de la fin du XX e siècle : ces formes solitaires, discrétisées, disséminées dans le paysage comme les « mille maisons » de Wang Wei parmi les bambous et les fleurs. 5. Le retour à l’Âge d’or Si, en son ermitage, Tao Yuanming jouait au paysan, comme Marie-Antoinette à la bergère au Petit Trianon, c’est parce que, pour la classe de loisir, la campagne est le lieu même de l’otium – le loisir, que nient (negotium, d’où vient « négoce ») les affaires et les devoirs de la ville. À la campagne, on peut jouer sur le mode du frui (la jouissance esthétique) à ce qui n’existe que sur le mode de l’uti (l’obligation utilitaire) pour les paysans, ces culs terreux dépourvus de shang, incapables de voir leur environnement (S) en tant que paysage (P), et que Cézanne, en bon représentant de sa classe, comparait donc élégamment à des chiens (propos recueillis par son ami Gasquet) : Avec des paysans, tenez, j’ai douté parfois qu’ils sachent ce que c’est qu’un paysage, un arbre, oui. Ça vous paraît bizarre. J’ai fait des promenades parfois, j’ai accompagné derrière sa charrette un fermier qui allait vendre ses pommes de terre au marché. Il n’avait jamais vu Sainte-Victoire. Ils savent ce qui est semé, ici, là, le long de la route, le temps qu’il fera demain, si Sainte-Victoire a son chapeau ou non, ils le flairent à la façon des bêtes, comme un chien sait ce que c’est qu’un morceau de pain, selon leurs seuls besoins, mais que les arbres sont verts, et que ce vert est un arbre, que cette terre est rouge et que ces rouges éboulés sont des collines, je ne crois pas que la plupart le sentent, qu’ils le sachent, en dehors de leur inconscient utilitaire 42.

Or pourquoi donc la classe de loisir, dans son inconscient hédoniste (frui, non pas uti), idéalise-t-elle le séjour champêtre ? Parce que c’est là que s’accomplit par excellence la forclusion du travail paysan, celle qui transmute la campagne en nature, et permet donc aux happy few, et à eux seuls, de revivre l’Âge d’or (ou, en Chine, son équivalent le Datong 大同, la « Grande Identité » entre les dieux et les hommes, que n’avaient pas encore tranchée le travail de la terre et les douves de la ville). En effet, comme l’écrivit Hésiode : χρύσεον μὲν πρώτιστα γένος (…) καρπὸν δ᾽ ἔφερε ζείδωρος ἄρουρα αὐτομάτη πολλόν τε καὶ ἄφθονον

D’or fut la race première (…) La terre donneuse d’épeautre portait fruit d’elle-même, en nombre et à satiété43.

C’est que la terre, à l’Âge d’or, était « donneuse d’épeautre » (ζείδωρος) « de son propre mouvement » (αὐτομάτη), sans qu’il fût besoin de la travailler. Encore Hésiode, qui lui-même était paysan et savait donc à quoi s’en tenir, renvoie-t-il ce temps béni dans un passé lointain ; mais huit siècles plus tard, le mythe est porté au présent par Virgile, chargé par Mécène de faire miroiter aux légionnaires d’Octave, après la victoire d’Actium, les charmes de la campagne où il fallait les renvoyer : O fortunatos nimium, sua si bona norint agricolas ! quibus ipsa, procul discordibus armis, Cité par Obi 1983, p. 254. Joachim GASQUET, Cézanne, Fougères, Encre marine, 2002, p. 262-263. 43 Les Travaux et les jours, 109-118 (p. 90 dans l’édition établie par Paul Mazon, Paris, les Belles Lettres, 2001. Ma traduction). 41 42


10 fundit humo facilem victum justissima tellus44.

Il fallait donc que la terre leur apparût dispenser « d’elle-même » (ipsa) une nourriture « facile ». On notera que l’ipsa virgilien est homologue à l’automatê selon Hésiode : il s’agit en effet de la même fiction arcadienne d’une terre qui donne ses fruits sans travail ; mais alors qu’Hésiode en faisait un âge révolu, Virgile la met en scène au présent. Cette mise en scène, voilà bien ce qu’accompliront, en Chine, les contemporains et les héritiers de Tao Yuanming : concrétiser pour les happy few, dans leurs terres, cette Grande Identité avec la nature que Confucius, comme Hésiode pour l’Âge d’or, voyait dans le passé. Mais cela, il fallait en avoir les moyens ; en l’occurrence, posséder la terre, des terres cultivées par des centaines ou des milliers de serfs. Il fallait aussi que ce travail fût caché, de sorte que son résultat parût se faire ziran 自然, « de soi-même ainsi » (ce mot a plus tard pris le sens de « nature »). Même Hésiode s’y est laissé prendre : la terre dont il parle, cette ἄρουρα donneuse de blé soi-disant « de son propre mouvement », elle est en fait, comme son nom même l’indique, prédiquée par l’araire : saisie en tant que terre arable, autrement dit déjà défrichée par le labeur humain45. Pourvu cette forclusion du travail paysan, l’otium de nos ermites pourra être la belle vie dans « la nature », et plus particulièrement dans la « maison délicieuse » hors les murs de la ville, i.e. là où l’on ne travaille pas. Comme l’était effectivement le Yuanmingyuan, hors les murs de Pékin… et comme l’était, pour un riche Romain, le lieu de l’otium (la campagne), par négation de celui du negotium (la ville). En effet, comment ce lieu idéal, la maison délicieuse, pourrait-il être placé sous le signe du travail ? Pline le Jeune, dans une de ses Lettres (I, 9), a déjà tout dit à ce sujet. Sa maison délicieuse, à lui, c’est la villa suburbana dont il a fait l’acquisition aux environs d’Ostie, dans un beau site, près de la plage, et à distance raisonnable de son lieu de travail, Rome : XVII milibus passuum ab urbe secessit, ut peractis quae agenda fuerint, salvo jam et composito die possis ibi manere (À vingt-cinq kilomètres de Rome, on peut s’y rendre pour passer la nuit, une fois qu’on est quitte de ses obligations, sans entamer ni écourter sa journée de travail)46.

L’un des points intéressants dans l’évocation de cette maison suburbaine, c’est le lien que Pline y établit entre l’authenticité et l’otium (le loisir, temps que l’on passe « à loisir » à faire ce que l’on aime personnellement, par opposition aux obligations sociales du negotium, temps qui dépend du rapport aux gens de même condition, et qui donc est urbain par nature) : O rectam sinceramque vitam, o dulce otium honestumque ac paene omni negotio pulchrius ! (O vie juste et authentique, honnête et doux loisir, plus beau que presque toute occupation !)47.

Dans la civilisation romaine, le lien est ancien entre le thème du retour à la campagne et celui de l’authenticité. Ce lien a survécu au travail direct de la terre pour s’exprimer derechef au temps de la villégiature, comme ici 48. De même en Chine : si un Tao Yuanming ne met plus la main à la bêche par nécessité, mais seulement par otium, il continue comme Pline à parler d’authenticité (zhen yi 真 意 , sincera vita)49. À ce stade de la villégiature, ou de l’érémitisme mandarinal, le travail se « Trop heureux les cultivateurs, s’ils connaissaient leur bonheur ! Pour qui d’elle-même, loin des luttes fratricides, la très juste Terre épand au sol une nourriture facile ». Virgile, Géorgiques, II, 458-460. 45 Aroura, arable, araire viennent d’une racine indo-européenne signifiant labourer. 46 Cité dans Annette FLOBERT, La Ville et la campagne, Paris, Ellipses, Civilisation latine par les textes, 1999, p. 66. 47 Cité par Flobert 1999, p. 67. 48 Sur ce thème v. Jean-Marie ANDRÉ, La Villégiature romaine, Paris, PUF, 1993, p. 13 sqq. 49 Zhen yi 真意. 44


11 trouve donc soit rejeté dans une dimension étrangère à l’authenticité, ce qui me paraît improbable, soit forclos (locked out), ce qui est ma thèse. En tout cas, pour l’élite, il a cessé de fonder le lien à la terre (sinon indirectement, par esclaves ou serfs interposés), qui lui-même fonde la possibilité de toute vie sociale, puisqu’il faut bien d’abord se nourrir. Pour la classe de loisir, celle de Pline ou de Tao Yuanming, ce lien embué de nostalgie de la matrice (l’Âge d’or, la Grande Identité), porté de mythe en littérature, puis de littérature en paysage, de paysage en jardin et de jardin en maison délicieuse, il renaîtra plus fort encore au XVIII e siècle, où se croiseront, s’interféconderont en Europe le mythe arcadien de la pastorale et celui de l’ermitage mandarinal, et de là passera dans la jeune Amérique. 6. Du Yuanmingyuan à la case de l’oncle TOM Dans l’édition du 19 juin 1851 du National Era50, un hebdomadaire anti-esclavagiste publié à Washington DC, Harriet Beecher-Stowe fait paraître le chapitre IV de son feuilleton Uncle Tom’s cabin – dont l’édition ultérieure en livre fut, après la Bible, l’ouvrage le plus vendu au XIX e siècle aux États-Unis, et dont Abraham Lincoln devait dire qu’il fut à l’origine de la guerre de Sécession 51. Voici les premières lignes de ce chapitre IV : The cabin of Uncle Tom was a small log building, close adjoining to “the house”, as the negro par excellence designated his master’s dwelling. In front it had a neat garden patch, where every summer strawberries, raspberries, and a variety of fruits and vegetables, flourished under careful tending52.

De qui cet Uncle Tom est-il l’oncle? De tous les enfants. Dans la première édition française de la Case de l’oncle Tom (Charpentier, 1878), la traductrice, Mme Swanton-Belloc, explique par une note (p. 26) : Les titres affectueux d’oncle et de tante se donnent aux noirs qui vivent dans la familiarité de la maison, et qui ont vu grandir les enfants. Leurs camarades les leur donnent aussi par esprit d’imitation.

C’est également par esprit d’imitation que je parlerai ici de TOM, en y mettant des capitales pour les raisons que l’on verra. Précisons aussi que ce TOM n’est pas nécessairement noir, mais qu’il est tout de même esclave. De qui ? De lui-même, ou plus exactement de motivations qu’il ignore, mais qui sont au fond de lui. Tout au fond de lui. C’est de ces profondeurs qu’il sera question ici. Dernier préalable. Harriet Beecher ne décrit pas la cabane en rondins (log cabin) où habite Uncle Tom. Elle n’a pas besoin de le faire, parce qu’en Amérique du Nord, tout le monde sait ce que c’est qu’une cabane en rondins. Dans la Case de l’oncle Tom, c’est la demeure d’un esclave, mais il n’y a là aucun lien particulier ; c’est purement casuel. En réalité, par excellence (comme l’écrirait Mrs Stowe), la cabane en rondins, c’est la demeure du pionnier. C’est la maison que s’édifie le coureur de bois dès qu’il cesse de courre, et surtout dès qu’il prend femme ; car cette log cabin, c’est un idéal familial, celui de la little house on the Prairie. Si vous aviez vécu dans les Je reprends dans cette section quelques passages de mon article « La case de l’oncle TOM », p. 15-23 dans Yann NUSSAUME, Aliki-Myrto PERYSINAKI et Johanna SERY (dir.), La maison individuelle. Vers des paysages soutenables ?, Paris, Editions de la Villette, 2012. 51 La tradition veut que, lorsque Harriet Beecher-Stowe lui fut présentée en 1862, Lincoln l’ait accueillie par ces mots : « So you are the little woman who wrote the book that started this great war ! ». 52 La première traduction française de ce passage, par Louise Swanton-Belloc (Charpentier, 1878), donnait (p. 26) : « La case de l’oncle Tom, faite de troncs d’arbres à peine dégrossis, était à peu de distance de ‘la maison’ ; le nègre désigne ainsi par excellence la demeure du maître. Sur le devant s’étendait un gentil jardinet, où des soins assidus faisaient croître, chaque été, des fraises, des framboises, et une diversité merveilleuse, vu l’espace, de fruits et de légumes ». 50


12 années trente au siècle passé, vous l’auriez vue par exemple, avec les deux petites filles devant, sur la couverture du premier tome de la série de Laura Ingalls Wilder, qui a commencé en 1932. À défaut, vous l’aurez vue sans doute sur NBC, entre 1974 et 1982. Mais ce que l’on verra ici plutôt, c’est qu’il n’y a nul besoin d’être américain pour avoir nostalgie de la petite maison dans la Prairie. Mutatis mutandis, cela vaut aujourd’hui aussi dans les banlieues françaises, ou dans celles de Tokyo. Cela valait même déjà dans les environs de Rome au temps d’Auguste, ou dans ceux de Chang.an au temps de Wang Wei ! Mais quel esprit d’imitation pousse donc tout ce monde citadin à vouloir habiter, comme Laura Ingalls, une petite maison dans la Prairie, autrement dit une maison individuelle au plus près de la nature ? Voilà qui vaut la peine d’être éclairci. Le thème est immense. Je n’en évoquerai ici cursivement qu’un aspect : le lien entre l’urbain diffus et le topos ontologique moderne, en acronyme le TOM53. Qu’est-ce d’abord que l’urbain diffus ? Ce genre de vie où une société fonctionnellement urbaine à près de 100%, comme la société française 54, idéalise et recherche un habitat individuel ruraliforme, comme résidence secondaire ou même principale, au prix de déplacements motorisés incessants. Quant au TOM, cet acronyme a l’avantage d’évoquer le grec τόμος, qui signifie « morceau, partie coupée » ; l’on retrouve la même racine dans tome, atome, anatomie, etc. De quoi donc le TOM est-il un morceau, une partie coupée ? De l’être humain, depuis que le dualisme moderne l’a effectivement coupé de son milieu en faisant de celui-ci un objet. Relisons le Discours de la méthode, cette profession de l’être du futur individu moderne : (…) je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune cause matérielle55.

Étant nous-mêmes devenus TOM, nous rechignons à l’idée que l’humain puisse n’être pas TOM. Or en fait, le TOM a forclos (locked out) la moitié de son être : son corps médial, c’est-à-dire ce système éco-techno-symbolique indissociable de son être qu’est son milieu, en le regardant désormais comme une collection d’objets extérieurs. Comme le cogito, il prétend instituer son être de lui-même, indépendamment de tout milieu, alors que, toujours plus néotène, il dépend chaque jour davantage de son corps médial. Cette forclusion le condamne à un manque-àêtre insatiable, ressort fondamental de la société de consommation : en acquérant indéfiniment des objets, le TOM tente illusoirement de récupérer son corps médial ; et c’est ainsi qu’il est devenu l’esclave de ses systèmes d’objets (notamment du système automobile). Esclave parce que, justement, il n’a pas conscience que s’il en a tant besoin, c’est parce qu’il a forclos cette moitié de son être ! L’inauthenticité structurelle du TOM – de par la forclusion de son corps médial – a des racines lointaines, car elle commence avec l’oubli du travail qui, dans l’écoumène, a toujours déjà transformé la nature en demeure humaine. Dans l’évolution qui, d’une lignée de singes, a fait le genre humain, l’anthropisation du milieu par la technique, et son humanisation par le symbole, sont en effet allées de J’ai initialement défini la notion de TOM dans Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009 (2000), § 37. Topos est entendu au sens où le définit Aristote (Physique, IV, 212 a 20) : « la limite immobile immédiate de l’enveloppe [de la chose] (to tou periechontos peras akinêton prôton) ». À ce sujet plus de détails dans Écoumène, op. cit, § 4 sqq, où je montre qu’aux temps modernes l’Europe a décisivement opté pour le topos en oubliant la chôra, laquelle correspond à ce que j’appelle ici le corps médial, i.e. le milieu (l’Umwelt d’Uexküll) propre à un certain être, à ne pas confondre avec l’environnement, qui est un donné brut universel (Umgebung). L’être humain véritable couple en fait un topos et une chôra, i.e. un individu et un milieu, couplage que la mésologie appelle médiance, et qui se définit comme « le moment structurel de l’existence humaine » (Watsuji). Sur ces questions, v. La Mésologie, op. cit. 54 Où la part de l’agriculture dans la population active est aujourd’hui de moins de 3%. 55 Discours de la méthode, Méditations métaphysiques, Paris, Flammarion, 2008 (1637), p. 38-39. 53


13 pair avec l’hominisation56. Déjà Hésiode me semble en avoir eu quelque pressentiment lorsqu’il écrivit, dans les Travaux et les jours (42) : κρύψαντες γὰρ ἔχουσι θεοὶ βίον ἀνθρώποισιν

Car les dieux ont caché aux humains ce qui les fait vivre

Ce qui fait vivre les humains, c’est non seulement le travail de leur corps animal individuel, mais celui qui s’accomplit à leur insu dans leur corps médial, et dont l’empreinte écologique, entre autres, est l’un des indices. La forclusion de ce travail s’est accentuée décisivement en deux étapes : 1. à la naissance du paysage, lorsque la classe de loisir s’est mise à considérer « la nature » comme objet de jouissance esthétique, et à jouer les ermites pour aller s’y plonger, pendant que le labeur de ses tenanciers continuait de la transformer en produit du travail humain ; 2. avec la mécanisation moderne, qui a opportunément remplacé la récalcitrance des ploucs par l’absolue soumission des moteurs. L’ermitage paysager, via l’histoire qu’en écrivit la classe de loisir et que nous venons d’évoquer, devait inspirer le pavillonnaire des futures banlieues européennes, prémices de l’urbain diffus, qui repose sur le couplage dynamique (la médiance) du TOM et de l’automobile 57. D’où, chez le TOM aujourd’hui, la pulsion d’aller consommer plus voracement cet objet qu’est « la nature » en 4x4, avec sous le pied, de préférence, les 550 CV du Cayenne de chez Porsche. On a même rencontré, dans une banlieue de Kyôto, une « maison aux quatre 4x4 », dont les quatre occupants (papa, maman et deux jeunes adultes) avaient besoin, ce semble, de seize roues motrices pour se sentir habiter vraiment la Prairie (fig. 1). La maison délicieuse au plus près de « la nature », cet ermitage en 4x4, c’est bien la case de l’oncle TOM, esclave de ses systèmes d’objets. Palaiseau, solstice d’hiver 2016.

La mésologie reprend ici la thèse d’André LEROI-GOURHAN, Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 2 vol. 57 Ces questions sont détaillées dans mon Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2016 (2010). 56


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