Proposé à la revue Sensibilités
La maison délicieuse par Augustin Berque
Résumé – « Maison délicieuse » est une expression qu'employa l'abbé Marc-Antoine Laugier dans son Essai sur l'architecture (1753) à propos de la description que le Père Attiret, jésuite employé à la Cour de l'empereur de Chine, avait faite de l'une des constructions qui agrémentaient le Jardin de la clarté parfaite (Yuanmingyuan). Un équivalent chinois du Petit Trianon, en somme. À cette époque se sont croisées, dans l'Europe des Lumières, la tradition européenne du paysage de la pastorale, venue de la Grèce antique, et celle de l'ermitage paysager, venue de Chine par les jardins anglo-chinois. Plus tard, croisé encore avec l'inspiration nord-américaine de la little house on the prairie, ce courant devait engendrer l'idéal pavillonnaire des banlieues du XXe siècle, puis celui de l'habitat ruraliforme qui, avec l'automobile, s'est diffusé dans les pays riches. Habiter au plus près de la nature ! Cet idéal urbain est essentiellement une quête de paysage. On retracera l'histoire de ses motivations, pour terminer sur le problème qu'il nous faut aujourd'hui résoudre : cette quête de « la nature » (en termes de paysage) aboutit à détruire la nature (en termes d'écosystème). Plan : 1. Des Lettres édifiantes au Petit Trianon ; 2. Une anti-symétrie vraiment sharawadgi ; 3. Les occupations agrestes selon le principe de la grotte de Pan ; 4. Le paysagement de la Source aux fleurs de pêcher ; 5. Le retour à l’Âge d’or ; 6. Du Yuanmingyuan à la case de l’oncle TOM.
1. Des Lettres édifiantes au Petit Trianon L’expression « maison délicieuse » a été employée par l’abbé Marc-Antoine Laugier (1713-1769), SJ, dans son Essai sur l’architecture (1753), à propos de la description faite par le père Jean-Denis Attiret, jésuite également, de l’une des fabriques du parc impérial Yuanmingyuan (« Jardin de la clarté parfaite »), près de Pékin, dans une lettre qui a notablement influencé non seulement le style des jardins anglo-chinois dans l’Europe des Lumières, mais, au-delà, le goût qui allait se développer en Occident aux deux siècles suivants pour la maison individuelle hors la ville, au plus près de « la nature ». Voici d’abord ce que dit le texte original de Laugier 1: (…) Le goût des Chinois me paraît préférable au nôtre. La description de la maison de plaisance de leur Empereur, que l’on lit dans les Lettres édifiantes, annonce de leur part une grande naïveté [i.e. grâce naturelle] dans la décoration de leurs jardins. Cette antisymétrie qu’ils affectent, cet air de caprice qu’ils donnent au dessein et à la composition de leurs bosquets, de leurs canaux, et de tout ce qui les accompagne, doit avoir des grâces d’autant plus aimables qu’elles sont vraiment champêtres. Aussi n’est-il personne qui ait pu résister au charme de cette description : on croit, en la lisant, errer au milieu de ces jardins fictices [i.e. imaginaires], où les fées étalent leurs enchantements. Cependant, lorsqu’on y réfléchit, on n’y voit rien que de simple et de naturel, tant le simple est heureusement pensé, tant le vrai et le naturel ont d’empire sur nos goûts. Je voudrais que celui qui nous a donné cette jolie description nous donnât le plan véritable de cette maison délicieuse. Sans doute que ce plan nous 1
Chap. VI, « De l’embellissement des jardins », p. 280-281 dans l’édition 1755, consultée en ligne.