Mésologie et sciences / Augustin Berque

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École des hautes études en sciences sociales

La mésologie et les sciences : interactions critiques – Journée d’étude, jeudi 24 novembre 2016 –

Mésologie et sciences de la matière, de la vie, de l'esprit par Augustin Berque berque@ehess.fr

Résumé – Dans un premier temps, marqué par les physiologistes Robin et Bertillon, la mésologie fut conçue comme une science positive étudiant les milieux et couvrant ce qui est aujourd’hui d’une part le domaine de sciences humaines comme la sociologie, de l’autre celui de sciences de la nature comme l’écologie. En ce sens, elle a périclité. Dans un second temps, marqué en biologie par Uexküll et en philosophie par Watsuji, elle a établi, sous l’influence de la phénoménologie, une distinction capitale entre milieu (Umwelt, fûdo) et environnement (Umgebung, kankyô), ce qui, en tant que science des milieux, a fait d’elle une phénoménologie de la nature et une bioherméneutique, chevauchant comme telle la distinction traditionnelle entre sciences de la nature et sciences humaines. On sonde ici la validité de ses principaux concepts et de ses méthodes au regard des unes et des autres. Abstract – In its first period, initiated by physiologists Robin and Bertillon, mesology was conceived as a positive science, studying milieux (environments) and covering what today has become the respective domains of natural sciences like ecology and human sciences like sociology. In this sense, it has become obsolete. In a second phase, marked by Uexküll in biology and by Watsuji in philosophy, it has established, under the influence of phenomenology, a capital distinction between milieu (Umwelt, fûdo) and environment (Umgebung, kankyô), which, as a science of milieux, made it a phenomenology of nature and a biohermeneutics, as such encompassing the traditional distinction between the natural and the social sciences. One sounds out here the validity of its main concepts and its methods as regards both domains. Plan – § 1. L’ébauche de la mésologie ; § 2. L’établissement de la mésologie ; § 3. Médiance et trajection ; § 4. Mésologie et sciences humaines ; § 5. Mésologie et sciences de la nature ; § 6. Mésologie, logique et ontologie ; § 7. Mésologie et dépassement de la modernité.

§ 1. L’ébauche de la mésologie Dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse1, où personnellement j’ai découvert ce terme en 1984, la mésologie, se définissant comme l’étude des milieux, renvoyait à ce dernier terme, lequel avait droit à plusieurs colonnes ; c’est dire que la notion de mésologie avait pignon sur rue à cette époque, dans les années 1870. Le Larousse en attribuait la paternité au médecin, statisticien et démographe Louis-Adolphe Bertillon (18211883) ; mais c’est là une erreur, que j’ai colportée pendant plus de vingt ans avant de découvrir ces lignes de Georges Canguilhem : Dans le Système de Politique positive (1851) Comte nomme deux jeunes médecins qu’il donne pour ses disciples, les docteurs Segond et Robin. Ce sont là les deux fondateurs, en 1848, de la Société de Biologie (…). L’esprit qui animait les fondateurs de la Société était celui de la philosophie positive [d’Auguste Comte]. Le 7 juin 1848, Robin lisait un mémoire Sur la direction que se sont proposée en se réunissant les membres fondateurs de la Société de biologie pour répondre au titre qu’ils ont choisi. Robin y exposait la classification comtienne des sciences, y traitait dans l’esprit du Cours [de philosophie positive, 1830-1842] des tâches de

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J’adapte ici un passage de mon La Mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Nanterre-La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014, p. 49 sqq.


2 la biologie, au premier rang desquelles la constitution d’une étude des milieux, pour laquelle Robin inventait même le terme de mésologie 2.

Donc, rendons à Charles Robin (1821-1885) ce qui lui est dû par l’histoire des sciences. C’est lui qui a baptisé et fondé la mésologie, mais c’est davantage Bertillon qui l’a fait connaître. La première édition du Petit Larousse (1906) définit le terme comme « Partie de la biologie qui traite des milieux et des organismes » (milieu, ce terme polysémique, étant défini sous ce rapport comme « Lieu dans lequel on se meut. Sphère morale ou sociale »). Aujourd’hui cependant, la mésologie a disparu depuis longtemps du Petit Larousse, et même des grands dictionnaires. En effet, le champ qu’elle s’était donné a été occupé par l’écologie, plus tard venue (Haeckel crée le terme Ökologie en 1866). Pourquoi la mésologie a-t-elle été évincée par l’écologie ? Parce que, tandis que l’écologie se posait comme une science de la nature, la mésologie prétendait couvrir également le champ des sciences sociales, alors que, en tant que science positive, c’est-à-dire s’occupant d’objets, elle n’avait pas les moyens conceptuels ni méthodologiques de couvrir un champ si vaste, à moins de tomber dans un réductionnisme et un déterminisme caricaturaux. Et c’est bien ce qui lui est arrivé. En 1873, Bertillon lisait à la Société de Sociologie un mémoire intitulé « De l’influence des milieux sur nos idées et sur nos mœurs »3. Le point de vue était déterministe, quoique modérément ; mais il l’était plus nettement dans un exposé de son disciple E. Jourdy, « De l’influence du milieu ou mésologie »4. Comme le titre l’indique, il s’agissait pour cette mésologie d’établir une relation causale entre le milieu (essentiellement physique) et les comportements humains ; ce qui est bien, au moins depuis le traité Des airs, des eaux et des lieux d’Hippocrate, l’essence du déterminisme géographique – cela justement dont le développement des sciences humaines, et en particulier celui de la géographie humaine, allait montrer le vice de fond ; car entre la nature et la culture, la relation ne peut être une détermination simplement causale. Une culture interprète toujours la nature dans un certain sens, qui lui est propre. Prise entre les sciences humaines et l’écologie, la mésologie fut donc peu à peu vidée de son propos. § 2. L’établissement de la mésologie Or tandis que s’étiolait cette mésologie du premier âge, une autre mésologie surgissait hors de France, et sous un tout autre angle, dans les travaux du naturaliste allemand Jakob von Uexküll (1864-1944), puis dans ceux du philosophe nippon Watsuji Tetsurô (1889-1960) 5. Dans les deux cas, ces travaux portent la marque de la phénoménologie, et posent la même question de fond : comment la réalité apparaît-elle concrètement à un sujet donné, qu’il soit humain (chez Watsuji) ou non-humain (chez Uexküll) ? Cette réalité-là, Uexküll par la méthode expérimentale des sciences de la nature, et Watsuji par une approche herméneutique, allaient montrer qu’elle est spécifique au sujet en question – organisme, individu, espèce ou société –, donc irréductible à cet en-soi qu’est le donné environnemental brut et objectif que considère la science moderne. Uexküll et Watsuji établissaient donc, chacun de son côté, une distinction fondamentale entre, d’une part, l’environnement brut – qu’Uexküll appelle Umgebung, et Watsuji shizen kankyô 自 然環 境 – , et d’autre part le milieu tel qu’il s’est élaboré dans sa 2

Georges CANGUILHEM, Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin, 1968, p. 71-72. 3 Recueilli dans La Philosophie positive, t. XI, n° 3 (nov.-déc. 1873), p. 468-473. 4 Rev. cit., t. X, n° 4 (janv.-fév. 1873), p. 155-160. 5 Dans le présent texte, les anthroponymes japonais sont donnés dans l’ordre normal en Asie orientale, patronyme en premier. Le nom de famille est donc ici WATSUJI – comme, dans Mao Zedong (Mao Tsé-toung), c’est MAO.


3 corrélation évolutionnaire et historique avec le sujet. Cela, Uexküll le nomme Umwelt, et Watsuji fûdo 風土. Il n’est pas impossible que Watsuji, qui était d’un quart de siècle plus jeune qu’Uexküll, ait entendu parler de ses travaux par Heidegger lors d’un séjour qu’il fit en Allemagne en 1927-1928. Heidegger, en effet, s’intéressait alors directement à Uexküll, comme en témoigne le recueil de son séminaire de 1929-1930 dans l’édition posthume Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt, Endlichkeit, Einsamkeit (1983)6. Si influence il y a eu, toutefois, il n’en reste aucun indice probant ; et c’est peut-être sans aucun contact que, presque en même temps, Uexküll et Watsuji publient chacun de son côté l’un des deux classiques fondateurs de la nouvelle mésologie : Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les mondes ambiants d’animaux et d’humains, 1934)7 et Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu (Milieux. Études de l’entrelien humain, 1935)8. Les deux points de vue sont homologues, à la différence près qu’Uexküll considère le vivant en général (en fait, essentiellement des animaux), et Watsuji l’humain en particulier. Les deux auteurs entendent fonder un nouveau champ du savoir : l’Umweltlehre pour Uexküll, la fûdogaku pour Watsuji ; et ces deux termes peuvent également se rendre par mésologie, comme étude des milieux et non pas de l’environnement, lequel fait l’objet de l’écologie9. Uexküll étant naturaliste – c’est l’un des fondateurs de l’éthologie –, et Watsuji philosophe, ils n’ont pas les mêmes méthodes. Celle d’Uexküll relève de l’observation expérimentale, et celle de Watsuji de l’interprétation historique, à laquelle ne s’applique pas la méthode expérimentale. De ce point de vue, Uexküll reste exemplairement scientifique. C’est ce qui fait de ses thèses une véritable révolution ; car c’est avec ce qui a fait justement la force du paradigme qui permit la révolution scientifique – le POMC10 – qu’il porte le fer au cœur de ce paradigme. En un mot, il récuse l’objectification mécaniciste du vivant, qui était inhérente au dualisme cartésien dans la mesure où celui-ci concentrait toute subjectité dans le seul cogito. Pour Uexküll, les animaux sont aussi des sujets, comme il l’écrit d’emblée dans l’introduction des Streifzüge : Quiconque veut s’en tenir à la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines, abandonne l’espoir de jamais entrevoir leurs milieux (ihre Umwelten). (…) Les animaux sont ainsi épinglés comme de purs objets (reinen Objekten). On oublie alors que l’on a d’emblée supprimé l’essentiel, à savoir le sujet (das Subjekt), celui qui se sert des moyens, perçoit avec eux et agit avec eux. (…) Mais qui considère encore que nos organes sensoriels servent notre perception, et nos organes moteurs notre action, ne verra dans les bêtes pas seulement un appareillage machinique, mais en découvrira aussi le machiniste (den Maschinisten), lequel est incarné dans les organes tout comme nous-mêmes le sommes dans notre corps. Alors il ne s’adressera plus aux animaux comme à de simples objets, mais comme à des sujets (als Subjekte), dont l’activité essentielle consiste à percevoir et agir 11.

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Traduction: Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde, finitude, solitude, Paris, Gallimard, 1993, par Daniel Panis. 7 Traductions : Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965, par Philippe Muller ; Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010, par Charles Martin-Freville. La seconde traduction, meilleure à plusieurs égards, ne comporte malheureusement pas la Bedeutungslehre (Théorie de la signification) qui accompagne l’original et la première traduction, et qui a fait d’Uexküll le précurseur de la bio-sémiotique.. 8 Traduction : Fûdo, le milieu humain, Paris, CNRS, 2011, par Augustin Berque. 9 En pratique, le champ de l’écologie politique est proche de celui de la mésologie ; mais, avec les concepts de médiance et de trajection (présentés plus bas), celle-ci s’est donné une ouverture ontologique, logique et épistémologique qui est absente de l’écologie. En un mot, la mésologie est plus philosophique. 10 Initiales de : « paradigme occidental moderne classique », qu’emblématisent les quatre noms de Bacon (15611626), Galilée (1564-1642), Descartes (1596-1650) et Newton (1642-1727). 11 P. 21-22 dans l’édition 1965, Hambourg, Rowohlt. Trad. A.B.


4 Descartes n’est là qu’implicitement visé. Uexküll s’oppose en effet plus directement au béhaviorisme, qui fleurissait à l’époque ; mais sa thèse rejette bien, en puissance, ce qui est au cœur du POMC : un anthropocentrisme radical, qui vide la nature de tout sens et de toute valeur, sinon par projection sur elle de la subjectivité humaine. Pour Uexküll au contraire, chaque espèce vivante (ou du moins animale) a sa propre Umwelt, son propre milieu, dont elle est le sujet, dans une relation de réciprocité créatrice. La suite du livre apporte une moisson de preuves issues de l’expérimentation scientifique à l’appui de cette thèse, aussi renversante que le furent en leur temps celles de Copernic ou de Darwin : le vivant est doué de subjectité. Comme tel, il interprète le donné environnemental (Umgebung) pour en faire son milieu (Umwelt), spécifiquement adapté à son espèce, et aux termes duquel il s’adapte lui-même, créativement, dans un cercle vertueux qui est son propre monde. Ainsi, dans le même environnement (Umgebung), le milieu (Umwelt) de telle espèce n’est pas celui de telle autre. Corrélativement, tel environnement invivable pour la plupart peut être le milieu optimal de certaines espèces, dites extrémophiles, comme les avancées ultérieures de la biologie n’ont cessé d’en découvrir ; tel ce Pyrolobus fumarii qui est à l’aise en eau hyperthermale (il se reproduit encore à 113°), ou ce Thermococcus gammatolerans qui est non seulement thermophile, mais supporte en outre de fortes radiations. Cela concerne même des organismes pluricellulaires, tel le ver Alvinella pompejana, qui vit à plus de 80° dans des cheminées hydrothermales12. Ainsi n’a cessé de se confirmer la règle qu’Uexküll a découverte : l’environnement serait-il pessimal, le milieu est optimal pour l’être concerné 13 ; car il y a une adéquation mutuelle, un accord entre le milieu et l’espèce. Chaque espèce est la mieux adaptée à son propre milieu. Parler de « réalité objective » en l’affaire n’est qu’une abstraction : il est prouvé par l’expérimentation, selon les termes d’Uexküll, « qu’un animal puisse jamais entrer en relation avec un objet, cette hypothèse tacite [celle du béhaviorisme] est fausse »14. Ce avec quoi il entre en relation, c’est-à-dire ce qui est pour lui la réalité, ce sont les choses propres à son milieu, pas les objets universels de l’environnement, tels qu’ils peuvent exister pour la science écologique. N’en donnons qu’un exemple. Une radiation électromagnétique de λ = 700 nm (nanomètres) est une donnée physique universelle. Dans notre espèce, Homo sapiens, cette longueur d’onde est perçue (interprétée) en tant que couleur rouge. Dans l’espèce Bos taurus (la vache), cette même longueur d’onde n’est pas perçue comme une couleur. Elle est en dehors de la gamme des couleurs visibles. Pour un taureau, le rouge n’existe pas. Il ne peut donc pas entrer en relation avec le rouge, comme dirait Uexküll. Ce qui l’excite, ce n’est pas la couleur de la muleta, ce sont les gesticulations du toréador. De même, l’œil humain ne perçoit pas les infrarouges, que perçoit l’œil du serpent. Il ne perçoit pas les ultraviolets, que perçoit l’œil du papillon15. Etc. En outre, à cette spécification des choses propre à l’espèce humaine, se greffe une spécification supplémentaire, propre à chaque culture. Le rouge, par exemple, n’est pas la couleur des robes de mariées en Europe ; mais il l’est au Japon. Il est le 12

Wikipédia, « Extrémophile », consulté en ligne. Cet article substantiel donne une bonne bibliographie. Op. cit., p. 29 note 1 : « Optimale, d. h. denkbare günstige Umwelt und pessimale Umgebung wird als allgemeine Regel gelten können”. La traduction de Philippe Muller (Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965) donne ici « Un milieu optimal associé à un entourage pessimal, voilà la règle générale ». Celle de Charles Martin-Freville (Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010) : « Un milieu optimal, c’est-à-dire le plus favorable qu’on puisse imaginer, et un environnement pessimal peuvent valoir comme une règle générale ». 14 « (…) die stillschweigende Voraussetzung, ein Tier könne jemals mit einem Gegenstand in Beziehung treten, falsch ist ». Op. cit. p. 105. Trad. A.B. 15 Données glanées dans HIDAKA Toshitaka, Dôbutsu to ningen no sekai ninshiki. Iryûjon nashi ni sekai wa mienai (La cognition du monde chez l’animal et chez l’humain. Sans l’illusion, le monde est invisible), Tokyo, Chikuma, 2003, passim. Hidaka Toshitaka (1930-2009) fut le premier traducteur d’Uexküll en japonais. 13


5 signal de l’arrêt pour l’automobiliste moyen, mais pour les gardes rouges de la Révolution culturelle, il voulait dire : en avant ! Etc. Ainsi les choses concrètes, comme telles et non pas abstraites en objets, ne sont jamais ni universelles, ni neutres ; dès le niveau physiologique, elles sont toujours, par une certaine subjectité, chargées d’un sens et d’une valeur spécifiques ; ce qu’Uexküll appelle Ton (genre), et que je rends par en tant que. Il décline ces genres de réalité en diverses catégories : Esston (en tant que nourriture), Schutzton (en tant que protection), Wohnton (en tant qu’habitat), etc. L’on notera que ces en-tant-que se composent toujours, chez Uexküll, avec un verbe : essen (manger), schutzen (défendre), wohnen ( habiter), etc. Il y a bien là une action en cours. Uexküll accentue même cet aspect actif en parlant aussi de Tönung, tonation ; p. ex. Esstönung, tonation-en-pour-manger, etc. Ladite action, en somme, est un procès en train de s’accomplir ; à savoir, en mésologie, une trajection : la trajection de l’Umgebung en Umwelt, de l’environnement en milieu. Ce que cela signifie excède radicalement le cadre ontologique du POMC. Les choses du milieu ne sont pas des objets substantiels, subsistant dans l’identité de leur en-soi ; elles sont toujours en train de se faire dans leur interaction avec le sujet. Réciproquement, le sujet aussi est toujours en train de se faire dans son interaction avec les choses ; autrement dit, dans son couplage avec le milieu qui est le sien. Uexküll, toutefois, n’a pas tiré de ses travaux cette inférence ontologique ; c’est qu’il n’était pas philosophe. Watsuji, qui l’était en revanche, pose et définit dès la première ligne de Fûdo le concept de médiance (fûdosei 風 土 性 ), qui justement peut rendre compte de ce couplage, à condition cependant de mettre l’accent sur la trajection qui le produit. Mais justement, comment la trajection produit-elle la médiance ? § 3. Médiance et trajection C’est en 1935 que Watsuji publie Fûdo16. Ningengakuteki kôsatsu (Milieux. Études de l’entrelien humain). L’ouvrage commence par ces lignes17 : Ce que vise ce livre, c’est à élucider la médiance en tant que moment structurel de l’existence humaine18. La question n’est donc pas ici de savoir en quoi l’environnement naturel régit la vie humaine. Ce qu’on entend généralement par environnement naturel est une chose que, pour en faire un objet, l’on a dégagée de son sol concret, la médiance humaine. Quand on pense la relation entre cette chose et la vie humaine, celle-ci est elle-même déjà objectifiée. Cette position consiste donc à examiner le rapport de deux objets ; elle ne concerne pas l’existence humaine dans sa subjectité. C’est celle-ci en revanche qui est pour nous la question. Bien que les phénomènes médiaux soient ici constamment mis en question, c’est en tant qu’expressions de l’existence humaine dans sa subjectité, non pas en tant que ce qu’on appelle l’environnement naturel. Je récuse d’avance toute confusion sur ce point.

Le néologisme médiance rend ici le japonais fûdosei 風土性, concept créé par Watsuji à partir du terme fûdo 風 土 , lequel s’écrit « vent ( 風 ) – terre ( 土 ) », et qu’après moult réflexions je me suis résolu en 1884 à traduire par « milieu » dans le sens traditionnel que la géographie humaine a donné à ce terme ; à savoir, selon le Dictionnaire de la géographie de Pierre George19, « Espace naturel ou aménagé qui entoure un groupe humain, sur lequel [celui-ci]20 agit, et dont les contraintes climatiques, biologiques, édaphiques, psychosociologiques, économiques, politiques, etc., retentissent sur le comportement et l’état de ce 16

J’adapte ici un passage de mon La Mésologie, op. cit., p. 31 sqq. Op. cit., p. 35 dans la traduction française. 18 この書の目ざすところは人間存在の構造契機としての風土性を明らかにすることである. 19 Paris, PUF, 1970, p. 277. 20 Par une petite négligence de style, le dictionnaire écrit ici « il agit », ce qui peut prêter à une grave confusion. George ne voulait évidemment pas dire que c’est le milieu qui agit. 17


6 groupe ». En japonais toutefois, le sens ordinaire de fûdo est celui de « milieu local ». La plupart des lecteurs japonais de Fûdo entendent donc le concept de fûdosei au sens de « milieu-localité », i.e. « singularité (locale, régionale, nationale) ». En ce sens, fûdosei pourrait être rendu par contréité (ce qui donnerait en allemand Gegendheit, en pensant à la Gegend heideggérienne) ; mais je préfère m’en tenir à médiance, qui rend fidèlement la définition que Watsuji donne lui-même de fûdosei, et qui – comme je le montrerai plus loin est d’une bien plus grande portée ontologique. Quoi qu’il en soit, c’est donc à partir du terme milieu que j’ai d’abord cherché à rendre fûdosei. Littéralement, cela aurait donné milieuïté, le suffixe sei 性, qui sert à former des concepts, équivalant en cela au suffixe français -ité ; mais un mot aussi laid que « milieuïté » n’aurait pas inspiré la recherche. Au cours de l’hiver 19841985, où je terminais la rédaction de mon premier essai sur le milieu nippon, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature21, c’est donc à partir de la racine latine med- (qui a donné milieu) que j’ai forgé médiance, en écartant médiété qui pourtant existait dans le français de la Renaissance, parce que ce terme était déjà investi d’un autre sens (« caractère moyen »), et parce qu’il me chantait moins à l’oreille. Dans l’histoire de la langue française, le suffixe -ance n’est autre que le doublet populaire de la terminaison savante -ité, et il rime avec espérance. À l’époque, je définissais la médiance comme « dimension ou caractère attributif des milieux ; sens d’un milieu »22. Pourquoi n’avoir pas utilisé la définition donnée par Watsuji lui-même dès la première ligne, « le moment structurel de l’existence humaine (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機) » ? Parce que je ne la comprenais pas. À cette époque-là, je ne dépassais pas la traduction que les dictionnaires me donnaient de keiki, à savoir « occasion » ; et une locution telle que « l’occasion structurelle » (kôzô keiki) n’avait pour moi aucun sens. Il me restait en effet à apprendre que cette locution, assez répandue dans la philosophie japonaise du temps de Watsuji, y a rendu directement le concept allemand de Strukturmoment, où Moment n’a pas le sens d’un espace de temps, mais celui de « moment » en mécanique, c’est-à-dire une puissance de mouvoir engendrée par un couple de forces. Dans la définition que donne Watsuji, cela signifie que la médiance est une motivation naissant du couple dynamique formé par les deux « moitiés » qui font concrètement l’être humain (ningen 人間) : d’un côté sa moitié individuelle (le hito 人), de l’autre sa moitié relationnelle (l’aida 間 ). Watsuji donne en effet un sens si particulier à ningen – mot par ailleurs très courant – qu’on peut à cet égard le rendre par « entrelien humain ». Cet entrelien, c’est d’abord celui des humains entre eux, mais à travers celui-ci, également celui qu’il entretiennent avec leur environnement, c’est-à-dire leur milieu. La médiance, en somme, c’est le couple dynamique formé par l’individu et son milieu, et c’est ce couplage qui est la réalité de l’humain dans sa plénitude existentielle. Cette corrélation vaut à toute échelle. De manière générale, un milieu humain, c’est la corrélation historique de la nature et de la culture. Or cette corrélation étant historique, c’est un processus. Comment celui-ci fonctionne-t-il, et quel est son principe ? Tout cela me faisait sentir le besoin d’un concept exprimant justement ce processus, qui produit la médiance 23 ; et c’est en rédigeant à Tokyo, pendant l’hiver 1984-1985, la seconde mouture du Sauvage24, que m’est venue l’idée de trajection. Quant au terme lui-même, comme je le relate dans ce livre 25, il m’a été inspiré par la lecture de l’Introduction à l’épistémologie génétique 26, de Jean Piaget, et des Structures anthropologiques de l’imaginaire27, de Gilbert Durand : 21

Paris, Gallimard, 1986. Le sauvage…, p. 165. 23 J’adapte ici un passage de La Mésologie…, op. cit. p. 40 sq. 24 Op. cit. 25 Op. cit., p. 149 sqq. 26 Paris, PUF, vol. I : La pensée mathématique, 1949. 27 Paris, Bordas, 1969. 22


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Dire que le milieu est à la fois naturel et culturel, collectif et individuel, subjectif et objectif, c’est dire qu’il faut essayer de le penser dans sa dimension propre ; laquelle n’est ni celle de l’objet, ni celle du sujet, mais celle des pratiques qui ont engendré le milieu au cours du temps, et qui sans cesse l’aménagent/réaménagent. Je qualifie cette dimension de « trajective », en m’inspirant d’auteurs tels que Jean Piaget et Gilbert Durand. Le milieu doit être pensé en tant que « trajectivité », c’est-à-dire en tant que « genèse réciproque » (Piaget) entre les termes qui le composent, et que « cheminement réversible » (Durand) des uns aux autres de ces termes. C’est de ce « trajet » perpétuel, de cet entrecroisement toujours en sève que sont tissées les pratiques à la fois écologiques, techniques, esthétiques, noétiques, politiques etc., dont procède un milieu donné. Citons l’Introduction à l’épistémologie génétique : « La nature d’une réalité vivante n’est révélée ni par ses seuls stades initiaux ni par ses stades terminaux, mais par les processus mêmes de ses transformations »28. Remplaçons « réalité vivante » par « milieu », et « processus » par « trajet » : nous aurons l’essence même de la mésologie. De son côté, Durand écrit dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire – en se référant d’ailleurs à Piaget – : « …il faut nous placer délibérément dans ce que nous appellerons le trajet anthropologique, c’est-à-dire l’incessant échange qui existe au niveau de l’imaginaire entre les pulsions subjectives et assimilatrices et les intimations objectives émanant du milieu cosmique et social »29. L’essentiel est dit, et jusqu’au mot de « trajet » ! Mais ni Paget ni Durand n’ayant proprement considéré l’articulation du social à l’écologique, il reste à construire une théorie de la trajectivité.

Construire une théorie de la trajection, c’est ce à quoi je me suis occupé depuis. Le sauvage et l’artifice aura été à cet égard une première étape, mais décisive, car c’est dans ce livre que je me suis donné l’appareil conceptuel nécessaire, sinon suffisant. D’abord la notion même de mésologie, qui implique de faire du milieu un objet de recherche spécifique ; puis la médiance, car c’est à ce moment-là que j’ai enfin pu traduire par ce terme le concept watsujien de fûdosei ; et la série trajectif, trajection, trajectivité…, qui vise expressément à combler le gouffre instauré par le dualisme entre le subjectif et l’objectif. Toutefois, je n’en étais pas encore à envisager l’aspect proprement logique et ontologique de la trajection, autrement dit sa validité la plus universelle (v. plus bas, § 6). § 4. Mésologie et sciences humaines Mon propre parcours vers la mésologie aura été celui d’un géographe, formé sur les bancs de l’Institut de géographie de la rue Saint-Jacques au début des années soixante. À l’époque régnait encore ce qui est connu comme « l’école française de géographie », que fonda Paul Vidal de la Blache (1845-1918). Cette école se caractérisait par ce que l’historien Lucien Febvre nomma possibilisme30, terme aujourd’hui désuet, que Roger Brunet a pu caractériser comme suit31 : « ‘Doctrine’ attribuée par Lucien Febvre à Vidal de la Blache, qui cependant ne l’a jamais exprimée. Il s’agit d’une simple attitude empirique qui consiste à supposer que ‘la Nature’ offre un certain éventail de ‘possibilités’ entre lesquelles ‘l’Homme’ ‘choisit’, on ne sait trop comment ; dérivé de : pouvoir. Il ne reste plus qu’à s’efforcer de décrire ‘l’impossible’ momentané, qui dépend étroitement de l’état de la technique, des ressources et des moyens. (…)

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Op. cit., p. 17. Op. cit., p. 38. 30 Dans La Terre et l’évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire, Paris, Albin Michel, 1922, ouvrage qui inaugurait la prestigieuse collection L’évolution de l’humanité. 31 Roger BRUNET et al., Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, Montpellier/Paris, RECLUS/La Documentation française, 1992, p. 358. 29


8 Il s’est trouvé quantité de géographes, par la suite, pour se satisfaire de cette confortable étiquette vide, qu’ils croyaient à même de leur attribuer une sorte de label philosophique ».

Vu sous cet angle, voilà qui en effet ne mène pas loin. De la même génération que Brunet, Yves Lacoste avait quant à lui de ce même possibilisme une conception nettement moins féroce32 : « Doctrine attribuée à Vidal de la Blache par opposition aux thèses déterministes selon lesquelles les conditions du milieu naturel, notamment les données climatiques, détermineraient les activités humaines. Vidal estimait qu’un même milieu naturel offre aux hommes diverses possibilités. Il vaut mieux dire que les groupes humains, compte tenu de leurs outillages et de leurs capacités, peuvent tirer parti de façons fort différentes d’un même milieu naturel ».

Replacé dans son contexte historique, le possibilisme était en effet bien autre chose qu’une « étiquette vide » ; c’était, en substance, réfuter le déterminisme qui, en géographie, dominait alors les écoles allemande et anglo-saxonne (excusez du peu). C’était montrer que, les conditions de l’environnement seraient-elles similaires, les sociétés humaines peuvent y développer des genres de vie complètement différents. Pas de déterminisme, donc, mais la contingence de l’histoire. Or c’est exactement la même contingence – mais d’un autre point de vue – que Watsuji montrait dans Fûdo : la médiance, en tant que couplage de l’être et de son milieu, ne peut résulter d’une détermination univoque de la culture par la nature. Il n’est donc pas question d’un déterminisme environnemental (ou géographique, dans la phraséologie de l’époque). Du reste si Watsuji, lorsqu’il rédigea Fûdo, n’avait pas entendu parler de l’école française de géographie, il en parle expressément dans la postface de la seconde édition (1948) : « Lorsque j’ai écrit ce qui précède, je connaissais fort mal la géographie, et n’avais pas la moindre idée du développement prodigieux qu’avait accompli la géographie humaine en France. Si, à la fin de mon essai, je mentionne le nom de Vidal de la Blache parmi ceux des chercheurs représentant le courant géopolitique, c’est en me référant à Richard Hennig, Géopolitik, 1928. Or les Principes de géographie humaine de Vidal de la Blache étaient parus six ans auparavant. En outre, la même année33 a été publié La Terre et l’évolution humaine de Lucien Febvre, qui, avec sa critique extrêmement acérée de la méthode de Ratzel, a montré la juste direction que devrait suivre la géographie humaine. Si, à l’époque, j’avais pu fréquenter ces livres, on peut penser que les considérations historiques de la mésologie auraient été fort différentes de ce qu’elles sont. Par la suite, grâce aux efforts de M. Iizuka Kôji, ces deux livres ont été traduits en japonais, et publiés aux éditions Iwanami Bunko : Principes de géographie humaine (Jinbun chirigaku genri), de Blache, traduit par Iizuka Kôji, , en deux tomes, Shôwa XV (1940). La Terre et l’évolution humaine (Daichi to jinrui no shinka), de Febvre, traduit par Iizuka Kôji, en deux volumes, Shôwa XVI-XVII (1941-1942). Ces livres ont été largement lus au Japon, ce qui me fait sentir à quel point, vu la pauvreté de mes connaissances, j’aurais mieux fait de m’abstenir de mes considérations sur l’histoire de la mésologie. Néanmoins puisque, telle qu’exposée au premier chapitre de ce livre, la visée de ma

32

Yves LACOSTE, De la géopolitique aux paysages. Dictionnaire de la géographie, Paris, Colin, 2003, p. 310311. 33 En 1922.


9 mésologie n’est pas nécessairement identique à celle de la géographie humaine 34, j’ai décidé de conserver le présent texte tel quel, comme témoignage de mes tâtonnements dans l’obscurité »35.

Effectivement, le point de vue n’était pas le même. Dans l’école française de géographie, « milieu » était encore entendu au sens où l’employaient Robin ou Bertillon, c’est-à-dire ce que nous appelons aujourd’hui « l’environnement », tandis que, comme on l’a vu, Watsuji est avec Uexküll l’initiateur de la mésologie contemporaine, laquelle se distingue de l’ancienne par sa distinction fondatrice entre les deux termes, ce qui invalide radicalement le déterminisme environnemental et son causalisme mécaniciste. Quatre-vingts ans ayant passé depuis la publication des Streifzüge et de Fûdo, où en est aujourd’hui la question du déterminisme environnemental dans les sciences humaines et sociales ? On peut dire, très généralement, que le propre de ces sciences est d’insister sur la contingence du social par rapport aux lois de la nature. On rencontre certes toujours des réductionnistes convaincus, pour lesquels la culture n’est jamais qu’un produit déterminé par la nature, mais ils sont minoritaires, comme on a pu le constater par exemple dans les débats suscités naguère par la sociobiologie. L’on peut même considérer qu’une fraction non négligeable de nos penseurs ès humanités, par exemple dans la French theory, se sont laissés aller à ce j’appelle métabasisme, c’est-à-dire nier toute fondation de la culture dans la nature, ce qui n’est évidemment pas la position de la mésologie, comme on le verra plus loin (§ 6). Mais n’insistons pas sur les sciences molles, et allons voir plutôt ce qu’il en est dans la science pure et dure. § 5. Mésologie et sciences de la nature Or la science pure et dure existe-t-elle encore ? Si l’on entend par là celle qu’a fondée le dualisme du POMC, elle est défunte depuis environ un siècle. C’est ce que reconnut Bachelard en parlant de « nouvel esprit scientifique » dès les années trente36. Certes, le scientisme n’est pas mort, dans quelque discipline que ce soit, et l’on s’en rend bien compte lorsque, dans les programmes pluridisciplinaires, ont à débattre dévots et non-dévots du chiffre, quantophrènes et qualiphrènes, mais les gens sérieux, titulaires par exemple de prix Nobel, sont souvent plus circonspects. Ils le sont même plus qu’ailleurs dans la reine des sciences, la physique soi-même, qui depuis longtemps a dépassé le POMC. La physique en effet touche aux fondements de la nature, et ce qu’elle y a trouvé, c’est qu’on ne peut plus être dualiste. Heisenberg par exemple écrivait : « S’il est permis de parler de l’image de la nature selon les sciences exactes de notre temps, il faut entendre par là, plutôt que l’image de la nature, l’image de nos rapports avec la nature. (…) C’est avant tout le réseau des rapports entre l’homme et la nature qui est la visée de cette science. (…) La science, cessant d’être le spectateur de la nature, se reconnaît elle-même comme partie des actions réciproques entre la nature et l’homme. La méthode scientifique, qui choisit, explique, ordonne, admet les limites qui lui sont imposées par le fait que l’emploi de la méthode transforme son objet, et que, par conséquent, la méthode ne peut plus se séparer de son objet »37.

Cette vision relationnelle est née comme on le sait des nombreux paradoxes de la physique quantique, tels que l’intrication d’états différents, la non-séparabilité ou la non34

Effectivement, les ouvrages en question sont marqués d’un positivisme qui n’a rien à voir avec la phénoménologie herméneutique de Watsuji, et le milieu dont il y est question ne touche pas à la structure ontologique mise au jour par Fûdo. 35 Fûdo, op. cit. p. 319-320 dans la traduction française. 36 Gaston BACHELARD, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934. 37 Werner HEISENBERG, La nature dans la physique contemporaine (Das Naturbild der heutigen Physik, 1955), Paris, Gallimard, 1962, p. 33-34.


10 localité. Il y a là de nombreuses analogies avec la problématique des milieux. Qu’une même particule puisse, selon le dispositif expérimental, exister pour nous en tant qu’onde ou en tant que corpuscule, ou que deux particules puissent se comporter comme la même particule en deux lieux différents, voilà qui ne cadre pas avec le substantialisme et la topicité (l’êtrelocalement) aristotéliciens propres à la science moderne classique (celle du POMC), mais qui en revanche résonne étrangement avec des notions mésologiques telles que la médiance – définie par Watsuji comme « le moment structurel de l’existence humaine », i.e. le couplage dynamique de l’être et de son milieu –, la chorésie – le déploiement d’un même champ prédicatif –, la concrescence – le croître-ensemble de l’être et de son milieu –, etc., qui caractérisent la saisie pratique de la réalité38. Notons-le bien toutefois, dire qu’« on ne peut plus être dualiste », ce n’est évidemment pas dire que l’on peut désormais lâcher la bride aux foulibrances du subjectivisme. Le nouvel esprit scientifique n’a rien à voir avec le New Age, même si celui-ci a pu en faire ses choux gras. Le « réseau des rapports entre l’homme et la nature », comme dit Heisenberg, exige pour être saisi plus de rigueur et de précision que jamais. Comme l’a noté Roger Penrose 39, dans la cosmologie newtonienne, la précision des calculs était de l’ordre de 1/10 000 000 (1/107) ; dans le cadre de la cosmologie einsteinienne, elle est de l’ordre de 1/10 12 ; d’où cette « extravagante efficacité des mathématiques dans les sciences de la nature (unreasonable effectiveness of mathematics in the natural sciences) », selon la fameuse expression d’Eugene Wigner40. Il ne s’agit donc pas d’un ramollissement des sciences dures, mais au contraire d’une moindre naïveté dans le rapport de la science à son objet. Or cette moindre naïveté mène justement à reconnaître une sorte de trajectivité dans ce rapport, au niveau même de l’opération de mesure et de ses instruments (c’est-à-dire, de manière tout à fait orthodoxe, abstraction faite de l’observateur humain). Notons également que si la citation qui précède est d’un spécialiste de l’échelle quantique (Werner Heisenberg), celui-ci parle expressément des « sciences exactes de notre temps », pas seulement de microphysique. Ce qui est là en jeu, ce n’est pas seulement le comportement des photons, c’est le principe même de la science et de son rapport aux objets qu’elle se donne. Or dire que « la méthode ne peut plus se séparer de son objet », c’est tout simplement rejeter la transcendance que s’était arrogée le « regard de nulle part » de l’observateur scientifique. C’est remettre le cogito dans le milieu qu’il n’aurait jamais dû quitter (v. plus bas, § 6). Voilà une révolution non seulement épistémologique, mais ontologique et logique aussi ; à savoir qu’il nous faut revoir de fond en comble non seulement le dualisme sujet/objet, mais aussi le principe de l’identité du sujet logique (S), colonne vertébrale de la pensée occidentale depuis les Grecs (v. plus bas, § 6). S’agissant donc de dépasser le POMC non pas seulement quant à la matière, mais aussi quant à la vie, l’un des essais de remise en cause les plus aboutis est certainement le tome II de La Méthode, d’Edgar Morin : La Vie de la vie41. L’intention de l’ouvrage est claire ; c’est d’arriver à « (…) la révolution conceptuelle qui, éclairant ses propres découvertes, permette d’élucider l’autonomie et la dépendance de l’organisation vivante par rapport à son environnement, l’autonomie et la dépendance mutuelle entre l’individu et l’espèce, et, pour un très grand nombre d’animaux, la société »42. 38

Sur cette terminologie, on pourra consulter mon La Mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Nanterre-La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014. 39 Roger PENROSE, Les Ombres de l’esprit. À la recherche d’une science de la conscience, Paris, Interéditions, 1995, p. 403. 40 Commentée ibid. par Penrose. 41 Paris, Seuil, 1980. 42 Op. cit., 4e de couverture.


11

Le principe de « la méthode » apparaît dès ces quelques lignes : montrer les boucles et pluriboucles de corrélations complexes qui font qu’il y a, toujours, à la fois autonomie et dépendance mutuelle entre les divers niveaux du vivant et de son milieu (« environnement » dans le vocabulaire de Morin). S’il y a donc « autonomie fondamentale » du vivant, ce qui mène à la question de la subjectité (« Le vif du sujet », p. 155 sqq.), celle-ci s’accompagne toujours, en boucle, d’une dépendance du sujet individuel de niveau inférieur vis-à-vis du sujet collectif qui émerge à un niveau supérieur, selon le « principe d’association vivante » ; ainsi typiquement, par exemple, entre la cellule individuelle et l’organisme, qui pour Morin est un « individu de second type », mais aussi de là jusqu’à l’émergence de ces « entités de troisième type » que sont les sociétés. Et entre ces divers niveaux de subjectité, il y a interdépendance, autrement dit sujétion réciproque. Voilà qui, tout en partant du concept de « machine vivante », en vient à dépasser radicalement le dualisme mécaniciste du POMC. L’insistance mise sur la subjectité du vivant est bien dans la lignée d’Uexküll, même si Morin ne reprend pas la distinction fondatrice entre milieu et environnement. La complexité, concept directeur de « la méthode », c’est bien celle d’une mésologie, par-delà le réductionnisme simpliste du POMC. § 6. Mésologie, logique et ontologie Pourquoi parler de « simplisme » du POMC ? Parce que son dualisme, en instituant l’objet comme tel, c’est-à-dire en abstrayant de la réalité l’existence de l’observateur, repose sur une fiction naïve ; à savoir que l’observateur n’existerait pas, alors qu’il existe toujours. Sans observation pas d’objet, et sans observateur, pas d’observation : cela n’est pas seulement un parti ontologique, c’est ce que la physique montre et prouve expérimentalement depuis un siècle. Nous voilà donc dans la complexité d’un rapport qui prive de fondement le parti cartésien, la fiction dualiste où se fonda ontologiquement le POMC : « Puis, examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse (…) je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence et la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle »43.

C’est l’acte de naissance du sujet moderne, qui dénie toute relation avec quelque lieu, quelque milieu que ce soit. Corrélativement, c’est l’acte de naissance de l’objet moderne ; corrélation qui en elle-même prouve que ce parti est non seulement faux ontologiquement, mais logiquement contradictoire. Logiquement et ontologiquement, ni l’objet ni le sujet n’existent réellement sinon dans un certain milieu, c’est-à-dire dans une certaine médiance. Ils sont donc l’un et l’autre trajectifs, irréductibles aux substances respectives du sujet et de l’objet. Alors, seraient-ils purement relationnels ? Ne nous emballons pas. « Irréductible à la substance », cela ne veut pas dire insubstantiel ; cela veut dire à la fois substantiel et relatif, dans une proportion mouvante – mouvance qui n’est autre que la trajection. La mésologie, qui est un parti du milieu, n’élimine ni la substance ni la relation. Elle respecte les deux, mais dynamise leur rapport, à la fois ontologiquement et logiquement. De ce fait, elle ne peut s’en tenir à la vision aristotélicienne, dont le POMC a hérité l’homologie entre le rapport substance/accident en métaphysique et le rapport sujet/prédicat en logique ; sans oublier que le sujet du logicien (S, i.e. ce dont il s’agit), c’est l’objet du physicien (ce qui est observé). En mésologie, il y a trajection entre tous ces termes. Qu’est-ce à dire ? C’est dire, d’abord, que la méso-logique de la mésologie n’absolutise pas S. Il ne peut y avoir ni de sujet ni d’objet en soi, mais seulement corrélés dans une certaine médiance (ou un certain contre-assemblage, Gegengefüge comme disait Uexküll). Corrélativement toujours, 43

René DESCARTES, Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 2008 [1637]), p. 38 et 39.


12 on ne peut parler d’une binarité objective sujet-prédicat (S-P), ce fondement, depuis Aristote, de ce qui a fini par engendrer le POMC ; il n’y a jamais, concrètement, qu’une ternarité trajective sujet-interprète-prédicat (S-I-P). C’est toujours pour un interprète I que S peut exister en tant que P. Exemple : pour la vache (I), l’herbe (S) existe en tant qu’aliment (P) ; mais pas pour le chien (I’), bien qu’il s’agisse de la même herbe ; et corrélativement, ni la vache, ni l’herbe, ni l’aliment n’existent en soi ; ils existent toujours trajectivement, dans un certain milieu et une certaine médiance, toujours relativement à I. Leur trajection, c’est ce qui justement les fait exister – ek-sister hors du carcan de leur substance respective. Ainsi, contrairement au postulat du POMC, la réalité, ce n’est pas l’en-soi de S. Cela, S pur, le Réel indépendant de toute interférence, l’idéal platonicien qui a guidé la science, ce n’est qu’une abstraction ; en réalité, concrètement, il ne peut jamais y avoir que S en tant que P pour I ; soit pour simplifier S/P, i.e. S en tant que P, l’interprète I étant implicite. S n’existe en effet que dans la mesure où il est trajecté en tant que P par les sens, par l’action, voire par la pensée ou même la parole d’un interprète quelconque (I, I’, I’’ etc.). Cette trajection, c’est la réalisation de la réalité S/P. C’est un processus. Or dans ce processus, interviennent successivement toutes sortes d’interprètes I, I’, I’’ etc., qui chacun de son côté ou chacun à son tour vont saisir S en tant que P, soit S/P, puis S/P en tant que P’, soit (S/P)/P’, puis ((S/P)/P’)/P’’, etc. Chacun, concrètement, hérite en effet la réalité laissée par son prédécesseur ; on ne revient jamais, abstraitement, au point de départ que serait un pur S. C’est ce que concrétisent, par exemple, les chaînes trophiques : l’herbe S trajectée (digérée) par la vache I en t1 devient en t2 d’une part vache, de l’autre bouse, i.e. S’, qui trajectée par le bousier coprophage I’ deviendra bousier d’une part, minicrotte de l’autre, et ainsi de suite, sans que jamais l’on revienne à l’herbe initiale. Comme le disait Héraclite, panta rei πάντα ῥεῖ (tout passe), et l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Du point de vue à la fois logique et ontologique de la mésologie, c’est ce que j’appelle chaîne trajective. Cela se représente par la formule (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’… et ainsi de suite. Or si l’on songe qu’initialement, le sujet S est substance et le prédicat P insubstance, on voit que lorsque S/P devient trajectivement S’ par rapport à P’, puis que (S/P)P’ devient S’’ par rapport à P’’, et ainsi de suite, il y a hypostase (substantialisation) progressive de P. Autrement dit, l’en-tant-que de la relation S/P (i.e. S en tant que P) devient peu à peu substance. Pour la mésologie, cette progressive hypostase est le principe de l’histoire, comme celui de l’évolution des espèces44. Du point de vue des sciences humaines, les chaînes trajectives ont pour illustre homologue ce que Barthes, dans ses Mythologies45, appelait « chaînes sémiologiques », et dont il faisait le principe de la mythification, ledit principe étant que ce qui dans un premier stade est le signe, i.e. le rapport signifiant/signifié (S ã/Sé), devient dans un second stade le signifiant d’un nouveau signifié, soit (Sã/Sé)/ Sé’, ce qui aboutit à l’enchaînement (((Sã/Sé)/ Sé’)/ Sé’’)/ Sé’’’…, et ainsi de suite46. On voit que la mythification du signe, dans les chaînes sémiologiques, correspond à l’hypostase du prédicat dans les chaînes trajectives. Et ce que cela implique, c’est que les réalités humaines sont toujours tant soit peu mythiques. Quid des sciences de la nature ? J’ai parlé plus haut de la mésologie (Umweltlehre) d’Uexküll, et dans la mesure où il est aujourd’hui reconnu comme l’un des fondateurs de 44

J’ai argumenté ce point de vue dans deux ouvrages complémentaires : Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010, et Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014. Le premier montre comment ce qui à l’origine était un prédicat insubstantiel (le mythe de l’Âge d’or et son homologue chinois, le mythe du Datong) s’est petit à petit substantalisé en invention du paysage, en jardins paysagers, en banlieues vertes puis en urbain diffus, ce dont l’empreinte écologique a fini par dérégler l’homéostasie climatique d’une planète : la Terre. Le second fait le lien entre trajection, histoire et évolution. 45 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957. 46 Barthes pour sa part utilisait une autre représentation graphique, mais le principe reste exactement le même.


13 l’éthologie et le précurseur de la biosémiotique, il va de soi que son héritage aura marqué les sciences de la vie. S’agissant plus particulièrement de l’évolution, la formule reine de la mésologie d’Imanishi Kinji, « subjectivation de l’environnement, environnementalisation du sujet (kankyô no shutaika, shutai no kankyôka 環境の主体化、主体の環境化 )47 pourrait facilement s’interpréter en termes de chaînes trajectives, mais le fait est qu’Imanishi (19021992) ne s’est réclamé ni de l’Umweltleehre d’Uexküll, ni du fûdoron de Watsuji. Il est plus curieux que l’on puisse trouver même en physique des analogies avec les chaînes trajectives de la mésologie. L’interprète I, en l’occurrence, n’est pas un être vivant mais le dispositif matériel de l’expérience menée par la physicien. Qu’on lise par exemple cet extrait du Traité de physique et de philosophie de Bernard d’Espagnat48 : « Supposons, par exemple, que l’on ait affaire à un système composé constitué d’un microsystème S (une particule, un atome…), d’un instrument de mesure I réglé de telle sorte que la position L de son aiguille indicatrice soit corrélée avec la valeur G d’une grandeur appartenant à S, d’un deuxième instrument I’ réglé de façon que son aiguille L’ prenne une position corrélée avec celle de L, d’un troisième instrument I’’ programmé de même à l’égard de L’, etc., jusqu’à, finalement, un instrument If dont on observe l’aiguille indicatrice. En physique classique l’observation en question nous informerait, indirectement, de la valeur que la grandeur G possédait, avant toute mesure, sur S. En physique quantique le problème est de calculer avec quelle probabilité on aura l’impression d’indirectement percevoir, gâce à I f , telle ou telle valeur de G. Le formalisme montre que, pour ce faire, on peut, en principe, procéder de diverses manières équivalentes. On peut, par exemple, incorporer les paramètres de I et de I’ dans la fonction d’onde et traiter le grand système macroscopique composé de I’’, … I f comme s’il était le ‘sujet percevant’. Ou on peut faire de même en laissant I du ‘côté quantique’ – du côté de la fonction d’onde – et en mettant I’ du côté du ‘sujet percevant’. Ou enfin, et c’est le plus simple, on peut ne mettre que S du côté quantique, ce qui revient à ne pas du tout faire intervenir dans la fonction d’onde initiale les paramètres des instruments. Tout se passe alors comme si le grand système macroscopique composé des I, I’, I’’ … I f constituait le ‘sujet percevant’. Cette équivalence de principe entre divers procédés de calcul a été pour la première fois signalée par von Neumann et la suite des I, I’, I’’ … I f se nomme pour cette raison ‘chaîne de von Neumann’ ».

§ 7. Mésologie et dépassement de la modernité. Comme on le voit, le cadre problématique de la mésologie ne relève pas d’une discipline ; il couvre en puissance l’ensemble des sciences. La perspective est vaste 49, et il convient à cet égard de distinguer deux échelles dans ce que signifie la mésologie. Au sens étroit, c’est un champ de recherche plus ou moins assimilable à la géographie culturelle, à l’anthropologie de la nature, à l’écologie politique, voire à l’économie territoriale ou au droit de l’environnement, en somme à toutes les sciences humaines qui, suivant la formation et les inclinations de chacun, se préoccupent de l’interprétation de l’Umgebung en Umwelt, de la biosphère en écoumène par le sujet humain – mais toujours aussi dans une perspective historique, puisque la trajection est un processus historique. Au niveau du vivant en général, le même point de vue, à partir de l’éthologie et de la biosémiotique, peut à terme concerner toute la biologie. Au sens large, la mésologie n’est rien de moins qu’une remise en cause des fondements du paradigme occidental moderne classique (le POMC), celui qui a permis la révolution scientifique et engendré la modernité. Elle s’attache à la réalité de ce que le dualisme moderne a forclos dans les ténèbres extérieures du tiers exclu, à savoir dans le 47

V. notamment IMANISHI Kinji, Shutaisei no shinkaron (La subjectité dans l’évolution), 1980, trad. par Augustin Berque La Liberté dans l’évolution. Le vivant comme sujet, Marseille, Wildproject, 2015. 48 Paris, Fayard, 2002, p. 128. 49 J’adapte ici un passage de La Mésologie…, op. cit. p. 67-68.


14 gouffre qui s’est alors ouvert entre le subjectif et l’objectif, l’assertion et la négation, le matériel et l’immatériel... Or c’est justement cela, le trajectif : ce « troisième et autre genre » (triton allo genos), à la fois A et non-A, dont Platon parle dans le Timée – cette empreinte et matrice à la fois de l’être relatif (la genesis γένεσις) qu’est la chôra χώρα, l’ancêtre de ce qu’est aujourd’hui le milieu pour la mésologie 50. Déjà, le rationalisme platonicien avait renoncé à penser ce « troisième et autre genre » (autrement dit la médiance et la trajectivité) de la chôra, comme après lui, pendant près de vingt-cinq siècles, toute la pensée occidentale jusqu’à ce que la physique quantique, à la pointe même de cette pensée, nous oblige à reconnaître que A peut en même temps être non-A. Or la trajective réalité des milieux, ce n’est autre que la réalité tout court ; et c’est cela même qu’aujourd’hui, au-delà du paradigme qui fut celui de la modernité, nous donne à penser la mésologie. Palaiseau, 20 novembre 2016.

50

Sur ce thème, v. mon Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, chap. I ; et plus particulièrement mon article « La chôra chez Platon », p. 13-27 dans Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.) Espace et lieu dans la pensée occidentale, Paris, La Découverte, 2012.


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