ECOLE DES HAUTES ETUDES EN SCIENCES SOCIALES MEMOIRE DE MASTER 2, MENTION SOCIOLOGIE ANNEE 2009-2010
La commensalité des personnes issues de la migration malienne en Île de France Les appartenances, les identités et les choix personnels à l’heure du repas Mémoire de recherche dans le cadre du projet ANR : ALIMI « L’alimentation à l’épreuve de la migration »
Par Liliana Martínez Lomelí Boursière de l’Université de Guadalajara, Mexique.
Directeur du mémoire: Claude Fischler Rapporteur: Roger Meunier Paris, le 17 Juin 2010
Remerciements Comme un bon repas partagé, ce travail est le résultat de la participation conviviale de plusieurs personnes, lesquelles je voudrais remercier: D’abord, tous les participants de mon enquête, sans lesquels ce travail n’aurait pas pu s’effectuer. A Claude Fischler, d’avoir inspiré et appuyé mon insertion dans le monde des « indisciplinés », et aussi de m’avoir fait confiance pour faire partie d’une collaboration en équipe qui reste une expérience inestimable dans ma formation. A l’Université de Guadalajara pour octroyer des bourses qui permettent la formation de ressources humaines à l’étranger. A toute la merveilleuse équipe ALIMI pour les échanges chaleureux et toujours enrichissants lors de nos rencontres. Je tiens spécialement à remercier Natacha Calandre, pour son appui tout au long de ma participation au projet. Son intégrité comme chercheuse et sa passion pour le terrain qui m’ont toujours encouragée à améliorer mon travail. A Evelyne Ribert pour sa collaboration amicale vis-à-vis de ma démarche sur le terrain, pour sa lecture attentive et ses commentaires toujours pertinents qui ont beaucoup enrichi ce travail. A Nicolas Bricas pour son enthousiasme, à Martyne Perrot pour les heures partagées pendant le terrain. Vous avez construit une expérience inoubliable dans ma formation. A mon « réseaux de sécurité parisien » conformé par tous mes amis à Paris, mais très spécialement à Claudia, Marie Hélène et Martha, merci d’avoir suivi mes angoisses et mes anxiétés en ayant toujours un mot d’encouragement dans les étapes les plus dures. Los últimos serán los primeros: A Barbara Vizmanos–Lamotte, ma meilleure amie et mentor, d’avoir découvert le potentiel, d’encourager et de faire possibles les ambitions de la fille de six ans qui voulait découvrir le monde. A toute sa magnifique famille, de me faire sentir comme un membre en plus. A mis papás, Mercedes y Antonio. Gracias por ser los padres que fueron y participar en lo que ahora soy. Lorena y Toñito, este trabajo forma parte de ustedes también. De no haber tenido esta familia, nada de esto sería posible. Los amo.
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Table de matières I.
Introduction .......................................................................................................... 4
II.
Définition de l’objet de recherche et problématique ........................................... 6 a) Les problématiques contemporaines liées à la migration et à l’alimentation ................... 6 b) La commensalité révélatrice des processus d’individualisation et de régulation sociale.. 9
III.
Etat de la recherche ............................................................................................ 13 a)Migration et alimentation. .................................................................................. 14 b) Quelques repères conceptuelles autour la commensalité : un objet sociologique ?23 c) Les migrants du Mali : les contrastes entre ici et là –bas. .................................. 34
IV.
Les méthodes et le terrain................................................................................... 44 a)
Considérations méthodologiques pour l’étude de la commensalité.............................45
b)
Recueil des données et caractérisation de l’échantillon. ............................................47
c)
Les atouts et les contraintes du terrain. .......................................................................50
V.
Résultats .............................................................................................................. 54 a) « Ici on dit : venez manger, tout le monde »: La commensalité comme une ressource pour la cohésion sociale. ................................................................................................ 54 1. Le partage des repas comme une manifest at ion d’hospit alit é 2. Les obligat ions symboliques envers le groupe
b) « Moi, je suis plus malienne ; pour moi c’est normal, on mange tous ensemble » : Sur l’appartenance groupale autour du repas commun. ........................................................ 71 1. Le « qui est qui » au repas. 2. Qu’est-ce que l’on fait au repas ? - Table haute et table basse - Parler ou ne pas parler 3. Les références identitaires liées à la commensalité - Ceux qui ne mangent pas avec nous
c) Quelles interactions sociales pour la mise en œuvre d’une tolérance au choix individuel ? « A mon avis, à chacun son plaisir ».......................................................... 85
VI.
1. Les enfants et les parents: des préférences différentes - Les prises individuelles et les prises collectives par rapport au temps et à l'espace - Les perceptions et les motifs du choix individuel dans les familles 2. Les groupes d'hommes: des repas partagés pour des nécessités concrètes Conclusion ......................................................................................................... 100
VII.
Bibliographie ..................................................................................................... 105
VIII.
Annexes ............................................................................................................. 112
1. Le Mali ........................................................................................................................ 112 2. Caractérisation de l’échantillon ................................................................................... 113 Entretiens .........................................................................................................................113 3. Glossaire de mets et d’ingrédients africains ................................................................. 117 3
I. Introduction Ce mémoire de recherche s’est fait dans le cadre du Projet ALIMI : « L’alimentation à l’épreuve de la migration » financé par l’Agence National de la Recherche et lors d’un stage de recherche au sein de l’équipe du Centre Edgar Morin dirigé par Claude Fischler et Natacha Calandre. L’objectif de ce travail est d’explorer les formes de la commensalité chez des personnes issues de la migration malienne en Île-de-France, ainsi que la perception qu’ils ont des différentes dimensions concernant la commensalité. L’étude de l’alimentation des personnes issues de la migration a été l’objet de multiples études en sciences sociales. Les différentes théories sur les processus d’acculturation, d’assimilation et d’intégration ont inspiré l’étude des traits culturels témoignant de ces processus. Les pratiques alimentaires comprenant l’approvisionnement, la transformation culinaire, la consommation et l’altérité alimentaire ont été étudiées chez différentes populations de personnes issues de la migration. Ces études ont principalement décrit les processus d’adaptation, d’innovation et de substitution alimentaires pour rendre compte des pratiques des populations d’origines différentes de leur société d’insertion. Cependant, la commensalité au sein des pratiques de l’alimentation a été très peu étudiée chez des populations issues de la migration. La commensalité, est définie comme le système des règles et des normes qui gouvernent le partage de l’alimentation dans un rituel collectif qui a des caractéristiques de temps, d’espace, de régularité et de sociabilité définis. Elle est une entrée privilégiée pour étudier les tendances vers l’individualisation de l’alimentation, caractéristiques du mangeur moderne, qui entrainent une tolérance au choix personnel ainsi comme une responsabilité augmentée pour gérer sa propre alimentation. Les personnes issues de la migration malienne de cette étude proviennent notamment de la Région de Kayes et de Bamako et elles appartiennent aux peuples Bambara et
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Soninké. Les études qui décrivent l’alimentation en Afrique de l’Ouest convergent et soulignent une pluralité des pratiques d’alimentation ainsi comme une la complexité des configurations sociales qui impactent sur ces pratiques. L’enquête de terrain a été menée pendant la période Juin 2009- Mars 2010. Des entretiens semi directifs d’après un guide, ainsi que des observations participantes pendant la préparation et consommation de repas dans différents contextes, ont été réalisées. La population étudiée concerne aussi bien des adultes nés au Mali que des personnes nées en France ayant des parents nés au Mali. Les formes de commensalité seront explorées à partir de trois points d’analyse : d’abord, on verra comment la sociabilité passe par le partage des repas. Des conventions à niveau individuel et collectif sont mises en œuvre et collaborent à l’entretien et maintien des liens du groupe. Ces conventions sont associées à l’hospitalité, la solidarité pour assurer la nourriture et au fait de savoir donner et recevoir. On explorera aussi quel est le statut des convives à l’heure d’un repas, ainsi que les différentes formes de concevoir l’altérité alimentaire qui passe par les manières de table, les aliments que l’on consomme et les personnes présentes au repas. Finalement, on abordera quelles sont les caractéristiques de la mise en œuvre de la tolérance au choix en dépit des repas partagés, ainsi que les situations où l’on privilégiera la commensalité chez les enquêtés.
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II. Définition de l’objet de recherche et problématique Le projet ALIMI, duquel est dérivée cette recherche, a comme objectif principal l’étude des pratiques, des représentations et des normes en matière d’alimentation ainsi que du bien être alimentaire de deux groupes d’immigrés en France : les Marocains et les Maliens. L’étude de l’alimentation des immigrés comprend plusieurs aspects qui mettent en évidence et qui justifient, la conduite de ce type de recherches. Dans un premier temps, je vais aborder les problématiques contemporaines liées à l’étude des migrations, et plus particulièrement, celles qui ont été l’intérêt de la sociologie. Dans un second temps, je définirai comment l’étude de la commensalité d’une population issue de la migration malienne est un aspect majeur de la vie en société et comment son étude participe à une meilleure connaissance et compréhension de cette population. Finalement, j’exposerai quels sont les traits sociaux et caractéristiques de la population malienne en France qu’il faut considérer afin d’avoir une meilleure compréhension de l’objet. a) Les problématiques contemporaines liées à la migration et à l’alimentation Les immigrés1 constituent une partie importante de la société française. L’immigration en France est un phénomène ancien qui, notamment de la fin des années 50 au milieu des années 70, est marquée par une importante vague migratoire2 de travailleurs seuls, mobilisés pour la reconstruction de la France, qui ont le projet de rentrer ensuite dans leurs pays. En 1974, dans un contexte de ralentissement économique, la politique migratoire française restreint les entrées (INSEE, 2005 :153) en raison du travail, ce qui va favoriser le regroupement familial, et entraîner la modification du projet migratoire, la migration devenant une migration de longue durée (Soumaré, 1988). Le nombre d’entrées motivées par des raisons familiales représente encore aujourd’hui une forte proportion par rapport aux autres motifs d’entrées permanentes en France (79% du total 1
L’"immigré" est défini par le Haut Comité à l’Intégration (1993), comme "toute personne née étrangère à l’étranger et résidant en France"; sont inclus les Français par acquisition nés à l’étranger. 2 En 1976, la population des immigrés représentait 7.4% de la population totale.
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d’entrées en 20033) ; les migrations conjoncturelles de travailleurs se sont transformées en migrations durables de peuplement (Sayad, 1977). La féminisation de la migration est attestée d’une part par la mobilité croissante des femmes dans le cadre du regroupement, mais aussi, par le nombre de plus en plus important de femmes immigrées en quête d’opportunités de travail. En France, les populations migrantes sont particulièrement vulnérables d’un point de vue économique, social et sanitaire. Il s’agit plus souvent de familles ou d’individus appartenant aux catégories socio-économiques les plus défavorisées et les plus exposés au chômage, notamment celles et ceux en provenance de l’Afrique Sub-saharienne quoique la moitié d’eux soient diplômés (Tavan, 2005 :4 ; Zehraoui, 1994 :70-74). Ils sont plus fréquemment affectés par des conditions de logement et un accès aux services de santé précaires. Si certaines études relatent un état de santé général meilleur chez certains hommes méditerranéens par rapport à la moyenne des français d’origine (« migrant mortality paradox ») (Courbage et Khlat 1996 :59-94; Méjean et al. 1997 :20106-2113), on observe de grandes disparités de santé parmi les immigrés, selon le genre et l’âge par exemple. Les enfants et les femmes issus de l’immigration présenteraient en effet une plus grande sensibilité à l’obésité et aux maladies associées (hypertension, maladies cardio-vasculaires, etc..), ce que certains auteurs expliquent comme une conséquence de la disparition des modèles de consommation alimentaire « traditionnels » et des conditions de précarité, entre autres facteurs (Popkin et Udry, 1998 :701-706 ; Rovillé, 1999 :37-94). La vague migratoire caractérisée par les regroupements familiaux a aussi influencé un nombre important des changements. De l’usage de la force de travail dans un emploi généralement non qualifié, dans un milieu de vie le plus souvent circonscrit au foyer de travailleurs, on donc glisse vers un processus d’intégration familiale et d’éducation des nouvelles générations. Dans le passage d’une migration individuelle à une migration de peuplement, les mères ont la fonction de médiatrice entre les pères, qui représentent symboliquement le pays d’origine ; et les enfants, représentant le projet du futur, pour assurer la cohésion du groupe familiale4 (Tavan, 2005 :4 ; Zehraoui, 1994 :70-74).
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En 2003, le regroupement familial induit le 20%, l’immigration concernant les familles de Français en induit 12 %. Seuls 5%des immigrants sont des travailleurs permanents. 7% des immigrants ont obtenu un titre de réfugié et 6 % sont venues comme visiteurs (Insee, 2005 :68). 4 Ces études ont été conduites avec des populations issues de la migration maghrébine en France.
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L’arrivée de la femme dans le foyer et la scolarisation des enfants changent les configurations sociales, la répartition des rôles et sont reconnues pour favoriser le contact avec la société et la culture d’accueil. Lieu de socialisation primaire de l’enfant, l’école lui transmet un système de valeurs culturellement construit, de même que le contact avec d’autres enfants d’origines différentes fait de lui un médiateur culturel dans la famille (Jamous, 1999 :193-202 ; Kasinitz, 2008 : 253-269 ; Gang et Zimmermann 2000 :550-569 ; Zeroulou 1998). Par ailleurs, l’intégration de plus en plus forte des femmes au marché du travail (Oudor, 2008 :399 ; ONU, 2007 ; Veith 2009 ; Vitale, 2003) entraine une nouvelle distribution des rôles des membres de la famille, de nouveaux modes d’individuation et de conception de soi, décrits dans la littérature comme une imitation de la culture du pays d’accueil considérée plus ouverte à l’égalité entre les genres par rapport au pays d’origine (Dannecker, 2005). Une autre instance de socialisation jouant un rôle majeur dans l’intégration des familles de migrants est l’engagement dans des associations d´immigrés. La participation à ces associations représente une forme de partage des expériences qui contribue au bien être des migrants et permettrait la construction conjointe d’une nouvelle identité, différente de celle du pays d’origine et de celle du pays d’accueil (Veith, 2009). Toutes ces reconfigurations entraîneraient selon les cas et les situations un désir de consolidation des liens familiaux, un besoin de conservatisme culturel, un repli des membres sur le groupe, ou alors l’ouverture à la société d’accueil, la perte de valeurs et/ou une dérégulation sociale. En conséquence des nouveaux rôles endossés après la migration et du nouveau contexte social, économique et culturel, les rapports inter et intra groupaux se modifient, et des « conflits » de valeurs intra- familiales dérivés des oppositions entre générations ou entre époux peuvent surgir (Timera, 1999 : 57-75).
Parallèlement à la transformation de l’immigration en immigration familiale et à la prise de conscience du fait que les immigrés et leurs enfants resteraient en France, le débat sur l’intégration s’amplifie en France d’autant que l’intégration des immigrés ne semble pas être un processus conçu de la même manière par tous les acteurs qui y sont impliqués.
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L’étude de l’espace social alimentaire5 dans un contexte de migration semble constituer une entrée privilégiée pour comprendre à travers les éventuelles mutations alimentaires, les changements à l’intérieur du groupe social, les liens avec la société d’accueil et la place que celle-ci accorde à l’expression de valeurs culturelles propres. Caractériser et comprendre les systèmes de pratiques et de représentations des migrants peut en outre servir à éclairer les mutations alimentaires de la société française dans son ensemble. Car de façon plus observable dans une échelle de temps relativement courte, ces groupes sont soumis à une pluralité de normes, de leur culture originelle et de leur nouveau milieu de vie, et à une gamme de choix élargie. Les migrants constituent ainsi un modèle pour tester les hypothèses explicatives sur l’affaiblissement de la régulation sociale des conduites et l’individualisation croissante des mangeurs face à leur consommation (Fischler, 1979 ; 1990 :414 ; Poulain 1998). b) La commensalité révélatrice des processus d’individualisation et de régulation sociale Comme on l’a vu plus haut, le processus de migration a un impact sur les structures familiales et sociales et chacune d’elles offre des cadres sociaux différents aux pratiques alimentaires (Calvo, 1982). Que ce soit au niveau de l’individu, de la famille ou du groupe. L’étude des cadres sociaux autour de l’alimentation est un lieu de prédilection pour comprendre les normes sociales et culturelles entourant les repas, les règles intériorisées, les dispositifs de régulation, la communication intergénérationnelle et les logiques (Morrison, 1996). Car le fait que manger accomplisse à la fois une fonction biologique mais aussi une fonction sociale, le fait de savoir comment on mange, ce qu’on mange et avec qui on mange révèle donc une forme d’organisation sociale et l’appartenance à un groupe. L’étude de la commensalité comme le fait de manger ensemble, permet de retracer ces liens. Lieu de distinctions sociales, « à la fois moyen d’inclusion ou d’exclusion sociale » (Fischler et Masson, 2008 :111), l’analyse de la commensalité permet d’appréhender les liens et rapports sociaux en cours, les modes de transmission, l’espace de décision individuelle, et en même temps de délimiter les catégories et les hiérarchies sociales. « La commensalité révèle la structure sociale de la
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Les dimensions de l’espace social alimentaire, comprennent : l’espace du mangeable, le système alimentaire (étapes de production-transformation pour que l’aliment arrive au consommateur), le culinaire, les habitudes de consommation et les cycles temporels socialement déterminés. J.P. Poulain, Sociologies de l’alimentation, Paris, PUF, 2002, p.228-235.
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vie quotidienne, où nous sommes et avec qui nous mangeons » (Fischler et Masson, 2008 :111). Selon Sobal (2003 :182), il existe deux perspectives d’interprétation de la commensalité contemporaine : celle des valeurs culturelles et celle de l’individualisme structurel. La première se centre sur la perte des identités traditionnelles liées à la consommation en groupe et elle insiste sur l’importance des normes et des valeurs sociaux sur l’établissement de l’importance donnée à l’ingestion d’un repas avec les autres et les connotations négatives qui découlent de le faire autrement. La perspective de l’individualisme structurelle étudie les effets des changements des sociétés post industrielles sur l’alimentation, notamment sur a commensalité. L’alimentation est de plus en plus individualisée et la baisse des contrôles sociaux peut amener même à l’anxiété incrémentée du mangeur. Les formes de commensalité quotidienne au sein des familles immigrées ont été très peu étudiées. Le partage de nourriture est aussi un moyen pour renforcer, réaffirmer et transmettre son identité et son appartenance. De même, lorsqu’on a eu une expérience migratoire, ou même, lorsqu’on a des ascendants qui sont émigrés, la continuité ou la discontinuité des pratiques d’alimentation peut être aussi manifeste dans la commensalité. Lorsque on parle de partage de repas, on pourrait distinguer ce qui a trait d’une part au partage proprement dit, et d’autre part à la prise de nourriture en groupe pendant laquelle chacun fait son choix personnel. L’individualisation du choix serait une caractéristique de plus en plus notable des sociétés contemporaines, résultant à une anomie alimentaire (Fischler, 1990). L’étude de la commensalité peut aider à décrire les mécanismes de régulation ou dérégulation sociale des repas et à comprendre les processus d’individualisation. Cette opposition entre l’individu et le groupe peut être manifeste lors du déroulement des repas. L’étude des hiérarchies, la place de chaque membre du groupe autour des repas, la prise de repas en groupe ou individuellement, la répartition des tâches autour l’alimentation, les espaces publics ou privés de consommation, la continuité ou discontinuité dans les pratiques sont des traits à observer pour rendre compte de ce phénomène.
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Je propose d’étudier la commensalité des personnes issues de la migration malienne dans la région parisienne. La population d’immigrés africains représente 50% du total de la population immigrée en France. En 2003, les immigrés d’Afrique subsaharienne représentaient 12,8% du total des entrées, et proviennent majoritairement du Mali et du Sénégal (12,1%) (Insee, 2005). En 1999, on comptait 36 000 maliens résidant légalement en France, tandis qu’on estime à environ 100 000 maliens en situation irrégulière (Sargent et Larchanché- Kim, 2006 :9). La grande majorité des immigrés Maliens vivant en France proviennent de la région de Kayes, peuplée par différentes ethnies : Soninkés, Khassonkés, Malinkés, Maures et Peuls. Comme signalé par certains auteurs, la société Soninké a une vieille tradition de migrations. En région parisienne, les familles maliennes habitent notamment à Montreuil et à Saint –Denis, avec une grande proportion de familles Soninké et Bambara (de Bamako). De même, la société Soninké est particulièrement réputée pour son attachement à la hiérarchie sociale (système de castes) et la perpétuation de ses traditions dans tous les domaines (mariage, alimentation, excision, etc.). Les populations Soninkés et Bambaras du Mali sont par ailleurs marquées par une organisation traditionnelle en associations, par genre et par classes d’âge : les « Fedde » en soninké (Drame, 1996). Lorsqu’il y a un vécu migratoire, ces configurations et constitutions hiérarchiques subissent d’une façon ou d’autre des changements ou des adaptations par rapport au nouvel espace social. Ces adaptations, subtiles ou pas, peuvent se manifester dans des aspects de la vie quotidienne comme l’alimentation, considérés comme banals, mais qui révèlent les reconfigurations sociales. Un autre aspect qui rend intéressant l’étude de la commensalité dans cette population, c’est la conception de la vie familiale et collective en un sens très élargi dans les sociétés africaines. Le système des dons et d’hospitalité est ainsi très ancré dans ces sociétés. Toutes ces caractéristiques ont sans doute l’impact sur les formes de commensalité de cette population en France. Les questions posées par ce travail de recherche sont finalement : Quelles sont les formes et les traits caractéristiques de la commensalité chez les personnes d’origine malienne issues de la migration habitant en Île de France ? Comment ces caractéristiques sont elles perçues par les immigrés ?
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Est-ce qu’elles sont perçues à travers leur caractère contraignant et /ou à travers leur caractère de sociabilité qui impliquerait la convivialité ? Existe-il une tolérance par rapport aux choix individuels (notamment à ceux des enfants) au sein des groupes d’immigrés ? Y-a-t-il une perception de changement par rapport au pays des formes de commensalité chez les immigrés? Quelles sont les règles ou normes intrinsèques aux différentes occasions de commensalité ? La compréhension des pratiques alimentaires autour de la commensalité des migrants peut contribuer à une meilleure compréhension des problématiques liées au parcours migratoire. Cette population très souvent méconnue n’est considérée fréquemment qu’à travers les problèmes issus de la migration, en ignorant ses possibles apports à la société française.
L’étude de l’alimentation peut constituer une ouverture de dialogue
d’inclusion et des connaissances concernant ces populations. Ces connaissances peuvent aboutir sur l’intervention plus efficace et pertinente de la part des acteurs publics travaillant sur l’alimentation, la santé publique ou d’autres instances politiques. Dans une autre perspective, il me semble que l’immigré constitue l’exemple par excellence des individus qui mobilisent des stratégies afin de couvrir leurs besoins basiques (comme l’alimentation) à travers une négociation avec des pratiques alimentaires cosmopolites ou des pratiques propres à la société d’accueil. D’ailleurs, tous les individus vivant en société font des négociations constantes. Les débats entre la résistance à la tradition, la modernité et la globalisation des pratiques alimentaires à l’échelle mondiale qui entrainent des sociétés de plus en plus individualisantes sont donc, au cœur de l’objet.
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III. Etat de la recherche Depuis les années 20, et notamment aux Etats Unis, des études sociologiques, se sont intéressées aux processus de migration et à leur répercussions à différents niveaux dans la vie en société. Les premières études sociologiques portant sur les migrants, se sont effectués aux Etats Unis, notamment à l’Ecole de Chicago, où une diversité de population d’origine étrangère installée en ville était déjà une réalité. Ces études privilégiaient, surtout, les dispositions et reconfigurations des tissus urbains, en tenant compte de l’origine et formes de regroupement des populations d’origines différentes. C’était également aux Etats Unis où les théories sur l’assimilation, l’ethnicité, l’homme marginal et l’assimilation segmentée se sont développées. La sociologie française s’est approprié la thématique des migrations au début des années 60 avec des recherches empiriques. Comme signalé par Ndiaye (2009) jusqu'à ce moment, les travaux sur les processus migratoires en sociologie s’inscrivaient comme des « sous thématiques » des études conduites dans d’autres domaines qui privilégiaient l’étude d’autres objets comme celui de l’inégalité des chances. Certains auteurs attribuent en grande partie ce « aveuglement » de la sociologie au fait que la majorité des migrations était considérée temporaire, puisque il s’agissait très souvent des travailleurs qui avaient pour but de rentrer dans leur pays d’origine Des nombreux débats ont eu lieu et ont lien autour les concepts utilisés à propos de l’étude des migrations, comme ceux d’intégration, d’identité, de minorité, voire des migrants et d’immigrés. A l’heure actuelle leur définition mène en problème. Comme signalé par Calvo (1997 :55), les schémas fortement mobilisés dans la recherche aujourd’hui, s’inscrivent dans le cadre explicatif
« identitaire » et
« assimilationniste ». Ils sont fondés plutôt sur une conception culturaliste d’une altérité et présupposent aussi l’existence d’une indifférenciation universelle liée à l’identité de chacun. La complexité qu’offrent les observations empiriques nous amène à nous interroger sur des nouveaux questionnements qui ne sont pas suffisamment pris en compte par ces deux perspectives. Pour cette raison, la perspective de ce travail de 13
recherche va plutôt dans le sens de celle qui est suggérée par Calvo, plus malléable, qui tient compte des faits empiriques, qui comprend à la fois les faits appartenant au processus migratoire et les faits communs à tout le monde : « Ainsi, les faits alimentaires seraient moins le produit d’un déterminisme culturel immuable que de celui des conditions accordées aux groupes pour leur insertion et en conséquence, de la position qui leur serait réservée dans la structure sociale » (Calvo, 1997 :55). a)Migration et alimentation. L’étude de l’alimentation des migrants, permet d’approfondir sur les changements et permanences, ajustements et adaptations qui vont plus loin que le simple fait de se nourrir : non seulement l’étude de l’alimentation représente la convergence de plusieurs dimensions qui permettent de considérer les personnes qui se déplacent de leur lieu d’origine avec un projet migratoire, en tant que émigrés/immigrés, mais aussi de comprendre les mécanismes de relations de ces groupes face à un vécu qui oblige à mettre en œuvre des reconfigurations. Décrite comme un fait social total, impliquant des dimensions sociales, physiologiques, psychologiques, économiques et plusieurs d’autres, l’alimentation constitue un repère qui ne peut pas être ignoré pour mieux comprendre ce processus. Différentes disciplines des sciences sociales se sont donc intéressées à comprendre ce processus, notamment l’anthropologie, la sociologie, l’histoire et la psychologie sociale. Les changements alimentaires dans un contexte migratoire ont été étudiés dans un cadre théorique qui mobilise plusieurs concepts comme ceux d’acculturation, d’innovation et d’adaptation. L’étude des pratiques d’alimentation des immigrés expose les restrictions sociales, économiques et environnementales de la culture de transplantation. J’aborderai dans un premier temps les concepts théoriques fréquemment mobilisés concernant des concepts comme l’adaptation et les différentes notions d’acculturation qu’on trouve dans la littérature. A partir des données empiriques issues de différentes études autour de l’alimentation des migrants dans des différents endroits du globe, j’exposerai les stratégies mises en place par ces derniers. Après avoir présenté les résultats des recherches sur ce sujet, je proposerai des ouvertures thématiques et pointerai l’importance de l’observation de certains traits
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aujourd’hui encore peu explorés et qui ont sans doute l’impact sur la société d’accueil et sur la société d’origine. *** Les études sur les populations immigrées, dans le domaine alimentaire en particulier, se sont basées sur des théories de l’acculturation. Toutefois, les théories sur l’acculturation ont été formulées dans un cadre plus large que celui de l’alimentation, et concernent les processus d’insertion des immigrés. Le modèle assimilationniste classique est unidirectionnel (Gordon, 1964) : il fait l’hypothèse d’un continuum et du passage d’un conservatisme de la culture d’origine à une adoption totale de la culture du pays d’accueil, conduisant inévitablement à une assimilation et à la perte de la culture originelle. Le modèle de Berry (1980, 1997) issu de la psychologie sociale, traite lui, en revanche de l’adaptation et du maintien de la culture comme deux dimensions indépendantes, qui peuvent se combiner en quatre orientations distinctes. Berry a défini les concepts en termes généraux, en théorisant ce qui se passe lorsqu’une personne s’insère dans un contexte différent du celui dans lequel elle est née. Ainsi, Berry cite Redfield, Linton and Heskovits pour définir l’acculturation comme le résultat des phénomènes suscités à partir du contact continu entre individus ou groupes de personnes ayant des cultures différentes avec des changements subséquents des modèles culturels dans n’importe lequel des deux groupes. L’auteur signale que bien qu’il s’agisse d’un terme neutre, il est souvent utilisé pour décrire les changements dans un seul des deux groupes en contact, en général le groupe dit «des dominés » : dans le cas de migrations de peuplement, les dominés seraient les immigrés. A partir du concept d’acculturation, Berry mentionne les différentes stratégies suivies pour qu’elle tienne place: assimilation, séparation, intégration et marginalisation. L’on observe dans l’ensemble des groupes soumis à ce processus (incluant des réfugiés, des minorités ethniques, des étudiants internationaux), qu’il y a nécessairement une adaptation, celle-ci étant comprise comme les changements suscités chez les groupes ou les individus pour répondre aux exigences de l’environnement. Ce sont donc ces différentes réponses qui définissent les stratégies d’acculturation. Dans le cas des immigrés, situés du côté de la « culture dominée »6, on peut distinguer quatre stratégies 6
Je le mets entre guillemets, ne voulant pas rentrer dans la controverse des rapports de domination entre sociétés. .Ce terme est mobilisé par différents auteurs pour souligner que les immigrés sont insérés dans
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d’adaptation. La première est celle de l’assimilation : les intéressés ne veulent plus conserver leur culture d’origine et cherchent un contact direct avec la culture dite dominante. La deuxième consiste à chercher ce contact et à participer activement à la vie sociale tout en tenant à des traits de la culture d’origine. Dans ce cas, on parle d’intégration. Quand les immigrés mettent en valeur leur culture d’origine et rejettent toute interaction avec les autres, ils utilisent la stratégie de séparation. En fin, quand ils rejettent à la fois, mais pour des raisons différentes, la culture d'origine et la culture du pays d'accueil, on parle de marginalisation. Le modèle de Berry essaie de dépasser l’implicite d’assimilation nécessaire proposé par le modèle classique de Gordon (1964). Cependant, il reste peu dynamique et dans la réalité il s’avère très difficile de classifier un groupe de personnes sous une seule catégorie en dépendant des traits culturels que l’on revendique ou pas et la forme de participation dans la vie sociale. Pour leur part, Askegaard et al. (2005) distinguent deux autres types d’acculturation : l’hyperculture qui est une forme d’idéalisation de la culture d’origine, et le ―pendulum‖ typique des personnes qui oscillent entre les deux cultures selon les situations. Les travaux existants montrent en effet le processus de confrontation des pratiques alimentaires des immigrés, à travers la confrontation des cultures, est loin d’être linéaire. Celui-ci sont étroitement liées à des variables individuelles, à la configuration familiale (avec ou sans enfants, familles monoparentales, etc.), à des interactions sociales (maîtrise de la langue, participation aux instances publiques, socialisation avec des membres de la société d’accueil), aux facteurs économiques ainsi qu’à des agents d’acculturation (culture d’origine, culture du pays d’accueil, culture transnationale) (Peñaloza, 1994 ; Askegaard et al. ; 2005). Certains auteurs considèrent aussi que la négociation entre différentes cultures peut aboutir à un modèle d’acculturation dit de fusion, qui serait le résultat d’une juxtaposition des cultures, d’adaptations et d’apprentissages dans le nouvel environnement, et dans lequel l’innovation est centrale et contribue à développer une ―nouvelle‖ culture (Berry, 1980, 1997). Le concept d’interculturation s’utilise pour désigner l’ensemble des processus par lesquels les individus et les groupes interagissent quand ils s’identifient comme culturellement différents. Cette approche diffère du concept d’acculturation, dans le sens où elle met
une société dite, dominante, ou d’accueil. Dans ce travail j’utiliserai les expressions « société d’origine » et « société d’accueil ».
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l’accent, dans l’interaction, sur les processus qui conduisent à la constitution de nouvelles cultures, tandis que dans l’approche en termes d’acculturation, cette interaction peut ou non conduire à la formation d’une nouvelle culture. Les auteurs comme Calvo, Mennell et Van den Berghe (Mennell et al., 1992 ;79-80) s’accordent à penser qu’il y a une relation importante entre l’alimentation et l’identité ethnique. Le concept d’ethnicité, qui fait partie des travaux en sociologie de la migration, est né dans les années 60 aux Etats Unis (Rea et Tripier, 2008 :48-49). Il s’agissait, à travers lui, de dépasser les concepts traditionnels de l’acculturation et d’adopter une perspective de pluralisme culturel qui n’implique pas la disparition des modèles culturels d’origine pour au profit des standards de la société d’accueil. Les études classiques anglo-saxonnes sur l’immigration posaient déjà la problématique de la définition de l’identité et des modes de réaffirmation de soi lorsqu’on s’insère dans une nouvelle société (Rea et Tripier 2008 :48-53,58). Cette réaffirmation peut se faire par différents biais, parmi lesquels l’alimentation et le système culinaire. Fischler signale, qu’à l’intérieur ou à l’extérieur d’un groupe, il existe des composants du système culinaire qui servent à définir l’identité de ce groupe (Fischler, 1988 :275). Ainsi, par exemple, Calvo (1982 :420) appelle « plat totem » une préparation culinaire qui prend une place emblématique pour la définition d’un groupe. Ce plat totem a été signalé dans des études sur des migrants Gambiens en Catalogne et il s’agit du chew. On peut également citer par exemple le couscous et les tajines chez les Marocains, en Catalogne et à Québec (Kaplan et Carrasco 2002 ; Almagro-Lorca [accès le 7/10/2009] ; Girard et Sercia, 2009 :88). Le plat totem constitue en quelque sorte une « tradition revisitée » dans le sens où il acquière ce statut totémique très fréquemment dans le processus d’insertion dans une nouvelle société. Ces éléments de base et structurels contribuent à différencier ce qui est propre au groupe et ce qui est externe : « C’est une des fonctions essentielles de la cuisine toute entière de gérer les relations entre la nouveauté et la familiarité, d’opérer la médiation entre la néophobie et la néophilie, la nécessité et le risque d’innover, le besoin et l’ennui de conserver, bref : de résoudre le paradoxe de l’omnivore » (Fischler, 1990). La définition de soi-même en termes d’alimentation est un processus continu qui dépend de différents variables et contextes. En étant un marqueur identitaire la nourriture délimite aussi la différence entre le soi et les autres (Fischler, 1989). Cette 17
négociation dans le cadre d’un processus migratoire est particulièrement intéressante à analyser. Masouka décrit cette relation dans son étude sur les immigrés japonais à Hawaii. Le fait de cuisiner et de manger, pour lui, sont des processus pour réclamer un statut et une identité parmi une multiplicité d’identités et un moyen de distinction. Tel a été le cas aussi des Bengali américains aux Etats Unis. Parfois cette distinction se fait par une définition négative de la cuisine de l’autre (Masouka et Ray cités dans Oyangen, 2009 :329). Dans un article où il présente les dimensions pertinentes à considérer dans l’étude de l’alimentation des migrants, après avoir fait une revue des travaux empiriques publiés par d’autres auteurs Manuel Calvo conclut que les pratiques alimentaires des immigrés constituent le dernier trait culturel qui change par rapport à d’autres (comme la langue et les vêtements). Ainsi, il parle d’un continuum alimentaire, les immigrés mettant en œuvre diverses stratégies afin de maintenir spatial et temporellement un trait culturel (résultant d’une sélection d’entre un corpus de traits) pour une durée variable et avec différentes formes d’expression (Calvo, 1982 :414-417). Dans un autre article, le même auteur nuance cette analyse et affirme l’existence de deux pôles opposés : celui constitué par un changement radical dans les pratiques et celui d’une permanence conservatoire. Il y a donc des faits intermédiaires où des stratégies nouvelles qui trouvent leur place, visant à mettre en conformité le passé et le présent du contexte alimentaire et des pratiques. Calvo (1997) pointe donc l’existence de stratégies dynamiques qui peuvent s’avérer parfois contradictoires, marquées par des continuités, ruptures et innovations en matière alimentaire qui mettent en relation le passé avec le présent. Les traits observables, au niveau de la créativité alimentaire, dans les pratiques alimentaires des migrants, sont l’innovation, la substitution et la reconstitution des plats et les dimensions pertinentes à analyser, d’après Calvo, l’approvisionnement, la consommation, la transformation et la préparation culinaire, la commensalité, la sociabilité et « le sens d’altérité alimentaire » (Pagezy, 1997 :224-225 ; Calvo, 1982). Nous allons à présent exposer les résultats de certains des travaux de recherche existants autour de l’alimentation des migrants qui tiennent compte d’une ou plusieurs de ces dimensions. L’étude des formes d’approvisionnement éclaire sur les discontinuités et continuités du mode de vie et, très concrètement, sur l’impact des différences dans les formes de 18
production et de conservation alimentaire. Peñaloza (1994), qui analyse le cas des Mexicains aux EU et Pagezy (1997) des Marocains à Turin concluent que, bien que les méthodes de conservation et l’accès aux produits soient simplifiés dans la société d’accueil, les immigrés, dans les deux contextes analysés, préfèrent maintenir l’approvisionnement au jour le jour, sans stocker, afin de préserver une logique de consommation de produits frais. Les lieux d’approvisionnement entraînent aussi un apprentissage et une insertion socio-économique des migrants, puisque d’une part ils sont socialisés à des différents modes de commercialisation de ceux de leurs origines, et d’autre part cela constitue pour eux parfois une opportunité d’établir des magasins d’approvisionnement de produits dits « ethniques ». Par ailleurs, il n’est pas rare de trouver chez les migrants des formes de transfert de produits alimentaires depuis leur pays d’origine, ce qui fait que les personnes issues des migrations contribuent à l’économie de leur pays d’origine à la fois comme consommateurs des produits de ce pays, et comme investisseurs par les transferts d’argent qu’ils effectuent souvent. Ces échanges se font sous la forme d’achats/ventes qui permettent la reproduction d’un ordre social basé sur les relations entretenues avec le pays d’accueil et la transmission d’un savoir et d’un goût culinaire particulier aux enfants, au travers desquelles l’identité est réaffirmée vis-à-vis du pays d’accueil, qui lui-même est devenu consommateur des produits ethniques (Lestage, 2008). Pour sa part, Goody considère que le développement de ces cuisines, qui constituent une world cuisine, marque l’internationalisation des habitudes alimentaires qui est facilitée par la disponibilité des produits dans les pays occidentaux (Mennell, 1992 :80). Cependant, il souligne que les variations locales ont un rôle important. Ce sont précisément ces variations, observées par Liu et Lin (2009) dans la cuisine chinoise en Californie qui témoignent d’une part, d’une visibilité comme groupe ethnique, d’autre part d’une diversité de styles de cuisine chinoise et de type de restaurants, qui illustre la diversité des origines sociales et des trajectoires migratoires des immigrés chinois. Le marché ethnique alimentaire en France est, pour sa part, développé au niveau des produits plutôt africains et chinois, surtout dans les grandes concentrations urbaines. Analysons maintenant comment différentes études centrées sur la consommation interprètent les différentes caractéristiques de celle-ci comme des indicateurs d’acculturation. L’acculturation est souvent « mesurée » à partir des méthodologies quantitatives (Pierce, 2007) qui peuvent laisser de côté ce que révélerait une enquête
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qualitative : le caractère dynamique des modes d’adaptation et la manière dont ils se déroulent, les conditions et surtout les particularités propres à l’alimentation des migrants difficiles à cerner avec des instruments quantitatifs définis a priori. Parmi les études centrées sur la consommation alimentaire, on trouve celle de Wallendorf et Reilly (1983), qui évalue l’assimilation de la consommation alimentaire de Mexico-américains à partir des déchets alimentaires, en les comparant avec ceux des Américains et des Mexicains. Ils décrivent chez les immigrés mexicains aux E.U. un « new cultural style », qui serait propre aux Mexico-américains. Avec cette enquête, ils essayent de montrer que les habitudes de consommation alimentaire des Mexicoaméricains ne se trouvent pas nécessairement entre les habitudes des Américains et celles des Mexicains. Ils concluent donc que le processus d’acculturation ne se fait pas de manière linéaire et que l’adoption d’un nouveau style est très influencée par les perceptions intériorisées par les Mexicains de ce qui serait « the american way ». Dans la même perspective, Oyangen (2009) signale, à partir d’une révision de sources historiques sur les habitudes alimentaires des immigrés du Midwest rural aux EU à la fin du XIX et au début du XX siècle, que ceux-ci étaient en train de s’accommoder à une identité nouvelle, identité qui n’était pas celle de leur « vieux » pays ni celle des « Américains » définis culturellement comme Yankees. En analysant les modes actuels de consommation d’ouvriers marocains Crenn (2001) arrive presque à la même conclusion : elle explique qu’un nouveau « tout alimentaire » se réorganise en France mais en tenant compte de la continuité de certains traits d’origine. Ainsi, parmi les continuités qu’elle mentionne chez les Marocains enquêtés résidant en France se trouvent la valorisation et l’utilisation des savoirs culinaires par les descendants. Il existe par ailleurs des études qui ont examiné la relation entre les pratiques alimentaires et les reconfigurations groupales issues de la migration, toujours en tenant compte des dimensions signalées par Calvo (1982). La préparation et la transformation culinaires méritent l’attention, puisque les données empiriques attestent, chez les personnes issues de la migration, que l’on assiste à des reconfigurations, sur ce plan, des rôles des membres de la famille. La féminisation de la migration décrite dans différents travaux, (Oudor, 2008 :399; Veith 2009 ; Vitale, 2003), alliée au fait que les femmes immigrées s’intègrent de plus
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en plus au marché du travail (ONU, 2007 ; Danneker, 2005) entraîne une individuation par rapport à la société d’origine. Selon Calvo (1982), il existe une exigence de réorganisation du travail culinaire, qui entraîne notamment une réorganisation dans la répartition de ceux qui préparent le repas, et qui modifie aussi le temps que l’on dédie à la préparation7. Cependant, d’autres auteurs comme Beagan (2008) affirment l’existence d’un paradoxe lié à l’individuation des femmes. Bien qu’on observe que les femmes adoptent de nouveaux rôles dans les sociétés d’accueil, qui sont très généralement plus en faveur de l’équité entre genres. En observant trois groupes « ethno culturels » différents sur les côtes est et ouest du Canada, l’auteur affirme que le travail culinaire reste inchangé et ce sont toujours les femmes qui préparent dans les familles. Elle attribue cela au souhait de maintenir une identité culturelle en lien avec le pays d’origine, où généralement, le travail culinaire est attribué aux femmes. Pourtant, il semble que la répartition des rôles autour de la préparation et de la transformation culinaire, dépend en fait de la configuration du foyer : ainsi il n’est pas rare de trouver que ces tâches peuvent être attribuées aux hommes, même s’ils viennent des sociétés où celles-ci sont traditionnellement attribuées aux femmes (Almagro –Lorca [accès le 7/10/2009]). Très souvent, les hommes qui arrivent sans compagnon féminin, ont peu de connaissance sur la façon de préparer les mets traditionnels, mais cela n’empêche pas qu’au fur et à mesure, ils se mettent à faire la cuisine (Oyangen, 2009 :342) Toujours en mettant l’accent sur l’importance de la configuration des foyers et leur impact sur les pratiques alimentaires, les rôles des enfants au sein des familles issues de la migration ont été analysés. Les enfants sont très souvent les porteurs de nouveaux modes de consommation, qui comprennent des mets et des denrées qui ne faisaient pas partie des pratiques de la famille (Schlenker, 2001; Patrick, 2005, Kaplan 2008). Ceci a été très souvent attribué au rôle de l’école comme lieu de socialisation avec la société d’accueil. On constate donc d’une façon générale, la majorité des études qui décrivent les formes de conservation, adaptation et réappropriation des pratiques alimentaires des personnes issues de la migration conclut que le changement est observable, pour paradoxalement essayer de maintenir certains traits de la culture d’origine (Levenstein cité par Mennell, 1992 :79). 7
Cette tendance de simplification de la cuisine, est pourtant, observée dans plusieurs sociétés indépendamment d’un statut d’immigré.
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Finalement, pour une étude sur l’alimentation des personnes issues de la migration, il existe des facteurs qui ont un impact sur les pratiques alimentaires et qu’il faut considérer. Le premier, c’est l’importance des trajectoires de plus en plus complexes. Alors qu’auparavant les migrations se faisaient d’une ville à une autre, aujourd’hui les parcours migratoires se sont complexifiés avec différents lieux d’installation avant d’arriver à la société dans laquelle on étudie les pratiques, lieux qui influent sur la socialisation et la transformation des pratiques. Il faut également tenir compte du fait qu’être un nouvel arrivant diffère évidemment du fait d’être un enfant d’immigré, né dans la société d’accueil et donc possédant un pluralisme culturel dès la naissance. Comme le souligne Wallendorf (1983), il est très important d’avoir une approche comparatiste lorsqu’on examine les pratiques alimentaires des personnes issues de la migration, ou au minimum, d’avoir des repères et des connaissances sur les pratiques de la société d’origine pour les comparer aux pratiques étudiées dans la société d’accueil. Cela permet, d’une part, d’avoir une meilleure compréhension sur l’évolution des pratiques et d’autre part, d’essayer d’avoir une approche qui ne soit pas « sociocentriste » dans le sens où on tend à se focaliser seulement sur les pratiques de la société d’accueil comme si elles étaient dépourvues d’une origine qui remonte à une autre société. Il faut cependant également tenir compte du fait qu’au-delà de l’analyse des continuités et discontinuités des pratiques alimentaires des populations issues de la migration, ces changements peuvent aussi résulter de l’évolution des systèmes alimentaires dans les sociétés considérées. Toute prise alimentaire a une tension entre les besoins individuels, collectifs et les impératifs culturels et sociaux. Les perceptions, les réponses et les pratiques qui étaient ancrées dans une expérience préalable sont fortement confrontées par une expérience nouvelle qui affecte aussi ces pratiques. Les déplacements sociaux entrainent donc, une confrontation entre ce qui a été tacitement incorporé en matière d’alimentation et un système culinaire qui peut plus ou moins différer du système auquel on est habitué. Quoique les pratiques de consommation, transformation culinaire, approvisionnement et revendication des cuisines ethniques aient été étudiés, il existe peu d’études qui analysent les conditions sociales autour d’un repas pris en groupe (Medina, 2002). Chaque société possède une structuration des repas, des normes collectives et des rituels 22
qui règlent la prise et le partage de la nourriture. Puisque cette « grammaire » peut être affectée par des conditions spatiales et temporelles, il paraît intéressant d’étudier les formes de commensalité chez les personnes issues de la migration.
b) Quelques repères conceptuelles autour la commensalité : un objet sociologique ? Entre les dimensions concernant les pratiques alimentaires, la commensalité est l’une des dimensions les plus importantes pour comprendre les rapports sociaux entretenus par la population étudiée. On pourrait définir la commensalité comme le système des règles et des normes qui gouvernent le partage de l’alimentation dans un rituel collectif qui a des caractéristiques de temps, d’espace, de régularité et de sociabilité définis (Fischler, 2010). Le mot commensal dérive du Latin Médiéval « commensalis » (cum « avec », mensa « table ») (Hastorf, 2008 :1389). Le mot convive dérive aussi du latin (cum et vivere « vivre ») pendant que convivium était essentiellement utilisé pour dénommer les banquets. Historiquement, le rôle social des convives dans un repas a été décrit dans des passages de l’histoire plus ou moins connus : les bacchanales en Grèce, les repas sacrés des grandes civilisations préhispaniques en Amérique Latine, quelques passages bibliques des plus notables où le partage et la consommation de nourriture sont chargés de symbolisme. Le caractère multidimensionnel des significations et les implications sociales, psychologiques, politiques et biologiques du fait de manger en groupe s’expriment de différentes manières. Dans cette partie je vais essayer de décortiquer quelques- unes de ces dimensions, en présentant des données empiriques pour explorer les fonctions essentielles de la commensalité contemporaine. D’abord, la sociabilité, caractérisée principalement par la convivialité. La commensalité implique une socialisation « à table », c'est-à-dire, elle sert aussi à l’apprentissage des normes et des règles, ce qui est « bon à manger » et dans quelles conditions on peut le manger ; elle délimite l’inclusion et l’exclusion ainsi que des obligations sociales. Finalement, je développerai comment les formes de commensalité
en
vigueur
actuellement
ont
été
interprétées
en
termes
d’individualisation. 23
La relation entre la nourriture et le groupe a été l’objet d’études dans plusieurs disciplines, comme l’anthropologie, l’histoire, la sociologie, la psychologie et la nutrition. La convivialité et le caractère public et privé des repas : caractéristiques de la sociabilité alimentaire. La sociabilité alimentaire a été définie comme les différentes manières d’agir des mangeurs qui se caractérisent par la mise en œuvre de règles et normes déterminées sociale et culturellement (Poulain, 2002 :184). Elle est un processus dynamique d’évolution qui s’accomplit à travers la socialisation, comprise comme l’appropriation des règles qui découlent des interactions (Friedkin, 2004). La commensalité offre un cadre de sociabilité dans la mesure où elle définit les manières dont les convives interagissent entre eux et aussi un cadre de socialisation, parce que les individus intériorisent, à partir de ces interactions, des normes qui concernent non pas seulement
ce qu’on fait « à table » mais aussi des règles
organisationnelles et sociétales plus larges. La sociabilité à table est caractérisée notamment par la convivialité, mot qui d’ailleurs possède lui-même différentes connotations. Le mot convive au XIIIème siècle signifiait « festin » et ce n’est qu’au XIXème qu’il acquière le sens qu’il a aujourd’hui, c'est-àdire « celui qui participe à un repas avec d’autres ». L’adjectif « convivial » apparaît au XVIème siècle, pour qualifier tout ce qui est relatif aux repas. Depuis cette époque, et conjoint avec l’anglicisme convivialité, ce mot est toujours lié aux repas. L’acception qui relève de la gastronomie et du plaisir du partage en groupe a été conçue par Brillat Savarin au XIX siècle, introduit le mot convivialité dans la langue française emprunté de l’anglais conviviality,8 en le liant aux goûts et plaisirs de la table lors d’un repas en groupe (Desrochers, 1947 :26)9.
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Selon le dictionnaire de l’Académie française. L’on attribue à Brillat-Savarin l’introduction dans la langue française à partir de son ouvrage Physiologie du goût selon le Dictionnaire de l’Académie française, p. 494, et le dictionnaire Littré (édition 1872-1877). Il y a plusieurs passages dans son ouvrage t où il utilise ce mot : « Effets de gourmandise sur la sociabilité : La gourmandise est un des principaux liens de la société ; c’est elle qui étend graduellement cet esprit de convivialité qui réunit chaque jours des divers états, les fond en un seul tout, anime la conversation et adoucit les angles de l’inégalité conventionnelle » (p. 147). De même, dans d’autres passages, il utilise aussi le mot « conviviat » pour désigner les rapports positifs, cependant ce terme n’existe pas comme tel dans le dictionnaire de l’Académie française : « D’ailleurs, on trouve souvent rassemblés autour de la même table toutes les modifications que l’extrême sociabilité a introduites parmi nous : l’amour, l’amitié, les affaires, les spéculations, la puissance, les sollicitations, le 9
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Une acception plus large la convivialité, incluant différents aspects de la vie sociale, est proposée par Ivan Illich, qui désigne une société conviviale comme « une société où l’outil moderne est intégré au service de la personne intégrée à la collectivité et non au service d’un corps de spécialistes » (Illich, 1973 :13). Elle serait dans un sens large, une capacité d’échange à l’intérieur d’une société entre les personnes et les groupes qui la constituent. Selon Illich (1973 :43-49), la convivialité donnerait à une société les moyens (dénommés par lui outils de convivialité) pour que les personnes puissent avoir la liberté de choix sur leur avenir en disposant des outils nécessaires. Quoiqu’il en soit le sens donné au terme, les études autour la convivialité et la commensalité offrent un panorama sur la conception de la convivialité, qui n’est pas strictement cadrée sous une seule des connotations précédentes. Dans leur étude comparative internationale entre six pays : La France, l’Italie, la Suisse, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les États-Unis, Fischler et Masson (2008) soulignent que la commensalité conviviale d’aujourd’hui est conçue plutôt en termes de famille et des amis : les événements conviviaux les plus évoqués par les interviewés relèvent des loisirs. En effet une des caractéristiques recherchées de la commensalité aujourd’hui, c’est précisément l’échange et la sociabilité fraternels comme légitimation du plaisir (Fischler et Masson, 2008 :113). Les résultats de cette enquête montrent une différence perceptible entre les personnes des pays méditerranéens et les personnes des pays anglosaxons : pour les premières, la convivialité semble être un pivot central dans leur alimentation. Elles donnent aux repas une forte légitimation du plaisir et de sociabilité. La convivialité est perçue par les convives comme l’état idéal de toute situation de commensalité, cependant, elle ne se présente pas toujours de la même manière, surtout, parce qu’il y a aussi des relations de sociabilité qui servent à la fois, comme un moyen d’inclusion et d’exclusion (Fischler et Masson, 2008 :111). Cette dimension sousjacente, pourrait entrainer un effet paradoxal, puisque bien qu’il puisse y avoir la convivialité, il y a une distinction concernant les convives qui y participent et les conditions sociales qui encadrent le repas. L’inclusion et le partage comme formes d’entretien des liens sociaux L’utilisation du partage de repas comme un vecteur de distinctions sociales et comme une forme de distinction entre différentes communautés est un phénomène ancien protectorat, l’ambition, l’intrigue : voilà pourquoi le conviviat touche à tout ; voilà pourquoi il produit des fruits de toutes les saveurs » (p. 171).
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(Rosenblum, 2008). On trouve en un exemple dans le Symposyum (simpotein signifiant « boire ensemble ») des Grecs, vraie institution sociale, pour discuter, débattre, passer des accords ou simplement s’amuser autour des boissons et de la nourriture. Cette pratique est devenue socialement nécessaire pour la cohésion communautaire. Platon décrivait aussi le syssition comme le repas en commun qui accoutume le citoyen au courage et à la force, tandis que le symposyum le préparait à l’échange des idées et sentiments. Le caractère exclusif/inclusif de la commensalité était manifeste dans la distinction entre les symposyum réservés aux hommes et ceux réservés aux femmes (l’andron).Ces derniers, possédaient avant tout un caractère sacré, car très souvent il s’agissait de banquets en l’honneur d’une divinité (Schmitt-Pantel, 2001 :5-10). Comme le signalent Fischler et Masson (2008 :112) c’est aussi dans la Cité chez les Grecs, la participation à un banquet de viande constituait une preuve de citoyenneté. En effet, ceux qui ont le droit de participer au repas public sont ceux qui ont le meritum (la part due). Peu à peu ces caractéristiques vont forger les multiples dimensions de la commensalité et son importance dans la vie en société. L’inclusion implique certainement l’exclusion (Mennell et al, 1992 :117). Les exclusions se font à travers l’utilisation de différentes stratégies par les sociétés, peut être pour maintenir la cohésion sociale de ceux qui participent au repas. Dans son étude de la relation autour les pratiques de commensalité et l’ordre moral dans une société Sadama en Ethiopie, Hamer (1994 :129-130) remarque que l’idéal de cohésion, qui serait un idéal appartenant plutôt à la convivialité du repas, est marqué simultanément par des rituels de débat sur la structure institutionnelle et socio politique en Ethiopie. Ainsi, par exemple, les enfants sont encouragés à garder une bonne conduite, en leur donnant une portion plus grande de nourriture et cela d’après l’auteur, marque une rivalité entre les frères qui vise à apprendre aux enfants à être des personnes qui gardent les normes morales de la société. On donne aussi de la nourriture aux médiateurs sociétaux. Quelqu’un qui a offensé l’ordre moral, qui implique notamment le respect des plus âgées, n’est plus considéré comme un membre de la communauté et ne peut pas partager la nourriture avec les autres. Hamer (1994 :130-136) considère aussi, qu’il existe certaines règles des commensalité qui sont en même temps ambigües, puisque l’existence des manières de partager même au sein d’une même communauté est en fonction d’un contexte donné. Il considère que
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ces normes chez les Sadama constituent un guide symbolique du respect aux plus âgés, avec des valeurs comme la générosité, la réciprocité et la valeur personnelle de chacun. Les normes d’inclusion et d’exclusion sont culturellement définies. L’idéal d’appartenance à un groupe de convives change de société en société : en Inde par exemple où on n’a pas le droit de manger avec une personne d’une caste différente (Appadurai cité par Corbeau, 2002 :155). Quoique les exemples de ce type soient généralement donnés à partir des sociétés « traditionnelles », ces moyens d’inclusion et d’exclusion peuvent être aussi observés dans nos sociétés. Morrison (1996) par exemple, qui a étudié les formes de commensalité dans des écoles rurales et urbaines en Angleterre, a trouvé que les formes d’exclusion à la cantine concernaient ceux qui n’étaient pas dans le standard commun : les végétariens, ceux qui mangent très lentement et les enfants appartenant à une couche sociale inférieure. Elle montre que dans ces institutions, les structures scolaires imposent des mécanismes de division sociale et de contrôle qui sont manifestées dans la commensalité des élèves (Morrison, 1996 :671). Ainsi, tous ceux qui participent au repas commun entretiennent un lien qui implique la possession au moins d’une caractéristique en commun. Il est important de discerner donc comment et quand les repas incluent des convives extérieures à l’« unité de commensalité » habituelle (par exemple, les membres d’une famille nucléaire) pour en déduire de même les variables sociales impliqués dans le partage (Morrison, 1996 : 671672). Sobal (2003:181) propose d’appeler ces unités des « cercles concentriques de la commensalité » pour discerner les différents niveaux d’intimité de ces différentes situations de commensalité selon le contexte ou elles se déroulent, la nourriture qui est partagée et ceux qui participent au repas. L’ordinaire et le spécial : les occasions « à table » socialement structurées. La commensalité entraine aussi des questions de pouvoir, d’autonomie et de contrôle, car les pratiques elles mêmes révèlent d’ordres sociaux (Mennell et al, 1992 :115-117 ; Rosenblum 2008 :7). Dans ces situations socialement structurées, on pourrait distinguer les objectifs et les effets des repas festifs par rapport à ceux des repas qui sont plus inscrits dans une
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quotidienneté (Grignon, 2001 :27). Ce qui caractérise ce que Grignon nome la commensalité « de chaque jour », ce sont les contraintes horaires et du rythme de la vie quotidienne. A l’opposé, la commensalité des occasions spéciales, ou «commensalité exceptionnelle » est signalée par l’auteur comme le type de commensalité le plus étudié et le plus associé aussi aux temps « moins stressants ». Pour sa part, Gell (1986), considère que ce qui constitue un repas comme un festin c’est la transformation de ses effets, qui dépendent de la nature de l’occasion, où il y a des transactions et des identités relatives attribués aux convives. (Gell, 1986 : 112). Ces effets sont listés par Hastorf (2008), qui distingue des fonctions essentiellement politiques aux festins10. Appadurai (1981 :494-511), a forgé le terme « gastro politics » pour mettre l’accent sur les dimensions politiques des repas qui indiquent et construisent des relations d’égalité, intimité et solidarité caractérisées elles -mêmes par des relations de rang, distance ou de différence. Harstof (2008 :1390-1395) classifie ces festins selon leurs fonctions et leurs caractéristiques principales. Elle distingue les festins par le nombre de convives, qui dépasse celui des membres d’un foyer ou d’une famille. En outre les festins sont organisés pour honorer quelqu'un ou même, pour gagner du prestige. Dans ce même sens, l’historien Paul Veyne considère que l’évergétisme, c’est-à-dire le fait de distribuer des biens à une communauté dans la forme de festins collectifs pour gagner du prestige était une des fonctions des festins (Friedrich-Silber, 2004 ; Veyne, 1976). Entre les différents objectifs d’un repas public, l’on mentionne la solidarité groupale, le paiement de dettes, l’entretien de relations sociales, la récolte de tributs, l’utilisation de la nourriture et du travail en plus-value, la promotion de prestige, la démonstration de pouvoir, d’opulence, le fait de gagner des alliés, d’effrayer des ennemis, de maintenir la paix, d’encourager la guerre, d’échanger des biens, de trouver des partenaires de mariage, de célébrer des rites d’initiation, arbitrage de disputes, maintien du contrôle social à travers des transactions, la communication avec des divinités ou même l’honneur rendu aux défunts. Harstof (2008) distingue trois catégories de repas festifs. La première, est celle des repas qui célèbrent une alliance ou une coopération. Ces repas peuvent avoir une action politique aussi, mais elle n’est pas le but principal. Ce sont des repas caractéristiques 10
Harstof utilise le terme ―Feast‖ en anglais, qu’elle définit comme le fait de manger un repas élaboré très fréquemment accompagné par un divertissement. Son article est basé sur les festins analysés à partir des traces matérielles archéologiques.
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des sociétés où il n’y a pas de règles héréditaires apparentes de statut social. Normalement, ils entrainent une égalité apparente entre les convives. Les repas de mariage, les repas familiaux, et les barbecues en sont des exemples. La deuxième catégorie est celle marquée par des relations de rôle patron-client, où il y existe une différence attendue entre les positions sociales des convives. L’hospitalité crée une subordination ou une dette morale et le but politique ou économique est plus marqué. La troisième catégorie comprend les repas qui promeuvent une distinction de statut à travers le luxe des produits, ingrédients et mets qui sont servis. Tout le repas est marqué par une sorte d’exhibitionnisme stylistique. Il faut souligner que dans la réalité, un repas peut passer d’une catégorie à une autre, puisque celui est une pratique dynamique qui peut prendre différents tournants en fonction de la participation active des invités. Si les repas cérémoniels jouent sur la vie politique et la hiérarchisation sociale, les repas de « chaque jour » font aussi partie de la vie sociale des convives et accomplissent différentes fonctions. Mennell et al. (1992 :115) remarquent qu’il y a peu d’études sociologiques à ce sujet, et que les repas de chaque jour, les « repas de routine » à la maison, sur le lieu de travail ou à l’école sont aussi porteurs de significations. Ces repas routiniers sont évidemment aussi structurés par rapport au temps, à l’espace où l’on mange (impliquant différents degrés d’intimité) et aussi à une « grammaire » de ce qui est consommé (Oyangen, 2009 :328). Les régulations de temps qui se font par rapport à la prise de nourriture pendant une journée ont évolué au fil des ans. Grignon dit que dans les sociétés post révolution industrielle, il y a eu une constante évolution pour s’adapter aux besoins et au rythme de la vie quotidienne (Grignon cité par Kristensen, 2003: 66). Dans plusieurs pays d’Europe et aux Etats Unis, la commensalité entraine la prise de repas au même moment par tous les convives, mais cela peut se passer différemment dans d’autres sociétés (Ochs et Shohet, 2006 :37). En outre, il y a des repas qui sont plus socialisés que d’autres. Dans les sociétés occidentales, le repas du soir est ainsi le repas où la participation des membres de la famille est plus attendue, tandis que le repas de matin reste moins socialisé. Évidemment, la participation des convives au repas requiert une coordination et une organisation à partir des activités pendant la journée (Ochs et Shohet, 2006:38). Cela est confirmé dans une étude sur une population danoise, où les repas variaient dans leur structure en fonction du lieu où se trouvaient les interviewés, des occupations du moment au travail et aussi du temps libre qu’ils avaient. Les changements dans le 29
nombre de repas pris ensemble étaient liés notamment à des faits comme le déménagement, l’installation en couple, la naissance d’enfants, les départs des enfants, l’isolation au foyer ou le chômage (Kristensen, 2003). Il existe en général, une différence entre les repas en semaine et les repas en week-end. Les participants à l’enquête danoise ont souligné cette différence: Pop-corn et pizza pour « Les samedis de cinéma », barbecues et réunions familiales. L’importance de ce que l’on mange prend une partie importante. Les week-ends sont le cadre pour attendre le repas idéalisé par les convives (Kemmer et al.1998 ; Kristensen, 2003 ; Bisogni, 2006). Puisque « les aliments sont des items culturels qui répondent à série de régles (un langage ou grammaire) qui sont inconsciemment adoptés par les individus dans une espace physique et sociale déterminé » (Oyangen, 2009 :328) on observera souvent que les participants donnent beaucoup d’importance aux « vrais repas ». L’on a montré que ceux-ci sont différenciés des autres prises de la journée par le fait d’être des repas partagés où tous les convives mangent la même nourriture, qui ne doit être seulement un casse-croute, mais une préparation « plus élaborée ». Donc le vrai repas doit être satisfaisant au plan culinaire, mais aussi dans le partage avec les autres (Kristensen, 2003 :46-49,63). Cependant, de plus en plus, la consommation de «convenience foods » a été représentée comme un outil qui aide pour que la commensalité prenne la place lorsque les conditions structurelles de temps sont de plus en plus effacées (Kristensen, 2003 :69). Ainsi, « Manger la même nourriture unifie les corps qui mangent ensemble et manger différents aliments, les distancie11 » (Bloch 1999 :138) et de la même manière,
il y a des aliments qui sont considérés comme des « bons conducteurs
sociaux » par rapport à d’autres (Bloch, 1999 :135). Les circonstances de cette expérience partagée comptent aussi : manger tous ensemble, le même aliment devant la télévision au salon n’est pas perçu de la même façon que de le faire à table (Kemmer et al. 1998). Manger chez soi pourrait également constituer un degré supérieur d’intimité que manger dehors (Corbeau, 2002 :154). Manger dans un restaurant pourrait à la fois remarquer la distance existant entre les convives (dans les sociétés occidentales, on n’invite pas à manger n’importe qui chez soi), la « rupture » avec la quotidienneté, un cadre de convivialité différent de celui de la maison. Tout cela dépende non seulement de la fréquence, mais aussi de la signification de tel ou tel
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―Eating the same food unites the bodies that eat together and eating different foods distances them‖.
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espace choisi pour manger dehors. Par exemple, Traphagan (2002) a observé les formes de commensalité dans des restaurants de fast food au Japon, pour conclure qu’alors que l’on en fait en général des synonymes de la globalisation, au Japon ces espaces servent de fournisseurs d’opportunités pour la commensalité intergénérationnelle, la convivialité et l’intimité traits qui sont plus difficiles à attendre dans un repas « traditionnel » japonais dû à la rigidité hiérarchique qu’ils peuvent entrainer. Par ailleurs, le moment du repas est aussi considéré comme une espace de socialisation des enfants, pour les introduire à des significations culturelles et symboliques divergentes autour des aliments. La commensalité encadre ainsi l’espace où plusieurs négociations concernant le choix des aliments, le lieu, l’heure et les préférences se déroulent. Dans des sociétés occidentales, le repas partagé constitue aussi le cadre idéal pour la négociation et l’échange à partir des conversations, non pas seulement avec des pairs, mais aussi avec les enfants (Ochs et Shohet, 2006 :38). La commensalité, plusieurs auteurs le soulignent, est une facilitatrice des liens sociaux entre les convives au repas. L’acte de partager la même nourriture et de l’incorporer en groupe symbolise l’union entre les convives (Mennell, 1992). « Le rite de manger et de boire ensemble… est clairement un rite d’incorporation, d’union physique… le partage du repas est réciproque et il y a donc un échange de nourriture qui constitue la confirmation d’un lien » (Mennell qui cite Van Gennep, 1992). Nous pourrions donc dire que le principe d’incorporation (Fischler, 1990) est socialement partagé, on devient ce que l’on mange, mais aussi, à travers le partage on constitue une même entité ensemble : « En incorporant le repas, l’invité incorpore les qualités symboliques de son hôte transmises par les aliments » (Corbeau, 2002:154). Ces liens établis peuvent aussi impliquer une sorte de système de « don- contre don » entre hôte et invités pour qu'ils soient entretenus dans le temps et qui assurent des valeurs comme l'hospitalité et la solidarité.
La commensalité contemporaine: vers l’individualisation ? La dérégulation de la vie sociale est supposée de rendre de plus en plus difficile les repas communs, parce que ceux-ci requièrent une coordination et une régulation fixées dans le temps et l’espace. Différents auteurs ont souligné que le repas partagé est en train de disparaître en part dû aux différentes tendances sociales. L’augmentation de la responsabilité individuelle du mangeur concernant ce qu’il en train d’ingérer, ainsi que 31
les négociations autour du repas qui s’avèrent de plus en plus compliquées pour réunir un groupe de convives, sont des facteurs qui ont été soulignés comme précurseurs de l’individualisation (Kristensen 2004, Poulain 2002, Fischler 1990). Le processus d’individualisation dans les sociétés modernes a été conceptualisé par différents auteurs (Giddens, 1991 ; Honneth, 2004). On caractérise les sociétés postindustrielles par la pluralisation des styles de vie et la valorisation de l’effort personnel, qui vont du pair avec l’autonomie individuelle et la diversification des choix. Dans le domaine alimentaire, Claude Fischler avec le concept de gastro- anomie, présente l’individualisation comme un processus qui a à voir avec une tolérance par rapport aux choix individuels accompagnée d’une responsabilité individuelle croissante de sa propre alimentation et d’une basse des contrôles sociaux de la même. Mais cette augmentation de la liberté et des responsabilités individuelles vis-à-vis de l’alimentation peut ainsi avoir des conséquences plus négatives. D’une part, l’augmentation de la responsabilité individuelle vis-à-vis de sa propre alimentation, entraine de l’anxiété pour le mangeur, dans une grande partie, parce que l’alimentation est en principe un acte social (Simmel cité par Symons, 1994). En fait, l’anxiété est un des invariants de l’alimentation humaine liée à la socialité (Fischler, 1990) qui change selon le contexte et les transformations sociales. A l’heure actuelle, cette responsabilité pointe sur des discours hygiénistes auxquels sont confrontés les mangeurs. On a même exploré les conséquences de l’individualisation du choix et de la dérégulation sociale sur les réponses biologiques, et on a conclu qu’au niveau corporel il y a des limites pour à la flexibilité pour la gestion de la faim et de la satiété et des conséquences sur le fonctionnement physiologique et le bien être (Kristensen, 2004). A l’opposé du processus d’individualisation, la communautarisation, caractérisée « des formes d’attachement à des communautés sociales plus ou moins reconstruites qui permettent d’affirmer des sentiments d’appartenance » (Poulain, 2002 :193). Cela est particulièrement intéressant à explorer dans une population avec des références culturelles alimentaires différentes de celles du contexte où elles sont situées, comme c’est le cas de notre étude. Il y a ceux qui considèrent que le repas familial -prototypique de la commensalité- serait en train de disparaître et qui engendrerait une anxiété morale pour les personnes qui ne
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mangent plus en famille. L’argument sous jacent dans est : si les repas ne se prend plus en famille, les liens familiaux vont se diluer et encore cela aurait des conséquences fonctionnelles sur l’état de santé des membres. Toutefois il ne reste pas très clair si le référent au passé pour comparer ces situations pour les dépourvoir de tout sens nostalgique et idéalisateur du passé. Mennell (1982) signale qu’il faut investiguer quels sont les effets de l’individualisation au niveau de l’anxiété morale que cela pourrait entrainer pour le mangeur. D’autres auteurs comme Morrison, sont plutôt pour dire que les formes de commensalité sont en train d’évoluer vers une tolérance à l’égard des choix individuels et que c’est pour cette raison-là qu’il faudrait ainsi repenser le concept de commensalité. Si la commensalité implique qu’un repas soit consommé par tous les convives, dans le même ordre et au même moment (Mintz, 1986 cité par Morrison, 1996 :667), elle est effectivement en train de disparaître, au moins dans les sociétés occidentales où l’on a observé beaucoup plus de tolérance à l’égard des choix individuels, qui pour certains peut être perçu comme une évolution positive dans la mesure où elle favorise les négociations entre enfants et parents. Cette opposition entre individualité et socialité a été clairement observée entre différentes cultures dans une étude internationale. En d’autres termes, il y a ceux qui conçoivent l’acte de manger comme relevant d’une sphère très intime et individuelle et ceux qui au contraire considèrent l’acte alimentaire comme quelque chose de convivial et donc, comme une occasion de sociabilité. Sur ce plan les pays anglo-saxons et les pays de la Méditerranée s’opposent (Fischler et Masson, 2008). Les différentes tendances vers l’individualisation et la communautarisation, peuvent être complémentaires et trouver différentes manifestations à l’égard de la sociabilité, la socialisation et la socialité mis en œuvre à l’heure des repas. L’étude des dimensions sociales est cruciale pour comprendre comment ces tendances vers l’individualisation et la communautarisation sont manifestées à un degré plus ou moins important chez une population ayant d’origines culturelles différentes de celles du contexte dans lequel elle s’insère. Pour ce faire, il est important donc d’éclairer quelques points clé pour comprendre le contexte d’origine de ces populations et analyser quelles sont les formes de commensalité qui prennent la place ainsi que la façon dont elles sont perçues. 33
c) Les migrants du Mali : les contrastes entre ici et là –bas.
Il reste désormais exposer certains éléments concernant la population étudiée dans ce mémoire. Dans un premier temps, je présenterai les différentes vagues migratoires venues d’Afrique subsaharienne, particulièrement du Mali en France. Dans un deuxième temps, on explorera quelles sont les caractéristiques des populations qui émigrent, en se focalisant sur quelques caractéristiques sociales concernant leurs origines et les principaux modes d’établissement en France. Enfin j’exposerai ce qu’on sait d’après la littérature, des pratiques d’alimentation au Mali, et notamment de la commensalité. La migration malienne en France. Les migrations provenant de l’Afrique subsaharienne en France datent de la période coloniale (Ndiaye, 2009). Cependant, dans les travaux en Sciences sociales portant sur les migrations maliennes, on a tendance à souligner la période qui va des années 50 jusqu’à 1974 par plusieurs raisons. Pour comprendre les caractéristiques des différentes vagues migratoires, il faut faire référence aux événements politiques, sociales et économiques qui entourent ces migrations. Traoré (2004) distingue donc trois périodes dans l’histoire des migrations de l’Afrique subsaharienne: le système migratoire pré-colonial, le système migratoire colonial et le système migratoire post-colonial. Le premier est caractérisé par des migrations internationales dues à des conditions d’agriculture nomade et d’échanges marchands. Le système colonial implique les migrations forcées de travailleurs originaires des colonies françaises du Centre de l’Afrique (parmi lesquelles le Mali) vers les colonies de la côte, notamment la Côte d’Ivoire, le Sénégal et le Cameroun. Parallèlement des populations ont émigré vers la France, il s’agissait très souvent des élites commerciales et politiques qui venaient temporairement en France (Quiminal et Timera, 2002, cités dans Sargent et Larchanché-Kim, 2006 :12). La dernière période est celle des migrations post coloniales, pendant laquelle la majorité des Maliens a émigré en France. Après la décolonisation, les économies africaines sont restées fortement dépendantes des économies étrangères. L’industrialisation était faiblement développée (Traoré, 2004 :152). Dans les années 60, des Maliens ou des ressortissants des pays d’Afrique subsaharienne partent en France avec le projet d’y travailler temporairement pour accumuler du capital et pouvoir rentrer ensuite leurs 34
dans leur pays d’origine (Sargent et Larchanché-Kim, 2006 :14). Ce mouvement migratoire a été favorisé par la politique de reconstruction de la France après la 2 ème Guerre Mondiale et le développement industriel pour lequel il était fait appel à la « main d’œuvre » étrangère pour le développement industrielle (Sargent et Larchanché-Kim, 2006, Ndiaye, 2009). C’est aussi pendant cette période que les foyers de travailleurs se sont constitués pour accueillir des émigrés provenant de différents pays, sachant qu’à cette époque il s’agissait d’une migration majoritairement masculine. Les conditions de vie dans les foyers étaient souvent marquées par le surpeuplement et la précarité. La politique considérait les immigrés comme une force de travail, et non comme des personnes qui resteraient en France plus longtemps que prévu. Au milieu des années 70, le ralentissement économique et la crise économique en France ont amené le gouvernement à décidé en Juillet 1974, la fermeture des frontières pour les travailleurs étrangers. Cet événement est décisif dans les trajectoires migratoires : d’une part, il a engendré le regroupement familial permis par la législation, et la transformation du projet migratoire, l’idée de rentrer étant abandonné par nombre d’immigrés au profit de l’installation en France définitivement. Les travailleurs ont quitté les foyers pour s’installer avec leur femme et leurs enfants. D’autre part, il a provoqué une augmentation importante des expériences migratoires complexes : en effet, les trajectoires simples village-ville (Bamako ou une autre ville de l’Afrique de l’Ouest) – France se sont raréfiées et les séjours en ville se sont multipliés en raison des conditions d’obtention des visas pour aller en France. Parallèlement, le nombre des personnes sans titre de séjour s’est accru. A l’heure actuelle, il est difficile d’estimer le nombre réel des personnes issues de l’immigration malienne en France : d’une part, parce que les enfants des Maliens venus dans les années 70 sont français, et d’autre part, en raison de l’existence des « sanspapiers ». Selon le recensement 2004-2006 de l’INSEE il y avait près de 54.000 Maliens en France métropolitaine, concentrés majoritairement dans la région d’Île de France. Cependant, le ministère de l’Intérieur en 2003 estimait à 120.000 le nombre de Maliens en (Sargent et Larchanché-Kim, 2006). Globalement, il y aurait une augmentation de l’importance de cette population en termes démographiques. Un tiers des Maliens en France serait des femmes (36,52%) (Barou, 2002 cité dans Sargent, Larchanché-Kim 2006:9).
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Les conditions de logement des familles d’origine malienne s’avèrent souvent très difficiles. Parfois, dans un même logement, peuvent cohabiter plusieurs épouses dans le cas des mariages polygames (Jedynak, 1990). Dans d’autres cas, même s’il ne s’agit pas d’un mariage polygame, le surpeuplement peut être présent, par exemple, dans les foyers de travailleurs ou quand les familles sont logées dans des hôtels meublés, voire des HLM (habitations à loyer modéré) (Gallou, 2005). Les logements sont aussi parfois insalubres, et il fréquent de trouver des problèmes de santé liés à ces conditions de vie. Etant donné que la polygamie est interdite par la loi, il existe de plus en plus des femmes qui se retrouvent seules avec leurs enfants, parce que le mari a choisi de rester avec une autre épouse, la plus jeune généralement. Cela pose de vraies difficultés économiques aux épouses. Entre d’autres difficultés, l’on trouve aussi l’isolation, due en grande partie, au manque de maîtrise de la langue française. Les enfants pour leur part doivent gérer la confrontation entre ce qu’ils apprennent à l’école et ce qu’on leur apprend à la maison, ce qui peut être opposé. Les conditions d’emploi sont diverses, mais très souvent il s’agit d’emplois qui requièrent peu de qualification mais qui sont éprouvants physiquement. La majorité de personnes issues de la migration d’origine malienne sont musulmans, qu’ils soient ou non pratiquants. Selon Hames (1979 :96), la seule pratique qui est en recul chez les Soninké provenant de différents pays – entre autres le Mali — est le jeûne du Ramadan, notamment en raison des conditions de travail. Les conditions de vie précaires engendrent souvent des problèmes de santé dans ces populations. Comme Sargent et Larchanché-Kim (2007) l’ont montré, parfois les représentations africaines du corps ne coïncident pas avec le modèle biomédical. Or, il est nécessaire de comprendre les représentations non seulement vis-à-vis du corps, mais aussi vis-à-vis de l’alimentation, afin de pouvoir agir d’une manière plus efficace, surtout au niveau des politiques publiques, pour faire face à ces différentes problématiques. Les conditions de vie et l’organisation des familles autour de l’alimentation au Mali. Les conditions de vie au Mali avant le départ déterminent différentes configurations sociales. Le Mali est sous-divisé en huit régions : Kayes, Kidal, Koulikoro, Mopti,
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Ségou, Sikasso, Tombouctou et la capitale Bamako. L’on a rapporté la présence de quatorze groupes ethniques dans le pays : Arabes, Bambara, Bozo, Bwa, Dogon, Kassonké, Malinké, Maure, Minianka, Peul, Sénoufo, Songhay, Soninké ou Sarakholé et Touareg (Traoré, 1999). La région de Kayes est celle d’où est originaire la plupart des émigrés, et notamment ceux qui se rendent en France. Elle est occupée en majorité par des Bambara et Soninkés. Quoique très souvent, parmi les raisons qu’on donne aux déplacements migratoires, on trouve la quête de meilleures conditions économiques et de vie, il faut signaler que les déplacements internationaux, notamment des Soninkés vers la France, sont d’abord attribués à une tradition migratoire plutôt qu’aux conditions de vie objectives (Traoré, 1999 ; Meadows, 1999). En effet, la migration internationale chez les Soninké, selon différents auteurs, marque elle-même un comportement identitaire à l’intérieur de ce groupe. Par ailleurs, les transferts d’argent des émigrés vers la région de Kayes, ont contribué au développement de la région et à l’amélioration de conditions de vie en facilitant l’accès aux services. Le système des castes est présent dans l’organisation sociale autant chez les Bambara que chez les Soninké. Cette organisation de type patriarcal inclut en général trois catégories sociales : La plus prestigieuse comprend les nobles ou « nés libres » qui sont liés à l’agriculture (Tamari, 1991). Chez les Soninké, les Moodi et les Hooro qui constituent les chefferies religieuse et politique respectivement, font partie de l’aristocratie. La strate suivante correspond aux Niakhamala, constitués par ceux qui exercent différents métiers : les forgerons (teggo), les travailleurs du bois (sakko) et les travailleurs du cuir (garanko), les musiciens (gesero). En bas de l’échelle sociale, on trouve la classe des esclaves, représentés par les komo. Cette stratification est de type clanique et chez les Bambara, on distingue les nobles (tondigui) et les marabouts (finah), puis des classes intermédiaires d’artisans appelés Nyamakhala (forgerons, griots, boisseliers, cordonniers) et enfin les captifs (Dyon). Il existe aussi une organisation en classes d’âge (flanton en Bambara, fédé en soninké) qui joue un rôle important dans l’organisation de la vie sociale (Tamari, 1991). L’organisation patriarcale influence les modes de vie à la campagne et à la ville, car les migrations internes entre les villages et la ville, notamment Bamako (Diarra, 2004), sont influencées par les contextes sociaux d’origine des migrants, qui sont ruraux.
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Les fonctions sociales et économiques qui incluent la consommation, la production, la résidence et l’épargne, diffèrent même au sein d’une unité dans certains cas, constituée par la famille élargie. Par exemple, pour les Soninké, les membres d’une famille sont tous ceux qui portent le même patronyme et qui habitent soit la même maison (ka) espace physique délimité par une cour - avec qui un lien de parenté peut être établi. A l’intérieur de la famille, il existe une hiérarchie en fonction du sexe et de la classe d’âge. Dans les unités d’habitation, l’homme le plus âgé est dépositaire de l’autorité. Cependant, l’unité de cohabitation est distincte des unités de production, de consommation et d’épargne. Autrement dit, les unes et les autres ne se recouvrent pas. Les unités de production sont généralement composées des personnes qui partagent une même parcelle et qui gèrent un budget et des profits en commun pour la travailler habitant ou pas au même foyer. La consommation se fait quant à elle entre des personnes qui partagent les repas et gèrent un budget en commun pour assurer la nourriture tandis que l’épargne peut être effectuée par seulement une partie de l’unité de cohabitation - la femme, le couple - En outre, dans une même unité de cohabitation peuvent exister différentes ressources d’épargne. Selon Dia (1997) ces modèles varient de foyer en foyer, notamment dans les concentrations urbaines, où ils peuvent aller du modèle du foyer nucléaire jusqu’à des unités, observées notamment chez les Bambara et les Soninké, où les personnes qui possèdent un lien de parenté et appartiennent à différentes générations cohabitent dans un même espace ; ce qui a bien sûr des conséquences directes sur la façon dont on consomme la nourriture. Ainsi, il peut se trouver que, dans un foyer, on prépare pour une cinquantaine de personnes et que le budget soit commun ou pas. Cependant, au moment du repas, il est rare que les cinquante personnes mangent ensemble et il existe donc des « sous –unités » de consommation. Autrement dit, le cercle de convives est plus restreint que ceux qui ont contribué à la préparation du repas, soit en apportant de l’argent, soit en préparant la nourriture. A l’inverse, il peut se trouver aussi que ceux qui n’habitent pas dans le même espace physique mangent ensemble quotidiennement car ils collaborent à un budget alimentaire commun. Il est habituel de s’organiser pour cuisiner à tour de rôle et puis de consommer ensemble la nourriture. Tous ces types d’organisation vont être confortés par plusieurs facteurs : D’abord, les migrations internes du village vers la ville rendent plus difficiles l’obtention d’un logement. Par conséquent, il y a parfois plusieurs couples qui restent
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avec les parents (ou beaux- pères). Une forme d’indépendance consiste à préparer et consommer la nourriture séparément. Ces modes d’organisation peuvent aussi représenter une identité liée à la vie au village, et pour cette raison les personnes conservent ce type d’organisation. La préparation de la cuisine est le domaine exclusif des femmes. Il peut s’agir soit de celles qui habitent le foyer, soit d’une employée de maison, en général en ville. La transmission du savoir-faire culinaire se fait de mères en filles, dès l’enfance. L’on souligne qu’en ville, cela est de plus en plus problématique parce que les filles sont scolarisées et passent moins de temps à la maison. Ce sont également les femmes qui décident ce qu’elles vont préparer pour le repas à partir d’un budget qui est négocié ou fixé par le mari. Le choix des ingrédients pour une préparation donnée ne varie guère, mais c’est leur proportion et leur quantité qui différencient un budget restreint d’un budget plus aisé. Quand les moyens financiers augmentent, la consommation proportionnelle de viande, notamment de mouton frais, de poisson et d’huile s’accroît. Entre plus aisé soit le budget, on donne de la priorité à la viande (poisson et mouton frais) et à l’huile (Dia, 1997 :17). La solidarité pour assurer la nourriture constitue une norme sociale très suivie. Cependant, on a remarqué que, dans les contextes urbains, il existe de plus en plus de familles plutôt aisées qui préfèrent manger hors de la maison pour ne pas avoir l’obligation sociale de nourrir les membres plus défavorisés de l’unité d’habitation. Ce type de solidarité se trouve en revanche encore aujourd’hui dans les villages. Les tendances de la commensalité au Mali Les traits organisationnels qu’on vient de décrire nous permettent d’explorer quelques aspects autour de la prise de repas au Mali, en même temps que l’on se rend compte du caractère dynamique de l’alimentation suivant les changements et le contexte. Il existe peu d’études sur la commensalité actuellement, au Mali. Celles-ci, soit décrivent avec une approche ethnographique le déroulement des repas, soit présentent les nouvelles tendances alimentaires au Mali en les analysant en termes d’effets de la globalisation ou en s’interrogeant sur la signification de la modernité en Afrique.
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Le repas pris en famille est un moment très important de la vie familiale, où tous les membres du foyer (cf. modes d’organisation préalablement décrits) se réunissent et où la hiérarchie du chef du foyer s’impose. Il joue un rôle intégrateur très important pour les membres d’une communauté et reste fortement valorisé, quoique, de plus en plus, les formes de consommation des repas se diversifient et la consommation n’implique plus nécessairement la prise en famille. Les repas sont généralement pris dans le plat commun, à la main. L’on décrit qu’au village, cela se fait par terre, mais dans un contexte urbain, notamment à Bamako, l’utilisation de la table base est de plus en plus fréquente. Parce que le nombre de convives est généralement élevé, on dispose différents plats d’un côté pour les femmes, de l’autre pour les hommes et enfin pour les enfants. Ceux qui ont le droit de manger avec les adultes sont ceux qui ont fait le « rite de passage » : la circoncision dans le cas des garçons et l’excision pour les filles. La femme qui a eu la charge de préparer le repas est celle qui dispose la sauce dans le plat commun. Généralement, l’homme qui a la position la plus haute dans la hiérarchie va distribuer les éléments de la sauce de telle sorte que tout le monde ait des morceaux de viande, s’il y en a, et / ou de légumes (Dumestre, 1996). Les repas généralement ne sont composés que d’un plat : une céréale (riz, maïs, mil, couscous, fonio) et la sauce qui peut ou non, comprendre de la viande (Voir Annexe). La prise dans le plat commun, est régie par certaines règles et manières de table: on ne peut pas manger avec la main gauche, avant de manger on doit se laver la main droite dans le bol à eau qui est généralement disposé pour que les convives s’y lavent, et même s’il s’agit d’un plat commun, on doit prendre seulement la partie de nourriture qui est en face de soi. On ne parle pas pendant le repas et il existe des formules linguistiques pour le début et la fin d’un repas, qui se prononcent souvent à l’attention de l’hôte ou de la cuisinière. Toutes ces caractéristiques, sont selon Dumestre à la fois, « une règle de savoir-vivre et une norme culturelle ». La présence de la table haute et l’utilisation de couverts et d’assiettes individuelles est répandue entre la bourgeoisie ou bien entre la population européenne qui habite à Bamako (Dumestre, 1996 :699). Cela est interprété comme une distanciation physique par rapport à la nourriture qui témoigne d’un statut plus élevé.
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Pendant une journée trois repas se sont généralement pris, mais cela peut varier suivant les moyens de chaque groupe. Le repas du matin est généralement composé d’une bouillie ou même de tartines, qui peuvent ou non être pris en groupe. En ville il est de plus en plus difficile de rentrer à midi. Les membres d’un foyer prennent généralement le repas sur un lieu de travail. Il s’agit très souvent de repas achetés à crédit préparés à leur domicile par des femmes qui l’apportent ensuite à un groupe de travailleurs donné qui a mis en place une caisse commune pour le repas de midi. Quant à ceux qui mangent à la maison à midi, ils le font avec un budget minimum. Le repas de soir est traditionnellement pris avec tous les membres du foyer, cependant, de plus en plus des personnes vont acheter ce qu’on appel de la « nourriture de rue » (Rondeau, 1989). Manger dehors à Bamako dans un contexte de commensalité, a des connotations différentes. La nourriture de rue, notamment à Bamako se présente dans différentes formes de restauration. Les femmes vendent des aliments dans la cour ou devant la porte de leur maison ou même dans des petits établissements devant des gares. Ces aliments (brochettes, aloco, frites) sont généralement pris vers 17 h mais on trouve aussi des plats préparés. Les hommes pour leur part, possèdent plutôt des établissements ou l’on vend du café et des tartines le matin, et des dibiteries (rôtisseries), généralement fréquentés par des hommes à midi et le soir. Manger dehors en groupe dans les établissements informels est rare. Ceux qui s’assoient pour manger sont les jeunes, qui parfois, le week-end y vont en couple. Pour un chef de famille il n’est pas bien vu de manger dans la rue, et on envoie les garçons pour acheter un petit plat, généralement une portion. Cette stigmatisation de l’alimentation de rue, vient du fait qu’on l’achète en général pour se dépanner : si la sauce à la maison n’est pas bonne, si on n’a pas les ingrédients nécessaires pour préparer une sauce, si on a reçu quelqu’un et si on n’avait pas la quantité suffisante de nourriture ou bien ; dans les foyers polygames on achète le « petit plat spécial» pour le mari pour lui faire plaisir. Manger de la nourriture de rue est généralement perçu de façon négative parce que cela dénote qu’une famille ou qu’un chef de famille n’a pas les moyens de nourrir les membres de sa famille et de recevoir des invités, ou que la femme chargée des repas ne sait pas faire une bonne sauce et qu’il faut donc aller en chercher ailleurs, ce qui pourrait être un vrai stigmate dans une société où la valorisation du travail culinaire de la femme est très forte (Rondeau, 1989). Cela est étroitement lié avec c’est que bien manger veut dire pour le Bamakois
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selon Dumestre (1996), qui souligne qu’avant tout, bien manger c’est manger une quantité de nourriture suffisante, rassasiante et gouteuse. En effet, certains plats sont destines à être mangés en groupe et d’autres sont pour une consommation individuelle. Dumestre (1996 :693-694) distingue ainsi le sùman la nourriture longuement mijotée du nègelafƐn, la nourriture qui se prépare vit fait et s’en consomme en dehors du repas. Le repas familial est traditionnellement pris en groupe à des heures fixes et caractérisé par les sùman, généralement préparé par une femme de la famille. A cela s’oppose, le nègelafƐn, la nourriture qu’on peut consommer individuellement, généralement préparée par quelqu’un d’autre (par exemple, les femmes qui vendent des beignets et frites dans la cour de leur maison). Les nègelafƐn peut être consommé individuellement ou partagé, mais il s’agit d’un partage avec les copains plutôt qu’avec la famille, et la consommation n’implique pas de plat commun et peut se faire informellement dans la rue. Cependant, dans le cas des cérémonies, notamment dans les mariages, ces deux types d’aliments peuvent être préparés : on trouve à la fois le plat commun, mais aussi des brochettes et des beignets qui sont disposés pour les invités. Au sein du groupe familial il existe toutefois « le petit plat spécial » qui ne va pas être consommé par tous les membres de la famille. C’est le chef qui va choisir avec qui il va partager le plat, et généralement il s’agit du fils ainé ou du fils préféré (Dumestre, 1996). Cela est congruent avec ce que Munzele (2004) a observé sur les pratiques de sociabilité autour de la nourriture, en relation avec la concurrence qui peut exister entre les frères pour partager un repas avec le chef de famille. Les différences entre la consommation en ville et l’évolution des pratiques alimentaires, ont amené les chercheurs à se demander si ces tendances dans la prise de repas en famille témoignent d’un style alimentaire qui va vers l’individualisation. Dumestre (1996) pour sa part, considère que l’évolution vers un affaiblissement des liens communautaires est due à la monétarisation et au développement urbain. Ces tendances observées surtout dans les villes sont complémentaires. La consommation en groupe reste présente chez les citadins pour différentes raisons. D’abord, il y a le souhait de garder cette tradition, surtout chez ceux qui viennent des villages. En outre, faire partie d’un réseau de solidarité permet d’avoir l’assurance du manger (Dumestre, 1996 ; Bricas, 2006 ; Dia, 1997). Les
modes de consommation liés au déroulement
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traditionnel du repas se trouvent aussi en ville, surtout lorsqu’il s’agit des cérémonies ou des mariages (Bricas, 2006). Le fait de manger en dehors de la maison des produits achetés dans la rue, est une pratique qui favorise la socialisation urbaine hors du groupe familial, notamment pour les repas pris à l’extérieure qui sont partagés entre amis. On assiste à l’augmentation de la consommation individuelle et de la tolérance par rapport au choix individuel. Différents facteurs y ont concouru D’abord, la consommation individualisée de produits de rue, surtout chez les jeunes, est interprétée comme un signe d’indépendance et d’innovation par rapport aux habitudes des plus âgés (Dumestre, 1996). Etant donné qu’il est de plus en plus difficile de trouver un logement indépendant et que plusieurs familles 12 peuvent habiter dans la même maison, le partage de nourriture en milieu urbain n’est plus assuré. Il devient de plus en plus difficile, puisque un nombre restreint de personnes qui apportent de l’argent pour le budget commun reste le même, tandis que le nombre de personnes qui consomment à partir de ce budget augmente. L’affaiblissement des réseaux informels de solidarité au niveau de la nourriture est en grande partie, lié aux pressions économiques (Dia, 1997). Ces travaux permettent d’affirmer l’existence d’une « pluralité de références identitaires » (Bricas, 2006) au Mali. Le processus migratoire ou l’insertion dans un nouveau contexte posent des questions sur le maintient ou la transformation de ces pratiques. Ce travail de recherche s’inscrit donc dans la perspective d’éclairer les éventuels changements dans les pratiques de commensalité ainsi que la manière dont ils sont perçus par les enquêtés et d’explorer les différentes dimensions de la commensalité dans cette population en Île de France.
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Dans le sens de famille restreinte.
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IV. Les méthodes et le terrain Cette recherche a été menée dans le cadre du projet ANR « ALIMI : La culture alimentaire à l’épreuve de la migration. Conséquences pour les politiques alimentaires » dirigé par Claude Fischler. L’objectif général de ce projet est d’étudier les pratiques, les représentations et les normes alimentaires ainsi que
le bien-être (nutritionnel,
psychologique et social) des personnes issues des immigrations malienne et marocaine en France. L’enjeu est de mettre en relief comment et pourquoi il y des évolutions depuis que l’on quitte son pays d’origine et de connaître les effets de la migration à travers des espaces économiques et socio culturels variés. Concrètement, il s’agit de comparer la situation actuelle des personnes au Maroc et au Mali (de préférence celles qui ont un lien de parenté avec quelqu'un immigré en France) avec celle en France des personnes issues des immigrations malienne ou marocaine, que ces dernières soient nées à l’étranger ou en France d’un ou deux parents nés au Mali ou au Maroc. La durée de ce projet, qui comprend une étape qualitative et une étape quantitative, est de trois ans. Le projet a démarré en janvier 2009 avec la participation de plusieurs équipes de recherche. Le terrain présenté dans ce travail s’inscrit dans la première phase du projet, qui comprend une étude qualitative menée en Île de France avec la participation des chercheurs du Centre Edgar Morin : Natacha Calandre, Martyne Perrot et Evelyne Ribert. Je me suis intégrée à l’équipe en janvier 2009. L’enquête de terrain était menée du Juin 2009 à Mars 2010. C’est à partir du projet général, que j’ai construit la problématique de ce travail, qui est centré seulement sur une dimension du projet général et qui en outre, ne prend pas en compte la population marocaine. Cela est du, d’une part à la complexité du sujet qui ne permettait pas d’étudier deux populations dans le cadre de ce mémoire et d’autre part, en raison des intérêts personnels face à la culture malienne dont je reviendrai après. Dans cette partie, je développerai trois points principaux concernant ce travail, qui prétend rendre compte des formes de commensalité chez les personnes issues de la migration malienne en île de France. Pour ce faire, on verra d’abord quels sont les enjeux méthodologiques pour étudier un objet comme la commensalité, ensuite, quelles
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étaient les conditions du terrain ainsi que les variables qui ont été explorées et enfin, je caractériserai l’échantillon sur lequel sont basés les résultats de ce travail. a) Considérations méthodologiques pour l’étude de la commensalité. Comme il est démontré dans l’état de la recherche et dans les travaux préexistants sur la commensalité, la définition de l’objet la définition de l’objet ainsi que les méthodes pour le saisir varie d’un auteur à un autre. Or, la question se pose, sur les dimensions sur lesquelles on veut travailler et quelles seraient les éventuelles limites et les avantages d’une méthode par rapport à une autre. Les types de données dont on peut disposer pour étudier les pratiques alimentaires se positionnent sur un continuum qui va des plus objectifs au plus subjectifs. L’observation participante serait située vers le premier pôle, c’est-à-dire celui des pratiques objectivées à travers l’observation (Poulain, [accès 2009]) : de ce que les acteurs font. Néanmoins, il faut considérer que, pour saisir un éventail de pratiques qui vont des plus quotidiennes au plus extraordinaires, il faudrait être présent à tous les moments de la journée des individus, parce qu’il s’agit de décrire les formes de commensalité en prenant en compte non seulement les occasions où il y a des invités, mais aussi les moments ordinaires, où les convives habituels prennent leurs repas et les façons dont ces repas sont structurés sur une journée. Or l’observation participante pose la question des effets de la présence du chercheur à un moment qui peut appartenir à la sphère intime d’un cercle de convives. En raison du temps imparti et des difficultés d’accès au terrain, dont je parlerais après, je n’ai pas utilisé cette méthode. Par ailleurs, les pratiques reconstruites (notamment à travers des entretiens) et les pratiques observées sont quant à elles, d’autres dimensions auxquelles certaines données renvoient. La reconstruction, lors d’entretiens, des pratiques de la journée par les acteurs, dans le cas de la commensalité, rend compte des dimensions concernant la structuration des repas, leurs horaires et les personnes qui y participent. Les pratiques déclarées nous sont utiles pour plusieurs raisons. Elles nous permettent de recueillir la norme, et en combinaison avec l’observation elles nous permettent de nous rapprocher des éventuels paradoxes qui sous-tendent les pratiques et le discours. Comme on l’a vu dans l’état de la recherche, il y a certains aspects de la commensalité qui ne peuvent être saisis qu’à travers les déclarations des intéressés, notamment ce qui concerne les
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perceptions du changement entre la société d’origine et la société d’accueil, l’idéalisation des situations de commensalité et la signification que celles-ci ont pour les acteurs. La perception du changement dans les formes de commensalité est particulièrement importante, parce qu’elle peut aider à comprendre avec quelle représentation du passé, éventuellement idéale, liée à une société différente, on compare ce que l’on fait actuellement. La saisie les pratiques d’alimentation n’est pas évidente puisque l’alimentation fait partie du quotidien et peut apparaître comme quelque chose du quotidien que l’on peut avoir tendance à banaliser. Pour mener cette recherche, je me suis donc intéressée aux discours des acteurs sur leurs pratiques en considérant leur parole comme porteuse non seulement de déclarations sur leurs pratiques, mais aussi de représentations permettant de mettre en perspective ces pratiques de et les « obligeant » en quelque sorte à prendre position sur les dimensions de la commensalité et à faire émerger des attitudes, des valeurs et des normes. J’ai utilisé donc, principalement des entretiens et mené quelques observations participantes de la prise et préparation des repas. Les questions générales de cette recherche, sur lesquelles je me suis basée pour la conduite de l’enquête de terrain sont : Quelles sont les différentes formes de commensalité ? Comment ces groupes sont organisés et structurés autour l’alimentation ? Quelles règles, manières et relations existent à table ? Comment la commensalité est elle perçue par les acteurs ? Existe-il une tolérance par rapport aux choix individuels (notamment à ceux des enfants) au sein des groupes des personnes issues de l’immigration ? Y-a-t-il une perception de changement par rapport au pays des formes de commensalité chez les immigrés? Mes hypothèses sont les suivantes : Les personnes issues de la migration malienne se trouvent face à un contexte alimentaire différent de celui de leur pays d’origine, ce qui les oblige à faire des adaptations en matière de commensalité. Certaines manières de table, des préparations et des formes de déroulement des repas pourraient renvoyer aux normes et
aux conventions de la culture
d’origine.
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La commensalité pourrait constituer une façon de délimiter une frontière l’entresoi et l’autre, la frontière passant entre ceux qui participent au repas et ceux qui ne le font pas. Je me suis intéressée aux dimensions suivantes : L’organisation du groupe et la place de chaque membre à l’heure du repas Les tâches culinaires effectuées par les différents membres de la famille. Le nombre, les horaires et le lieu de consommation des repas La structure et la composition des repas (de chacun et tout au long de la journée) Les règles et les manières de table Les occasions pour les repas spéciaux et leur composition. Différences du déroulement et de la composition du repas selon la participation des convives. b) Recueil des données et caractérisation de l’échantillon. Ces dimensions présentés appartiennent au guide d’entretien a été construit pour le projet général, en tenant compte d’autres dimensions de la pratique alimentaire : la consommation et la préparation alimentaire, l’approvisionnement, la structure et le rythme des repas, la commensalité, l’altérité alimentaire, et les représentations et croyances autour de l’alimentation, de la nutrition et de la santé. Bien que mon mémoire ne s’intéresse qu’à une de ces dimensions, en faisant partie de l’équipe réalisant l’enquête de terrain, j’ai essayé d’aborder dans les entretiens toutes ces dimensions dans la mesure où la situation le permettait. Ce même guide a été utilisé par les autres chercheurs du Centre Edgar Morin qui ont fait le terrain en Île de France, et il a été adapté au fur et à mesure des premières rencontres. Très long, il ne pouvait jamais être abordé en entier lors des entretiens. Pour cette raison, chaque entretien se centrait sur quelques aspects de certaines dimensions ; ceux qui apparaissaient les plus intéressants en fonction des propos de l’enquêté. Certes, dans les entretiens que j’ai conduits, et sur lesquels sont basées les analyses présentées dans ce travail, une attention particulière a été accordée aux traits qui relèvent de la commensalité mais cela n’a pas été le seul aspect abordé lors de mes rencontres avec les interviewés. Quelques entretiens ont été enregistrés avec un dictaphone, et lorsque les conditions ne le permettaient pas, je les
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prenais en notes13. J’ai également tenu un journal de terrain pour tous les entretiens soit pour faire des notes complémentaires dans le cas des entretiens enregistrés, soit pour rendre compte des entretiens sans enregistrement, ainsi que pour tous les observations participantes. Ces observations participantes ont été menées (8), quand cela était possible. Les situations de commensalité observées étaient le plus souvent de l’ordre du public, car la participation à ce type de situations était plus facile et posait moins de problèmes par rapport à ma présence. Cependant, j’ai pu mener aussi des observations lorsque les entretiens se déroulaient à domicile. De la même manière que pour les entretiens, j’ai tenu un journal de terrain pour les observations, en utilisant des techniques issues de l’observation ethnographique14. Les entretiens ont été analysés de façon thématique et le cahier de terrain traité par la méthode proposée par Beaud et Weber (2008). Les critères de sélection de l’échantillon pour cette recherche ont correspondu à ceux du projet général. On a décidé de ne mener des entretiens qu’avec des adultes (plus de 18 ans), de préférence originaires des régions de Kayes et de Bamako, et qui appartiennent aux ethnies Bambara ou Soninké. Comme souligné auparavant, on a inclus les personnes nées au Mali et nées en France de parents nés au Mali dans les régions choisies. L’échantillon n’inclut pas de personnes ayant des grands-parents nés au Mali, non en raison des critères de sélection, mais parce que les personnes rencontrées avaient un parcours migratoire relativement récent étant soit migrantes eux-mêmes, soit enfants de migrants. Le terrain a duré de juin 2009 à mars 2010 et les rencontres avec de possibles informateurs ont été réalisées au fur et à mesure pendant cette période de temps. Les premiers contacts ont été établis à partir des informateurs que l’on considérait comme des informateurs clé : les présidents des associations qui regroupent des Maliens, à Montreuil et Saint Denis, en région parisienne. Ces entretiens nous ont donné un aperçu général des aspects importants. Sept entretiens ont ainsi été réalisés auprès d’informateurs, exclusivement des femmes originaires d’Afrique de l’Ouest: la présidente de l’Association des Femmes Maliennes 13
Cf. Sous partie « Contraintes et atouts du terrain ». Ces techniques sur la prise de notes dans le cahier de terrain sont celles présentées par Beaud et Weber (2008) 14
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de Montreuil (AFFM), la présidente de l’AFDDA (Association des Femmes Dynamiques De la Diaspora Africaine) à Montreuil, une médiatrice culturelle appartenant à l’APS (Association Promotion Langue et Culture Soninké) à Saint Denis, une médiatrice culturelle appartenant à la FIA (Fédération inter-associative) et à l' ISM (Inter Service Migrants) à Sevran, une femme chargé des actions à
l’AFASE
(Association des Femmes Africaines de Sarcelles et Environs) et l’AFMPR (Association des femmes maliennes pour le Progrès et la Réussite/ Conseil de base des Maliens de l’extérieur) à Sarcelles. A Paris, on a rencontré une médiatrice sociale et une présidente d’une association du 19ème arrondissement qui regroupe des Africains et mènent des actions de prévention autour de la santé. Nous avons ensuite rencontré des professionnels qui organisent des actions autour de la santé et de l’alimentation et travaillent notamment avec des populations issues de la migration. On a ainsi discuté avec deux médecins responsables d’une PMI aux Mureaux où la population de la consultation est majoritairement d’origine étrangère ; la responsable de l’atelier santéville du 20ème arrondissement à Paris et on a participé à une réunion avec des représentants de diverses instances qui mènent des actions autour de la santé des immigrés dans un foyer du 20ème arrondissement. On s’est également rendu dans des maisons de quartier qui rendent différents services aux habitants, parmi lesquels souvent des cours d’alphabétisation, comme la Maison de la Santé et du Bien-être, la Maison de Quartier d’Aubervilliers, l’AFASS (Sarcelles), qui nous ont permis d’avoir accès aux interviewés. Les entretiens auprès des enquêtés étaient individuels et collectifs. Les entretiens se sont souvent déroulés sous forme d’entretien collectif car les interviewés ne maîtrisant pas très bien la langue française, étaient plus à l’aise en répondant en groupe. Un entretien a également était réalisé dans un groupe d’hommes maliens vivant en squat à Saint Denis. J’ai mené quatre entretiens de groupe. Lorsque la situation le permettait, les entretiens ont été menés au domicile de la personne interrogée, à Paris, Montreuil, Saint-Denis et Choisy-Le-Roi. J’ai conduit sept entretiens individuels. J’ai aussi assisté à la préparation des repas par des femmes pour de grands groupes de convives dans différentes endroits : à Saint-Denis chez une interviewée et deux fois dans un atelier de cuisine qui appartient à l’Association URACA. J’ai assisté enfin aussi à des occasions de commensalité, où j’ai fait partie du
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groupe de convives (observation participante). Quatre de ces observations se sont déroulées dans des espaces publics : prise de repas dans le cadre de l’atelier de cuisine, dans un restaurant fast food fréquenté en grande partie par une population d’origine africaine dans le 18ème arrondissement de Paris et dans la cuisine d’un foyer de travailleurs dans le 13ème arrondissement. Quatre autres observations relèvent plutôt de la sphère privée : auprès du groupe de squatteurs nés au Mali habitant à Saint-Denis, dans la famille d’une fille née en France de parents maliens habitant à Choisy Le Roi, chez un homme né au Mali habitant à Montreuil et un autre résidant dans le 18 ème arrondissement. Quand les entretiens se sont déroulés chez mes interviewés, j’ai été invitée à rester pour manger. La plupart de mes enquêtés sont des femmes (20 au total) en raison de leur rôle central dans l’alimentation au niveau de la préparation et d’assurer la nourriture pour leurs proches. Cependant, j’ai aussi voulu rencontrer des hommes (9 en total) parce que la commensalité en tant que telle n’est pas réservée à un genre en particulier. En outre, la majorité de mes enquêtés appartiennent à des classes populaires, voire précaires. Les conditions de travail d’une grande partie d’entre eux sont incertaines, avec des emplois temporaires, et la rémunération est modeste. Seulement deux de mes interviewées ont une licence, et il s’agit de deux femmes nées en France de parents maliens. Le fait d’être né en France ou au Mali, ainsi que la date d’arrivée en France sont des facteurs qui ont été pris en compte, dans la mesure où le nombre d’années passées en France peut expliquer d’éventuelles différences en matière de pratiques alimentaires. c) Les atouts et les contraintes du terrain.
Je voudrais présenter ici le déroulement concret de l’enquête de terrain et expliquer en quoi ma position en tant qu’enquêtrice et ma relation avec les participants à cette étude a affecté ou non et en quel sens le déroulement de l’enquête, les interactions, les propos recueillis et les observations. La présence de la population issue de la migration malienne en Île de France étant importante, on pourrait penser que l’accès aux enquêtés a été relativement facile. Il faut souligner que tous les présidents ou représentants des associations que l’on a rencontrés se sont montrés disponibles pour discuter. Néanmoins, dans le cadre des Associations il était très difficile la prise de contact individuel pour discuter avec chacun de leurs
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membres. D’ailleurs, aucun des entretiens individuels que je présente ici n’a été obtenu par l’intermédiaire des associations de Maliens. Dans le cas des personnes que j’ai enquêté chez elles, il était très important d’avoir un contact clé pour être introduite. Par exemple, une fille malienne habitant à Paris a accepté de me rencontrer parce que c’était sa chef du bureau (qui était mon contact) qui lui a demandé de me rencontrer. Il est possible qu’au début ce rendez-vous ait été perçu par l’intéressée comme une sorte d’obligation morale vis-à-vis de sa supérieure. Il en va de même pour un homme malien habitant à Montreuil que j’ai rencontré chez lui avec sa famille : en effet, il avait une sorte de dette morale avec la personne qui m’a sollicité de ma part. Bref : essayer d’entrer dans la sphère intime des interviewés n’était parfois pas facile du tout. Les préparations de repas collectifs, soit au sein des associations (le cas de l’association URACA), soit pour des occasions spéciales (la réalisation d’une fresque dans un quartier à Aubervilliers) m’ont permis de faire des observations concernant la préparation et la consommation de façon moins intrusive qu’à la maison. Ces repas, en raison de leurs conditions « publiques » et du fait qu’ils sont organisés dans des occasions particulières, différent bien évidemment de ceux qui sont pris à la maison. J’ai été aussi confrontée souvent à d’autres difficultés pour négocier et/ou mener les entretiens, comme les horaires de travail des enquêtés (il y en a même qui travaillent le week-end), la fréquence avec laquelle une fois accordé un entretien, celui-là était annulé au dernier moment et l’insuffisante maitrise de la langue française de la part de certains de mes interlocuteurs – surtout dans le cas des ceux qui ont été rencontrés dans le cadre des cours d’alphabétisation — et d’ailleurs aussi de ma part. L’insuffisante maîtrise de la langue française a souvent conduit les enquêtés à refuser l’enregistrement de l’entretien : j’étais donc obligée de prendre l’entretien en notes. Le français n’est non plus ma langue maternelle, et parfois il y a eu de situations où j’ai dû me familiariser avec les termes utilisés par certains interviewés ou bien, avec les noms de certains plats et ingrédients en bambara. En outre, je ne parle pas non plus bambara, ce qui aurait été très pratique pour les entretiens. Quoiqu’il en soit, lorsqu’une personne ne maitrise pas très bien la langue, enregistrer l’entretien peut être contre-productif en termes de compréhension au moment de la restitution parce que les nuances linguistiques diffèrent. Il y avait d’autres occasions où l’enregistrement ne s’avérait pas pertinent : tel
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a été le cas la première fois chez les squatteurs qui ont accepté de nous recevoir chez eux ou lors du partage d’un repas. Le fait d’enregistrer peut en effet rompre la confiance de la part des interlocuteurs dans ces situations et j’ai décidé de ne pas enregistrer. Lorsque la rencontre était plus individuelle, quand je me trouvais seule avec l’interviewé, la situation permettait en général d’enregistrer, toujours avec l’accord de l’interviewé. Dans ce cas les entretiens ont été entièrement retranscrits. Concernant le déroulement de l’entretien, une des difficultés rencontrées était d’introduire la thématique et d’amener l’interlocuteur à parler de la commensalité qui peut apparaître comme un aspect banal du quotidien. Cette difficulté me semble avoir été surmontée par le fait de commencer l’entretien en se rappelant des épisodes alimentaires de la veille et en reconstituant tous les faits en relation avec les consommations individuelles et/ou collectives. Je suis consciente qu’en ce qui concerne les caractéristiques des personnes participantes, la plupart de mes enquêtés appartenaient à des classes sociales populaires ou vivaient même dans des situations de précarité. Il manque des personnes des couches sociales plus aisées. En ce qui concerne les conditions qui ont favorisé mon rapport aux enquêtés, je pense que le fait d’être une femme a été un atout. Cela m’a permis de m’approcher des femmes pour discuter avec elles. Certaines d’entre elles étant assez isolées, j’imagine très difficilement qu’elles auraient pu discuter, voire rigoler avec un homme. Les interviewées nées en France, avaient presque le même âge que moi, ce qui a permis qu’il y ait une certaine complicité entre nous. Dans certaines occasions le fait de participer soit à la préparation et de montrer un savoir faire – i.e. piler des piments dans un mortier avec un pilon, un geste que j’ai appris dans mon pays ; ou de manger à la main, un geste qu’en revanche, j’ai appris au fur et à mesure du terrain- m’ont aussi beaucoup facilité les relations d’entretien. Chez les hommes célibataires, être une femme m’a permis de me faire accepter plus facilement. Au début c’était compliqué pour moi, car, provenant d’une autre culture, avec des codes de courtoisie différents, j’ai dû m’habituer aux codes qui régissent la « drague » chez ces hommes et qui, au début, m’ont surprise, voire mise mal à l’aise. Une fois dépassée cette difficulté, il était parfois difficile de faire parler mes enquêtés à propos de leurs pratiques sans avoir une réponse liée à un type de séduction, donc cela a 52
demandé un gros effort tantôt d’objectivation, tantôt de ré encadrement de la conversation. Finalement le fait de me présenter comme étrangère m’a beaucoup facilité le rapport avec les enquêtés, parce que quand je les interrogeais à propos de leurs rapports avec les Français (liés à la nourriture), certains prenaient une posture critique vis-à-vis des Français, qui aurait sans doute été plus difficile à exprimer s’ils s’étaient trouvés devant une Française. Et peut être que le simple fait d’être étrangère et de ne pas être dans mon pays d’origine a été perçu comme quelque chose que nous avions en commun. Une fois que je m’en suis rendue compte, je jouais la « carte de l’étrangère » et elle a toujours marché, même avant la « carte étudiante ». Cela a joué à l’égard de mes enquêtés, mais d’ailleurs à l’égard de moi-même. Le fait de mener cette recherche avec une population appartenant à une culture et ayant des modes de vie que je méconnaissais, personnellement m’ont offert un cadre de découverte qui de mon point de vue, m’a aidé à mieux cerner mon objet. *** Après avoir présenté les conditions de l’enquête, passons désormais aux principaux résultats de cette recherche.
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V. Résultats L’un des premiers intérêts de cette enquête était de décrire les formes de commensalité chez les personnes issues de la migration, et de connaître leurs perceptions du fait de manger ensemble ainsi que les éventuels changements vis-à-vis du fait de manger en groupe entre la France et le Mali. Dans cette partie de mon travail, je restitue les données de mon terrain. Puisque les formes de commensalité sont multiples et leurs significations multidimensionnelles, je propose de caractériser ces formes à partir de trois axes d’analyse qui sont interconnectés. Le premier, correspond à la notion de cohésion sociale, fondamentale pour comprendre les fonctions de la commensalité. Dans un deuxième point, j’explore comment à partir de l’appartenance à un groupe de convives, de ce que l’on mange, des occasions socialement structurées et de la valorisation du fait de manger en groupe, on marque une appartenance identitaire. Cette appartenance, qui est à l’articulation entre les niveaux macrosocial et microsocial, nous introduit au dernier point de l’analyse, qui concerne l’éventail d’interactions sociales autour la commensalité, qui privilégie les choix collectifs ou au contraire, les choix individuels.
a)
« Ici on dit : venez manger, tout le monde »: La commensalité comme une ressource pour la cohésion sociale.
« Celui qui sans me donner aux dieux, aux mânes, à ses serviteurs et à ses hôtes (me) consomme préparée et, dans sa folie (ainsi) avale du poison, je suis sa mort ». Anna Perenna, déese de la joyeuse fête et la nourriture déifiée
Lors du déroulement du terrain, il n’était pas rare que je sois invitée à manger. On pourrait penser que c’est assez naturel dans le cadre d’une enquête sur l’alimentation. Mais si l’on considère que j’étais quelqu’un que mes enquêtés venaient de rencontrer, cela l’est moins. Je me suis donc demandée pourquoi mes enquêtés étaient presque toujours prêts à inviter à manger quelqu’un chez eux, même s’il s’agissait d’une personne qu’ils venaient à peine de connaître ?
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En considérant la position de Bloch (1999), selon laquelle, au moins dans certaines sociétés, la pénétration d’un convive dans un cercle de commensalité dépend dans une grande mesure de la relation et du statut des convives. Pour lui, le fait d’inviter quelqu’un chez soi implique un degré majeur d’intimité. Cependant ces analyses se sont basées sur des sociétés occidentales et l’origine des enquêtés témoigne de certaines différences. L’insertion de quelqu’un dans un groupe de convives, plus ou moins régulièrement, répond, dans la population étudiée, à différents facteurs. Pour explorer comment ces relations de partage de nourriture autour d’un repas s’établissent, je propose d’abord de montrer comment ce type de relations répond aux configurations du foyer (familial ou institutionnel), pour ensuite dégager les traits qui sont communs à ces relations, ainsi que les raisons et les motivations qui président l’opération de partage. Une des différences constamment remarquées entre la France et le Mali par les interviewés concerne le style de vie. Ceci renvoie plus précisément à la différence de configuration des ménages et à ses conséquences pour la prise des repas en groupe. Samara, 24 ans, née en France, souligne l’organisation du foyer en se rappelant de son dernier séjour durant les vacances au Mali : « [Au Mali] on mangeait tous ensemble, parce que c’est une grande maison, mes grands- mères, mes tantes, mes oncles, tous. On vit tous dans la maison. En fait, c’est une maison à deux étages mais très, très, très grande. Ouais, en fait il y avait 4 familles à l’intérieur, les hommes avec leurs femmes et leurs enfants, donc, 4 familles, mes grands-mères avec mes grands-pères, mon frère il a 4 femmes, donc chacune avec son appartement, euh, voilà quoi, c’est vraiment très, très, très grand… on mangeait tous ».
Ces types d’organisation sont constamment évoqués par les interviewés. La cohabitation des familles élargies dans une même maison au Mali est un mode d’organisation qui oblige à une gestion de la préparation et de la consommation des repas. Fatoumata (26 ans, née en France) évoque ce qui se passe au Mali, en remarquant l’importance de la gestion de la préparation, y compris pour les quantités de nourriture préparées : « Nous, on achète déjà la farine du maïs, elle est déjà pilée. Il n’y a pas le même type de marmites, parce que là-bas tu dois préparer pour 20 personnes, ici les marmites sont beaucoup plus petites. Tu vas avoir une seule famille, ici. (Là-bas), dans une seule famille, il peut y avoir plusieurs familles, tout le monde mange ensemble ».
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Ceci illustre comment autour la commensalité, il faut considérer aussi quelques aspects importants concernant la préparation même du repas, qui se font en fonction des formes de consommation du repas en groupe. Au Mali, selon ce que l’on m’a expliqué, les femmes habitant dans un même foyer s’organisent pour préparer le repas à tour de rôle, pour tous les membres du foyer. Le travail dans la cuisine au Mali est une tâche exclusivement féminine et qui donne lieu à une transmission mère – fille. Cette transmission se fait généralement par étapes : la fille, au début, réalise des tâches simples comme le découpage des légumes, puis elle est associée ensuite aux tâches qui ont une incidence directe sur le goût et le résultat final de la préparation, comme l’assaisonnement et la cuisson des plats. Les repas étant pris en groupe et le groupe étant fréquemment assez nombreux, impliquent un certain investissement en temps pour l’approvisionnement et pour la préparation. Cet investissement assure qu’il y aura quand même un repas qui peut varier dans sa composition - autant pour la base céréalière que pour la quantité de viande et de légumes dans la sauce- suivant les moyens de la famille. En outre, l’organisation autour de la consommation détermine aussi le temps de préparation comme signalé par Fatoumata : « Là bas pour quelqu’un qui va préparer (un repas) pour 20 h, à partir de 17 h, elle va commencer. Il y a le tô, tu le piles le jour même, à partir de 16 h…, tu le piles, tu le laves, et après tu vas mettre la marmite au feu, tout ça, (c’) est à partir de 17 h ».
Ainsi, comme on le développera dans la partie suivante, selon les interviewés, l’organisation pour la préparation est déterminée en quelque sorte aussi, par l’organisation pour que tout le groupe mange presque au même moment, notamment lors du repas du soir. La composition du groupe de convives s’avère très variable. Il est très courant d’avoir la présence de personnes qui viennent rendre visite à quelqu’un du foyer et qui, du coup, sont invitées à rester manger. Cela se fait habituellement, de telle sorte, que lors de la préparation, on prévoit déjà la possible présence de plusieurs personnes extérieures à la maison. Cette façon de « se faire » inviter à manger est constamment évoquée par les interviewés, pour m’expliquer quelle est la perception de ces visites imprévues : « [Au Mali], on vient quand on veut, c(e n)’est pas méchant non plus, mais c’est comme ça. C’est normal, le souci c’est qu’au Mali les maisons sont de grandes familles,
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il y a toujours une personne, si tu y vas même si tu (ne) trouves pas la personne que tu vas aller voir, il y a toujours une personne » (Fatoumata, 26 ans, née en France). « Au Mali, les gens vont chez (quelqu’un) chacun sans prévenir, on vient à l’improviste… mais tu vas chez quelqu’un à l’improviste, tu (ne) vas pas aller manger à chaque fois qu(e l)’on propose de manger… donc quand c’est improvisé, tu es invité, tu (ne) vas pas gêner les gens » (Awa 27 ans, née au Mali).
Le récit de Samara souligne « la normalité » de la situation. Il est porteur d’un jugement sur la situation : si cette situation est normale, il se peut que ce qui d’habitude est perçu comme acceptable ou inacceptable en France, diffère de la perception que l’on en a au Mali. Awa insiste, quant à elle, sur l’absence de gêne si l’on se fait inviter à l’improviste. En revenant à la question que je me posais, sur la relative facilité avec laquelle je me suis fait inviter par mes interviewés lors de l’enquête de terrain, on pourrait dire qu’elle s’est posée derrière mes lunettes culturelles qui considèrent l’hospitalité autour de la commensalité comme la conséquence d’une rencontre préalable. Ce qui est intéressant, c’est la présence, chez les interviewés, d’une distanciation et en même temps d’une réflexion spontanée sur la perception de ces pratiques, qui peut être liée au fait qu’elles ont lieu dans deux contextes différents. Très probablement, si ces femmes n’avaient vécu qu’au Mali, le fait de se faire inviter sans prévenir leur semblerait quelque chose qui va de soi, de « normale » comme le dit Samara, et donc, elles ne feraient aucune remarque à ce propos. Il est très probable que Samara, qui est née en France, compare les usages au Mali à ceux « occidentaux » où, généralement, quand on reçoit des gens chez soi pour manger, cela se fait à partir d’une invitation explicite. En outre, au Mali, peu importe que la personne soit connue par les autres membres de la famille, il suffit que quelqu’un du groupe la connaisse pour qu’elle soit conviée. Si l’on examine les frontières proposées par Sobal (2003 :181), autour des cercles et des unités de convives et la différence entre inviter quelqu’un à manger chez soi et dehors, on peut s’interroger sur l’existence de ces frontières chez mes enquêtés. Puisque finalement, le fait d’inviter quelqu’un chez soi semble être un aspect fondamental de la sociabilité alimentaire et de l’entretien, ainsi que du maintien des liens, peut être que le fait de manger chez quelqu’un n’a pas les mêmes implications en termes d’intimité. Il ne s’agit pas de nier ici l’existence de frontières des cercles de
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convives, mais plutôt de souligner les différences et la variabilité qui peuvent exister d’une culture à l’autre dans les manifestations de ces frontières. Elles servent aussi à délimiter le « nous » et les autres, comme on le verra dans la deuxième partie des résultats. Quoique la perception des visites imprévues soit généralement plutôt positive chez mes interviewés, certaines femmes, le plus souvent nées au Mali, se montrent plus nuancées. Awa, par exemple (27 ans) née au Mali, n’aime pas aller manger chez les gens, ni au Mali ni en France : « Oui, je préfère inviter mais pas être invitée [rires]… quand j’étais petite je (ne) mangeais pas chez quelqu’un, c’est pour ça […]. Oui, oui, parce qu’au Mali on dit : tu manges n’importe où ils frappent, les enfants. En fait, par exemple, mes parents m’ont éduqué, et il (ne) faut pas que j’aille manger chez les gens […] Les parents vont dire : « cet enfant, il mange n’importe où », les gens vont parler et c’est mal vu…mais pour les enfants, parce que au Mali, les enfants, ils sont tous partout, vu qu’il fait chaud et (qu’)ils vont de maison en maison, et ils vont manger dans des maisons… c’est mal vu. On dit : « ce petit, il (n’) est pas chez lui », etc.… un enfant mal élevé ».
S’il est vrai que le fait de se faire inviter à l’improviste est rarement perçu comme gênant, l’argument d’Awa nous sert à comprendre que le rôle social de ce type de visites détermine aussi la perception que l’on en a. De la même manière, Ramata (57 ans, née au Mali), m’a expliqué que pour elle, au Mali, il était très difficile d’aller chez quelqu’un et de se faire inviter à manger en tant que fille, car alors que celles-ci restent traditionnellement regroupées à la maison, « les garçons vont et mangent chez tout le monde [...] C(e n)’est pas bien ». Ces deux témoignages illustrent d’une part, que si les visites qui se transforment en invitation spontanée ne sont pas connotées négativement, il existe des limites et des conditions concernant le statut social de la personne qui rend visite (notamment le sexe et l’âge) ainsi que la fréquence à laquelle on est invité, plutôt que l’on invite. Cependant, ce type de frontière n’existe pas pour tout le monde, et pour certaines personnes le fait d’être une femme ou un enfant n’empêche pas de rendre visite et manger chez quelqu’un. Ce qui effectivement constitue une frontière nette des relations de sociabilité autour d’un repas, c’est le fait de n’aller rendre visite et de ne manger qu’avec les proches, sous crainte d’empoisonnement. La perception du risque objectif concernant ce que l’on mange avec les autres, sera aussi explorée dans la prochaine partie, comme une frontière pour délimiter le nous et les autres.
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Quoiqu’il en soit, on réserve à l’invité toujours le meilleur morceau de viande, ou même, on va préparer des plats spéciaux quand on sait qu’il y aura un invité. Fatoumata et Samara expliquent comment cela se passe lorsqu’elles séjournaient au Mali, chez leurs parents qui habitent dans un petit village dans la région de Kayes : « Chaque jour on a tué un mouton pour nous, un mouton par jour, on le finissait, parce que ma mère elle a invité des amies françaises, donc chaque jour on tuait un mouton parce que nous, on était là, c’est pour dire « on est content que vous soyez là », et chaque jour on va bien manger ». (Samara, 24 ans) « Le poisson, c’est pour l’invité. On peut partager, mais dans une famille normale, il n’y aura pas de poisson. S’il y a beaucoup d’invités qui viennent, là tu sers du poisson. Tu vas chercher des animaux dans la forêt. L’hospitalité pour accueillir c’est comme ça, ils sont bienvenus. Moi, quand je vais au Mali, la preuve de respect qu’on me fait, à chaque fois, ils me montrent un poulet, on va l’égorger et ça c’est bien… c’est pour dire « bienvenue, mets-toi à l’aise » » (Fatoumata, 26 ans).
Le symbolisme de la nourriture, véhiculé par ces passages, illustre comment, d’une certaine manière, on donne le meilleur de soi-même à travers le meilleur morceau du plat préparé – il peut s’agir de la viande ou des légumes-. Ici on se rend bien compte que la sociabilité alimentaire passe forcément par l’hospitalité et le partage de nourriture à travers la consommation groupale. Différents auteurs en sociologie (Fischler, 1990 : 140-141, 390), en anthropologie (De Garine, 1976 : 152) et en psychologie sociale (Rozin, 1999 : 22) ont insisté sur la fonction de la nourriture dans l’hospitalité pour entretenir les liens sociaux. On pourrait donc considérer que les enjeux caractéristiques d’un rapport traditionnel à l’alimentation concernant l’hospitalité et la répartition des ressources disponibles pour assurer la nourriture des personnes dépendant de leur hiérarchie et l’organisation sociale (Fischler, 1990 : 390), restent une caractéristique inhérente à la commensalité au Mali. Ces rapports traditionnels accomplissent des fonctions particulières pour les besoins collectifs. Cela dit, on peut se demander comment ces formes d’hospitalité se retrouvent en France, et d’ailleurs, quels types de fonctions remplissent- elles ?
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Le partage des repas comme une manifestation d’hospitalité Voyons maintenant comment l’hospitalité se manifeste en France dans ces populations. Pour ce faire, je décrirai d’abord ces relations d’hospitalité suivant la configuration du foyer — les familles ou ménages (dans le sens restreint, c’est-à-dire qui habitent un même logement), les groupes d’hommes résidant notamment en foyers institutionnels ou squats — puis les formes d’organisation autour du don de nourriture dans des espaces publics, notamment dans le cadre des actions collectives d’associations ou des festins cérémoniels. Dans les familles, l’hospitalité requiert en elle-même, une organisation autour de la préparation et de la consommation. D’abord, il faut souligner que le fait de recevoir des invités chez soi fait toujours partie des activités habituelles liées à la commensalité des interviewés. Cependant, cela exige aussi un mode d’organisation différent à ceux qui sont habituels au Mali. Ces visites, également à l’improviste, sont généralement faites le week-end, mais il peut aussi arriver de les recevoir à n’importe quelle heure d’une journée de la semaine. Ce sont alors notamment les femmes, qui sont à la maison, qui sont les hôtes. Abdoulaye, un homme réfugié politique né dans la région de Kayes au Mali et habitant à Montreuil avec son épouse et leurs trois enfants, explique que ces visiteurs qui sont invités à manger sont les clientes de sa femme qui travaille à la maison informellement comme coiffeuse. Il est habituel donc qu’elle mange avec sa clientèle, après ou avant de prêter ses services. Pour ce faire, tous les jours, elle doit prévoir une quantité supplémentaire par rapport à ce qu’elle aurait préparé pour sa famille, composée de cinq membres. Ce même type d’organisation est évoqué par la majorité des femmes que j’ai rencontrées : d’habitude on prépare une quantité plus grande que ce que l’on prévoirait pour l’unité habituelle de convives parce qu’on sait que, de toute façon, il y aura des gens qui arriveront : « Je fais par rapport à la taille de la marmite… par exemple, quand ma mère, elle, voyage, je fais des moyennes marmites, je sais parce qu’il (n’)y a plus que mon père qui va en manger. Le week-end, je fais une marmite normale parce qu’il y a toujours des personnes… ça peut être pour 10 personnes, le week-end » (Fatoumata, 26 ans)
La marmite « normale » pour Fatoumata, est celle destinée à la préparation pour un groupe d’environ dix personnes. La préparation de grandes quantités de nourriture pour tous les convives semble être un aspect considérable chargé d’autres implications : elle
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sert à la fois à assurer la présence de la nourriture au sein d’une relation de sociabilité, mais aussi, elle marque le lien entre les convives par le fait d’ingérer la même nourriture ensemble. C’est pourquoi dans ces relations, lorsque l’on prépare un plat considéré comme spécial – soit par le temps de la préparation, comme le thieb, soit par le contenu d’un ingrédient difficilement trouvé en France et apporté par quelqu’un du Mali comme le soumbala- c’est un moyen de véhiculer l’importance de recevoir chez soi. En plus, il semble que l’importance de ce que l’on partage est essentielle pour l’entretient des liens. Il a été fréquent chez mes interviewés habitant en famille, de faire ramener de produits alimentaires du Mali, notamment des épices. L’usage de ces produits est fortement valorisé, parce que, selon ce qu’on m’explique, le goût est tout à fait différent de celui des produits qu’on peut trouver ici : on les réserve donc pour les occasions spéciales et qu’on prévoit de recevoir plusieurs personnes à la maison. Cette forme d’hospitalité, lié à la sélection de produits, est aussi importante, parce qu’elle remplit une fonction qui est de « sortir du quotidien ». Quoique ces formes d’hospitalité continuent à se faire sans s’annoncer, il existe des aspects qui peuvent être considérés comme des contraintes. Même si l’on rend visite aux amis et aux parents, parfois les conditions de logement en France et les rythmes de la journée, amènent aux visiteurs à réserver le temps consacré au visites plutôt pour le week-end. Cet aspect a été évoqué par des femmes qui habitent en famille, et qui ont des parents habitant aussi en Région Parisienne, mais plus loin de ce que l’on s’attendrait dans un village au Mali. Face à cela, certaines ont adopté l’habitude d’annoncer leur visite par téléphone pour assurer la présence de quelqu’un au foyer lorsqu’elles y vont. Cette adaptation répond surtout, à une optimisation de ressources –notamment de transport- pour assurer la présence de quelqu’un à la maison que l’on visite. Cela ne se passe pas au Mali, car il y a toujours quelqu’un pour recevoir. De toute façon, ces adaptations n’étaient pas généralisées chez tous mes enquêtés, ou alors, on peut alterner entre un mode et l’autre (s’annoncer ou ne pas s’annoncer), selon la situation particulière de la personne à laquelle on rend visite. Aussi, il est plus fréquent que les interviewés nés en France aillent manger au restaurant. En revanche il est très rare que les interviewés nés au Mali aillent manger dans un restaurant avec les membres d’un groupe, pour un ensemble de raisons qui vont du prix qui n’est pas accessible pour tous, de la crainte que la nourriture ne soit pas halal, jusqu’à des craintes par rapport à l’hygiène dans la préparation des aliments que 61
l’on sert au restaurant. Cela oblige d’une certaine manière à se retrouver à la maison pour les repas en groupe un peu exceptionnels. Les formes d’hospitalité sont différentes dans le cas des hommes qui habitent ensemble dans un logement. Par exemple, Issa un squatter qui prépare des repas très fréquemment pour les hommes qui habitent dans la même chambre que lui, souligne l’importance qui découle du fait de préparer pour plusieurs personnes : « Ici on dit ―venez manger, tout le monde‖, Il faut que je prépare beaucoup comme à la maison. Tu (ne) peux pas manger sans inviter quelqu’un. C’est insupportable »
Le fait de manger en groupe pour certains est donc presque inhérent, pourrait-on dire, à l’acte d’ingérer de la nourriture. Cette perception de la nécessité de la préparation en grandes quantités ainsi que le besoin de la présence de plusieurs personnes, attestent du caractère social inhérent à la prise d’aliments. Ces interactions, relevant des situations de commensalité, favorisent la cohésion sociale. Pour explorer cette notion, il est nécessaire de dégager les conditions au niveau collectif qui produisent un sentiment d’appartenance et les actions que les acteurs font au niveau individuel pour maintenir ces relations. Il y a donc une interaction entre les niveaux microsocial et macrosocial, qui est essentielle pour mieux cerner et comprendre la cohésion sociale de ces groupes. Le premier niveau concerne les attitudes au niveau individuel pour revendiquer son désir d’appartenance au groupe et aux membres, et les comportements pour maintenir ou renforcer la participation dans un groupe (Friedkin, 2004). Envisager une préparation culinaire pour plusieurs sans forcement savoir de qui il s’agira, rendre visite à quelqu’un et manger chez lui, utiliser les meilleurs ingrédients emportés d’un lieu qui rappelle les origines, sont en effet des stratégies mises en place au niveau individuel pour entretenir ces liens. Mais ce ne sont pas les seules. Il se trouve que chez les enquêtés vivant entre hommes, comme c’est le cas des résidants dans un foyer ou dans un
squat, ces
ressources pour revendiquer l’appartenance à un groupe se font d’une manière différente, puisque les conditions de logement et leurs occupations ne sont généralement pas favorables à l’anticipation de la préparation de mets pour plusieurs. Les conditions de vie dans un squat ou dans un foyer supposent un défi pour ces personnes. Les groupes habitant à ces lieux sont conformés par d’hommes, et ceux que j’ai rencontrés, n’avaient pas un lien de parenté entre eux. Parfois, les hommes se voient dans la nécessité d’acheter de la nourriture au foyer : même s’il existe ou pas des 62
équipements, ou une place pour faire la cuisine. Généralement, il s’agit d’un plat africain cuisiné par des femmes. En plus certains d’entre eux sont aussi confrontés à une nécessité qui chez eux, serait inimaginable pour un homme : se mettre à faire la cuisine. Parfois elle est une tâche faite volontairement et même avec plaisir, parfois elle devient une besogne par nécessité, qui est généralement déléguée aux cadets des groupes d’hommes. Dans le cas des groupes d’hommes on verra émerger très nettement une forte solidarité pour assurer la nourriture de tous les membres, même si ceux-ci n’ont pas contribué à l’achat du plat au foyer ou des ingrédients. Les conditions de travail des personnes appartenant à ces groupes sont parfois très incertaines, et pour cela, tous ceux qui ont un emploi rémunéré cotisent pour les autres. Si, dans le cas des familles qui reçoivent des invités, le partage sert en grande partie à entretenir les liens entre ceux qui participent au repas, dans le cas des groupes d’hommes habitant ensemble, la solidarité sert aussi à assurer prioritairement un besoin biologique qu’il n’est pas toujours facile de satisfaire. Abdoulaye, qui a vécu au foyer, explique comment cela se passe : « Quand on se promène ensemble, on est tous dans la même situation précaire… donc, quand tu as les petits moyens, tu paies deux plats, un plat, et on mange ensemble. Moi aussi, s’il arrive le jour où toi tu n’as pas, moi aussi je paie… Si tu partages, c’est juste… pour ne pas mourir en faim ».
« Les plats de solidarité » sont fréquemment mentionnés non seulement dans le cas des hommes habitant en foyer, mais aussi chez des femmes à la maison et des membres de différentes associations. La solidarité désigne ici le fait que la nourriture de ceux qui ont une situation considérée comme précaire est assurée par ceux qui ont une situation jugée un peu meilleure. Même au niveau des actions menées par les associations, le repas en groupe est une activité centrale pour regrouper les membres : il est au cœur de la sociabilité des membres des associations. Aminata, la présidente d’une association qui regroupe des femmes d’origine africaine, nous a expliqué comment l’organisation d’ateliers de cuisine où les femmes préparent à tour de rôle, généralement aidées par leurs copines, puis la consommation du repas par tous les membres, a favorisé non seulement
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l’assistance mais aussi l’entretien des liens entre les femmes qui y vont 15. Ceci a permis une participation plus active des membres à l’association, qui favorise elle-même leur participation à d’autres actions de prévention autour de la santé. Tous ces exemples mettent en évidence les conventions suivies à un niveau individuel pour entretenir ces liens. Toutefois, comme signalé par Friedkin (2004), pour analyser la cohésion, on doit aussi regarder comment elle opère à un niveau macrosocial, c'est-àdire en prenant en compte le groupe, pour voir comment la volonté d’appartenir à une collectivité se manifeste à partir d’actions qui, dans un certain sens, sont maintenues collectivement. La lecture la plus évidente de la cohésion groupale est celle représentée par la signification du plat commun et les manières de table concernant le fait de manger à la main. Ces pratiques ont été interprétées comme des signes de solidarité et d’attachement communautaire, en même temps qu’elles mettent en relief l’importance de la commensalité dans les sociétés d’Afrique subsaharienne pour renforcer les liens (OsseoAsare, 2005). Ces manières de table, parmi d’autres que l’on présentera au fur et à mesure, ont été décrites comme une norme urbaine au Mali (Dumestre, 1996 : 692). Chez mes enquêtés, quoique le plat commun fait toujours partie des manières de table, son usage n’est pas exclusif, comme on le verra dans les parties suivantes, surtout chez les natifs de la France. La perception du plat commun reste cependant très positive, notamment lors des repas où des invités sont présents. Selon Friedkin (2004 : 421), qui a étudié différentes théories sur la cohésion sociale, ce qui est commun à toutes, c’est que « les groupes ont une forte cohésion lorsqu’ils possèdent des conditions de structuration au niveau du groupe qui produisent des attitudes et des comportements qui engendrent une attitude positive à l’égard de l’appartenance au groupe et que les interactions interpersonnelles maintiennent ces conditions structurelles ». Les formes d’hospitalité à travers la commensalité, sont connotées très positivement chez les interviewées.
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Ces ateliers ne visent pas à apprendre aux femmes à cuisiner. Ils constituent l’occasion pour que les membres de l’association se retrouvent au local associatif tous les samedis.
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Les obligations symboliques envers le groupe On pourrait donc considérer, qu’en termes de cohésion groupale, le plat commun au sein du groupe joue dans la perception positive d’une situation de commensalité, même s’il n’est pas toujours habituel16. En plus, la sociabilité au sein du groupe qui démarque la cohésion sociale dans un niveau macrosocial, peut-être à la fois entretenue par une série d’obligations implicites entre les participants. Ce fait, a été depuis longtemps souligné comme faisant partie du fait de manger ensemble, car en même temps qu’il existe une confirmation de la communion sociale, il y a une assomption des obligations mutuelles des convives (Freud, 1913). La mise en œuvre de ces obligations sert aussi à réaffirmer l’appartenance au groupe. Ces obligations servent aussi à diminuer les relations négatives et à réduire la probabilité de désaccords pour réussir le consensus, et encouragent la vision positive d’un groupe comme une unité sociale (Friedkin, 2004 : 421). Explorons si dans ce travail, dans les situations de commensalité, il existe ou non ce type d’obligations pour les membres du groupe. En ce qui concerne la préparation du plat il est remarquable que celle ou celui qui cuisine, « oblige » les autres en retour, à exprimer leur reconnaissance à l’égard de la qualité du plat préparé. Il existe de même, des formules de politesse pour montrer le respect envers le/ la cuisinière : « Après le repas nous, on dit ábarika, ça veut dire[…]euh, par exemple, moi je suis une invitée, je viens manger, je dis ábarika… ensuite la personne qui a cuisiné, elle est chez elle, elle va dire ábarika Ala yé , ça veut dire, euh, merci pour le repas, et merci pour le repas, et la personne qui répond elle aussi, je sais pas […] je (ne) me rappelle plus (ce) que ça veut dire exactement, ouais, je viens manger et on dit ça et ensuite la personne dit : merci, c’est grâce à Dieu que j’ai pu faire ce repas, c’est à la fin du repas » (Samara, 24 ans, née en France).
Toutefois, bien que cette formule existe, son usage est en perte de vigueur. Selon mes enquêtés et les observations que j’ai menées, ces formules sont prononcées notamment dans les repas au sein des associations ou lorsque l’on rend visite à quelqu’un. Ce qu’il faut noter, c’est qu’il est impératif de montrer de la gratitude envers celui qui a préparé les aliments. Cette gratitude, quand elle n’est pas explicite, elle est toujours implicite : 16
La caractérisation des situations où l’on consomme la nourriture dans le plat commun ou au contraire, dans des assiettes individuelles, sera présentée dans la troisième partie de ce travail.
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en effet, lors du repas, on ne parle quasiment pas entre convives en signe de respect envers les aliments ingérés et la personne qui les a préparés. Les compliments sur la préparation de la part des convives sont aussi habituels. Ils constituent une source de fierté pour celui ou celle qui a préparé les mets. Les obligations portent aussi sur la coopération lors de la préparation d’un repas. Lors des occasions de préparation que j’ai pu observer, quoique généralement ce soit une femme qui mène la danse pour la préparation d’un plat, il y a toujours d’autres femmes à ses côtés pour l’aider dans les différentes tâches, et d’ailleurs, elles se coordonnent d’une façon implicite : il n’est pas nécessaire de demander à quelqu’un de faire une tâche spécifique, car toutes vont faire quelque chose. Cela en allait de même pour les femmes qui préparaient les aliments à tour de rôle au sein de l’atelier cuisine d’une association : même si l’une des femmes était chargée de cuisiner ce jour-là, elle avait toutes ses copines qui venaient l’aider à préparer le repas. Comme souligné par Ochs et Shohet (2008), les occasions de commensalité servent aussi à la socialisation. Elle délimite aussi une qualité morale concernant le partage, qui doit être assumé par les convives. Voici cet extrait concernant une de mes observations à cet égard : « Lors d’un repas pris au sein d’une association des mères de famille et leurs enfants y sont présents. Il y a trois groupes autour de trois plats communs : 2 groupes de femmes et un groupe d’enfants. Les filles qui mangent au groupe d’enfants se plaignaient avec leurs mères sur comment, un des garçons présents, prenait des morceaux de viande et de légumes qui n’étaient pas de son côté du plat. Ensuite, une femme essayait de distribuer des morceaux de viande d’un thieb autour du plat commun pour assurer que tous les enfants aient un morceau de mouton, pour finir la dispute. Du coup, une fille s’approche à sa mère qui est au groupe de femmes, en lui demandant un morceau de mouton du plat appartenant aux femmes. Au moment où la mère va lui donner le morceau, une autre femme l’arrête en disant qu’elle ne doit pas le faire, car la fille rejette de manger avec les autres enfants. La mère donc, laisse le morceau de viande et encourage la fille d’aller s’asseoir avec les autres. Ensuite, les autres femmes qui sont présentes jugent la situation en disant que « ce n’est pas bien de ne pas manger avec les autres, on doit l’habituer ».
Ce passage montre comment les enfants sont socialisés au moment du repas pour apprendre à partager. Quoiqu’il s’agisse du plat commun, on n’a pas le droit de prendre
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les meilleurs morceaux en détriment des autres. En outre, on peut remarquer le contrôle social exercé par le groupe de femmes sur la conduite de la petite fille, qu’il faut éduquer aux valeurs de partage avec les autres. Comme le disent Ochs et Shohet, les repas en groupe constituent donc, des « sites culturels » de réaffirmer ce qui est bien et ce qui est mal, autrement dit, à discerner entre sentiments de moralité (Ochs et Shohet, 2008 : 42) : « A l’époque contemporaine, les familles imprègnent le comportement des enfants à l’heure du repas avec des significations morales » (Ochs et Shohet, 2008 : 43). Dans le cas de mes observations ces significations morales ne sont pas données exclusivement par la famille (les parents) mais aussi par un groupe d’adultes qui mangent en même temps que les enfants. Le partage qui permet de garantir de la nourriture pour tous, est un signe de solidarité mais est aussi une obligation avec des connotations sur le plan de l’honneur, comme me l’a expliqué Kadi, une femme née au Mali, avec des enfants nés en France, qui assiste aux cours d’alphabétisation. Elle se réunit avec ses copines chaque mois pour boire du thé à la menthe ou du thé au citron et discuter. Elles se reçoivent et achètent le thé à tour de rôle, parce que de cette manière « C’est plus honnête ». Comme le souligne Mauss (1924 :18) dans son célèbre « Essai sur le don », l’association entre hospitalité-nourriture-communion-paix et échange entraine aussi le devoir de savoir recevoir. « Refuser de donner, négliger d'inviter, comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre; c'est refuser l'alliance et la communion » (Mauss, 1924 :18-19). Fréquemment les enquêtés m’ont dit être ennuyés lorsqu’un invité refuse de manger avec les autres la nourriture qui leur est offerte. Au contraire, ils sont généralement contents de voir quelqu’un « manger africain » avec les autres. Ceci témoigne de l’importance de « savoir recevoir ». Cependant, à un niveau individuel, parfois le fait de recevoir constamment des invités peut s’avérer contraignant : « Oui, en fait, c(e n)’est pas des gens habitués, mais des gens qu’on connait… après, s’il y a une personne qui va venir une fois, après cette personne ne vas pas revenir, mais c’est pour que tout le monde sache qu’ils peuvent venir. En fait, je pense que pour la relation enfant –parent, ça casse un petit peu, parce que tu (ne) peux pas parler avec ton parent, tu peux (ne) pas être intime, et après tout ça... ça, fait (une) certaine distance entre toi et ta mère, ou ton père […] et même, tu (ne) parles pas […] tu vois ? ». (Fatoumata).
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Il est paradoxal, comment, à un moment donné, le fait de recevoir des gens chez soi pour manger, provoque un effet de distanciation entre ceux qui sont supposés être les plus proches, dans ce cas, entre ceux qui habitent ensemble. Rappelons une des fonctions de la commensalité : elle rapproche les corps et marque un signe de communion entre convives, mais elle souligne aussi les distances entre ceux-ci. Ces distances sont généralement liées au statut social et à la position dans la hiérarchie. Dans le cas présent, la gêne liée à la présence de convives, dans laquelle Fatoumata se retrouvait, avec sa mère à l’heure du repas, découle du fait que dans la société d’accueil, le fait de discuter avec quelqu’un pendant le repas fait partie de la sociabilité à table, tandis que, comme on l’a souligné auparavant, tel n’est pas le cas dans les pratiques de commensalité de certaines personnes qui observent les manières de table de leur pays d’origine. Le regret de Fatoumata, née en France, est donc le résultat d’être socialisé entre deux formes de concevoir la socialisation à table différemment. Toutefois, la fonction de la commensalité pour entretenir ces liens, avec leurs limites, est latente. Par ailleurs, ce lien doit être pourtant maintenu et entretenu par les échanges mutuels, dans un système de réciprocité qui n’est pas forcement constituée par une autre prise de repas ensemble, mais par différents faveurs matérielles ou symboliques. En prenant plutôt l’approche suggérée par Friedrich-Silber pour analyser les relations de doncontredon, approche inspirée de l’historien Paul Veyne qui considère que « l’acte de don peut opérer comme un symbole de relations entre les personnes » (2004 : 81-89). Cette conception du don qui va au-delà de l’acte échangiste pour rendre compte aussi de sa fonction symbolique, me semble pertinente pour analyser les formes de réciprocité qui se tissent dans la consommation collective des repas, dans les différentes configurations que j’ai rencontrées sur le terrain. En effet, ce type de don, plutôt qu’un simple besoin échangiste, remplit différentes fonctions selon les conditions de commensalité à un moment donné. Ces fonctions peuvent avoir un but désintéressé. Dans les familles, il est très habituel d’avoir ce type d’échanges entre voisins d’un même immeuble, surtout dans les familles qui habitent en HLM. Ces relations de voisinage donnent naissance à des invitations à manger ou à des dons de plats que l’on a préparés pour toute la famille et qui sont fortement valorisés pour leur bon goût. « J’ai un voisin… il aime bien souvent le thieb et le mafé. Si madame elle (en) fait, il sent l’odeur, donc… et puis on a des amis. S’il y a quelque chose, s’il y a un problème,
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madame va chez lui. S’il me propose des plats français, par plaisir, je mange aussi des plats français » (Abdoulaye, 34 ans, né au Mali).
Abdoulaye explique ainsi comment les visites amicales et les échanges de nourriture lui permettent d’avoir l’appui de son voisin, au cas où un jour, il ne puisse pas assurer la nourriture à sa famille, à cause de ses emplois temporaires, ce qui lui est déjà arrivé. Fanta, née au Mali et mariée avec un homme né en France d’origine malienne, m’explique comment dans certaines occasions, le contredon reçu n’est pas matériel mais symbolique. Avant elle avait des voisins arabes auxquels elle donnait parfois de la nourriture « surtout des pastels. Maintenant on donne à manger à ceux qui habitent à côté de chez nous ». En revanche, chez elle on ne mange pas ce que les voisins préparent : « non, parce que le manger des Blancs c(e n)’est pas suffisant pour nous…aux autres voisins on (leur) donne mais ils (ne) donnent pas, ils disent : « ça sent bon », mais chez eux c(e n)’est pas bon ». Dans ce cas le contredon, selon ce qu’elle m’a expliqué, est symbolique pour elle : il est important de garder des bonnes relations de voisinage. Pourtant, elle remarque que les autres ne donnent pas, et c’est en quelque sorte, une plainte implicite confirmée par son jugement de valeur à propos de la nourriture qu’ils pourraient lui offrir à leur tour. La fonction des repas publics lors des occasions spéciales est claire. Fanta m’a ainsi expliqué que lorsque l’on sait que quelqu’un entre ses connaissances va au Mali, on organise des réunions autour d’un repas et chacune des personnes donne au voyageur de l’argent pour son voyage. A son retour, le voyageur apportera notamment des épices à ceux qui ont assisté au repas. L’argent donné au voyageur n’a pas la finalité de servir à faire ces achats, mais le voyageur les fera en tant que remerciement à ceux qui lui ont souhaité un bon voyage. Pour les cérémonies comme les mariages et les baptêmes, la présence de nombreux invités et la satisfaction au niveau alimentaire sont des traits essentiels pour le statut social qu’on confère aux inviteurs, comme le raconte Awa : « Au mariage, même si tu (n’)es pas invitée, tu viens… justement c’est ça qui est bien, s’il (n’)y a pas de monde, tout le monde va dire que les « esclaves17 » n’ont pas dit. Après on va dire que la mariée n’est pas sociable, qu’elle n’est pas connue, personne 17
Cf. « Les migrants du Mali : les contrastes entre ici et là-bas », spécialement la partie des castes au Mali
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(ne) l’aime… et quand il y a des gens, on va dire : « ah ! il y avait du monde dans ce mariage » tout le monde l’aime bien, comment elle est gentille, parce que c’est elle. Il faut que tout le monde mange, si non, on va dire : « ah ! ils (n’)ont pas fait beaucoup à manger », il (ne) faut pas que ça arrive, que la nourriture soit finie, en fait ce sont les « esclaves » qui décident : on achète ça ».
Le récit d’Awa illustre comment, lorsque l’on donne de la nourriture en offrant un banquet cérémoniel pour plusieurs personnes, on aura un contre don, qui ne consiste pas forcément en un autre festin organisé par ceux qui étaient invités. Le contre don, dans ce cas, est représenté par la reconnaissance collective sur des qualités morales et sociales de la mariée, renforcée par la capacité de pouvoir accueillir des gens que l’on ne connaît pas forcément. Comme signalé par différentes auteurs (Hamer, 1994 ; Hastorf, 2008) la fonction politique des festins ici se manifeste par un double but. Il faut ainsi considérer qu’il peut y avoir des glissements entre les différentes catégories de repas : à la célébration d’une alliance coexistent aussi des motivations visant à avoir la reconnaissance collective et au maintien d’un statut au sein de la société. N’importe quel soit le but du festin, il est clair qu’il « est de la nature de la nourriture d’être partagée ; ne pas en faire part à autrui c’est tuer son essence, c’est la détruire pour soi et pour les autres » (De Garine, 1976 : 34). *** Cette partie a exploré les formes d’hospitalité et de partage de nourriture dans le cadre de la commensalité et les différentes adaptations et continuités mises en œuvre pour partager un repas suivant les configurations sociales, notamment, le type de logement et la composition du ménage. D’une part, des auteurs discutant la commensalité on discerné sur son pouvoir pour assurer la communion entre convives et le maintient, établissement ou entretient, des liens sociaux. D’autre part, les définitions sur la cohésion sociale coïncident à signaler que cela est assurée par les comportements et attitudes à l’égard d’un groupe qui ont une connotation positive pour maintenir l’appartenance à ce dernier. Les caractéristiques des enquêtés qui étaient discriminantes dans la mise en œuvre et dans la perception de l’hospitalité en tant que ressource, concernaient la composition du foyer et le fait d’être né en France ou au Mali. En revanche, on n’a pas trouvé des différences frappantes concernant le nombre d’années en France des enquêtés (pour
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ceux qui ne sont pas nés en France). Concernant les occupations, il est évident que la solidarité pour assurer la nourriture comme besoin biologique est nettement observée chez les enquêtés avec des conditions d’emploi incertaines. La commensalité constitue elle-même une ressource de mise en place aux niveaux individuel et collectif pour maintenir les liens des groupes auxquels les enquêtés participent. Au niveau individuel, le vouloir d’appartenance au groupe et de reproduction de dynamiques groupales qui entrainent le partage de repas à plusieurs, concernent une anticipation de la préparation pour plusieurs, l’offrande d’aliments valorisés et la démonstration de valeurs comme la gratitude et la solidarité envers les autres pour assurer un besoin face aux contraintes économiques.
Le partage de
nourriture lors d’un repas et l’hospitalité, sont des conventions poursuivies au niveau groupal qui sont entretenues pour garder un lien. Ces formes d’hospitalité entrainent une réciprocité qui peut être matérielle ou symbolique. Les enfants sont socialisés à ces formes de partage par un contrôle social qui assure aussi les besoins groupaux et qui reproduisent les valeurs associés au partage. Ces aspects montrent deux faces de l’entretien de liens : d’un côté, comment opère une norme aussi bien à un niveau collectif qu’à un niveau individuel, pour appartenir à un groupe. Cette motivation marque alors un sens d’appartenance, et par conséquence, une sens identitaire qui est donné par la distinction entre « le nous » et « les autres ». Dans la partie suivante, on explorera comment la commensalité sert aussi à définir ces appartenances identitaires.
b)
« Moi, je suis plus malienne ; pour moi c’est normal, on mange tous ensemble » : Sur l’appartenance groupale autour du repas commun.
Dans cette partie, je montrerai comment à travers la commensalité, l’on affirme son identité par rapport au cercle de convives, qui est à la fois déterminée par l’inclusion et l’exclusion. A partir de ce que l’on mange et le moment où l’on mange, on délimite des situations et on définit des perceptions valorisantes de la commensalité. Le rôle de l’alimentation dans la définition de soi a déjà été exploré en sciences sociales. Le système culinaire, ainsi que la façon dont l’on mange et les personnes avec lesquelles on mange, servent à définir une identité à travers la différenciation des autres. Ce sens de
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l’altérité est construit à partir des différences qui constituent la limite entre le soi et l’autre, où entre « nous » et « les autres ». Dans la partie précédente, on a vu comment la cohésion est construite à partir de l’hospitalité véhiculée par la sociabilité alimentaire. Parce que l’incorporation – l’action par laquelle un aliment transgresse la frontière entre le self et le monde (Rozin cité par Fischler, 1988: 279) – est la base d’une identité collective, d’une appartenance et de l’altérité (Fischler, 1988: 280), l’on explorera comment les construits identitaires sont mises en avant à travers l’incorporation en groupe d’un aliment. Dans cette partie, on abordera d’abord comment les frontières à l’intérieur et à l’extérieur d’un groupe de convives sont établies à partir de l’attribution d’un statut et des rôles dans les différents cercles de convives. Ensuite on verra comment se constituent des construits identitaires manifestés dans la commensalité, à partir de ce que l’on mange, la manière où l’on mange et la perception de soi même par rapport à autrui. La démonstration d’éventuelles continuités ou discontinuités entre la société d’origine et la société d’accueil par rapport à la conformation des unités de convives, sera un point transversal de tous les aspects montrés dans cette partie. « Les perturbations identitaires fréquemment, doivent être analysées dans un contexte plus large, auquel la notion de crise pourrait être applicable, pour se référer non seulement à une rupture et à la fin d’un ordre, mais aussi, fréquemment à la genèse d’un nouvel ordre » (Fischler, 1988: 289). J’argumente dans cette partie l’existence de ce nouvel ordre, donné par le cadre socioculturel dans lequel se développent diverses formes de commensalité qui marquent une altérité envers ceux qui mangent différemment. Commençons par un bref rappel sur le concept d’identité pour ensuite analyser quels sont les rôles des convives lors d’une occasion de commensalité. Les auteurs classiques qui ont traité le concept d’identité comme Giddens (1991), Goffman (1963) et Mead (1925) divergent sur la manière dont le processus de construction de l’identité est fait à partir des interactions sociales et l’intériorisation d’une self consciousness comme le résultat de ces interactions. Néanmoins, il existe un point qui leur est commun : la différenciation de soi par rapport aux autres, ainsi comme les identités attribuées de la part des autres qui jouent un rôle sur la construction
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identitaire. Mead signalait déjà l’importance de cette intériorisation lorsque l’enfant est conscient que sa mère est une entité externe à lui. Goffman insiste sur l’importance de la manière par laquelle on se montre et la perception des autres, pour forger une identité constituée par le va et vient entre une identité personnelle assumée et une identité socialement attribuée. Giddens argumente sur l’importance de la confiance envers les autres pour construire une sécurité ontologique qui marquera la relation entre le self et le monde. Le point convergent est constitué par l’importance de la vie en société pour attribuer une identité individuelle ou collective : « Les catégorisations construites de l’altérité s’élaborent à divers niveaux : celui des interactions sociales quotidiennes, celui des représentations sociales et celui des institutions étatiques » (Rea et Tripier, 2008 : 58). Les interactions sociales autour la commensalité et les perceptions d’elles-mêmes par les interviewés, révèlent d’un statut au sein du groupe et en même temps d’une réflexivité vis-à-vis du rôle des participants et des non participants. L’analyse des interactions sociales autour de l’identité que je propose, ne se résume pas à un aspect fondé sur l’ethnicité, mais aussi, aux identités attribuées à partir d’un ordre social exprimé à travers la commensalité. Il est habituel de trouver dans la littérature traitant la culture alimentaire en Afrique subsaharienne, des nombreuses références à l’organisation groupale pour le moment de la prise de repas ensemble. Les unités de convives sont délimitées de la manière suivante : les hommes mangent avec les hommes, les enfants avec les enfants et les femmes avec les femmes. Il est rare de trouver, selon ce que l’on décrit, des cercles mixtes où des enfants, hommes et femmes sont réunis autour du même bol (Dumestre, 1996 :690 ; Edwin, 2008). En plus, pour qu’un enfant soit considéré apte à pouvoir manger avec les adultes de son même sexe, un rite de passage est nécessaire : dans le cas des filles, celui-ci est constitué par l’excision et dans le cas des garçons, c’est la circoncision.
Le « qui est qui » au repas. Chez mes interviewés ces formes d’organisation étaient constamment évoquées de façon à m’expliquer spontanément, comment se fait le déroulement d’un repas. Il semble que la question de séparation selon le genre et l’âge demeure une caractéristique présente, au moins dans le discours des interviewés comme une situation inhérente à un
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repas. Il est très possible que ces séparations se font de moins en moins, même au Mali, selon certains interviewés. Ce qui est intéressant, c’est d’explorer les différentes raisons que les interviewées ont données pour que cette séparation entre convives soit faite. Pour Fanta, née au Mali et marié avec un Français d’origine malienne, cette séparation obéit essentiellement à une question d’hygiène : « On est nombreux… il y a parfois des tables, parfois non, et on met 3, 4 assiettes pour des groupes de 3, 4, 5 personnes… on est autour… comme les gens (n’)aiment pas les doigts des enfants, on est les filles avec les filles, et les garçons avec les garçons… on (n’)aime pas manger avec les garçons si on est mariées » .
Après avoir évoqué des raisons d’hygiène liées « aux doigts des enfants », l’explication est devenue plus claire : si une femme est célibataire, il est mal perçu qu’elle mange avec les hommes, comme elle le précise après : « C(e n)’est pas bien, elle va avoir des problèmes avec son [futur] mari ». Ce jugement moral sur les femmes qui mangent avec les hommes était confirmé par Awa, née aussi au Mali, qui explicite sur la séparation à l’heure du repas : « [Au Mali], on mange ensemble, même si on n’a pas les mêmes horaires, les enfants à part, les hommes à part et les femmes à part … C’est la tradition. [Ici], je mange avec les femmes, ici je (ne) mange pas avec les hommes. Non ! Non ! Et au Mali, je (ne) mange jamais avec les hommes [rires], s’il y a des hommes…ma sœur elle n’aime pas les hommes… mais quand il y avait quelqu’un qui venait, elle se mettait à manger avec les hommes… Alors, ça dépend, quoi, maintenant c(e n)’est pas comme ça là-bas… maintenant, on mange avec les hommes, avec les femmes… tout le monde mélangé … en France je (ne) mange pas dehors de toute façon, même au Mali je (ne) mangeais pas dehors ».
Face à cette affirmation, sa cousine Samira, née en France s’est montrée étonnée, signalant qu’elle mange avec les hommes en France sans problème. Toutefois, elle a nuancé sa déclaration, expliquant qu’en France lorsqu’il y a un repas public avec plusieurs invités hommes, femmes et enfants sont séparés. Selon ses souvenirs, au Mali, lorsqu’elle a séjourné chez ses grands-parents, on faisait toujours cette séparation. Elle en explique les conditions en France : « Ça dépend des occasions, en fait. Oui, en fait, si par exemple dans une occasion il y a beaucoup, beaucoup de monde, c’est comme […] il faut séparer les gens, préparer les plats, il (ne) faut pas qu’ils mangent dans le même truc. Nous on s’organise de cette
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manière : hommes, femmes, plutôt par sexe. On pourrait organiser par l’âge, tu vois ? Mais nous, on organise par sexe : homme /femme ».
D’après elle, ces séparations ne répondent donc pas à un ordre moral ou statutaire des convives, mais plutôt à des considérations logistiques. En effet, selon mes observations et ce que m’ont dit aussi les interviewés, on ne fait plus cette séparation en France, à moins que le groupe des convives soit nombreux. Les repas plus publics ou privés ne déterminent pas directement cette séparation entre convives, elle est déterminée plutôt par le nombre de convives qui éventuellement se trouvent autour d’un même plat. Lors de mes observations dans un restaurant de fast food fréquenté par la population d’origine africaine, les séparations à table ne se faisaient plus, et même l’assignation des places pour chaque convive ne répondait pas à un ordre perceptible entre les familles ou les groupes d’amis. Dans le cas des repas au sein des associations, cette séparation entre femmes et enfants était en revanche toujours opérée. Si elle ne l’est plus dans les familles, c’est dans une grande mesure, parce que les occasions où toutes les personnes qui cohabitent ensemble sont réunies autour d’un repas en même temps se font de plus en plus rares dans le quotidien. Tous n’apprécient pas cette absence de séparation des convives. Lorsque j’ai demandé à Oumou, née au Mali et arrivée en 1994, âgée d’une quarantaine d’années, ce qu’elle pensait de ce fait, elle m’a expliqué qu’au Mali, le père mange d’abord avec les garçons et les mères mangent après, dans un endroit séparé. Chez elle maintenant, on se met tous autour du même bol et cela ne gêne pas son mari parce que « Quand tu (n’)es pas chez toi, tu n’as pas le choix ». Oumou ne se sent pas « chez elle » même si elle est arrivée en France il y a 16 ans, au moins en ce qui concerne cette norme qui lui est étrangère par rapport à la manière de se mettre à manger. Néanmoins la majorité des interviewés ne porte pas un regard négatif sur l’absence de séparations dans des situations de commensalité plus quotidiennes. Comme je l’ai souligné dans la partie introductive de ce travail, la société malienne est hiérarchisée et organisée en castes. En France, la caste à laquelle un sujet appartient, pour les enquêtés, ne détermine plus le choix d’un conjoint. La caste dans la société soninké ou bambara déterminait parfois l’occupation, et aussi démarquait un statut endogame de ceux de la même hiérarchie. Les femmes que j’ai enquêtées s’entendaient pour souligner que la caste n’est plus déterminante dans les mariages entre des
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personnes d’origine malienne : en effet ce qui est suffisant dans certains cas, c’est que le prétendant soit d’origine malienne (ou africaine, généralement subsaharienne) et musulman. Si le système de castes ne fonctionne plus pour le choix du conjoint, il garde son importance pour les repas cérémoniels. Lors des mariages, ce sont toujours ceux qui appartiennent à la caste des « esclaves » qui sont chargés de l’organisation de ce que l’on dégustera. Ils décident ce qui sera mangé, font les achats, préparent et mettent à la disposition la nourriture le jour du mariage. En outre, ce sont eux qui sont chargés d’inviter les personnes à la fête. Il est encore habituel de prévenir tous les invités potentiels oralement, puis il y a un effet de « boule de neige ». Comme on l’a déjà dit, le succès de la fête réside en deux aspects : la quantité de convives qui y participent, et la qualité et la quantité des aliments proposés. Si une personne « esclave» n’assiste pas à l’organisation, elle trouvera les moyens d’envoyer quelqu’un d’autre faire ce qu’elle devait faire. Qu’est-ce que l’on fait au repas ? Même si la séparation suivant le genre et l’âge n’est plus pratiquée dans toutes les occasions de commensalité, la place que l’on assigne aux convives, chez certains enquêtés, révèle soit un ordre hiérarchique, soit se rapporte à la manière de manger inhérente à une culture. Dans les observations que j’ai pu mener au domicile de mes enquêtés, j’ai noté différentes manières de se placer à table et aussi différentes manières de concevoir la présence de convives autour de celle-ci. -
Table haute et table basse
D’abord, il y avait le cas (notamment dans des groupes d’hommes) où l’existence et l’usage de la table basse est toujours exclusif. L’organisation des places n’a alors pas de signification particulière, au moins en termes de hiérarchies et des distanciations. Ensuite, il y a eu les cas où, en parallèle de la table basse au salon, il y avait aussi la table haute. Dans les familles où cette table est rectangulaire, chacun des membres de la famille avait une place assignée qui correspond à sa place dans la hiérarchie. Abdoulaye m’explique ainsi que c’est toujours lui qui préside; face à lui, il y a toujours sa femme, à sa droite se placent ses deux enfants aînés et à sa gauche, on laisse la place pour le petit. Cette disposition dit il, a été choisie pour éviter les disputes entre les aînés et le petit, mais il ne fait aucune remarque sur la place des enfants à sa droite et à sa gauche. Fatoumata est dans une situation similaire :
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« [C’est] une table carrée. La place de mon père, elle est définie, la place de ma mère aussi, après quand je suis à la place de mon père et (qu’) il commence à manger, je me décale. Mon père à côté de la porte, c’est toujours le premier ; même parfois quand on partage avec la famille au Mali, toujours la personne la plus responsable (est) à côté de la porte, après les autres son derrière […] Comme mon père il est le plus responsable, sa place est toujours vers la porte, après c’est ma mère, ma mère elle (n’)est pas à côté de lui, elle a une place, ils ont gardé la même place, j’ai remarqué. Pour les enfants on n’a pas de place entre nous ».
L’usage indistinct de la table basse et de la table haute, répond parfois à d’autres références culturelles et à des perceptions sur leur usage. L’idée revient, encore une fois, de l’importance de ce que l’on mange et avec qui l’on mange en fonction de l’usage de cette table. Par exemple, d’habitude, chez Samara on mange à la table basse, mais il y a des occasions, comme la fête de Noël, où l’on utilisera la table haute, comme elle le précise : « En fait, on [y] mange, et après, le 25 [Décembre] on prépare un grand repas de Noël, et là, pour le repas de Noël on mange toujours sur la grande table, décorée ; tout le monde avec
son assiette propre. Tu as du saumon… là, c’est un repas français,
typiquement français ».
Il est intéressant de souligner que lorsqu’on se met à table pour prendre un repas lors d’une fête qui n’est pas répandue au Mali -notamment pour des raisons religieuses, puisque la majorité de la population est musulmane-, on dispose sur la table des éléments culturels à table qui rappelleront cet élément français. Cependant, ce serait trop risqué d’interpréter cela comme une « innovation », étant donné que l’on a souligné que la table haute fait partie du mobilier de certains foyers urbains en Afrique de l’Ouest. Ce qui est intéressant, c’est de voir à quelles représentations elle est liée : au repas français, on l’a vu, mais aussi à un dispositif qui, selon différents enquêtés, facilite ou empêche la sociabilité à table. D’après Fatoumata, la présence de tables hautes dans le restaurant d’entreprise, où elle prend son repas de midi, favorise la parole à table. Elle compare cette situation à ce qui se passe chez elle: « [A la maison, lorsque l’on est en train de manger], on parle mais, c’est vite fait ; par exemple, si je mange ici à la même assiette et si on compare quand je suis au resto avec mon assiette, moi je mange moins vite, parce que je suis en face de la personne. Ici on n’est pas face à face, on mange côte à côte, et quand on est face à face avec la personne,
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elle te regarde ; je (ne) sais pas […] non, c(e n)’est pas (la) honte, mais ici tu manges et tu parles. Voilà, quand on est côte à côte, on mange, ouais, on parle peu… tu vois ? »
Pour Fatoumata, les conversations à table sont donc propres à la disposition d’une table haute. Toutefois, il faut bien souligner que le fait de ne pas parler à table ne rend pas le repas moins convivial, bien au contraire : « Si, parfois on mange là bas [à la table haute], mais pas quand on est plusieurs. Parfois, quand je suis seule, je mange à la grande table, mais quand on est plusieurs, c’est plus convivial de manger autour de la petite table, tu as plus de place… c’est plus convivial, en fait. »
Lors les repas auxquels j’ai assisté, soit au domicile de mes interlocuteurs, soit au sein des associations ou au restaurant de fast food, la consommation n’excédait pas 10 et 15 minutes, et lorsque je demandais à plusieurs de mes interlocuteurs si on parlait à table, ma question semblait avoir une réponse qui était évidente : « ben non ! A table on mange » (Kadi, née au Mali, 23 ans). Toutefois, dans les interactions qui entrainent une sociabilité alimentaire, l’avant et l’après repas constituent en eux mêmes les moments où il y a des échanges verbaux. Pour les femmes, les préparations des repas sont le cadre d’échanges verbaux, de blagues, voire de conversations sur la vie intime et la sexualité. Après le repas, c’est lors de la prise du thé que l’on parle. Il est remarquable qu’à la différence de la préparation du repas, qui n’est plus une tâche exclusivement féminine en France, comme je l’ai souligné dans le chapitre précédent, la préparation du thé malien reste, en général, spécifique aux hommes, sauf quand les femmes se réunissent entre elles pour boire du thé en sachet. L’organisation de groupes autour du thé pour discuter, les grins, a toujours cours, notamment chez les hommes habitant ensemble ; même si dans ce contexte ils ne disposent pas d’un large équipement de cuisine, les ustensiles nécessaires pour préparer le thé sont toujours présents. Du coup, se réunir autour du thé fait partie des activités quotidiennes. Toutefois, si les perceptions du moment de la prise du repas sont dans une grande majorité très positives, les perceptions autour du thé, en termes de plaisir, sont plus nuancées. -
Parler ou ne pas parler : la convivialité aux repas
Le fait de manger à plusieurs est très souvent associé à un moment de plaisir, lui-même lié au fait de se trouver réunis face au même bol. Plusieurs de mes interlocutrices ont
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souligné que cela leur donne envie de manger. Par contre, le moment du thé, lié à une discussion, peut engendrer aussi des moments tendus, comme me l’ont expliqué différents enquêtés, car à ce moment-là les rivalités, les éventuelles disputes et les jalousies entre convives peuvent émerger. Tout dépend bien sûr du thème de la discussion. La convivialité passe donc par le partage du plat commun avec les convives et la perception positive du fait de manger à plusieurs. Ceci est congruent avec la conception de la commensalité conviviale qui légitime le plaisir (Fischler et Masson, 2008 : 113). Si la sociabilité alimentaire est accomplie à travers la mise en œuvre de normes socialement et culturellement déterminées, dans le cas de la population étudiée, ces normes sont nombreuses. Elles comprennent entre autres le placement des convives en fonction de leur rôle et de leur statut social, la priorité donnée au partage du repas par rapport aux échanges verbaux comme forme de légitimation du plaisir à table et une assurance pour garder la portion d’aliment correspondant au statut du convive. En outre, ces normes permettent aux convives, à l’intérieur d’un cercle, de se reconnaître entre eux. Elles permettent aussi de reconnaître ceux qui ne sont pas à l’intérieur de ce cercle et de renforcer le sentiment d’appartenance à un groupe. Les références identitaires liées à la commensalité Une référence en tant qu’originaire du Mali, à travers l’alimentation et les formes de consommation, a été observée. Lors des questionnements sur ce que l’on mange lorsqu’on se trouve en groupe, la réponse classique était : « on mange africain ». Mais, qu’est-ce que manger africain ? D’abord, il y a une notion de collectivité, même si, comme on le verra dans le chapitre suivant, les occasions de commensalité ne sont pas systématiques. Cette notion de collectivité, pour certains, renvoie à un imaginaire collectif autour de la nationalité ou même, de l’appartenance à une communauté plus large, dans ce cas, le continent africain : « Moi je suis plus malienne… pour moi c’est normal ; on mange tous ensemble » (Fatoumata, née en France).
L’existence de ces imaginaires collectifs, comme des communautés imaginaires renvoyant à la Nation, a été discutée par Benedict Anderson (1983) Elle serait une caractéristique de l’époque contemporaine dans l’attribution des identités. Selon
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Anderson, cette identification collective est propre aux communautés modernes parce que les nations sont construites à partir de valeurs communes et partagées qui engagent leurs membres. Ceci suppose donc l’existence de plusieurs personnes avec lesquelles on a quelque chose en commun. Il est possible que la dénomination assez généralisée de la cuisine comme africaine et non comme malienne, soit due au fait que la majorité des plats consommés pour les repas de midi et du soir, et dans un moindre degré pour le repas du matin, comprennent une base céréalière avec une sauce. Les origines de ces plats sont diverses et les interviewés en sont conscients : le thieb Sénégalais, le couscous « africain » ou « arabe », le mafé malien. En plus, les variations entre ces plats provenant des origines diverses paraissent mineures par rapport aux différences avec la cuisine française ou occidentale, au moins d’après le regard des autres 18. Il est possible aussi que l’on reprenne ce regard d’autrui pour faire référence à la « cuisine africaine » qui est perçue comme telle en France. Ensuite manger africain renvoie aussi aux plats spéciaux préparés pour les occasions de convivialité. J’ai entendu l’expression un « bon plat africain », « un bon thieb », « un bon mafé » plusieurs fois ; elle est généralement associée à des occasions où l’on préparait un repas pour plusieurs, que ce soit pour des fêtes religieuses comme le Ramadan, la fête du mouton, pour des cérémonies collectives comme des mariages, des baptêmes et même des anniversaires19 dans le cas de certains interviewés. J’ai demandé à l’un des mes enquêtés quelle était la différence entre un « bon thieb » et un thieb: « - Si par exemple, il y a eu l’Hégire récemment… donc ma mère elle en a fait, c’était du mouton, elle a fait du thieb, vraiment… mais un bon, bon thieb. Les voisins nous ont ramené par exemple du couscous, des petits gâteaux… avec les voisins, ça dépend de la fête en spécial [Rires]. En fait, je crois que c’est plutôt psychologique, comme c’est la fête de l’Hégire, ma mère, elle va trop bien préparer, aussi pour les autres. Donc, je crois que c’est dans la fête. - Donc, c’est la même préparation ? Il n’y a pas de différences ?
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Les différences de la cuisine africaine par rapport aux cuisines européennes et asiatiques ont été étudiées par Goody (1982) au Ghana. Il considère que les cultures traditionnelles africaines manquent d’une cuisine peu différenciée par rapport aux cuisines européennes et asiatiques. 19
Les anniversaires sont rarement fêtés au Mali. Dans le cas de certains de mes enquêtés, il était habituel de fêter leur anniversaire avec un repas, surtout chez ceux nés en France.
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- Si, elle rajoute plus de légumes quand même [rires] ».
Etant donnée la place centrale que l’on donne aux aliments dans ces occasions conviviales, on pourrait dire que, dans le cas de mes interviewés, les aliments qui sont de « bons conducteurs sociaux » (Bloch, 1999 :135) sont constitués par les préparations originaires de l’Afrique de l’Ouest qui requièrent un savoir-faire, des ingrédients valorisés (comme les épices), d’une grande attention lors de la préparation, et de plus grandes quantités de viande, de poisson et de légumes que d’ordinaire. Ces préparations sont hégémoniques dans la place qu’elles occupent dans les relations de sociabilité. Ces plats sont notamment le thieb, le mafé, la djouka et parfois, le poulet yassa : ce sont généralement les plats préférés. La relation entre les plats et les vécus auxquels ils évoquent, n’était pas absente chez les enquêtés. Abdoulaye garde une relation ambivalente avec les préparations qui le ramènent à son passé au Mali, bien qu’il aime ces plats : « Le mafé, c’est mes souvenirs de chez moi, mais c’est aussi le plat de la précarité de mon enfance… je regarde mes enfants et ici, ils sont bien mieux que moi quand j’avais leur âge ».
Même le fait de manger un plat « africain » joue sur l’impression d’avoir mangé ou de ne pas avoir mangé. Il semble que la nourriture qui se consomme hors du foyer, notamment les sandwichs, les kebabs et d’autres aliments que l’on achète dans la rue, chez certains de mes interlocuteurs, n’est pas considérée proprement comme « manger ». Il est possible que cela soit dû au fait, que la majorité de mes interviewés, face à moi, affirment qu’ils mangent « toujours africain » en sorte de valoriser un repas de là-bas. Néanmoins, en approfondissant la question, on se rend compte qu’ils consomment aussi d’autres plats ou ingrédients, qui ne sont pas d’origine africaine. Cela peut témoigner aussi du fait que pour eux, manger c’est ou manger un repas à une préparation plus élaborée qui du coup, évoque des éléments de la cuisine de leurs origines. Finalement, la manière dont l’on prend les aliments a aussi des implications en termes d’identification. Concrètement, le fait de manger à la main, permet de faire des distinctions à l’intérieur et où à l’extérieur du groupe de convives. Quand je faisais partie des convives autour du plat commun, il n’était pas rare que les autres soient très surpris en voyant que je mangeais à la main. Les remarques et commentaires autour du
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fait d’utiliser la main pour manger, ressortaient à ce moment. Pour beaucoup d’entre eux, manger un plat africain à la cuillère n’a aucun sens, et selon certains, cela change même le goût de la nourriture. Pour d’autres, manger à la cuillère, peut être un peu contraignant, surtout pour ceux qui sont habitués à manger à la main, mais dans des environnements de travail, ils s’adaptent aux normes d’autrui et mangent avec des couverts. Puisque le fait de manger à la main marque une distance entre le « nous » et les « autres », il y a des cas où cet acte, sert aussi de référence identitaire. Pour Fatoumata cette manière de table est un forme d’affirmation de sa culture - elle se considère comme malienne bien qu’elle soit
née en France-
et le passage suivant illustre
comment elle perçoit le fait que ses frères ne mangent plus à la main : « A mon avis c’est une rupture. [Ils disent] : « Oh ! je (ne) mange pas avec eux, je (ne) mange pas à la main » [Elle fait une gesticulation d’ennui]. Ils mangent avec des couverts. Ils me disent que je fais trop la Malienne. Mais tu sais pourquoi je le fais ? Parce que, quand je vais au Mali, je ne suis pas déboussolée, pour moi c’est normal… eux, ils vont au Mali, ils (ne) savent pas parler la langue, ils (ne) savent pas manger à la main. Pour la famille c’est : pour quoi il ne mange pas à la main, lui? »
En général dans le même groupe de personnes cohabitant ensemble il y a une alternance entre l’usage de couverts et de la main. Il est quand même moins fréquent que les couverts soient utilisés dans les occasions où l’on mange à plusieurs 20 dans un contexte familial- amical, notamment pour les natifs du Mali. Simmel considérait que la conversation à l’heure du repas étant une interaction sociale qui camouflait le besoin de se nourrir, et élevant le repas à un rang esthétique ; l’usage de couverts créerait une distance entre la nature et la civilisation (Oyangen, 2009 : 327). Il faut tenir compte du fait que cette interprétation de Simmel est faite à partir des sociétés occidentales. Chez mes enquêtés, l’utilisation de la main répond à des modes de préparation et de présentation de plats culturellement établis, dans lesquelles les couverts s’avèrent peu utiles pour prendre de grands morceaux. La manière de manger les aliments, marque une appartenance sociale étant donné qu’il n’existe pas une manière unique de prendre les aliments.
20
J’approfondirai sur cette question dans la partie suivante.
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-
Ceux qui ne mangent pas avec nous.
L’identification de ceux qui n’appartiennent pas régulièrement au cercle de convives a été aussi explorée. Dans la partie précédente, j’ai développé les échanges par rapport aux relations de voisinage, généralement avec des voisins aux origines étrangères. Les interactions vis-à-vis des Français, qui concernent la commensalité, ont été aussi évoquées par mes interlocuteurs. D’après mes interlocuteurs, la vision que les Français ont de la cuisine malienne est tantôt positive, tantôt négative. Ce qui revient toujours est l’importance des odeurs, qui suivant les cas est soit un motif d’attirance, soit de rejet de la cuisine malienne. Ceux qui ont des connaissances françaises dans leurs réseaux invitent volontiers les Français à manger chez eux, mais cela n’a pas été le cas de tous. Dina, 40 ans, née au Mali exprime son avis à propos des Français qui viennent manger chez elle : « Les Français passent ici pour manger le mafé… Il y a un problème avec les invités français, parce que s’ils ont mal au ventre [après], on leur demande : tu as mangé quoi ? Qu’est-ce que tu as mis dedans ? C’est compliqué !... » .
Cette citation
témoigne d’un sentiment d’altérité par rapport aux Français perçus
comme un groupe «externe ». En effet, les références à autrui ne concernent pas que les Français ; parfois il s’agit de Blancs ou d’Européens. Cette perception de l’altérité est une autre caractéristique des groupes de commensalité, qui nous permet de nous rapprocher au sens identitaire. Giddens (1991), dans ses travaux sur la construction identitaire, se réfère au « trust » comme un aspect fondamental dans la construction identitaire d’un individu dès les premières étapes de la vie, à travers la socialisation primaire. En ce qui concerne la nourriture que l’on mange, cette même confiance est mise en évidence selon Bildtgård (2008), par le groupe d’amis et la famille avec lesquels on a des liens émotionnels et avec lesquels on partage la nourriture. Selon lui, on mange avec eux et on leur fait confiance par rapport aux aliments que l’on mange avec eux, non pas, parce que forcément, ces aliments seraient libres de risques, mais parce que le manque de confiance serait un challenge pour le lien que l’on a avec eux. Peut être que l’inquiétude que Dina exprime par rapport au risque potentiel des aliments, le « risque objectif de la commensalité » (Corbeau, 2002 :152) n’est qu’une projection de sa part : puisque les Français ne font pas partie du groupe de convives « habituels », elle a du mal à supposer qu’ils ont confiance. En même temps, ce type de méfiance à l’égard de nouveaux aliments, la néophobie – qui s’oppose à la néophilie -
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est un des pôles caractéristiques de l’anxiété du mangeur vis-à-vis des aliments (Fischler, 1990 : 63-64). En général, la perception de ce qu’est « manger français » concernait plus des aliments, des plats ou des lieux que des formes de structuration des repas pendant la journée et des formes de commensalité. Toutefois, j’ai eu des remarques qui concernaient surtout, le fait de manger à table et d’avoir de longs repas, surtout de la part des interviewés qui se trouvent dans ces situations au quotidien, comme par exemple, ceux qui mangent au restaurant entreprise ou ceux qui travaillent dans le domaine de la restauration. *** L’identification mutuelle est une condition fondamentale pour l’ordre social et permet en même temps, la constitution d’identités relativement stables. C’est jusqu’à ce moment, que « l’on peut attribuer aux individus des noms et des rôles qui sont sanctionnés par des normes de comportement, et par l’identification des institutions qui à la fois maintiennent les frontières de leurs identités à partir de la définition et le renforcement des rôles et des normes » (Pizzorno, 1991 : 220). Dégageons ces éléments qui forgent les identités selon Pizzorno, appliqués aux dimensions que l’on vient d’explorer. D’abord on a vu comment à partir d’un statut de femme, homme, fille ou garçon et la place que l’on occupe, on prend des rôles : celles qui préparent, celui qui est servi d’abord, ceux qui mangent du même plat et ceux qui ne le font pas à l’heure d’un repas. Les normes de comportement, quant à elles, incluent les manières de table qui ont étés évoquées, ainsi comme les valeurs du partage, de réciprocité et de solidarité que nous avons traitées dans la partie précédente. Dans ce sens, on pourrait dire que les individus s’identifient à des formes de commensalité qui servent à renforcer ces rôles et ces normes. Une dimension rituelle de la commensalité sert aussi à définir les frontières entre ceux qui sont inclus et ceux qui ne le sont pas. Ces reconnaissances mutuelles ouvrent aussi la porte aux interactions sociales fondées sur la confiance, la solidarité et la réciprocité. A part les normes et l’attribution des rôles, un aspect très important qui est transversal à celles-ci, c’est que leur mise en œuvre dépendra de la situation de commensalité dans laquelle on se trouve. Les séparations hommes-femmes-enfants se font toujours dans des situations où l’on est nombreux, et de moins en moins, dans une situation de commensalité plus intime. Les manières de table pour manger un plat africain resteront
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essentiellement les mêmes, mais on s’adaptera à des conditions différentes, qui ont à voir avec le lieu où l’on mange (notamment au lieu de travail), le plat que l’on mange (africain ou français/ européen), ainsi comme la compagnie avec laquelle on se trouve. Dans ces cas, l’utilisation de la main, les conversations à table, et même l’utilisation d’une table haute ou basse, seront des conventions mises en œuvre. Les normes et la mise en œuvre de certaines d’entre elles, rapporteront à un imaginaire collectif constitué lui–même, par le pays d’origine des participants. La socialisation à l’heure du repas permet ainsi aux individus de recevoir et partager ces critères et ces normes qui vont leur servir à donner un sens à la mise en œuvre d’une manière particulière de se comporter à table, entre l’éventail de possibilités qu’il y a pour chaque situation particulière. De cette manière, on peut conclure dans cette partie, que la commensalité renvoie aux « systèmes de valeurs qui contribuent à définir des identités à partir des valeurs socialement situées et individuellement intériorisées » (Pizzorno 1991). Toutefois, comme on l’a bien souligné, il y a aussi des besoins individuels qui pourraient être une source de conflit lorsqu’ils ne sont pas adaptés aux systèmes de valeurs (Pizzorno, 1991 : 219). Cela nous amène à la partie suivante, à explorer dans quelles conditions et interactions sociales, les individus vont privilégier un choix individuel en ce qui concerne les situations de commensalité (ou même des situations où elle est absente) et dans quelles situations on privilégiera un choix déterminé par des normes collectives.
c)
Quelles interactions sociales pour la mise en œuvre d’une tolérance au choix individuel ? « A mon avis, à chacun son plaisir ».
L’individualisation de l’alimentation a été présentée à plusieurs reprises comme l’une des caractéristiques de l’alimentation à l’heure actuelle. Cette individualisation implique d’une part, une responsabilité augmentée du mangeur pour gérer son alimentation à partir d’une multiplicité de normes (parfois contradictoires) ; d’autre part une tolérance plus grande par rapport au choix individuel des aliments, qui est supposée être l’une des caractéristiques de cette individualisation (Fischler, 1990 ; Ward et al. 2007; Kristensen, 2003). La montée de l’autonomie de l’individu serait une caractéristique des sociétés modernes.
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Nous chercherons ici à déterminer si l’on assiste à l’individualisation de l’alimentation dans la population d’origine malienne. Les situations dans lesquelles les prises de repas en groupe sont privilégiées ou au contraire, dans lesquelles on mange seul, ainsi que les conditions de mise en place de ces situations prennent place, devraient nous aider à appréhender une réponse à cette interrogation. Il est aussi intéressant d’explorer comment ces situations sont perçues par les individus, pour essayer de discerner quels pourraient être les tensions ou les engagements sous-jacents lorsque l’on privilégie soit le fait de manger ensemble conformément à la norme collective visant une idéalisation du partage, soit un mode d’action dans lequel on réagit en fonction de ses propres envies, qui peuvent d’ailleurs être en accord ou pas avec les normes de la prise de repas en commun. Pour ce faire, on verra d’abord quelles sont les conditions qui amènent les participants à perpétuer les situations de commensalité, ou, au contraire, quelles sont les conditions qui empêchent la prise en commun des repas. Ensuite, on analysera les variations de comportement et de représentations selon le
profil des enquêtés.
Finalement, on
abordera les raisons présentées pour justifier la tolérance a l’égard es choix individuels. Le fait de manger en groupe est, en général, très valorisé. Les interviewés, d’une façon ou d’une autre, ont exprimé comment le fait de manger à plusieurs, entraîne un plaisir de l’acte alimentaire. Toutefois, il y a des occasions qui seront plus valorisées que d’autres, notamment les repas dans le cadre d’une cérémonie ou lors d’un week-end, quand on rend visite à quelqu’un. Les occasions où l’on se réunit pour manger ensemble, sont étroitement dépendantes des activités quotidiennes déterminées par les horaires et les occupations. Au Mali, on prend généralement trois repas (le matin, le midi et le soir) avec d’éventuelles consommations à la mi –journée (vers 10 h le matin et vers 16h-17h). Ces prises dépendent dans une grande mesure des moyens économiques des familles. Ainsi l’on peut trouver des familles qui ne consomment qu’un seul repas par jour et qui est, généralement, celui du soir. Les enfants et les parents : des préférences différentes. -
Les prises individuelles et les prises collectives par rapport au temps et à l’espace
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Chez les enquêtés, il y a une diversité concernant le nombre de repas et leur répartition pendant la journée et par conséquent, une oscillation ample entre les repas qui sont plus socialisés que d’autres. Le repas du matin concerne plutôt les enfants, quoiqu’il y ait des adultes qui le prennent aussi. Généralement, ce repas est le moins socialisé des repas de la journée. Dans le cas de familles avec des enfants, il est très habituel que ceux-ci prennent des viennoiseries, des tartines ou des céréales au petit déjeuner. Ce dernier aliment, n’est consommé que par les enfants, ou bien, les adultes nés en France. Maimouna, née au Mali et mère de deux enfants, me dit que « Pour les enfants, on (leur) achète ce qu’ils veulent manger, et c’est ça, les céréales, le nutella ». Les parents prennent un petit déjeuner différent : dans certains cas, on consommera la traditionnelle bouillie (le sombi) faite à partir d’une base céréalière, de lait et de sucre. Je n’ai pas rencontré un seul enfant de personnes nées au Mali, qui continue de prendre de la bouillie. Le repas de midi concerne la participation de plusieurs à la consommation. Il est remarquable que très peu d’enfants des enquêtés nés en France, prennent ou ont pris les repas à la cantine. Abdoulaye a trois enfants qui mangeaient à la cantine scolaire, mais ils ne le faisaient plus au moment de l’entretien, parce qu’il ne pouvait payer ce service faute d’un emploi stable – d’ailleurs on ne faisait qu’un seul repas par jour chez lui -. « Le riz… là, les enfants, ils (n’) aiment pas beaucoup, ils (ne l’) aiment pas tellement, (pas) trop. Ils aiment ce qu’ils mangent à la cantine : la sauce, les chips, le pain avec de la confiture, le beurre, les œufs. Ils mangent le riz à travers nous, parce qu’ils n’ont pas les moyens… sinon, moi j’aime bien le riz, mais pas tous les jours […] »
L’existence d’une contrainte économique est l’une des raisons principales invoquées pour expliquer que les enfants ne mangent pas à la cantine. Une autre raison explicite concerne ce qui est mangé : « chez nous, c’est bien meilleur que ce que l’on sert à la cantine »: « J(e n)’aime pas la cantine, j’ai l’impression que la cuisine française est sèche, il n’y a pas d’oignons dans les pâtes, alors que pour moi c’est trop d’oignons, ou la petite sauce qu(e l)’on mange après » (Fatoumata).
Les parents préfèrent généralement que les enfants rentrent chez eux pour manger. Dans ce cas, les mères mangent avec eux, mais cela ne se fait pas systématiquement, car il
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peut se trouver que les mères n’aient pas envie de manger avec eux, selon elles-mêmes, par manque d’appétit. Fanta (née au Mali et mère de deux enfants) m’explique qu’il est très fréquent qu’elle ne mange pas avec eux à midi parce qu’elle n’a pas envie de manger jusqu’au soir. Kadidia (née au Mali) m’explique que parfois elle prépare un plat africain avec de la sauce et la base céréalière (i.e. riz et sauce épinard, riz et sauce gombo), et des frites pour ses enfants, parce qu’ils n’aiment pas la sauce gombo. Quand les enfants sont âgés et ne vont plus à l’école, ils ne rentrent pas pour manger à midi à cause des horaires de travail. Les mères se retrouvent donc seules à midi, c’est le cas de Amita et de Ramata (nées au Mali), soulignent que c’est la raison pour laquelle elles ne prennent pas le déjeuner. Le fait de se trouver seules ne leur donne pas envie de manger, ou parfois elles mangent les restes de la veille devant la télévision. Les femmes ayant un emploi mangent généralement sur leur lieu de travail dans un restaurant d’entreprise où elles prennent le repas avec leurs collègues, soit à la cantine soit au restaurant elles travaillent. Selon ce que les enquêtés m’ont dit, le repas du soir, n’est pas toujours pris avec tous les membres de la famille au même moment. Mimi par exemple, m’explique une différence à son avis très importante entre le Mali et ici, en ce qui concerne le dîner. Les horaires de travail de son mari ne lui permettent pas de rentrer chez lui pour prendre le repas avec elle et les enfants: « Mon mari il mange tout seul [petit sourire]. [Au Mali] si tu as faim, tu dois attendre les autres ; ici, non. Au pays on est plus nombreux. Je préfère qu(e l)’on mange ensemble, c’est mieux, si c’est moi toute seule, je (ne) mange pas beaucoup ; avec les autres on mange (davantage) ».
Dans cette citation, Mimi remarque souligne qu’il y a une plus grande liberté pour remplir ses besoins biologiques sans dépendre de la présence des autres au moment du repas. Mais elle préfère satisfaire ses besoins de sociabilité. Parfois, dans les familles avec des enfants nés en France et dont certains sont déjà des adultes, on assiste le soir à des prises individuelles. Chez Abdoulaye, j’ai pu observer comment, à 6h le soir, un de ses enfants est allé à la cuisine pour se servir une assiette remplie de riz. Une demi-heure plus tard, un autre enfant est venu avec un morceau de maïs grillé qu’il a acheté dehors. Cela n’a pas semblé importuner leurs parents, même si
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l’heure de dîner était proche. Dans un autre cas, j’ai pu observer comment un garçon est rentré à l’heure du dîner, avec un morceau de baguette et de camembert pour les manger dans sa chambre, pendant que moi et mon interviewée prenions le repas du soir. Les prises de repas dans la chambre par les enfants, ou bien en regardant la télé, n’étaient pas rares dans mes observations. Il semble que dans ces cas, comme le souligne Mimi (née au Mali), on ne doit pas attendre les autres pour manger, si l’on a envie de le faire. « Non, si ma sœur elle (ne) va pas manger, nous, on va quand même manger ; après, si elle veut manger… on mange ensemble, bien sûr… on mange ensemble. En fait, le truc, c’est que ceux qui veulent manger, on mange tous en même temps ; ceux qui (ne) veulent pas manger, ben, tant pis (Mimi).
Samara partage le même point de vue et explique comment cela se passe chez elle : « Tu sais? On mange dans un grand plat… ceux qui veulent manger vont manger, ceux qui ne veulent pas manger ne vont pas manger […] En fait le truc c’est que : ceux qui veulent manger, on mange tous en même temps, ceux qui (ne)veulent pas manger, ben, tant pis » (Samara).
Dans la dernière citation, on peut dégager deux aspects. D’abord, Samara insiste sur le fait de manger ensemble qui, comme on l’a vu dans la section précédente, semble être une norme collective très valorisée chez mes enquêtés. Avant, toutefois, elle nuance cette affirmation en indiquant que cela dépend des envies de chacun. Elle présente sa sœur comme celle qui ne veut pas manger avec les autres, mais il est possible qu’il s’agisse d’une projection et que parfois, ce soit elle qui ne tient pas à dîner. Même si l’idéal serait qu’on mange ensemble, chaque personne a une « marge de manœuvre » individuelle lui permettant de décider individuellement de ce qu’elle fait. Comme on le verra après, les enfants les plus âgés ont un éventail de choix plus large, parce qu’ils peuvent aller chercher ailleurs leur nourriture, ou bien préparer leurs plats. Dans certaines familles enfin, le repas du soir se fait ensemble. Par exemple, Farima et Kadi, deux femmes nées au Mali et habitant la France, ayant 2 et 3 respectivement enfants, les m’ont dit attendre toujours leur mari, le soir, pour prendre le repas avec lui et leurs enfants, autour d’un plat commun. Les repas du week-end marquent une différence par rapport à la routine des repas pris ensemble. Comme on l’avait signalé dans la première partie des résultats, c’est le weekend qu’on privilège les occasions pour recevoir ou qu’on mange chez quelqu’un d’autre,
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notamment un ami ou un parent. Les mères ayant des enfants petits m’ont signalé que c’est aussi le week-end, que tous les membres de la famille prennent le petit déjeuner, le déjeuner et le dîner ensemble. Dans certaines familles on emmène également les enfants aux restaurants de fast food proches, comme le McDonald’s ou le KFC, mais cela n’implique pas que les parents y mangent aussi. Mamouna (née au Mali) s’exprime à cet égard : « Les enfants aiment manger à la française : les frites et les pâtes. Ils aiment aller aussi au McDo ; chaque week-end ils sont là, ils mangent normalement les menus poisson ».
Notons que pour elle, la nourriture « française » est représentée par les pâtes, les frites et ce que l’on sert au McDonald’s et au KFC. Cette perception n’est pas rare chez ceux qui sont nés au Mali provenant des milieux plus défavorisés. Lors des observations que j’ai faites dans un de ces fast foods, je n’ai pas remarqué de différence cruciale au sein des familles, entre les personnes présentes : en effet, les parents mangeaient aussi ces repas ; la seule différence était qu’alors que les petits enfants avaient leurs boîtes de poulet frit infantiles, les parents avec des enfants plus âgés, partageaient une boîte à plusieurs. La consommation du repas préparé pour les membres d’une association que j’ai observée s’est passée conformément aux normes des repas traditionnels21. Cependant, il était remarquable que tous les membres mangeaient au même endroit et dans le plat commun, sauf la présidente et la médiatrice de l’association. On leur a servi leur repas dans des assiettes individuelles, et elles ont mangé, la porte fermée, dans un bureau à côté du salon principal. Cette prise individuelle, à mon avis, répond sans doute à des raisons d’ordre hiérarchique : les deux femmes, issues aussi de l’immigration africaine, avaient des postes importants par rapport aux autres convives. Cela renvoie en même temps, à ce que nous avons exploré dans la partie précédente, dans la mesure où ce fait marque une exclusion en termes de convives, peut être nécessaire, d’après ces dames. Pendant les fêtes religieuses, les repas en groupe sont privilégiés. La fête du mouton (fête de Eid al-Adha) ou le jour après le dernier jour du Ramadan, sont des occasions où l’on priorise les repas ensemble. Pendant le mois du Ramadan, les prises individuelles de nourriture, avant l’aube, sont favorisées. Les préparations salées et sucrées sont disposées depuis la veille ou très tôt avant le lever du jour. Chaque personne prend une portion, en fonction de l’heure à laquelle elle se lèvera, pour commencer sa journée. 21
Cf. Partie précedente
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Pour la rupture du jeûne le soir, normalement on attend les autres pour manger, mais il y a aussi certains qui m’on dit de ne pas attendre pour que tout le monde arrive pour commencer à manger. Pour les fêtes des mariages, il y a un plat principal que l’on sert dans des plats communs – comme le thieb ou le poulet yassa. Après avoir mangé ces mets, et parce que les fêtes s’étendent normalement jusqu’au soir, on sert des aliments à consommation individuelle, ce que l’on appelle le « nègelafeƐn », comme des brochettes ou des beignets. Ces aliments individualisés sont disposés de façon à ce que chaque personne prenne ce qu’elle désire, mais toujours en compagnie des autres, normalement, après avoir déjà mangé le repas principal de la fête. -Les perceptions et les motifs du choix individuel dans les familles A part les conditions des prises individuelles, on a aussi exploré comment la tolérance au choix est faite, et à quelles conditions elle est liée. On a trouvé dans certaines familles des différences entre ce que les enfants et les parents mangent et comment ils le mangent. Comme je l’ai déjà mentionné, la « marge de manœuvre » dont on dispose pour manger seul, est communément liée à la capacité de se débrouiller pour préparer soi-même un plat ou si on a les moyens, pour aller acheter quelque chose dans la rue. Dans plusieurs familles, les enfants âgés préparent eux-mêmes les plats qu’ils préfèrent, comme me l’explique Oumar, lui-même qui a trois enfants qui cuisinent leurs pâtes et leurs frites s’ils en ont envie et ils les consomment au moment où ils en ont envie. Ce qui est même dit, avec fierté, par leur père : « Si la maman n’est pas là et je ne suis pas là, ils vont à la cuisine. Les deux grands, ils savent (les) préparer, ils mangent à table ; souvent le soir, souvent le matin ».
Les mères d’enfants âgés disent la même chose et perçoivent elles aussi positivement le fait que leurs enfants soient capables de se débrouiller tous seuls. Certains enquêtés, toute fois, se montrent contrariés comme Samara, qui regrette que ses frères ne mangent pas ce qu’elle ou sa mère préparent pour toute la famille : « Mes frères, ils mangent des pâtes [...] .Je (ne) sais pas pourquoi ils mangent des pâtes, parce qu’on a tous grandi de la même manière, (avec) nos parents. Peut être qu’il y a
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une rupture à un moment, et ils ont commencé à manger dehors avec les copains… et puis, finalement ils mangent des pâtes […] sinon, ils mangent dehors ».
Cette perception en termes de rupture, mais il est très probable que cette réflexivité par rapport à la culture des parents ait été acquise à l’âge adulte, alors que leurs préférences et goûts s’étaient forgés à partir du moment qu’ils étaient plus jeunes. Le cas des familles avec des enfants petits renforce cette hypothèse, qui ne peut être testée qu’à travers d’une étude longitudinale sur les enfants, pour explorer les changements de leur perception par rapport à la tolérance au choix que leurs parents leur ont octroyée. Les femmes préparent toujours un plat africain pour tous, même si elles savent à l’avance qu’il y a forte possibilité pour que leurs enfants ne mangent pas ce qu’elles ont préparé. On pourrait aurait pu penser que les belles filles, de leur côté, ne voient pas avec de mauvais yeux que leurs maris fassent des tâches traditionnellement réservées aux femmes, parce que cela leur permette de ne pas être toujours assignées au travail culinaire, mais tel n’est pas le cas : « (Mes frères) Ils préparent les pâtes mais (ne) t’inquiète pas… quand une femme rentrera dans leur vie, ils seront comme s’ils (n’) avaient jamais su comment (les) préparer. Ça, je (le) vois bien venir, parce que j’ai été élevée comme ça [...] La fille dans la cuisine, l’homme qui ramène à manger… tout ce qui est bon, quoi » (Fatoumata).
Le fait de manger quelque chose de différent du repas africain qui a été préparé pour tous les membres d’un foyer est lié aux préférences culinaires des enfants pour d’autres plats. Ces préférences, en général, sont bien acceptées par les parents et ce sont eux d’ailleurs qui achètent les produits que consomment leurs enfants, mais qu’eux-mêmes n’aiment pas. Ramata, mère de 3 filles et de 2 garçons, le plus petit étant âgé de 15 ans, m’a raconté qu’elle n’aimait pas du tout le fromage parce qu’elle le trouvait très salé ; cependant, elle en achète pour ses enfants. Il en va de même de Fanta, mère de deux garçons âgés de 3 et 5 ans, auxquels elle achète des boissons sucrées, des céréales au chocolat, des jus de fruits, alors qu’elle n’aime pas du tout ces produits –elle dit avoir vomi chaque fois qu’elle a bu du Coca: « tu sais, mon mari, il est né ici, donc je dois acheter ça… il connaît tous ces trucs ». C’est principalement son mari qui a « présenté » tous ces produits à leurs enfants. Elle adapte aussi sa cuisine aux membres de la famille. Elle m’explique que très souvent, elle prépare des frites et des pâtes, séparées de la sauce. Les enfants y ajoutent du ketchup et du fromage, tandis qu’elle, elle met de
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la sauce africaine qu’elle prépare à part. Son mari, de son côté, oscille entre le ketchup et la sauce africaine, mais jamais il ne les mélange. Les manières de table au sein d’une même famille peuvent également différer. Parfois les enfants adultes ou adolescents mangent avec des couverts et dans une assiette individuelle, alors que leurs parents continuent de manger à la main dans le plat commun. Les familles rencontrées dans lesquelles les enfants mangent avec des couverts, c’était leur père qui leur avait appris à le faire. Les assiettes individuelles sont utilisées lorsque les prises ne se font pas aux mêmes horaires ou bien, lorsque les enfants mangent un plat qu’ils ont préparé eux-mêmes. Lorsque j’ai demandé aux parents, et aux enfants leur avis sur cette pratique, j’ai obtenu trois types de positionnements. On trouve d’abord les parents qui n’ont pas appris à leurs enfants à manger à la main, qui du coup, ont toujours mangé avec des couverts. Abdoulaye, par exemple le justifie par des considérations d’hygiène. Ensuite, il y a les parents qui ont appris à leurs enfants à manger à la main, et qui alternent cette façon de manger dans le plat commun avec l’assiette individuelle les couverts. Dans ces cas, ils ne portaient pas du jugement sur cette pratique, « c’est juste comme ça », parce qu’ils ont grandi ici. Enfin, il y a les parents des enfants qui, lorsqu’ils étaient petits, leur ont appris à manger à la main dans le plat commun, et donc les enfants ne mangent désormais qu’avec des couverts. A cet égard, les certains d’entre les enfants pensent que cela constitue « une rupture ». Ces différences dans les manières de prendre l’aliment sont aussi identifiables dans les préférences qu’expriment les membres d’un foyer. Le fait d’acheter des produits en fonction de la préférence de chaque enfant constitue un privilège pour certains, parce que cela prouve que l’on peut financer ces préférences. Il est plus cher d’acheter des produits selon les préférences individuelles que d’acheter des produits en gros, comme on le fait avec les bases céréalières des plats africains. Abdoulaye m’explique comment cela constitue pour lui une manière de faire plaisir à ses enfants : « Si on a les moyens, on a le choix, on varie, on fait la variété, à la préférence de chaque enfant. Ça peut arriver l’occasion où chaque enfant a son plat. L’autre, il aime la salade avec concombre, et l’autre il l’aime avec de la tomate, et l’autre, il (n’) aime pas la tomate, il aime la salade avec des oignons, du poisson ou de la viande. A mon avis, à chacun son plaisir… dans la vie il faut bien se mettre sa responsabilité, pour ta famille. Là, tu peux lui interdire de manger ça, tu dis : « Il faut forcément manger ça dans le
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même plat »… avec ses frères, il va manger ça, mais il (ne) va pas (le) manger comme il faut, parce que déjà, il a montré qu’il (n’)aime pas tellement… et, soit, avec un copain, il trouve un plat qu’on lui a interdit de manger… il tombe juste chez lui et son copain, il va (le) manger donc il va savoir que ça existe ».
Oumou, elle-même aussi mère de famille, réagit à cela en signalant que « les enfants ont la liberté de manger ce qu’ils préfèrent ». En général, il semble que la possibilité d’avoir le choix est liée à avoir l’accès économique à des produits « individualisés » selon le goût de chacun. Par conséquence, en disposer constitue pour les parents un privilège auquel on n’a pas toujours accès. Et même comme le signale Abdoulaye, ce privilège donné aux enfants est vécu comme une responsabilité qui incombe les parents pour assurer le bien être à sa famille. Néanmoins, certains ont a contrario une vision négative des enfants qui ne mangent pas comme leurs parents. Paradoxalement, il s’agit des enfants adultes, dont les parents sont nés au Mali. Pour eux, ne pas manger comme les parents n’est pas un privilège associé au pouvoir d’achat, mais marque une rupture avec des racines qu’ils veulent revendiquer, comme on l’a vu dans la partie précédente. La gêne exprimée à l’égard de leurs frères adultes qui ne continuent pas à manger les plats africains que l’on prépare au quotidien, entraîne toujours un jugement de valeur par rapport à ces pratiques, comme le montre cette citation de Fatoumata (née en France) : « Au début, mes parents étaient gênés, mais après ils ont vu qu’ils (ne) vont pas s’arrêter. Les garçons, ils (ne) veulent pas manger… ça fait du mal ; après, ils ont choisi….quand ils vont au Mali, ils vont au restaurant et tout ça, c’est leur choix, mais …je trouve ça mal ».
On pourrait s’attendre à ce que les filles soient plus proches des habitudes de leurs mères, parce que ce sont elles qui souvent, prennent le relève pour la préparation des repas. Même si cette transmission est toujours remarquable chez les filles, cela ne les empêche pas d’avoir des choix et des prises individuels, différents à ceux de leurs parents, puisque elles sont aussi socialisées en dehors de la famille.
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En général, une des différences perçues chez mes enquêtés, au Mali, l’inexistence d’une ample gamme de choix en termes d’aliments : ceux qui habitent en ville ont certes plus de possibilité de choix alimentaires que ceux qui habitent des villages, mais celle-ci reste étroitement liée au pouvoir d’achat pour se procurer, par exemple, des pâtes ou même du riz (Dia, 1997 ; Lorge-Rogers et Lowdermilk, 1991). Quoiqu’il en soit, au Mali cela se fait pour le groupe. Le choix individuel n’a pas sa place, sauf pour des produits que l’on achète dans la rue ou que l’on mange en cachette. En outre, les repas, selon mes enquêtés, se prennent toujours à des heures fixes et à plusieurs, donc il est rare d’avoir des consommations individuelles. Cela est perçu par certains comme une contrainte pour certains, parce que si l’on a faim, ou bien si l’on n’arrive pas à y être à l’heure, les besoins alimentaires –soit biologiques ou sociaux- peuvent ne pas être satisfaits. Le cadre social pour l’acquisition de goûts alimentaires a été étudié chez les jeunes enfants. Généralement, ce sont les parents qui exercent une influence majeure sur les attitudes, les préférences et la consommation de leurs enfants. Des observations avec des enfants d’âge préscolaire, témoignent d’une congruence avec les préférences de leur mère. Néanmoins, l’influence des groupes de pairs, notamment à l’école, ainsi que l’exposition aux publicités et aux médias, ont été aussi décrits comme des facteurs qui influencent les préférences (Patrick, 2005). Certes, une majorité de ces enfants ne mange pas à la cantine, mais ils se socialisent avec leurs pairs. Ils regardent la télévision – d’ailleurs la télévision allumée toute la journée fait souvent partie de « l’ambiance »-, certains d’entre eux ont des parents nés en France, et surtout, ils ont accès à ces aliments chez eux. On a déjà signalé que les enfants ont tendance à préférer les aliments prêts à manger ou ceux qui requièrent une préparation simple, auxquels ils ont accès chez eux (Birch et al. 1982 cité par Patrick, 2005). Donc, ce comportement peut être renforcé par l’attitude des parents qui veulent faire plaisir à leurs enfants. Il est intéressant d’explorer cette attitude car elle contraste avec la socialisation à table des enfants que l’on a décrite dans les sociétés occidentales. Concrètement dans des familles américaines, Ochs et Shohet (2006 : 46) ont observé que les parents transmettent un message dominant aux enfants sur l’obligation de manger certains plats, parce qu’ils sont
nutritionnellement bons pour eux. L’introduction de nouveaux
aliments est une source de stress pour les parents qui ne savent pas préalablement, si les enfants les accepteront ou pas. Dans le cas de la population étudiée, ce problème ne se 95
pose pas, parce que les parents ne prépareront pas un repas qui n’est pas aimé chez eux et traitent de faire plaisir aux enfants : « Chez moi, tout le manger est bon, sinon je (ne) le ferai pas ». En outre le fait que les enfants se préparent ce qu’ils aiment, n’est pas perçu par les parents comme une source de conflit. Les enfants sont porteurs au contraire de nouvelles formes de consommation au sein de la famille (Calvo, 1982 :413). Les groupes d’hommes : des repas partagés pour des nécessités concrètes. Analysons maintenant ce qui se passe par rapport aux prises individualisées et à la tolérance par rapport à celles-ci, chez les groupes d’hommes ne vivant pas avec leur famille, car ceux-ci diffèrent par certains aspects, des ménages avec enfants. Dans ce cas les prises individualisées sont liées aux occupations. Traoré, qui habite en foyer, m’explique que la journée pour les hommes là –bas, commence à différentes heures suivant les personnes; certains se lèvent à 4h du matin pour aller à leur travail et cela rend compliqué le fait de prendre ensemble le repas du matin. Dans son cas, il est rare qu’il mange quelque chose et ceux qui habitent avec lui ne prennent pas non plus ensemble le petit déjeuner. Les contraintes horaires sont ainsi évoquées par Aly, né au Mali et habitant avec un groupe d’hommes : « La bouillie de mil avec le lait caillé, c’est pour quelqu’un qui est bien organisé ». Pour lui, faire cela est compliqué car il doit commencer sa journée à 5h. Généralement le matin, on boit du thé que l’on prépare chez soi. Il peut arriver de prendre aussi du café lyophilisé, qu’ils préparent chez eux ou bien, qu’ils achètent dans un bar. Il y a des variations en ce qui concerne le repas de midi. Parce que les conditions sont parfois très précaires, ce repas est sauté, et on attend jusqu’au repas du soir. Si on a un emploi, on peut acheter à manger dans la rue, généralement pour soi-même, et il s’agit généralement, d’aliments de consommation rapide, comme des sandwichs notamment « grecs » ou de la nourriture chinoise. On peut aller aussi dans un foyers pour manger, à environ 2 euros, un plat africain : poulet yassa, brochettes, thieb, mafé, ou poulet et salade. Pour ceux qui habitent au foyer, cuisiner dans la cuisine commune à midi est très difficile aussi, en raison de l’emploi du temps. Lors d’une de mes observations dans un foyer, dans laquelle j’ai rencontré et mangé avec trois hommes qui partageaient une chambre dans un autre foyer, chacun d’entre eux avait acheté son propre plat de thieb
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qui était servi dans une assiette individuelle. Un d’entre eux a également acheté des brochettes de mouton qu’il a consommées sans les partager avec les autres. Cependant, dans le cas des trois hommes, au moment de l’observation, ils avaient tous un emploi, qui leur permettait de se financer un plat chacun. En plus, les plats sont servis dans des assiettes individuelles. Le repas du soir est celui où, généralement, après la journée de travail, on se réunit et on partage le même plat. Il peut arriver aussi que cela ne soit pas possible, en raison des emplois nocturnes de certains. Même si on n’a pas pris les deux autres repas pendant la journée, on aura malgré tout, un repas partagé avec les autres le soir. Celui-là, est généralement constitué d’un plat commun, et parfois on prend aussi du dégué à la fin du repas. Il est remarquable que le nombre et les heures des repas sont très variables. Si les conditions économiques ne le permettent pas, on pourra assurer le repas du soir grâce à la solidarité des autres membres du foyer. Par conséquent, ce repas est partagé au moins entre deux personnes : « Là [au foyer] c’était un repas par jour. Si tu as les moyens, c’est maximum deux repas, le midi et le soir vers 19-20 h, après tu (ne) bois que de l’eau ou parfois du thé ».
Les week-ends et les jours de fête sont des occasions où l’on est plusieurs autour d’un plat. Ces occasions marquent toujours une coupure par rapport à la semaine, soit par la présence de plus de convives que d’habitude, soit parce que l’on a préparé un repas plus valorisé, en termes de goût et/ou d’ingrédients. Comme on l’a vu dans la première partie des résultats, la solidarité entre les membres d’un foyer pour assurer la nourriture pour tous est une des caractéristiques marquantes des repas partagés au sein de ce type de ménage. Les conditions de vie précaires laissent moins de place pour le choix individuel : d’abord, il faut avoir de l’argent pour s’acheter ou se préparer et si l’on en a, on met cet argent dans une caisse commune pour assurer la nourriture du groupe. La prise d’un repas par jour constituant déjà pour certains un privilège, la question des préférences individuelles, ne se pose quasiment pas. *** A partir de ce que l’on vient de présenter, on pourrait décrire grosso-modo deux formes co-existantes concernant la prise de repas. Elles coïncident d’ailleurs avec ce que les auteurs traitant de l’individualisation de l’alimentation dans les sociétés contemporaines
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ont avancé. D’un côté, on a les prises individuelles des repas, fortement déterminées par une structuration du temps pendant la journée : les activités au quotidien déterminent, autant dans les familles que dans les groupes d’hommes, les repas qui vont être moins socialisés. Le repas du soir est généralement le plus considéré comme le plus convivial. Le repas de midi, varie selon les activités des enquêtés et selon leurs possibilités en temps/argent. Les prises individuelles dans le cas des familles, sont déterminées en grande partie, par l’appétit des uns et des autres les amènent à manger sans attendre les autres. La présence des enfants au ménage semble être un élément essentiel pour l’individualisation de l’alimentation. Les prises individuelles dans le cas des hommes en foyer, obéissent plutôt à la possibilité économique de se procurer un aliment sans l’appui des pairs. Les horaires et le nombre des repas dans le cas des familles, s’avèrent très variables. Or, il peut s’avérer que les prises ne soient pas totalement individualisées, mais entraînant, de plus en plus, un nombre de convives plus limité. Cette baisse de l’encadrement social du repas constitue « la tendance gastro-anomique croissante, qui laisse donc, de plus en plus souvent les mangeurs seuls devants leurs pulsions, leurs appétits physiologiques » (Fischler, 1990 : 216). Il est intéressant que ces caractéristiques du mangeur moderne, trouvent une place dans la réflexivité des acteurs lorsqu’ils se réfèrent à une situation de jadis, qui se rapporte dans certains cas, à leur pays d’origine et à un contrôle social plus fort du cadre des repas. Toutefois, selon différents auteurs (Bricas, 2006 :156 ; Dia, 1997 :11)) en Afrique subsaharienne il existe des pratiques, surtout en ville, qui permettent une relative liberté individuelle. Il est intéressant donc, de savoir si l’impression du changement par rapport à la France, relève d’un imaginaire lié à une société plus individualisante, ou si elle reflète la réalité entre le Mali, où les contrôles sociaux autour des repas seraient toujours puissants, et la France. D’un autre côté, on atteste aussi l’importance des repas conviviaux dans le cadre des occasions hors du quotidien : soit les week-ends, soit pendant les cérémonies. Dans ces occasions, les préférences individuelles s’effacent devant le plat commun, quelles que soient les habitudes quotidiennes. Ces occasions qui sont le cadre de repas conviviaux, sont perçues positivement. La ritualisation du repas, un aspect presque manquant au quotidien, trouve ici son espace d’expression avec la préparation de plats valorisés, le partage et l’observance de manières et de comportements qui renvoient aux habitudes traditionnelles. 98
En somme, il semble que mes enquêtés disposent d’un éventail de formes d’action pour privilégier une norme collective (liée aux occasions de commensalité) ou une norme individuelle – liée aux prises individuelles- . Le choix est mis en œuvre en fonction des circonstances entourant le repas. On peut mettre en relief une tolérance par rapport au choix individuel, très liée à l’offre existante. En revanche, il y a des occasions pour lesquelles on préfère se soumettre à un ordre collectif encadrant le repas, qui, lui-même, remplit des besoins sociaux aussi nécessaires pour l’individu : le sens d’appartenance groupale, la solidarité, la convivialité entre autres, résultent de ce cadre social. Il faudrait explorer quels sont les conséquences concrètes de ces oscillations chez les enquêtés.
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VI. Conclusion Le but principal de ce travail étant d’investiguer les formes de commensalité des personnes issues de la migration malienne en Île de France et comment ces caractéristiques étaient-elles perçues par ces personnes. A partir de ce que l’on a présenté on peut conclure sur trois points principaux pour répondre aux questions posées au début de cette recherche. Premièrement, on peut conclure sur le rôle central de la commensalité dans les relations de sociabilité des enquêtés. Les formes d’hospitalité et de solidarité autour la nourriture trouvent la place dans différentes manifestations selon la configuration groupale dans laquelle on est : du fait de recevoir quelqu’un chez soi, de partager de la nourriture avec les voisins, constituer des caisses communes pour la prise du thé ou des repas, sont des traits caractéristiques de cette hospitalité. Les logiques qui répondent au fait d’être invité sont perçues en apparence, comme une continuité avec celles qui rapportent au Mali : n’importe qui peut venir manger chez soi, indépendamment d’une rencontre préalable ou pas. Cependant Au Mali, ces visites peuvent être circonscrites par le sexe et l’âge des invités. En France, on continue à être invités et hôtes dans la majorité des cas des enquêtés habitant en foyer familial. Elles sont généralement plus circonscrites habituellement à la participation des amis et des parents proches. Le fait d’être hôte ou invité, n’est pas toujours bien assumé, en raison de différentes facteurs qui vont du regret du manque d’intimité -notamment de quelques uns qui sont nés au Mali- jusqu’à la crainte d’empoisonnement et la provenance de nourriture non halal. La solidarité autour du repas est également présente dans les groupes d’hommes et au sein des associations comme un moyen d’assurance pour ceux n’en ayant pas l’accès. La gratitude et le fait de savoir recevoir vis-à-vis les repas partagés, la prévision d’une préparation pour plusieurs et rendre visite à quelqu’un sont des conventions mises en place pour maintenir et entretenir les liens. Le déroulement d’un repas est porteur lui-même de construits identitaires. Le statut et la hiérarchie de ceux qui sont inclus dans la consommation sont délimités, dans le cas de repas où l’on est nombreux, par des séparations de sexe et d’âge. Néanmoins, ces séparations ne se font plus systématiquement France, et elles sont différents motifs 100
d’existence d’après les enquêtés. Tandis que pour certains, elles constituent une forme d’organisation logistique pour un repas à nombreux convives ; pour d’autres, elles démarquent un jugement moral lié au fait d’être une femme parmi des hommes. En France, les castes ne déterminent plus le choix d’un conjoint, mais elles opèrent parfois pour désigner la responsabilité à ceux chargés de l’organisation d’une fête en termes d’achat, préparation et disposition d’un repas cérémoniel. Les manières de table et l’usage de la table haute sont alternés en dépendant des cadrages sociaux des repas, concernant le lieu dans lequel on se trouve, le plat consommé et les convives présents. L’usage de la main au lieu de couverts est plus systématique chez les natifs du Mali, mais il n’est pas exclusif. La convivialité ou le plaisir qui découle de prendre un repas en groupe, passe par le partage du plat commun et la valorisation des mets consommés plutôt que par les échanges verbaux qui y peuvent avoir lieu. Le manger « africain » est mis en avant dans les discours, comme un trait identitaire qui renvoie plutôt à l’origine africaine des plats ainsi qu’aux manières de table. Quoiqu’on ne mange pas toujours un plat africain, ceux-ci sont très positivement connotés surtout dans les repas de week-end ou les cérémonies. Le fait de ne pas continuer à manger « africain » ou aux manières de table renvoyant à l’origine de la part des personnes nées en France, est considéré comme une rupture chez certains enquêtés. Les repas groupales constituent une forme de socialisation des plus petits pour leur inculquer des valeurs de partage et de leur statut par rapport au groupe de convives. Le système de valeurs constitué par la commensalité sera parfois en désaccord avec les besoins et désirs individuels. Les prises individuelles seront déterminées dans une grande partie, par les occupations pendant une journée qui amènent aux intégrants d’un groupe à avoir différentes horaires de consommation. Néanmoins, cela n’est pas la seule raison à laquelle elles sont associées. Elles peuvent aussi se faire au sein d’un ménage, surtout de la part des enfants, n’ayant pas des horaires fixes. La différence remarquée de la part des enquêtés par rapport au Mali, ce que pendant que là-bas l’on doit attendre la présence des convives habituels pour manger, ici l’on peut le faire selon les envies de chacun à différents moments de la journée. La tolérance au choix est plus fortement observée chez les familles ayant des enfants. Elle est liée à la différence entre les préférences alimentaires des parents et celles des 101
enfants. L’accès à des produits préférés par les enfants est renforcé par les achats des parents. L’existence d’un choix élargi est liée au pouvoir d’achat pour se procurer des produits individuellement préférés. Les mères de famille adaptent parfois les préparations aux préférences de chacun. Les enfants plus âgées cuisinent eux-mêmes leurs propres plats selon leurs envies. Au sein des groupes d’hommes la tolérance au choix personnelle ne se pose quasiment pas : puisque les conditions de subsistance posent un défi, l’assurance de nourriture pour le groupe renforcera le partage des repas. Les prises individuelles seront dans une grande mesure, déterminées par les activités dehors le lieu d’habitation pendant la journée. Revenant à mes hypothèses, je peux conclure que les formes de commensalité des enquêtés répondent à des traits renvoyant au pays d’origine, comme un système de valeurs fondé sur l’hospitalité, le partage et la solidarité. Les obligations des hôtes et des invités sont assumées. Les conventions adoptées à un niveau individuel pour maintenir les liens qui découlent du partage des repas, incluent l’envisagement d’une préparation à l’avance pour assurer la nourriture au cas d’avoir des invités, l’utilisation et préparation de plats valorisées pour plaire aux autres. A un niveau groupale, ces conventions se font par la reconnaissance de la cuisine préparée, la reconnaissance d’un statut socialement désirable lorsqu’on est capable d’inviter plusieurs personnes à manger (à l’occasion des cérémonies) et même parfois, par l’échange de nourriture. Ces comportements sont considérés comme des actions positives pour maintenir les liens et entretenir la cohésion groupale des cercles de convives habituels. Ces actions renforcent le sens d’appartenance au groupe, et par conséquent le sens identitaire des participants. La relation entre l’alimentation et l’identité a été déjà mise en relief par plusieurs auteurs. Dans le cas des enquêtés les repas partagés démarquent le statut des convives à l’intérieur et à l’extérieur du groupe de ceux qui mangent ensemble.
A l’intérieur du groupe, la séparation de convives lors des occasions
spéciales, la hiérarchie –selon les dispositions que l’on a déjà évoquées-, le fait d’ingérer une cuisine à laquelle on s’identifie et que rapporte aux origines, un savoir faire culinaire, ainsi que l’utilisation de plats valorisés sont des traits qui délimitent l’appartenance à un groupe. L’utilisation de couverts, la consommation de repas de
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« longue durée » et les chaînes de restauration rapide renvoient à une « altérité alimentaire ». En effet, l’éventail de normes et de possibilités de se mettre à manger en groupe seront dans une grande mesure déterminés par le lieu où l’on prend le repas, l’aliment que l’on consomme et la socialisation alimentaire des interviewés. Ces normes peuvent ou ne pas être mises en vigueur, selon un marge de manouvre que les participants possèdent aussi, pour privilégier les prises individuelles ou les prises collectives, ainsi que pour avoir le choix individuel sur ce que l’on consomme. Ainsi, les participants gèrent entre deux pôles qui sont fortement déterminés par le cadre social du repas. L’on pourrait dire donc, que les formes de commensalité des personnes issues de l’immigration entrainent certains traits qui évoquent toujours à l’origine mais aussi des traits qui sont le produit d’une socialisation alimentaire dans un autre contexte. L’influence des deux contextes est plus remarquable chez les enfants des personnes nées au Mali, mais cela ne veut non plus dire que ceux qui ne sont pas nés en France ne possèdent eux-mêmes aussi, cette marge de manœuvre concernant la sociabilité à table. Néanmoins, dans certains cas, la marge est variable, notamment, en dépendant du fait d’être né ou pas en France ou d’avoir un membre de la famille qui soit né en France. Les formes de cohabitation elles mêmes, - groupes d’hommes ou familles- sont des caractéristiques des interviewés qui ont déterminé en grande partie les formes de commensalité mises en œuvre. Cependant, pour mieux éclairer sur l’évolution de ces formes de commensalité en dépendant des cadres sociaux des repas, il aurait fallu avoir un échantillon plus large en termes de variation des caractéristiques des enquêtés qui permettrait avoir un aperçu plus détaillé. En plus, le manque des enquêtés représentant les élites des personnes issues de la migration malienne laissent une grande interrogation sur les formes de commensalité des élites qui pourraient être distinctes de celles de la population étudiée. De même, la multiplication des unités d’observation aurait peut être mieux cerné les éventuelles discordances entre les discours et les normes. Les conséquences concrètes à un niveau individuel et collectif de la tolérance au choix individuel constituent une ouverture de recherche ainsi que la possibilité de suivre les évolutions des formes de commensalité à longue durée chez des personnes ayant des origines maliennes mais appartenant à une génération postérieure. Ce travail pourrait servir donc, comme un antécédent de ces formes de commensalité caractérisant la
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population enquêtée. En plus, du au manque de travaux sur la commensalité dans la population étudiée, cette caractérisation des différentes formes et enjeux qui sont autour la commensalité chez les enquêtés, offre une porte d’entrée pour approfondir sur les dynamiques et analyser en profondeur les caractéristiques des réseaux sociaux résultant des relations de sociabilité à l’heure du repas.
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111
VIII. Annexes 1. Le Mali
La majorité des enquêtés proviennent de la Région de Kayes.
112
2. Caractérisation de l’échantillon Entretiens Occupation du mari ou de la femme Mère serveuse cantine de la Mairie
Provenance
Sexe
Age (années)
Statut
Lieu de résidence
Niveau d’éducation
Occupation
Née en France, mère Bambara, Père Soninké
F
24
Célibataire
Choisy le Roi
Licence
Stagiaire au commerce
Mari travail au Mali.
2008
Région de Kayes Bambara. Région de Kayes, soninké Kayes Gao Ségou Peuls Mali Bamako Mauritanie Soninke et Bambara Mali, Bamako Mauritanie
Mali, Village région Kayes, soninké
Mali, soninké, village, région Kayes
Date d’arrivée en France
Composition du ménage
Née en France
Mère, 1 sœur, 2 frères, 1 cousine, 1 nièce
F
27
mariée
Choisy le Roi
Elémentaire
Au foyer, avant elle était serveuse de cantine
F
23
mariée
Aubervilliers
Elémentaire
Au foyer
Construction, maçon
2005
Mari et elle
5H
Moyenne 30 ans
Célibataires ou mariés au pays
Saint Denis Squat
Elémentaire/ana lphabète/second aire
Sécurité , ménage
--
Entre 4 et 9 ans vivant en France
Vivent à 5 dans l’appartement
5F
Moyenne 40 ans
Co épouses Pour certaines Mariées
Aubervilliers
4 Au Foyer, 1 Femme de ménage
--
De 5 à 15 ans vivant en France
Certaines sont en maison d’autres en HLM.
2F
40 ans
F
57 ans
F
24 ans
Une coépouse Et une séparée seule Veuve, 2e mari (frère du 1er) est parti
Mariée
Analphabète pour certaines
Aubervilliers
Analphabètes
Au foyer, prépare cuisine occasionnelleme nt pour des hommes seuls
Aubervilliers
analphabète
Femme au foyer
-
Femme au foyer (Parfois employée comme femme de ménage)
Aubervilliers
Tante, 4 cousins, 1 enfant
-
1984
1 co épouse ( sur 4) vit seule avec ses 10 enfants dans une petite maison L’autre seule aussi en appart. Avec ses trois filles
Ouvrier en usine
1981
Elle et ses 7 enfants âgés de 14 à 27 ans
Employé chez McDonald’s
2004
Mari, enfants de 3 et 5 ans nés en France.
113
Provenance
Sexe
2 soninkés 1Bambara
3H
Age (années)
42 27 25
Statut
Marié Célibataire Célibataire
Lieu de résidence
Banlieue « près de Versailles »
Niveau d’éducation
Elémentaire (incomplet)
Bambara, Région Kayes
H
34
Marié
Montreuil
Elémentaire (incomplet)
Sikasso Bambara
F
26
Célibataire
Paris 18ème
Licence en commerce
Occupation
2 Licenciés 1 Cuisinier dans un restaurant
Pas de travail fixe, nettoyage, boucher qualifié à l’abattoir. Agriculteur au Mali Assistante dans une boîte d’exportation de livres
Occupation du mari ou de la femme
Date d’arrivée en France
Composition du ménage
1989 2003 1998
Femme enceinte 6ème enfant (venue en 2003), et trois enfants nés au Mali (85,87,89). Deux enfants nés en France (après 2003, pas de date précise) 10Habite au foyer Habite au foyer
Fait des tresses dans son domicile (au Mali travaillait dans un salon de coiffure)
2001
Femme. 1 garçon (né 2000 au Mali, 2003, 2004 nés en France), une fille (3 ans)
--
Née en France
Parents et 3 frères : deux plus âgés qu’elle, un frère plus jeun.
Pour celui qui est marié, sa femme est au foyer
Observations participantes
Observation
Préparation et consommation du djouka
Lieu
Association au 18ème arrondissement
Nombre total de convives
Age et sexe des convives
Nombre de convives d’origine africaine
8 F ont préparée Une vingtaine en a consommé
Tous des femmesEn moyenne 30 ans. Enfants garçons et filles d’entre 4 et 12 ans. Filles adolescentes
Tous les membres de l’Association qui étaient présentes et leurs enfants (environ 25 personnes au total). Tous les femmes qui ont préparée sont nées au Mali
Nombre de convives d’une autre origine (sans moi)
Repas de la journée
Aliment(s)cons ommé
Durée
Repas semaine/ Week-end
0
Repas de midi (vers 14h)
Djouka de fonio. Jus de gingembre
3 heures,
Week-end
114
Observation
Préparation du tieb
Prise de repas dans un foyer d’hommes
Préparation et consommation du tieb
Consommation chez un interviewée
Consommation chez un interviewé
Nombre de convives d’origine africaine
Nombre de convives d’une autre origine (sans moi)
Repas de la journée
Aliment(s)cons ommé
Durée
Repas semaine/ Week-end
Tous celles qui ont préparé le repas étaient africaines
Repas de midi
Tieb, jus de gingembre, jus de fleur d’hibiscus (bissap)
3 h 1/2
Week-end
1
Repas de midi (12h)
Tieb, brochettes de mouton, coca cola, poulet frit et salade.
10 minutes environ
Semaine
0
Repas de midi
Tieb, jus d’ananas, jus d’abricot, coca cola, bombons
Environ 3 heurs pour la préparation. Moins de 15 minutes pour la consommatio n
Week-end
1
0
Repas du soir (vers 20h)
Riz avec de la sauce saga-saga. Thé vert à la menthe en sachet
10 minutes environ
Semaine
2
0
Repas du soir vers (19h)
Riz blanc, sauce épinard
Moins de 10 minutes
Semaine
Lieu
Nombre total de convives
Age et sexe des convives
Aubervilliers. Repas à motif de la réalisation d’une fresque dans le quartier. Préparée dans la cour d’une maison à plusieurs femmes
2F préparation principal, 3 femmes aide intermittente
2 femmes de 40 ans environ, aideurs intermittentes dans la vingtaine
--
Foyer d’hommes au 13 ème arrondissement
Environ une trentaine d’hommes
Majorité d’hommes entre 20-40 ans. Seulement 2 femmes
Tous les hommes présents à l’exception de moi et une Française
8 F ont préparée Une vingtaine en a consommé
Tous des femmes. En moyenne 30 ans. Enfants garçons et filles d’entre 4 et 12 ans. Filles adolescentes
Tous les membres de l’Association qui étaient présentes et leurs enfants (environ 25 personnes au total). Toutes les femmes qui ont préparée sont nées au Mali
2
1 femme née en France avec des parents maliens et moi
3
Femme de l’interviewé née au Mali, enfant de 8 ans et moi
Association au 18ème arrondissement, repas préparé et consommé dans le cadre des réunions hebdomadaires des membres Domicile à Choisy Le Roi
Domicile à Montreuil
115
Consommation chez un interviewé
Consommation dans un restaurant Fast Food
Domicile à Saint Denis
18 ème arrondissement
Différentes tables, entre 2 et 8 convives
Femmes, Hommes, Enfants, Adolescentes : très varié
Majorité
2
Repas de midi (vers 15h)
Mafé
Environ 10 minutes
Semaine
Rarement perçus
Repas de midi
Poulet frit, frites, maïs, nuggets de poulet
Environ 15 minutes par table
Semaine
D’autres personnes ressources interviewées :
Femmes originaires d’Afrique de l’Ouest La présidente de l’Association des Femmes Maliennes de Montreuil (AFFM), La présidente de l’A.F.D.D.A. (Association des Femmes Dynamiques De la Diaspora Africaine) à Montreuil, Médiatrice culturelle appartenant à l’APS (Association Promotion Langue et Culture Soninké) à Saint Denis, Médiatrice culturelle appartenant à la FIA (Fédération inter-associative) et à l' ISM (Inter Service Migrants) à Sevran, Chargée des actions à l’AFASE (Association des Femmes Africaines de Sarcelles et Environs) et l’AFMPR (Association des femmes maliennes pour le Progrès et la Réussite/ Conseil de base des Maliens de l’extérieur) à Sarcelles.
Personnes qui travaillent avec ces populations : Deux médecins responsables d’une PMI aux Mureaux où la population de la consultation est majoritairement d’origine étrangère ; La Responsable de l’atelier santé-ville du 20ème arrondissement à Paris Représentants de diverses instances qui mènent des actions autour de la santé des immigrés dans un foyer du 20ème arrondissement.
116
3. Glossaire Aloco. Bananes plantains frites. Origine : Côte d’Ivoire Bouillie (Sombi). Bouillie de mil, maïs ou de riz (grains entiers, plus généralement concassés bouillis dans l’eau salée), consommée avec du lait caillé et du sucre. Consommé par d'autres communautés voisines. L'un des plats les plus faciles à préparer. Une variante est préparée à base de riz rouge local (plus savoureux), surtout à l'occasion des cérémonies de mariage. La nouvelle mariée le consomme régulièrement le matin et le soir car il est réputé léger et nourrissant. Djouka . Plat principal fait à partir de fonio et de la poudre d’arachide. Il peut être servi avec de la sauce gombo et / ou de la sauce aux oignons. On peut y ajouter également des aubergines et de la viande de mouton, des boulettes de viande de mouton ou du poisson. Grin. Le "grin" est une association informelle d'amis-es qui se réunissent tous les jours ou presque pour boire du the et échanger entre eux. II existe plusieurs sortes de "grin". Certains ont davantage une fonction récréative, d'autres sont des "grins" d’coloration surtout politique. (Rondeau 1989 : 266). Mafé (Takhayé). Plat à base de riz, de pâte d’arachide grillée, de viande, de poisson frais et secs (pas indispensable), de gombo, de tomate concentrée (pas indispensable), d’huile de palme et de condiments (oignons, ail, sel, feuille de lauriers, piment sec, nététou) Degué. Crème préparée à partir de farine de mil et de lait caillé. Pastel. Beignet fourré d’origine sénégalaise. Farcis généralement de poisson. Poulet Yassa (Djabadji). Plat à base de poulet ou de viande mariné et cuit dans une sauce à base d'oignons, de moutard, de vinaigre et condiments (sel, poivre, cube maggie, feuilles de laurier, oignons, ail). Origine sénégalaise/casamançaise. Saga- saga. Sauce feuille de patate. Sauce épinard. Sauce à base d’épinards, de tomates, d’oignons et de condiments avec de l’huile à laquelle on peut ajouter du mouton. Sauce gombo. Ghankénéna : sauce Gombo frais. Ghandjalana : sauce Gombo sec. Sauce à base de gombo frais ou sec, de viande ou de poisson séché, de tomates et des condiments courants. Origine : Ségou/Sikasso/Bamako Soumbala. Epice utilisée en Afrique de l'Ouest, connue pour son odeur forte. Il est fabriqué traditionnellement avec les graines de l'arbre néré, mais certaines autres graines peuvent suffire. Les graines de soja sont de plus en plus utilisées à cette fin, à cause de l'insuffisance en production des graines de néré. Thieb. En Wolof : Thieboudieune : riz au poisson. Thiebouyap : riz à la viande. Riz au poisson ou à la viande d’origine sénégalaise. Riz cuit directement dans la sauce à base de poisson frais (thiof, capitaine, tilapia,...), de poisson sec (guedj), d’huile, de tomate concentrée ou fraîche (si riz au gras « rouge » versus « blanc »), de légumes (aubergines, choux, carottes, poivrons verts, oignons, feuilles d'oseille –sangoumé-), de persil/piment/sel/ail (pour le 117
fourrage du poisson frais), de poivre, de sel et de feuilles de laurier. Appelé aussi « riz au gras ». Thé malien. Thé vert consommé dans trois phases successives. Bouilli avant d’être distillé, moussé, et servi chaud ou un peu tiède, selon le goût de chacun. Certains consommateurs préfèrent l’ingurgiter ―à sec‖, c’est-à-dire sans sucre ; tandis que d’autres le préfèrent un brin sucré ou parfumé de feuilles de menthe.
Sources : Dumestre (G.),"De l'alimentation au Mali", Cahiers d'études africaines, 36 (144), 1996, p. 689-702. Rondeau (C.),"Les restauratrices de la nuit à Bamako (Mali)", Travail, capital et société, 22, (2), 1989, p. 262-286. www.soninkara.com www.maliweb.net
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