Milieu, art, génie du lieu / Augustin Berque

Page 1

La Paperie / AURA Agence d’urbanisme de la région angevine FUTUR, conférence-action sur les nouvelles dynamiques de la fabrique urbaine : ce que l’art peut faire à la ville ?

Conférence-action II, 13 octobre 2016

Milieu, art et génie du lieu

- une interprétation mésologique - par Augustin BERQUE berque@ehess.fr

Sommaire : § 1. Le sens d’une relation aussi vieille que le monde ; § 2. Assomption de monde et Ursprung de l’œuvre d’art ; § 3. La décosmisation des villes ; § 4. Ressusciter le génie des lieux ?

§ 1. Le sens d’une relation aussi vieille que le monde Comme l’écrivait récemment Luc Gwiazdzinski, « Il existe aujourd’hui de nouvelles formes d’intervention, de nouvelles collaborations, de nouveaux espaces, de nouveaux moments et situations, où l’artiste et le géographe, la création et la géographie se croisent, se mélangent et s’hybrident pour inventer autre chose in vivo : les géo-artistes »1.

Voilà qui est manifeste ; mais il n’est pas moins sûr que ces nouvelles formes de la relation entre les sociétés humaines et leurs territoires s’enracinent dans cette relation même, qui en tant que telle est aussi ancienne que l’humanité, voire que la vie sur Terre. Dans cette seconde conférence-action, c’est plutôt cet aspect-là que je voudrais éclairer ; en somme, mettre en lumière le sens profond de ces manifestations nouvelles. Ce sens profond est d’ordre ontologique ; il concerne notre être, notre existence sur la Terre. Une affaire de philosophes au premier chef, sans doute, mais pas seulement de philosophes ; cela nous concerne tous. Et si pour nous, ici aujourd’hui, la question est bien « que peut faire l’art à la ville ? », plus fondamentalement et plus généralement, elle est « qu’est-ce que l’art pour l’existence humaine, sur la Terre ? ». C’est cette question que pose un texte célèbre de Heidegger, L’Origine de l’œuvre d’art (Der Ursprung des Kunstwerkes)2. Heidegger la pose en termes non seulement ontologiques, mais à la fois ontogénétiques et cosmogénétiques, c’est-à-dire faisant le lien entre l’origine (Ursprung) de l’existence et celle du monde. Contrairement à ce que laisse entendre le titre français L’Origine de l’œuvre d’art, la question en effet n’est pas : d’où vient l’œuvre d’art ? mais bien : qu’est-ce que fait advenir l’œuvre d’art, qu’est-ce que fait jaillir (springen, -sprung-) l’œuvre d’art ? Le préfixe ur signifiant « originel, primitif », je préférerais donc traduire Der Ursprung des Kunstwerkes par « Le prime jaillissement de l’œuvre d’art ». C’est ce qui, avec l’œuvre d’art, advient à l’existence. Der Ursprung des Kunstwerkes est certainement l’écrit sur l’art le plus connu de Martin Heidegger (1889-1976), un texte que tout esthéticien se doit d’avoir médité. Cependant, comme Heidegger, j’entendrai ici le mot « art » dans un sens plus large que celui qu’on lui donne habituellement – l’art des artistes, les beaux-arts. Ce sens large comprend bien entendu l’art des artistes, mais il correspond plutôt à la définition que la première édition du Petit Larousse (1906) donnait d’abord du mot art : « Application 1 Luc GWIAZDZINSKI, L’Observatoire, revue des politiques culturelles, n° 48, été 2016. 2 Texte

initialement écrit en 1935, et légèrement remanié plus tard. Je me réfère ici à la traduction française par Wolfgang Brokmeier, parue dans l’édition française de Chemins qui ne mènent nulle part (Holzwege, 1949), Paris, Gallimard, 1962, p. 13-98, qui traduit Streit par « combat » et non par « litige » comme je vais le faire. Pour le texte original, je me réfère à la Gesamtausgabe, V : Holzwege, Francfort-surle-Main, Vittorio Klostermann, 1977.


2 des connaissances à la réalisation d’une conception ». Que vient faire ici la connaissance ? Nous savons bien que de grands artistes ont pu être aussi de grands savants et de grands ingénieurs, comme Léonard de Vinci, mais ce n’est certainement pas la règle, et ce n’est certainement pas non plus la première idée qu’on se fait de l’art et des artistes. Au contraire, en savoir trop peut conduire à tarir la source de l’art. De même pour la technique : être un trop bon technicien peut, justement, perdre le prime jaillissement de l’œuvre d’art. Pourtant, les mots mêmes nous disent qu’il y a un rapport entre l’art et le savoir (au double sens de connaître et de pouvoir). L’allemand Kunst (art) a la même racine indo-européenne gen- que können (savoir, pouvoir), l’anglais know (connaître) ou can (pouvoir), et que le français connaître. Ce qu’il y a là au fond, c’est l’idée de savoir comment s’y prendre pour faire quelque chose comme il faut ; l’idée de connaître la bonne manière pour faire. On est là tout près du sens de technique, de savoir-faire ; ce qui était effectivement le sens du latin ars, qui a donné art en français. Ars vient d’une autre racine indo-européenne, ar-, qui exprime l’idée d’arranger, de mettre comme il faut, de la façon qui convient. C’est ce sens-là qui se retrouve dans l’allemand Art, qui ne veut pas dire « art », mais « manière, façon, sorte ». Heidegger pour sa part, dans son interprétation du prime jaillissement de l’œuvre d’art, ne s’occupe pas de ces étymologies, mais de quelque chose de plus fondamental. Le texte parle d’un « litige » (Streit) entre « la Terre » (die Erde) et « le monde » (die Welt), en de ces termes hiératiques et sibyllins dont Heidegger est friand, lesquels, de propos délibéré, en rendent l’interprétation nécessairement incertaine. Vu l’époque à laquelle ce texte a été écrit, toutefois, s’impose à l’évidence un rapprochement avec la mésologie (Umweltlehre, la science du milieu) de Jakob von Uexküll (1864-1944), qui a profondément influencé Heidegger dans ces années-là3 ; si profondément qu’il lui a même consacré tout un séminaire en 1929-19304. Cela me conduit à voir, dans L’Origine de l’œuvre d’art, une majestueuse allégorie de l’assomption qui, à partir de ce qu’Uexküll appelle Umgebung (le donné environnemental brut), déploie sur la Terre cette « demeure humaine » qu’est l’écoumène (du grec ἡ οἰκουµένη, hê oikoumenê, l’habitée, ou οἰκουµένη γῆ, oikoumenê gê, la terre humainement habitée) ; processus dans lequel l’art joue le rôle d’un éclaireur, et qui peut se comprendre en référence à la « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論理), dite également « logique du lieu » (basho no ronri 場所の論理) mise en avant par Nishida Kitarô (1870-1945)5. Pour commencer, définissons le sens qu’ont les termes écoumène et assomption pour la mésologie6. L’écoumène (au féminin, qui est le genre d’oikoumenê comme de Gê ou Gaïa, la Terre), c’est la relation de l’humanité avec la Terre, autrement dit l’ensemble des milieux humains, dont chacun est la relation particulière d’une société avec le donné environnemental (l’Umgebung). Le milieu correspond à ce qu’Uexküll appelle Umwelt, et qu’il distingue catégoriquement de l’Umgebung, l’environnement7. Le milieu est singulier, 3 La chose a été soulignée, entre autres, par Giorgio AGAMBEN, L’Ouvert : de l’homme et de l’animal, Paris, Payot et Rivages, 2002. 4 Séminaire dont le texte a été repris après sa mort sous le titre Die Grundbegriffe der Metaphysik (Les Concepts fondamentaux de la métaphysique), Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1983. Traduction française par Daniel Panis, Paris, Gallimard, 1993. 5 Sur ce thème, v. Augustin BERQUE (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol. 6 Pour plus de détails, v. Augustin BERQUE, La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Nanterre La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014 ; ainsi qu’Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000 (poche 2008). 7 Jakob von UEXKÜLL, Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les milieux d’animaux et d’humains), Hambourg, Rowohlt, 1956 (1934). Il en existe deux traductions françaises : par


3 propre à une espèce ou à une société, tandis que l’environnement est universel, donné tel quel à tous. Et de même, à une autre échelle, l’écoumène est propre à l’humanité ; ce n’est pas la biosphère, qui est universelle, donnée telle quelle à tous les êtres vivants. En effet, l’écoumène est éco-techno-symbolique, tandis que la biosphère est seulement écologique. L’assomption mésologique, ou trajection8, quant à elle, est le processus évolutif dans lequel l’environnement est anthropisé par la technique et humanisé par le symbole, ce qui en fait un milieu humain, et où simultanément, par effet en retour, ce milieu conditionne l’humain lui-même pour, indéfiniment, l’humaniser davantage ; et ainsi de suite. Sans conceptualiser la trajection comme telle, André Leroi-Gourhan (1911-1986) en a livré l’essence à propos de l’émergence d’Homo sapiens, dans une thèse que l’on peut résumer par la corrélation entre hominisation, anthropisation et humanisation9. Mutatis mutandis, à propos du vivant en général, le naturaliste Imanishi Kinji (19021992) a exprimé la même idée par une formule récurrente à travers son œuvre, « subjectivation de l’environnement, environnementalisation du sujet » (kankyô no shutaika, shutai no kankyôka 環境の主体化、主体の環境化)10. En somme, la réalité du milieu n’est ni proprement objective (car elle présuppose une interprétation), ni proprement subjective (car elle présuppose l’environnement) ; elle est trajective. Or ce processus, la trajection, est analogue à ce qui en logique est une prédication, dans laquelle, en l’occurrence, le donné environnemental (l’Umgebung) se trouve en position de sujet logique (S) : c’est ce dont il s’agit, et qui, par les sens, par l’action, par la pensée et par la parole, est assumé en tant que quelque chose qui est là en position de prédicat (P), ce qui en fait la réalité trajective d’un certain milieu ; soit S en tant que P , ou S/P. Sachant par ailleurs que, dans l’histoire de la pensée européenne, la relation sujet/prédicat pour la logique est homologue à la relation substance/accident pour la métaphysique11, voyons maintenant à quoi la trajectivité correspond en termes à la fois logiques et ontologiques. Le sujet comme la substance, c’est « ce qui gît dessous » (hupokeimenon, subjectum), le « se-tenir-dessous » (hupostasis, substantia). Le prédicat, c’est « ce qui est dit » (dicatum) « là-devant » (prae), i.e. devant le sujet logique (la substance), et l’accident, c’est « ce qui tombe » (cadere) « là-dessus » (ad), i.e. sur la substance. Ajoutons-y que, pour Nishida comme pour Aristote12, alors que le sujet est substantiel (u 有), le prédicat est insubstantiel (mu 無) ; puis en outre que, pour Nishida,

Philippe Müller, Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965 ; et par Charles Martin-Fréville, Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010. NB : cette dernière traduction ne comprend pas la seconde partie de l’ouvrage, Bedeutungslehre (Théorie de la signification), qui a ouvert la porte à la biosémiotique. 8 J’ai introduit ce terme dans Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986. 9 André LEROI-GOURHAN, Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol. 10 Imanishi est le patronyme. La formule se retrouve aussi bien dans son premier livre (Seibutsu no sekai [Le monde du vivant], 1941) que dans l’un des derniers (Shutaisei no shinkaron [La subjectité dans l’évolution], 1980). Tous deux ont été traduit en français : Kinji IMANISHI, Le monde des êtres vivants, une théorie écologique de l’évolution (trad. par Anne-Yvonne Gouzard), Marseille, Wildproject, 2011 ; La Liberté dans l’évolution. Le vivant comme sujet (trad. par Augustin Berque), Marseille, Wildproject, 2015. 11 Comme le rappelle le Concise Oxford Dictionary (5e édition, 1964) à l’article substance (p. 1287) : « substance & accidents in metaphysics correspond to subject and predicate in logic ». 12 À ce sujet, v. Robert BLANCHÉ et Jacques DUBUCS, La Logique et son histoire, Paris, Armand Colin, 1996 (1970), chap. II.


4 le monde est prédicatif13 – c’est un « monde-prédicat », jutsugo sekai 述語世界. Pour la mésologie, c’est l’ensemble des termes selon lesquels existent pour nous la Terre et l’Univers. Nous aurons ainsi les ingrédients principaux de l’hypothèse suivante : le litige entre Terre et Monde, dans L’Origine de l’œuvre d’art, ce n’est autre que le rapport entre substance et accident, sujet et prédicat dans la trajection de la réalité. C’est l’assomption de la Terre en tant qu’un certain monde ; et c’est bien de cela qu’il est question dans L’Origine de l’œuvre d’art. § 2. Assomption de monde et Ursprung de l’œuvre d’art Si « origine » traduit bien Ursprung, le français, comme on l’a vu, n’évoque pas l’image qu’exprime ici l’allemand ; à savoir le jaillissement (Sprung) premier (ur) de quelque chose qui va exister – ek-sister en jaillissant-hors de quelque chose d’autre ou de plus ancien, comme la cigale qui mue sort de son exuvie. Pour aller directement à la conclusion que je voudrais ici tirer, c’est la naissance de la réalité à partir de la Terre (ici en position de sujet logique, S), par l’effet de l’en-tant-que mondain (ici en position de prédicat P) mis en œuvre par l’art. La réalité, c’est S en tant que P, ce que résume la formule r = S/P. C’est la Terre assumée en tant qu’un certain monde, et l’œuvre de l’art est dans cet en tant que, dont naît la réalité. Est-ce bien là ce que Heidegger veut dire ? Certes, l’obscurité voulue de son texte permettrait d’en discuter à l’infini, mais ce que nous venons de voir oblige néanmoins à cadrer la chose dans un certain sens. L’auteur qui s’exprime dans L’Origine de l’œuvre d’art n’est pas un autre homme que celui qui, cinq ans auparavant, a écrit les Grundbegriffe, et il n’est pas sorti, comme la cigale qui mue, de la Grundstimmung (la tonalité foncière) qu’il professait alors ; il n’a pas changé de sol (Grund). En outre, il ne s’agit pas là que de présomptions, et il ne s’agit pas que du seul Heidegger. Alors, quand celui-ci écrit les lignes hiératiques « Debout sur le roc, l’œuvre qu’est le temple ouvre un monde et, en retour, l’établit sur la Terre, qui, alors seulement, fait apparition comme le sol natal (heimatlicher Grund). Car jamais les hommes et les animaux, les hommes et les choses ne sont donnés et connus en tant qu’objets invariables (als unveränderliche Gegenstände) (…). C’est le temple qui, par son instance (Dastehen), donne aux choses leur visage, et aux hommes la vue sur euxmêmes » 14,

il faut se souvenir qu’avant lui Uexküll avait non seulement montré, mais prouvé expérimentalement, qu’« un animal ne peut entrer en relation avec un objet (mit einem Gegenstand in Beziehung treten) »15 ; cela parce que ce ne sont pas les objets abstraits et invariables de l’Umgebung qui existent pour lui, mais seulement les choses concrètes de sa propre Umwelt, laquelle ne s’est déployée qu’en fonction de sa propre existence. En effet, ces choses-là ne sont « concrètes » que de par leur croître-ensemble – leur cumcrescere, d’où concretus – avec ce que Platon eût appelé la genesis de l’animal lui-même

13 V. NISHIDA Kitarô, Basho (Le lieu, 1926) dans les œuvres complètes Nishida Kitarô zenshû, Tokyo, Iwanami, 1966, vol. IV. 14 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962 (Holzwege, 1949), p. 45. Traduction de Wolfgang Brokmeier, modifiée par la graphie « Terre » au lieu de « terre » et l’ajout de (als unveränderliche Gegenstände) (p. 28 dans le texte allemand). 15 Jakob von Uexküll, Streifzüge… op. cit., p. 105.


5 dans le monde sensible16, c’est-à-dire, en l’occurrence, dans ce milieu-là. Dans la réalité concrète de l’Umwelt (soit r = S/P), les êtres et les choses vont effectivement ensemble, et varient ensemble parce que la vie des êtres assume les choses en tant que quelque chose (etwas als etwas, écrit Heidegger dans les Grundbegriffe) qui est en adéquation trajective avec leur être même, donc avec leur propre assomption de soi. Certes, ce n’est pas là le vocabulaire d’Uexküll, mais c’est ce qu’il montre en parlant de « contrepoint comme motif de la morphogenèse » (Kontrapunkt als Motiv der Formbildung)17 dans le monde vivant, et lorsqu’il pose que « La règle technique fondamentale qui s’exprime dans la floralité (Blumenhaftigkeit)18 de l’abeille et dans l’apicité (Bienenhaftigkeit) de la fleur, nous pouvons l’appliquer aux autres exemples cités. Assurément, la toile d’araignée se conforme muscalement19, parce que l’araignée elle-même est muscale. Être muscale signifie que l’araignée, dans sa constitution, a incorporé certains éléments de la mouche. Non pas à partir d’une mouche déterminée, mais à partir de l’archétype (Urbild) de la mouche. Mieux dit, la muscalité de l’araignée signifie qu’elle a incorporé, dans sa composition corporelle, certains motifs de la mélodie muscale (Fliegenmelodie) »20.

C’est qu’en effet, pour Uexküll, la « technique de la nature » (die Naturtechnik) fonctionne comme une symphonie, dont les divers éléments sont dans des « rapports contrapuntiques » (kontrapunktischen Beziehungen)21. En se formant, chacun forme les autres ; et réciproquement. C’est dire que l’en-tant-que dont ressort un milieu, à partir de l’environnement, modifie l’environnement lui-même. En somme, il exerce une fonction non seulement cosmophanique (une ouverture de mondes), mais ontogénétique (une production d’êtres, par l’évolution). Et qu’Uexküll ait choisi l’image d’une symphonie pour exprimer cette « technique de la nature », cela dit bien que ce qui est là en œuvre, c’est de l’art (Kunst) : une poétique de la Terre22. Or dans un monde humain, c’est l’œuvre humaine qui exerce cette fonction, mais spécialement par la technique et par le symbole, l’agir et le dire. C’est donc en l’occurrence, dans l’exemple choisi par Heidegger, le temple qui fait exister les choses alentour en tant que ce qu’elles sont :

« Sur le roc, le temple repose sa constance. Ce ‘reposer sur’ fait ressortir l’obscur de son support brut et qui pourtant n’est là pour rien. Dans sa constance, l’œuvre bâtie tient tête à la tempête passant au-dessus d’elle, démontrant ainsi la tempête elle-même dans toute sa

16 Allusion au Timée, où la genesis est l’être relatif, qui a besoin de la chôra (l’ancêtre de la notion de

milieu) pour exister. V. A. Berque, La chôra chez Platon, p. 13-27 dans Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.) Espace et lieu dans la pensée occidentale, Paris, La Découverte, 2012. 17 Streifzüge…, op. cit., p. 145. 18 Müller (Mondes animaux…, op. cit., p. 152) traduit ce néologisme par « le fait que la fleur est ‘pour l’abeille’ », et ajoute cette note : « L’allemand construit ici un adjectif, ‘bienenhaft’, appliquant à la fleur une qualité d’abeille, et à l’abeille une qualité florale. Dans ce qui suit, on aura dans chaque exemple un procédé verbal analogue. Nous l’avons rendu en français par la tournure ‘pour…’ (…) ». J’ai préféré le rendre par un néologisme homologue (apis = abeille en latin, comme plus loin musca = mouche). 19 En fonction des mouches. 20 Streifzüge…, op. cit., p. 145. Trad. A.B. 21 Streifzüge…, op. cit., p. 142. 22 C’est le propos de mon Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, Paris, Belin, 2014. Il va sans dire que l’évolution est là considérée sous un tout autre angle que celui du néodarwinisme, qui est une affaire d’objets (ce qui justement n’existe pas pour le vivant).


6 violence. L’éclat et la lumière de sa pierre, qu’apparemment elle ne tient que de la grâce du soleil, font ressortir la clarté du jour, l’immensité du ciel, les ténèbres de la nuit »23.

Et que veut dire ce mystérieux « et qui pourtant n’est là pour rien »24 ? Il s’éclaire si l’on se rappelle qu’Uexküll a montré que ce qui, dans l’Umgebung, ne relève pas de l’Umwelt d’un certain animal, n’existe pas pour celui-ci. Pour l’animal, ce qui existe, ce n’est que ce qui entre dans le « cercle fonctionnel » (Funktionskreis) entre son « monde agible » (Wirkwelt) et son « monde sensible » (Merkwelt) 25 ; car « autant de performances (Leistungen) un animal est capable d’accomplir, autant d’objets (Gegenstände) il est capable de distinguer dans son milieu »26 ; mais quant au reste du donné environnemental, il n’en a cure, et c’est littéralement là pour rien. Tout comme, naguère, le pétrole pour les Inuit, sous les pieds desquels, pourtant, il gisait depuis des millénaires : il était bien hupokeimenon (S), mais pas encore assumé en tant que P (une ressource). Seulement virtuel (S), il n’était pas encore trajecté en une réalité (S/P). En effet, ce support brut qui est là pour rien – soit ce qui, dans l’Umgebung, n’est pas découvert, ouvert en tant que quelque chose –, c’est bien le gisant-dessous (hupokeimenon) qui reste confit dans son en-soi de sujet (S), identique à soi-même et inaccessible tant qu’il n’est pas prédiqué en tant qu’un certain monde (P). Mais même ce qui, en tant qu’un certain prédicat (P), est ainsi découvert et devient réalité (S/P), ne cesse pas pour autant d’être soi (S). Cette matière première qui à la fois se donne en tant que monde et se retire en soi, autrement dit

« Ce vers où l’œuvre se retire, et ce qu’elle fait ressortir par ce retrait, nous l’avons nommé la Terre. Elle est ce qui, ressortant, reprend en son sein (das Hervorkommend-Bergende). La Terre est l’afflux infatigué et inlassable de ce qui est là pour rien. Sur la Terre et en elle, l’homme historial fonde son séjour dans le monde. Installant un monde, l’œuvre fait venir la Terre (Indem das Werk eine Welt aufstellt, stellt es die Erde her). Ce faire-venir doit être pensé en un sens rigoureux. L’œuvre porte et maintient la Terre elle-même dans l’ouvert d’un monde. L’œuvre libère la Terre pour qu’elle soit une terre »27.

De quoi donc l’en-tant-que (l’œuvre) libérerait-il la Terre ? Du carcan de son identité de S, pour en faire la réalité d’une véritable terre (S/P), c’est-à-dire la faire venir (la pro-duire : herstellen) en tant qu’un certain monde (P). Heidegger dit certes que « ce faire-venir doit être pensé en un sens rigoureux » (das Herstellen ist hier im strengen Sinne des Worts zu denken), mais il eût failli à son destin de « mage de la Forêt Noire »28 s’il avait clarifié ledit sens, en le rapprochant du als (en tant que) dont parlaient naguère explicitement ses Grundbegriffe ; à savoir l’assomption de S en tant que P, qui produit (stellt her) la réalité S/P. 23 Chemins…, op. cit., p. 44. 24 Cette traduction de Brokmeier est excellente, mais assez cavalière. Le texte allemand dit ici : doch zu nichts gedrängten, soit « pourtant forcé à rien ». En termes géographiques, cela signifie que cette terre est inexploitée, laissée à elle-même, en friche. Elle est virtuelle (S), non pas actuelle (réalisée en un milieu, S/P). 25 V. la fig. 3 dans Streifzüge…, op. cit., p. 27. 26 Streifzüge…, op. cit., p. 68. 27 Chemins…, op. cit., p. 49-50. Trad. Brokmeier, seulement modifiée par la graphie « Terre » au lieu de « terre ». L’allemand Erde, quant à lui, ne fait pas la distinction. NB : le texte de la Gesamtausgabe dit ici, en italiques (p. 32) « Das Werk läßt die Erde eine Erde sein », soit « L’œuvre laisse la Terre être une terre », ce qui, à moins d’y voir une simple tautologie, implique que la Terre elle-même aspirerait à être ce qu’en a fait l’histoire humaine – vision destinale (pour dire le moins) que je ne discuterai pas ici. 28 L’expression est de Jean-Claude Beaune.


7 Ce qui est explicite en revanche, c’est que pour Heidegger, cette assomption est le dé-voilement (ἀ-λήθεια, a-lêtheia) de la vérité (ἀλήθεια, alêtheia), à partir de l’obscurité de son support brut (la Terre). Cette opération, c’est bien celle où S, découvert et déployé en tant que P, devient S/P, c’est-à-dire réalité ; mais elle n’est pas simple, car « L’être à découvert de l’étant, ce n’est jamais un état qui serait déjà là, mais toujours un avènement. Être à découvert (vérité) est aussi peu une qualité des choses – au sens de l’étant – qu’il n’est une qualité des énoncés. (…) Il appartient à l’essence de la vérité comme être à découvert de se suspendre sur le mode de la double réserve. La vérité est, en son essence, non-vérité »29.

Que la vérité serait non-vérité, voilà qui fait remarquablement zen ; mais il est clair que, dans la mesure où elle est l’en-tant-que de l’ἀ-λήθεια, la vérité n’est ni l’en-soi de S, ni le pour-soi de P (ce en tant que quoi S existe – ek-siste, ur-springt [prime-jaillit] – aux yeux d’un certain être). « Sur le mode de la double réserve » (in der Weise des zwiefachen Verbergens)30, elle n’est ni l’un ni l’autre, ni S ni P mais, entre les deux, S en tant que P – et relève donc d’une méso-logique qui n’est ni la logique de l’identité du sujet (celle d’Aristote, qui a fondé le rationalisme scientifique sur l’absolutisation de S)31, ni la logique de l’identité du prédicat (celle de Nishida, jutsugo no ronri 述語の論理, qui est d’essence religieuse par son absolutisation de P)32. Autrement dit, elle advient justement dans le « litige » (Streit) entre la Terre (S) et le monde (P) ; et ce litige, ce n’est autre que l’en-tant-que selon lequel la Terre est assumée en un certain monde – l’entant-que dont naît la réalité. Ἀληθεύειν, alêtheuein, en grec, avait bien le sens de « réaliser ». Alors, la vérité en question relèverait-elle de l’art plutôt que de la science ? C’est effectivement ce que nous dit Heidegger, pour qui « L’institution de la vérité dans l’œuvre, c’est la production d’un étant qui n’était point auparavant, et n’adviendra jamais plus par la suite. (…) La vérité s’institue dans l’œuvre. La vérité ne déploie son être que comme combat entre éclaircie et réserve, dans l’adversité du monde et de la Terre »33,

tandis que

« La science, au contraire, n’est pas un avènement inaugural de la vérité, mais toujours l’exploitation d’une région du vrai déjà ouverte »34, 29 Chemins…, op. cit., p. 59. Trad. Brokmeier. 30 Gesamtausgabe, op. cit., p. 41. Verbergen, c’est cacher, celer, receler ; en somme λήθειν… 31 Rappelons que le sujet du logicien, c’est l’objet du physicien : ce dont il s’agit, S. 32 Sur ce thème, v. Augustin BERQUE, La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, op. cit. ; plus spécialement « La logique du lieu dépasse-t-elle la modernité ? », p. 41-52, et « Du prédicat sans base : entre mundus et baburu, la modernité », p. 53-62 dans Livia MONNET (dir.) Approches critiques de la pensée japonaise au XXe siècle, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2002. NB : Nishida parle indifféremment de « logique du prédicat » et de « logique du lieu » (basho no ronri 場所の論理). Sur la « méso-logique » de la mésologie, v. mes articles « Mesology (風土論) in the light of Yamauchi Tokuryû’s Logos and lemma », APF Series 1, Philosophizing in Asia, UTCP (The University of Tokyo Center for Philosophy), Uehiro Booklet 3, 2013, p. 9-25, et sur le site mesologiques.fr, « La méso-logique des milieux / 環世界と風土の中論的論理 » (décembre 2013). 33 Chemins…, op. cit., p. 69 et 70. Trad. Brokmeier, modifiée seulement par la graphie « Terre » au lieu de « terre ». NB : Brokmeier traduit Streit par « combat », tandis que je le rends par « litige ». 34 Chemins…, op. cit., p. 69. Trad. Brokmeier.


8

ce qui mène Heidegger à cette conclusion : « L’essence de l’art, c’est le Poème. L’essence du Poème, c’est l’instauration de la vérité »35.

Or du point de vue mésologique, l’assomption de S en tant que P, c’est la réalité (r = S/P) plutôt que la vérité, laquelle en principe est l’adéquation de P à S. Cela, du moins, c’est la vérité au sens de la science – mais ce sens est idéal et abstrait, car le fait même d’atteindre S est le prédiquer en tant que P ; autrement dit, concrètement, le faire exister en tant que quelque chose, donc, en fait, découvrir une nouvelle réalité (S/P)36. En fin de compte, les deux vérités se rejoindraient donc à mi-chemin dans une démarche inverse ; car, alors que le poème (l’art) libère la Terre de son identité à soi pour l’ouvrir en de nouveaux mondes, la science dissèque le monde pour retrouver la Terre. Et ainsi donc advient, dans un litige indéfiniment recommencé, en ourobore ou plutôt en spirale, mouvante et toujours nouvelle, la réalité des milieux humains. Cela n’est autre effectivement que la vérité, laquelle, concrètement sinon dans l’abstrait, n’est ni S ni P, mais S en tant que P – : la mise en ordre (kosmos) de la Terre en tant qu’un certain monde (kosmos). En somme, c’est la cosmophanie de la Terre, dans cette trajection par les sens, l’action, la pensée et la parole. Dans leur principe ontologique, tel est le dévoilement, telle est la cosmophanie de la réalité qui nous entoure ; et d’ailleurs, c’est bien là au fond ce que montre aussi un physicien comme Bernard d’Espagnat quand il parle de « réel voilé » – expression quasi heideggérienne, et en tout cas mésologique, puisque le « réel », c’est S, qui est toujours « voilé » en tant que P lorsqu’il devient réalité (S/P) ; hormis que la démarche de la science est bien l’inverse de celle de l’art, puisque là où Heidegger parle de dévoilement (ἀ-λήθεια), d’Espagnat parle de voilement ! § 3. La décosmisation des villes Effectivement, dans son principe même, la science est démondanisante. Dans une démarche exactement inverse à celle de l’art, elle démondanise et décosmise (Entweltet, aurait pu dire Heidegger37) ce que l’art avait cosmisé, ouvert en un monde à partir de la Terre. Toutefois, l’art et la science ont en commun et la Terre – cela (S) que vise la science, et à partir de quoi l’art ouvre un certain monde – et le monde – cela (P) qu’ouvre l’art, et dont s’abstrait la science. Ils les ont en commun concrètement, dans un certain milieu (S/P), toujours en un certain lieu. C’est bien de ce fait que l’on a pu soutenir, par exemple, que nous n’aurions « jamais été modernes »38, autrement dit que le dualisme serait un mythe. Or le dualisme n’est pas un mythe, ou du moins pas seulement un mythe ; c’est un certain monde, c’est-à-dire une certaine façon – une certaine Art, un certain en-tant-que 35 Op. cit., p. 84.

36 Bernard d’ESPAGNAT, À la recherche du réel. Le regard d’un physicien, Paris, Dunod, 2015 (1979) ; Le réel voilé : analyse des concepts quantiques, Paris, Fayard, 1994 ; Traité de physique et de philosophie, Paris, Fayard, 2002. 37 Qui, dans Sein und Zeit (Être et temps), parle de démondanisation (Entweltlichung). Ce terme est habituellement rendu par démondisation, mais du point de vue mésologique, la Weltlichkeit est bien mondanité (plutôt que mondéité, comme on le traduit habituellement), en ce sens que, historiquement, c’est le « beau monde » (les élites sociales) et ses « mondanités » qui imposent les prédicats qui font un monde (un kosmos). J’ai détaillé ce processus dans Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010. 38 Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991.


9 – de faire exister les choses, de les faire ek-sister hors de la terre de leur en-soi. Et cela, c’est bien l’art qui l’a fait prime-jaillir. Certes, tout dualiste qu’il soit, le scientifique ne peut jamais s’abstraire lui-même du milieu où il se trouve concrètement, nécessairement. Cela cependant ne change rien à la visée de la science moderne, dont l’objet (S) est effectivement abstrait de son milieu (S/P), même si cette abstraction, concrètement, ne peut jamais être que relative. Et la structure de cette abstraction, c’est bien l’art qui en avait ouvert le monde, comme Panofsky l’a magistralement démontré à propos de la perspective 39 , laquelle, en plaçant l’œil de l’observateur en dehors du tableau, préfigurait le « regard de nulle part » de la science moderne. Ce regard sous lequel le monde a été virtuellement converti en une collection d’objets, c’est bien l’art qui l’a dessillé, avec la costruzione legittima40 du Quattrocento, deux siècles avant que Galilée, Descartes et Newton ne l’actualisent dans ce qui fut la révolution scientifique. Virtuellement en effet, ce regard est négation de tout milieu, abstraction de tout lieu. Et c’est bien ce principe qui, de plus en plus manifestement, a gouverné la spatialité moderne, jusqu’à en arriver dans les années 1920 à cette architecture que Henry R. Hitchcock et Philip Johnson baptisèrent en 1932 international style, autrement dit la répétition des mêmes formes géométriques aux quatre coins de la planète – partout la même chose –, puis, un demi siècle plus tard, à son soi-disant dépassement par le postmoderne, qui n’était en fait que la péroraison du même principe de négation des lieux, aboutissant à faire n’importe quoi n’importe où, pour finir dans l’acosmie radicale de ce que Rem Koolhaas a qualifié de junk space, espace foutoir – non certes pour le bannir, mais au contraire pour le pratiquer cyniquement de plus belle ! Abstraire virtuellement le regard humain du milieu où il est concrètement plongé ne pouvait effectivement aboutir qu’à l’acosmie, à la décosmisation radicale que Heidegger, dès Sein und Zeit (1927), dénonçait sous le nom de démondanisation (Entweltlichung). Pour qu’il y ait kosmos, pour qu’il y ait monde, il faut que l’être qui interprète la Terre en un certain monde soit lui-même pris et partie prenante en cette interprétation. Il faut qu’il existe dans ce monde-là. Or cette appartenance au monde, c’est justement ce qu’a dénié le regard hors-image, le regard hors-monde symbolisé par la « construction légitime » de la modernité. Comme néanmoins l’existence, serait-ce celle du cogito cartésien, est nécessairement, concrètement existence en un certain monde, cette abstraction est foncièrement inauthentique. Et c’est cette divergence entre l’authenticité de la vie concrète et l’abstraction de la construction soi-disant légitime qui a fini, en décosmisant les milieux humains, par les transformer en espace foutoir. C’est dans les villes que cette décosmisation s’est manifestée avec le plus de violence, avec la fin de ce qu’on appelait naguère la composition urbaine, laquelle a laissé place à la prolifération de formes toutes plus indépendantes les unes que les autres. La chose est moins sensible dans les campagnes, mais ce n’est pas seulement parce qu’il y a là plus d’espace et moins de monde, ce qui dilue le phénomène ; c’est surtout parce que, depuis que les villes existent, c’est la ville qui est le nombril du monde. Elle se bâtit, disaient les Romains, autour du mundus, le trou sacré qui met en communication le monde des morts et celui des vifs. Et pour les Grecs, la ville était l’astu, mot de même racine que le verbe être dans plusieurs grandes langues européennes41. En ces temps de 39 Erwin PANOFSKY, La Perspective comme forme symbolique, Paris, Minuit, 1975 (Die Perspektive als symbolische Form, 1927). 40 La « construction légitime » de la perspective. L’expression est de Leon Battista Alberti (1404-1472), dans De pictura (De la peinture), 1435-1436. 41 Astu vient de la racine indo-européenne wes- (séjourner), qui a donné entre autres l’allemand Wesen (un être), gewesen (participe passé de sein, être) et l’anglais was, were (passé de to be, être).


10 cosmicité, la ville était bien le foyer de l’ordre cosmique impliquant l’existence humaine ; et il va donc de soi que la décosmisation moderne se soit exprimée le plus manifestement dans les villes. Or s’il est vrai que l’art ouvre un monde, suffirait-il de donner libre cours aux artistes pour renverser la tendance, et recosmiser la ville ? C’est loin d’être aussi simple, parce que l’espace dans lequel nous vivons aujourd’hui est bel et bien l’espace foutoir qu’a engendré la modernité. Cela ne s’est pas fait en un jour, et cela ne se renversera pas non plus en un jour. Entre le De Pictura d’Alberti (1432), qui instaure la « construction légitime », et le Discours de la méthode de Descartes (1637), qui instaure le dualisme, il s’écoule deux siècles. Or que signifie le dualisme quant à la spatialité ? Ce qu’effectivement symbolisait la construction légitime en abstrayant l’observateur hors de l’image (= hors du milieu). Descartes, lui, le pose ontologiquement : « Puis, examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse (…) je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence et la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle ». C’est l’acte de naissance du sujet moderne, qui dénie toute relation avec quelque lieu, quelque milieu que ce soit. De là naîtra, au siècle suivant, l’individualisme moderne. Mais il faudra encore deux siècles pour en arriver à la Charte d’Athènes (1933, conclusion du IVe Congrès international d’architecture moderne, CIAM), laquelle consacre la « ville fonctionnelle42 », c’est-à-dire non plus un milieu concret, mais une extensio cartésienne abstraite, zonée en fonctions indépendantes les unes des autres. Un espace totalement discrétisé – le contraire de cette concrescence, de ce croître-ensemble (cum crescere) qu’était la composition urbaine. Certes, la Charte d’Athènes exprimait une certaine idéologie, qui n’était pas seule en lice, et qui depuis a été largement contestée. En 1994, la Charte d’Aalborg43 en prenait même explicitement le contrepied. Cela présage un changement du cours de la modernité, mais on ne mesure généralement pas que ce qu’il va falloir changer, c’est jusqu’à la structure ontologique sous-jacente à l’espace foutoir que nos villes sont devenues (hormis quelques icônes aux formes pieusement embaumées). En effet, ontologiquement, ce qui s’exprime dans cet espace-là, ce n’est autre que notre individualisme ; et celui-là, ce n’est pas demain la veille que nous le mettrons au rancart. Alors que faire ? § 4. Ressusciter le génie des lieux ? La première chose à faire, c’est de se rendre compte que le dualisme du paradigme occidental moderne classique – le POMC, que l’on peut emblématiser par les trois figures de Galilée, Descartes et Newton – est dépassé depuis bientôt un siècle dans la reine des sciences elle-même, la physique. C’est ce que reconnaissait Werner Heisenberg lorsqu’il écrivit ce qui suit : « S’il est permis de parler de l’image de la nature selon les sciences exactes de notre temps, il faut entendre par là, plutôt que l’image de la nature, l’image de nos rapports avec la nature. (…) C’est avant tout le réseau des rapports entre l’homme et la nature qui est la visée de cette science. (…) La science, cessant d’être le spectateur de la nature, se reconnaît elle-même comme partie des actions réciproques entre la nature et l’homme. La méthode 42 C’est sous ce titre que Le Corbusier, en 1941, a publié la Charte d’Athènes. 43 Déclaration commune des participants de la conférence européenne sur les villes durables, tenue cette

année-là dans la ville danoise.


11 scientifique, qui choisit, explique, ordonne, admet les limites qui lui sont imposées par le fait que l’emploi de la méthode transforme son objet, et que, par conséquent, la méthode ne peut plus se séparer de son objet »44.

Que la méthode ne puisse plus se séparer de l’objet, n’est-ce pas là découvrir une corrélation qui outrepasse le dualisme ? Dans la mesure où la modernité s’est définie par les effets de la révolution scientifique et de son paradigme dualiste, ce constat de la concrescence du sujet et de l’objet est un véritable dépassement de la modernité. Toutes les sciences, aujourd’hui, qu’il s’agisse des sciences de la nature ou des humanités, sont sommées par la physique d’avoir à dépasser le POMC. Cet dépassement-là, c’est le sens profond de la mésologie, au-delà du champ de la seule Umweltlehre d’Uexküll, mais bien dans la même optique. Il s’agit en particulier de mettre au clair une ontologie et une logique proprement mésologiques, ce qu’Uexküll, en naturaliste qu’il était, ne pouvait que négliger. En revanche, la mésologie (fûdoron 風土 論) de Watsuji Tetsurô (1889-1960), qui était philosophe, a mis en avant un concept essentiel à cet égard : la médiance (fûdosei 風土性), qui est définie dès la première ligne de Fûdo (1935)45 comme « le moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機). La médiance, en d’autre termes, c’est le couplage dynamique, ou si l’on veut le contrepoint, entre l’humain et son milieu. Du reste Uexküll, de son côté, parlait dans le même sens de « contre-assemblage » (Gegengefüge) entre l’animal et son milieu. S’agissant des milieux humains, la médiance ne se limite évidemment pas aux écosystèmes. Elle n’est pas seulement écologique, elle est éco-techno-symbolique. C’est bien la médiance (il est vrai sans ce concept) qui fonde ontologiquement la thèse du corps social, mise en avant par Leroi-Gourhan dans son interprétation de l’émergence de notre espèce 46 ; à savoir l’extériorisation, sous forme de systèmes techniques et symboliques, de certaines des fonction initiales du corps animal de nos ancêtres primates. Plutôt que de corps social, la mésologie quant à elle parlera de corps médial, car le système ainsi extériorisé n’est pas seulement technique et symbolique, il est écotechno-symbolique. C’est notre milieu. Contrairement à notre corps animal, qui est individuel et discrétisable, notre corps médial est nécessairement collectif. Il nous est commun – c’est le commun de tous les communs47. Ce couplage dynamique des deux moitiés de notre être, notre corps animal et notre corps médial, autrement dit notre médiance, il nous est absolument essentiel ; car néotènes48 que nous sommes – et nous le sommes de plus en plus –, nous ne saurions vivre sans notre corps médial.

44 Werner

HEISENBERG, La nature dans la physique contemporaine (Das Naturbild der heutigen Physik, 1955), Paris, Gallimard, 1962, p. 33-34. 45 Dont on pourra lire ma traduction : Fûdo, le milieu humain, Paris, CNRS, 2011. NB : Watsuji est le patronyme. 46 Dans Le Geste et la parole, op. cit.. 47 Sur ce thème des communs, l’on pourra lire Pierre DARDOT et Christian LAVAL, Commun. Essai sur la révolution du XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014 ; et Jean TIROLE, Économie du bien commun, Paris, PUF, 2016. 48 La néoténie a d’abord été définie en zoologie comme la capacité, pour un être vivant, de se reproduire avant le complet développement somatique, p. ex. dès le stade larvaire. Appliquée à l’humain, elle signifie le retard de notre développement somatique en comparaison des autres animaux. Autrement dit, l’humain met plus longtemps à devenir adulte ; et en fait, individuellement, il peut toujours moins se passer de son corps médial éco-techno-symbolique, lequel se déploie de jour en jour.


12 Or l’essence de l’individualisme moderne, c’est d’avoir forclos notre corps médial. De l’avoir locked out49, comme si nous pouvions nous en passer, alors que nous en dépendons chaque jour davantage. Cette forclusion, c’est l’inauthenticité structurelle des modernes, qui se traduit par un double fétichisme : celui du sujet individuel d’une part, et d’autre part mais corrélativement, celui de l’objet discrétisé (particulièrement de l’objet marchand, abstrait de son coût social et environnemental). Devant cette inauthenticité croissante, notre devoir ontologique est de reconnaître notre médiance. Ne serait-ce que du point de vue écologique – en prenant conscience de notre empreinte écologique, qui n’est autre que l’empreinte de notre corps médial –, nous ne saurions le négliger plus longtemps si nous ne voulons pas que notre glorieux anthropocène ne se conclue en extinction de notre propre espèce. Or cette forclusion moderne de notre corps médial a un effet dévastateur pour ce qui nous concerne aujourd’hui : la possibilité qu’une œuvre d’art anime un milieu, plus particulièrement une ville50. Pour animer un milieu à partir d’un lieu, il faut en effet que l’on y sente ce que nos ancêtres appelaient « génie du lieu », genius loci. Et pour cela, il faut que ce génie du lieu soit vivant. Or ce que l’abstraction moderne a forclos, c’est justement le lien qui faisait vivre les lieux. Ce lien en effet, c’était et ce n’est autre que la médiance humaine, exprimée chaque fois dans les systèmes techniques et symboliques propres à la société concernée. Le génie du lieu, c’était une focalisation locale de la vie du corps médial. Certes, forclore notre médiance, ce n’est pas la supprimer ; c’est seulement nous la dissimuler. Le génie de l’œuvre d’art peut toujours la faire réapparaître, la réaliser (ἀληθεύειν) en tant que quelque chose (S/P) ; mais dans le contexte de l’espace foutoir, cette réalisation (ἀλήθεια) est assourdie par le vacarme des fétiches alentour. Privée des « contrepoints » dont parlait Uexküll, l’œuvre risque toujours de n’être qu’un fétiche de plus, directement concurrencé par les autres, proliférant à qui mieux mieux dans le capharnaüm l’espace foutoir. Alors que faire ? Que peut proposer la mésologie ? α- La mésologie répondra d’abord qu’il n’y a pas de recette miracle, et surtout pas de recette passe-partout. Par définition en effet, les solutions en ce domaine ne peuvent être que locales, appropriées, casuelles. Chaque fois nouvelles. Déployer le génie d’un lieu par une œuvre d’art exige avant tout de sentir, de ressentir la singularité de ce lieu. Pour les Romains, le genius était un dieu particulier, un génie propre à chaque être – homme, animal, plante ou chose –, propre à chaque lieu dans l’espace et, dans le temps, propre à chaque état de l’être. Nous ne croyons plus à ces divinités, mais cela ne change rien au sens profond de la question : le génie du lieu, c’est sa singularité, aux antipodes de l’« espace universel » des modernes, qui aujourd’hui s’est transformé en espace foutoir. β- La mésologie répondra ensuite que la médiance, ce « moment structurel de l’existence humaine », est toujours là, sous-jacente à la réalité, même si nous l’avons forclose. Elle ne peut pas ne pas être là, puisque nous sommes en vie et que nous sommes humains, dans le couplage dynamique de notre corps animal et de notre corps médial. Ce qui nous entoure, notre milieu, ce ne sont pas des objets (S), ce sont des choses (S/P), dont la qualité de choses est fonction de notre être même. C’est notre être même qui leur donne leur Ton, comme le disait Uexküll à propos de l’animal et des choses de son Umwelt, c’est-à-dire qui les fait exister en tant que quelque chose (als etwas). Ce que pourrait faire l’art à la ville, donc, ce serait d’y créer des œuvres qui 49

Forclore vient du latin foris claudere, mettre dehors et fermer la porte (de notre conscience). J’ai détaillé le rapport entre cette forclusion de notre corps médial et l’évolution de notre habitat dans Histoire de l’habitat idéal, op. cit. 50


13 déploieraient la tonalité, la Stimmung de ce couplage, et qui, de ce fait même, déploieraient le génie des lieux. γ- Étant donc entendu que ce que l’art peut faire à une ville sera toujours singulier, local, irréductible à un modèle, je n’en chercherai nulle part le modèle, mais plutôt le principe, lequel ne sera autre que de déployer cette tonalité forcément singulière dans des formes nouvelles. Cela, je l’appelle l’expression créatrice51. Et pour cela, je n’irai pas trouver l’inspiration dans des écrits tels que Junkspace52, mais plutôt chez des créateurs qui ont cherché à exprimer par des formes nouvelles la tonalité, la Stimmung, le génie des lieux qu’ils aménagaient. En japonais, le classique parmi les classiques de l’art des jardins, le Sakuteiki de Tachibana no Toshitsuna (1028-1094)53, prônait déjà cette même expression créatrice. Il parlait justement, dès les premières lignes, de cette tonalité, qu’il appelait « vent-sentiment », fuzei 風情54. Qui plus est, il en parlait comme d’une identification entre le génie du lieu (fuzei) et le génie de l’aménageur (fuzei). Alors, comment suggérait-t-il de le déployer, ce fuzei où trajectaient la Terre et son interprétation humaine ? Voyons d’abord le texte original55 : « Pour dresser les pierres (i.e. faire un jardin, AB), l’on doit avant tout se pénétrer des principes : Premièrement, en accord avec le relief et en se conformant à l’aspect de l’étang, pour chaque lieu comme il se présente, on examinera toutes les possibilités de rendre au mieux son génie (fuzei), en gardant à l’esprit les paysages naturels et en tâchant d’en rendre au plus près les lieux divers. Item, on fera le jardin en prenant modèle sur la manière des maîtres du passé, tout en exprimant son propre génie (fuzei) et en tenant compte de la volonté du maître des lieux. Item, on fera le jardin en assimilant et en harmonisant aux conditions locales les traits essentiels (ôsugata 大姿) de divers sites renommés, dont on aura fait siens les lieux intéressants ».

Puis, comme on pratiquait autrefois la prosopopée, faisons dire à Toshitsuna la même chose, mais dans le langage d’aujourd’hui : Pour aménager un lieu, il faut avant tout se pénétrer de son sens. Premièrement, le génie (fuzei 風 情 ) du lieu et le génie (fuzei) de l’aménageur, qui sont également précieux, doivent s’allier harmonieusement. L’aménageur doit déployer imagination et sensibilité non moins pour créer que pour découvrir la tonalité du lieu qu’il aménage.

51

C’est ce que j’ai mis en avant dans Médiance. De milieux en paysages, Paris, Belin/RECLUS, 1990, 2000. Rem KOOLHAAS, Junkspace, October, vol. 100, Obsolescence (printemps 2002), p. 175-190. 53 Le Sakuteiki 作庭記, Notes sur l’art des jardins, est un court recueil de préceptes que l’on attribue à un noble de la cour de Heian, Tachibana no Toshitsuna. Transmis secrètement pendant des siècles, le Sakuteiki est devenu plus tard un classique. On le reconnaît aujourd’hui non seulement comme représentatif du style architectural antique shinden zukuri 寝殿造り, mais comme exprimant certains principes fondamentaux de l’art des jardins – et à mes yeux de tout aménagement d’un milieu humain. 54 En japonais, la notion qui correspond habituellement à genius loci est chirei 地霊. Hitodama 人魂 semble à première vue correspondre à « génie humain », mais signifie en fait « feu follet ». 55 Je traduis les premières lignes du Sakuteiki d’après le texte reproduit dans Sakuteiki. Taiyaku sakuteiki, Nihon zôen sekkei jimusho rengô Kansai shibu, Ikeda-shi, 1977. Je reprends ci-après certains passages de deux de mes ouvrages : Le sauvage et l’artifice, op. cit. et Médiance, op. cit.. 52


14 Item, le génie du lieu et le génie de l’aménageur, bien que particuliers, s’insèrent l’un et l’autre dans un milieu physique et social. L’aménageur tiendra le plus grand compte de ce milieu. Item, le milieu s’exprime d’abord par une demande sociale directe : ce sont les volontés du donneur d’ordre, dont l’aménageur doit forcément tenir compte. Pour cela, il lui faudra faire jouer au meilleur coût les moyens disponibles en déployant toutes les ressources de la raison calculatrice. Celle-ci, néanmoins, n’est qu’un instrument, pas un orient. Item, le milieu se traduit aussi dans un certain écosystème, dont l’aménageur devra veiller à ne modifier qu’harmonieusement les agents. Il prendra grand soin de circonscrire les effets des perturbations que ses travaux provoquent, en les compensant au besoin par l’introduction de facteurs correctifs. En cela, il déploiera l’intelligence de la nature des choses ; car tel est l’orient de la science : le Vrai. Item, l’aménageur n’en doit pas moins tenir compte de la demande sociale latente, qu’il interprétera d’après les valeurs esthétiques et éthiques dont l’environnement déjà construit est l’une des manifestations. En outre, non moins qu’à la présence des choses, il doit être sensible aux représentations que la société concernée se fait de ces choses. En cela, il déploiera le champ des valeurs sociales ; car tel est l’orient de la morale : le Bien. Item, l’aménageur doit garder à l’esprit les formes maîtresses (ôsugata 大姿) des paysages de mémoire collective que lui évoquent les lieux à aménager, de manière à pouvoir y exprimer ces formes par voie de métaphore. Au moyen de telles prises, il articulera le paysage local aux motivations paysagères de la société concernée. Il lui faudra donc en reconnaître les motifs, ce pourquoi il sondera l’histoire des goûts de cette société. En poursuivant l’histoire de ces motifs par des formes nouvelles, l’aménageur pourra simultanément valoriser le milieu au sein duquel son œuvre s’insère, et y faire ressortir le lieu particulier qu’il aménage ; car tel est l’orient de l’art : le Beau. Voilà quels sont, du point de vue de la médiance, les principes de l’expression créatrice. Palaiseau, 7 octobre 2016. Né en 1942 à Rabat, géographe, orientaliste et philosophe, Augustin Berque est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris), où il enseigne la mésologie. Membre de l’Academia europaea, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie. Site : mesologiques.fr.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.