"Paysage" in Le dict. des Sc. Humaines

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(9.5.04). Paru dans Sylvie MESURE et Patrick SAVIDAN (dir.) Le Dictionnaire des sciences humaines, Paris, PUF, 2006, p. 856-858.

PAYSAGE Les sciences humaines ont longtemps négligé ce fait, pourtant humain, que la notion de paysage n’existe pas dans toutes les cultures. Avant la Renaissance, par exemple, l’Europe ignorait aussi bien le terme « paysage » que les « paysages » en peinture. N’existant ni toujours ni partout, « le » paysage ne peut donc pas être considéré comme un objet universel. C’est par un double biaisement, ethnocentrique et anachronique à la fois, que l’on a pu faire du paysage un tel objet. Ce biaisement appliquait aux sciences humaines – qui doivent considérer non seulement des objets, mais la relation de sujets humains avec ces objets - un point de vue qui est celui des sciences de la nature. Pour celles-ci en effet, telle l’écologie du paysage, le problème susdit ne se pose pas : le paysage étant pour elles la forme de l’environnement, il existe partout et toujours ; on parlera donc au même titre des paysages de la savane, de la toundra, etc. C’est ainsi que la géographie humaine a traditionnellement employé le terme. Objet scientifique, voire revendiqué comme l’objet même de la géographie, le paysage pouvait donc s’observer au même titre dans tous les milieux. Même les disciplines qui font des représentations leur objet – l’histoire de l’art et les études littéraires au premier chef – ont eu pendant longtemps une attitude analogue : elles n’ont pas problématisé comme telles la présence ou l’absence de représentations paysagères. Les spécialistes de la peinture chinoise ont ainsi pu souligner l’importance du paysage dans cette tradition, sans que « le » paysage devienne pour autant problématique : un tel fait pouvait bien caractériser la civilisation chinoise, il ne mettait pas en cause la notion même de paysage. C’est cette notion même que l’on mettra ici en cause, en posant d’emblée deux principes : le paysage est irréductible à un objet ; mais on ne peut pas non plus le réduire à une représentation subjective, car il est bien, aussi, la forme d’un environnement, tel que celui-ci est concrètement vécu, perçu et conçu par une certaine société. D’où ce troisième principe : ni proprement objective, ni proprement subjective, la réalité du paysage est trajective ; c’est-à-dire qu’elle est instituée par la relation entre un sujet - individuel ou collectif, présent ou passé - d’une part, et d’autre part l’environnement de ce sujet. Cette relation n’est pas nécessairement paysagère. « Le paysage » n’en est qu’une modalité contingente, parmi bien d’autres possibles. Les sciences humaines doivent donc adopter des critères pour spécifier cette relation. Pour que l’on puisse à bon escient parler de paysage, il faut, par ordre de discrimination décroissante, qu’existent dans la société concernée : 1. des traités de paysage, telle l’Introduction à la peinture de paysage de Zong Bing, écrite vers 440, premier exemple du genre ; 2. un ou des mots signifiant « paysage » ; 3. des représentations picturales de paysage ; 4. des évocations littéraires de paysage (orales ou écrites) ; 5. des jardins d’agrément. En l’absence de tels critères, de quoi peut-on parler ? De ce dont parle la société concernée, c’est-à-dire des termes dans lesquels se manifeste son propre monde. Il en existe autant que de cultures, et un concept plus général s’impose donc : la cosmophanie, qui est cette manifestation d’un certain monde. Dans la cosmophanie romaine, par exemple, les cinq critères du paysage ne sont pas tous là : si les critères 3 à 5 y sont avérés, le second est improbable, et le premier absent ; ce qui veut dire que les Romains n’avaient pas conscience du paysage comme tel. Il avaient conscience d’autre chose, qu’il revient au latiniste de qualifier, en spécifiant par exemple ce qu’ils entendaient par l’aménité d’un locus amoenus. Dans l’Europe médiévale, seul le critère 5 est avéré, le quatrième étant discutable ; c’est que l’orthodoxie augustinienne avait, entre-temps, détourné le regard chrétien vers l’intériorité de la conscience, condamnant le spectacle du monde au moment même


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