Penser le milieu – Renaturer la culture, reculturer la nature, avec Augustin Berque –

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Penser le milieu – Renaturer la culture, reculturer la nature, avec Augustin Berque – par L. Duhem, J.-M. Ghitti, B. Lanaspèze et Ch. Younès Séminaire du 20 février 2016, couvent Sainte Marie de la Tourette

Le couvent dominicain Sainte Marie de la Tourette, dans la commune d’Éveux (Rhône), est connu entre autres pour son architecture, l’une des œuvres les plus célèbres de Le Corbusier. Il accueille régulièrement des rencontres intellectuelles. Organisé sur la proposition du Père Christophe Boureux, « théologien jardinier » chargé de la gestion paysagère et forestière du parc de 70 ha qui s’étend autour du couvent de La Tourette, le séminaire du 20 février 2016 portait sur la mésologie professée par le géographe, orientaliste et philosophe Augustin Berque (1942-) dans le fil de l’Umweltlehre d’Uexküll et du fûdoron de Watsuji. Le naturaliste germanobalte Jakob von Uexküll (1864-1944) fut l’un des fondateurs de l’éthologie et le précurseur de la biosémiotique. Il a posé et prouvé expérimentalement que le milieu (Umwelt) n’est pas réductible à l’environnement (Umgebung), car ce n’est pas un donné brut mais un construit, élaboré par l’interprétation sémantique et active que le vivant, en tant que sujet, fait de cette matière première. Le philosophe japonais Watsuji Tetsurô1 (1889-1960) a fondé sur le même principe sa théorie des milieux humains : le milieu (fûdo) n’est pas l’environnement naturel (shizen kankyô), car il suppose l’interprétation qu’en fait historiquement le sujet humain. Ainsi la mésologie, science du milieu, n’est pas l’écologie, science de l’environnement. On peut la définir comme une phénoménologie de l’environnement et une bioherméneutique. Autour de Christophe Boureux et d’Augustin Berque, le séminaire a réuni quatre philosophes : Ludovic Duhem, Jean-Marc Ghitti, Baptiste Lanaspèze et Chris Younès, dont on trouvera ci-après les communications, dans le même ordre alphabétique : I. Mésologie et technologie, par Ludovic Duhem (pages 2-30) II. Les logiques de la relation, par Jean-Marc Ghitti (pages 31-42) III. Méchante colline. Le nouveau sol de la subjectivité, par Baptiste Lanaspèze (pages 43-51) IV. Mésologie et métamorphose des milieux habités à l’ère de l’anthropocène, par Chris Younès (pages 52-56-)

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Dans tout ce dossier, les noms japonais sont donnés dans leur ordre normal : patronyme avant le prénom.

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I Mésologie et technologie par Ludovic Duhem 1. Penser au milieu : motif de la rencontre Le titre de mon intervention, « Mésologie et technologie », désigne la possible rencontre entre la « mésologie » d’Augustin Berque et la « technologie » de Gilbert Simondon. Malgré toutes les nuances nécessaires, cette possibilité est fondée sur la convergence à la fois ontologique, épistémologique et logique de deux philosophies cherchant à penser la réalité à travers le milieu pour dépasser les apories de la métaphysique occidentale. Mais la convergence n’est pas le motif principal de la rencontre proposée ici, elle sera considérée dans cette étude comme un postulat initial dont la légitimité s’affirmera au fur et à mesure du questionnement. Il s’agit plutôt de montrer la complémentarité entre la pensée de Berque et la pensée de Simondon en posant le problème de la technologie à la mésologie, c’est-à-dire en cherchant à comprendre quelle est la place, la fonction et le sens de la technique pour une « science2 » qui étudie les milieux en général et les milieux humains en particulier, ces derniers étant définis comme inséparablement éco-techno-symboliques. À titre d’hypothèse, la position médiane de la technique dans cette définition, précisément placée « au milieu », entre l’écologique et le symbolique, pourrait constituer le point de départ d’une compréhension de la « médiance3 » technique, c’est-à-dire de la technique saisie en tant que milieu et en tant que médiation entre milieux. Or c’est précisément en ce sens que Simondon propose de repenser la technique contre l’utilitarisme de la pensée moderne mais aussi contre le dualisme classique qui le fonde. Car 2

Le statut épistémologique de la « mésologie » reste assez ouvert dans les ouvrages et les articles d’Augustin Berque. Si elle n’est plus la science positiviste proposée au XIX e siècle par Charles Robin, elle est tantôt définie comme un « point de vue », tantôt comme un « champ virtuel de disciplines constituées », tantôt comme une « science » générale articulant les sciences de la nature (physique, chimie, géologie, biologie, écologie) et les sciences humaines (géographie, histoire, psychologie, sociologie, anthropologie). En tant que science générale fondée sur un postulat « ontogéographique », une épistémologie relationnelle et une logique du tiers inclus, la mésologie ne reprend pas l’idée d’une « science philosophique » visant le Savoir absolu (à la manière de Hegel), mais plutôt celle d’une philosophie inter-scientifique pouvant rappeler ce que la cybernétique a tenté de réaliser naguère et plus encore ce que Simondon a proposé sous le nom d’ « allagmatique » et qui vise à unifier sciences de la nature et sciences humaines selon un encyclopédisme génétique ouvert. Cette question du statut épistémologique de la mésologie mériterait un développement autonome impossible à entreprendre ici. Toutefois, en tant que la mésologie vise aussi à transformer les sciences positives – notamment l’écologie – en proposant un changement radical de paradigme, elle devrait poser le problème de son axiomatisation et de sa formalisation – ce que Berque a initié à travers la formulation d’une logique des milieux ou « méso-logique ». 3 La « médiance » est définie par Berque comme le « sens d’un milieu ; à la fois tendance objective, sensation/perception et signification de cette relation médiale. » (cf. Augustin Berque, Médiance. De milieux en paysages, Paris, Belin, 2000, Appendice, p. 48). Si la notion de « médiation » ne se trouve pas dans cette définition puisqu’elle appartient plutôt au langage et à la pensée de Simondon, elle n’entre cependant pas en contradiction avec la définition de la médiance ni avec l’esprit relationnel qui la gouverne comme « point de vue » (on peut ainsi noter que Berque propose dans un article une définition du milieu comme « ensemble de médiations » : « le milieu est une entité relationnelle, construite par les médiations diverses qui s’établissent entre ses constituants subjectifs autant qu’objectifs. (…) L’ensemble de ces médiations – le milieu, donc – est animé d’un certains sens, qui fait que le milieu évolue. J’appelle ce sens médiance (…). » (cf. Augustin Berque, « Paysage, milieu, histoire », in Cinq propositions pour une théorie du paysage, Paris, Champ Vallon, 1994, p. 27). « Médialité » aurait pu être une proposition acceptable pour éviter la déformation de la définition initiale, mais il est préférable de ne pas introduire un néologisme n’appartenant à aucun des deux auteurs cités.

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la reconnaissance de la valeur ontologique, épistémologique et fonctionnelle du milieu pour penser la technique exige de sortir de l’utilitarisme imposé par le paradigme du travail, dans la mesure où un tel paradigme réduit la technique à un ensemble de moyens utiles à la réalisation d’une fin, celle-ci étant considérée comme antérieure et supérieure à l’ensemble des moyens mobilisés. De ce primat de la finalité résulte en fait une véritable occultation de la réalité technique, c’est-à-dire des conditions et des phases de sa genèse, des éléments et des relations de son fonctionnement, des significations et des valeurs qu’elle porte en elle-même. Mais l’utilitarisme ne serait que mis entre parenthèses par une telle critique du paradigme du travail si le dualisme sur lequel il repose n’était pas lui aussi dépassé. Outre l’opposition entre moyens et fins, c’est en effet toute la série des oppositions classiques entre nature et culture, forme et matière, sujet et objet, être et devenir, que Simondon propose de dépasser pour connaître la technique à travers le milieu dans lequel elle s’insère, qu’elle participe à constituer et qui lui confère son mode d’existence propre. C’est sans doute ce combat contre l’utilitarisme philosophique que les pensées modernes de la technique, de Marx à Heidegger compris, n’ont pas su accomplir jusqu’au bout, et ce, malgré leur critique fondamentale de la métaphysique et leur méditation des effets de l’industrie sur la pensée et l’action humaines. Si donc un « dépassement de la modernité » est nécessaire comme Berque le soutient, il devrait passer par la réhabilitation de la technique proposée par Simondon. Car l’enjeu de cette réhabilitation est non seulement de penser la technique hors de l’utilitarisme moderne et selon sa relation constitutive au milieu (naturel et humain), mais aussi de lutter contre l’aliénation culturelle produite par la méconnaissance de la technique en général et surtout par la méconnaissance de la machine à l’époque des ensembles industriels et des réseaux informationnels. En ce sens, le projet de « renaturer la culture et reculturer la nature » propre à la mésologie de Berque serait d’une part incomplet sans l’intégration de la technique et dans la culture « renaturée » et dans la nature « reculturée » ; et d’autre part, il risquerait d’être impuissant en voulant dépasser l’opposition entre humanisme et naturalisme contre le technicisme moderne, sans dépasser cette autre opposition problématique entre humanisme et technicisme – ce que Simondon réclamait de son côté et tentait de résoudre en proposant une « technologie réflexive ». Au delà de la « technologie » comme domaine anthropologique et comme application de la science, la technologie réflexive a ainsi pour ambition non seulement la réalisation d’une interscience par l’approfondissement du sens de l’évolution des techniques, mais elle vise surtout le rétablissement de l’unité de la culture ; car la culture est aujourd’hui scindée par l’opposition entre culture littéraire et culture scientifique, limitée par la divergence entre science et éthique, et morcelée par la spécialisation disciplinaire dans la recherche comme dans l’éducation. Autrement dit, l’enjeu du dépassement de la modernité serait celui de constituer une culture complète, réellement universelle, où nature, technique et symbole sont en synergie, en vue de proposer une alternative durable à la logique destructrice globale qui gouverne notre époque : celle de la mondialisation capitaliste qui met en péril l’avenir de l’être humain sur Terre et que l’on appelle désormais, par l’impact géologique de son existence technique sur toute la planète, l’« Anthropocène ». Tel est en tout cas le sens à venir de la rencontre que j’aimerais initier ici en traitant en premier lieu la question de la technique du point de vue de la mésologie, principalement dans Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains ; en analysant en second lieu la relation entre milieu et technique chez Simondon et chez Berque à travers le cas spécifique de la machine de l’industrie moderne ; en proposant en troisième lieu les linéaments d’une mésologie technologique, conçue comme préalable à une éthique qui puisse se vivre à la manière d’une sagesse concrète, hors de tout rapport substantialiste ou utilitariste à la Terre.

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1. La question de la technique dans la mésologie d’Augustin Berque 1. 1. Ontologie, géographie et technique Qu’en est-il de la technique pour la mésologie ? La réponse semble aller de soi dès les premières lignes d’Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains4, lignes dans lesquelles Berque formule un constat qui va structurer tout son développement : « Il manque à l’ontologie une géographie, et à la géographie une ontologie 5. » À l’évidence, la priorité énoncée par un tel constat n’est pas de réhabiliter la technique et encore moins de lui faire jouer un rôle décisif dans l’explication de ce manque. Cela se justifie par le fait que l’espace, ou plus précisément la « question du là, ou de l’y de l’il-y-a6 », est pour Berque à la fois le commencement de la géographie et de l’ontologie, et constitue à ce titre le principe de leur rencontre dans la mésologie. Le postulat « ontogéographique » adopté pour parvenir à sceller cette rencontre exprime par conséquent ce primat accordé à l’espace : si l’être de l’humain est géographique, c’est qu’il se définit avant tout par la relation aux lieux selon lesquels son existence se déploie. La technique ne serait pas autre chose en ce sens qu’un ensemble de moyens pour matérialiser le déploiement de l’existence humaine à travers l’aménagement physique de l’étendue terrestre, la transformation esthétique de l’environnement et l’exploitation économique des ressources de la nature. Sans être niée ni tout à fait négligée, la technique serait donc ramenée classiquement à une modalité instrumentale de la relation de l’être humain à l’espace et n’engagerait que secondairement son existence propre. Mais la thèse défendue par Berque est plus subtile que l’affirmation inconditionnelle du primat de l’espace pour penser l’existence humaine 7. Dans une autre formulation du postulat « ontogéographique » proposée dans l’Introduction, on peut lire ainsi que « l’être de l’humain se grave (graphein) dans la terre (gê), et qu’il en est en retour gravé dans un certain sens 8 ». Bien que Berque précise immédiatement que « ce sens est géographique » – ce qui réaffirme la géographicité de l’être exprimée dans la première formulation –, cette seconde formulation apporte en fait une double modification du postulat initial : d’une part, en affirmant que l’être de l’humain se grave dans la terre, c’est la technique en général qui est convoquée, en tant que le graphein renvoie non pas à la simple trace du corps propre qui se déplace dans l’étendue physique mais au fait ontologique d’inscrire sur le support terrestre ce que l’humain est en tant qu’être. Car cette inscription n’est pas une simple contingence, elle est ce qui fait l’« humanité » de l’être humain, dans la mesure où « être » pour l’humain, c’est exister (eksister), être hors-de-soi, mais au sens précis d’être-hors-de-soi selon l’inscription9. En ce sens, 4

Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, (1999), 2009. Augustin Berque, op. cit., p. 9. 6 Augustin Berque, op. cit., p. 10. Noté désormais Écoumène. 7 Par « primat de l’espace », il ne faut pas entendre un matérialisme naïf ni un réductionnisme physicaliste, ce qui serait en opposition complète avec le point de vue mésologique. Corrélativement, si la mésologie cherche à sortir de la « forclusion de la Terre » ce n’est pas pour l’absolutiser comme support substantiel mais pour affirmer que « la terre est humaine, et l’humanité terrestre » comme Berque le dit explicitement. 8 Écoumène, p. 13. 9 Berque précise un peu plus loin que « certains animaux peuvent par exemple, comme les termites ou les madrépores, modifier substantiellement l’étendue par leurs édifices ; mais leur essence n’est pas d’être géographiques ; elle est seulement de vivre quelque part sur la terre et d’y laisser des traces, lesquelles sont en rapport direct avec la localisation physique, présente ou passée, de leur corps même. » (p. 13) Il faudrait donc distinguer la « trace » animale qui est en « rapport direct avec la localisation physique » du corps propre – y compris dans la construction des édifices comme les fourmilières et les termitières –, de la « gravure » humaine qui « va bien au delà de la définition physique de notre corps » dans la mesure où « il y va en nous-mêmes de la terre entière » et pas seulement de l’environnement immédiat. À ce sujet, une discussion importante serait à mener entre Berque et Derrida sur la question de la trace, de l’empreinte, du graphein, surtout à l’horizon de la critique du « métabasisme » que Berque attribue à Derrida ; ce « métabasisme » consistant en une « clôture du signe sur lui-même » et en une « forculsion de ce fondement qu’est la Terre » (Augustin Berque, La pensée paysagère, Paris, Archibooks, 2008, p. 31). Cette discussion pourrait s’appuyer sur De la grammatologie 5

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il faut comprendre l’inscription non pas comme un moyen de concrétiser l’humanité de l’être ni comme une modalité d’existence de l’être en tant qu’être humain, mais comme ce qui fait que l’être de l’humain n’est pas autre chose que ce qui s’inscrit et qui en retour en est gravé. D’autre part, l’inscription hors de soi de l’être de l’humain n’est pas une négation de tout être de l’humain, au contraire, en inscrivant hors de lui ce qu’il est et qu’il n’est pas avant de l’inscrire, l’être humain se lie à l’espace du support (la terre) qui le relie à lui-même comme sens de cette inscription ; c’est cette relation qui le détermine en lui-même et que l’on pourrait considérer comme ontologiquement première. Ainsi, au lieu de faire de l’espace le principe ou l’essence et de la technique l’accident ou l’expression, Berque ouvre la possibilité d’une codétermination de l’existence humaine où l’être de l’humain est le sens de son inscription géographique, donc celui de la relation de la technique et de l’espace qu’il signifie par son existence même. En d’autres termes et pour le dire avec Berque, il est incontournable de reconnaître que l’existence humaine « consiste aussi, et nécessairement, dans les institutions et les constructions (…) des systèmes sociaux et techniques » et qu’elle n’est « pas moins que cela10 » ; ce qui signifie que ce n’est pas là un simple constat empirique issu d’une étude des modes d’inscription de l’être humain sur la terre mais bien l’affirmation ontologique que toute amputation de ce qu’il inscrit hors de lui serait une négation de ce qu’il est comme être. Partant, cette inscription de la technique dans la définition ontologique de l’existence humaine se retrouve logiquement dans celle de l’écoumène (objet d’étude de l’ouvrage). En effet, l’écoumène est définie par Berque comme « la relation à la fois écologique, technique et symbolique de l’humanité à l’étendue terrestre11. » Selon cette définition, la technique est bien inséparable de l’existence humaine, elle participe pleinement de ce en quoi « la terre est humaine, et terrestre l’humanité » comme Berque le dit aussi. Mais à elle seule, la technique n’est pas la manière proprement humaine d’habiter la terre, dans la mesure où la technique n’existe que relativement aux deux autres dimensions de l’ensemble écouménal que sont l’écologique et surtout le symbolique. Du point de vue mésologique, ce serait donc commettre un contresens que d’accorder un privilège ontologique exclusif à la technique, sous prétexte qu’elle doit être inscrite dans la définition de l’être de l’humain – mais l’exclure, au profit du seul symbolique par exemple, serait une négation de l’humanité de l’être humain –. Pourtant, la technique n’est jamais étudiée pour elle-même dans les trois parties qui forment le corps de l’ouvrage. Ni la seconde partie consacrée à « l’humanisation des choses », ni les différents chapitres traitant chacun d’une notion spécifique ne sont dédiés à la technique. Il en va sans doute ainsi parce que la technique traverse l’ensemble de l’étude des milieux humains et qu’il n’est pas nécessaire qu’elle soit traitée comme une question autonome. Cette position se justifie en effet par le point de vue mésologique, lequel implique de ne pas séparer la question de la technique de la question écologique et de la question symbolique – pour les humains comme pour les choses ainsi que nous le verrons plus loin. Mais cela implique deux types de difficultés : d’une part, sans étude de la technique en elle-même, il est difficile de comprendre son statut ontologique réel et son rôle précis dans la (Minuit, 1967) et sur « La pharmacie de Platon » paru dans La dissémination (Seuil, 1972). Il en ressortirait certainement une proximité plus grande que la position de Berque ne peut le laisser accroire (cette proximité n’abolissant pas les différences), attendu que Derrida a cherché à « déconstruire » l’ensemble de l’héritage de la métaphysique (de la présence) et donc à dépasser toute forme de clôture, de forclusion, d’absolutisation, d’arraisonnement et d’autonomie du concept comme de la pensée, du logos comme de l’anthropos. La déconstruction du « logocentrisme » proposé par Derrida à l’aide du concept d’« écriture » est à cet égard, si ce n’est analogue, du moins convergent avec les positions défendues par Berque, au moins quant à ce que Derrida appelle le « refoulement onto-théologique de la trace » dans l’esprit occidental. L’idée même que « la pensée de la différence ne peut ni se dispenser d’une topique ni accepter les représentations courantes de l’espacement » défendue par Derrida dans « La scène de l’écriture » n’est pas sans rapport avec la distinction et l’articulation entre topos et chôra proposée par Berque (cf. Jacques Derrida, Écriture et différence, Seuil, 1967, p. 304). 10 Écoumène, p. 14 pour la première citation et p. 15 pour la seconde. 11 Écoumène, p. 17. Je souligne.

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constitution des milieux humains, et, d’autre part, cela empêche de penser la technique en tant que milieu. Il existe ainsi une certaine tension interne à l’ouvrage – et peut-être à la mésologie en général dans son développement actuel – quant à la question de la technique ; on en trouve l’expression récurrente dans les analyses proposées dans chaque partie de l’ouvrage. 1. 2. La technique et le lieu Dans la première partie, l’analyse du lieu, du monde et de l’univers, montre un rapport ambivalent à la technique. Pour penser le « lieu », Berque commence par poser une distinction entre « lieu existentiel » et « espace abstrait » en suivant l’opposition classique entre « chôra » et « topos ». Selon lui, la « chôra » implique l’appropriation, ou plus précisément, « l’imprégnation réciproque du lieu et de ce qui s’y trouve » ; tandis que le « topos » est un espace abstrait indifférent à la chose, le lieu se définissant indépendamment de la chose. Cette distinction se précise ensuite avec l’examen de la « chôra » au sens de Platon et du « topos » au sens d’Aristote : « chôra » désigne un « lieu géniteur », un « lieu dynamique », une « ouverture » à partir de laquelle advient quelque chose de « différent » ; tandis que « topos » désigne un lieu fermé, une limite qui « enferme la chose dans l’identité de son être ». À quoi il faut ajouter que le « topos » va devenir le paradigme de la modernité et que la « chôra » pourrait devenir au contraire le paradigme de son dépassement12. Si l’on suit une telle perspective, il semble logique de situer la technique plutôt du côté de la limite et de la fermeture propres au topos que de la genèse et de l’ouverture propres à la chôra. La technique serait en ce sens une topique abstraite, c’est-à-dire une opération de limitation qui coupe le lien existentiel entre la chose et le lieu. C’est cette opération de coupure que prépare la géométrie euclidienne, que développe la science moderne (galiléenne, cartésienne et newtonienne), et que réalise finalement l’architecture moderne en construisant des objets « sans lien ontologique avec leur entourage », ces objets pouvant s’implanter n’importe où, c’est-à-dire au mépris du lieu qui les accueille. Mais hors du paradigme moderne et de son geste de négation de la relation entre la chose et le lieu, il existe aussi une architecture « engagée dans son lieu, et par cela même déploie un milieu humain 13. » Cela signifie que la technique – au moins en architecture – n’est pas nécessairement ni exclusivement coupure et abstraction, elle peut être aussi lien et insertion. En fait, la technique relève autant de la chôra que du topos, elle s’avère foncièrement ambivalente, (ou « pharmacologique » pour parler comme Derrida et Stiegler). La réduction de la technique au topos par la modernité n’est donc pas la révélation de son essence mais une certaine orientation historique, donc contingente. Corrélativement, Berque relève que la « summetria » antique, la proportion des choses avec les autres et avec elles-mêmes, est bien plus qu’un opérateur de construction géométrique puisqu’elle est surtout ce qui fonde la réalité des choses, c’est-à-dire leur « sortie à notre rencontre, hors d’elles-mêmes 14 ». Or cette summetria originaire, cette juste mesure, à la fois la réalité des choses et schème technique sera réduite au second par la modernité qui va pouvoir « s’émanciper de l’empirie et ainsi d’atteindre l’universalité 15 ». Ayant avant tout un statut ontologique, la « chôra » est donc aussi la matrice d’un geste technique ; ce qui fait 12

Sans qu’il ne soit question des mêmes termes mis en jeu, Berque est proche de la position de Simondon quant à l’histoire substantialiste de la pensée occidentale. Il faut toutefois préciser que Simondon cherchait à dépasser le paradigme hylémorphiste aristotélicien (qu’il qualifiait de « substantialisme subtil ») par un « paradigmatisme analogique » inspiré de la doctrine ésotérique de Platon qui ne convoquait pas la « chôra » mais la « dyade indéfinie ». C’est plutôt le recours aux présocratiques et à l’apeiron d’Anaximandre en particulier qui permet à Simondon de dépasser l’opposition entre être et devenir. Voir Ludovic Duhem, Apeiron et physis. Simondon transducteur des présocratiques, in Cahiers Simondon, n°4, Paris, L’Harmattan, 2012. 13 Écoumène, p. 34-35. 14 Écoumène, p. 40. 15 Écoumène,, p. 98.

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d’elle autant ce qui accueille et nourrit la réalité bien proportionnée des choses sans quoi elles perdent toute consistance et ce qui génère paradoxalement leur abstraction de tout milieu. Mais si la technique peut être originairement associée à la chôra, d’où vient sa réduction au topos ? Cette réduction peut être recherchée dans l’analyse des conceptions du « monde » qui ont formé l’esprit des peuples dans leur relation à l’espace. Alors que la technique apparaît intriquée aussi bien dans le kosmos grec (ordre, parure), dans le mundus romain (monde, centre de la ville) que dans le carré chinois (modèle de la ville impériale) à la manière d’un dénominateur anthropologique commun, l’articulation entre nature et société, entre centre et horizon, prend la forme d’une opposition entre la conception occidentale et la conception orientale du monde. Sans reprendre ici le détail de l’analyse proposée par Berque à la suite de Heidegger16, on peut cependant noter que l’opposition n’est pas immédiatement frontale mais tend à faire de la conception orientale le foyer de la « mondanisation », là où se combine dynamiquement et indissociablement la contingence géographique de l’empirie et de la géométrie sacrée ; tandis que la conception occidentale opère une « démondanisation » par une autonomisation progressive de la conscience et par une transcendance corrélative des mathématiques gouvernant les phénomènes décrits par la science, laquelle est totalement émancipée du sacré comme de la contingence des lieux. Il en résulte non pas une opposition entre une conception naturaliste et une conception techniciste, mais entre deux conceptions alternatives du monde où la technique est soit plutôt « chorétique », donc génétique, relationnelle et immanente, comme dans la conception orientale ; soit plutôt « topique », donc ontique, séparatrice et transcendante, comme dans la conception occidentale17. Or, c’est bien cette dernière, la grande coupure abstraite de l’Occident, qui s’est imposée. D’abord sous la forme de la science moderne, mesure de l’universel (mathesis universalis), puis, par généralisation et absolutisation, sous la forme de la modernité « mondialisée » sur toute la terre18. Cette modernité, qui a absorbé toute la réalité dans le topos, est indifférente au lieu selon lequel les choses sont et par lequel elles existent pour nous : ainsi, plus elle est obsédée par la mesure et plus elle est en contradiction avec ce qui fait un « monde » à échelle humaine. Au lieu d’un espace concret, d’une contrée mesurable selon l’existence et l’activité humaine, avec la modernité, il n’est plus question que d’un espace abstrait, homogène, isotrope et infini, c’est-à-dire d’un espace absolument mesurable et totalement indépendant du lien existentiel entre l’être humain et les lieux singuliers. On constate ainsi que s’opère un 16

Si la pensée de Berque est marquée par celle de Heidegger, notamment quant au « lieu » comme critique de la précédence du « pur espace » des modernes, elle lui est cependant irréductible. Il faudrait sans doute une étude spécifique pour montrer en quoi l’héritage heidegerrien est à la fois assumé et mis à distance par Berque (via Watsuji, Uexküll et Einstein). Mais il faudrait surtout montrer en quoi cet héritage heidegerrien constitue aussi un obstacle pour élucider le problème de la relation ontologique entre espace et technique dans la mésologie. De manière liminaire, on pourrait simplement indiquer ici que l’obstacle vient non seulement du manque d’une « physique » ou plus généralement d’une philosophie de la nature dans la pensée heidegerrienne, mais il vient surtout du fait que la pensée heidegerrienne conserve un utilitarisme résiduel directement induit par la place centrale du Dasein dans l’analytique existentiale. Or, la philosophie de la nature correspondant à la relativité einsteinienne invoquée par Berque est justement celle que propose Simondon en accordant une valeur ontologique à la relation (la relation est première et a valeur d’être en un sens physique que n’a pas le Mitsein heidegerrien) et en fondant la connaissance sur un « réalisme des relations ». En ce sens et sans pouvoir le démontrer dans cette note, c’est donc moins par un paradigme « heidegerrien-einsteinien » que l’on pourrait dépasser le paradigme moderne classique « cartésien-newtonien » que par un paradigme « simondonieneinstenien ». 17 Comme le montre Berque, la conception orientale a aussi produit une « absolutisation du monde » en la figure de Nishida Kitarô qui cherchait par là à réaliser une synthèse entre la pensée orientale et la philosophie occidentale (voir Écoumène, §12). 18 Ce que l’on a appelé la « mondialisation » en traduisant l’anglais « globalization » n’est pas le devenir « monde » de ce qui était sans monde auparavant. C’est tout le contraire ! La « mondialisation » est le processus par lequel s’achève sur la totalité de l’étendue terrestre la logique du topos, c’est-à-dire la coupure avec la chôra. Plutôt que l’assomption d’un « monde », c’est bien la forclusion de tout « monde » que la mondialisation produit. Il en résulte une régression de l’écoumène à un « immonde » inhabitable.

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véritable renversement entre l’attitude pré-moderne et l’attitude moderne. La première consiste à rapporter l’étendue « à la capacité quotidienne de labourage d’un homme utilisant une certaine charrue, en fonction d’une certaine qualité de sol, et avec un certain attelage (en général deux bœufs) », ce qui dépendait directement de la contrée. Au contraire, l’attitude moderne consiste quant à elle à « mesurer les champs et les rizières en hectares », c’est-à-dire à « rapporter tout uniment l’étendue à elle-même ; autrement dit, absolutiser l’espace19. » Une fois encore, on s’aperçoit à travers ces deux exemples que la technique est ambivalente pour Berque et qu’elle participe autant d’une relation concrète à l’étendue qu’à son absolutisation purement mathématique. La technique est par conséquent irréductible à l’objectivation « métriciste » moderne, celle de la géométrie abstraite et universelle qui exclut toute échelle existentielle entre la terre et le ciel, entre l’humain et le divin. 1. 3. Chose et technique : l’exemple du crayon Dans la deuxième partie, Berque propose d’élucider l’« humanisation des choses » à travers l’analyse de ce qu’il appelle la « mouvance », le « sens » et les « prises » de la relation écouménale. Le premier chapitre, consacré à la « mouvance », présente une étude de la « trajectivité des choses » et une étude du « corps médial » dans lesquelles la technique est directement impliquée. L’étude de la « trajectivité des choses » nécessite de poser l’incompatibilité radicale entre le dualisme sujet/objet et la « mouvance » propre à la relation écouménale. Au lieu de partir de l’opposition principielle du « sujet » et de l’« objet », conçus comme substance pensante et substance étendue indépendantes l’une de l’autre, sans genèse ni milieu, il s’agit au contraire d’affirmer que la relation est ontologiquement constitutive et qu’elle est une relation mouvante. Berque donne deux sens à cette mouvance : selon le premier sens, la mouvance désigne la relation écouménale comme une relation à la fois active et passive, le milieu étant « un domaine sur lequel nous agissons, et qui porte les marques de cette action, mais il est aussi le domaine qui nous affecte, et auquel nous appartenons de quelque manière20. » Selon le second sens, la mouvance désigne le dynamisme permanent propre au milieu qui se caractérise par des « limites mobiles comme le sont les horizons », par des « focalisations changeantes » et par une « évolution constante mais connaissant de brusques variations d’équilibre (…)21 ». C’est donc à partir de cette mouvance que Berque propose d’étudier ce qu’est une « chose », et cela à travers l’exemple d’un crayon. Malgré la simplicité, la banalité voire la trivialité de cet exemple, il va montrer toute la complexité de la relation écouménale qui confère au crayon son existence. Plus précisément, il s’agit en l’occurrence de déployer son être par l’explicitation de son milieu, c’est-à-dire en développant « le tissu relationnel écotechno-symbolique » nécessaire à son existence selon l’univers, le lieu et le monde. Si l’univers du crayon est immédiatement explicite pour l’objectivité de la science (par sa « forme apparente », sa « masse », ses « composants », etc.), son « lieu » et son « monde » restent quant à eux implicites et demandent une élucidation par le topos et la chôra. Comme cela avait été montré dans la première partie de l’ouvrage, le topos définit le lieu matériel du crayon, son identité en ses limites propres (et corrélativement le sujet dans les siennes) ; tandis que la chôra définit le milieu du crayon comme ensemble de relations écologiques, techniques et symboliques. Le crayon comme « chose pour écrire » suppose ainsi le système symbolique de l’écriture qui implique à son tour le système symbolique de la parole, l’un et l’autre impliquant la communication intersubjective à travers ces deux systèmes.

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Écoumène, p. 107-108. Écoumène p. 142. 21 Ibid. 20

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Mais Berque ajoute que l’écriture est aussi « un système technique, lequel implique beaucoup de choses naturelles ou artificielles, très matérielles cette fois : des forêts pour produire le bois des crayons, du carbone cristallisé pour en produire des mines, des papeteries pour en produire le papier (les crayons n’écrivent pas dans le vide), des tables car il faut pour poser le dit papier dessus quand on écrit, etc. 22 » Cette explicitation des conditions techniques d’existence du crayon, de son inscription dans un « système technique », n’est pas triviale, elle a une valeur ontologique. Pour Berque, il ne s’agit donc pas seulement d’énumérer les conditions matérielles de production du crayon et d’en faire une heuristique, mais bien de montrer que ces conditions forment la matrice de son existence au même titre que les conditions écologiques et que les conditions symboliques 23. Réciproquement, ces conditions en sont aussi l’empreinte, dans la mesure où « il n’y aurait pas d’écriture s’il n’y avait pas de crayons, au sens large, c’est-à-dire des choses pour écrire. Il n’y aurait pas non plus de systèmes techniques permettant de fabriquer des crayons, puisque ces systèmes ont justement été conçus à cette fin. Les forêts elles-mêmes n’existeraient pas, du moins pas en tant que gisements de matière première à crayons ; elles existeraient autrement, sous d’autres rapports24. » Il y a ainsi une codétermination entre la chose et son milieu, entre le crayon et ses conditions d’existence. C’est pourquoi l’approche mésologique est nécessairement relative, non pas au sens faible du relativisme naïf, mais au sens fort d’un relativisme ontologique et logique. Par là, il ne s’agit pas de dire que tous les points de vue se valent et qu’il faut tout ramener aux conditions matérielles quand on examine une chose comme un crayon, mais qu’il faut « saisir qu’un crayon suppose et engendre la réalité où il s’insère ». Telle est donc la « trajectivité » de la chose « crayon » et de toutes les choses de l’écoumène : excéder son lieu matériel en le supposant, faire se chevaucher le subjectif et l’objectif, être matrice et empreinte. Mais le trajet de l’existence du crayon est aussi temporel. Le crayon, dans son existence même, renvoie en effet aussi bien aux forêts de pins de Scandinavie et à l’incinérateur public en tant que lieux de production et de destruction qu’en tant qu’origine et que fin ultime. Le présent du crayon est donc ce qui comporte un passé et un avenir en incarnant à chaque instant une histoire. La trajection des choses est en cela à la fois génétique au sens ontologique et historique au sens symbolique, elle est la « conjonction dynamique, dans l’espace-temps, de transferts matériels et immatériels : des transports (par la technique), comme des métaphores (par le symbole) ; et c’est la convergence de tout cela vers un même foyer qui fait la réalité de la chose. Sa concrétude25. » Malgré sa critique fondamentale du dualisme, cette concrétude trajective risque cependant de conserver un utilitarisme résiduel. En effet, en faisant de la concrétude un « faisceau de renvois » (sans doute à la suite de Heidegger dans Être et Temps), Berque tend à conserver un privilège implicite accordé à l’utilité, dans la mesure où il fait des conditions techniques ce qui est là « pour » écrire, « pour » produire du papier, « pour » soutenir l’écriture, « pour » détruire les déchets. Bien qu’elles soient effectivement définies comme dimensions de l’existence de la chose – donc au-delà de l’utilitarisme classique qui les considères comme nécessairement extérieures –, les conditions techniques ne sont pas vraiment explicitées jusqu’au bout, c’est-à-dire dans toute la complexité des phases, des niveaux et surtout des relations au milieu qu’implique l’existence du crayon. Pour déployer complètement le « tissu relationnel éco-techno-symbolique », il faudrait donc déployer aussi le tissu de relations de la technique elle-même, ce qui renforcerait les principes et la méthode mésologique. Pour y 22

Écoumène, p. 147. La distinction entre « conditions écologiques » et « conditions techniques » n’est pas tout à fait claire dans ce passage. On se demande notamment si les « conditions matérielles » réunissent les conditions écologiques et les conditions techniques ou si les conditions techniques englobent elles-mêmes les conditions naturelles et les conditions techniques à proprement parler. 24 Ibid. 25 Écoumène, p. 150. 23

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parvenir, il faudrait reprendre ici les analyses proposées par Simondon pour montrer que la genèse d’un artefact est irréductible à l’usage 26 et qu’il faudrait même se passer de la notion de finalité (au moins comme intention fabricatrice dont la cause est extérieure et antérieure à l’existence de l’objet) pour comprendre complètement les conditions, les phases et les niveaux de cette genèse27. D’une certaine manière, l’analyse berquienne, en voulant expliciter le milieu en général laissé implicite par les approches objectives, n’explicite pas certains aspects de la genèse de la chose, aspects qui sont pourtant essentiels pour comprendre le mode d’existence du crayon. Cette explicitation partielle vient du fait que Berque se place au niveau de l’usager (même s’il est géographe et donc attentif au lieu) alors qu’il faudrait se placer au moins au niveau de l’objet lui-même si ce n’est dans les confins du processus de fabrication. Comme le recommande Simondon, il faudrait donc non seulement entrer dans l’usine de crayons, non seulement suivre toutes les étapes de fabrication de l’extraction du bois de la forêt à l’inscription symbolique des signes sur le support, mais il faudrait surtout « entrer dans le moule » et suivre l’objet en devenir, le penser au moment même de la prise de forme, lorsque l’objet est en train de s’individuer28. Or, en restant à l’extérieur de l’opération technique, en énumérant les conditions matérielles que cette opération nécessite et convoque, il n’est pas possible de saisir la manière dont le monde de l’écriture se concrétise à mesure que le crayon prolonge, condense et explicite dans sa structure les potentiels formels, plastiques et surtout énergétiques du milieu, lesquels potentiels sont activés par les deux demi-chaînes techniques qui produisent le manche en bois du crayon et sa mine en graphite. Les deux demi-chaînes techniques impliquées dans l’existence du crayon sont en fait 26

Dans son ouvrage majeur sur la technique, Simondon pose ainsi les principes d’une critique fondamentale de l’usage : « L’objet technique est soumis à une genèse, mais il est difficile de définir la genèse de chaque objet technique, car l’individualité des objets techniques se modifie au cours de la genèse ; on ne peut que difficilement définir les objets techniques par leur appartenance à une espèce technique ; les espèces sont faciles à distinguer sommairement, pour l’usage pratique, tant qu’on accepte de saisir l’objet technique par la fin pratique à laquelle il répond ; mais il s’agit là d’une spécificité illusoire, car aucune structure fixe ne correspond à un usage défini. Un même résultat peut être obtenu à partir de fonctionnements et de structures très différents (…). L’usage réunit des structures et des fonctionnements hétérogènes sous des genres et des espèces qui tirent leur signification du rapport entre ce fonctionnement et un autre fonctionnement, celui de l’être humain dans l’action. Donc, ce à quoi on donne un nom unique, comme, par exemple, celui de moteur, peut être multiple dans l’instant et peut varier dans le temps en changeant d’individualité. (…) L’unité de l’objet technique, son individualité, sa spécificité, sont les caractères de consistance et de convergence de sa genèse. La genèse de l’objet technique fait partie de son être. » Voir Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989, p. 19-20). 27 Voir Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, chapitre premier « Forme et matière », Millon, Grenoble, 2005, p. 39-66 (noté ILFI). Voir également Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1989, p. 243 (noté MEOT). Voici notamment ce que Simondon dit au sujet de la finalité comme fétiche du technicisme : « L’intégration d’une représentation de réalités techniques à la culture, par une élévation et un élargissement du domaine technique, doit remettre à leur place, comme techniques, les problèmes de finalité, considérés à tort comme éthiques et parfois comme religieux. L’inachèvement des techniques sacralise les problèmes de finalité et asservit l’homme au respect de fins qu’il se représente comme des absolus. » (MEOT, p. 152). 28 Voici comment Simondon affirme cette position dans ILFI : « Le schéma hylémorphique correspond à la connaissance d’un homme qui reste à l’extérieur de l’atelier et ne considère que ce qui en sort ; pour connaître la véritable relation hylémorphique, il ne suffit pas même de pénétrer dans l’atelier et de travailler avec l’artisan : il faudrait pénétrer dans le moule lui-même et suivre l’opération de prise de forme aux différents échelons de grandeur de la réalité physique. » (ILFI, p. 46) Position qu’il réaffirme dans MEOT : « Il ne suffit pas, en effet, d’entrer avec l’ouvrier ou l’esclave dans l’atelier, ou même de prendre en main le moule et d’actionner le tour. Le point de vue de l’homme qui travaille est encore beaucoup trop extérieur à la prise de forme, qui seule est technique en elle-même. Il faudrait pouvoir entrer dans le moule avec l’argile, se faire à la fois moule et argile, vivre et ressentir leur opération commune pour pouvoir penser la prise de forme. » (MEOT, p. 243) Pour une analyse détaillée des enjeux de ces passages, voir Ludovic Duhem, « “Entrer dans le moule”. Poïétique et individuation », in La Part de l’Œil, numéro 27-28, Dossier « Formes et forces. Topologies de l’individuation, Deleuze, Simondon », La Part de l’Œil, Bruxelles, 2013.

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irréductibles aux conditions matérielles du milieu de l’écriture, elles forment un ensemble cohérent et fonctionnel résultant de la médiation active entre le sous-ensemble manche de bois et le sous-ensemble mine de graphite, l’un et l’autre présupposant un système complexe d’ensembles techniques ayant leurs propres opérations techniques et leurs propres relations au milieu (la forêt, la scierie, la mine de graphite, l’usine de crayon). Pour fabriquer un crayon et le penser dans son existence, il faut donc le considérer comme un processus d’individuation ayant son milieu propre avant même que ne soit formé le « milieu associé » de l’ensemble crayon disponible à l’écriture 29. De surcroît, ce milieu d’individuation est hétérogène, mouvant, puisque la relation au milieu de la forêt n’est pas identique à la relation au milieu du bois débité dans la scierie qui diffère de celle du crayon assemblé, ainsi de suite à travers toute la chaîne technique qui concerne le manche ; l’opération devant être répétée et différenciée pour la mine comme pour le crayon complet. En ce sens, l’idée de « chaîne trajective » devrait être prolongée et complexifiée pour chaque composant de l’ensemble crayon, sans quoi son mode d’existence, en tant qu’objet technique, serait certes plus riche que celui de l’usage mais plus pauvre que ce qu’il est, et plus pauvre encore que ce que la mésologie exige de rendre explicite pour sortir du dualisme, lequel n’est pas seulement celui du sujet et de l’objet, mais aussi celui des moyens et des fins, de la matière et de la forme 30. C’est à cette condition que la concrétude sera véritablement une « concrescence » qui explicite toutes les qualités et surtout tous les aspects de la réalité du processus que la chose tient ensemble – ce que permet la théorie simondonienne de l’individuation. 1. 4. Homme et technique : le corps médial La concrétude des choses révélée par l’analyse de leur trajection ne va pas sans la concrétude réciproque de l’humanité. Pour la révéler à son tour, Berque recourt à la pensée anthropologique de Leroi-Gourhan. Il considère que ce dernier a démontré, dans Le Geste et la parole, que « nos ancêtres ont inventé la technique et le symbole dans le processus même où leur espèce émergeait à partir du primate ; processus qui est donc en même temps celui où l’écoumène a émergé à partir de la biosphère 31. » Ce déploiement de l’écoumène résulte plus concrètement d’un « triple et mutuel engendrement » liant « l’hominisation (la transformation physique de l’animal en humain), l’anthropisation (la transformation objective des choses par la technique) et l’humanisation (la transformation subjective des choses par le symbole) 32. » Selon ce triple processus, la technique relèverait apparemment de la seule « anthropisation », c’est-à-dire de l’action transformatrice sur la nature extérieure à l’homme et non pas sur la nature de l’homme comme espèce animale, donc sur l’« hominisation » elle-même. Or, il en va autrement, même si Berque reconnaît par principe leur interaction réciproque, il ne semble

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À ce sujet, on peut relire la belle analyse de la prise de forme et de l’eccéité d’un objet technique en bois proposée par Simondon à la fin du chapitre 1 de ILFI, p. 52-57. Par ailleurs, on peut ajouter ici que le crayon de bois, pour fonctionner, doit résoudre des problèmes techniques d’emmanchement et de résistance de la mine, laquelle doit rester solidaire du bois sans se briser jusqu’à l’ultime taillage, c’est-à-dire jusqu’à ce que la prise manuelle soit rendue problématique par la contradiction gestuelle entre la fonction de pince digitale de la main et les mouvements nécessaires au traçage lisible des signes d’écriture sur le support. 30 Prolonger et complexifier les chaînes trajectives ne signifie en aucun cas tomber dans une régression à l’infini qui dissoudrait la chose dans ses conditions – alors comprises fautivement comme des causes. Au contraire, les conditions de l’individuation de tel ou tel objet technique sont toujours limitées et structurantes pour l’objet en question (ce qui est condition pour un crayon ne l’est pas pour une brique ni pour une cruche et moins encore pour une automobile ou une centrale nucléaire, même si la nature y est à chaque fois source d’énergie, force de cohérence et tendance à la dégradation). Dans le même ordre d’idée, lorsque Berque utilise la locution « etc. » dans l’énoncé des conditions matérielles du crayon, il s’agit d’un artifice du discours pour indiquer la complexité inapparente de la chaîne trajective et non pas d’une invitation à poursuivre sans fin l’énumération. 31 Écoumène, p. 154. 32 Ibid. Berque souligne.

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pas vouloir investir jusqu’au bout cette question (comme a pu le faire Stiegler par exemple 33), alors qu’elle est décisive pour comprendre la trajectivité humaine34. Berque va donc porter son attention davantage sur la constitution de l’écoumène, c’est-àdire sur l’interaction entre anthropisation et humanisation plutôt que sur l’interaction entre anthropisation et hominisation. Si pour Leroi-Gourhan l’anthropisation consiste en une « extériorisation » des fonctions organiques du « corps animal », celle-ci donne peu à peu naissance à un « corps social » formant l’écoumène. Or, la relation entre corps animal et corps social est évolutive, elle tend à rendre autonome le corps social par rapport au corps animal au fur et à mesure du développement technique. Berque relativise cependant la position de LeroiGourhan, non pour en contester la validité mais pour renforcer la portée. D’une part, il s’agit de réintroduire la dimension écologique dans le « corps social » : Berque appelle ainsi « corps médial » le « corps social » de Leroi-Gourhan, dans la mesure où le « milieu humain » produit par l’extériorisation n’est pas seulement geste et parole, technique et symbolique, mais écotechno-symbolique, c’est-à-dire qu’il suppose ce dont il a émergé : la nature. D’autre part, il s’agit de relativiser l’idée que l’évolution humaine est désormais celle du corps social et non plus celle du corps animal, en montrant que l’autonomisation du corps social dans son extrême contemporain est en fait culturellement déterminée par la modernité occidentale, laquelle a encouragé la séparation entre corps social et corps animal alors que d’autres cultures ont entretenu son couplage35. C’est en ce deuxième sens surtout que Berque souhaite une « réhabilitation du symbolique » contre le « déterminisme technique », qui constitue pour lui un enjeu fondamental, puisqu’il est à la fois un « enjeu épistémologique », un « enjeu de civilisation » et un « enjeu existentiel ». Cette réhabilitation du symbolique passe notamment par un renversement de sa fonction dans le schéma évolutif proposé par Leroi-Gourhan. Si pour ce dernier l’extériorisation se fait aussi bien par la technique que par le symbole, pour Berque, le symbole joue en fait un rôle inverse de celui de la technique : la technique extériorise le corps animal en corps médial alors que « le symbole est au contraire une intériorisation, qui rapatrie le monde au sein de notre corps 36. » Au lieu d’être une projection, le symbole est donc une introjection. La « trajection » est en définitive « ce double processus de projection technique et d’introjection symbolique » conclut Berque. Sans vouloir contester la nécessité de cette réhabilitation du symbolique, il serait toutefois important de proposer réciproquement une réhabilitation de la technique contre le même déterminisme technique moderne – et son corrélat l’utilitarisme – pour deux raisons. D’une part, cela permettrait de montrer que l’introjection symbolique corrélative de la projection technique est aussi une introjection technique, dans la mesure où le corps animal se modifie 33

Voir Bernard Stiegler, La Technique et le temps, I. La faute d’Épiméthée, op. cit. Berque cite un autre ouvrage de Stiegler dans Poétique de la Terre, postérieur à Écoumène, mais il ne saisit pas l’occasion pour entreprendre une discussion de fond avec lui. Voir Augustin Berque, Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014, p. 103. 34 Dans Poétique de la Terre, Berque reprend cette analyse en précisant l’articulation entre « anthropisation et hominisation » à travers ce qu’il appelle alors la « co-suscitation » de l’être et du milieu. Il développe sa position au-delà de Leroi-Gourhan en posant la question du sens de l’« effet en retour » : « Qu’entendre, en particulier, par ‘effet en retour’ du corps médial sur le corps animal ? Et du reste, dans la thèse de Leroi-Gourhan elle-même, où serait le ‘retour’, si le corps social n’était qu’extériorisation du corps animal ? Du point de vue de la mésologie, il y a bien extériorisation par la technique – par exemple, la main du corps animal s’étend aujourd’hui jusqu’à celle du robot qui saisit une pierre sur Mars –, mais par le symbole, il y a au contraire intériorisation, et c’est par-là même, dans cette extériorisation-intériorisation, c’est-à-dire ce va-et-vient trajectif, que se maintient l’unité entre corps animal et corps médial, autrement dit la médiance. » Un peu plus loin, Berque n’hésite pas à souscrire à la thèse de Timothy Taylor affirmant que « le genre Homo n’est pas seulement biologique, mais biotechnologique ; et cela dès l’origine, car l’outil, qui commence vers -2,5 millions d’années avec les premiers galets taillés, précède de 300 000 ans son apparition. » Si cela ne suffisait pour lever le doute, il convoque d’autres auteurs allant dans le même sens. Voir A. Berque, Poétique de la Terre., op. cit., p. 95-99. 35 La relativisation est plus poussée encore dans Poétique de la Terre. Cf. infra, note précédente. 36 Écoumène, p. 207.

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biologiquement, au niveau perceptif, cognitif et surtout opératoire, avec l’évolution technique. Nos sens, nos connexions cérébrales, nos gestes sont transformés dans leur organisation et dans leur fonctionnement par l’évolution du milieu technique de nos existences, comme le montrent nombre d’études sur la régression de l’odorat avec la sédentarisation, l’impact de l’apprentissage d’une langue étrangère sur l’appareil phonatoire (évoqué § 29) ou encore les conséquences de l’apparition du numérique sur l’acuité visuelle, les capacités attentionnelles, la mobilité digitale, etc. (sans parler de Cyborg et de ses prothèses intégrées, ses puces RFID et ses nanorobots implantés). D’autre part, cela permettrait d’éviter l’alternative réductrice entre un humanisme facile qui coupe l’humain du vivant et qui ne voit dans la technique qu’un moyen pour exprimer ses fins abstraites, et un écologisme misanthrope qui ramène tout à la nature et coupe ainsi l’humain de la dimension technique et symbolique de son existence. 2. Technique et milieu : le problème de la machine 2.1. La machine : comble de la modernité ? Que la technique soit indissociable de l’existence humaine, que la technique soit irréductible au topos et que la technique soit à la fois matrice et empreinte de l’écoumène, sont les trois acquis fondamentaux de la première partie de cette étude. Mais, tout en accordant une positivité ontologique à la technique, le point de vue mésologique la relativise également, et cela en deux sens : dans un premier sens, la technique est nécessairement relative au système écologique et au système symbolique avec lesquels elle forme l’écoumène, lui accorder le statut de principe originaire ou la considérer comme une activité absolument autonome serait tout simplement contradictoire avec ce qu’est la mésologie ; dans un second sens, la technique est relative à l’évolution de la relation écouménale elle-même (la médiance est mouvance), dans la mesure où cette évolution peut autant produire le couplage que la séparation de l’être humain et du milieu, du sujet et du monde, de la chôra et du topos ; ce qui montre en quelque sorte son ambivalence fondamentale. Or, la modernité est pour Berque ce qui produit la séparation du sujet et du monde. Elle joue à ce titre un rôle décisif dans la nécessité de fonder une mésologie en vue de comprendre les conditions et les effets de son hégémonie depuis l’extension planétaire de la révolution industrielle. Pourtant, dans la plupart des textes de Berque, la modernité n’est pas directement interrogée comme concept philosophique ni comme période historique, elle est posée comme ce qui rend compte du processus et des effets de la coupure du sujet et du monde depuis l’avènement de la science « moderne » (Galilée, Descartes, Newton) et son intégration au machinisme. Ainsi, à chaque fois qu’il est question de la « modernité », Berque ne cherche pas à interroger les différentes formes de la « modernité » dans l’histoire ni à prendre position vis-à-vis d’elles, alors que la modernité issue de la « querelle entre les Anciens et les Modernes » du XVIIe siècle, les modernités diverses de l’époque des Lumières du XVIII e siècle (Lumières, Aufklärung, Enligthment), ou encore les modernités romantique, scientiste ou sociale du XIXe siècle, présentent une irréductible hétérogénéité. La « modernité » n’est donc pas pour Berque une multiplicité de théories, d’attitudes et de positions critiques, qui a sa propre histoire, mais une « conception du monde » unifiée et totalisante qui produit une « démondanisation » (Enweltichung) plus fondamentale que tout récit historique.

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Berque hérite en cela de l’analyse heideggérienne des « Temps modernes » et du Gestell37. Pour mieux comprendre les implications de cette conception de « la modernité », il est utile de rappeler ici, certes bien trop rapidement, ce qu’il en est pour Heidegger. Les « Temps modernes » se caractérisent pour Heidegger comme l’accomplissementachèvement de la métaphysique (die vollendete Metaphysik), laquelle est histoire de l’oubli de l’être de Platon à Nietzsche38. Cet « accomplissement-achèvement » de la métaphysique dans la technique moderne (scientifique et industrielle) se caractérise par le règne inconditionnel de la « raison », de la « planification », du « calcul universel » et de « l’impératif du progrès ». L’effet fondamental de ce règne inconditionnel est le « déclin de la vérité de l’étant », c’est-àdire aussi bien « l’oubli de l’oubli de l’être » que l’« effondrement du monde » et la « dévastation de la terre ». Plus encore, l’homme (Dasein), déjà réduit à un animal rationale par la métaphysique classique, devient avec la technique moderne une « bête de labeur », accaparée par l’affairement, cherchant à tirer profit de la terre sous forme d’énergie, de matière, d’objets disponibles, plutôt que de l’habiter39. Il en résulte non pas le « monde moderne », celui du progrès de la connaissance et de l’émancipation de la nature, celui de la conquête et de la maîtrise, celui de la liberté et du confort, celui où enfin tout est « possible » pour l’homme, mais bien au contraire l’« Immonde » (Unwelt), c’est-à-dire le non-monde opposé à tout monde possible, celui dans lequel domine une puissance aveugle à l’existence. Dans son texte intitulé « L’époque des conceptions du monde », Heidegger précise sa pensée en montrant qu’il existe en fait cinq « manifestations de la modernité » : 1) la science mathématisée de la nature ; 2) la technique mécanisée ; 3) l’entrée de l’art dans l’horizon de l’Esthétique ; 4) l’interprétation « culturelle » de tous les apports de l’histoire humaine ; 5) le dépouillement des dieux. Ces cinq manifestations réunies constituent une « conception du monde » (Weltanschauung) qui n’est pas une pensée du monde mais une « image conçue », une représentation exacte qui prétend dire le vrai sur le réel. Le processus fondamental des « Temps Modernes » n’est donc pas celui de la recherche de ce qu’est le monde et de ce que cela signifie qu’être-au-monde pour l’homme, mais celui de « la conquête du monde en tant qu’image conçue ». Autrement dit, cette image conçue qu’est la modernité et qui perdure jusqu’à aujourd’hui – même si elle appelle son dépassement depuis son avènement –, n’est autre que la domination du « sans distance », de l’« uniformité » et de l’apparition en toute chose du « gigantesque ». L’« américanisme » en est le symbole historique le plus récent, en tant qu’il manifeste une modernité absolue et sans attaches, celle où tout obéit à la loi des grands nombres par lesquels la quantité devient qualité40. 37

Berque avait déjà révélé cet héritage heideggérien de la critique de la « modernité » au sujet de la conception de l’espace. Dans Écoumène en l’occurrence, il reprend la distinction que Heidegger propose entre le « pur espace » (reiner Raum) cartésien, propre au paradigme scientifique moderne, et le phénomène du « monde » (Welt), dans lequel les choses sont à leur « place » (Platz) et non pas dans une « position » donnée (Stelle) ; c’est ce que les anciens Grecs ont su penser et que la science contemporaine (mathématiques non euclidiennes, théorie quantique, relativité générale) explore à sa manière. L’extensio, ou pur espace rationnel et mesurable est ainsi le paradigme de la modernité, il sépare le sujet de tout lieu existentiel. 38 Selon Heidegger, l’oubli de l’être propre à la métaphysique se détermine à partir de trois « préjugés » : 1) « L’“être” est le concept “le plus général” » ; 2) « Le concept “être” est indéfinissable » ; 3) « L’“être” est le concept qui va de soi ». Ces trois préjugés appellent à « répéter la question de l’être » par le « Dasein » (« êtrelà ») que nous sommes nous-mêmes et pour lequel il y va de son être que de questionner l’étant. Cf. Martin Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, 2005, §1-3. 39 Martin Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1980, p. 82. Dans ce texte, Heidegger donne différentes définitions de la « technique » : « équipement du tout de l’étant » ; « travail efficace qui, par plans et calculs, constitue des fonds (…) » ; « forme suprême de la conscience rationnelle » ; « usure sans réserves de l’étant au service de la mise en sûreté du vide créé par l’abandon loin de l’Être ». 40 Martin Heidegger, « L’époque des conceptions du monde », in, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 2001, p. 99-100

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Quant au Gestell (« appareil », « arraisonnement »), c’est-à-dire à la technique comme vocation destinale de l’être s’affirmant à notre époque, celles des « Temps modernes », son essence est d’ar-raisonner, c’est-à-dire d’obliger à se soumettre au régime de la raison et de rendre raison. Il s’agit plus précisément pour le Gestell de « rassembler en lui toutes les possibilités de mise en demeure » selon « une mise à disposition (Bestellen) de la totalité de l’étant réduit à être fonds disponible (Bestand), qu’elle s’y installe et domine en tant que tel41. » La technique « moderne » se distingue alors de la technique « artisanale » en ce qu’elle est un dévoilement qui s’opère non plus par la « pro-duction » (poièsis) mais par la « provocation » (Herausfordern) de la nature comme fonds à « commettre » par l’action humaine selon le principe de l’exactitude efficace plutôt que de la vérité insistant dans son retrait 42. La métaphysique procure ainsi à la technique moderne sa logique de fonctionnement, ses structures fondamentales et détermine les modalité de son rapport à l’étant, qui est celui de l’usure continuelle dans le « cercle de la consommation » et non pas celui de son recueillement dans l’habitation poétique du monde. Mais le Gestell, tout en étant péril (pour l’homme, pour la pensée, pour la vérité), est aussi prélude à ce qui sauve, à savoir la « Co-propriation » (Ereignis) de l’homme et de l’être. Cette « co-propriatio », cette réciprocité constitutive, nécessite les conditions suivantes pour advenir : 1) sortir des déterminations métaphysiques de l’« homme » et de l’« être » ; 2) comprendre la technique en son essence hors des objets techniques produits (outils, machines, usines, etc.) et de comprendre cette essence comme destin de l’être ; 3) ramener le monde technique de la « condition de maître à celle de serviteur »43. Il ne s’agit donc pas de s’élever contre la technique en général pour Heidegger (ne pas la « diaboliser » dit-il souvent), ni de revenir à la technique artisanale pour éviter le désastre et l’aliénation, mais de dépasser la conception « instrumentale et anthropologique » de la technique pour en comprendre l’indissociabilité avec l’histoire de la métaphysique et plus encore avec l’être comme tel. Reste à savoir si ce dépassement de la conception métaphysique de la technique peut s’accomplir selon un renversement de la domination entre maître et serviteur qui en est l’expression immédiate, alors même que Heidegger prônait le dépassement de la conception « instrumentale et anthropologique » de la technique et affirmait que le rapport moyens-fins nous fermait « l’accès aux rapports essentiels ». À cet égard, Simondon aurait justement opposé une vive contestation en affirmant que vouloir faire du « monde technique » un « serviteur », c’est là retomber dans un « facile humanisme » qui prétend défendre l’homme contre la technique en réduisant la machine à un simple moyen au service des fins humaines. Or, selon Simondon, la machine est non seulement une réalité humaine (effort, imagination, pensée) irréductible aux fins pratiques qui lui sont assignées (son essence est celle du fonctionnement et non de l’usage), mais, plus fondamentalement, « il est difficile de se libérer en transférant l’esclavage sur d’autres êtres, hommes, animaux ou machines ». En effet, comme le dit encore Simondon : « régner sur un peuple de machines asservissant le monde entier, c’est encore régner, et tout règne suppose l’acceptation des schèmes d’asservissement44. » On ne peut donc prétendre, comme le fait Heidegger, dépasser la métaphysique pour libérer l’homme de l’asservissement à la technique moderne et à l’oubli de l’oubli de l’être qu’elle entretient en rétablissant une nouvelle forme d’esclavage : c’est là non seulement une contradiction logique mais une faute éthique fondamentale qui voue à l’échec l’ambition déclarée45. 41

Martin Heidegger, « Le tournant », in Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1990, p. 309. Martin Heidegger, « La question de la technique », in Essais et conférences, Gallimard, 1980. 43 Martin Heidegger, « Le principe d’identité », in Questions I et II, Paris, Gallimard, 1990, p. 271. 44 MEOT, p. 127. 45 Sur cette question, voir l’article de Vincent Bontems, « Esclaves et machines, même combat ! L’aliénation selon Marx et Simondon », Cahiers Simondon, n°5, Paris, L’Harmattan, 2013. 42

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Par ce détour au sein de la pensée de Heidegger, les implications de la modernité pour Berque apparaissent plus clairement quant à la séparation du sujet et du monde. Ainsi, bien qu’il n’y ait pas de stricte équivalence entre la critique des « Temps modernes » heideggérienne et le « dépassement de la modernité » berquien, leur manière respective de le poser à partir de la technique moderne dans son rapport à l’histoire de la métaphysique est tout à fait congruent. Selon Berque en effet, dans sa forme historique moderne, celle de l’industrie mécanisée répandue sur toute la planète, la technique est la concrétisation de la séparation du monde et du sujet, dans la mesure où elle transforme le monde en un univers objectal où la terre n’est plus qu’un stock d’énergie et de matières premières exploitées de topos en topos jusqu’à épuisement. Plus précisément, avec le machinisme, le dualisme métaphysique et le mécanisme physique deviennent les lois de fonctionnement et les conditions nécessaires du développement industriel. Par l’imposition de ces conditions, la « forclusion » complète du monde et du sujet s’accomplit alors pleinement, le monde devenant un ensemble d’objets utiles à la production et disponibles à la consommation, et le sujet devenant réciproquement un rouage de l’appareil de production et de consommation sans lien avec les autres sujets ni avec l’histoire des choses et des lieux ; à la réduction du monde au topos de l’objet, répond ainsi la réduction de l’homme au topos de son corps animal. Le sens de l’existence humaine n’est dès lors plus qu’un sens économique, abstrait de tout milieu, défini selon l’obsession métrique de la croissance et du rendement. En concentrant en elle tous ces aspects dans son existence et en étant l’agent principal de la démondanisation dans son fonctionnement, la machine est ainsi le comble de la modernité. 2. 2. La machine comme appareil Dans la Troisième partie d’Histoire de l’habitat idéal, Berque précise son analyse de la modernité et le rôle décisif que joue la machine dans la « forclusion du corps médial ». Si la révolution industrielle nous fait passer d’une ère où « règne la subjectivité » à une autre où « la machine impose à l’humain ses propres règles de fonctionnement objectal »46, ce n’est pas pour autant une condamnation de la technique en général qui est ici prononcée. En cohérence avec la théorie de l’écoumène et le point de vue de la mésologie, les deux premières parties de cet ouvrage avaient en effet montré que le paysage est toujours une « assomption de la Terre en monde » produite par le travail – donc par la technique – aussi bien que par le regard. C’est précisément le regard, celui des lettrés, celui des esthètes urbains, qui cherche à occulter la technicité nécessaire à l’existence de ce qu’il contemple en tant que « nature », alors qu’il s’agit la plupart du temps de la terre cultivée, agencée, voulue dans son dessin, c’est-à-dire la « campagne » ; laquelle campagne finit par représenter au cours de l’histoire le lieu par excellence de l’habitat idéal, nécessairement situé hors de l’artificialité de la ville. Ce geste d’occultation par le regard esthétique est pour Berque une véritable « forclusion du travail social » faisant passer l’artificiel pour le naturel en suivant l’adage classique partagé en Orient (Ji Cheng) comme en Occident (Horace et Kant). La première caractérisation de la machine est proposée par Berque au chapitre VII à travers la figure du Cyborg. La définition initiale donnée par Clynes et Kline en 1960 fait du Cyborg non pas seulement un être mixte, à la fois organique et cybernétique, mais ce que doivent devenir les êtres humains ainsi « libérés des contraintes de l’environnement » pour s’adapter à l’espace sidéral et vivre dans d’autres parties – non terrestres – de l’univers. Berque considère que Cyborg est en ce sens « un être qui n’a plus besoin de la Terre : il a franchi les murs de cette niche écologique. En revanche, il ne peut se passer de machines. Il lui faut un monde mécanique47. » Or, du point de vue de la médiance, le devenir Cyborg de l’humanité n’est pas seulement une émancipation des contraintes du corps animal, mais une transformation 46 47

Augustin Berque, Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Belin, 2010, p. 236. A. Berque, op. cit., p. 284.

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ontologique majeure qui fait de Cyborg un « extra-terrestre » incapable d’habiter un monde. Cela vient du fait qu’il n’est qu’un « être mécanisé par son monde mécanique » ; et cela ne concerne pas seulement son corps animal, augmenté de prothèses objectales, mais aussi le corps médial, dans la mesure où « notre corps médial [étant] de plus en plus mécanisé, notre structure d’être est de plus en plus mécanique48. » Cette mécanisation du corps animal et du corps médial, du corps animal par le corps médial, dépasse selon Berque l’idée de LeroiGourhan selon laquelle « la technique n’est plus liée chez l’homo sapiens au progrès cellulaire mais elle paraît s’extérioriser complètement et vivre en quelque sorte sa propre vie », parce qu’elle affecte l’être de l’humain comme tel en imposant les règles de fonctionnement de la « non-vie » des machines à la « vie propre » des humains. Il y a aurait donc ici une différence de nature quant à l’« effet en retour » de la technique propre au corps médial sur le corps animal. Avant la révolution industrielle, l’« effet en retour » serait positif, en tant qu’il participe de la trajection écouménale par un enrichissement réciproque du corps animal et du corps médial ; tandis que l’avènement du machinisme produirait un « effet en retour » négatif, en tant qu’il réduit le corps animal et le corps médial à un mécanisme répétitif et objectivé. Avant la machine, il y aurait ainsi articulation dans la différence entre le corps animal et le corps médial, c’est-à-dire mouvance vers la vie ; après la machine, il y aurait synchronisation dans la répétition entre le corps animal et le corps médial, c’est-à-dire fixation dans la mort. Si cette évolution confirme bien la contingence historique de l’écoumène, qui peut passer de l’ouverture de la chôra pré-moderne à la fermeture du topos avec la modernité et accentuer cette fermeture avec la révolution industrielle, il existe toutefois une tension – voire une difficulté – quant à la position à adopter du point de vue de la mésologie à l’égard du rôle de la technique dans l’articulation entre corps animal et corps médial. Cela tient sans doute à l’évolution interne de la pensée de Berque qui adopte clairement la thèse de la vie humaine comme étant une vie inséparablement « biotechnique » dans Poétique de la Terre, c’est-à-dire après Histoire de l’habitat idéal ; mais la question de la machine n’est malheureusement pas réinvestie à cette occasion selon une perspective différente, notamment au-delà de l’alternative entre commande et asservissement, c’est-à-dire au-delà de la logique instrumentale et anthropocentriste de la domination. Au chapitre VIII, Berque associe finalement la machine à l’« Appareil ». Qu’est-ce alors qu’un appareil pour Berque ? Ou plutôt que fait l’Appareil comme il le demande lui-même ? « Il rend pareil, c’est-à-dire qu’il réduit les êtres à sa propre mécanique. Il rapproche l’humain de ses machines, en lui imposant l’itération du même (c’est le principe du moteur à pistons, ou du sériel en général), dans le développement de plus en plus autonome et autoréférentiel de son propre appareillage49. » Comme on le comprend immédiatement, la machine est pensée selon un schème itératif, elle est une itération de mouvement, répétition à l’infini du même, 48

Histoire de l’habitat idéal, p. 284. Pour une pensée alternative et non dualiste du Cyborg (plus « mésologique » si l’on peut dire), on lira à profit l’ouvrage de Thierry Hoquet, Cyborg Philosophie, Paris, Seuil, 2011. 49 Histoire de l’habitat idéal, p. 309. Berque reprendra la même idée dans Poétique de la Terre : « – Qu’est-ce que l’Appareil ? – L’Appareil appareille : chacun pareil à son TOM, celui-ci aux autres TOM, et tous appareillés dans l’Appareil. » (A. Berque, Poétique de la Terre, p. 55.) Cette définition ajoute toutefois l’idée complémentaire que l’Appareil rend pareil les « conceptions du monde » plutôt qu’elle ne les met en rivalité, dans la mesure où le TOM réduit le sujet à son topos et unifie tous les TOM entre eux pour donner une pensée totale et hégémonique décomposant par discrétisation toute réalité ; c’est finalement ce que l’on appelle « mondialisation » et mieux encore « capitalisme ». Curieusement, alors que cette définition de l’Appareil semble imprégnée par l’analyse heideggérienne du Gestell, Berque indique en note de bas de page, selon le mode de la confession, que ce rapprochement revient plutôt au lecteur qu’à un héritage assumé et médité : « On pourra, qui sait, rapprocher cet Appareil du Gestell heideggérien ; mais je dois dire que je n’ai jamais réfléchi au Gestell, et que l’idée d’Appareil m’est plutôt venue en regardant passer les voitures. » Cela traduit, me semble-t-il, les tensions internes réelles qui peuvent exister entre la pensée de Berque et son héritage heideggérien. Sur la question de la technique, cette tension interne s’avère parfois problématique et appelle une critique. Cf. A. Berque, Histoire de l’habitat idéal, note 3 p. 309.

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dans son mouvement comme dans sa production. Partant, ce schème itératif ne reste pas isolé dans la machine, dans sa structure et dans son fonctionnement, elle appareille les êtres humains qui intègrent ce schème et deviennent à leur tour des êtres uniquement traversés par « la vie automobile de ce qui est mort »50. Selon une telle définition, au lieu d’être une concrétisation de l’esprit humain, une application des connaissances scientifiques ou encore une libération de la peine physique du travail comme le machinisme moderne a pu le défendre, la machine est ce qui produit par appareillement un « anacosmisme », c’est-à-dire une disparition du monde, une décomposition de l’écoumène, une discrétisation de tout ce qui existe. Cet anacosmisme se produit à mesure que l’Appareil devient autonome par l’automatisation croissante des machines et autoréférentiel à mesure que le système industriel s’impose sur toute la planète et supprime toute alternative au capitalisme. L’institution du TOM (Topos Occidental Moderne) a ainsi « transformé notre corps médial en une collection d’objets, ontologiquement étrangers à nous-mêmes. Corrélativement, elle a fait de l’être humain une entité purement individuelle et subjective. Ce mouvement est ce que j’appelle la forclusion du corps médial : celui-ci est rejeté à l’extérieur (foris), hors les murs du TOM désormais clos (clausus) sur lui-même »51. De cette forclusion résulte une perte de signification de l’existence, qui est ainsi frappée d’une « inauthenticité croissante ». Cette « inauthenticité52 » provient de la contradiction entre la forclusion du corps médial réduit à un ensemble d’objets inaccessibles au sujet (lui-même réduit à un individu abstrait), et l’articulation toujours plus intense entre le corps animal et le corps médial par leur mécanisation réciproque. En vérité, cette contradiction vient d’une « illusion d’une indépendance accrue de notre corps animal » produite par « la puissance croissante des machines » : nous nous croyons plus libres, émancipés de la nécessité et de la nature, alors que nous sommes de plus en plus assujettis au milieu, au lieu d’en procéder. L’exemple type de cette illusion est le 4x4, automobile dont la vocation est de faire croire à une émancipation du système routier comme de l’urbanité alors qu’elle en est encore plus dépendante par la consommation accrue de carburant que son usage induit et par les valeurs d’urbanité bourgeoise qu’elle incarne. Comme le dit Berque : « Sa réalité mésologique (S/P) est à l’opposé de son image (P) ; construction que Cyborg ne surmonte qu’en poussant plus 50

Berque reprend cette expression à Hegel pour définir l’Appareil. Au Fragment 22 de la Jenenser Realphilosophie, Hegel écrit à propos de l’argent qu’il est « la vie automobile de ce qui est mort » (das sich in sich bewegende Leben des Toten - expression citée en allemand par Berque, Histoire de l’habitat idéal, p. 284, repris p. 309). On pourra comparer à profit cette interprétation de la formule hégélienne avec celle proposée par Stiegler au sujet de la relation entre animal, homme et technique au cours de l’évolution : « L’homme est cet accident d’automobilité que provoque une panne d’essence. » La vie automobile de l’homme serait à la fois ce qui permet à l’homme d’exister comme tel en s’extériorisant dans les machines elles-mêmes automobiles, et ce qui produit sa fixité mortelle par automatisation. Cf. Bernard Stiegler, La technique et le temps. 1. La faute d’Épiméthée, op. cit., p. 132. 51 Histoire de l’habitat idéal, p. 311. 52 La question de l’« authenticité » et de l’« inauthenticité » est assez problématique, notamment dans son articulation à la question de la technique. Chez Heidegger, elle trahit en effet un attachement philosophique et politique au sol, au peuple, voire à la race, en tant que cette « authenticité », celle notamment du lien direct de la main ouvrière à la matière donnée par la terre ancestrale, c’est l’Allemagne qui doit en prendre la charge, en répétant la grandeur du commencement grec (Wiederholung), après l’avènement des « Temps modernes » qui provoquent un déracinement (Heimatlosigkeit) et mènent à une auto-annihilation (Selbstvernichtung) dont l’américanisme et la « juiverie internationale » (les « sans sol », Bodenlos), par leur contrôle de la technique moderne sous la forme totale de la « machination » (Machenschaft), sont directement responsables (pensée douteuse et révoltante que l’édition allemande des Cahiers noirs en 2014 a rendu explicite). La mésologie ne peut pas écarter une question aussi décisive, ce qui exige une fois encore un examen de la nature et de la complexité de l’héritage heideggérien (de Berque) et de ses effets sur sa propre définition aussi bien que sur ses propres positions. À ce sujet, on peut renvoyer à plusieurs ouvrages : Theodor Adorno, Jargon de l’authenticité. De l’idéologie allemande, Paris, Payot, 2003 ; Philippe Lacoue-Labarthe, Heidegger. La politique du poème, Paris, Galilée, 2002 ; Jean-Pierre Faye, Heidegger, le sol, la communauté, la race, Paris, Beauchesne, 2014 ; Jean-Luc Nancy, La banalité Heidegger, Paris, Galilée, 2016.

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loin la forclusion du travail médial.53 » C’est donc toute une chaîne de forclusions que produit la modernité et qui s’accélère avec la révolution industrielle (notamment par le modèle taylorien-fordien du travail mesuré et morcelé puis par le modèle toyotien du « juste-àtemps » et des flux tendus) : forclusion du travail social, forclusion du corps médial, forclusion du travail médial. Toutefois, afin de mieux apprécier les effets de cet enchaînement de forclusions, la notion de travail devrait être interrogée car elle n’est pas sans conséquences sur la compréhension mésologique de la technique. Or, il semble que la notion de travail ne soit pas théorisée comme telle par Berque. Selon les textes, le travail semble renvoyer tantôt à l’action humaine qui s’inscrit dans l’espace (le graphein), tantôt au « travail » pris au sens de Marx (transformation de la nature par l’homme et genèse de l’homme par cette transformation), de Durkheim (division sociale du travail et solidarité organique) et parfois de Heidegger (poièsis et arraisonnement). En tout état de cause, la notion de travail, dès lors qu’elle devient un paradigme, revient à entretenir un utilitarisme implicite qui occulte la réalité technique, comme genèse, comme fonctionnement, et exclut par conséquent toute compréhension réelle de sa relation au milieu. Penser la technique à partir de la notion de travail est en fait une forclusion de la technique, en ce sens que cela oblige à penser la technique selon une représentation socialisée de l’opération qui s’attache avant tout aux résultats et refuse d’accorder une valeur à l’opération en dehors de son asservissement à la finalité. Or, Simondon nous montre que cette forclusion de la technique par le travail repose in fine sur le dualisme fondamental du maître et de l’esclave, dualisme qui se traduit d’une part dans l’opposition de la matière et de la forme, et d’autre part dans l’opposition de l’utilitaire et de l’esthétique. Ainsi, à la fin de son analyse du schème hylémorphique dans sa thèse principale, Simondon nous explique que « l’opération technique qui impose une forme à une matière passive et indéterminée n’est pas seulement une opération abstraitement considérée par le spectateur qui voit ce qui entre à l’atelier et ce qui en sort sans connaître l’opération proprement dite. C’est essentiellement l’opération commandée par l’homme libre et exécutée par l’esclave ; l’homme libre choisit de la matière, indéterminée parce qu’il suffit de désigner génériquement par le nom de substance, sans la voir, sans la manipuler, sans l’apprêter : l’objet sera fait de bois, ou de fer, ou en terre. (…) Le caractère actif de la forme, le caractère passif de la matière, répondent aux conditions de la transmission de l’ordre qui suppose hiérarchie sociale : c’est dans le contenu de l’ordre que l’indication de la matière est indéterminée alors que la forme est détermination, exprimable et logique 54. » Dans un autre texte, Simondon appelle à un dépassement du dualisme de l’utilitaire et de l’esthétique qui reproduit lui aussi le dualisme du maître et de l’esclave : « l’objet utilitaire est le remplaçant de l’esclave. Comme lui, il doit obéir sans défaillance, être fidèle, ne pas manifester sa vie intérieure, son mécanisme, ses difficultés. Il doit être bon à tout faire, comme cette esclave moderne que l’on nomme bonne à tout faire. L’objet esthétique correspond au contraire à l’attitude du maître, c’est-à-dire du loisir, à la scholè : il doit donner à l’homme une certaine conscience de lui-même, conscience édulcorée et purificatrice, conscience de la communication avec ses semblables libres en lesquels il reconnaît la forme entière de l’humaine condition. (…) L’objet technique ne doit plus être traité comme un esclave ou appréhendé comme moyen de jeu : il doit être saisi dans son intériorité dynamique, dans le schématisme concret, mais ouvert, de sa structure et de son fonctionnement55. » Les conséquences d’une telle représentation socialisée de la technique sont considérables. La plus importante est d’ordre politique, dans la mesure où elle grève toute tentative de sortir 53

Histoire de l’habitat idéal, p. 313. Berque souligne. ILFI, p. 51. Simondon souligne. 55 Gilbert Simondon, « Prolégomènes à une refonte de l’enseignement », in Sur la technique, Paris, PUF, 2014, p. 251. 54

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de l’aliénation fondamentale de notre époque, qui n’est pas l’aliénation économique issue du conflit entre capital et travail mais l’aliénation culturelle produite par la méconnaissance de la technique et surtout par la méconnaissance de la machine. La forclusion de la technique par le paradigme du travail produit en effet une aliénation bien plus profonde et bien plus vaste que l’aliénation économique marxienne, dans la mesure où elle concerne aussi bien les prolétairesopérateurs que les propriétaires-capitalistes, voire les concepteurs eux-mêmes, car elle revient à remettre en question la définition même de l’homme comme étant l’individu « porteur d’outils » dès lors que les machines assurent cette fonction productive et sociale. Cette aliénation culturelle dépasse donc les enjeux de classe et demande une réforme intégrale de nos représentations et de nos modes de pensée pour être résolue. L’enjeu est de rétablir l’unité de la culture et de lui donner une universalité réelle qui n’exclut pas de catégorie de population (les ouvriers, les femmes, les enfants), de mode de pensée (artistique, religieux, magique) et d’objets (les objets techniques en général et surtout les machines). Pour répondre à l’aliénation produite par les ensembles industriels et les réseaux informationnels, cette réforme nécessite un « nouvel humanisme », c’est-à-dire un humanisme technologique qui passe par la compréhension intrinsèque de la machine, son intégration réflexive au monde des significations et des valeurs. Pour y parvenir, Simondon propose une « mécanologie56 » qui peut se comprendre comme une mésologie des machines57. 2. 2. La mécanologie ou mésologie des machines 56

Simondon n’est pas l’inventeur de la « mécanologie ». Le terme comme la science qu’il désigne est proposé en 1932 par l’ingénieur et architecte Jacques Lafitte dans ses Réflexions sur la science des machines. Simondon ne connaissait pas Lafitte au moment de l’écriture de MEOT où il propose sa propre « mécanologie », mais il reprendra les catégories et les analyses de Lafitte dans ses cours des années 1970 en reconnaissant leur pertinence et leur antériorité. Dans ses Réflexions sur la science des machines, Lafitte déclare donc : « j’adopterai le terme de mécanologie pour désigner la science des machines », laquelle est encore « en voie de formation » comme le précisait l’avertissement en tête de l’ouvrage (Jacques Lafitte, Réflexions sur la science des machines, Paris, Vrin, 1972, p. 27). La « machine », objet de la mécanologie, est cependant prise dans une acception très générale qui recouvre « l’ensemble des corps organisés construits par l’homme ». Lafitte précise que le terme de « machine » englobe dans son esprit « le vaste ensemble des engins, instruments, appareils, outils, jouets, constructions architecturales, etc., de tous les corps, en un mot, assemblages de corps résistants, qui reçoivent de l’homme une forme plastique organisée (…) » (Jaques Lafitte, op. cit., p. 28). Cette généralité est justifiée selon Lafitte par le caractère « mouvant » de l’évolution technique qui est en cela comparable à l’évolution des êtres vivants. Finalement, « la science des machines, ou mécanologie, science normative, n’a d’autre but que l’étude et l’explication des différences qui s’observent entre les machines », elle va « à la recherche des causes et des lois qui les régissent, cette science se posant, en final, le problème de leur existence » (p. 32-33). L’étude des différences entre les machines se distribuent selon les « formes », les « structures », les « fonctionnements », « l’organisation générale » et nécessite l’explication de la « genèse » de chaque type. Au passage, on peut noter ici qu’au chapitre III de son ouvrage, Lafitte propose une tripartition des « types primaires d’organisation » des machines qui accorde au « milieu » un rôle décisif dans la compréhension du fonctionnement des machines et en fait un critère d’analyse de leur évolution. Selon l’ordre inverse de leur apparition successive au cours de l’évolution technique et de leur rapport au milieu, il existe ainsi des machines réflexes, des machines actives et des machines passives. Les machines réflexes désignent les machines apparues le plus récemment et qui « jouissent de la propriété remarquable de voir leur fonctionnement se modifier selon les indications qu’elles perçoivent elles-mêmes, de variations déterminées dans certains de leur rapports avec le milieu qui les entoure » (le moteur à explosion, la torpille automatique) ; les machines actives désignent les machines dont le fonctionnement est déterminé par « un flux d’énergie extérieur qu’elles transforment, mais qui ne jouissent pas de la faculté des machines réflexes de pouvoir modifier ce fonctionnement suivant des variations perçues par elles dans leurs rapports avec le milieu » (outils et machines composées) ; les machines passives sont « organiquement indépendantes des flux d’énergie extérieure ; qui subissent diffusément les variations de leur rapports avec le milieu qui les entoure ; dont le statut ne peut se modifier ni par l’homme ni par ellesmêmes » (poteau, radeau) (p. 68-69). Bien que le milieu soit pensé par Lafitte selon l’objectivité scientifique de l’environnement, la dimension « médiale » est déjà intégrée et considérée comme centrale dans cette typologie évolutive. Lafitte montre toutefois que le milieu est un critère pertinent et surtout que l’évolution technique produit une relation au milieu de plus en plus complexe et de plus en plus inséparable du fonctionnement même de la machine.

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La mécanologie proposée par Simondon58 repose sur l’idée qu’un objet technique n’est pas défini par son usage mais par son fonctionnement. L’usage est une catégorie extérieure à la technique qui distribue les objets techniques selon leurs finalités pratiques. Or, ces finalités occultent leur individualité et les véritables liens existant entre les objets techniques et la nature, entre les objets techniques et l’homme, et entre les objets techniques eux-mêmes à travers l’espace et le temps. Pour Simondon, la fin pratique n’est en effet qu’une « spécificité illusoire », pour la raison précise qu’« aucune structure fixe ne correspond à un usage défini » car « un même résultat peut être obtenu à partir de fonctionnements et de structures très différents ». Si l’on suit l’exemple du moteur proposé par Simondon, on se rend à l’évidence qu’« un moteur à vapeur, un moteur à essence, une turbine, un moteur à ressort ou à poids sont tous également des moteurs. » Pourtant, précise-t-il, « il y a plus d’analogie entre un moteur à ressort et un arc ou une arbalète qu’entre ce même moteur et un moteur à vapeur ; une horloge à poids possède un moteur analogue à un treuil, alors qu’une horloge à entretien électrique est analogue à une sonnette ou à un vibreur. L’usage réunit des structures et des fonctionnements hétérogènes sous des genres et des espèces qui tirent leur signification du rapport entre ce fonctionnement et un autre fonctionnement, celui de l’être humain dans l’action. Donc, ce à quoi on donne un nom unique, comme, par exemple, celui de moteur, peut être multiple dans l’instant et peut varier dans le temps en changeant d’individualité59 ». Au contraire, comprendre l’objet technique à partir de son fonctionnement permet de l’inscrire dans son système de réalité, c’est-à-dire de le replacer dans sa genèse. L’objet technique n’est plus alors ce qui répond à une nécessité pratique mais la résolution d’un problème technique par la convergence de fonctions dans une unité structurale au cours de sa genèse. Cette convergence fonctionnelle et cette unité structurale sont obtenues plus précisément au terme d’une série évolutive qui confère ses spécificités à l’objet technique et que Simondon appelle « concrétisation ». La concrétisation est le processus par lequel un objet technique passe de l’état abstrait à l’état concret par une succession de perfectionnements. L’état abstrait est celui dans lequel les éléments et les sous-ensembles sont pensés comme des individus absolus et fonctionnent indépendamment les uns des autres. Dans cet état abstrait, l’objet technique est un système 57

Berque ne fait pas de la machine l’ennemi du corps médial ou de la mésologie, elle est en quelque sorte réduite à l’Appareil alors qu’il pourrait en être autrement. Cette concession – cohérente avec le point de vue de la médiance mais insuffisamment analysé – apparaît dans le passage suivant : « Toujours est-il que le fonctionnement de l’Appareil suppose et renforce le TOM. Non que la machine, en soi, ne puisse être mise au service de quelque figure humaine que ce soit : individuelle, collective, médiale… ; mais parce qu’elle est, dans ce cadre, mise au service préférentiel du TOM. » Cf. Histoire de l’habitat idéal, p. 316. Je souligne. N’y aurait-il pas ici une nouvelle tension entre la définition mécaniste et itérative donnée à la machine, donc topique et décosmisante par définition, et l’idée qu’elle pourrait cependant être au « service » d’une figure médiale, donc chorétique et cosmisante, ouvrant sur le monde plutôt qu’agent de sa forclusion ? La seule manière de trancher est de considérer que la machine, en tant qu’objet technique, n’est un Appareil qu’à l’issue du processus de réduction mécaniciste de la révolution industrielle et productiviste des impératifs économiques du capitalisme. Sous certaines conditions – elles restent à définir pour la mésologie –, la machine pourrait ainsi participer de la chorèse du corps médial. Il faudrait alors comprendre comment elle peut y parvenir alors qu’elle impose effectivement un « retrait de la main » en faisant passer la production du « savoir-faire » au « fairefaire », ce qui pour Berque semble entraver, voire empêcher, une recosmisation concrète et complète par exclusion de l’humain dans la poiétique du monde. 58 Simondon en donne la définition suivante : « L’étude des schèmes de fonctionnement des objets techniques concrets [les machines] présente une valeur scientifique, car ces objets ne sont pas déduits d’un seul principe ; ils sont le témoignage d’un certain mode de fonctionnement et de compatibilité qui existe en fait et a été construit avant d’avoir été prévu : cette compatibilité n’était pas contenue dans chacun des principes scientifiques séparés qui ont servi à construire l’objet ; elle a été découverte empiriquement ; de la constatation de cette compatibilité, on peut remonter vers les sciences séparées pour poser le problème de la corrélation de leurs principes et fonder une sciences des corrélations et des transformations qui serait une technologie générale ou mécanologie . » MEOT, p. 48. Je souligne. 59 MEOT, p. 19. Je souligne.

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fermé où le problème technique à résoudre est celui de la compatibilité entre les éléments considérés comme parfaits dans leur unité isolée et donnée. La résolution consiste essentiellement en « une recherche de compromis entre des exigences en conflit » qui s’opère par des perfectionnements mineurs et continus (adaptation). L’état concret est celui dans lequel les éléments et les sous-ensembles sont au contraire pensés comme relatifs et fonctionnent en concordance les uns avec les autres. L’objet technique est alors un système ouvert où le problème technique à résoudre est celui de la convergence entre les fonctions selon une unité structurale. La résolution consiste cette fois-ci en « une recherche de synergie fonctionnelle »60 qui passe par des perfectionnements majeurs et discontinus (invention). En somme, en se concrétisant, l’objet technique se simplifie en rendant compatible les éléments hétérogènes qui assument plusieurs fonctions et en remplaçant le hasard de l’assemblage primitif en organisation synergique où tout est cohérent. Devenu concret, l’objet technique n’est plus ainsi « en lutte avec lui-même », car « aucun effet secondaire ne nuit au fonctionnement de l’ensemble ou n’est laissé en dehors du fonctionnement » 61. Ce processus est en quelque sorte la normativité intrinsèque de la technique se perfectionnant au cours du temps selon un nombre fini de « systèmes fonctionnels possibles », contrairement aux usages humains qui peuvent quant à eux se multiplier à l’infini. Il existe donc une causalité purement technique, propre au processus de concrétisation, c’est-à-dire irréductible aux influences économiques ou aux exigences pratiques (même si ces dernières peuvent l’influencer par la commande, la sélection, la mode, en tant qu’impératifs extrinsèques). Or, ce processus de concrétisation technique explique également le passage de l’artisanat à l’industrie. Contrairement à ce que pourrait laisser penser l’intuition immédiate, l’artisanat correspond à un état abstrait de l’évolution technique alors que l’industrie correspond à la un état concrèt. Pour Simondon, ce n’est pas la relation de proximité physique entre la main et l’outil, entre l’outil et la matière qui sert de critère discriminant pour distinguer l’artisanat de l’industrie, mais la cohérence interne et la synergie plurifonctionnelle de l’objet technique. Dans l’artisanat, l’objet technique est défini en fonction de son utilisation, c’est-à-dire selon une finalité extérieure à sa fabrication qui l’emporte sur ses caractéristiques internes. L’ensemble des normes de construction et de fonctionnement viennent ainsi de l’extérieur afin de s’adapter à l’utilisation et ne sont donc pas issues d’une nécessité purement technique. Dans l’industrie au contraire, l’objet technique a atteint sa cohérence interne par l’enchaînement des perfectionnements majeurs obtenus au cours des inventions successives, réformant ainsi ses structures et produisant de nouvelles fonctions selon une forte corrélation entre science et technique (quasiment absente dans l’artisanat). Concret, l’objet technique est non plus analytique comme l’objet artisanal mais synthétique, et ce sont désormais les besoins qui viennent se « mouler » sur l’objet plutôt que l’objet ne s’adapte aux besoins extérieurs. C’est là une forme d’autonomie de l’objet technique62 produite par l’industrie, mais c’est aussi un pouvoir de « modeler une civilisation » qui peut générer culture et aliénation. 60

MEOT, p. 20-23. Pour illustrer la théorie de la concrétisation, Simondon étudie en détail l’exemple fameux du moteur à travers la convergence fonctionnelle de l’ailette de refroidissement et de la culasse. Voir p. 22-23. 61 MEOT, p. 34. 62 Il est très important pour Simondon de ne pas confondre cette « autonomie » par cohérence interne avec l’« automatisme » qui n’est pas la perfection technique mais une qualité surtout psychosociale qui peut tromper sur la réalité du fonctionnement d’un objet technique. L’automatisme est pour Simondon (dans MEOT) « un assez bas degré de perfection technique » qui nécessite de « sacrifier bien des possibilités de fonctionnement » au profit d’une image de « modernité » économiquement déterminée et soutenue par une propagande commerciale qui mobilise le « mythe du robot ». Lecteur de Friedmann, sociologue du travail industriel, Simondon est parfaitement conscient des motivations et des effets de l’« automation » qu’il considère comme n’ayant pas de réelle « signification technique ». Autrement dit, c’est la méconnaissance de la machine qui impose l’automation comme la perfection technique de l’époque industrielle. Cette « perfection » est aliénante pour l’ouvrier, pour le producteur, pour le concepteur et d’une certaine manière pour la machine elle-même (l’automatisation est en cela une régression vers l’abstraction primitive).

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Quoi qu’il en soit, la machine, objet technique industriel par excellence, est concrète, contrairement à l’idée commune qui en fait généralement un objet « abstrait », au double sens d’être issu de la pensée abstraite et de faire abstraction de tout ce qui n’est pas elle. Les raisons de soutenir une telle idée sont nombreuses et semblent a priori légitimes : la machine est le produit de la raison et du calcul dans sa conception ; elle mobilise les lois physiques et chimiques dans son fonctionnement ; elle est coupée du contact de la main humaine par l’automatisation dans son usage ; elle est séparée de la nature dans ses ressources et dans ses effets. Or, Simondon montre que cette conception de la machine est une fausse représentation qui relève plutôt de la mythologie que de la connaissance de la technique en elle-même. Tout d’abord, la concrétisation « donne à l’objet technique une place intermédiaire entre l’objet naturel et la représentation scientifique », ce qui signifie que l’objet technique abstrait n’est que la « traduction en matière d’un ensemble de principes scientifiques séparés les uns des autres en profondeur, et rattachés seulement par leurs conséquences qui sont convergentes pour la production d’un effet recherché63. » Il ne peut donc prétendre à devenir un système naturel ou même de s’en rapprocher analogiquement. Application d’un savoir antérieur et indépendant de lui, l’objet technique abstrait ne peut en conséquence ni entretenir des relations fortes avec la nature ni apprendre par lui-même. Il est un objet purement « artificiel » dépendant de la volonté humaine et de la validité du système intellectuel qu’il traduit en fonctionnement. L’objet technique concret, au contraire, « se rapproche du mode d’existence des objets naturels », c’est-à-dire qu’« il tend vers la cohérence interne, vers la fermeture du système des causes et des effets qui s’exercent circulairement à l’intérieur de son enceinte, et de plus il incorpore une partie du monde naturel qui intervient comme condition de fonctionnement, et fait ainsi partie du système des causes et des effets64. » En évoluant, en se concrétisant, l’objet technique est donc de moins en moins « artificiel » et de plus en plus « naturel ». La concrétisation est en ce sens une naturalisation progressive, c’est-à-dire un processus par lequel l’objet technique acquiert une cohérence interne de plus en plus forte et opère une intégration de plus en plus grande de la nature. C’est sans doute ce second aspect de la concrétisation qui intéresse le plus la mésologie, en tant que le milieu devient la conditio sine qua non du fonctionnement dans l’objet technique concret qu’est la machine, alors qu’il n’en est nullement question pour l’outil, quand bien même ses matériaux sont issus de la matière naturelle et son utilisation effectuée dans la nature hors de l’atelier. L’artificialité n’est donc pas à comprendre comme ce qui renvoie à l’origine fabriquée de l’objet ou à sa conception rationnelle (voire scientifique), mais au fait que « l’homme doit intervenir pour maintenir cet objet en le protégeant contre le monde naturel, en lui donnant un statut à part d’existence65. » L’artificialité peut donc autant s’appliquer à l’objet technique lorsqu’il est abstrait et séparé de la nature dans son fonctionnement, qu’à l’objet naturel. En effet, lorsqu’une plante est élevée en serre, elle dépend désormais de la main de l’homme pour naître, croître et se reproduire, ses fonctions biologiques sont devenues analytiques, elle n’est plus qu’une plante abstraite dépendant du milieu artificiel de la serre pour vivre, elle est devenue « Cyborg » pour parler comme Berque. Autrement dit, l’objet concret est selon Simondon « comparable à l’objet spontanément produit », en tant qu’il se libère peu à peu du milieu artificiel (l’usine ou le laboratoire) pour l’incorporer dynamiquement dans ses fonctions, mais c’est sa relation au milieu technique et surtout au milieu naturel qui « devient régulatrice et permet l’auto-entretien des conditions de fonctionnement66 ». Le rapport de l’objet technique concret au milieu naturel devient ainsi explicite : il n’est pas un rapport d’exploitation des ressources faisant de la nature un stock d’énergie disponible, 63

MEOT, p. 46. Ibid. Il ne semble pas abusif ici de dire que la concrétisation est une forme technique de la trajection. Je souligne l’idée de tendance. 65 MEOT, p. 46-47. 66 MEOT, p. 47. 64

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ce n’est pas non plus ce contre quoi il doit lutter pour fonctionner en s’opposant à ses effets nuisibles, c’est bien au contraire la condition de son fonctionnement, donc la condition de son existence en tant que machine. La machine n’est pas un appareil coupé de la nature, elle est le couple formé par un individu technique concret et son milieu associé. Plus précisément, elle est « au point de rencontre de deux milieux », le milieu technique et le milieu naturel, et elle « doit être intégrée aux deux milieux à la fois » sans quoi son existence serait compromise. La machine qui fonctionne est la résolution de l’incompatibilité entre le milieu technique et le milieu naturel, qui n’est pas une lutte pour la domination mais la mise en communication réciproque de ces deux mondes. Lorsque cette communication s’opère, une causalité réciproque fait que « les deux mondes agissent l’un sur l’autre 67 » tout en étant eux-mêmes en évolution. Il se produit par cette communication une unicité du milieu technique et du milieu naturel qui est le principe même du progrès technique, c’est-à-dire de la concrétisation. Être concret pour un objet technique, c’est donc coupler par médiation résolutrice le milieu technique et le milieu naturel en créant un troisième milieu, mixte des deux, que Simondon appelle le « milieu techno-géographique ». L’exemple le plus éloquent à cet égard est celui de la turbine Guimbal de l’usine marée-motrice sur la Rance en France. Comme l’explique Simondon, en étant immergée dans la conduite forcée et couplée directement à la génératrice, le fonctionnement de la turbine nécessite un couplage du milieu technique et du milieu naturel sans lequel la turbine se détruirait. C’est l’ensemble constitué par le barrage et le mouvement de la marée qui permet la production d’électricité, mais c’est surtout le couplage de l’huile et de l’eau au sein de la conduite forcée qui permet au rotor de la turbine de tourner vite et d’assurer la régularité et la pérennité de son fonctionnement en restant à la fois étanche et sans échauffement excessif. Par le couplage du milieu technique et du milieu naturel se produit en effet une synergie de plurifonctionnalités : l’eau apporte l’énergie actionnant la turbine et la génératrice, et évacue la chaleur produite dans la génératrice ; l’huile lubrifie la génératrice, isole l’enroulement, et conduit la chaleur de l’enroulement au carter, où elle est évacuée par l’eau ; enfin, elle s’oppose à l’entrée d’eau dans le carter. Il aura donc fallu l’invention de Guimbal pour qu’un tel couplage fonctionnel puisse exister, autrement dit, pour qu’un milieu mixte, technique et naturel, conditionne l’existence de la turbine68. L’invention est donc l’acte par lequel s’institue une relation à l’intérieur du milieu créé (et non pas un simple rapport structurel). La concrétisation, qui avance par inventions successives, est en cela « un processus qui conditionne la naissance d’un milieu au lieu d’être conditionné par un milieu déjà donné ; il est conditionné par un milieu qui n’existe que virtuellement avant l’invention69. » Mais si l’invention conditionne la naissance d’un milieu qui n’est pas donné en étant en même temps conditionnée par ce qui n’existe pas encore, il n’y a là nulle contradiction ni recours à une creatio ex nihilo, loin s’en faut : l’invention institue un milieu associé (ou « techno-géographique » pour l’exemple de la turbine Guimbal) qui est la condition de possibilité du fonctionnement de la machine et qui n’existait que sous forme virtuelle avant que l’invention ne l’instituât, et cela bien que le milieu naturel (la mer et ses marées issues du couplage cosmique de la Terre avec la Lune) et le milieu technique (le barrage, la turbine hydroélectrique et le réseau électrique) lui préexistaient séparément. Cette virtualité n’est pas une simple possibilité qui s’oppose au réel, mais une réalité inactuelle, un potentiel que l’invention réalise en l’actualisant. En ce sens, l’invention n’est pas la synthèse de deux milieux préexistants ni la réalisation matérielle d’une idée, elle est la résolution d’un problème par la création d’un troisième milieu, à travers lequel la relation fonctionnelle donne sens au monde naturel et au monde technique selon l’objet inventé qu’est la turbine. Car c’est bien la turbine qui donne sens au milieu techno-géographique créé en tant qu’elle est 67

MEOT, p. 53. Simondon souligne. Simondon développe aussi le couplage de la locomotive et de la topographie. Voir MEOT p. 53-54. 69 MEOT, p. 55. Je souligne. 68

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conditionnée dans son existence par ce milieu qu’elle crée car il est le « milieu associé » de son existence comme individu technique. L’objet technique est « la condition de lui-même comme condition d’existence de ce milieu mixte, technique et géographique à la fois70 » et que cette création du milieu techno-géographique associé est non seulement la condition d’existence de l’objet technique inventé mais aussi celle de l’évolution technique en général. C’est pourquoi il y a « auto-conditionnement » de l’objet technique à travers les inventions successives, en tant que cet auto-conditionnement est à la fois conditionné par le milieu technique d’une part et le milieu naturel d’autre part, et conditionnant de lui-même à travers la relation entre milieu technique et milieu naturel que l’invention institue. Le caractère « mésologique » de la théorie de l’invention que Simondon propose est encore renforcé par l’idée que le milieu associé créé au moment de l’invention n’est pas une pure représentation de l’esprit de l’inventeur, parce qu’il émane directement du vivant. C’est en fait l’être vivant tout entier qui invente plutôt que la seule part rationnelle ou intellectuelle de l’individu. Simondon va même jusqu’à affirmer que c’est davantage l’être vivant, en tant que vivant, qui invente à partir de ce qu’il est. Ceci s’explique par le fait que « le vivant est un être individuel qui porte avec lui son milieu associé » au sens où « cette capacité de se conditionner soi-même est au principe de la capacité de produire des objets qui se conditionnent eux-mêmes71. » Pour autant, pendant l’acte d’invention, ce n’est pas une imitation du vivant dans le technique qui s’opère, c’est-à-dire une reproduction structurale même spontanée de l’unité de l’être vivant et du milieu associé ; c’est une analogie entre l’unité du milieu associé du vivant et l’unité du milieu associé de l’objet technique à venir selon le couplage des virtualités du milieu naturel et du milieu technique. Cette analogie est plus précisément le parallélisme opératoire entre le dynamisme de la pensée et le dynamisme de l’objet technique en fonctionnement : « le dynamisme de la pensée est le même que celui des objets techniques ; les schèmes mentaux réagissent les uns sur les autres pendant l’invention comme les divers dynamismes de l’objet technique réagiront les uns sur les autres dans le fonctionnement matériel72. » Analogie et non pas imitation, projection du vivant et non pas planification rationnelle, l’invention résulte donc d’une intuition 73, d’une opération de l’être vivant qui active le fond dynamique et inconscient des virtualités, des potentiels, de la charge de nature qu’il recèle dans sa relation au milieu associé plutôt qu’elle ne sollicite une manipulation d’objets, de fonctions, de concepts, donnés à la main comme à l’intelligence. Cela ne signifie pas que toute rationalité soit évacuée de l’invention mais qu’elle doit être replacée dans le « milieu mental », entre la vie « pure » et la pensée « consciente ». Mais après avoir ainsi montré que la mécanologie de Simondon est une « mésologie des machines » qui vient du vivant et devient analogue au vivant à travers la concrétisation, ne peut-on pas toutefois s’interroger sur la prise en compte des effets sur le milieu naturel luimême du couplage de la machine avec son milieu associé? Si le monde technique et le monde naturel « agissent l’un sur l’autre » à travers la machine comme l’affirme Simondon, cette 70

MEOT, p. 57. Simondon souligne. MEOT, p. 58. 72 Ibid. 73 Simondon accorde une grande importance à l’intuition et lui donne une définition rigoureuse : l’intuition est une démarche de l’esprit qui découvre, elle consiste à « suivre l’être dans sa genèse, à accomplir la genèse de la pensée en même temps que s’accomplit la genèse de l’objet », c’est-à-dire à réaliser une analogie stricte (non pas un rapport d’identités mais une identité de rapports, ces rapports étant des rapports opératoires et non pas structuraux). L’intuition est donc une « transduction », c’est-à-dire une opération – ici mentale – ni inductive ni déductive, en ce sens qu’elle ne va pas chercher ailleurs un principe pour résoudre un problème comme le fait la déduction (elle tire la structure résolutrice des tensions même du domaine problématique), et elle conserve toutes les singularités au lieu de ne conserver que ce qu’il y a de commun entre les termes comme le fait quant à elle l’induction. C’est pourquoi le résultat de l’intuition transductive est la conservation de tout le réel (sous forme d’information) dans la résolution du problème, le système résultant de son opération est donc bien autre chose qu’une formule abstraite puisqu’il est « fait de concret, et comprend tout le concret ». Voir ILFI, p. 32-34. 71

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action réciproque ne produit-elle pas aussi des effets négatifs comme les déchets, la pollution, voire la destruction du milieu naturel ? L’usine marémotrice de Guimbal n’a-t-elle pas un impact perturbateur sur l’écosystème de la Rance ? Autrement dit, la mésologie des machines que propose Simondon ne serait-elle pas une forme subtile de technicisme voire de technicisme anti-écologique ? 3. Mésologie technologique : prolégomènes à une éthique complète 3. 1. Mécanologie et écologie Si l’on suit précisément la logique de la mécanologie simondonienne, il est tout simplement contradictoire qu’une machine produise des effets négatifs sur le milieu naturel alors qu’il constitue la condition sine qua non de son fonctionnement. La concrétisation est le processus d’intégration de plus en plus fine et synergique du milieu naturel et cette intégration ne peut être une altération sans menacer directement le fonctionnement et donc l’existence de la machine. La concrétisation n’est pas seulement une synergie interne par convergence plurifonctionnelle mais aussi une synergie externe par interaction réciproque de l’individu technique et du milieu associé. Car il s’agit bien d’une association et non pas d’une juxtaposition de la machine et du milieu ; il y a une relation d’interdépendance entre les deux mondes et non pas un rapport d’exploitation du monde naturel par le monde technique. Partant, si une machine produit des effets négatifs sur le milieu naturel à travers le milieu mixte qu’elle crée pour fonctionner, c’est que sa concrétisation n’est pas encore tout à fait complète et qu’un perfectionnement doit venir réduire l’abstraction qu’elle manifeste ainsi. Cet effort d’invention se traduit par une analogie de plus en plus fine entre l’être vivant qui invente et le fonctionnement de l’individu technique couplé au milieu associé, ce qui tend à rapprocher asymptotiquement la machine de l’être vivant comme tel. En se perfectionnant, c’est-à-dire en se naturalisant, plutôt que de se séparer de la nature et de la vie, la machine se comporte comme un système vivant qui s’oppose à l’entropie : elle « augmente la quantité d’information, ce qui accroît la néguentropie, ce qui s’oppose à la dégradation de l’énergie74 ». Reprenant ainsi Schrödinger75 pour l’appliquer au monde technique, Simondon n’hésite donc pas à dire que la machine est « comme la vie et avec la vie, ce qui s’oppose au désordre, au nivellement de toutes choses tendant à priver l’univers de pouvoirs de changement. La machine est ce par quoi l’homme s’oppose à la mort de l’univers ; elle ralentit, comme la vie, la dégradation de l’énergie, et devient stabilisatrice du monde 76. » Or, une telle affirmation de la vie à travers la machine n’est pas une « naturalisation » de la machine, au sens de l’attribution naïve de la vie à l’inanimé par projection fantasmatique ; ce n’est pas non plus un vitalisme intégral qui accorderait à la vie une radicale indépendance de la matière et dont la présence plénière serait paradoxalement exprimée dans les produits autonomes de l’intelligence humaine que deviennent les machines en se concrétisant. Bien au contraire, lorsque Simondon affirme que la machine est « comme la vie et avec la vie », il affirme une analogie opératoire et une synergie fonctionnelle, c’est-à-dire un sens de l’évolution technique qui est autant un résultat des inventions successives qu’une exigence de compréhension et de critique : il est donc loin de toute métaphore techniciste77. 74

MEOT, p. 15. Voir Erwin Schrödinger, Qu’est-ce que la vie ?, Paris, Seuil, 1993. 76 MEOT, p. 15-16. 77 En effet, Simondon n’affirme en aucune façon que la machine est un être vivant, il se garde bien de tomber dans l’« assimilation abusive » du vivant au technique qu’il dénonce dans la cybernétique à travers son fétichisme de l’automate. Selon Simondon, on peut dire « seulement que les objets techniques tendent vers la concrétisation, tandis que les objets naturels tel que les êtres vivants sont concrets dès le début. Il ne faut pas confondre la tendance à la concrétisation avec le statut d’existence entièrement concrète. Tout objet technique 75

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Quelle est alors la portée écologique d’une telle position si elle n’est pas un technicisme subtil ? Simondon l’aborde dans son ultime texte sur les perspectives éthiques de la technologie78. À partir de l’exemple de l’industrie énergétique nucléaire, productrice de déchets nuisibles et de matière première pour l’arme atomique, Simondon énonce une thèse paradoxale sur la condition énergétique : par un approfondissement scientifique des énergies dures (nucléaire en l’occurrence), « la technique rejoindrait, à l’état de plein accomplissement, la nature.79 » Que signifie « rejoindre la nature » dans ce contexte ? Deux choses complémentaires : d’une part, rejoindre la nature signifie inventer une technologie capable de produire un processus analogue à celui de la nature (les « petits soleils » de la fusion) ; d’autre part, rejoindre la nature signifie approfondir la technologie par la science pour qu’elle puisse amener la technique à récupérer les déchets qu’elle produit, lesquels nuisent au milieu naturel et donc nuisent directement à son propre fonctionnement. La combinaison de ces deux manières de rejoindre la nature permettrait une production sans nuisance et une « récupération » des nuisances de la technologie antérieure (les déchets radioactifs). Il en résulterait selon Simondon une « véritable dialectique de la récupération opératoire » capable de sauver le présent en réincorporant positivement le passé. Mais l’éthique de la technique ne se dit pas qu’au passé. Le mouvement écologique propose une forme de « futurologie » quant à l’avenir de l’homme dans sa relation au milieu. Simondon reprend en cela le constat établi par les écologistes, à savoir que « l’homme vit dans un milieu naturel auquel il s’est intégré en le ravageant de diverses manières, en pillant les ressources, en vouant à la destruction certaines espèces. 80 » À ce constat, le mouvement écologique ajoute une anticipation des conséquences de la « crise de l’énergie dure » qui s’annonce avec les « diverses lois de croissance exponentielle » de la population humaine. Mais tout en partageant ce point de vue, Simondon considère que l’attitude qui s’affirme parfois dans « le renoncement au milieu urbain » est irrationnelle et inadaptée à la crise énergétique, tout comme le pessimisme catastrophiste qui le motive est excessif. Hors de cette attitude pessimiste et rétrograde, le mouvement écologique est effectivement « très précieux », dès lors qu’il accorde un intérêt à la technique sans hostilité de principe ni optimisme aveugle (car il existe un technicisme écologiste), et surtout parce qu’il « contient une éthique constructive qui a ses normes ». Cette constructivité vient de sa prise de conscience de la nécessité des « énergies renouvelables » et de son désir d’une « autarcie énergétique » par décentralisation des modes de production énergétique. Une telle « futurologie écologique » enrichit l’avenir au lieu de le déprécier dans la culpabilité du retentissement du présent sur l’avenir. Cet enrichissement s’exprime pour Simondon à travers « le plan d’organisation d’une société post-industrielle, dont les unités seraient le plus possible autarciques et auto-gérées 81 » auquel il souscrit. Il n’est donc pas question pour Simondon de défendre la société industrielle à travers la mécanologie contre l’écologie mais bien de montrer que la technique doit s’émanciper des contraintes industrielles, en leur sens économique, pour continuer à se naturaliser en synergie positive avec la nature ; ce qui ne peut avoir lieu qu’en approfondissant son fonctionnement par la science en vue d’une « récupération » complète (élimination des déchets, recyclage). C’est pourquoi, dans cet ultime texte comme auparavant dans sa critique du rendement et de possède en quelque mesure des aspects d’abstraction résiduelle ; on ne doit pas opérer le passage à la limite et parler des objets techniques comme s’ils étaient des objets naturels. » MEOT, p. 49. Je souligne. 78 Gilbert Simondon, « Trois perspectives pour une réflexion sur l’éthique et la technique » (1983), in Sur la technique, Paris, PUF, 2014. 79 Trois perspectives…, op. cit., p. 339. 80 Trois perspectives…, p. 341. 81 Trois perspectives…, p. 345. Simondon aborde une nouvelle fois l’écologie (comme « mouvement physiocratique contemporain ») et affirme son « accord sur cette nécessité d’adapter l’objet technique à la nature. » Voir Gilbert Simondon, « Sauver l’objet technique », in Sur la technique, Paris, PUF, 2014, p. 452.

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la publicité (dans ILFI et MEOT), Simondon fustige le principe d’obsolescence qui condamne au rebut ce qui est passé de mode et selon lequel l’industrie va même jusqu’à créer des dysfonctionnements programmés pour rendre incontournable le remplacement d’une machine (devenue impossible à réparer à cause des dispositifs de fermeture volontaires). Autrement dit, il n’y a pas de plus grande méprise de la réalité technique et donc de plus grande insulte portée aux efforts humains et au milieu naturel que la programmation consciente et intéressée de l’obsolescence82 pour servir les intérêts du consumérisme. 3.2. Mésologie technologique : vers une sagesse complète À l’issue de cette étude, l’idée d’une « mésologie technologique » n’apparaît pas sans fondement. Cette idée peut prendre appui sur la dimension technique de l’écoumène, en tant qu’elle est ontologiquement constitutive de l’être de l’humain, en relation avec la dimension symbolique et écologique. En adoptant le point de vue de la médiance, il serait en effet absurde de nier la dimension technique de l’écoumène et contradictoire avec sa méthode trajective de la négliger au profit du symbolique considéré comme seule dimension réellement humaine (Partie 1). Cependant, la prise de conscience complète de la nature et du rôle de la technique devrait passer par l’analyse de la « médiance » propre à la technique, sans quoi elle serait manquée en sa nature propre. Cela impose d’une part une critique radicale de l’utilitarisme et du paradigme du travail, et d’autre part un approfondissement de la complexité des chaînes trajectives pour tous les objets techniques, et en particulier pour la machine qui structure désormais notre relation au monde et maille toute la planète. L’apport de la philosophie de la technique de Simondon est à cet égard décisif, aussi bien par l’ontologie génétique et l’épistémologie relationnelle sur laquelle elle est fondée – en congruence profonde avec les principes de la mésologie – que par la mécanologie qu’elle propose, laquelle replace la machine dans le processus de concrétisation et dans le système qu’elle forme avec le milieu associé, mixte du milieu technique et du milieu naturel (Partie 2). En incorporant ainsi la mécanologie simondonienne, qui est en quelque sorte une « technologie mésologique », la mésologie intégrerait donc la technique jusqu’au bout, sans exclure certains objets techniques ni dépendre du réductionnisme techniciste et économiste pour en comprendre les conditions, le fonctionnement et les effets. La connaissance de la relation de la technique au milieu naturel et au milieu humain, et la connaissance de la technique en tant que milieu, expliciterait ainsi les zones encore obscures du « tissu écouménal », à savoir le fonctionnement technique comme opération au sein d’un système d’individuation qui se structure à travers la concrétisation. Et si cette incorporation de la mécanologie simondonienne n’est pas sans produire des difficultés à la mésologie berquienne dans sa construction actuelle, ces difficultés demeurent surtout locales et ne constituent pas un obstacle incontournable à leur compatibilité théorique. De surcroît, l’importance d’élaborer une mésologie technologique paraît d’autant plus justifiée par l’époque dans laquelle nous vivons. Contrairement à l’idée commune, l’époque actuelle n’est pas celle de la « postmodernité » mais celle de l’« hypermodernité » (pour parler à la manière de Stiegler 83), dans la mesure où les caractéristiques de la modernité sont en effet devenues hyperboliques à mesure que cette « conception du monde » s’est étendue à toute la planète sous la forme d’ensembles industriels réticulaires, entraînant des chaînes anaboliques dont les effets remettent aujourd’hui en question non seulement le modèle 82

Sur la question de l’obsolescence, on peut aussi renvoyer à la deuxième partie de « Psychosociologie de la technicité » (in Sur la technique, p. 53-73) où il est question de l’obsolescence à travers la théorie de la « surhistoricité » de l’objet technique et de l’opposition entre « machine fermée » et « machine ouverte ». La machine ouverte est la machine non soumise à l’obsolescence puisqu’elle est accessible dans son fonctionnement, disponible à l’entretien et à la réparation, capable dans sa structure d’être perfectionnée et prolongée dans son existence le plus longtemps possible. 83 Voir Bernard Stiegler, De la misère symbolique. 1. L’époque hyperindustrielle, Paris, Galilée, 2004.

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économique de développement capitaliste, mais la survie même de l’humanité sur Terre. La mésologie, en tant que critique fondamentale de la modernité, doit devenir en ce sens une « métacritique » ou une « hypercritique », c’est-à-dire une critique des fondements de la critique de la modernité. Cette « hypercritique » est à la fois une mise en crise des modèles critiques antérieurs quant à leur héritage implicite de la modernité qu’il prétendent dépasser et une recherche des conditions non modernes – et non post-modernes – de la critique (si la « critique » a effectivement un sens en dehors de la « modernité » prise au sens de Diderot, de Kant, de Marx, d’Adorno, d’Habermas, etc.). Issue d’une mésologie technologique, une telle « hypercritique » pourrait répondre aux enjeux fondamentaux qui se sont cristallisés dans la théorie récente de l’« Anthropocène » et qui ne sont pas sans reproduire les alternatives modernes entre scientificité et idéologie, entre humanisme et naturalisme, entre humanisme et technicisme 84. Mais cette « hypercritique », aussi décisive soit-elle pour notre époque, doit aussi préparer une éthique qui puisse répondre de cette situation et de l’avenir en redéfinissant notre manière d’être humains sur la Terre85. Selon le point de vue de la médiance, une telle éthique va en quelque sorte de soi puisqu’il y va de nôtre être que d’avoir souci de l’écoumène, ce qui nécessite le respect sans crainte et le soin sans domination accordés au milieu naturel comme au milieu humain. C’est pourquoi l’éthique mésologique est nécessairement relationnelle, ne pouvant privilégier aucune dimension de l’écoumène. Elle ne peut donc pas être une éthique substantialiste, car une telle éthique exige de se fonder sur un être d’exception et vise l’immuabilité comme cela a lieu dans sa version anthropocentrique avec les figures du sage, du héros et du saint qui servent d’exemple sans pouvoir s’incarner universellement dans chaque individu ; ou dans sa version misanthropique avec l’entité absolue qu’est la Terre prise comme un Tout, qu’il soit un superorganisme isolé ou une déesse mythique comme Gaïa, l’un et l’autre n’offrant aucune prise à la perception ni à la connaissance en dehors d’une posture d’éminence divine. Réciproquement, l’éthique mésologique ne peut pas être non plus une éthique pratique, dans la mesure où l’éthique pratique s’oppose à l’éthique substantialiste pour proposer des normes d’action qui font implicitement référence aux valeurs substantialistes en focalisant sa finalité sur la conservation de la possibilité de l’action efficace ; ce type pratique représente le risque de favoriser l’intérêt d’un groupe dominant ayant le pouvoir de produire et de faire respecter les normes selon une seule conception culturelle de la nature (quand bien même serait-elle un résultat rationnel) et de nier ainsi la diversité des mondes humains. Éthique substantialiste et éthique pratique sont en fait les deux faces d’une même médaille, elles ont besoin l’une de l’autre pour se justifier comme le sage a besoin du fou pour affirmer son exemplarité. Éthique substantialiste et éthique pratique sont les termes extrêmes de l’éthique mésologique qui ne peut donc pas en être la synthèse parce qu’elle se situe entre elles et ne participe donc ni de l’une ni de l’autre. Au lieu de chercher une cohérence à partir d’une opposition, il s’agit de penser par le milieu, en comprenant que la valeur n’est pas le Bien dont les normes sont les copies variables, mais, comme le dit Simondon : « la valeur est la relativité du système des normes, connue et définie dans le système même des normes86 ». Cela ne signifie en aucune manière que les valeurs ont disparu ou qu’en matière d’éthique le relativisme règne, bien au contraire, la relativité du système des normes propre à la relation humaine au monde est l’intégration du pouvoir de normativité des cultures et audelà du vivant lui-même (comme le disait Canguilhem). L’éthique mésologique est par 84

À ce sujet, voir l’excellente mise au point de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz qui exposent dans leur ouvrage les présupposés philosophiques de la notion d’« Anthropocène » et rappellent que la « prise de conscience » tardive du risque écologique (les années 1970) est un mythe relativement à la longue histoire de la critique moderne du développement industriel et de ses conséquences sur la vie terrestre. Voir Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthopocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013. 85 Augustin Berque, Être humains sur la terre. Principes d’éthique de l’écoumène, Paris, Gallimard, 1996. 86 ILFI, p. 333.

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conséquent la recherche d’une « corrélation significative entre normes et valeurs » selon la normativité des relations de l’être humain au monde. Cette normativité n’est ni un universel donné selon des principes ni un universel déduit des actions positives communes, mais la résolution du problème de la vie humaine comme exigence de compatibilité entre les trois dimensions de l’écoumène. C’est cette compatibilité qui produit les valeurs et elle s’opère à travers ce que Simondon appelle « la transductivité du devenir », selon laquelle un acte a du « mouvement pour aller plus loin » et peut s’intégrer à un « réseaux d’actes » de même nature afin de le faire rayonner dans l’espace et le temps sous forme de culture réellement participable et significative. Avec Berque, on peut dire par analogie qu’elle s’opère à travers les significations que produisent les trajections successives formant la médiance humaine. Mais l’éthique mésologique, même comprise au-delà des alternatives classiques et contemporaines, ne pourrait se passer d’une éthique des techniques. Il en va de sa capacité à répondre de la trajectivité actuelle de la médiance humaine. Pour être constructive, cette éthique des techniques doit partir du principe que la technique est irréductible à la fonction négative d’instrument de domination destructrice capable de générer un biocide (prédation, conquête territoriale et pollution) voire un géocide (guerre atomique mondiale), comme elle est irréductible à la fonction positive de préservation des espaces naturels non anthropisés et de restauration d’un état antérieur des biotopes et de la biodiversité ; certes, ces deux fonctions sont assumées par la technique, en tant qu’elle est toujours un pharmakon (indissociablement poison et remède), mais ces deux fonctions réciproques et réversibles ne disent pas tout sur la relation de la technique au milieu, elles en dissimule même la véritable nature. Quant à l’éthique du risque, si elle prend en compte la technique et son impact planétaire dans sa version salvatrice (précaution) ou menaçante (catastrophe), c’est uniquement pour la faire subtilement disparaître dans l’alternative pseudo-religieuse entre l’ascèse et le sacrifice, ce qui nous replonge dans l’alternative entre humanisme et technicisme, et donc, in fine, dans le substantialisme. Ni substantialiste comme l’éthique des vertus ni pragmatique comme la déontologie, une éthique réellement mésologique, c’est-à-dire sans forclusion de la technique, ouvrirait ainsi la voie à une sagesse complète où le respect de la Terre se situerait au-delà de l’utilitarisme et de la morale de la culpabilité. Il en va de notre pouvoir de dire pour longtemps avec Berque : « Natura natura semper ! »87. L’Abresle et Lille, février et août 2016. Ludovic Duhem est philosophe et artiste. Ses recherches en philosophie portent sur les rapports entre esthétique, technique et politique. Spécialiste de l’œuvre de Gilbert Simondon, il prolonge sa pensée de l’individuation, de la technique et de l’imagination dans une théorie « techno-esthétique » qui a fait l’objet de plusieurs articles publiés dans des revues spécialisées et dans des ouvrages collectifs. Son travail artistique se développe selon une démarche expérimentale et poétique, sans exclusion de médium, autour du paysage, de la technique et du sacré. Il expose régulièrement en France et en Belgique, et plus récemment au Canada.

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« La nature sera toujours à naître ».

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II Les logiques de la relation par Jean-Marc Ghitti Géographe formé à l’analyse des paysages, puis plongé dans le milieu japonais au point d’en apprendre la culture et la langue, Augustin Berque est devenu, pour nous, un philosophe important de sa génération. C’est du moins une lecture parmi d’autres de sa trajectoire intellectuelle : une lecture par le milieu, puisque le milieu est au cœur de sa propre pensée. En effet, cette Gaïa qui est le souci du géographe, et dont on dit souvent qu’elle est son objet d’étude, n’est pas, ne peut pas être la même, en milieu japonais qu’en milieu européen. Il est même sûr qu’en milieu japonais, au moins avant Meiji, elle ne peut pas, la Terre, être un objet, fût-il d’étude, et que l’évidence, pour un européen, de l’avoir posée comme tel se dissout jusqu’à devenir une énigme : comment avons-nous pu faire de la Terre un objet ? Il en résulte un trouble qui fait précisément les philosophes. Mais Augustin Berque est-il philosophe ou est-il mésologue ? C’est qu’il y a bien des manières d’être philosophe : certains le sont en tant que phénoménologues, d’autres en tant qu’ethnologues. Car la philosophie n’existe qu’en genèse et en train de (re)naître, dans ce processus qu’Augustin Berque nomme « chorétique » (Écoumène, p.114). Porté par le mouvement d’une pensée vivante, la philosophie n’est pas un corps de topoï, d’énoncés morts, de thèses fixées : une philosophie n’existe que dans un milieu mental où elle émerge. Augustin Berque est philosophe en tant que mésologue. C’est une philosophie du milieu qu’il nous propose, et que nous ne pouvons comprendre qu’en la replaçant dans la dynamique du milieu intellectuel qui est le sien. Je crois qu’on peut tirer des concepts d’Augustin Berque une sorte d’herméneutique, une manière d’interpréter et de comprendre ces formations vivantes que sont les textes, les livres. Et qu’il est normal que cette herméneutique, on l’applique d’abord à ses propres livres. Mais, pour en revenir aux milieux sensibles, quelle est la science qui se consacre à les étudier ? Est-ce la géographie, comme on l’aurait dit autrefois ? Ou bien est-ce la mésologie dont le nom même l’indique ? Comment tout cela a-t-il pu se nouer, entre la géographie, la mésologie et la philosophie ? Nous nous sommes trouvés, il y a de cela 40 ou 50 ans, devant la disparition de la géographie européenne, sous le nom de ce que l’on a appelé paradoxalement « la nouvelle géographie ». Cette école de géographie française, construite en sa forme universitaire par Vidal de la Blache, et ayant eu pour sœur jumelle et ennemie l’école de géographie allemande, avait formé une lignée de géographes soucieux d’articuler l’activité et la culture d’un groupe humain à son milieu naturel, physique, hydrographique, écologique. Vidal de la Blache, en définissant la géographie comme la « science des lieux », insistait pour dire combien l’humain se construit à partir des lieux tout en construisant des lieux. Dans son Tableau géographique de la France, il évoque « l’intime solidarité qui unit les choses et les êtres ». Le lieu n’était pas, pour cette géographie française, une réalité naturelle, pas plus que l’homme n’était un être seulement culturel. Le lieu était l’entrelacs d’une nature terrestre et d’une culture humaine, les deux ayant besoin de s’appuyer sur l’autre pour devenir soi-même : le sens ayant besoin de sol et le sol ayant besoin qu’on en dégage le sens. L’anthropologie du géographe, Vidal de la Blache l’exprimait en définissant l’homme comme « le disciple longtemps fidèle du sol ». Et, par ailleurs, il définissait le sol comme « une médaille frappée à l’effigie d’un peuple ». L’homme du géographe est le disciple de cette portion de Terre qu’il habite et il ne peut se représenter lui-même qu’à travers ce pays naturel qu’il forge à son image.

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Eh bien, ce qu’on a appelé « la nouvelle géographie », c’est le projet tacite d’en finir avec la géographie pour mieux sortir l’humain de toute inscription dans la nature : c’est une liquidation de la géographie. Selon cette manière de penser, l’humain ne se situe que dans le milieu produit par lui-même. La géographie est-elle une science morte à l’anthropocène ? Il est vrai que les phénomènes conjugués de l’industrialisation, de l’urbanisation, des révolutions technologiques et de la croissance démographique changent la relation de l’homme à son milieu naturel. Néanmoins il nous arrive encore à tous d’aller à la montagne, de traverser la mer, de marcher au bord d’une rivière, de visiter des grottes, de marcher en forêt. Pourquoi la construction de modèles abstraits devrait-elle recouvrir notre vie concrète in situ ? Le questionnement sur la relation de l’humain au milieu naturel et au paysage n’est pas caduc et si la géographie l’abandonne pour se consacrer à faire des cartes et à schématiser des flux, il doit être repris autrement. La philosophie, qu’on pourrait définir comme l’insistance des questions irréductibles et permanentes, reprend donc ce questionnement et c’est en devenant philosophe, philosophe en tant que mésologue, qu’Augustin Berque a pu garder vivant ce questionnement délaissé par sa discipline d’origine. Il l’est, mais n’est bien sûr pas le seul à l’être. Au début des années 1980, un duo philosophique, Deleuze et Guattari, a tenté de repenser le milieu, en se référant, entre autres, au savant germano-balte, natif d’Estonie, Jakob von Uexküll. Deleuze et Guattari ont construit une philosophie des territoires. Dans leur approche dynamique, ils inscrivent le milieu entre le chaos et le territoire. La Terre est un chaos de forces mais elle devient un milieu dès lors qu’un organisme biologique y introduit ses propres rythmes qui sont les rythmes de ses besoins. Seulement, pour eux, le milieu n’a d’autres dimensions que biologique. Lorsque s’y ajoute la dimension du sens, de l’expression signifiante, Deleuze et Guattari parlent de territoire. « Il y a territoire dès lors que des composantes de milieux (…) cessent d’être fonctionnelles pour devenir expressives » écrivent-ils dans Mille plateaux (p. 387). Dans cette mutation du chaos en milieu et du milieu en territoire, le duo philosophique tente de penser l’humain dans la continuité du monde animal, alors que la lecture heideggérienne de von Uexküll tentait l’inverse : cerner l’irréductibilité de l’homme à toute animalité. Augustin Berque, mais je ne veux pas parler pour lui puisqu’il est là (quoiqu’il puisse être fructueux de parler les uns à la place des autres et j’y reviendrai), se range plutôt du côté heideggérien parce qu’il maintient la différence entre la vie de l’animal et l’existence de l’homme. Cette différence est repoussée par Deleuze et Guattari pour faire place à une philosophie des agencements qui est une sorte de néo-vitalisme. La philosophie deleuzienne du territoire terrestre se construit à la croisée du vitalisme et d’une quête de l’immanence dans le droit fil de Merleau-Ponty. La mésologie s’inscrit, très différemment, dans la tradition de l’existentialisme pris à sa source heideggérienne. Avec son concept de médiance, qui traduit la notion japonaise de fûdosei, le mésologue pense la trajection entre l’homme et son milieu. « La médiance, écrit-il, c’est l’appariement d’un être et de son milieu. L’être en question peut être individuel ou collectif, humain en particulier ou vivant en général » (Poétique de la Terre, p.93). Mais la médiance ne prend tout son sens qu’avec l’humain parce que celui-ci noue des relations écologiques, technologiques et symboliques complexes avec la nature. Si bien que ces relations sont structurelles de l’existence. La mésologie pose une anthropologie où au corps animal de l’homme s’articule un corps médial, c’est-à-dire une corporéité charnelle qui tient les hommes en relation communautaire entre eux et en relation avec les êtres naturels à l’alentour qui constituent un climat, une flore, une faune, un terroir, etc. Cependant, les choses deviennent plus complexes lorsque la mésologie tente d’intégrer l’éthologie du primatologue japonais Imanishi Kinji. Car, ce qui apparaît alors, c’est que l’existence humaine est capable d’entrer dans l’être-au-monde d’autres espèces, de s’y immiscer. Il n’empêche que c’est une propriété de l’existence humaine puisque, jusqu’à

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preuve du contraire, ce ne sont pas les singes qui font des expériences scientifiques avec les hommes. Elle n’est donc pas réglée la question de la place de l’homme dans le monde animal. La philosophie, qui est l’insistance des questions irréductibles, se doit de la prendre en charge et d’interroger une possible articulation entre les sciences de la nature et les sciences humaines. Alors que prévalait un culturalisme faisant de la nature une représentation de la culture, Deleuze et Guattari ont voulu réinscrire la culture dans la nature. Par exemple, ils ont tenté de construire une philosophie de la musique à partir du chant des oiseaux et de déduire l’ethnologie de l’éthologie, alors que, pour l’ethnologie, l’animal est principalement une représentation culturelle. A l’époque où la nouvelle géographie répand l’idée que la Terre n’est qu’un ensemble de contraintes naturelles désormais levées par la puissance technologique, ou en voie de l’être, et donc un espace d’action, Deleuze et Guattari posent une sorte de géocentrisme, disent-il, qui est une radicalité géographique inspirée par l’écologie. La mésologie, forgée au contact de la culture japonaise, tente, me semble-t-il, de reconduire la position vidalienne, c’est-à-dire celle de la réciprocité que désignent ses mots clé comme « co-suscitation » ou « concrescence ». Au dilemme, elle affirme préférer le syllemme : à savoir que la culture est à la fois la nature et autre chose que la nature, l’éthologie est à la fois ethnologique et non ethnologique, etc. Lorsque l’enquête sur les choses entre dans un problème qui l’enferme, elle se mue en une interrogation sur la pensée, elle devient une logique. * La logique consiste à se retourner sur les mots et notre manière de parler. Dès qu’elle fraie ses chemins, la mésologie butte sur une question : avons-nous les mots qu’il faut pour parler de la relation des hommes à leur milieu ? Et sitôt qu’on commence à interroger les mots, qu’on compare les mots français aux japonais, ce n’est plus du milieu qu’on parle mais de notre capacité à en parler. Pour les besoins de sa mésologie, Augustin Berque redevient l’orientaliste qu’il n’a cessé d’être, rompu à comparer les cultures à travers les mots qu’elles emploient. Dans Poétique de la Terre, il écrit : « Je suis partisan, mais un partisan tempéré, de la thèse Sapir-Whorf selon laquelle la langue influence la pensée. Il ne peut être question selon moi d’une détermination de la pensée par la langue. Influence il y a, mais le rapport entre les deux termes est complexe, contingent, historique. Il relève de l’aller-avec, de la concrescence, de la co-suscitation, de la motivation plus que de la causalité » (p.34). Berque défend ainsi une position subtile, voisine de celle de Bergson, écrivant, en 1888, dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience : « La pensée demeure incommensurable avec le langage ». C’est que nous ne pouvons exprimer notre pensée qu’avec notre langue mais nous pouvons aussi penser contre notre langue, surtout si nous la mettons en regard d’une autre. La critique de la raison linguistique est inhérente à la quête d’une expérience sensible que la langue n’est pas faite pour rendre. Bergson l’a dit avec force mais il n’a pas eu connaissance des langues orientales. Aurait-il autant identifié langage et conceptualité s’il avait connu le jeu subtil des impressifs tel que le décrit Augustin Berque dans la langue nippone ? Il y a, en effet, une autre manière de parler que celle à laquelle nous sommes habitués en langues romanes. Sitôt que la mésologie en vient à s’interroger sur les mots, elle est amenée progressivement à construire une logique : une autre logique que la nôtre. La poétique, puisque c’est le titre aristotélicien qu’Augustin Berque donne à son essai de mésologie, est une autre logique, et l’on ne peut pas reprocher à Aristote de ne l’avoir pas su, lui qui, tout en étant le découvreur de la logique prédicative, est aussi l’auteur de notre première Poétique. A = A : telle serait la base implicite de notre logique. C’est le principe d’identité. Comme l’a bien montré Heidegger dans Le principe de raison, les principes logiques fondamentaux (Grundsatz) sont d’incubation longue : ils ne sont dégagés clairement que tardivement. Pour

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lui, d’ailleurs, le principe d’identité n’a rien de clair : il doit être éclairci lui-même par le principe de raison et la notion de fond. Sans entrer dans ce débat, admettons que l’identité, appuyée sur la raison, s’est imposée comme principe fondamental de notre logique. Mais, corollairement, l’identité est devenue une politique. Nous savons bien, au moins depuis l’école de Francfort, que sur la raison repose une certaine sorte de domination politique. Et l’on voit comment, en se déployant, la mésologie, concrescente de la géographie, après s’être muée en une logique, ouvre forcément sur un regard politique. Dans l’Europe moderne, et de plus en plus, il s’agit d’assigner la personne à son identité. De l’assigner à son individualité, c’est-à-dire à son corps organique, ce que le mésologue nomme son topos, selon l’opposition qu’il établit entre topos et chôra (opposition qui, je crois, n’existe pas comme telle dans la pensée grecque). Le sociologue Paul Yonnet voit dans cette assignation identitaire le projet même d’un nouveau régime, celui qui apparaît avec la Révolution française, et dont la formulation serait dans cette phrase de Sieyès : « Il faut qu’en France, comme dans la nature, il n’y ait que des individus »88. Dans un tel régime, l’individualité doit être redoublée par l’identité qui enjoint à l’individu non seulement d’être individué mais aussi de le reconnaître, de se reconnaître et de se faire reconnaître. « Je suis une ipséité, je suis le même que moi-même et je veux qu’on me reconnaisse pour ce que je suis » : ainsi doit parler le sujet assujetti à l’injonction identitaire. La construction psychique du sujet est elle-même conçue comme identification à soi-même. Sous sa forme la plus théorique, en psychanalyse, le stade du miroir élaboré par Lacan tente de repérer le moment du surgissement identitaire. Reprenant à Freud le concept d’identification, Lacan essaie de montrer qu’avant l’identification à l’autre, il y a une identification à soi-même. D’après le psychanalyste, le « je » inscrit dans la langue ne peut être assumé par le sujet parlant que s’il se reconnaît en sa propre image dans cette expérience où « le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet »89. Est-ce que la mésologie peut devenir une psychologie critique ? Ou, pour le moins, une critique de la psychologie contemporaine ? La question, en tout cas, reste ouverte de savoir si le stade du miroir, comme moment identitaire dans la préhistoire du sujet, n’est pas l’effet théorique d’une assignation politique qui, sous un certain régime, fait loi de se reconnaître en soi-même. Quant au Droit, il ne peut rester neutre par rapport à ce principe d’identité. Le glissement, en son histoire, d’une personne statutaire à une personne individuée, a de multiples effets. La construction juridique liée au régime d’individuation et d’identification ne peut reconnaître des droits qu’à des sujets soumis au principe d’identité. On voit donc que la question de l’identité, comme l’un des fondements de la raison occidentale, n’est pas seulement une construction logique : elle est une question fondamentalement politique. La signature est le signe de l’identité d’une personne. La signature a longtemps été l’attestation d’un individu identique à lui-même. La photographie, les techniques de l’empreinte, puis la biométrie l’ont, depuis, largement complétée dans la panoplie des techniques d’identification. Mais la signature n’est pas seulement administrative, et donc politique : elle devient éthique et artistique, comme s’il était dévolu à ces deux champs de reprendre, développer et confirmer la loi fondamentale d’un régime. En art, la signature devient une logique expressive, au point que Duchamp, à l’orée de l’histoire artistique dite des avant-gardes, a pu faire de la signature de l’artiste le sceau de la valeur artistique d’une œuvre. Peut-être pas à tort d’ailleurs, car ce que nous appelons une œuvre est précisément une façon de lier un travail à l’identité de son auteur. Nous voyons aujourd’hui se développer partout, mais sans doute aussi se dégrader, l’injonction identitaire : elle est au cœur du 88 89

Paul Yonnet, Le recul de la mort, Gallimard, 2006, p. 18. Jacques Lacan, Ecrits 1, Seuil, 1966, p. 90

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mouvement de développement personnel très largement inspiré par la culture américaine et sa domination idéologique sur le monde. La mésologie butte là contre un obstacle culturel à sa réception. Il s’agit d’un obstacle qui provient de l’histoire européenne mais qui se trouve renforcé par l’effet, dans les modes de pensée, d’un rapport de forces géopolitique. La géographie, pas plus que la mésologie, ne peuvent ignorer, au-delà de la stricte question des milieux, la structure politique du monde, dont les effets idéologiques conditionnent la manière dont les hommes perçoivent leur milieu. Nos régimes reposent sur des fondements politiques tels qu’ils ne sont pas prêts, pour le moment, à accueillir une logique issue de la mésologie, et finalement d’un orient extrême d’où n’est venu pour nous aucune domination, et donc aucune imprégnation. * L’autre fondement de notre logique, qui vient d’Aristote, est la prédication, que le philosophe divise d’emblée en affirmation et négation. Tout énoncé doit se présenter comme S/P, c’est-à-dire qu’on prédique quelque chose à propos d’un sujet. On a souvent dit qu’Aristote tirait sa logique de la langue grecque, qui est demeurée dans les langues ultérieures. Augustin Berque montre, d’une manière passionnante pour son lecteur, que cette logique prédicative n’est pas dans la langue japonaise. Je ne vais pas le reprendre. Ce que j’aurais voulu faire, mais c’est juste un vœu car je ne peux le faire correctement ici (et c’est d’ailleurs tout un programme…), c’est de montrer qu’il y a, dans notre propre tradition, une critique et un dépassement de la logique de l’identité et de la prédication. Par exemple, dans le chapitre du livre IV de ses Confessions, Augustin (et je parle cette fois-ci non pas du mésologue mais du saint… !) évoque sa découverte du Traité des Catégories, alors qu’il avait vingt ans. Il raconte sa déception et, des notions aristotéliciennes, il dit : « Elles étaient malfaisantes ; car pendant que tout ce qui existait était compris en tout point dans ces dix catégories, je m’efforçais de vous concevoir, vous aussi, mon Dieu, qui êtes admirablement simple et immuable, comme si vous étiez un sujet dont votre grandeur et votre beauté seraient les attributs ». Or, évidemment, ni la relation de l’homme à Dieu, ni la relation des hommes entre eux comme créatures de Dieu, ni la relation interne à Dieu lui-même, la Trinité, ne peuvent se penser selon le principe d’identité ou dans le moule d’une logique de la prédication. On sait, bien sûr, qu’il y a eu tout une théologie inspirée par Aristote, mais la théologie augustinienne, pas plus que la géographie, ne se sont jamais conformées, dans l’histoire de notre propre culture, à la logique d’Aristote. La mésologie se défie de toute forme de mystique (non seulement chrétienne mais aussi bouddhiste) ; elle ne se construit que dans les relations concrètes et sensibles. Néanmoins, lorsqu’il s’agit de logique, c’est-à-dire de l’étude des relations, peu importe qu’on se réfère à la Terre, qui engage la médiance du corps, ou au Ciel, qui engage peut-être la médiance de l’âme. Il y aurait même lieu de dire que le sentiment poétique du monde peut se déployer d’une manière paysagère et sensible, comme dans les haïkus, mais aussi bien d’une manière purement spirituelle ou noétique. Au point que, en dépit de ce que nous pouvons en croire ou pas, selon nos histoires et nos convictions, il n’y a pas de différence fondamentale entre la médiance du corps dans le sensible et la médiance de l’âme dans l’intelligible. Dans la continuité de l’augustinisme, Alain de Libéra montre comment chez Maître Eckhart, entre autres, le « je », l’ego, n’a rien à voir avec le « je » cartésien. Eckart écrit : « Tu dois totalement échapper à ton être-toi et te fondre en ton êtreLui ». Il n’y a pas de « je » personnel. Il n’y a qu’un « je » universel et non substantiel qu’on ne rejoint qu’en se dépouillant de son « moi ». Chez Eckhart, comme dans toute hénologie, qu’elle soit chrétienne ou pas, le principe d’identité est pulvérisé. Chaque état d’âme est un moment de la vie commune et communielle où le moi est invité à se dissoudre dans la dramatique liturgique que révèlent les différentes ambiances à travers lesquelles se noue la relation à la vie divine universelle.

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Mais nous n’allons pas suivre ces quelques pistes de mésologie de l’intelligible. Je voulais juste dire deux choses. La première, c’est qu’il y a aussi, dans la tradition grécochrétienne, de quoi fonder une logique des relations qui va bien au-delà de la logique aristotélicienne, celle-ci n’ayant pas été la seule en Occident. La deuxième, c’est que la logique et la politique de l’identité est le résultat d’une sécularisation de l’existence occidentale et qu’il ne faut peut-être pas réduire celle-ci à sa seule figure séculière. D’ailleurs, la mésologie japonaise n’est-elle pas, elle aussi, de provenance contemplative, spirituelle ? Le processus historique qui conduit vers l’acosmie, vers l’objectivation des choses de la Terre, vers le solipsisme des consciences et, plus récemment, vers l’objectivation des consciences, ce processus n’est pas dissociable de la sécularisation de l’existence. Il y aurait même lieu de dire que Dieu a servi, en Occident, de médiant entre l’humain et la nature. La mort de Dieu peut alors être entendue comme la disparition du médiant à partir de quoi le divorce va s’accusant entre l’objet sans vie et le sujet sans monde, lequel devient à son tour, en un tournant extrêmement dangereux, un objet à construire, une matière politique. * Mais c’est vers un autre questionnement que je voudrais maintenant aller : celui qui interroge la relation entre la langue et la Terre. Habituellement, nous mettons la langue du côté de la culture et la Terre du côté de la nature, et l’on tourne en dérision les tentatives de penser l’institution de la langue à partir de la nature, comme par exemple celle du Cratyle. Dans la langue saturée par la culture, la logique vient dégager les relations simples qui permettent de construire des raisonnements. Telle fut l’ambition d’Aristote à partir du grec. Le sujet désigne une substance et le prédicat distribue des attributs. Le problème, c’est que la logique ne s’occupe que des relations à l’intérieur de l’énoncé. Or la langue est un système relationnel beaucoup plus riche où l’essentiel se joue non pas dans l’énoncé mais dans l’énonciation. La poétique fait jouer autrement les relations portées par la langue. De ce point de vue, la manière dont Augustin Berque nous permet d’entrer dans la logique des haïkus est très éclairante. Ce qui semble important dans un haïku, c’est l’échange des identités, la circulation entre l’humain et le paysage. On pourrait dire que la logique pose les identités et les définit tandis que la poétique organise l’échange des identités et les infinitise. Au début de la Poétique de la Terre, l’auteur, en évoquant un linguiste japonais, Suzuki Takao, écrit ceci : « une autre caractéristique de la langue japonaise est de tendre à l’empathie, à savoir le fait de se mettre à la place des autres personnes, en particulier si l’interlocuteur est un enfant » (p. 21). Se faire enfant pour parler à l’enfant, certes, mais aussi se faire loup, se faire chaperon rouge, etc. C’est toute la logique du conte, à quoi il faut bien reconnaître une certaine universalité. On a souvent défini la poétique par la métaphore, et c’est à juste titre. Mais elle est aussi commandée par un autre ressort, au niveau de l’énonciation : elle est mimétique. Mimétique dans le sens où il s’agit de donner voix aux choses et aux êtres qui n’en ont pas. L’auteur de la première Poétique, Aristote, fait de la mimésis le ressort principal de la poésie. Sans négliger la métaphore, à quoi il reconnaît de l’importance mais qu’il traite comme une simple figure de l’élocution, il considère que l’imitation par la voix est l’origine même de tout lyrisme. L’art lyrique consiste à se servir du corps (chorégraphie), de l’instrument (musique instrumentale) ou de la voix (chant et déclamation) pour imiter soit un caractère ou manière d’être (éthos), soit une passion ou manière de souffrir (pathos), soit une action ou manière d’agir (praxis). La voix utilise le récit, le mythe pour faire exister une histoire soit par le biais d’un narrateur, soit en présentant sur scène le semblant d’un être mythologique, c’est-à-dire un personnage. Ainsi, la poétique, avant de considérer les énoncés, doit décrire la structure complexe de l’énonciation. Qui parle pour qui ? Quel personnage représente l’acteur ? Comment le narrateur fait-il parler le personnage ? Une langue n’est pas

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dotée du seul pouvoir énonciatif. Elle est dotée aussi d’un pouvoir fictif, dans la mesure où elle est porteuse de mythes. Elle est également cette structure qui permet non seulement de parler soi-même mais de faire parler : elle est l’imitation de la parole des autres êtres, qu’ils existent ou qu’ils soient purement fictifs. La voix poétique est celle qui donne la parole à toutes sortes d’êtres. On remarquera juste que, chez Aristote, la voix poétique imite des hommes (pas des bêtes ou des dieux) : elle est, comme la statuaire grecque, anthropomorphique. La poétique du conte est plus large, et si l’on peut dire généralisée, puisqu’elle fait parler des bêtes, des plantes, des êtres imaginaires, etc. La poétique aristotélicienne reprend et réinscrit la poétique du conte dans le cadre d’une mythologie anthropomorphique, qui deviendra le cadre de notre théâtre occidental. Mais nous ne pouvons ici aller plus loin sur cette voie de recherche. La logique poétique tient donc, non à l’énonciation prédicative, mais à la circulation des voix, ce qui nous conduit à interroger ce qu’il en est de la voix. Le philosophe grec qu’est Aristote nous donne un indice décisif : la voix est mimétique. Le monde des voix est un jeu d’échos où elles s’imitent les unes les autres. Mais il faudrait aussi interroger, comme nous l’avons fait par ailleurs, ce qu’il en est de la voix en sa présence charnelle. Est-ce que la voix est naturelle ou est-ce qu’elle est culturelle ? Elle est précisément fûdosei, médiance, structuration d’un mixte : c’est en elle que s’articulent le corps naturel et la signification. * Je ne peux pas parler, ici, de la voix en tant que telle. Nous avons vu, jusqu’à présent, que la logique est plus riche et complexe que la logique de la prédication dégagée par Aristote. Nous avons vu qu’Aristote lui-même va bien au-delà de celle-ci par le biais de la poétique. Augustin Berque vient s’inscrire dans cette tradition de la poétique ouverte par Aristote. Mais je suis obligé de m’arrêter net sur cette question de la poétique, comme je l’avais fait sur celle de la logique de l’intelligible, car ce sont des questions vastes. Ici, je vais emprunter une voie plus courte. Ni celle de la logique, ni celle de la poétique, mais celle de la grammaire. Je vais aborder la question de la voix par celle de la voix grammaticale. La grammaire est certes une étude de la langue mais plus du tout de la Terre, dira-t-on. Or n’ai-je pas annoncé un questionnement sur la relation de la langue et de la Terre ? N’est-ce pas, d’ailleurs, cette question concrète de la Terre qui intéresse la mésologie ? C’est que reste encore dans l’ombre le troisième terme qui fait le lien entre l’étude grammaticale des langues et la Terre. Ce troisième terme, Aristote nous l’a pourtant indiqué. Qu’est-ce qu’imite le muthos poétique ? Il imite l’action, praxis. Or, nous autres humains, nous n’avons relation à la Terre qu’au travers de nos actions, de notre activité, qui parfois peut se suspendre en contemplation, mais qui habituellement, je veux dire dans l’action laborieuse ordinaire, est le premier milieu que nous organisons autour de nous. C’est à travers la sphère de notre activité (y compris de ce qui la suspend) que, concrètement, nous rencontrons les choses. Ce qu’il nous faut donc chercher dans la langue, par le moyen de la grammaire qui en est une étude, c’est le reflet dans la syntaxe des mots de notre action sur les choses. La voix grammaticale s’intéresse aux verbes, donc à l’action. Les langues mettent à notre disposition, pourvu qu’on les interroge un peu, tout le trésor de la pensée humaine concernant ce qu’est agir. On pourrait même se demander, au titre d’une hypothèse que nous n’allons pas ici examiner : la langue ne s’institue-t-elle pas à partir de l’agir ? Dans ce cas, relève-t-elle de la culture ou de la nature ? L’action, comme la voix du reste qui est un geste, est une ligne médiante entre culture et nature. La voix grammaticale est ce qui indique la relation de celui qui parle avec l’action que désigne le verbe : soit il est en l’acteur (voix active), soit il la subit (voix passive). A la voix active, il faut dire l’action de l’homme sur la nature. A la voix passive celle du milieu naturel sur l’homme (c’est ce que Maldiney appelle le pathique).

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En français, la troisième voix, pronominale, est plus complexe et regroupe tout ce qui n’est ni voix active, ni voix passive. Elle peut renvoyer à une relation où le locuteur est à la fois actif et passif : c’est ce qu’on appelle la voix réfléchie. Ainsi, avant d’aller plus loin, on peut dire que la voix grammaticale active correspond à une voix vocale dont le locuteur se décrète sujet : je parle ; la voix grammaticale passive correspond à une voix vocale dont le locuteur se dit traversé : je suis parlé ; que la voix grammaticale réfléchie correspond à une voix vocale dont le locuteur est aussi l’auditeur : je me parle. Le premier cas, courant, est une situation d’énonciation discursive ; le deuxième, plus rare, est une situation d’inspiration ; le troisième est une situation monologique. Mais la richesse des voix grammaticales ne s’arrête pas là. Pour le moment, nous n’avons envisagé que deux relations conjointes : celle du locuteur à l’action et celle du locuteur à luimême. La voix grammaticale pronominale réciproque suppose une relation triple : s’y ajoute, en effet, la relation du locuteur à un autre locuteur. C’est pourquoi elle ne peut pas se construire dans les trois premières personnes du singulier. Nous nous parlons, vous vous parlez, ils se parlent : il y a une relation conjointe du locuteur à l’action, à lui-même et à d’autres. Cela renvoie à une situation vocale dialogique. Mais la voix grammaticale pronominale, en français, peut également intégrer ce qui reste (à vrai dire peu de chose) de la voix moyenne qui s’est plus ou moins perdue en français (ce qui appauvrit beaucoup notre langue) mais qui peut subsister comme séquelle dans un français plus populaire. La voix moyenne peut avoir une valeur décausative qui consiste à prêter une action humaine à un objet inanimé qui ne fait en réalité que la subir. La parole s’est dite : cette tournure prête à la parole la capacité de se dire elle-même mais tout le monde comprend qu’elle a été dite par quelqu’un qui reste absent de l’énoncé. La voix décausative sert principalement à occulter l’acteur de l’action désignée. Elle est un simulacre de voix réfléchie. Elle correspond à une situation de retrait ou d’occultation de l’humain dans l’action (qui peut servir, par exemple, à la déresponsabilisation, ou à des stratégies de secret). Par exemple, on pourra dire : la Terre se transforme, sans dire que ce sont les hommes qui la transforment ; ou dire : la ville s’étend, sans dire que ce sont des hommes qui l’étendent. Mais la voix grammaticale moyenne la plus ordinaire n’est pas décausative : elle est autoadressée. La relation qu’elle établit entre l’action, le locuteur et lui-même n’est pas la même que celle qui existe à la voix réfléchie. En voix réfléchie, le locuteur agit et subit à la fois et dans le même temps ; en voix moyenne, il agit en se destinant l’action qu’il accomplit. Il n’en est pas le patient mais le destinataire. Je me parle : cette expression peut être entendue sous deux voix. En voix réfléchie, elle signifie que je suis l’auditeur de ce que je dis ; en voix moyenne, elle signifie que je parle pour qu’en résulte un certain effet sur moi, par exemple pour me faire plaisir, pour me soulager, etc. Dans le français soutenu, la voix réfléchie recouvre et occulte la voix moyenne. En revanche, si on tombe un niveau de langue audessus, elles peuvent se dissocier. Par exemple, si un acteur, à propos d’une tirade difficile à mémoriser, dit : « je me la parle », il ne veut pas du tout dire qu’il s’en fait l’auditeur ; il veut dire qu’il se la met en bouche (voix moyenne), qu’il se la passe et repasse en boucle (voix moyenne) afin de produire un effet de mémorisation. Comme quelqu’un pourra dire, à propos d’une musique qu’il aime beaucoup sur un disque : je me la repasse, ce qui signifie qu’il en est l’auditeur mais aussi qu’il répète son plaisir. Je me la repasse est à double voix : réfléchie et moyenne à la fois. La voix moyenne correspond à des situations affectives. Elle peut être la voix grammaticale de la jouissance, comme elle peut être la voix du traumatisme. C’est la voix où l’on veut se faire quelque chose à soi-même. Le locuteur en tant que destinataire de sa propre action se promet un certain effet en résultant. Mais nous n’en sommes pas encore arrivés à la question qui nous intéresse le plus ici pour comprendre la poétique. Elle est la suivante : est-ce qu’il existe une voix grammaticale qui permette d’exprimer, pour reprendre les mots mêmes d’Augustin Berque, « l’émouvance des

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choses, où se perd la limite entre ce qu’on éprouve et ce que les choses elles-mêmes éprouveraient » (p. 46) ? On pourrait penser, en première approche, que c’est la voix causative. Elle n’existe pas, en français, comme tournure grammaticale spécifique mais elle tient à l’ajout du verbe « faire » devant un autre verbe, en l’occurrence elle s’exprime ainsi : faire parler. L’éducation, par exemple, est toujours une manière de faire faire : faire parler, faire chanter, faire écrire un être qui ne sait pas encore le faire par lui-même. Le paysage fait parler le poète et, en même temps, c’est bien le poète qui fait parler le paysage. Toutefois, dans l’expression « faire faire », les deux verbes sont le même mais avec un sens différent et le premier a un sens plus obscur. Dans un contexte politique, faire faire renvoie simplement au commandement et à l’exécution. Mais dans un contexte poétique, il n’en va pas de même. On ne peut confondre l’inspiration et l’injonction : le paysage ne fait pas parler le paysage de la même manière que l’adjudant fait mettre ses hommes en rang. Il s’agirait d’une structure vocale qu’on pourrait nommer voix grammaticale substitutive, où l’un et l’autre ne sont pas dans une relation de réciprocité, comme dans la voix pronominale, lorsqu’on dit par exemple : ils se parlent, ils s’écoutent. En voix substitutive, la relation n’est même pas irréciproque, ce qui supposerait un échange à sens unique ; en fait, elle n’est pas l’échange de quelque chose : elle est l’échange d’une place, l’un faisant à la place de l’autre. Cette voix grammaticale, à ma connaissance, n’a pas été reconnue comme telle, bien qu’elle existe voilée. Elle pourrait se définir ainsi : le locuteur fait l’action indiquée par le verbe à la place d’un autre. Ce qui suppose une triple relation : celle du locuteur à l’action, celle du locuteur à l’autre et celle de l’autre à la même action qu’il ne peut pas faire. Eh bien, il nous faut penser contre les langues, en tout cas contre le français, pour définir la voix substitutive. Celle-ci n’est pourtant pas quelque chose de rare dans l’expérience humaine. En français, elle semble confondue avec la voix réfléchie. Par exemple, le verbe laver, en voix réfléchie, se dit : je me lave, tu te laves, il se lave. Mais, comment entendre : je le lave ou tu me laves ? Ce n’est plus de la voix réfléchie. Mais est-ce tout simplement un retour à la voix active ? On pourrait dire, en effet : je lave mon enfant, voix active. Mais, sémantiquement, il me semble qu’il s’agit d’une autre voix, car « je lave mon enfant » ne peut pas s’entendre comme « je lave ma voiture ou mes carreaux ». Je le lave à sa place parce qu’il est trop petit pour se laver tout seul. Du handicapé en fauteuil, je dirai : je le promène, à la voix substitutive, etc. C’est une voix réfléchie où le rapport à l’autre est de la même nature que le rapport à soi-même : c’est un rapport à soi déplacé sur l’autre. Eh bien, cette voix réfléchie est complètement nécessaire pour parler du soin des bébés, car nous avons tous vécu cet âge où nos actions étaient faites pas quelqu’un d’autre, à notre place, mais ce n’était pas l’action de l’autre mais bien la nôtre, la nôtre faite par l’autre. La voie réfléchie est nécessaire pour parler de tous les phénomènes de dépendance des uns par rapport aux autres. Ce qui concerne évidemment les handicapés, les vieillards, etc., mais ce qui va beaucoup plus loin. Car, sitôt qu’on le sort de l’ombre, cette interdépendance est partout dans la vie humaine. La voie substitutive est la voix grammaticale de la coexistence. C’est parce que nous avons perdu le sens de la coexistence que nous n’entendons plus la voix substitutive. Cette déficience de la coexistence est liée à la perte du sens poétique. Comment admettre que le poète parle le ciel, parle la montagne, comment admettre que le poète est parlé par la saison et par le lieu, si les humains ne savent pas se parler les uns les autres dans leur vie communautaire ? Si les humains qui savent parler ne se font pas la voix de ceux qui ne savent pas formuler leur pensée ? La voix substitutive est la logique profonde de la poétique. Augustin Berque retrouve à sa manière, c’est-à-dire en mésologue, ce qu’Aristote nommait mimésis. Car, de même que selon Heidegger le principe de raison est le fond scellé du principe d’identité, de même la voix substitutive est l’arché occulte de la mimétique. C’est, du moins, ce que notre recherche nous pousse à conclure.

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Il devrait en résulter, au niveau du commentaire philosophique, une nouvelle lecture de la Poétique d’Aristote, ouvrage qui demeure souvent incompris. Ce n’est évidemment pas le lieu, ici, pour établir cette interprétation. Disons seulement qu’Aristote distingue deux dimensions dans la mimésis. La première est un élan proprement humain qui pousse à reproduire, à répéter les rythmes, les mélodies, les gestes. La deuxième est une aptitude à faire des images, des choses ressemblantes à leurs modèles. De la première découle une dramatique, de la deuxième une iconologie, mais il y a contamination entre les deux. La dramatique peut passer par l’épopée, lorsqu’un narrateur raconte et fait parler, ou par la scène lorsque les acteurs et le chœur parlent et chantent. Mais ce qui la caractérise, dans sa logique propre, c’est que l’un fait parler l’autre : le narrateur fait parler tout en racontant, l’acteur fait parler son personnage. La mimésis dramatique est celle qui donne voix à des êtres qui n’en ont pas parce qu’ils n’ont d’existence que mythique, tels Ulysse et tous les héros homériques, tels Antigone et tous les héros tragiques. L’être agissant dans le muthos est un spectre, un fantôme ou fantasme, un être errant et sans voix. La mimétique de la parole poétique n’imite pas, dans le sens que prend ce mot en français : elle substitue un être vocal (le narrateur ou l’acteur) à un être sans voix pour que l’être vocal parle à la place de l’être sans voix. Elle est une répétition phonique de l’inaudible, une reproduction qui présente dans notre monde ce qu’elle répète de l’autre monde (celui du mythe). C’est ce que dit le mot très ambigu de : représentation. Représenter, c’est présenter à nouveau, c’est-à-dire répéter, imiter ; mais c’est aussi tenir la place, tenir lieu de ce qui est absent. S’y substituer. La mimétique, du moins dans cette dimension archaïque qui est la sienne, dans cette manière de faire exister des inexistants (tout personnage est un fantôme), est bien l’exercice concret de la voix substitutive. Cette dernière est la logique de la poésie : faire exister dans une voix mesurée, une voix métrique, prise dans la structure d’une versification, un être qui n’existe pas assez pour parler de lui-même et qui pourtant existe tellement qu’il commande à tout ce qui, en parlant ou chantant, ne peut que l’imiter. C’est ce que nous appelons trivialement un personnage, mais sans savoir ce que ce mot veut dire. Que Lacan l’ait nommé imago, empruntant un mot à l’ancienne culture des Romains, et qu’il l’ait lié au concept psychanalytique d’identification, laisse comprendre combien la logique substitutive est à la racine de notre construction psychique et laisse rêveur quant à la relation essentielle entre la poétique et la psychologie profonde : c’est poétiquement que l’humain se construit en être psychique. La poétique de la Terre, telle qu’Augustin Berque la construit à partir du Japon, et notamment à partir du haïku, a ceci de singulier, par rapport à Aristote, qu’elle fait personnages des montagnes, des éléments, des saisons, des fleurs, des arbres, etc. Aurionsnous une autre poétique japonaise si nous la construisions à partir du Nô par exemple ? La voix nippone qui se prend à la métrique du haïku est mimétique des lieux plus que des actants mythiques, elle est une dramatique des milieux plus que des gestes héroïques. C’est en cela qu’elle est une poétique de la Terre. Mais peut-on distinguer si facilement les lieux et les mythes, les milieux et les actions ? Il faudrait reprendre la question des meisho, des hauts lieux, sur quoi Augustin Berque revient souvent. Dans Écoumène, il cite cette parole de Philippe Muray : « un haut lieu est un endroit qu’en général un événement héroïque et lointain a immortalisé » (p.132). * Pour finir sur des considérations plus contemporaines, puisque la mésologie est un regard sur le monde d’aujourd’hui, je voudrais dire que la question, face à la crise de l’humanité occidentale, n’est pas seulement de renaturer la culture : elle est d’abord de réculturer la culture. Il faudrait bien poser, en effet, la question : qu’est-ce que la culture ? La culture est une immense circulation des voix où les uns prennent la leur chez les autres. Elle est un échange des voix. Personne, en effet, n’a toutes les capacités vocales, mais l’être humain est

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un animal vocal et chacun trouve en d’autres voix ce qu’il n’a pas su laisser se former en luimême. J’ai besoin que quelqu’un me chante, ou me parle, ou m’écrive. Ou que quelqu’un comme Augustin Berque me fasse penser, me prête ses mots que je reprends. « La vérité est au fond du cœur de tout homme, dit Simone Weil, mais si profondément cachée qu’elle est difficile à traduire dans le langage »90. La philosophe, à la fin de sa courte vie, construit même toute sa pensée politique autour de la capacité qu’ont certains hommes d’être la voix de leur peuple. Car le peuple est un être sans voix, parce que l’existence collective, comme existence inférieure, est habitée par des sentiments confus, des aspirations obscures. Le peuple ne pourra accéder à sa voix propre qu’en la reconnaissant dans la voix d’un homme qui lui parle, ou plutôt qui le parle. Comme les prophètes parlent Dieu. « Si l’on entend formuler cette pensée hors de soi-même, dit Simone Weil, par autrui ou par quelqu’un aux paroles de qui on attache de l’attention, elle en reçoit une force centuplée et peut parfois produire une transformation intérieure ». Lorsqu’elle demeure encore informulée, une pensée « travaille sourdement l’âme et pourtant n’agit sur elle que faiblement ». Tandis que lorsque quelqu’un la formule, la vocalise, ses paroles « injectent du réconfort, de l’énergie, et quelque chose comme une nourriture »91. C’est qu’à ce moment-là, l’homme vocal parle son peuple. Simone Weil applique à la politique ce que nous avons nommé la voix substitutive. Celle-ci n’est pas propre à certaines situations de dépendance : elle est l’un des ressorts de la culture, elle explique la vie politique des nations qui est, principalement, un jeu de parole. Or c’est ce même ressort qui joue encore dans les arts. Chaque artiste, en effet, se fait le geste expressif, si ce n’est d’une nation toute entière, du moins de tous ceux qui vont se reconnaître en lui et qu’on nommera son public. Le chanteur sur scène est la voix de ce public qui ne sait pas chanter, qui l’écoute, l’ovationne, le prend pour idole et reconnaît en lui ses sentiments, ses idées parfois, son style vocal. Un grand compositeur est celui qui parvient à porter dans le langage musical de son époque le chant qui se cherche obscurément dans un peuple ou un public. Il en est évidemment de même pour les poètes, les dramaturges, les écrivains qui sont la voix de leur temps, laquelle parfois n’est reconnue comme sienne par le public qu’avec un décalage temporel plus ou moins long. Or, aujourd’hui, chacun prétend trouver en lui-même sa propre voix. L’individu cherche la voix qui sera la signature de sa propre identité. Du coup, chaque être qui parle n’engage que lui-même dans ce qu’il dit et ne reprend pas ce que d’autres ont pensé avant lui, en dehors de lui. De même que pour la mésologie la nature est faite de communication interspécifique, de même la culture est une communication intervocale, interlinguistique, comme l’illustre si bien Augustin Berque qui traduit pour nous tout une part du Japon. La crise de la culture tient à ce que cette intervocalité n’est plus évidente. L’étude des voix grammaticales éclaire la relation des hommes à leur action, puisque le verbe est lié à l’action. La relation entre nature et culture a pu être, nous l’avons vu, médiatisée par Dieu en Occident : mais elle est aussi médiatisée par le rapport de l’homme à ses actes. Le corps médial de l’homme est un corps actif, traversé par des gestes. Ces gestes sont, bien sûr, de mieux en mieux outillés. La technologie donne plus de portée et de puissance à l’action humaine mais elle n’est pas le moteur de l’action. La technologie a certes sa logique interne, mécanique, mais pas jusqu’à commander l’action des hommes sur Terre. La question de la technique, que Heidegger a tenue pour déterminante dans l’Occident moderne, n’est peut-être pas la principale. La poétique d’Aristote nous conduit à penser que l’action humaine est commandée par une dramatique, dont la poésie, et principalement la tragédie, tenterait de comprendre les lois de développement. La technique ne fait qu’accroitre les effets de cette dramatique, mais c’est cette dernière qu’il s’agit d’appréhender et de maîtriser, en tant qu’elle conditionne la relation des hommes entre eux et la relation des 90 91

Simone Weil, Ecrits de Londres, Gallimard, 1957, p.151 Id., L’enracinement, folio-essai, p. 242

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hommes avec leur milieu. La dramatique de nos actions, telle que les arts dramatiques la saisissent, médiatise la relation des hommes à leur milieu. Que dire de la dramatique contemporaine ? Quelle est la relation des Occidentaux d’aujourd’hui à leurs propres actions ? La déficience de la voix substitutive indique une difficulté à coordonner les actions de chacun en une action commune. Reconnaître le milieu, c’est accepter ne pas être l’auteur et le bénéficiaire de toutes ses actions. Or l’homme occidental s’éloigne de plus en plus de cette reconnaissance. La prééminence de la voix active pousse au second plan la voix passive et, surtout, la voix substitutive. Or ce sont ces deux voix qui sont poétiques et nous ouvrent au milieu. La voix passive est un souffrir sur quoi repose toute la tragédie et qui est le ressort de la catharsis chez Aristote, puisque celle-ci s’opère à partir de deux « émouvances » : je suis apitoyé et je suis apeuré. Quant à la voix substitutive, elle fait de l’action propre un accompagnement de l’action de l’autre. Elle porte à prendre soin du fragile. L’un parle pour l’autre, à la place de l’autre, la parole que l’autre ne parvient pas à formuler. Si cette logique du l’un-par-l’autre n’est plus reconnue, ce qui s’altère, c’est aussi bien la culture que la relation de l’homme à la Terre. Car la poétique montre que ce que la nature attend de nous, principalement, c’est que nous lui donnions voix, que nous l’accueillions dans notre voix, comme le font les haïkus. Ce qui conduit bien à la même conclusion qu’Augustin Berque : à travers notre voix, si nous savons lui redonner sa vocation poétique, c’est la Terre qui parle, c’est elle qui nous prononce. Le reste doit s’en suivre.

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III Méchante colline Le sol de la subjectivité par Baptiste Lanaspèze

Ce n’est plus seulement l’homme et tout le reste en dessous, mais une grande force méchante et, bien en dessous, l’homme mêlé aux bêtes et aux arbres. Vivante et terrible, il sent, sous ses pieds, bouger la colline. Jean Giono, Colline, 1929

[1] L’étude des milieux (mésologie) initiée par Berque au milieu des années 1980 dans le cadre initial de la géographie et des sciences sociales [Berque 1986], s’est poursuivie dans les années 1990 et 2000 de façon de plus en plus ouvertement philosophique, et jusqu’à de récents développements qui intègrent l’histoire naturelle [Berque 2014]. Cette mésologie, doctrine élaborée par un seul homme tout au long de sa vie, est contemporaine de la philosophie de l’écologie anglo-saxonne – une entreprise philosophique révolutionnaire initiée dans les années 1970. Je voudrais dans cet article tenter de montrer comment la mésologie apporte à la philosophie de l’écologie la clef de voûte qui lui fait défaut. À partir d’une brève présentation du projet de l’écologie philosophique (§1-3) nous irons droit vers la difficulté particulière qu’elle rencontre à fonder son principe central (§4-6), et nous retrouverons là sur un sol très instable. Nous tenterons de nous dégager de l’envasement en découvrant le « milieu » où nous nous trouvons (§7-9) afin de retrouver ce nouveau sol ferme que réclame la philosophie de l’écologie (§10-14). [2] Apparue dans les années 1970 dans les mondes anglo-saxons, la philosophie de l’écologie (environmental philosophy ou deep ecology) a entrepris de reconstruire l’idée de Nature, pardelà le partage entre sujet et objet – une Nature systémique, organique, intégrative, ayant une valeur en soi ; une Nature élargie par l’apport de l’écologie scientifique et des autres savoirs positifs, rehaussée dans sa dignité ontologique, et intégrant entièrement le fait humain. Cet élan philosophique spontané, entamée par Arne Næss en 1973, développée avec Callicott dans les années 1980, proche des milieux militants, a eu lieu à la marge des mondes académiques, dans un espace vivement contesté. Cette nouvelle idée de Nature avait vocation à jouer le rôle central de principe premier, de clef de voûte, qu’avait joué le sujet dans la modernité, et à s’y substituer. Là où le Sujet avait creusé le dualisme avec le reste de l’univers « objectif », la nouvelle idée de Nature devait offrir un nouveau monisme. Au moment de l’émergence publique de la crise écologique, il s’agissait d’une remise en question brutale de nos croyances matérialistes et anthropocentrées, fondatrices de la cosmologie de l’Occident moderne. [3] Ce que vise ce nouveau concept rehaussé de Nature, c’est la suppression du Sujet cartésien comme pivot universel : ce foyer de sens et de valeur, il s’agit de le ramener de l’intériorité de 43


la conscience humaine, vers l’extériorité d’un monde naturel considéré comme existant et valant pour soi. Restaurer l’idée de Nature comme principe, c’est mettre fin à un monde dénué tout autant de point de vue englobant (de type divin) que de naturalité interne. Le point crucial de cette nouvelle Nature systémique, nous décentrant vers elle, a été identifié dans les années 1980 comme l’idée de « valeur en soi » ou « valeur intrinsèque » (intrinsic value). Cette idée d’une valeur intrinsèque de la nature et des êtres vivants est l’opérateur logique garantissant un champ moral propre à une éthique différente de l’éthique moderne. Du milieu des années 1980 au milieu des années 1990, dans la revue Environmental Ethics, la définition de cette notion a suscité d’interminables débats – dignes de la preuve de l’existence de Dieu aux temps scolastiques. [4] À la fin d’un article vibrant de 1995 qui entendait constituer la synthèse finale de plusieurs années de disputes autour de cette « valeur intrinsèque » de la nature, le président de la Société d’éthique environnementale, J. Baird Callicott rappelle que cette notion est la clef de voûte du volet éthique de la philosophie environnementale – pas de valeur intrinsèque, pas d’éthique environnementale : « En plus des êtres humains, la nature (ou certaines parties de la nature) a-t-elle une valeur en elle-même ? Telle est la question théorique centrale en éthique environnementale. Comment découvrir la valeur en soi : telle est la question de l’éthique environnementale. Car s’il est impossible d’attribuer une valeur à la nature en elle-même, alors l’éthique environnementale n’a plus de raison d’être. En effet, si la valeur en soi fait défaut à la nature, alors l’éthique environnementale n’est rien d’autre qu’une application particulière de l’éthique qui règle les relations entre les hommes. 92 » [Callicott, 1995, in Callicott, Éthique de la terre, 2010. Nous soulignons] Mais chose étonnante, le fondateur de la philosophie de l’écologie, ici en route pour résoudre la question cruciale d’une théorie éthique élaborée depuis deux décennies avec toute une communauté de philosophes, avoue tout crûment qu’il n’est pas possible de fonder la réalité de cette valeur intrinsèque. Rejetant la possibilité d’obtenir une telle « valeur en soi objective » en conférant la dignité de sujets, de « quasi-sujets » ou de « néo-sujets » aux êtres vivants et aux écosystèmes, Callicott prend acte d’un échec indépassable (jusqu’à nouvel ordre) – et clôt la discussion en se jetant dans les bras du sujet cartésien, comme pour « rentrer à la maison ». « C’est pour cette raison que j’ai personnellement choisi de ne pas essayer de m’inscrire à la suite de Kant et de ceux de ses héritiers qui ont opté en faveur d’une éthique biocentrique, et donc de ne pas reprendre à mon compte le projet qui consiste à faire surgir, comme par magie, la valeur en soi de la capacité des sujets à s’accorder euxmêmes une valeur et à se rendre compte que d’autres s’en accordent une comme eux. J’ai préféré proposer que nous fondions l’éthique environnementale sur la capacité qui est la nôtre, en tant qu’hommes, d’accorder une valeur aux entités naturelles non humaines pour ce qu’elles sont – indépendamment à la fois des services qu’elles peuvent nous rendre, et de la question de savoir si, oui ou non, elles sont capables de s’accorder une valeur à elles-mêmes. Et ceci, nous pouvons le faire aussi longtemps que nous avons de bonnes raisons d’attribuer à quelque chose une valeur en soi, quoi qu’il en soit de la nature exacte de l’objet de notre acte intentionnel. Nous pouvons valoriser des espèces (telle celle du Cyprinodon diabolis), des écosystèmes (tel le Cedar Bog Lake au Minnesota), des océans, l’atmosphère, la biosphère – tous et chacun pour ce 92

« In addition to human beings, does nature (or some of nature's parts) have intrinsic value? That is the central theoretical question in environmental ethics. Indeed, how to discover intrinsic value in nature is the defining problem for environmental ethics. For if no intrinsic value can be attributed to nature, then environmental ethics is nothing distinct. »

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qu’ils sont en eux-mêmes ainsi que pour leur utilité. 93 » [Callicott 1995, Nous soulignons] Cette fameuse valeur intrinsèque de la nature, clef de notre décentrement éthique, serait in fine fondée dans la subjectivité moderne ? Il n’y aurait donc de valeur en soi de la nature… que pour nous ? La grandiose et nouvelle idée de Nature, promise par cette grandiose et nouvelle entreprise philosophique serait finalement raccordée au… sujet cartésien ? Dans une discussion qui devait déboucher sur la naissance du nouveau paradigme, quelle bizarrerie que de ramener sur le tapis le principe dont on entendait précisément se débarrasser. Cela signifierait-il que l’éthique environnementale ne serait finalement qu’une aventure tardive du sujet cartésien, finalement prise dans l’orbe moderne? [5] Eh bien, selon Callicott, pas du tout. Car – plus surprenant encore –, juste après avoir référé la notion cruciale de valeur intrinsèque au sujet cartésien, Callicott confesse que ce sujet est par ailleurs une notion condamnée, sans avenir, une impasse historique, que nous ne conservons ici que par défaut, par provision, en attente d’une nouvelle clef de voûte. Callicott ne peut aller plus loin dans la dévalorisation de ce « sujet cartésien » : « Lorsque le sujet cartésien – au même titre que la forme platonicienne du Bien, ou que l’Intellect agent d’Aristote – aura perdu toute emprise sur l’esprit occidental, il sera devenu une curiosité historique. Nous ne pouvons pas encore voir ce qui lui succédera, au point de croisement entre deux paradigmes où nous nous trouvons aujourd’hui – entre la vision moderne du monde, déclinante, et l’aube d’une nouvelle vision du monde, encore embryonnaire, qui ne s’est pas encore suffisamment développée pour avoir une identité propre94 ». [Callicott 1995] L’anglais décrit la vision moderne du monde comme « une lune décroissante », et la nouvelle vision du monde, embryonnaire, comme « une lune croissante » qui n’a pas encore acquis son identité propre. Cela recoupe ce que disait au début du 20e siècle un romancier des Alpes de Haute-Provence, dans un verbe de paysan : « C’était si simple, à l’ancienne façon : l’homme et tout autour, mais sous lui, les bêtes, les plantes ; ça marchait bien, comme ça. On tue un lièvre, on cueille un fruit ; une pêche, c’est du jus sucré dans la bouche ; un lièvre, c’est un grand plat débordant de viande noire. Après, on s’essuie la bouche et on fume une pipe sur le seuil. C’était simple, mais ça laissait beaucoup de choses dans la nuit. Maintenant il va falloir vivre avec ce qui est désormais éclairé et c’est cruel ! C’est cruel parce que ce n’est plus seulement l’homme et tout le reste en dessous, mais une grande force méchante et, bien en dessous, l’homme mêlé aux bêtes et aux arbres. Vivante et terrible, il sent, sous ses pieds, bouger la colline. » [Giono 1929] 93

« For this reason, I myself have opted not to try – following Kant and his biocentric descendents – to conjure objective intrinsic value out of self-valuing subjects and our capacity to realize that others value themselves as we value ourselves. Rather, I have suggested we base environmental ethics on our human capacity to value nonhuman natural entities for what they are – irrespective both of what they may do for us and of whether or not they can value themselves. And this we can do regardless of the nature of the object of our intentional act of intrinsic valuation as long as we think we have good reasons to value it intrinsically. We can value species (such as the Devil's Hole pupfish), ecosystems (such as Cedar Bog Lake), the oceans, the atmosphere, the biosphere – all for what they are in themselves as well as for their utility. » 94 « Eventually the Cartesian subject -- like Plato's form of the Good -- will become a historical curiosity, having lost its grip on the Western mind. What will take its place we cannot now foresee, residing as we do at the cusp of two paradigms -- the waning Modern world view and the waxing embryonic one that so far has not yet sufficiently developed to have acquired a distinct identity. »

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[6] Nous voici donc au milieu du gué – marchant sur un sol inconnu et mouvant. Nous avons d’une main lâché l’ancien monde, mais nous n’avons pas encore de nouveau monde solidement établi. La révolution écologiste a sonné le glas d’un sujet cartésien qui ne tient plus – mais nous ne disposons pas encore d’un point d’appui nous permettant de le remplacer. Callicott n’a évidemment pas ici pour projet de restaurer le cogito : il est accidentellement rappelé à lui, faute d’un autre fondement. Tout se passe comme si, en cherchant à fonder une valeur en soi autonome qui nous aurait affranchi définitivement, et aurait marqué la naissance de l’écocentrisme, nous avions poussé à son point extrême l’effort pour nous arracher à l’attraction du Sujet, cet astre déclinant nous rappelait soudain à lui. Il faut donc rouvrir la question des relations entre la nature et la subjectivité. Que devient le sujet après la modernité, après le grand partage sujet-objet ? La nature est-elle « par-delà objet et sujet » ? Sur quel nouveau sol appuyer cette révolution écologique du projet de civilisation occidental ? [7] Sur un sol oriental, peut-être. Berque initie sa pensée non pas à partir d’une volonté (philosophique) de dépasser le dualisme objet-sujet, mais de la nécessité (anthropologico-géographique) de rendre compte du rapport singulier de la société japonaise avec son territoire. C’est en décodant la relation des Japonais à l’espace (abordé dans ses aspects indissociablement sauvages et cultivés, naturels et urbains) que Berque en est venu à élaborer des concepts qui ont aussitôt, sous sa plume, manifesté leur valeur ontologique universelle et inexorablement déporté leur auteur des sciences sociales vers la philosophie. Pour Berque, la subjectivité (humaine) et l’objectivité (naturelle) sont le recto et le verso d’une même réalité concrète, celle de la coprésence du sujet de l’objet qui se cofondent dans le même acte. Cette réalité concrète initiale, c’est le milieu : ni un subjectivité, ni une chose, mais une matrice rendue « objective » par les subjectivités qui en procèdent, et qui interagissent avec cet environnement pour l’habiter, le modifier. La réalité n’est donc ni objective, ni subjective, mais – Berque a besoin d’un mot nouveau pour désigner cette idée nouvelle – trajective : un trajet d’allers-retours entre sujet et objet. La trajection est analogue dans sa structure au mouvement de prédication par lequel la langue donne un prédicat a à un sujet x. « Cette montagne (x), c’est le Ventoux (a). x=a. Nommer une montagne est trajectif, installer une maison sur un lieu naturel est trajectif – marcher à travers une plaine est trajectif. La trajection est cette relation, physique, symbolique, technique, par laquelle émerge ce qu’on appelle un monde. Ce mouvement est indéfini car la chose prédiquée (x en tant que a) est naturalisée et devient à son tour x, de nouveau prédiqué, de sorte que la trajection ne cesse de cultiver la terre, d’habiter le monde, de coloniser les espaces, de chanter la terre, de sédimenter et de fertiliser les sols en mille couches : ((((x=a)=a)=a)=a) etc. [8] La distinction objet-sujet n’est donc pas niée par la mésologie, le sujet cartésien n’est pas entièrement relégué au grenier – la subjectivité demeure une catégorie structurante – mais cette subjectivité est profondément remaniée : 1° Elle est rendu indissociable de l’environnement et impensable sans lui, tout autant que le mâle est impensable sans la femelle (contrairement au sujet cartésien, héritier en cela de « l’âme » individuelle, res cogitans substantielle, reposant en elle-même, sans lien essentiel ni dignité commune avec la res extensa) ; 2° Ce couple objet-sujet n’est pas premier, fondateur, mais il est décalé à l’arrière-plan, comme une distinction non réelle, abstraite, un instrument, un simple opérateur de l’acte concret unifié en quoi consiste le monde, la réalité.

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Berque peut ainsi renvoyer dos à dos les tenants de l’objectivité pure (les positivistes) et les tenants de la subjectivité pure (les constructivistes). Sciences naturelles et sciences humaines pèchent par la même abstraction – elles ne saisissent pas la réalité, dans son foyer vibrant d’allers-retours qui fait cosmophanie. Là où la philosophie de l’écologie échouait à se pencher au-delà du partage objetsujet, à dépasser la subjectivité, la mésologie réussit à dégager le socle primordial sur lequel le sujet moderne, absorbé par lui-même, ignore reposer. Ce socle, cette « arché-originaire Terre » [Husserl 1934], c’est le milieu concret. L’idée de milieu, de trajection, constitue un dépassement du sujet qui n’est pas sa simple négation ou son dépassement, mais son intégration dans une unité plus primordiale et antérieure. En cela, la mésologie constitue ce qu’on appelle en épistémologie une « négation d’intégration » de la modernité : de même que la gravitation de Newton est non pas réfutée, mais déclassée comme un cas particulier d’une loi plus générale (la relativité d’Einstein), de même le sujet moderne est déclassé comme cas particulier d’une subjectivité plus profonde, celle qui est à l’œuvre au sein l’environnement spatio-temporel objectif, dans la construction concrète des milieux. [9] Tout récemment, Berque en est venu à approfondir encore la question de la nature de cette trajection. De quoi ce mouvement fondamental est-il fait ? Quel en est le sujet ? Est-ce que seules les sociétés humaines trajectent ? Berque propose de lire la trajection dans la vie elle-même : se nourrir de, respirer, évoluer, se mouvoir, sentir, penser, c’est trajecter. Le processus de « l’évolution » lui-même, tout comme la biosphérisation, est un grand volet de cette trajection universelle. [Berque 2014] Berque franchit ici un cap décisif, mais indispensable, et en germe depuis le début de son entreprise mésologique : celui d’attribuer la trajection à la nature elle-même. La nature (x) est qualifiée, prédiquée (a) par un interprète (i) : xia. Mais l’ensemble de ce phénomène de trajection et chacun de ces trois pôles est au bout du compte à référer à « la nature ». De sorte que la nouvelle formule de la trajection n’est plus seulement x=a, mais : xia=x [Berque, Poétique de la terre, 2014]. Le sujet (au sens grammatical) qui est prédiqué (x) par un interprète (i) en un prédicat (a) : tout cela est opéré par le sujet (au sens ontologique d’hypokeimenon). Aussi Berque préfère-t-il écrire SiP = S, jouant ainsi de façon efficace sur l’identité du sujet grammatical et du sujet ontologique. La nature est ce qui prédique en moi lorsque je prédique cette inconnue hors de moi qu’est la nature – selon le même mouvement de rétroaction esquissé par la troisième critique de Kant, dans laquelle Merleau-Ponty a pu voir à juste titre le sujet « se découvrir et se goûter comme nature » [Merleau-Ponty 1945]. Quand je contemple le monde, j’entre donc très précisément dans un mouvement où la nature se contemple – d’où la sensation agréable de vidanger ma subjectivité, d’avoir « la tête vide », « le cœur pur ». Et cela vaut de toutes les trajections – se nourrir, contempler, marcher, construire… Le verbe humain est indexé sur un verbe naturel ou cosmique – « La Terre, nous la nommons, certes, mais c'est elle qui nous prononce » [Berque 2014]. La trajection par laquelle nous autres sujets humains, nous faisons monde, loin de fonder une quelconque exception humaine, est en réalité l’expression d’une capacité trajective inhérente à la vie elle-même. La puissance de trajection, la puissance de faire monde, est en dernier ressort une puissance interne à la Nature. C’est la Nature qui fait monde, à travers la vie. La nature n’est ni objet, ni sujet, mais puissance trajective. Et c’est ici que réside la « valeur intrinsèque » de la Nature : non pas en tant qu’écosystèmes valorisés par un sujet moderne (la proposition « par provision » de Callicott), ni en tant que sujet grammatical d’une prédication (le territoire de Haute-Provence chanté par

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Giono), mais en tant que puissance trajective, faculté cosmisante. Les sujets, y compris humains, ne sont que les partenaires (certes indispensables) d’un commerce qui implique la co-présence d’un environnement objectif et le dynamisme de mille trajections. [10] Sur ce point, Berque rejoint le naturaliste japonais Imanishi Kinji, sur lequel il appuie ces récents développements de la mésologie. Imanishi a défendu tout au long de son œuvre en écologie, primatologie, anthropologie, l’idée selon laquelle l’évolution des espèces relève non pas d’une adaptation à des contraintes objectives, mais d’un libre dynamisme dans le jeu avec le monde extérieur: « L’essence de la théorie de l’évolution de Lamarck ne réside pas dans la transmission des caractères acquis ; mais plutôt en ce qu’il a reconnu comme évolution le fait que les êtres vivants, pour survivre, remodèlent d’eux-mêmes leur organisme, et que cet organisme remodelé par soi-même, ils le transmettent à leur descendance ; ce qu’il a appelé la transmission des caractères acquis. (…) Si l’on utilise les mots d’environnement et d’adaptation à celui-ci, Lamarck pense que le vivant, pour s’adapter à son environnement, remodèle de lui-même son organisme. Il pense, autrement dit, que l’évolution se produit à l’initiative du vivant. (…) À considérer tout ce qui s’est passé depuis Le monde des êtres vivants [1941], en fin de compte, on peut dire peut-être que ma théorie de l’évolution est un évolutionnisme de la subjectité, ou plus formellement, une théorie de l’évolution présupposant la subjectité. » [Imanishi 1980, 2015] [11] L’idée que l’évolution n’est pas imposée par l’environnement extérieur, mais résulte d’un dynamisme subjectif des membres d’une espèce, est à rattacher à la conception originale des êtres vivants, esquissée dès 1941 dans le Monde des êtres vivants [Imanishi 1941, 2011] : espace physique et êtres vivants sont les deux dimensions de la même réalité concrète vivante. L’individu vivant n’est pas un être isolé, c’est un complexe concret « être vivant / environnement ». L’environnement est une extension de mon estomac, et mon estomac est une extension de l’environnement : « la nourriture qui passe de la bouche au système digestif interne n’est pas immédiatement digérée, si bien que l’on peut considérer le système digestif comme une partie par laquelle le monde extérieur entre dans notre corps, et donc comme une extension de l’environnement ». [Imanishi 1941, 2011] « Pour un être vivant qui mène sa vie, la différence entre l’objet et le sujet (ou entre le personnel et l’extérieur) n’est pas aussi importante que nous le croyons. Pour un être vivant, les sphères du monde extérieur nécessaires à sa vie quotidienne sont d’ordinaire reconnues et assimilées, tandis que le reste du monde extérieur n’existe pas. Ces parties reconnues et assimilées sont autrement dit l’univers de l’être vivant, et il en est le maître. Les termes « monde extérieur » et « environnement » semblent évoquer quelque chose de lointain, mais l’environnement n’est autre que l’univers de l’être vivant, ou ce qu’on devrait nommer son terrain d’activité. » [Imanishi 1941, 2011] De même l’espèce vivante n’est pas une essence hors-sol : chacune est indissociable de ses territoires, et toutes se répartissent. Ce lien structurant entre chaque espèce et son territoire, Imanishi l’appelle sumiwake, néologisme que Berque traduit par « écospécie », et qu’Imanishi définit comme « le fait que les espèces se répartissent leur habitat » [Imanishi 2015]. Comme individus autant que comme membres d’une espèce, nous sommes donc non pas un sujet, mais un sujet-objet, un commerce incessant, un acte de nous nourrir de ce qui est dehors, de le faire nôtre. Cet acte, c’est la réalité, c’est le milieu, c’est l’espace-temps en tant qu’il est habité, vivant, plein de subjectité.

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« Bien qu’il ait ignoré la terminologie de Watsuji et même celle d’Uexküll, Imanishi a basé son interprétation de la nature sur deux postulats, lesquels reviennent non seulement à reconnaître la médiance, mais à en faire la clef d’une réinterprétation des sciences de la nature elles-mêmes. Le premier consistait à poser qu’un être vivant ne se trouve pas face à l’environnement externe et objectif comme tel, mais dans le cadre d’un processus d’évolution mutuelle où il y a “subjectivation de l’environnement, environnementalisation du sujet” (kankyô no shutaika, shutai no kankyôka 環境の主体化、主体の環境化) » [Berque, postface à Imanishi 2015] [12] Dans notre quête d’un nouveau principe, d’un nouveau socle pour la philosophie de l’écologie, le milieu semble donc un candidat solide pour « prendre la place du sujet cartésien », selon l’expression de Callicott dans son article de 1995. Ce nouveau paradigme ontologique intègre et métamorphose le sens de la subjectivité moderne, en faillite théorique et pratique (réfuté par les progrès de la connaissance et par la crise écologique). Contrairement au cogito, le milieu ne constitue pas une nouvelle tabula rasa, un point de départ neuf et radical d’où tout devrait être refondé et d’où toute réalité serait ordonnée et comme créée. Le milieu ne constitue pas un rejet, une négation du sujet ou du couple sujetobjet : il est le socle concret, réel, d’où émergent sujet et objet, pôles indissociables d’un même monde habité. [13] Dégager ce socle que constitue le milieu, c’est nous mettre à l’écart des deux ornières modernes dominantes (positivisme et constructivisme, les deux grands avatars du dualisme). Plus encore, c’est voir que tous les mondes font partie d’un même monde, que toutes les sociétés font partie d’une même société, et que la nature trajectante est précisément cela : une société de sociétés. « Le second principe était de considérer que tout être vivant, y compris le genre humain, est membre d’une société globale, qu’il nommait “la société biotique tout entière” (seibutsu zentai shakai 生 物 全 体 社 会 ). En vertu de ce principe, le naturaliste serait capable de ressentir quelque chose en commun avec l’animal qu’il observe, et ainsi de pénétrer, pour ainsi dire herméneutiquement, dans le propre monde de cet animal. » [Berque, postface à : Imanishi 2015] Si la colline de Giono est « vivante et terrible » c’est parce que nous ne sommes pas au-dessus d’elle, pas différents d’elle, et que notre subjectivité, notre existence, notre dialogue avec la terre, ne parvient pas, ne parvient plus, à faire principe indépendant, mais est luimême pris dans cette force fondamentale. Une force qui nous dépasse d’autant plus qu’elle nous constitue. La « méchanceté » de la colline, sa « cruauté », consiste en ce que nous ne pouvons pas décider de ne pas faire société avec elle. Nous lui sommes liés intimement, et nos erreurs détruisent notre propre socle. Il n’est pas d’abri pour se mettre à l’écart du monde, et encore moins à l’écart du mouvement de fond d’où le monde procède. Ainsi par exemple cette erreur ontologique de faire du cogito le pilier unilatéral du monde se paie-t-elle en réchauffement du climat, disparition de nombreuses espèces, menace sur de nombreuses autres, y compris la nôtre. Faire de notre subjectivité le pivot du monde, c’est détruire le socle sur lequel nous reposons. Le pivot du monde, c’est ce socle : le milieu, la « Terre-habitée ». [14] On peut enfin considérer – Berque ne l’a pas fait jusqu’à présent – que ce nouveau paradigme rouvre un bel espace commun à la philosophie et à la théologie. Un chrétien peut sans peine lire la théorie du milieu comme le nouveau et dernier épisode du drame de l’« Alliance » (entre le terreux et la Création, entre l’adam et le Créateur). Par ailleurs, l’acte

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fondateur de la trajection partage de nombreux traits avec l’acte divin – prédication divine, Verbe créateur. La trajection en quoi consiste la vie, toute vie, peut être lue comme Création continue. Pour nous autres Sapiens dotés de grands pouvoirs de trajection, faire monde, enrichir les mondes, c’est prolonger la Création – et séparer les deux pôles, c’est détruire les mondes, c’est interrompre la création. J’espère avoir réussi à partager la conviction selon laquelle la mésologie de Berque, en tant que clef ontologique de cette révolution philosophique de l’écologie, marque l’ouverture d’une révision significative du projet de civilisation de l’Occident. Une révision élaborée « à la lumière de l’Orient », qui déploie à nouveau le monde et rend la vie de nouveau possible. Marseille, 25 février 2016

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BIBLIOGRAPHIE Berque, Le Sauvage et l’artifice : les Japonais devant la nature, Gallimard, 1986 Berque, Poétique de la terre, Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Belin, 2014 J. Baird Callicott, Éthique de la terre, trad. Afeissa, Lanaspèze, Larrère, Madelin, préface de Baptiste Lanaspèze, Wildproject, 2010 [Callicott 1995] J. Baird Callicott, « Intrinsic Value a Methethical Analysis », The Electronic Journal of Analytic Philosophy, 1995 Jean Giono, Colline, Grasset, 1929 [Imanishi 1951, 2011] Imanishi Kinji, Le Monde des êtres vivants : une théorie écologique de l’évolution, trad. Anne-Yvonne Gouzard, postface de Baptiste Lanaspeze, Wildproject, 2011. [Imanishi 1980, 2015] Imanishi Kinji, La Liberté dans l’évolution : le vivant comme sujet, trad. Augustin Berque, avec un épilogue d’Augustin Berque, Wildproject, 2015. Edmund Husserl, L’arché-originaire Terre ne se meut pas. Recherches fondamentales sur l’origine phénoménologique de la spatialité de la nature, 1934 [Merleau-Ponty 1945] Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la Perception, Gallimard, 1945

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IV Mésologie et métamorphose des milieux habités à l’ère de l’anthropocène par Chris Younès La mésologie, science des milieux portée par Augustin Berque, interpelle les architectes, urbanistes et paysagistes qui sont en charge de la transformation des milieux. A ce courant de pensée se superpose le récit, élaboré dans les années 2000, de l’anthropocène, qui pour la plupart débuterait avec la révolution industrielle à la fin du XVIIIe siècle. Il désigne l’hypothèse d’un nouvel âge de la Terre caractérisé par l’impact des activités humaines. Par la puissance technoscientifique, l’anthropos serait devenu une force géophysique prédominante dans la modification de la planète, entraînant par sa seule action, la transformation de la biosphère, du vivant, de la biodiversité, mais aussi de l’atmosphère et de l’hydrosphère, responsable des changements climatiques, de l’extinction et migration globale d’espèces, des modifications à grande échelle de la végétation naturelle, de la déforestation, de l’érosion, etc., bref, de l’évolution du système terrestre. 1. Anthropocène et alter-pratiques éco-existentielles L’idée même d’anthropocène montre qu’il n’est plus possible aujourd’hui de penser le monde en lui appliquant la vision dualiste établie entre nature et culture, histoire humaine d’un côté et histoire de la vie de la Terre de l’autre, qui a imprégné toute la cosmologie et toute la cosmographie moderne. En remettant en cause cette séparation épistémologique, ce nouveau récit amène comme la mésologie à considérer que les humains ne sont ni extérieurs, ni supérieurs à la nature, mais qu’ils sont de façon conjointe les agents d’une même histoire imbriquée. Ainsi c’est du changement du paradigme dualiste séparant nature et culture dont témoignent aujourd’hui différentes publications, réalisations, aspirations. Il devient crucial à ce titre de trouver de nouvelles relations, de nouveaux modes de coexistence et de nouvelles visions à imaginer pour favoriser une rencontre appropriée entre l’homme et la Terre. En effet, les milieux habités traversent aujourd’hui une crise profonde caractérisée par une dégradation et des formes de déliance s’exprimant aussi bien dans la relation problématique des établissements humains à la nature que dans les dissociations culturelles et sociétales. Cet état critique, qui entrave le devenir des territoires, résulte d’une urbanisation moderne largement fondée sur des principes de division et de ségrégation, ainsi que d’un mode de fabrication de l’urbain contemporain produit selon des logiques déterritorialisées. Face aux multiples et souvent dramatiques effets de ces dissociations, des initiatives émergentes portées par des concepteurs et acteurs de l’aménagement de l’espace cherchent à construire des scénarios alternatifs de coexistence. Considérant les résistances et les ressources spécifiques en jeu, elles se nourrissent des dynamiques locales et translocales impliquées dans la tension entre la singularité des situations et les systèmes globaux. Entre stratégies territoriales et formes architecturales, ces nouvelles démarches visent à régénérer (au sens de renaissance) les milieux à toutes leurs échelles pour qu’ils restent habitables95. S'avère donc décisive l'ouverture d'alterpratiques créatrices visant à recycler, faire mieux avec moins, ménager, alors même que cette attitude semblait caractériser les sociétés vernaculaires préindustrielles ou les sociétés de pauvreté. L'écologie, la réduction de la 95

Cette problématique de formation est développée dans le post-diplôme « Architecture des Milieux » à l’Ecole Spéciale d’Architecture (Paris).

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consommation, le souci du viable, du vivable, de l'équitable représentent des conceptions et des orientations par lesquelles la cité semble se remettre en cause, interpeller son histoire et son devenir, interroger sa propre existence et sa capacité de métamorphose ; le préfixe « méta » signifie « au-delà » ou « ce qui vient après », désignant une succession de formes pour un être, un phénomène ou un milieu. Dans ce processus, l'enjeu est de faire advenir d'autres formes esthétiques et éthiques de cohabitation. Elles sont à mettre en perspective avec la prégnance d'une dynamique éco-existentielle qui attire l'attention sur les données culturelles ainsi que sur les conditions de vie dans une perspective durable. Car penser les milieux habités en leur trajectoire, c'est insister sur ce qui est entre les choses et les êtres comme sur ce qui devient, c'est hériter, prendre soin et réinventer à la fois. Ainsi, Augustin Berque en appelle à une recosmisation de l’existence humaine, à savoir rétablir un monde (kosmos) au sens d’un commun, mis à mal par une modernité séparant sujet et objet ainsi que nature et culture. Ces approches théoriques et pratiques engagent donc des corythmes d'un autre type entre humains et non humains, diversités naturelles et culturelles, mais aussi entre cultures. Elles nous amènent aussi à penser d’autres possibles politiques et poïétiques de vivre ensemble. Ce qui constitue l'art de s'envisager au monde et de le configurer. 2. Des milieux qui font monde : ouvertures paysagères, urbaines et architecturales96 L’architecture à toutes les échelles, de l’édifice au paysage, est une pièce essentielle dans le grand jeu des « maisons des hommes », territoire nommé « écoumène » : oikouménè gè (la terre habitée) par Augustin Berque97. Les savoirs concernant ces modalités d’habitation – écologie, économie, mais aussi poésie et philosophie, éthique et éthologie – nous apprennent à quel point l’archè de l’architecture renvoie au défi d’un perpétuel recommencement dans l’immersion et la reprise. C’est à travers des milieux que nous accédons au monde. Non que le monde se situe au-delà, comme à un étage supérieur. Welt et Umwelt ne se distinguent pas comme deux régions hétérogènes, mais c’est leurs différences subtiles qu’il s’agit d’envisager. Dans sa Vie des Formes où la notion de milieu joue un rôle important, Henri Focillon montre comment Rembrandt appartient au milieu d’Amsterdam, mais aussi comment il s’en extrait pour rejoindre un autre espace-temps qui est celui du monde biblique. Rembrandt, écrit-il, « s’évade d’une Hollande proprette, bourgeoise, rigoriste, anecdotique, amie de la musique de chambre, des meubles polis, des parloirs dallés, et rejoint la Bible, sa crasse lumineuse, sa bohème en guenille, sa pouillerie fulgurante »98. L’entrelacement paradoxal du local et du translocal se trouve fortement souligné dans ce qui lie milieu et monde : « Au milieu de ce monde à la fois séculaire et vivant, jalousement fermé et plein de nomades, Rembrandt se place hors de la Hollande, hors du temps. »99. Venise, Amsterdam ou le milieu grec dont s’évade la philosophie : ce sont d’une certaine manière des milieux privilégiés, des milieux d’élection. Mais il peut en être ainsi de tous les milieux, même les plus modestes, s’ils sont favorables aux voyages immobiles. Les milieux humains quand ils ne sont pas figés ou carcéraux, communiquent entre eux sur différents plans. Un milieu est particulièrement favorable quand il multiplie les issues en même temps que les refuges. Venise, remarque Focillon, est sans doute le milieu par excellence d’où nous semble pouvoir surgir l’œuvre d’art : « Le mirage perpétuel de l’eau et de ses reflets, les particules cristallines en suspension dans l’humidité de l’air ont fait naître certains songes, certains goûts qui se traduisent avec magnificence dans la fantaisie des poètes, dans la chaleur des coloristes » (id., p. 95). Or, les peintres vénitiens se sont « délectés de paysages de forêts et de montagnes » ! 96

Cette partie, qui s’appuie sur le texte rédigé avec Benoît Goetz, « Mille milieux : Éléments pour une introduction à l’architecture des milieux », est développée in Architecture des Milieux, Le Portique n°25, 2010 97 Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Belin, 1987 98 Henri Focillon, La vie des formes [1934], PUF, coll. « Quadrige », 2013 (10e édition), p.96 99 Ibid.

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Un milieu, donc, n’est pas un petit monde, mais une ouverture au monde. « L’architecture, écrit Focillon, est créatrice de milieux imprévisibles… Elle invente un monde. » En effet, empruntons encore à Focillon ces exemples, « le paysage de l’art dorique, ou plutôt l’art dorique comme site, a créé une Grèce sans laquelle la Grèce de la nature n’est qu’un lumineux désert ; le paysage gothique, ou plutôt l’art gothique comme site, a créé une France inédite, une humanité française, des profils d’horizon, des silhouettes de ville, enfin une poétique qui sortent de lui, et non de la géologie ou des institutions capétiennes »100. L’architecture des milieux n’est donc pas une nouveauté radicale, mais l’accent est mis sur l’imbrication natureculture. Dans les milieux qui sont des systèmes auto-organisés, des enchaînements, tous les maillons sont interconnectés, et pourtant chacun, en même temps qu’il est rattaché aux autres, dispose de sa propre initiative. Certes une systémique ordonne les éléments qui composent un milieu, mais elle n’est ni mécanique ni définitivement nécessaire. Il y a toujours entre un chaînon et un autre une possibilité de variation, de retard des changements, bien que ses constituants tiennent les uns aux autres dans un rapport dynamique. C’est parce qu’il y a non pas un seul mais « mille milieux » et plus encore que nous pouvons avoir un monde, mais cela n’est pas donné de droit. Cela doit être construit avec des mises en relation appropriées, déterminées comme éco-techno-symboliques par Augustin Berque. La question de l’architecture des milieux concerne une dimension écosophique, indissociablement nouée à la physique (donc, littéralement, la nature) des établissements humains. Ce qui rend ceux-ci respirables (ou pas) c’est certes la qualité de l’air, mais aussi la manière dont les rues et les places le font circuler. La manière dont le poumon urbain fonctionne ne dépend pas que des gaz mais aussi de la pondération et des porosités de la masse architecturale. Henri Gaudin insiste sur l’importance du « comment l’architecture s’infiltre-t-elle dans les ruelles de la vie quotidienne »101. Mais ce qui rend un milieu humain respirable c’est enfin et beaucoup la justice sociale. L’architecture des milieux habités relève donc notamment de ces trois sciences que sont l’écologie, la mésologie et l’éthologie, mais aussi de la poétique qui renvoie à une forme de radicalité. Ainsi une écologie élargie et « radicale », celle qu’entrevoit par exemple Michel Deguy dans une alliance possible avec la poésie dans son texte « Ecologie et poésie »102, devrait être à même de prendre en considération poïétiquement ces différentes dimensions ou stratifications des milieux. Il faut comprendre comment les milieux d’un milieu ne forment pas une mosaïque – partes extra partes – mais s’enchevêtrent et se superposent. C’est ce que nous enseigne l’étude des milieux animaux et humains. S’il y avait autant de milieux que d’espèces vivantes, occuperaient-elles la même portion d’étendue (une forêt par exemple) ? Un milieu singulier est déjà en lui-même une multiplicité. La célébrité de la tique d’Uexküll tient à ce que l’on parvient avec elle à isoler aisément les composantes d’un milieu très simple (mais pourtant déjà pluriel) ; tandis que les milieux humains comportent d’innombrables composantes. Ainsi de la ville, qui constitue un milieu humain dans lequel la pluralité et l’hétérogénéité apparaissent nettement. Car il y a les villes et non pas la ville (et, dans chaque ville, quantité de « milieux urbains »). Ce qu’on appelle parfois la « ville générique » n’a pas absorbé la variété infinie des différences entre les villes et dans les villes103. Si on peut parler de ville-nature, c’est en un sens qui chamboule profondément notre idée de la nature et du « naturel ». La ville qui vient (ou « ce qui vient après la ville ») peut ouvrir l’espace de « mille milieux » éminemment respirables et passionnants. La ville-nature n’est pas une ville qui serait « naturelle », mais une ville qui renouerait avec les éléments et le vivant de manière inédite et « artiste ». En premier lieu avec la Terre qui n’est pas seulement 100

La vie des formes, op. cit., p. 23. Henri Gaudin, Considérations sur l’espace, Editions du Rocher, Monaco, 2003, p. 99 102 Michel Deguy, La fin dans le monde, Éditions Hermann, coll. « Le Bel Aujourd'hui », 2009 103 Cf. Thierry Paquot, Désastres urbains. Les villes meurent aussi, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2015 101

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un élément mais plutôt la mêlée de tous les éléments. On pourrait imaginer une ville comportant bien des transformations. Cette ville-nature serait technique de part en part mais elle restituerait - sous des espèces qui ne seraient pas spectaculaires et frelatées – les puissances de la Nature déchargées de leurs excès de poids mythologiques et symboliques. Puissances des animaux non domestiques. Puissances du silence et du vide (« ce qui manque le plus à nos grandes villes… », comme l’écrit Nietzsche). Puissances du ciel et de la nuit... La ville-nature devrait comporter des observatoires et des auditoriums pour écouter les « pulsations cosmiques » (Stockhausen), mille « cités des sciences », et bien d’autres rêves. Car la ville est faite de rêves et nous risquons bien de laisser à nos descendants les squelettes urbains qui témoigneraient de notre incapacité à rêver. 3. Le chantier de l’« Entre » et des coexistences : reliances et trajections Un milieu habité requiert donc de comprendre les interactions et les dynamiques naturo-culturelles d’interpénétrations et d’interdépendances, que ce soit entre facteurs climatiques, mécaniques et chimiques, biotiques ou culturels. Car dès que l’attention est portée sur un habiter spécifique, à savoir sur la façon d’être au milieu, c’est en termes d’« entre » qu’il peut être décrit. Des opérateurs anthropo-architecturaux spatio-temporels permettent de caractériser plus particulièrement cet « entre » mettant en synergie la partie et le tout : la limite qui distingue ; l’espacement ou écart qui met à distance, coupe, sépare tout en ménageant une certaine proximité ; les mises en relation, passages et porosités entre les choses et les êtres. Face à une certaine modernité qui a privilégié la séparation et la maîtrise, c’est à une autre écologie de l’action que nous sommes conviés. Augustin Berque élabore le concept de trajectivité, de trajection104, Edgar Morin celui de reliance105, dont il fait la cellule souche de la pensée complexe, comme « travail des liens », « acte de relier et de se relier et son résultat ». Il s’agit d’un changement paradigmatique permettant d’optimiser à la fois les rapports de l’anthropisation au milieu naturel et les conditions du faire monde. Ni lieu, ni nonlieu mais mi-lieu. Car l’enjeu majeur est de penser et imaginer les conditions soutenables d’une vie sur terre qui menace d’épuisement. Il y a une grande fécondité de la redéfinition des reliances et trajections entre culture et nature, qui créent des conditions d’habiter alternatives et contribuent à une refondation des établissements humains. Ce mixte entre technè et nature s’exprime sous plusieurs configurations dans la production actuelle des milieux habités : densité raisonnée préservant des espaces non bâtis de forêt, de campagne et de nature sauvage, mails plantés, jardins et parc urbains, création de microclimats. Il est privilégié de travailler avec l’eau, le vent, le soleil, le sol, la faune, la flore, recycler, réemployer, hériter, économiser les ressources, établir des solidarités, se déplacer suivant des modes diversifiés de mobilité qui permettent de lutter contre la pollution et les formes de ségrégation sociospatiales. Concevoir de tels milieux habités requiert d’autres équilibres, adaptations, réinventions et re-créations entre natures et artifices, cultures urbaines et agricoles, 104

Trajection, rappelle A. Berque, vient du latin trajectio, traversée. Au-delà du dualisme objet sujet ; « ni simplement objectif, ni simplement subjectif, il est trajectif » : « La réalité (S/P) qui nous entoure est trajective ; c’est notre corps médial. Celui-ci s’est constitué par cosmisation du corps animal (dont la technique étend la corporéité jusqu’au bout du monde) et par somatisation du monde (rapatrié en nous par le symbole). Le va-etvient de cette projection-rétrojection est la trajection constitutive de l’écoumène. » Cf. « Vers une mésologie – au-delà du topos ontologique » moderne, in Michel Wierwiorka (dir.), Les sciences sociales en mutation, éd. Sciences humaines, 2007, p.149-154 105 Morin expose cette pensée de la reliance dans La méthode, qui se présente sous la forme de six tomes, mais elle est plus particulièrement explicitée et revendiquée dans le dernier, intitulé « Ethique ». Il considère que la notion de reliance inventée par le sociologue Marcel Bolle de Bal, comble un vide conceptuel en donnant une nature substantive à ce qui n’était conçu qu’adjectivement et en donnant un caractère actif à ce substantif. Edgar Morin, La méthode 6 : Ethique, Seuil, 2004

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écosystèmes et anthropisation, santé et nutrition... En fait, ce sont les diversités de toutes sortes qui se retrouvent au cœur d’une telle architecture des milieux. 4. Le tournant du fragile, du précaire, du vulnérable comme nouvelle richesse Désormais le défi d’établir d’autres rapports de l’homme à la nature apparaît d’autant plus critique que l’homme prend fortement conscience de la fragilité du vivant et des cultures. Chacun peut constater avec Ricœur que « l’homme de la technique ajoute une fragilité supplémentaire qui est son œuvre ». La montée technique a accru le potentiel d'anéantissement. Les hantises sont multiples à l'aube du troisième millénaire : crainte des manipulations génétiques, de la pollution, inquiétudes pour la santé et la survie des humains, plaintes de mal-être… Les effets du développement technoscientifique, qui apparaissent irréversibles et cumulatifs, peuvent générer non seulement une contre-productivité 106, mais du contre-développement, voire une extrême dangerosité pour les milieux de vie. Comment la fragilité, qui est patente et source d’émotion, de résonances, de « lâcher prise », peut-elle être source de rebond107 et d’ouverture ? N’est-elle pas intimement associée au pouvoir-être existentiel en ce qu’il rapproche l’homme d’autrui, mais aussi plus largement de milieux-mondes non-enclos, alors que la force dominatrice l’en éloigne ? En quoi la pensée de la fragilité peut-elle participer d’une nouvelle richesse mésologique ?

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Analyse poursuivie par de nombreux auteurs, notamment Ivan Illich. Cf. Jean-Christophe Bailly, L’élargissement du poème, Christian Bourgois éditeur, 2015. Elargir au sens non seulement d’agrandir mais de libérer ce qui était détenu. 107

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