Perception, Milieu, Monde J’arrive ici pour présenter –et revoir, suite aux esthétique, qui est le cadre conceptuel dans lequel je esthétique n’est pas une création personnelle, mais une braconnées ici et là. Par ailleurs, je ne suis spécialiste ni la mésologie, ni d’aucune des pensées que je vais évoquer.
échanges- une écologie travaille. L’écologie composition de pensées de la perception, ni de
Je voudrais commencer avec l’importance, à mon sens, de recadrer la perception dans un champ limité, un champ dans lequel elle se tient et produit des effets eux aussi limités. Ce champ, pour le dire vite, c’est le champ des objets déjà déterminés par une certaine subjectivité intentionnelle et discursive. Un champ « molaire », pour reprendre la distinction de Deleuze et Guattari. Selon ces auteurs, il y a deux manières de percevoir le monde, deux plans, l’un molaire, et l’autre moléculaire. Le plan qui incarne le règne du molaire ne s’intéresse qu’aux substances, aux identités finies, délimitées. Le molaire permet les grandes oppositions binaires, dans les sexes (masculin féminin), dans les classifications simplistes (vertébré invertébré, casseurs manifestants, droite gauche, …), … Dans cette catégorie « transcendante », on retrouve donc les sujets et les objets, les sentiments subjectifs, ainsi que les perceptions de formes. Le plan d’immanence incarne de son coté le règne du moléculaire, celui des agencements entre multiplicités. Les multiplicités ne sont pas des objets car ne sont pas défini par des contours précis, des limites distinctes. On pourrait commencer par penser aux airs de famille de Wittgenstein. En fait, les multiplicités sont des ensembles non-identitaires, animés de divers rapports entre éléments de l’ensemble. Et animés par un certain degré de puissance, d’affect, d’intensité. Ce plan est le plus délicat, car tous les mots sont des pièges lorsqu’il s’agit d’aborder les multiplicités. Nous verrons que l’écologie esthétique se compose à la fois d’une macro-esthétique (grands ensembles molaires) et d’une micro-esthétique (rapports et intensités moléculaires). (*) Louis Wain, Koji Nishioka Ces deux artistes présentent ce que l’on peut grossièrement attribuer à une forme de dissolution moléculaire. Pour l’un, la schizophrénie gagnant du terrain, les chats qu’il peint sont de moins en moins identifiables. Pour l’autre, la copie de partitions de musique n’emprunte pas qu’au code et à sa reproduction, mais aussi à l’intensité ressentie en écrivant la musique vécue. En occident nous sommes très attachés au plan de transcendance, à cette manière macroesthétique de percevoir le monde. Par exemple, Aristote définissait la connaissance comme un acte de vision, et c’est cet acte de vision, qui ne perçoit que des formes et des substances, que des sujets et des objets, qui est devenu le modèle perceptif allant de soi, et qui semble occuper tout le monde sensible. En fait, si nous nous en tenons à cela, nous sommes en train de théoriser la perception de manière hémiplégique, c'est-àdire en oubliant que s’occuper seulement du macro-sensible occulte le fait qu’il y a aussi du micro-sensible qui le sous-tend, qui nécessite d’autres approches. (*) Citation de Straus et Maldiney
Donc, ce que j’aimerais discuter, c’est savoir si on peut « moléculariser » la perception, s’il y a une perception qui n’est pas une perception de formes déjà délimitées. Un point de vocabulaire : à partir de maintenant, je considère que « la perception » est un terme qui a été tellement investie par le molaire qu’il est devenue consubstantiel à ce mode. Lorsque l’on parle de perception aujourd’hui, c’est le plus souvent pour parler des objets perçus. Or nous sentons davantage que ce qu’il nous est possible de déterminer, de convertir en significations (Erwin Straus). Donc, je fais intervenir le terme de « sensible », et de « sentir », pour caractériser à la fois la perception et l’ordre du moléculaire qui lui échappe. La perception, c’est donc pour moi le versant molaire, le versant déterminé et représentable du sensible. On peut illustrer tout ça à travers une vue synthétique de différentes modes du sentir que nous expérimentons quotidiennement : I Une conception courante du sentir : la perception, comprise comme un capteur plus ou moins fidèle de la réalité. C'est-à-dire lorsque les objets et les faits institués ont tendance à se présenter de manière tellement ordinaire et habituelle que nous les vivons comme « donnés et bruts », comme réels, voire naturels. Cette conception courante définit parfois la perception comme « anticipation de l’action » : dans l’écologie de la perception de Gibson par exemple, je perçois toujours dans le monde un halo de possibles, d’affordances. Il y a donc invariablement un intérêt, une intention contenue dans la perception. Par ailleurs, nous ne percevons habituellement que les affordances familières, que nous avons déjà « appris » à percevoir en tant que telles. Exemple : Une assiette posée devant moi, qui contient un Steak. Dans cette situation, mes 5 sens deviennent alors « toute la perception » de la situation : je vois mon steak comme un individu isolé, qui ne s’offre à moi que par le biais de ses formes, couleurs, ses textures, ses odeurs, des goûts, etc. Tout cela au sein d’un champ perceptif plus vaste, lui même structuré autour du steak et de son appétence. II Une conception réflexive du sentir : en expérimentant des voyages, des rencontres de l’autre – et donc d’un sentir qui m’est étranger, il m’arrive de prendre conscience que percevoir c’est faire consister le milieu sensible en objets de sensation de manière partielle et spécifique (selon un conditionnement physiologique et culturel). Cette perception se fait alors en ayant conscience du fait que notre milieu spécifique co-produit les perceptions qui nous semblaient données. Cette conception plus réflexive du sentir change ma perception du monde. Exemple : En expérimentant, à ma table, d’autres manières de percevoir le monde (par exemple rencontrer un jaïn présentant avec passion sa philosophie et religion indienne basée sur l’interdépendance sacrée du vivant), ma perception familière peut se dénaturaliser, et m’apparaître conditionnée. Lorsque je relève la tête de mon assiette, il peut se produire une légère modification du champ perceptif, qui n’est alors plus seulement structuré par les objets habituels, mais aussi, par leurs individuations : je ne perçois plus seulement mon steak isolé et son appétence, mais un steak pris dans sa traîne d’existence, dans un complexe économique et agro-alimentaire particulier par exemple.
III Une disposition pré/infraréflexive du sentir ou Micro-esthétique : dans une perspective moléculaire du sentir, nous sommes en permanence parcourus de percepts et d’affects qui trament et colorent notre contact au monde. Les percepts et les affects incarnent le versant encore indéterminé de ce qui sera traduit (et « trahi ») en perceptions et en sentiments (qui eux relèvent des deux premiers modes de sentir). Ces micro-sentir font signe, sans faire sens, par une qualité de présence, une tonalité de contact au monde. Par exemple dans des moments d’étrangéisation ou de déréalisation, dans la surprise d’exister, dans les errances du flux de conscience, … Dans d’autres moments, plus intenses, de traumatisme, de délires amoureux ou paranoïaques, on réalise bien qu’on ne « perçoit » pas les affects, on les sent, ressent, et il faudrait même dire « ça se fait sentir » (l’infinitif correspond mieux au moléculaire qui n’est pas structuré en sujets et objets). Les percepts, quant à eux, sont à rapprocher de la notion de vision chez Bergson. Au même titre que l’affect n’a pas été déterminé et familiarisé comme sentiment, les visions n’ont pas été converties en perception ordinaire (François Zourabichvili). Plutôt que sélectionner de manière continue et automatique, dans notre champ perceptif, les flux sensibles qui intéressent notre action (c’est là la conception courante du sentir), le percept est enrichi des flux sensibles habituellement jugés inutiles. Cela se produit lorsque l’action est impossible ou suspendue, par exemple à la suite d’un choc ou d’une rencontre radicalement inédite. Les percepts, la vision, c’est donc lorsque les conditions de perception elles-mêmes prennent une tournure inhabituelle, où en se molécularisant elles peuvent alors débloquer de nouvelles possibilités d’habitudes de dire et d’agir. Exemple : toujours devant mon assiette, la perception par mes sens d’un donné sensible, ou la conscience que ce donné est relatif à ma perception particulière, cela produit toujours en moi un état affectif singulier. Mais alors que je m’apprête à commencer mon steak, je vois par hasard dans la salle un ami d’enfance que je n’avais pas vu depuis des lustres, des épisodes anciens resurgissent, résonnant intensément avec ma situation actuelle, et nous nous ignorons mutuellement durant le repas. Il peut alors se produire une légère étrangéisation : mon champ perceptif n’est plus dimensionné comme auparavant, n’est plus structuré autour d’un seul objet, et le goût du steak n’est plus le même. Résumé des trois modes esthétiques : I La perception courante (nos 5 ou 6 sens nous « donnent » à sentir), II la perception plus réflexive (sentir, relativement à d’autres sentir, que nos sens « construisent » les milieux en même temps qu’ils les donnent), et III la micro-esthétique des percepts / affects. Cette découpe est évidemment arbitraire dans la mesure où ces différents modes sont souvent confondus et indissociables dans l’expérience. L’expérience c’est quoi ? C’est que nous sommes sans cesse pris dans un milieu sensible, qui est toujours au moins environnemental, technique et social, et que notre contact à ce milieu sensible produit des percepts et des affects, qui se « normalisent » et se condensent en perceptions et en sentiments.
Ça, c’était pour l’esthétique. La manière d’aborder ces modes nous rapportant aux milieux est dite « écologique », dans la mesure où ce discours porte sur les relations entre des individus et des milieux sensibles. L’apport de Simondon est ici incontournable : on ne peut s’attacher aux milieux ou aux individus pour comprendre les choses, il s’agit plutôt de décrire les processus qui se jouent entre. Processus d’individuation qui transforment et constituent les individus et milieux en tant que tels. L’écologie esthétique combine donc l’individuation (et avec elle, le refus de l’ontologie) aux macro- et micro-esthétiques. Cette combinaison permet d’investir le contact au monde en prenant en compte des rapports qui ne sont pas directement donnés face à un objet, mais qui sont impliqués par sa présence. Les individus sont ainsi considérés avec leur « traîne d’existence » : ils ne sont plus indépendants des milieux et des terreaux d’émergence dans lesquels ils se sont mis à consister. Et bien sûr ça s’applique aussi à nous-mêmes, aux actions et aux discours. Ici les liens sont forts, dans le champ de la connaissance, avec la notion de « savoirs situés » de Donna Haraway. Qui replace des enjeux de luttes des minorités au sein de ce que l’on oublie souvent de questionner : « d’où parle t-on ? », « depuis quel lieu parlons-nous ? ». Haraway a cette formule très dense, qui devrait peut être se tenir au centre d’une mésologie de la perception, ou d’une écologie esthétique : Avec le sang de qui mes yeux ont-ils été façonnés ? L’écologie esthétique permet par ailleurs d’être attentif aux nouveaux usages du monde (nouvelles manières de sentir, de produire des récits, de se mettre en mouvement selon nos désirs) qui sont engendrés par les rencontres entre individus et milieux sensibles. Là on ne se situe donc plus au niveau du lieu à partir duquel nous sentons, mais au niveau des possibles qui sont produits, qui sont débloqués par la nouveauté de ce que nous sentons. Notre expérience sensible (notre existence ?) est l’articulation dynamique des situations déjà individuées et du fait que ces situations portent des potentiels de transformation. Application de l’écologie esthétique dans le champ artistique Je voudrais maintenant évoquer en quoi une écologie esthétique peut être un outil pour penser et avancer dans mon champ de recherche (je travaille sur l’art brut, ses discours sur la création et la culture, son succès et sa patrimonialisation). En précisant tout de suite que cette écologie esthétique (elle-même prise dans une écologie des sens) fait changer les choses bien au-delà des productions artistiques, par exemple au niveau de la conceptualisation du sens (et signification), et au niveau de la conceptualisation du sujet. (*) Dans l’écologie des sens, on se demande : Qu’est-ce que sentir ? Comment les choses font sens ? et Dans quel sens agissons-nous ? Les productions artistiques, au sein de l’écologie esthétique, sont en rupture franche avec le statut classique puis romantique de l’œuvre, qui voyait dans celle-ci un objet achevé et fermé sur lui-même, en tant qu’expression de l’univers mental d’un individu (ce qui encourageait l’invention du style, de la signature, de l’artiste).
L’œuvre agissait comme un « butoir » devant le spectateur, présentant une affordance à la contemplation, au plaisir esthétique, ou à l’interprétation. Dans l’écologie esthétique, plutôt qu’être l’expression de l’univers mental de l’artiste, l’œuvre est avant tout une production située dans et par un milieu : elle a pris consistance en se laissant traverser par des flux environnementaux, techniques, sociaux. Si les gestes sont effectivement ceux d’un individu, cela ne permet pas de parler de personnalité artistique : l’individu qui crée est comme l’opérateur de ces flux impersonnels (*) Zdenek Kosek, Augustin Lesage. A partir de là, les notions de signature et de style signent surtout le rabattement de ces flux hétérogènes sur un dispositif particulier, celui qui garantie le statut de marchandise artistique. Ensuite, plutôt qu’une production achevée et fermée sur elle-même, l’œuvre, dans une vision écologique, est toujours ouverte à des rencontres potentiellement transformatrices. Ce qui est recouvert aujourd’hui par les termes d’expérience esthétique ou d’« esthétique de la réception », n’est autre qu’une production située à mi-chemin entre le spectateur et l’œuvre elle-même, se situant eux-mêmes au carrefour de milieux sensibles. Cette production (qui peut se décrire par le biais de l’individuation), est une production sans cesse continuée de percepts et d’affects. Plus précisément : dans une rencontre individuante avec une œuvre picturale, musicale, littéraire ou cinématographique, il est possible de sentir (et non de percevoir) un percept, un écart avec tout ce que l’on a pu sentir auparavant. Cet écart va faire tinter de nouveaux affects, produire une nouvelle tonalité du sentir. A partir de quelque chose d’anodin : une nouvelle touche du pinceau, d’une nouvelle couleur, d’une nouvelle syntaxe, un nouvel agencement d’image et de son. Ces individuations artistiques sont à lier à ce qu’Alain Roger appelle l’artialisation. L’artialisation du sentir, c’est lorsqu’une œuvre, de fait en partie autonome, au bout de ce nouveau sentir, distille insensiblement l’accès à de nouveaux usages du monde. Ainsi on ne consomme pas des formes, on ne les contemple pas, on ne les interprète pas, mais avant tout on prend forme avec elles, selon elles. (*) Citation Proust & Tableaux Renoir Il faut ajouter que ces artialisations ne représentent pas de petits apports privés, mais sont évidemment sociales, collectives : sur ce point je ne m’étends pas mais je renvoie simplement à Jacques Rancière. Les expériences esthétiques, et pas seulement celles qui relèvent de l’art, fabriquent des liens invisibles, micro-esthétiques, entre les individus. On dira de ces individus qu’ils partagent ensemble un sensible, au sein d’une communauté. Au sein des milieux sensibles, il y a des flux sensibles que nous pouvons sentir et d’autre que nous ne pouvons sentir, relativement à nos individuations esthétiques (passées). Quand dans la rue des personnes entonnent « Merci patron », selon mes individuations esthétiques, la situation est plus ou moins lisible. L’éventail va : d’un bruit (même pas forcément mélodieux) si je ne connais pas la langue et que j’ai grandi dans une tradition musicale différente, d’un souvenir lointain d’une chanson (sensible relié ou non au syndicalisme), d’une affinité soudaine avec ce groupe inconnu, grâce au documentaire, à l’appel de Fakir à se réveiller politiquement, etc. En lien avec ce sensible que nous partageons, on pourrait reprendre la distinction que la mésologie fait entre environnement et milieu, dans le champ de la création
esthétique, à l’aide de la métaphysique que développe Tristan Garcia. Pour ce philosophe, le réel est ce qui n’a pas besoin de nous pour exister (environnement ?). Produire des œuvres, qui vont débloquer des individuations singulières, opérer des partages dans le sensible, c’est au contraire faire advenir un réel qui a besoin de nous pour exister (milieu ?). Cela fonctionne aussi pour la politique (*) Paul Amar ou Chomo, toutes proportions gardées, produisent un réel qui a besoin d’eux pour exister L’art brut, dans tout cela, permet de réinvestir le champ artistique et culturel en rendant sensible le fait que l’art a toujours été l’outil d’un partage assez inadmissible du sensible. Maintenant que l’art n’est plus à la botte de la religion, c’est regrettable qu’il passe dans le laminoir du marché, et encore plus regrettable que l’histoire de l’art continue a ne rien dire de ce partage. Donc l’art brut, entre autres choses, présente la position des « sans-parts » (marginalité, précarité, folie, …). Cet art des sans-parts inaugure un nouveau partage du sensible, sensible aux individuations des œuvres. Et manifeste le droit et le devoir inconditionnel de s’exprimer esthétiquement et politiquement à partir de son nom propre, de sa propre singularité.
Aujourd’hui, même si on peut espérer que le tournant affectif dans les sciences sociales va changer un peu les choses, nous en sommes encore à l’époque de la dictature du signifiant et des identités molaires. Cela implique un important discrédit de ce qui est indiscernable, fragile, multiple et hétérogène dans nos expériences esthétiques, qu’elles soient artistiques ou politiques. Ce discrédit entraîne aussi les uniformisations (médias de masse) qui se sont imposés. Pour répondre à cela, Félix Guattari en appelait à une culture du dissensus, afin d’éparpiller les ensembles, renverser les oppositions massives et affoler les classifications. A cette toujours nécessaire culture du dissensus il faudrait ajouter une culture de l’attention. L’attention des individus, c’est une habitude de base de la perception, du sentir. Cette attention est en même temps la cible de capture privilégiée par la communication, le marketing ((*) pas seulement Stiegler : économie et écologie de l’attention de Franck et Citton), et notre seule capacité à déceler ce qui se trame sur le plan moléculaire, c'est-à-dire là où les possibles foisonnent. L’enjeu n’étant pas de rester collé au moléculaire, ce qui produit de la psychose, mais de fluidifier les passages d’un plan à l’autre, de mélanger, d’étranger le proche, comme le préconisait Fernand Deligny. Quand on parle de psychose d’un côté, de dissociation, de schizophrénie, de fluidification extrême, de discontinuité, il faut donner l’équivalent pathologique qui nous concerne tous, qui est la normopathie (de prendre les normes pour naturelles, de céder aux « il faut bien », …). L’attention, c’est donc de veiller à cet entre-deux de santé mentale sociale, et de veiller à l’articulation dynamique qui est le centre de l’écologie esthétique : articulation des situations déjà individuées et du fait que ces situations portent des potentiels de transformation.
L’approche de l’art brut est une attention aux individuations artistiques, avec un parti pris assez radical : une œuvre d’art véritable se produit en marge des milieux institués de l’art et de la culture : « l’art ne vient pas coucher dans les lits
qu’on a fait pour lui ». Et les milieux d’art actuels empêchent l’individuation singulière. Mais pas seulement les milieux d’art ! Henri Maldiney disait que les institutions aujourd’hui provoquaient un trouble pathologique de la rencontre. Dans les hôpitaux psychiatriques ou dans les musées, on peine à rencontrer, c'est-à-dire à entrer en individuation avec les individus. Et dans ces deux institutions, il y a des logiques identitaires très fortes, qui simplifient leur administration (administration du monde vécu) : classification et étiquetage, schéma concentrationnaire, etc. Le propos de Dubuffet se centrait sur le fait que les œuvres diffusées massivement par l’institution culturelle asphyxient généralement les potentialités transformatrices des individuations, ne poussent personne à s’autonomiser dans des individuations inédites, mais proposent plutôt des signifiants déjà prêts à penser. Le message de Dubuffet est assez proche de celui de Duchamp (*) et de nombreux discours sur l’art du dernier siècle : tout deux regrettent que les artistes se prolétarisent, perdent leur savoir faire, perdent leur puissance d’individuation. Que leur présence au monde ne se fait plus par singularisation mais par lissage et aliénation.
Des notes d’ajout sur le moléculaire, l’enfance de l’art et l’oie sauvage : Nous sommes tous et toutes passés par un stade hautement moléculaire : la toute petite enfance, durant laquelle les coordonnées du monde ne sont pas encore fixées. Deleuze et la vie impersonnelle du nourrisson et du moribond (dans L’immanence, une vie…), Daniel Stern et les domaines de développement de la subjectivité (et pas des phases, dans Le monde interpersonnel du nourrisson). Epoque d’avant le moi, avant le langage. Ensuite seulement le langage arrive comme corps molaire étranger sur le petit humain, forcé de produire des formes d’« anticorps ». Anticorps face au langage, à la subjectivité comme instance de facilitation sociale, au monde des institutions. Il y a là des pistes à frayer concernant les liens entre moléculaire et créativité. Plus il y a du molaire, moins la créativité trouve son chemin. Baudelaire, Klee, Cézanne, Picasso, et nombre d’artistes avec eux cherchent à retrouver l’enfance pour produire des formes nouvelles. Dans la vision de Deligny, éviter le signifiant est nécessaire dans la mesure où le signifiant c’est le diagnostic psychiatrique. Mettons que nous avons tous été dans ce moléculaire, (Guattari parlerait de chaosmose), qui est un peu comme notre état « sauvage » (« sauvage » est à prendre avec des pincettes). En regardant passer les oies sauvages dans le ciel, les oies domestiques se mettent à cacarder, jargonner, tendre le cou et à battre des ailes. Les amateurs d’art brut sont possiblement pris d’un semblable réflexe lorsque l’on voit actuellement le succès de l’art brut. (La métaphore des oies de Deligny est reprise par Kristensen dans un très bel article, L’image insensée). Nous sommes « gavés de symbolique, englués dans le langage », et notre réaction face à l’art brut n’est pas à interpréter en des termes conscients et explicites. Il y a un monde a signifiant, un monde a perceptuel, un monde sans intention et sans langage. Nous vivons dans ce monde, mais ne le vivons presque jamais de cette manière, peut être sommes-nous trop occupés à le percevoir pour le sentir ? Comme il ne vous l’aura pas échappé, ceci est une partie d’un chantier ouvert (écologie des sens : sémiotique, esthétique et politique). Pour en parler : etrangerleproche@riseup.net