Donner lieu au monde : la poétique de l’habiter Colloque international, Cerisy-la-S a lle, 10-17 septembre 2009
Poétique naturelle, poétique humaine – les profondeurs de l’écoumène – par Augustin BERQUE
EHESS/CNRS, berque@ehess.fr
La parole s’élevait sur la grande terre, ville glorieuse. La mer était, les hommes étaient, la parole était. Abbas Beydoun, Le poème de Tyr. 1. Le toit du clocher Je suis depuis longtemps fasciné par ce mot d’écoumène, qui depuis les Grecs veut dire « la terre habitée » (oikoumenê gê, ou simplement oikoumenê : « l’habitée »). D’abord, peut-être, par son ambivalence : cela pouvait être la terre habitée par les seuls Grecs, par opposition aux Barbares, mais d’autres fois cela pouvait aussi être la terre habitée en général, par opposition à la terre déserte. Oikoumenê (gê) a pu ainsi désigner l’empire romain, en deçà du limes, puis l’empire byzantin, voire enfin la chrétienté, tout en gardant le sens général qui l’oppose au désert. C’est ce dernier sens qu’a retenu la géographie moderne, i.e. « la partie habitée de la Terre », dans une acception positiviste qui n’entend par là que l’étendue matériellement touchée par la présence humaine1 . Dans cette acception, les terres inhabitées ne font évidemment pas partie de l’écoumène. Or, avec les progrès de la civilisation moderne, il est peu à peu apparu que cette distinction n’avait plus guère de sens : les activités humaines touchent aujourd’hui toute la surface terrestre, et s’étendent même au delà de notre planète. D’où le constat du dictionnaire critique Les Mots de la géographie, de Roger Brunet2 : le mot écoumène « a perdu sa capacité de différenciation ». Or l’écoumène, en tant que relation humaine à l’étendue terrestre, ne s’est jamais bornée au topos des corps localisables ; elle a toujours été, aussi, constituée des représentations que les sujets humains se font des choses, et dont la concrète liaison au corps matériel de ces choses engendre ce qui est pour nous la réalité. Celle-ci outrepasse donc le topos des corps ; elle comprend également leur chôra, c’est-à-dire un milieu existentiel en dehors de quoi ils ne sont qu’abstraction3 . En réalité, donc, l’écoumène est à la fois topos et chôra. Elle est mesurable comme les corps, et incommensurable comme les sensations ou les symboles qui s’y attachent et en font des choses, non de simples objets. Dans l’espace comme dans le temps, elle est à la fois finie et infinie. C’est à la fois la terre, qui est arpentable, et c’est aussi le ciel, qui ne l’est pas. Or dans la réalité, la terre ne va pas sans le ciel. De même l’existence humaine : dans l’espace comme dans le temps, elle est à la fois finie et infinie. Finie comme notre corps matériel, infinie comme notre être (par les sens, les symboles et les techniques, on le verra plus loin).
1
Le mot écoumène est employé en ce sens au masculin. Je garde le féminin pour le sens que je lui donne ici. 2 Montpellier et Paris, Reclus / La Documentation frança ise, 1992, p. 167. 3 V. sur ce point mon article « Lieux substantiels, milieu existentiel : l’espace écouménal », p. 49-65 dans Ala in BERTHOZ et Roland RECHT (dir.) Les Espaces de l’homme, Paris, Odile Jacob, 2005 ; et plus généralement mon Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009 (2000).