PRÉFACE à la traduction française par Augustin Berque Si la grande œuvre de Watsuji Tetsurô (1889-1960)1 reste son Éthique, corrélativement, sa vision de l’organicité sociale ou du corps social (aidagara 間柄) a fait de lui le découvreur d’un champ de la réalité qui bouleverse la conception moderne de l’existence, en refondant celle-ci dans l’environnement terrestre. Cette mésologie, ou étude des milieux humains (fûdoron 風土論 ou fûdogaku 風土学), établit en effet un pont entre deux domaines jusque-là étrangers l’un à l’autre : l’ontologie et la géographie. Elle s’est concrétisée dans la publication de Fûdo『風土』en 19352. Le sous-titre de cet ouvrage, Ningengakuteki kôsatsu, renvoie explicitement à l’interprétation toute particulière que Watsuji, dans son éthique, fait du mot ningen 人間, qui ordinairement signifie en japonais3 « l’être humain, l’humanité », mais qui chez lui prend un sens proche de « l’entrelien humain ». Ce concept est posé dans un ouvrage publié en 1934, Ningen no gaku to shite no rinrigaku (L’Éthique en tant qu’étude de l’entrelien humain). Le sous-titre de Fûdo, littéralement, signifie donc « considérations lien-humanologiques » 4 , autrement dit « étude de l’entrelien humain ». C’est dire que la question des milieux (fûdo), pour Watsuji, porte sur ce qui fonde et tisse concrètement les sociétés humaines, sur la Terre. 1. Genèse, composition et réception de Fûdo Formé à la philosophie allemande comme la plupart des philosophes japonais de sa génération, et auteur déjà d’une œuvre considérable5, Watsuji, en 1927, s’en va parfaire cette formation en Allemagne, à près de quarante ans. Il est né en effet la même année que Heidegger, en 1889 ; et 1927, c’est l’année où paraît Sein und Zeit (Être et temps). Ce sont là davantage que des coïncidences. Watsuji se plongera dans le maître livre peu après son arrivée, alors que, comme il le relate dans le préambule de Fûdo, il avait encore toutes fraîches à l’esprit les impressions du long périple en bateau qui lui avait fait découvrir, successivement, des milieux dont chacun l’avait dépaysé : la Chine, l’Inde, l’Arabie, l’Égypte, la Méditerranée… C’est de cette rencontre avec d’autres façons d’être humain, puis avec la pensée de Heidegger, que naîtra l’idée directrice de Fûdo : l’existence n’est pas seulement structurée par le temps, elle l’est tout autant par l’espace. Elle n’est pas seulement chargée d’une
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Ici comme dans l’ensemble du texte, les noms japonais et chinois sont donnés dans leur ordre normal, patronyme en premier. 2 WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Ningengaguteki kôsatsu (風土。人間学的考察 Milieux. Étude humanologique), Tokyo, Iwanami shoten, 1935. La pagination ci-après réfère à l’édition de 1979 dans la collection Iwanami bunko. Une version antérieure de la présente préface, plus courte, est parue sous le titre « La théorie de la médiance de Watsuji Tetsurô et son actualité » dans Jacynthe TREMBLAY (dir.) Enjeux de la philosophie japonaise du XXe siècle, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2010, ouvrage auquel nous renvoyons pour la mise en contexte philosophique de l’essai de Watsuji. 3 À la différence du chinois, où les mêmes sinogrammes signifient habituellement « en ce monde, icibas ; société humaine ; gens du peuple, la roture ». Ces mêmes sinogrammes peuvent aussi se lire jinkan en japonais, et signifier alors « dans le monde ; les gens ». 4 Remarquons qu’en japonais, l’usage des sinogrammes rend une telle notion beaucoup moins jargonnesque qu’en français : tous ses composants étant d’usage courant, elle se glose elle-même en une assertion tout à fait claire, même pour qui ne sait pas que Watsuji donne un sens particulier à ningen. 5 Portant notamment sur l’esthétique et l’histoire des sensibilités ; en particulier Koji junrei (Pèlerinage aux vieux monastères, 1919).