Raisons et déraisons de la zootechnie

Page 1

Raisons et déraisons de la zootechnie Jocelyne Porcher Cf. Cochons d'or. L'industrie porcine en questions. Editions Quae 2010

La zootechnie est construite en France à partir du milieu du XIXème siècle comme une science appliquée au service d’un projet dont la rationalité affichée est essentiellement économique. L’agriculture et l’élevage, sous l’influence notamment des agronomes et des éleveurs anglais, ont connu depuis le XVIIIème siècle des évolutions importantes (sélection et reproduction des animaux, alimentation, soins vétérinaires) qui n’ont néanmoins pas provoqué entre les hommes et les animaux et entre les hommes et la nature la rupture que va représenter l’objectif d’industrialisation de l’élevage porté par la zootechnie. En France, l’école des physiocrates (François Quesnay, 1694-1771), si elle prépare le terrain aux zootechniciens du point de vue de la primauté de la rationalité économique en agriculture, témoigne de la force des représentations de la ruralité contre l’industrie. A la même époque se développe la médecine vétérinaire et son enseignement -l’école vétérinaire de Lyon est fondée en 1763- très orientée sur les soins aux chevaux, notamment sur la formation de maréchauxferrants (Bourgelat). La création en 1826 d’une école d’agriculture à Grignon contribue à des dissensions entre vétérinaires et agronomes (économie rurale) qui orienteront les contenus de la zootechnie. L’influence de la zootechnie, constituée comme science de l’exploitation des machines animales, devient rapidement prépondérante et s’inscrit, contre l’empirisme des paysans et pour le progrès des sciences et de l’homme, dans une représentation moderne, rationnelle, réaliste, du monde et des rapports entre l’homme et la nature. Keith Thomas dans ‘Dans le jardin de la nature’, publié en anglais en 1983, a mis en évidence l’évolution contradictoire durable en Angleterre des sensibilités envers la nature et envers les animaux durant cette période qui a précédé ou accompagné l’industrialisation. Au XVIIème siècle, écrit-il, il existe encore une grande proximité entre les paysans et leurs bêtes : « Comme ces animaux vivaient si proches des hommes, ceux-ci les considéraient souvent comme des individus, en particulier du fait que les troupeaux étaient en général peu importants, selon nos normes actuelles. Les bergers connaissaient les têtes de leurs moutons aussi bien que celles de leurs voisins et certains agriculteurs pouvaient suivre le bétail volé à la trace en distinguant l’empreinte de leurs sabots. D’ordinaire les moutons et les cochons n’ont pas de nom propre mais les vaches en portent toujours ; ce ne sont pas des noms d’hommes car il faut garder les distances mais des noms de fleurs ou des épithètes descriptives qui évoquent souvent une attitude affectueuse (…) Il est donc parfaitement vrai, comme le dit avec mépris un observateur du XVIIème siècle que ‘les paysans et les pauvres gens font très peu de différences entre eux-mêmes et leurs bêtes’. Ils vont avec elles aux champs le matin, s’échinent avec elles toute la journée et rentrent avec elles le soir à la maison. Leur langage même exprime un sentiment d’affinité entre eux et leurs animaux, car bien des termes descriptifs s’appliquent également aux uns et aux autres. Les enfants sont des kids (chevreaux), cubs (chiots) ou urchins (hérissons) ; un petit apprenti est un colt (poulain) ; et on utilise indifféremment le même terme pour un enfant chétif ou pour le petit dernier d’une portée. On dit d’une femme qui attend un enfant qu’elle ‘s’est posée sur le nid’. Son mari va s’adresser à elle avec affection en l’appelant duck (canard) ou hen (poule) avec moins d’affection en l’appelant ‘vache’, ‘pie grièche’,, ‘chienne’ ou ‘renarde’. Quand elle devient vieille, elle devient une crone, c’est-à-dire une brebis qui a perdu ses dents.(…) Cette utilisation continuelle d’analogies et de métaphores animales qui fait la langue de tous les jours renforce le sentiment qu’hommes et bêtes habitent le même univers moral et qu’on peut appliquer aux uns et aux autres, de manière interchangeable, les mêmes épithètes. Bien sûr, on utilise encore aujourd’hui ce genre d’analogies, mais il leur manque l’immédiateté que transmettait, au début de l’époque moderne, une proximité véritable de la vie animale 1 ».

1

Keith Thomas, 1985, Dans le jardin de la nature. La mutation des sensibilités en Angleterre à l’époque moderne (1500-1800). NRF. Gallimard, p125 et suiv. Jocelyne Porcher

1


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.
Raisons et déraisons de la zootechnie by Yoann Moreau - Issuu