Trajective-Architecture 13/11/16 Pour donner mon opinion sur l'architecture qui inonde nos rues et nos campagnes, j'exprime le regret de voir presque toujours ignorer le vécu de l'espace au profit d'une platitude fonctionnelle élémentaire, ou d'une monumentale gymnastique structurelle. A l'inverse ici, nous poursuivons l'objectif d'élever l'architecture au niveau le plus subtil, le plus haut, du ressenti émotionnel de l'espace. Par des méthodes bien définies, sans déroger aux nécessités de raison, nous réalisons une mutation: l'environnement classique froidement objectif devient un milieu pour l'homme. Cette architecture je l'ai initialement nommée "Architecture Naturelle". Apres la création du concept de trajection par Augustin Berque et certaines adaptations, je la nommerai volontiers "Trajective Architecture " On s'efforce ici, de faire bouger les lignes des études habituelles , où techniques, fonctions, et esthétiques supplantent le plus souvent les aspirations émotionnelles des usagers. C'est une remise en cause des méthodes de conception. Elles pallient à cette omission . Omission qui est en vérité un refus ...Refus de l'irrationalité de la pulsion émotionnelle..L'émotion est irrationnelle ... Certes...Mais elle fait partie de notre vie.. Je crée, dans la trame objective des projets, un tissage de valeurs émotionnelles pour faire la place la plus grande au ressenti sensible. Ceci par un "tassement" des valeurs rationnelles.... Cette recherche donne accès à un milieu, loin des innovations tapageuses et parfois dérisoires...Pour permettre ce tissage entre "raison et sensibilité", il faut mentalement parcourir des dimensions sans liens, qui souvent s'opposent. Les allers retours , permettent de modifier, d'élaguer, d'associer, des valeurs qui n'ont pas de communes mesures..Ce sont des négociations oú l'on construit un milieu par son accès à l'espace sensible.Il faut prêter la plus grande vigilance à ne pas perdre, dans ces transactions, le sens de ces valeurs. C'est dans ce "va et viens", dans ces" allers retours", que se conçoivent et s'édifient des constructions capables de parler aux sens, en s'adaptant aux techniques les plus complexes. Dans ses travaux, Augustin Berque a créé le concept de trajection pour désigner le trajet vers cette ouverture émotionnelle de la création. Cette ouverture ne va pas sans difficultés. L'expérience de la sensation emotionnelle est en elle même sa seule référence.Les sentiments qu'élèvent en nous les vibrations d'un violon sont mémorisés par des notes recomposées a l'envie .Une sensation émotive ressentie dans un espace architectural est d'un ordre similaire. Mais pour reconstruire une sensation, pour la retrouver, en l'absence d'un vocabulaire de notations, l'exercice est sans comparaison avec la musique. Ces sensations intimes dans un lieux ont pour seule réalité , d'avoir été ressenties par un homme. Il ne peut les exprimer que par des mots. Des mots impropres a communiquer la force d'une telle sensation. Le dessin, les maquettes, les photos, les films, transmettent une part infime de son évocation. Incommunicable... Il faut se résoudre à l'évidence... Il faut recréer la source par la construction d'une structure similaire. Ailleurs. Pour d'autres...Nos difficultés ne s'arrêtent pas là. Pour être dans le désir d'une sensation précise, il faut l'avoir ressentie. Mais pour être le créateur d'un nouvel espace faisant vibrer les sens, il faut, non seulement l'avoir ressenti mais en avoir mémorisé les conditions matérielles .Il y a à la base d'une architecture sensible, une expérience sensible. Une connaissance sensible...Un savoir. C'est donc par un travail important de découverte et de mémorisation des ressorts émotionnels qu'on peut parvenir a être créateur de cette architecture sensible.
Traditionnellement , les arts en Occident se sont ouverts aux expressions artistiques par raison plus que par spontanéité poétique . A la renaissance, c'est une architecture aux proportions contrôlées par les nombres qui s'est imposée au monde. Un ordre géométrique pour dominer le désordre de la nature.Le mépris de l'architecture vernaculaire s'est exprimé dans toutes les instances des Beaux Arts, jusqu'au milieu du 20ème siècle, pour ne pas dire 1968. Le mouvement moderne à fait une révolution , non pas en s 'ouvrant à la sensibilité, bien au contraire.. C'est dans la recherche abstraite d'une nouvelle pureté des lignes et d'une géométrie virile, dépouillée de tous décors, qu'il s'est fait connaitre. N'est ce pas ce désert émotionnel ? Cette absence ? N'est ce pas ce vide qui a rendu nos frères, nos proches, inaptes à imaginer dans l'abstraction la jouissance d'un espace sensible ? Ils sont restés fermés par ignorance ..Les exemples contemporains étant rares, pour trouver ces espaces émotionnels, il fallait les chercher dans certains édifices religieux du Moyen Âge ou dans le
milieu vernaculaire. Pour ma part, c'est en Asie que j'ai reçu la révélation de cette puissance. Â Kyoto j'ai eu la chance de découvrir, à la fin de mes études, les temples Boudhistes Zen. Leur architecture est entièrement vouée à la méditation et à l'éveil. L'éveil immanent de notre rapport au monde.Je ne connais pas beaucoup de lieux capables d'une telle puissance. En la découvrant j'ai été traversé par une émotion inconnue . Aucun enseignement, aucune rencontre ne l'avait de près ou de loin évoquée. La description d'un tel choc reste forcément plate.. L'émotion dont elle est faite est, en mots, indescriptible. Cette sensation se rencontre dans la plupart des temples Zen. Ces édifices n'ont rien de monumental, ils se confondent parfois avec des maisons paysannes. Ce n'est qu'en les parcourant qu'on découvre leur puissance... A leur approche, une allée court vers une entrée...elle dessine un parcours imprévisible aux nombreux détours. Les rencontres s'y multiplient dans la lumière tamisée des sojis où se dissout l'ombre d'étroits passages. Le fond mystérieux reste caché... Un jardin cerné de bois ouvre un paysage de pierres assemblées. Là filtre une source de sable et les inonde. Trois pas ,tournant encore, un nouveau jardin ...est ce le même ? Oú suis je ? En quelques pas, je suis perdu. Vulnérable... La porte de mon entrée en cet univers de sensations me semble lointaine. Tous les repères se brouillent, s'effacent.. Une interrogation inquiète s'ouvre ..elle éveille en moi une sensation inconnue ..chaque rencontre émerge de l'ombre et prend une acuité étonnante..Longtemps après la visite, elles éveillent encore en moi un sens caché, une interrogation qui se dérobe. La puissance de l'exister...La cause en est l'inquiétante perte des repères ... Nous en verrons plus après dans l'exposé le sens profond. Son expression dans la réalité d'un projet est plus simple qu'il n'y paraît .Je l'utilise souvent dans les études des demeures. Comment inventer un tel ressort si on ne l'a pas vécu ? Peut on discerner le concept de trajection en cet exemple conçu il y a trois siècles...Le Japon ancien est dit ignorer le concept. Le moine créateur construit, d'un seul et même élan puisé en dix siècles de traditions, son temple et l'émotion qu'il porte. Les japonais étaient des trajecteurs.
Un autre exemple , choisi dans mes réalisations ,permettra de cerner plus facilement la démarche. Sur le terrain, avant d'entrer dans le domaine des sensations intérieures de l'habitat,il est essentiel de s'attarder à la rencontre de cette future habitation dans le milieu où elle est appelée à naître. Par culture, s'imposent à nous d'abord les nécessités objectives: l'orientation? les pentes? les accès? ,les limites? le voisinage.....? Elles s'évaluent précises et claires. Plus lentement, la sensibilité au milieu s'éveille : Comment le regard va -t-il prendre possession de ce paysage ? Comment ce volume nouveau va découper l'espace ? Celui où l'on arrive ? Celui où l'on vit dehors? Celui qui accompagne l'intimité des chambres? Ainsi s'ouvre la démarche trajective inquiète d'une recherche d' équilibre entre les deux dimensions : sensible et objective. De cet environnement s'esquisse lentement la vision d'un milieu d'être. On est maintenant à l'approche de "l'entrer" dans la profondeur de la demeure .Elle n'à encore qu'une existence de papier. C'est en ce seuil que s'éveille toutes les sensibilités. On quitte le monde des autres pour un espace à soi. Un espace à sa mesure. Une entrée en soi même.... On ne franchit pas ce passage sans ressentir une mutation. On se doit de l'enrichir d'un éveil d'être, d'un "moi ici ". Une pente légère, ici, serait un éveil du corps vers le mental. J'en ai fait l'expérience... J'ai ressenti, j'ai mémorisé les conditions d'une pente offerte aux pieds. C'est une offrande aux visiteurs. Un instant elle étonne ... On ressent un subtil allégement traduit en bien être. Il accompagne l'heureuse traversée d'un monde de l'entrée. Alors se pose la question pratique: comment modifier les niveaux pour façonner une pente? C'est une remise en cause d'une partie du plan......Une conséquence négative de cette suggestion s'impose : cette pente favorise les entrées d'eaux ruisselantes en ce seuil non couvert. Il faut, soit oublier cette proposition, soit trouver une parade à ce risque..... une couverture partielle du seuil est possible. .. un arrêt d'eau canalisé aussi... Cette difficulté a donc des solutions faciles. On va modifier les plans, techniquement mis au point ? Tout cela pour une suggestion très subjective ... En vaut elle la peine? C'est le type même du doute dans le va et vient "trajectif".C'est un dilemme : l'importance accordée à une proposition non démontrable :"l'allègement ressenti du corps", contre un risque certain.... A une valeur émotionnelle supposée , on accorde une modification lourde des plans. Pour l'architecte averti ce choix va
de soi . Le bilan est par expérience positif. Une touche sensible est ajoutée et donne aux premiers pas dans la maison une dimension concrète ressentie au corps. Cette enrichissement sensoriel se poursuivra en chaque lieu où une possibilité d'éveil apparaîtra. Ici on mesure le poids du concept. Il est un recours essentiel pour contre balancer les "raisons raisonnables." Ce concept résume un objet de pensée et réuni un suite d'actes. 1/ Se remémorer une sensation vécue, dont on connait les causes et les conditions 2/ reconstituer causes et conditions dans le projet, par modifications. 3/ Rétablir la cohérence du projet constructif et fonctionnel de base. Je pratique deux méthodes d'enrichissement trajectif de mes plans et les utilisent simultanément. - Etablir une démarche fonctionnelle et constructive cohérente et la modifier en chaque lieux où une possibilité d'éveil sensoriel apparaît. - A l'inverse, avec les provocations de sensations que je connais , je construis un projet fonctionnel. Cette deuxième méthode s'apparente à la démarche de "tout un chacun" imaginant son lieu de vie. Ayant des souvenirs émotionnels celui ci aimerait les revivre chez lui mais en ignore la réalisation . Il appartient à son architecte d'en établir les conditions. Nous l'avons vu. L'utilisation d'une expérience sensorielle, physique ou poétique, vécue dans un certain espace, implique la connaissance de sa constitution matérielle. Pour cette raison, après l'expérience japonaise plusieurs fois renouvelée au cours des années , je me suis attaché à une recherche. J'ai étalonné des mises en situation porteuses d'émotions. Elles sont devenues des modèles trajectifs pouvant se ré-inscrire dans de nombreuses situations. Elles ne sont pas neutres mais choisies pour leurs capacités émotionnelles et aussi pour leur ouverture au milieu: J'en ai retenu huit structurants l'espace vécu au Japon. Je les utilise systématiquement dans mes projets : -Le parcours-La perte des repères-La kinesthésie-Le Cadrage des vues-Le dedans dehors-Les contres espaces-Les vues voilées -L'Effacement des limites. Chacune est un thème ouvrant mille possibilités. Par les images je vais tenter de vous en montrer le sens. Parmi les concepts retenus le parcours à un rôle particulier. Son image est une ligne imaginaire tracée au sol représentant les trajets principaux empruntés par les habitants. Il peut être rapproché d'une porté musicale. C'est sur cette ligne que se vivent le temps et l'espace. C'est aussi sur elle que vont être disposés et évalués tous les dispositifs provocateurs d'émois. Et c'est aussi sur cette ligne que le concepteur doit s'imaginer être lorsque il évalue la pertinence des provocations sensibles qu'il se propose de disposer. C'est là aussi que le concepteurtrajecteur va modeler, limer, tordre les nécessités objectives aux limites de leurs pertinences pour insérer les sensations désirées. Un environnement froidement géométrique va devenir un "milieu pour l'homme." Ce ci implique un savoir. Un avoir émotionnel. Une expérience d'émotions ... Celles qui emporte le visiteur au delà de lui-même. La musique, là encore, en est le plus parfait exemple. Pour y parvenir on doit dans un même élan associer une capacité technique à un ressenti d'ordre émotionnel. L'aménagement de cette distance entre l'ordre technique objectif et l'ordre sensible est un art. L'art trajectif . Il nécessite un façonnement, une astreinte de la matière, jusqu'au niveau de la sensation, parfois de l'illusion, (je pense à l'éloge de l'ombre de Tanisaky ) ou encore d'une contrainte: le pas japonais. Le pas Japonais a une résonance universelle. Par des pierres, ingénieusement posées à plat sur un parcours , elles imposent un rythme, une attitude du corps, même un équilibre instable, et par là, un éveil voué à la visite d'un lieu sacré. L'exemple extrême est repris dans certain temple au bord d'une rivière. Ces même pas de pierres sont transposés sur un plan d'eau. La moindre inattention conduit à la baignade. Le visiteur parvient au temple transporté d'émotion. Après un risque assumé"il se lâche"s'ouvre, s'abandonne à la jouissance de la contemplation. Là réside le secret de la puissance de l'architecture Bouddhiste zen L'éveil physique, l'éveil du corps et son impulsion vitale sont fondateurs de cette architecture. Le transport exalté de l'être par cette architecture se double de la mise en jeu de sa propre existence, de son propre fait d'être. Ce sont des créations qui précèdent Heidegger de plusieurs siècles. Le "da sein" est pourtant là.... En cette architecture la conscience de la nécessaire immédiateté de jouissance de la beauté du monde,se double de la
mise en jeux du fait d'être. On la découvre à chaque pas, comme celle de "l'explorateur en terre inconnue" (Merleau Ponty) . Un instinct de survie corporelle nait à notre insu. Il crée une tension associée aux provocations de l'architecture. Il éveille un transport émotionnel considérable et unique. Où trouve- t-on la trajection en cet exemple ? Au delà de l'anachronisme elle est en ces deux pôles :- mise en cause de l'être - beauté du temple inséré dans la nature du monde Dans mes réalisations , il y a un constant éveil du corps , et l'émotion dont témoignent les hôtes de ces lieux n'est pas étrangère à la mise en cause de leur être. La trajection dans la recherche architecturale apporte un outil indispensable. Il donne à l'acte de créer, la puissance pour exalter la jouissance de l'exister.