Un transfert comme les autres ? La « cartographie » en littérature et sciences humaines Colloque international, 25-27 novembre 2010 Université de Limoges, Faculté des lettres
La transgression des cartes par Augustin Berque berque@ehess.fr
The map is not the territory. Alfred Korzybski
一即多多即一 1 Nishida Kitarô Plan : 1. Transfert, métaphore et cartographie ; 2. Les idées sont-elles cartographiables ? ; 3. Quelle est la substance d’un substantif ? ; 4. Qu’est-ce qu’un milieu humain ? ; 5. La trajection de la réalité ; 6. La poétique de la Terre. 1. Transfert, métaphore et cartographie Transferts et métaphores jouent sur le sens et le lieu des choses. Ils les « portent » (pherein, ferre) « au delà » (meta, trans) de certaines limites, qu’ils transgressent ; mais quelles limites, au juste ? Par exemple, on donnera le sens de « stupide » au mot « âne », qui pourtant n’a rien à y voir dans les limites de son identité première – celle où ce mot désigne un animal paraît-il fort intelligent, ou du moins pas plus bête qu’une autre bête. Si vous vouliez cartographier cette idée, le plus simple serait apparemment de dessiner un âne ; et c’est en principe ce que font les pictogrammes. Là, les limites en deçà desquelles le sens du mot « âne » garde son identité première ne sont autres que le contour du dessin. Or ledit pictogramme, justement, ne représente pas le mot « âne », mais l’être ou la chose « âne ». Ce qui sur le papier représentera le mot « âne », ce seront plutôt des signes phonétiques, par exemple ceux de l’alphabet latin. Toutefois, quant au transfert ou à la métaphore, le problème reste le même ; à savoir que, pictogramme ou alphabet, la représentation d’un âne doit y transgresser les limites de son identité pour ouvrir à autre chose. Elle doit être à la fois A et non-A, âne et non-âne ; par exemple, « stupidité ». Voici donc la question : cela est-il cartographiable ? Question d’où en naissent trois autres : d’abord, peut-on cartographier la stupidité ? Ensuite, les cartes ne seraient-elles pas en ellesmêmes stupides, avec leur prétention d’être le territoire alors que chacun sait qu’elles ne le sont pas ? Enfin, cette prétention stupide ne participerait-elle pas, justement, de ce qui fait la réalité des territoires ? Je vais examiner ces questions, et quelques autres connexes, en m’efforçant de rester autant que possible concret, c’est-à-dire proche à la fois de la carte et du territoire. 2. Les idées sont-elles cartographiables ? Pour des gens alphabétisés comme nous le sommes, il est difficile d’imaginer que l’on puisse cartographier un concept, ou même simplement le voir. C’est le reproche qu’Antisthène adressait moqueusement à Platon : je vois bien des chevaux, je ne vois pas la caballéité. Pourtant, nous acceptons qu’il existe dans notre langue un mot tel qu’idéogramme, ce qui veut bien dire (carto)graphier une idée ; et nous reconnaissons non moins volontiers ce genre de capacité à la Chine. Essayons donc d’aller plus loin qu’Antisthène (c. 444-365 a.C.), et d’admettre que, nous qui voyons bien les ânes, nous pourrions non seulement voir la stupidité, mais même la dessiner sur une carte. 1
Ichi soku ta, ta soku ichi (l’un est/n’est pas le multiple, le multiple est/n’est pas l’un).
2 Pour ne pas enfoncer des portes ouvertes, allons donc voir d’abord comment cela se pratique en Chine, territoire où, au pinceau, les ânes s’écrivent 驢 (lü2)2 et le concept de stupidité 蠢性 (chun3xing4). On voit tout de suite que, pas plus en chinois qu’en français ou en allemand, ledit concept ne dérive de l’animal « âne ». Le français stupide vient du latin stupere, « être frappé de stupeur », mot qui lui-même procède de la racine indo-européenne (s)teu-, « pousser, frapper ». Celle-ci a donné par ailleurs des mots tels qu’estocade, obtus, contusion, stupre… On voit l’image. Ce n’est pas la même que celle qui a engendré l’allemand dumm, lequel provient de la racine indoeuropéenne dheu-, voulant dire vapeur, fumée, poussière. Le chinois quant à lui forme la graphie 蠢性 à partir de deux éléments. Le second, 性 (xing4) sert à indiquer les concepts en général ; c’est l’équivalent du français –ité (comme dans « stupidité »), de l’allemand –heit (comme dans « dummheit »), etc. N’entrons pas ici dans son histoire ; disons simplement que dans l’exemple choisi, 性 (xing4) n’est qu’une désinence, une sorte de signe graphique de la conceptualité, applicable en principe à n’importe quel thème, et en soi ne disant rien de ce qu’est ce thème. En l’occurrence, le thème est représenté par 蠢 (chun3). Lorsqu’il est seul, le mot chun3 (蠢) a deux sens principaux. Le premier, c’est l’idée de se tortiller, comme font les vers, les insectes ou les reptiles ; de là dérive le sens figuré d’insubordination ou de révolte. En second lieu, ce mot veut dire stupide, ignorant. Comment ces deux idées ont-elles pu se conjoindre dans le même sinogramme蠢 ? Celui-ci combine plusieurs éléments graphiques, dont l’un, 虫 (hui3 , ultérieurement lu chong2 comme abréviation de chong2 蟲, même sens), est ici la clef ou le radical sémantique qui permet de classer le caractère蠢dans les dictionnaires. C’est la clef 142, dont le sens est : insecte, ver, serpent, bestiole en général. Les formes les plus anciennes de ce虫évoquent un serpent avec une grosse tête, et peuvent à l’origine avoir représenté un cobra. Il est ici redoublé en 虫虫, et associé au caractère 春, qui lorsqu’il est seul signifie le printemps. Ici, ce caractère a un rôle essentiellement phonétique : le printemps se dit chun1, ce dont chun3 est proche. Toutefois, 春 garde ici la trace d’un certain sens, qui serait l’idée du souffle de vie animant les bestioles qui se tortillent, lorsqu’elles sortent de terre au printemps après avoir hiberné3. Une autre étymologie4 retient plutôt l’idée que la bestiole en question, effrayée, se tortille pour s’échapper, le rapport avec春 étant donc là purement phonétique, mais évoquant un caractère de sonorité parente, 逡, qui se lit qun1 ou jun4 et signifie reculer par confusion ou humilité ; ce qui retrouve comme on le voit l’image de la bestiole rampant à terre (humilité vient du latin humus, sol, terre). Une troisième étymologie5, voisine de la première, donne que le souffle vital « se retire à l’intérieur » (naka ni komoru) ; d’où le tortillement. Etc. … Ce que le grand écart entre ces diverses étymologies et la notion de stupidité nous révèle, c’est qu’au fond il est impossible de relier logiquement un concept à une forme visuelle ; et il en va de même avec les formes sonores, c’est-à-dire avec les mots des langues naturelles. Cela tout simplement parce que les formes sensibles (visuelles, sonores etc.) ne sont pas des formes abstraites, comme le sont en revanche les concepts. Le lien entre les deux n’est ni logique ni nécessaire, il ne peut qu’être historique et contingent. Cela vaut même pour les figures de la géométrie, dont le nom relève d’une autre formation que leur forme visuelle. Quel rapport un angle « obtus » a-t-il logiquement avec la stupidité ? 2
L’exposant 2 signifie que lü est au deuxième ton du chinois mandarin. C’est l’étymologie retenue par le Kanwa jiten de Shôbunsha, Tokyo, 1982. 4 Celle retenue par le Daijigen de Kadokawa, Tokyo, 1992. 5 Celle retenue par le Kanjigen du Gakken, Tokyo 1988. 3
3 Or cette constatation n’entraîne pas que les mots ne seraient qu’arbitraires, à savoir qu’on aurait décidé un jour que telle chose se nommerait comme ci, et telle autre comme ça. Une telle arbitrarité, qui est l’un des dogmes de nos sciences humaines et en particulier de notre linguistique, n’est que l’un des effets du dualisme fondateur de la modernité occidentale. Celui-ci ne peut concevoir qu’une alternative devant le lien qui existe entre les choses : qu’il est soit objectif (et de là relève de la nécessité, ou sinon du hasard, lequel n’est justement pas un lien), soit subjectif (et de là relève de l’arbitraire). C’est là radicalement s’abstraire de la concrétude, ou plus exactement de la concrescence – le croître-ensemble – qui institue la commune réalité des choses, des êtres et des signes dans l’histoire humaine comme dans l’histoire naturelle ; et c’est effectivement cette abstraction anhistorique, atemporelle qui, des choses pleines de sens, a fait ces objets censément vides de sens que toise le dualisme moderne. Comme le thermostat de Bateson, qui ne s’allume que s’il s’éteint que s’il s’allume, et ainsi de suite, cet arrêt sur objet entraîne un série d’apories, qu’il s’agira de dépasser si nous voulons comprendre pourquoi les mots ont le sens des choses et de ce fait nous émeuvent, bien que, de même que la carte n’est pas le territoire, ils ne soient pas ce qu’ils représentent. 3. Quelle est la substance d’un substantif ? D’abord, qu’il n’y ait pas de lien logique entre deux choses (ici, entre une forme visuelle et un concept) ne signifie, en toute rigueur, rien de plus que ceci : le logos, dans son abstraction atemporelle, n’est pas en mesure de saisir les liens concrets que l’histoire a établis et qu’elle fait vivre entre ces choses. Le logos en effet s’en tient au fait que l’objet A n’est pas l’objet non-A ; soit, ici, que le signe n’est pas ce qu’il représente. La carte n’est pas le territoire, le mot « chien » n’aboie pas car il n’est pas l’animal « chien », etc. Comme l’écrit Wittgenstein, « Die Gegenstände kann ich nur nennen. Zeichen vertreten sie. Ich kann nur von ihnen sprechen, sie aussprechen kann ich nicht. Ein Satz kann nur sagen wie ein Ding ist, nicht was es ist »6. On remarquera que Wittgenstein utilise ici indifféremment le mot Gegenstand (objet) et le mot Ding (chose) pour désigner ce dont il s’agit, c’est-à-dire un sujet au sens logique du terme. Il réduit la chose à un objet, ce qui est typique du dualisme moderne, lequel est fils du même logos que celui du Tractatus. D’un sujet logique (i.e. indifféremment une chose, un être ou un objet), il est prédiqué quelque chose, qui s’exprime par des signes ; à commencer par le ou les signes qui représentent ce sujet en tant que signe, et non pas dans sa substance propre. Cette prédication première, c’est celle qui implicitement affirme : « Tel sujet (Gegenstand) est tel signe » ; par exemple, « Cet animal-là, il se nomme ‘âne’ ; c’est un âne ». Le propos de Wittgenstein équivaut donc à nous faire sentir l’impossibilité radicale que le sujet (l’être substantiel « âne ») soit le prédicat (le substantif verbal « âne »). Effectivement, pour le dualisme moderne, une substance A ne peut pas être non-A (un mot). Dans un rapport tel que la signification de quelque chose, le mot qui représente cette chose ne peut donc pas être substantiel. Ce prédicat est un non-être. Il ne peut pas exister. Et pourtant, les mots existent et, à leur tour, ils peuvent devenir le sujet de quelque autre prédicat, se trouvant alors être quelque chose, dont il est dit encore autre chose. Par exemple : « l’âne est un animal fort intelligent ». Ce genre de phénomène est ce qu’on appelle une hypostase (une substantialisation). Dans ce dernier exemple, le mot « âne » est investi de la substantialité de l’animal qu’il
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« Je ne puis que nommer les objets. Les signes les représentent. Je ne puis qu’en parler, je ne peux pas les prononcer. Une proposition ne peut que dire comment est une chose, pas ce qu’elle est ». Tractatus logico-philosophicus, 3.221. Cité par André Coret, L’A-préhension du réel. La physique en questions, Amsterdam, OPA/Éditions des archives contemporaines, 1997, p. 124.
4 représente, et c’est en cela qu’il est substantif. Retombons-nous alors dans l’aporie dénoncée par Wittgenstein, puisque ce substantif ne brait pas ? Mais assez de logogriphes. Cette aporie est fallacieuse. Dans la réalité, tout cela est fort clair, parce que depuis que le monde est monde, les ânes et les signes qui les représentent (« âne », « Esel », « lü2 », etc.) n’ont jamais cessé de croître ensemble. Ce n’est que dans l’abstraction du dualisme moderne, qui arbitrairement a tranché cette concrescence par son arrêt sur objet, que le monde s’est décomposé en Gegenstände d’une part, en Zeichen d’autre part ; puis de là dichotomisé à nouveau en signifiants d’une part, signifiés d’autre part ; et ainsi de suite. En réalité, les uns et les autres sont consubstantiels ; ils participent de la même chose, et c’est cette chose qui a du sens. Pour faire sentir cette concrescence, on peut, comme le fit Heidegger7, montrer que l’étymologie de mots tels que l’allemand Ding ou le latin res (i.e. « chose ») contient à l’origine l’idée d’un rassemblement, pour une affaire qui concerne les gens. C’est possible, mais on ne retrouve pas cette filiation dans d’autres langues ; or c’est la concrétude même de la réalité que nous questionnons ici, quelle que soit la langue. Au delà des mots, c’est le croître-ensemble des gens et des choses que nous devons saisir ; et pour cela, il faut d’abord se demander ce que c’est qu’un milieu humain, sur la Terre. 4. Qu’est-ce qu’un milieu humain ? Cette question, ce sont traditionnellement les géographes qui la posent. Dans l’école française de géographie par exemple, fondée par Paul Vidal de la Blache (1845-1918), le mot milieu avait une grande importance. Toutefois, il était pour l’essentiel compris au sens de milieu physique, c’est-à-dire un ensemble de données objectives telles que le relief, le climat, les sols etc. Son rapport avec l’existence humaine ne concernait en rien l’ontologie, et la réalité qu’il constituait n’était pas mise en cause en tant que telle. Aussi bien, le mot milieu n’a-t-il donné naissance à aucun concept. Il n’est venu à l’idée de personne de se demander ce que pourrait être une « milieuïté » des choses. Dans ces conditions, cartographier un tel objet restait une simple question technique, celle de la collecte et de la mesure des données, puis de leur représentation graphique. Tant le territoire que la carte étaient des objets mesurables, entre lesquels la relation, appelée échelle, était purement quantitative et totalement abstraite. On n’aurait pas imaginé que cette relation eût quelque chose à voir avec la structuration de l’existence humaine, ni avec la constitution de la réalité des choses. Ce genre de questionnement n’est apparu que peu à peu, dans le sillage de la phénoménologie. L’ontologie heideggérienne y est pour beaucoup. Il a fallu, un jour ou l’autre, se demander ce qu’est concrètement, sur la Terre et dans l’histoire, l’« êtreau-dehors » (Ausser-sich-sein) du Dasein. Le premier géographe à l’avoir tenté systématiquement fut Éric Dardel (1899-1967), avec ses ouvrages l’Histoire, science du concret (1946) et l’Homme et la terre, nature de la réalité géographique (1952). Fortement influencé par Heidegger, Dardel n’était pourtant pas philosophe, et son concept central, la géographicité originelle qui selon lui marque l’humain, ne dit rien de la structure ontologique de cette relation : c’est « la Terre comme lieu, base et moyen de [l]a réalisation [de l’être humain] »8. Tout autre fut l’apport du philosophe japonais Watsuji Tetsurô (1889-1960)9. Son essai Fûdo (1935) est explicitement une ontologie des milieux humains10, centrée 7 Dans une conférence initialement donnée en 1950, reprise en français dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 194-218 : « La chose ». 8 L’Homme et la terre, Paris, CTHS, 1990, p. 42. 9 Suivant l’usage nippon, le patronyme vient ici en premier ; de même, plus bas, pour Nishida Kitarô, Imanishi Kinji et Yamauchi Tokuryû.
5 sur le concept de fûdosei 風土性, que j’ai traduit par médiance et que Watsuji définit comme « le moment structurel de l’existence humaine »11. Il s’agit de la relation dynamique (le « moment », keiki 契 機 ) qui s’établit entre les deux versants de l’humain, ningen 人間 : son côté individuel (hito 人) et son côté relationnel (aida 間). C’est ce côté relationnel (sans lequel l’individu n’est qu’une abstraction) que l’on peut considérer proprement comme le milieu humain, fûdo 風土. Entre ce terme et celui de kankyô 環境 (environnement), Watsuji établit une différence homologue à celle que, de son côté (les deux auteurs ne se connaissaient pas), Jacob von Uexküll (1864-1944) a établie entre Umwelt (le monde ambiant d’une espèce quelconque) et Umgebung (le donné objectif de l’environnement) ; la différence est de niveau ontologique : Uexküll traite du vivant (la biosphère), Watsuji de l’humain (l’écoumène)12. Dans les deux cas en effet, le problème est fondamentalement le même : à savoir que, pour l’humain en particulier comme en général pour le vivant, la réalité n’est pas cet universel objectal que toise le dualisme moderne ; dans l’histoire humaine comme dans l’histoire naturelle (l’évolution), elle est contingemment instituée par une relation concrète et dynamique – cela que Watsuji nomme fûdosei – entre chaque être (individu, société ou espèce) et son environnement. Dans le milieu comme dans l’Umwelt existent concrètement des choses, pas des objets dans l’abstraction de l’univers (l’Umgebung). Uexküll écrit explicitement que Étant donné qu’un animal n’a jamais le rôle d’observateur, on peut affirmer qu’un animal n’entre jamais en rapport avec un « objet ». Ce n’est qu’à travers un rapport que l’objet se change en un porteur de signification, signification qui lui est conférée par le sujet13. Autrement dit, ce qui existe pour un animal, ce sont des choses, lesquelles supposent sa propre existence. Cette réciprocité, c’est ce qui engendre la réalité pour tout être vivant, humains y compris. Le biologiste et primatologue japonais Imanishi Kinji (1902-1992) l’exprime à sa manière en parlant de « subjectivation du milieu, médialisation du sujet »14, et Merleau-Ponty à la sienne en posant que, par l’effet de notre corporéité (i.e à un niveau ou un stade infra-verbal), le réel est « chargé de prédicats anthropologiques »15. Tout cela dépasse le dualisme, en particulier son expression dans les dichotomies en chaîne objet/signe, signifiant/signifié, territoire/carte, et ainsi de suite ; mais comment cela fonctionne-t-il ?
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Traduction française Fûdo. Le milieu humain, sous presse aux éditions du CNRS. La traduction allemande, Fudo. Wind und Erde. Der Zusammenhang zwischen Klima und Kultur (Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1994), est bonne mais ne rend pas le concept central de fûdosei. La traduction espagnole quant à elle le rend par ambientalidad (Antropología del paisaje. Climas, culturas y religiones, Salamanque, Sigueme, 2006), mais elle est moins exacte. La traduction anglaise, mauvaise, est à éviter. 11 « Ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機 », p. 3 dans l’édition 1979, Tokyo, Iwanami bunko. 12 Sur ces questions, v. mon Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009 (2000), que prolonge Milieu et identité humaine. Notes pour un dépassement de la modernité, Paris, Donner lieu, 2010. L’écoumène est l’ensemble des milieux humains, c’est-à-dire la relation de l’humanité à la Terre. 13 Jacob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, suivi de La théorie de la signification, Paris, Denoël, 1965 (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen. Bedeutungslehre, 1956), p. 94-95. 14 Kankyô no shutaika, shutai no kankyôka 環境の主体化、主体の環境化, formule fréquente dans toute son œuvre et introduite dans son livre-manifeste Seibutsu no sekai生物の世界 (Le monde du vivant, 1940). 15 Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 370.
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5. La trajection de la réalité Si Merleau-Ponty, comme on vient de le voir, parle des « prédicats anthropologiques » dont le réel est chargé par notre chair, il ne développe pas autrement la logique que cela suppose. De même Lakoff et Johnson, lorsqu’ils montrent que la chair (le domaine sensori-moteur) est également en « position de prédicat » dans le sens qu’elle confère aux figurations de la conscience (l’expérience subjective) ; par exemple dans la prédication « affection est chaleur », qui, infraverbale, est effectuée par la chair et non par la conscience (c’est ce que les auteurs appellent une « métaphore primaire », c’est-à-dire ce qui fonde le sens de nos conceptualisations même les plus élaborées)16. Dans les deux cas, il ressort avec évidence que c’est la vie de notre corps qui, le plus fondamentalement, confère un sens aux choses qui nous entourent comme à celles que nous avons à l’esprit ; d’où l’on peut inférer que c’est aussi la vie du corps propre qui anime les milieux, les distinguant ainsi du simple environnement (Umgebung). Dans un monde humain comme dans un monde animal, tel est le principe de la réalité. Cela peut se représenter par la formule r = S/P, ce qui se lit : la réalité, c’est S (le sujet logique) en tant que P (le prédicat). Par exemple : le pétrole (S), c’est une ressource (P). Mais quelle est donc la logique à l’œuvre dans cette « prédication » ? La piste d’une réponse à cette question est tracée par la géographie, quand celle-ci montre que l’écoumène est constituée non pas d’objets indifférents (de purs en-soi) mais de « prises », à savoir ces ressources, contraintes, risques ou agréments que sont nécessairement pour nous les choses de notre milieu17. C’est en tant que de telles prises que les choses existent pour nous. Tout comme la tique d’Uexküll, ce n’est donc pas avec des objets que l’être humain est en rapport, mais avec des choses, nous offrant ces prises. Par exemple, le pétrole existe pour nous en tant que carburant (etc.), ressource qui suppose qu’existent des moteurs à explosion ; et réciproquement. Cette réciprocité n’est cependant pas du même ordre que celle qui anime l’Umwelt selon Uexküll, parce qu’il ne s’agit ici pas directement de notre corps mais d’un système technique le prolongeant, autrement dit de ce que Leroi-Gourhan nomme le « corps social » ; bref, de cet ensemble relationnel qu’est notre milieu. Ce milieu-là, c’est notre corps médial : cette chôra qui transgresse les limites du topos de notre corps animal, aussi bien qu’elle excède le topos des objets de l’Umgebung pour en faire une Umwelt, animée par les prises que nous avons avec les choses18. Quelle est la logique de la « spaciation » – Räumung, comme dit Heidegger – par laquelle l’être d’une chose transgresse les limites et par conséquent l’identité d’un objet ? Ce n’est évidemment pas la logique aristotélicienne de l’identité du sujet, qui s’en tient au topos des substances, considérant donc que les prédicats n’existent pas vraiment 19 . Serait-ce, à l’inverse, ce que Nishida Kitarô nomma « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論理) ou « logique du lieu » (basho no ronri 場所の論 理)20 ? Mais cette logique n’est que l’inversion spéculaire du dualisme moderne : au lieu d’absolutiser l’objet, i.e. le sujet logique (S), elle absolutise le prédicat (P), et du 16
George Lakoff et Mark Johnson, Philosophy in the flesh. The embodied mind and its challenge to Western thought, New York, Basic Books, 1999, p. 50 sqq. 17 Sur ce thème, v. Écoumène, op. cit., partic. le chap. VII (« Prises »). On pensera bien entendu également aux affordances dans l’écologie de la perception gibsonienne. 18 Sur la distinction entre le topos aristotélicien, lieu qui définit l’identité physique d’un objet, avec la chôra platonicienne, milieu existentiel de l’être relatif, v. Écoumène, op. cit., partic. le chap. I (« Lieu »). 19 Sur ce thème, v. Robert Blanché et Jacques Dubucs, la Logique et son histoire, Paris, Armand Colin, 1996, chap. II. 20 Sur ce thème, v. Écoumène, op. cit., et plus particulièrement A. Berque, dir., Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol.
7 même coup tombe dans un spiritualisme exactement symétrique du matérialisme moderne ; alors que la réalité des milieux humains réside justement dans l’interrelation S/P : ni seulement matière, ni seulement esprit ; ni seulement signifiante, ni seulement signifiée ; ni seulement objective ni seulement subjective, elle est trajective. Autrement dit, elle naît du mouvement même (la trajection)21 de l’assomption du sujet en prédicat (S→P), et de l’hypostase en retour du prédicat en sujet (S←P). Qu’est-ce que cela signifie ? L’assomption de S en P commence, on l’a vu, par la prédication primaire qui d’un existant peut faire un mot ; par exemple « [cet animal que je perçois (S)], c’est un âne (P) ». Les crochets indiquent un stade infra-verbal ; P, en revanche, relève du verbal : « âne » est un mot. Par la suite, ce mot donnera lieu à d’autres prédications en chaîne, entièrement verbales, telles « un âne est un mammifère », « un mammifère est un animal », etc., jusqu’aux conceptualisations les plus abstraites. Dans ces derniers exemples, le sujet logique est un ancien prédicat, mais c’est aussi un substantif, investi de la substantialité de son origine antérieure au langage. Cette substantialisation en chaîne du prédicat par le sujet peut se figurer de la façon suivante : r = (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’… et ainsi de suite ; formule qui permet effectivement de voir que la réalité S/P se trouve indéfiniment mise en position de sujet par rapport aux prédicats successifs P’, P’’, P’’’ et ainsi de suite. Autrement dit, ce qui était S/P dans la réalité initiale devient S’ (par rapport à P’), S’’ (par rapport à P’’), etc. Ce déplacement du P de S/P en S’ (etc.), c’est une hypostase (une substantialisation)22. Cette hypostase n’est autre que l’effet des systèmes techniques et symboliques – ici, le langage – constitutifs de notre corps médial (de pair avec nos écosystèmes), lesquels nous permettent de sentir la présence des choses dans les signes qui les représentent. Certes, le mot « âne » (P) ne brait pas comme l’animal (S) qu’il veut dire ; mais notre corps propre sent néanmoins que c’est un âne, parce que la réalité (S/P), depuis des temps bien antérieurs au langage humain, n’a jamais cessé d’assembler concrètement les signes et les choses. Comme le montre en effet la biosémiotique, les signes transmettent du sens depuis que la vie existe, et la biosphère, dès son origine, est tout autant une sémiosphère : La sémiosphère est une sphère tout comme l’atmosphère, l’hydrosphère, et la biosphère. Elle pénètre dans tous les coins ces autres sphères, en incorporant toutes les formes de la communication : sons, odeurs, mouvements, couleurs, formes, champs électriques, radiations thermiques, ondes de toute espèce, signaux chimiques, toucher, etc. Bref, des signes de vie23. Ce que montre ainsi la biosémiotique sur les bases des sciences naturelles, c’est que nous vivons dans un milieu totalement significatif. Un milieu plein de sens, aux antipodes de ce monde objectal que suppose le dualisme et où il n’y aurait donation de sens qu’arbitraire, par le seul sujet humain, projetant sur cet objet ses propres figurations – à commencer par la valeur des signes verbaux. 21 Cette terminologie a été introduite dans A. Berque, le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986, et systématisée dans Écoumène, op. cit. 22 Il va sans dire que ceci réfère à l’image sous-jacente dans l’étymologie des mots grecs hupokeimenon (sujet) et hupostasis (base, fondement, support, sédiment, substance) comme dans celle des mots latins qui les ont traduits littéralement (subjectum, substantia), à savoir celle de quelque chose qui « se tient dessous » et qui « supporte » des prédicats ou des accidents. Cette origine apparente substance et sujet : le rapport substance/accident en métaphysique est homologue au rapport sujet/prédicat en logique. 23 Jesper Hoffmeyer, Signs of meaning in the Universe, Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 1996 (1993), p. VII. Trad. A.B.
8 6. La poétique de la Terre Ce dualisme a culminé au siècle dernier dans la clôture du cercle sémiologique sur lui-même par la théorie derridienne du signifiant flottant. Il s’agit là d’un métabasisme radical, découplant le sens des signes de tout fondement dans la nature. Pour ce qui nous occupe aujourd’hui, cette théorie équivaut à dire que la carte ne suppose pas le territoire. Or curieusement, ce constructivisme absolu retrouvait, à un demi siècle d’écart et dans un parti inverse (celui du dualisme), la doctrine nishidienne du sansbase (mukitei 無基底), issue quant à elle du parti bouddhique et taoïste du vide (kû 空) et du néant (mu 無) – à l’opposé du parti parménidien de l’être, qui est la lointaine origine du dualisme moderne. Pour Nishida, le monde n’est pas substantiel, il est prédicatif ; et s’absolutisant lui-même, il est sans base : il « engloutit » (botsunyû suru 没入する) son propre sujet. Un tel parti équivaut lui aussi à dire que la carte n’a pas besoin de territoire. Elle en a d’autant moins besoin que l’une des formules chères à Nishida, ichi soku ta, ta soku ichi一即多多即一, qu’il tient du bouddhisme zen, bafoue le principe d’échelle, autrement dit ce qui établit le rapport métrique de la carte au territoire. Cette formule veut dire en effet « l’un est/n’est pas le multiple, le multiple est/n’est pas l’un ». Avec cela en tête, une chose telle que « la carte au 25 000ème » n’a plus guère de sens, au moins géographique. Cet étrange « est/n’est pas » (soku 即) contrevient radicalement à la logique aristotélicienne de l’identité du sujet. Il incarne une logique très différente, celle du tétralemme 24 chez Nagarjuna, philosophe indien du IIe-IIIe siècle qui marqua décisivement le bouddhisme du Grand Véhicule (Mahâyâna). Mais si le tétralemme est difficile à comprendre logiquement, il convient en revanche fort bien pour saisir la trajectivité des choses de l’écoumène, y compris cartes et territoires, voire ce mystérieux « troisième genre » (triton allo genos, 48 e 3) que Platon, dans le Timée, attribue à la chôra, i.e. le milieu existentiel de l’être relatif (la genesis). Dans l’écoumène en effet – autrement dit dans tout milieu humain –, l’être d’une chose ne se borne pas au topos qui est intrinsèquement le sien (son identité à soi-même). Il ne cesse de le transgresser dans sa relation aux autres êtres, tout en le supposant toujours. Et réciproquement : l’autre suppose le même. Ainsi, l’existant est sans être tout en étant… Dans la logique trajective de cette concrescence, où l’assomption du sujet en prédicat et l’hypostase du prédicat en sujet font indéfiniment naître25 la réalité, les signes naissent des choses, et les choses des signes. Dans cette même logique, le pétrole en tant que carburant naît du moteur à explosion, comme, réciproquement, le moteur à explosion naît de cet en-tant-que (de cette prédication) du pétrole en carburant. Autrement dit, la carte naît du territoire, mais aussi le territoire de la carte. C‘est justement pour cela que les États modernes se sont évertués à produire des cartes d’état-major : afin de conforter leur territorialité ; ou que jadis, dans le même but mais avec d’autres moyens, Kangxi recréa l’Empire dans les jardins de Chengde, 24
Le tétralemme exploite les quatre possibilités d’une figure logique : affirmation ; négation ; affirmation et négation ; ni affirmation ni négation. Par exemple, chez Nagarjuna (Traité du milieu, Paris, Seuil, 1995, trad. Georges Driessens, p. 241) : « Après l’au-delà des peines, / L’existence du Vainqueur transcendant, / Ni même son inexistence, les deux / Ou aucune, n’est appréhendée » (i.e. que dans le nirvana, il n’y a ni existence, ni inexistence, ni les deux, ni aucune des deux). On est là si loin de notre logique traditionnelle, issue du primat du Logos et du postulat parménidien de l’être, que plutôt que de « logique » il s’agirait d’une « lemmique », telle que la proposa Yamauchi Tokuryû (1890-1982) dans Rogosu to renma (ロゴスとレンマLogos et lemme, Tokyo, 1wanami, 1974). 25 En grec, genesis veut dire « naissance ».
9 comme avant lui Hadrien dans ceux de Tibur (Tivoli)… voire que les chasseurs magdaléniens trajectèrent26 leurs proies sur les parois de la grotte de Lascaux ! Cette concrescence du territoire et de la carte ne peut pas se comprendre dans le cadre de la logique aristotélicienne, où il ne peut y avoir que projection, à telle ou telle échelle, du topos d’un territoire dans celui d’une carte ; en particulier cette projection arbitraire (ex nihilo et ex abrupto)27 de la valeur des signes sur de purs objets, qui pour notre linguistique est censée produire le sens des mots. En réalité, le sens ne naît ni ex nihilo, ni ex abrupto ; il naît ex historia rerum, dans la concrescence des choses et des signes, i.e. dans la trajection des sujets et des prédicats : (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’…, et ainsi de suite, depuis que le monde est monde, c’est-à-dire au moins depuis qu’existe la vie. En revanche, que la carte et le territoire s’engendrent mutuellement pourrait illustrer le principe de la coproduction conditionnée 28 , ce concept central du bouddhisme du Grand Véhicule qui a beaucoup à voir avec le tétralemme. Dans une telle corrélation, tant la carte que le territoire transgressent leurs propres limites : la carte devient la condition du territoire, qui la conditionne en retour, et ils forment donc ensemble une certaine réalité, qui dépasse leur substance respective. Dans cette réalité, le territoire peut exister en tant que carte, et la carte en tant que territoire. Inutile de le dire, cela n’a pas grand-chose à voir avec l’échelle métrique ! Mais ne perdons pas pour autant le sens de l’échelle des phénomènes, dans l’espace comme dans le temps. S’il y a des territoires et des cartes, c’est d’abord parce qu’il y a la planète Terre, puis la biosphère, qui est en même temps sémiosphère, puis enfin l’écoumène, relation de l’humanité à cette matrice première que sont la Terre et l’histoire naturelle. De même qu’il y a une flèche du temps dans l’Univers, cette histoire n’est pas réversible. C’est dire que la relation S/P n’est pas symétrique : physiquement et ontologiquement, le sujet précède et fonde le prédicat, de même que le territoire précède et fonde la carte. L’hypostase de P en S ne peut pas annuler l’assomption de S en P ; car, du fait de la subjectité du vivant par rapport à la matière, et a fortiori du fait de la subjectité humaine, P reste toujours contingent par rapport à S, qui ne peut le déterminer, mais seulement le conditionner29 ; il ne peut ainsi jamais revenir mécaniquement au S initial, mais seulement devenir créativement S’, S’’ et ainsi de suite. C’est que la vie, à la différence de la mécanique d’un moteur à
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Ce verbe, au sens de transférer, transporter, est encore utilisé par Montaigne : « Les Roys de Castille ayants banni de leurs terres les Juifs, le Roy Jehan de Portugal (…) promettoit leur fournir de vaisseaux à les trajecter en Afrique » (Essais, I, 14). 27 Cf. ce credo structuraliste : « (…) le langage n’a pu naître que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. (…) un passage s’est effectué d’un stade où rien n’avait de sens à un autre où tout en possédait » dû à la plume de Claude Lévi-Strauss, ‘Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss’, dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. XLVII. Un demi siècle plus tard, ce passage est encore cité sans la moindre critique par Sylvain Auroux, La Philosophie du langage, Paris, PUF, 1996, p. 45. 28 Pratitya samutpâda en sanscrit, ce que le chinois a rendu par yuanqi 縁起 (prononcé engi en japonais). L’idée de co-suscitation rendrait mieux ce yuanqi que sa traduction plus usuelle par « coproduction conditionnée ». Je préfère néanmoins parler de concrescence, ce qui ne suppose pas le parti mystique du Vide ou du Néant (ni bien entendu celui de l’Être), mais seulement le constat de la contingence historique du rapport S/P. On trouvera une bonne présentation de la pratitya samutpâdâ dans RogerPol Droit, Le Silence du Bouddha, et autres questions indiennes, Paris, Hermann, 2010, p. 44 sqq. 29 Ce « conditionner » veut dire que, contrairement à la doxa moderne, le prédicat, par rapport à son sujet (par exemple un mot par rapport à une chose), ne peut pas être simplement arbitraire ; il suppose nécessairement un milieu et une histoire. Autrement dit, il est contingent, non pas aléatoire.
10 piston, n’est pas une simple itération du même ; elle évolue vers l’autre. S n’est pas P, il existe – ex-sistit –, en tant que P, hors de la gangue de son identité. Telle est la naissance (genesis) de la réalité. Cette trajection va donc dans un certain sens : celui de la poétique – la création – de la biosphère par la Terre, puis de l’écoumène par la biosphère. Au delà, mais selon le même principe, cette histoire naturelle (i.e. l’évolution) se poursuit et se déploie dans l’histoire humaine. Autrement dit, indéfiniment, la trajection de la réalité va tendre du territoire vers la carte, plutôt que l’inverse. De la matière vers la vie, et de la vie vers l’esprit, plutôt que l’inverse. Or cela n’est autre qu’un principe qu’avait dès longtemps posé Zong Bing (375-443), auteur du premier traité sur le paysage dans l’histoire humaine : « Quant au paysage, tout en ayant substance, il tend (qù 趣) vers l’esprit »30. C’est là une différence essentielle avec le sans-base nishidien, comme avec le métabasisme derridien. Voilà qui est tracer les limites d’une logique du prédicat. Toutefois, notre propre existence entraîne que nous ne saisirons jamais le sujet en luimême : ce sera toujours par le truchement d’un prédicat humain. Voilà qui, en revanche, est tracer les limites de la logique du sujet. Laissons les croyants absolutiser l’une ou l’autre ! Ce qu’il nous reste à faire, un peu comme Candide en son jardin, c’est à ménager cette Terre dont l’histoire naturelle nous a produits, nous autres humains avec nos prédicats, nos cartes et nos rêves – qui décidément ne l’ont pas produite, elle. La Terre, nous la nommons, certes, avec nos signes ; mais c’est elle qui nous prononce31. Palaiseau, 12 novembre 2010.
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Zhi yu shanshui, zhi you er qu ling至於山水、質有而趣霊. Sur ce « principe de Zong Bing », v. mon La Pensée paysagère, Paris, Archibooks, 2008, ou plus systématiquement Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010. 31 Soit, dans la langue de Wittgenstein : Zwar nennen wir die Erde, mit unserem Zeichen ; aber es ist sie, die uns ausspricht ; réalité que, plus classiquement, l’on pourra aussi formuler comme Rimbaud : « Je est un autre ».