Un transfert comme les autres ? La « cartographie » en littérature et sciences humaines Colloque international, 25-27 novembre 2010 Université de Limoges, Faculté des lettres
La transgression des cartes par Augustin Berque berque@ehess.fr
The map is not the territory. Alfred Korzybski
一即多多即一 1 Nishida Kitarô Plan : 1. Transfert, métaphore et cartographie ; 2. Les idées sont-elles cartographiables ? ; 3. Quelle est la substance d’un substantif ? ; 4. Qu’est-ce qu’un milieu humain ? ; 5. La trajection de la réalité ; 6. La poétique de la Terre. 1. Transfert, métaphore et cartographie Transferts et métaphores jouent sur le sens et le lieu des choses. Ils les « portent » (pherein, ferre) « au delà » (meta, trans) de certaines limites, qu’ils transgressent ; mais quelles limites, au juste ? Par exemple, on donnera le sens de « stupide » au mot « âne », qui pourtant n’a rien à y voir dans les limites de son identité première – celle où ce mot désigne un animal paraît-il fort intelligent, ou du moins pas plus bête qu’une autre bête. Si vous vouliez cartographier cette idée, le plus simple serait apparemment de dessiner un âne ; et c’est en principe ce que font les pictogrammes. Là, les limites en deçà desquelles le sens du mot « âne » garde son identité première ne sont autres que le contour du dessin. Or ledit pictogramme, justement, ne représente pas le mot « âne », mais l’être ou la chose « âne ». Ce qui sur le papier représentera le mot « âne », ce seront plutôt des signes phonétiques, par exemple ceux de l’alphabet latin. Toutefois, quant au transfert ou à la métaphore, le problème reste le même ; à savoir que, pictogramme ou alphabet, la représentation d’un âne doit y transgresser les limites de son identité pour ouvrir à autre chose. Elle doit être à la fois A et non-A, âne et non-âne ; par exemple, « stupidité ». Voici donc la question : cela est-il cartographiable ? Question d’où en naissent trois autres : d’abord, peut-on cartographier la stupidité ? Ensuite, les cartes ne seraient-elles pas en ellesmêmes stupides, avec leur prétention d’être le territoire alors que chacun sait qu’elles ne le sont pas ? Enfin, cette prétention stupide ne participerait-elle pas, justement, de ce qui fait la réalité des territoires ? Je vais examiner ces questions, et quelques autres connexes, en m’efforçant de rester autant que possible concret, c’est-à-dire proche à la fois de la carte et du territoire. 2. Les idées sont-elles cartographiables ? Pour des gens alphabétisés comme nous le sommes, il est difficile d’imaginer que l’on puisse cartographier un concept, ou même simplement le voir. C’est le reproche qu’Antisthène adressait moqueusement à Platon : je vois bien des chevaux, je ne vois pas la caballéité. Pourtant, nous acceptons qu’il existe dans notre langue un mot tel qu’idéogramme, ce qui veut bien dire (carto)graphier une idée ; et nous reconnaissons non moins volontiers ce genre de capacité à la Chine. Essayons donc d’aller plus loin qu’Antisthène (c. 444-365 a.C.), et d’admettre que, nous qui voyons bien les ânes, nous pourrions non seulement voir la stupidité, mais même la dessiner sur une carte. 1
Ichi soku ta, ta soku ichi (l’un est/n’est pas le multiple, le multiple est/n’est pas l’un).