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Habiter le kilomètre
Plus un pays ou une région, une ville ou un quartier, 012 tout à coup c’est un kilomètre que les Strasbourgeois ont habité. À la lumière du confinement, ils racontent l’impact des événements sur leur rapport à cet espace si familier et néanmoins réformé. Forces et manques du territoire, nouveaux lieux investis et nouvelles sociabilités : comment ont-ils occupé cette ville réduite à 1000 m2 ? De l’hypercentre au fond de la Robertsau, on parle beaucoup – spoiler alert –, commerces de proximité, circulation automobile et verdure. Énormément de verdure…
Par Chloé Moulin / rédaction ZAP Photos Pascal Bastien
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C’est au sommet d’un immeuble de la place des Orphelins que vivent Hélène K. et son conjoint. Depuis leur salon à la grande hauteur sous plafond, on distingue derrière de larges baies-vitrées une coquette terrasse aménagée. Cachée entre les toits, elle offre une vue imprenable sur la Cathédrale, de profil, et permet d’observer la vie du square sans être vu.
Les pieds dans la ville, la tête dans les nuages, Hélène relate un confinement paisible malgré une situation «angoissante», au sein d’un quartier qu’elle fréquente «depuis toute petite» : «La plupart de nos amis habitent là, on se retrouve toujours dans le coin, et mes parents ne sont pas loin, vers la Bourse.» Ainsi, avant-même de se voir limitée à un kilomètre, Hélène évoluait-elle dans un tel périmètre au cœur de la Krutenau où se déroule toute sa vie sociale, familiale et commerçante.
«On a regardé en ligne jusqu’où on pouvait aller, comme tout le monde je pense, mais on ne s’est pas demandés comment on allait faire nos courses ! » Pourtant, les courses, parlons-en : la rue d’Austerlitz comptant un grand nombre de commerces, Hélène s’est rapidement mise à éviter cette artère où « les files d’attente de chaque boutique se croisaient» à l’infini, saturant l’espace piétonnier. Aujourd’hui encore, elle préfère emprunter la rue Sainte-Madeleine, « plus calme », ou la rue des Couples, « vraiment très bien » à cet égard. « Je retourne aussi souvent sur la place de l’Église Sainte-Madeleine, où on allait se poser pour s’aérer. Elle est agréable depuis qu’elle a été refaite, surtout le petit coin arboré devant l’école.» Durant le confinement, elle empruntait ces axes pour aller courir sur les quais et la Grande Île désertée. Une expérience étrange qu’elle a néanmoins apprécié : «C’était assez spécial sans que ça grouille de camions ou de passants, mais c’était beau de voir ces espaces comme ça. Tout paraît plus grand!» Près de son immeuble, elle a profité de la population restreinte pour socialiser avec ses voisins. «Ce sont des personnes que je saluais rapidement dans le couloir, mais là, on a pris le temps. Je pense que c’est l’idée globale à retenir de ce confinement : on ne prend peut-être pas assez le temps de faire des choses aussi importantes que penser à soi, souffler, parler aux gens autour de soi.»
Un nid sur la ville
Lieu Place des Orphelins / Krutenau
C’est seul, « avec [son chat ! » qu’Alexandre S. a vécu le confinement. Dans son appartement en rez-de-chaussée surélevé, d’où l’on entend les cloches de l’église Saint-Florent sonner «tous les quarts d’heure, 24 heures sur 24», il raconte un kilomètre sans manques au sein d'un quartier «encore authentique» qu’il habite depuis dix ans.
« C’était le quartier le moins cher et le plus agréable.» Un temps employé dans l’immobilier, Alexandre connaît bien le vieux Cronenbourg, qu’il a choisi à l’instar du vieux Neudorf où, selon lui, « on ne peut pas se garer, les rues sont étroites et il y a davantage de monde». Si sa rue est à sens unique, c’est au bénéfice de larges trottoirs arborés qui contribuent à un sentiment d’espace et de calme.
Pendant le confinement, Alexandre a d’ailleurs participé à alimenter la verdure qui l’entoure : « Je me suis approprié la démarche «Strasbourg ça pousse», qui m’a permis d’aménager les tours d’arbres que j’ai devant chez moi.» À l’arrière de l’ancienne maison de brasseurs qu’il occupe, il possède aussi sa parcelle de terrain. «Un énorme plus» pendant ce confinement solitaire, qui lui a permis de socialiser avec ses voisins.
Construit à l’arrière de l’ancienne usine Cronenbourg, pour héberger d'abord les ouvriers dans des immeubles plus hauts et peuplés, ensuite les brasseurs dans des maisons plus basses et peu occupées, et enfin les cadres dans des bâtisses aux grands volumes, le quartier porte encore les marques de cette organisation sociale selon Alexandre, qui concède «un embourgeoisement» ces dernières années. En fait, il a surtout l’impression que les écarts se creusent. «Socialement, ça ne me dérange pas du tout, au contraire j’aime bien cette mixité et le confinement a encouragé les rapprochements.» En tant que conseiller Pôle Emploi, par contre, c’est un mouvement qu’il redoutait : «Bien sûr, le confinement était difficile, mais j’ai la sécurité de l’emploi et je voyais déjà de telles situations… Je m’inquiétais surtout de celles que j’allais trouver après. C’est peut-être ça le plus dur, ce qui nous attend.»
Seul (avec son chat !)
Lieu Vieux Cronenbourg
C’est après s’être faufilés entre les voitures stationnées dans leur petite rue arborée, puis entre deux maisons partagées typiques du quartier Neudorf que l’on retrouve Édouard, Caroline et Maiko M. Dans leur arrière-cour près de l’église Saint-Urbain, à l’ombre d’un immense sapin, ils racontent un confinement «plutôt bien vécu», autant dans le kilomètre que dans la tête. Il y a, d’abord, cette cour d’une vingtaine de mètres carré. «Un vrai luxe» pour Caroline, qui constate que s’ils utilisaient davantage cet espace ces dernières années, la naissance de Maiko aidant, ils l’ont particulièrement investi durant « ce printemps magnifique » : « D’habitude on ne jardine pas autant, on a pu faire pousser plein de choses.» En cas de déménagement, ils le savent désormais, « un carré vert sera un gros plus, c’est sûr ». « Et puis comme la rue n’est pas trop passante, on l’envisageait comme une extension de cet extérieur.» En plus de la cour de la maison, Édouard et Caroline ont beaucoup occupé la rue «super verte» qu’ils habitent. Dès leur arrivée il y a bientôt douze ans, ils y avaient senti un esprit «un peu village » et constaté «une solidarité entre voisins», «mais avec le quotidien, le travail, au final on se voyait une soirée par an lors de la fête des voisins», resitue Édouard. «Le confinement a été un accélérateur. Maintenant, on connaît les prénoms. Ça a encouragé des échanges assez profonds, pas juste de surface, qui sont très liants.»
Un cadre vert et une vie sociale qui ont rapidement attiré les habitants des rues voisines. Et si parmi eux, Maiko a trouvé son meilleur ami Victor – «C’est le miracle des craies à dessiner sur la route!» –, cette concentration a vite posé problème à ses parents pour lui inculquer le respect des gestes barrières, les encourageant à explorer leur kilomètre. C’est à cette occasion qu’ils ont découvert les jardins familiaux du parc du Kurgarten, à la porte «pas bien fermée», «une balade enveloppante» qui leur a fait du bien et qu’ils répliquent encore aujourd’hui. De quoi compenser le retour en nombre des voitures stationnées dans leur petite rue…
De l’importance d’une petite cour
Lieu Neudorf
«Terrifiant, magnifique, extraordinaire », c’est en ces termes qu’Huguette S. évoque le confinement. Depuis le jardin associatif de la cité des Chasseurs, qu’elle préside au même titre que l’association de ce quartier singulier, elle relate une expérience privilégiée malgré l’éloignement de sa famille, dans ce faubourg de chalets colorés entre l’Ill et les prés. Sortie de terre au début des années 1930, la cité des Chasseurs a été pensée comme la cité-jardin de la Robertsau. L’ensemble devait compter 225 maisons, isolées ou jumelées, de trois à quatre pièces, bâties sur de grandes caves et bien sûr entourées de jardins. Las, la guerre interviendra alors que seules 19 maisons ont été construites. Passé 1945, s’adjoignent à ce lot de maisons de briques 90 chalets en bois, importés d’Allemagne pour reloger les familles. S’y installent rapidement les plus nombreuses, avec huit, dix et jusqu’à douze enfants !
Arrivée à la cité en 1959, à l’âge d’un an seulement, Huguette se remémore «une enfance en or» dans ce quartier « calme et familial », « populaire », aux nombreux commerces aujourd’hui disparus. La faute au développement de l’automobile, selon elle, qui «a tout changé». Elle a d’ailleurs goûté la très faible circulation pendant le confinement. Ce qui n’a pas empêché les promeneurs de venir en nombre… «On n’a jamais eu autant de monde dans le quartier, qui sortait d’on ne sait pas où! Heureusement, ils venaient à pied.»
Grandes maisons, petits jardins et proximité entre voisins : taillée pour le confinement, la cité-jardin ? Plutôt oui si l’on en croit Huguette, qui a vu toutes les qualités qu’elle trouvait à son kilomètre – le quartier n’étant pas beaucoup plus grand – confirmées par cet épisode. Espace, services et solidarité, elle pense n’avoir manqué de rien. Non, ce qui la chiffonne, c’est plutôt l’après : «Je trouve ça plus compliqué. Ça m’allait très bien de ne plus être bombardée de plein de choses, de pouvoir enfin vivre mon essentiel. Maintenant, comment refaire groupe avec cette distance qu’on nous impose?» Aujourd’hui, lorsqu’un habitant rentre à pied dans la cité, les résidents en voitures ne s’arrêtent plus pour l’y emmener.
La résilience de la cité-jardin
Lieu Cité des Chasseurs / Robertsau
C’est chez ses parents que Martin L. a vécu le confinement. Étudiant en journalisme à Metz, il a choisi de rentrer au bercail «quelques jours avant les décisions finales» : «Je préférais. Je me suis dit qu’il fallait que je sois avec eux et mon frère.» Dans le quatre-pièces familial, sur l’avenue de la Forêt-Noire, il relate une cohabitation sans heurts avec ses parents «occupés» et son frère très connecté.
Installé sur ce grand axe, dans la continuité de l’avenue des Vosges, depuis dix ans, Martin a été très marqué par l’absence de voitures. «Voir cette avenue, qui est plutôt grande pour une ville comme Strasbourg, vidée de ses voitures, et même le quartier, ça m’a fait réaliser à quel point l’espace est immense, spécifiquement celui qu'on accorde aux voitures ! Notre utilisation de l’espace public est très limité par l’espace qu’on donne aux automobiles, et ça c’est terrible.»
Le quartier, pourtant, il ne l’a pas tellement fréquenté. De son propre aveu, Martin n’a jamais cherché à connaître les limites de son kilomètre. Pas pour les ignorer, mais au contraire « par autocensure » : « On nous a dit de ne pas sortir donc je me suis limité. J’ai fait des boucles à trois, quatre rues de chez moi quelques fois, pour respirer. Ça me faisait du bien même s’il y avait ce rapport anxiogène à l’autre. Ça se ressentait dans l’espace, on changeait de trottoir, de rue.» Aujourd’hui encore, Martin constate qu’il garde ces considérations : « Je ne sais pas si mon utilisation de l’espace a changé, mais ma perception oui. Typiquement quand j’attends à un passage piéton et que d’autres personnes s’arrêtent aussi avec moi, qu’on forme un petit groupe… c’est pas cool ! J’ai moins envie d’être stationnaire.»
Si Martin n’a pas ou peu habité son kilomètre, c’est aussi parce qu’il a vécu son confinement dans une maison virtuelle remplie d’amis. Grâce au logiciel Discord, il pouvait rejoindre une vingtaine de ses proches dans un espace dédié pour regarder des films, écouter de la musique, échanger des memes et même jouer au loup-garou. À distance mais ensemble. Une expérience qui les a rapproché : «On a vécu notre confinement ensemble, on était chez nous ensemble.»
La maison virtuelle
Lieu Avenue de la Forêt-Noire
Mais bon…
«Un confinement privilégié», c’est l’expression inlassablement utilisée par nos cinq sujets. Même lorsque la gorge se noue à l’évocation de la naissance manquée d’un enfant, d’une attaque de panique caractérisée au contact de la ville repeuplée, ou encore d’une situation professionnelle dangereusement impactée par les événements, suit infailliblement ce même «mais bon» : «Mais bon, ça va, on est quand même privilégiés.»
Surtout, ne pas donner l’impression de se plaindre. D’être ingrat, égocentrique ou, pire encore, insensible. Parce que «c’était dur, c’est sûr», mais bon». Mais bon on avait un logement, un emploi, une situation. Et même une petite cour. Alors, au prétexte que d’autres n’en avaient pas, minimiser voire renier ses difficultés pourtant réelles. Le temps adoucit les mœurs et lisse les souvenirs, que les tragédies des autres, fantasmées ou observées, finissent de normaliser.
Mais alors, pourquoi ne pas avoir demandé aux autres, justement ? Ceux-là même qu’on a tant essentialisé à coup de «mais bon, on ne vit pas dans un 20 mètres carrés», «mais bon, on ne vit pas dans une cité bétonnée». Car après tout, si la ville d’aujourd’hui leur a fait défaut face au coronavirus, peut-être les futurs architectes pourront-ils corriger ces manques dans la ville de demain, grâce à leurs témoignages ? Eh bien, on a demandé. À la cité des Écrivains, dans les mailles de Hautepierre, à l’Elsau. Par téléphone, on nous a ainsi confié la détresse d’un père privé de sa fille, sa mère habitant un autre kilomètre ; l’impression d’une «ville dans la ville», encerclée par les grandes routes et les grandes surfaces vides, isolée de tout ; l’appréciation d’une solidarité entre habitants d’un même ensemble, des espaces verts aux pieds des immeubles, des balcons fréquents…
Et puis, au moment de prendre rendezvous, de se rencontrer en vrai, plus rien. On décline, on raccroche, on accepte mais on ne vient pas. Difficile de parler au nom d’un quartier, populaire qui plus est. On redoute les traitements sensationnalistes. On craint de contribuer à stigmatiser un périmètre. D’y être stigmatisé, aussi. Et si ça n’avait été aussi difficile que pour moi, parce que je ne suis pas assez ceci ou cela. Et si c’était ma faute, et si on me moquait. Et tandis que de nos cinq sujets se justifient à outrance de ce qu’ils qualifient de privilège, de chance, de conditions qui relèveraient à les entendre davantage du hasard que du mérite, les autres se responsabilisent à l’excès des difficultés qu’ils ont rencontrées. Peut-être s’agit-il, après deux mois de restrictions et, quand le confinement s’est mal passé, d’un sentiment d’abandon, de garder le contrôle. Si ce n’est du vécu, au moins du récit. (C.M.)
Si vous souhaitez témoigner d’un rapport conflictuel ou douloureux à votre logement ou à la ville pendant la période du confinement (et/ou après), contacter la rédaction et nous relayerons votre un expérience dans un prochain numéro : zap@strasbourg.archi.fr