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La beauté guérit

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Re-panser la ville

Re-panser la ville

Par Georges Heintz, architecte et Professeur en Théories et pratiques de la conception architecturale et urbaine à l'ENSAS Illustration : Lion Rust

Depuis la caverne, la cabane et La maison d’Adam au paradis de Rykwert, depuis le monument funéraire de Loos Adolf et «la maison du fada» du maçon qui parle latin, depuis Vitruve puis Alberti et tant d’autres, nous savons que l’architecture est l’œuvre de philosophes qui étudient plusieurs arts, auxquels ils ont su ajouter «l’œil lucide» de la pratique des gravités, des caillasses et de la sueur dans l’action de bâtir. Une discipline de l’esprit qui a l’arrogance de poser a priori l’idée de l’édifice comme conclusion à atteindre ; et, presque simultanément, toutes les stratégies adaptatives pour y parvenir. Au point d’imaginer parfois, comme me l’a soufflé [l’architecte] Victoire Chancel : «Et si l’édifice n’était que la représentation du projet?» Lorsque Léonard de Vinci et non Vinci proclame que l’architecture est cosa mentale, nous avons conscience que la spécificité de notre discipline tient au kairos des savoir-penser et des savoir-faire qui installent l’architecture comme art de synthèse. Où, précisément, le savant est présent à l’artiste, la fabrica à la ratiocinatio, et Aldo aussi… Par Le Tafuri [architecte, théoricien, historien, 1935-1994, ndlr], nous avons appris que l’histoire de notre architecture n’était pas linéaire, bien au contraire. Comme dans notre (hyper-)modernité, l’architecture est le résultat de compromis, de luttes incessantes entre les contraintes sociétales, idéologiques, critiques, théoriques, économiques, esthétiques, techniques, réglementaires qui s’imposent aux conditions de pratique.

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Mies [Van der Rohe] sut nous montrer que «Dieu est dans le détail», Nietzsche que «Dieu est mort» et [Rem] Koolhaas, prince Bigness, que jamais plus nous ne maîtriserons la forme du monde, ni l’espace urbain, ni même le junkspace. Un peu l’hinterland, si nous ne capitulons pas trop tôt, et peut-être certains édifices, en donnant à nos architectures la capacité de survivre à l’obsolescence de leurs programmes, le Second Life le démontre aujourd’hui avec éclat ! Peutêtre alors serons-nous en accord avec Auguste Perret affirmant : «L’architecture, c’est ce qui fait de belles ruines.» Et des ressourceries !

De l’architecture, nous n’avons de cesse d’imaginer ses théories et ses pédagogies, celles d’une discipline qui, comme une chorégraphie spéculative, marque le franchissement de l’abstrait au concret, entre théorie et pratique, entre scénario et réalisation. De forme en déformation, de composition en non-composition, notre fébrilité grandit. Car le monde change et l’architecture aussi, c’est dans sa nature.

L’architecture est un débat ouvert et, en amont, ses écoles doivent devenir le lieu central de ces échanges, les éponges des nouvelles agoras et think tanks des connaissances actuelles sur notre environnement bâti et non bâti, où élaborer un futur « forcément » anxieux, car il nous faut

réinventer un nouvel humanisme. Sommesnous des « renaissants » ? Enseigner l’architecture à l’heure de la globalisation, du numérique, du péril environnemental et sanitaire : noble tâche et séduisante incertitude. L’enseigner implique d’abord d’enseigner la curiosité pour le monde et ses locataires. D’être dans la doctrine sans être doctrinaire. D’apprendre la navigation à vue et les traversées spéculatives. Enseigner l’architecture, c’est comme enseigner la planche à voile, dit Pascal Urbain [architecte et professeur à l’école supérieure d’architecture de Marseille, ndlr], « un jour le vent tourne et ça marche… ». Ma longue expérience de marin à l’international, comme professionnel et comme professeur invité sur plusieurs continents, m’amène à constater dans les écoles l’incroyable lissage opéré sur les étudiants et leurs démarches, le formatage des projets et des rendus… Cette situation est largement due au fait que c’est le projet, en mode de simulation professionnelle et servile envers les codes et les marchés, qui est mis en avant. La spécificité de l’enseignement de l’architecture et de l’urbanisme se construit autour de la culture du projet ; cela doit être au bénéfice de l’épanouissement de l’étudiant comme individu autonome, critique et cultivé par les fondamentaux des savoirs de la discipline architecturale et des matières artistiques, qui doivent trouver une place renforcée pour refonder les sensibilités cognitives du subtil.

J’y ajouterais l’interdisciplinarité avec les sciences de la ville et de l’environnement, les économies et techniques de la transition écologique, cela dans la maîtrise de l’énergie grise, de toutes les échelles, de l’infrastructure et du paysage jusqu’à la poignée de porte. […]

Pour garder courage, Renzo Piano nous avoue qu’il connaît le mot « impossible » dans toutes les langues... Mais j’emprunterai ces mots d’Alvin Boyarsky adressés aux étudiants de l’AA School : «Ne vous souciez pas de l’architecture. Vous êtes là pour vous ouvrir l’esprit!» J’avoue que l’une des plus belles libertés que m’offre notre discipline est la capacité à dire non : à la facilité, au lissage intellectuel des mutins de Panurge, à la servitude des formes et des arrogantes chapelles mondaines. Oui à la culture architecturale, aux figures libres, à la fantaisie, à la bellezza, à la grandezza. La beauté guérit.

Ce texte est à lire en intégralité dans la revue Archiscopie #22, été 2020 www.archiscopie.fr

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