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Re-panser la ville

Hasard du calendrier, Anne-Sophie Kehr a mené, pendant le confinement, un atelier autour de l’A35 et de son devenir avec des étudiants de Master. Nourris par les questions avivées par la période, ils ont imaginé Strasbourg en 2050. Et ont re-pansé la ville en transformant ses cicatrices viaires en nouvelles potentialités urbaines.

Par Anne-Sophie Kehr, architecte et Maîtresse de conférences en Théories et pratiques de la conception architecturale et urbaine à l’ENSAS

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La reconsidération des cicatrices autoroutières est une problématique centrale dans de nombreuses villes européennes. L’on voit s’y affirmer de nouvelles zones de transformations urbaines. Notre atelier a ainsi proposé de développer des expérimentations aux franges d’une A35 délaissée, ruinée ou reclassée en boulevard urbain, et de l’imaginer en 2050. L’étude menée tout récemment par l’Atelier des territoires pour l’Eurométropole nous a servi de point de départ.

Quels qu’ils soient, les réseaux de voies aboutissent toujours à un morcellement des terrains et laissent d’importants vides résiduels en frange de villes. Ces archipels urbains autonomes peuvent devenir des tremplins entre centre et périphérie, et les lieux de l’invention d’un nouveau mode d’habiter hybride : entre ville tentaculaire et campagnes hallucinées, urbanisation douce et territoire en frange, suture urbaine / suture paysagère, où l’on densifie sans densité.

Questionner l’infrastructure autoroutière, c’est aussi remettre l’architecture à sa place dominante, c’est-à-dire au-dessus des réseaux qui sont toujours premiers dans la construction de la ville. C’est peut-être aussi l’ultime acte prémonitoire de la mort des villes. L’architecte Rem Koolhaas proposait la construction en entrées de villes de relais gigantesques, centre commercial et engloutisseur de tous les flux, depuis lesquels les citadins arpenteraient la ville différemment. Ici, nous tenterons d’inventer d’autres alternatives, des réponses visionnaires, en laissant place au vide, à l’agraire, aux circuits courts, à de nouvelles manières d’habiter proche et hors de la ville dense. Verticalité ? Horizontalité ? Transversalité ? Hybridité ? Paysage repensé, territoire pansement ? Le programme sera le résultat d’analyses prospectives, visionnaires, et surtout humaines, d’une nouvelle manière d’incrémenter la ville sur la ville.

Le confinement a permis aux étudiants de se confronter malgré eux à des questions nouvelles et urgentes. Parce qu’il a été un phénomène spatial autant que social, portant haut et fort nos inégalités de conditions d’habiter, le confinement a été une révélation de la notion de temporalité spatiale. Notion du temps que nous avions perdu dans nos fuites consuméristes et mondialistes. Cette situation sans précédent a poussé les étudiants à redécouvrir la valeur des territoires immédiats à toutes les échelles géographiques : intimes, urbaines et paysagères.

Assistant pour l’atelier : Lukas Unbekandt

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3 Plan du rez-de-chaussée 1. A35 devenue boulevard urbain : circulation voitures, vélo, tram et piétons 2. Skywalk : bâtiment de logements 3. Rue Wodli

PLAN DU RDC - NIVEAU DE L’ACTUELLE AUTOROUTE - 1:200

Skywalk

Lucas André et Enzo Poncet

«Notre projet s’inscrit dans une volonté de re-habiter l’autoroute A35 à toutes les échelles. Premièrement, comment franchir cette autoroute qui est, aujourd’hui, une véritable barrière urbaine? Ensuite, nous nous sommes demandé quels modes de vies nous voulions promouvoir, après une période de confinement qui aura su nous donner à réfléchir sur notre façon d’habiter. Quellessont les leçons à en tirer, comment privilégier le «vivre ensemble» et être peut-être plus local?» Un « socle actif » avec commerces, halle de marché et espaces culturels relie le niveau de l’ancienne autoroute, qui était en surplomb, et le sol, permettant aussi d’accéder à la rivière. Dans l’édifice principal, qui rassemble habitat et services, « chaque logement est comme une maison, possédant son petit jardin d’hiver et desservi par une large rue verticale qui lie tous les niveaux, et proposant également de nombreux espaces communs, places et terrasses. Le jardin et le bâtiment fusionnent et la rue est une promenade à ciel ouvert. »

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9 1. Villa d’artistes 2. Pépinière 3. Ferme 4. Caserne de pompiers 5. Échangeur de l’Elsau 6. Maison forestière 7. Tracé de l’A35 8. L’Ill 9. Logements collectifs

Le chemin de ronde

Olivier Perret, Nicolas Hoertel et Sébastien Gaire

«Le chemin de ronde est une voie aménagée en saillie d’une muraille, d’une courtine ou de tours de fortification. Ici la muraille est dénuée de toute fonction défensive si ce n’est celle d’imposer une limite claire, poreuse et verticale à la ville de Strasbourg. C’est une promenade qui surplombe les ruines de l’A35 désormais laissée en proie à une forêt dense et sauvage. C’est un système continu, une interface possible entre la ville et cette nouvelle ruine du XXIe siècle. De cette colonne vertébrale émergent des points hauts, des tours dont la fonction signale annonce une escapade vers des enclaves forestières, programmes de petites tailles reliés à la vie du chemin de ronde. Au niveau du pont, masse de béton non fertile, la végétation ne peut prendre place. Le chemin de ronde se développe alors en hauteur et devient le point d’accroche pour les logements. Promenade urbaine surélevée en partie basse et terrasses habitées en partie haute. Ce chemin de ronde est une fuite possible, une épaisseur changeante et non figée, un récit filant et anachronique mais aujourd’hui nécessaire pour fixer une limite à la ville. »

Ci-dessus : Le chemin de ronde est ponctué de belvédères. Ici, en coupe, celui qui surmonte la villa d’artistes.

Ci-dessous : en coupe également, les deux bâtiments de logements de part et d’autre de la promenade urbaine.

Promenade dans le temps

Texte de Colas Mornet

Assis sur le rebord du ponton “belvédère” voilà qu’une bien drôle et enivrante nostalgie m’envahit. Un souvenir piquant tel une blessure qui ne se serait jamais refermée. Le souvenir d’un choc si fort, si violent, qu’il mit le monde K.O.

Il y a trente ans de ça, une pandémie mondiale nous faisait découvrir les joies de l’inattendu et les faiblesses d’un vieux monde malade se refusant à mourir. Il y a trente ans de ça, un organisme microscopique nous ouvrait les portes d’une nouvelle ère. Mais cela ne se fit pas sans peine, presque 15 ans nous fallut pour rebâtir des fondations plus pérennes. Le monde s’était arrêté et de ce moment de trouble était née une nouvelle Humanité

Les pieds balançant d’avant en arrière, mes pensées glissèrent 20 mètres plus bas. Il passait là autrefois des milliers d’autos, d’autocars, de camions remplis de bien futiles cargaisons. À une vitesse frénétique, à l’image des Hommes courant à leur fin, s’enchaînait les symboles du vieux monde carboné dont le souvenir bruyant et nauséabond s’efface peu à peu dans l’essence vertueuse d’une humilité retrouvée. Ce paysage qui naguère était couvert de bitume laisse aujourd’hui place à Dame Nature. Abandonnée par les Hommes pendant plus de 10 ans, l’infrastructure a peu à peu laissé place aux herbes puis aux arbres. Se glissant dans les fissures du temps elles avaient petit à petit éventré le béton pour y faire germer leur progéniture. Aujourd’hui on ne perçoit plus qu’en rare portion ce vestige arrogant qui saignait jadis ce paysage arboré. Aujourd’hui cette coulée de verdure est le lien qui nous lie, nous connecte. Elle définit nos cadres et nos horizons, elle clarifie nos limites et leur perception. Parfois, nous passons au travers, souvent nous nous privons d’y grimper. Nous avons compris qu’il était par moment préférable de ne plus intervenir et de regarder la nature faire son œuvre. Comme un souvenir en mouvement, elle nous rappelle qu’en un temps nous avions failli tout détruire et si autrefois ce non-lieu donnait à regarder la Ville, c’est aujourd’hui la ville qui se tourne vers lui.

Le soleil couchant me fit retrouver l’instant présent. Ce moment de spectacle où la lumière saillante caresse ce paysage sinueux, magnifiant une canopée d’où émerge un archipel de lieux. Accrochés aux vestiges pour grimper sur la ruine, ils embrassent les cieux sous mes yeux éblouis.

Il passait là autrefois des milliers d’autos, d’autocars, de camions remplis de bien futiles cargaisons.

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