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La possibilité d’une ville ?
LA 048 POSSIBILITÉ D’UNE VILLE ?
Par François Frédéric Muller, architecte et Maître de conférences en Théories et pratiques de la conception architecturale et urbaine à l’ENSAS
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La crise sanitaire que nous vivons semble entériner le vieil antagonisme entre ville et campagne. Enfermé dans leur kilomètre pendant le confinement, les citadins ont été nombreux à rêver d’une herbe plus verte, et les gilets jaunes d’hier, prisonniers dans les confins provinciaux, sont passés de fâchés à bienheureux. Si Alphonse Allais ironisait sur la ville et la campagne, c’est bien un architecte qui, au XXe siècle, a posé les bases théoriques et pratiques d’une ville complètement nouvelle, une ville totalement intégrée à la campagne, où habitat participatif et circuits courts sont des outils concrets au service de l’homme. Broadacre city, un sujet de cours pour les étudiants et un vague souvenir pour les architectes, mérite pourtant qu’on y rejette un œil tant les solutions et les méthodes imaginées par Frank Lloyd Wright sont d’une étonnante actualité. Les utopies sont comme les fantasmes, on peut être déçu par la réalisation, mais dans le cas de Broadacre City, beaucoup d’idées avancées par celui qui se disait «le plus grand architecte depuis Michel Ange » semblent à notre portée, et si certaines sonnent comme le plus simple bon sens (manger ce qui est produit à proximité) d’autres sont d’une audace tout à fait excitante (mettre l’homme au centre du projet). Les apôtres de la sur-densification des villes, animés des meilleures intentions écologistes, ont fait à juste titre de l’étalement pavillonnaire l’ennemi à combattre. Mais Broadacre city offre une alternative à ceux que les derniers projets denses laissent sceptiques 1 , à ceux qui ne voient pas dans la tour, même végétalisée, l’alpha et l’oméga du bonheur de vivre en ville 2. Avec Frank Lloyd Wright, il reste quelques vieux pots dans lesquels concocter les soupes architecturales de demain.
À écouter : l’émission de France Culture Avoir raison avec…, cinq épisodes consacrés à FLW, diffusés cet été et disponibles en podcast À lire : Catherine Maumi, Frank Lloyd Wright. Broadacre City, la nouvelle frontière, Éditions de la Villette, 2015
La ville à la campagne (extrait) un texte de Frank Lloyd Wright
À l’époque où ont été prévues « les choses telles qu’elles sont », les conséquences des dispositifs électromécaniques qui ont fait ce que nous sommes aujourd’hui étaient inimaginables. Curieusement, il n’y a pas eu d’anticipation systématique des immenses changements qu’ils ont apportés et de certains autres qu’ils entraînent. Partout en effet se produisent des changements qui vont modifier le cours de nos vies, mais aucune réflexion ne les a encore interprétés par rapport à notre environnement actuel. Notre architecture devrait apporter cette interprétation mais elle ne l’a pas fait. Pas encore. Broadacre City apporte cette interprétation, et son intérêt premier est l’homme. Les autres « intérêts » ne sont pas oubliés mais ils viennent après, une fois l’intérêt humain servi et sauvegardé 3 .
Dans tout ce que nous faisons, il y a une meilleure façon de faire que celle que nous adoptons actuellement, et Broadacre City est une recherche concrète de cette meilleure façon. Tant que les opportunités sont solidement verrouillées par le capitalisme que nous avons mis en place, rien de ce qui pourrait ressembler à Broadacre City ne se produira naturellement. Mais si l’homme retrouve les trois droits de base que j’ai mentionnés 4 – ce qui pourrait se faire facilement – tout le monde serait authentiquement plus heureux – surtout les capitalistes – et la ville transhumerait progressivement vers la campagne : les intérêts de la ville et ceux de la campagne se rejoindraient. Broadacre City prend le sol dans son état originel et, travaillant en harmonie avec sa nature, élabore un mode de vie est un type de construction conforme au changement de situation qui s’opère actuellement et qui laisse augurer d’autres changements. Broadacre City y parvient non en imaginant un schéma défini qui serait imposé un jour à la vie mais, au contraire, en travaillant avec les principes de liberté, qui s’appliqueront toujours et toujours de façon différente, et permettront le plein épanouissement de l’individualité. Broadacre City décentralise tout sauf le gouvernement, rejette tout excès et recherche la qualité d’abord et la quantité après. Une fois à la campagne, la ville privilégie d’abord et avant tout la qualité et l’échelle humaine éliminant d’office toutes les forces antagonistes et toute volonté de grandeur afin que la ferme, l’usine, la culture, le sport et les « professions » puissent se développer et coexister heureusement en voisins. Et ce d’autant mieux que tout un chacun dispose de la liberté d’association prévue par le plan général de la ville dans son ensemble.
Texte paru dans le magazine Taliesin vol. 1, n° 1, octobre 1940
1— On se fera une idée assez précise de ce que veut dire densité en examinant les projets imaginés pour le village olympique des Jeux de Paris en 2024. www.ouvragesolympiques.fr 2— A propos de bonheur urbain, on regardera avec un égal intérêt le projet de KCAP pour le Jurong Lake District de Singapour. Le recours au greenwashing est tellement manifeste qu’il en devient presque sublime. www.kcap.eu/en/ projects/v/jurong_lake_district 3— C’est François Frédéric Muller qui souligne… 4— Frank Lloyd Wright parle du droit à un morceau de terre auquel s’identifier, un air pur et de l’eau pour étancher sa soif, trois éléments qui semblaient encore éternellement acquis en 1940 mais dont on voit aujourd’hui qu’ils manquent à une grande partie de l’humanité.
Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation
Je me souviens d’avoir vu dans ma jeunesse, aux environs de Neuchâtel, un spectacle assez agréable, et peut-être unique sur la terre, une montagne entière couverte d’habitations dont chacune fait le centre des terres qui en dépendent ; en sorte que ces maisons, à distance aussi égales que les fortunes des propriétaires, offrent à la fois aux nombreux habitants de cette montagne le recueillement de la retraite et les douceurs de la société.