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Adria Fruitos, illustrer et raconter

La Cité—Illustration La nuit, chez lui ou dans son atelier à côté de la gare, Adrià Fruitos croque le monde pour la presse internationale. Avec des images percutantes et le sens du combat. Par Fabrice Voné / Portrait Pascal Bastien

Un œil sur la planète

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À quoi tiennent les nuits blanches ? À des enfants en bas âge, une cafetière efficiente et une connexion permanente avec le monde que dessine Adrià Fruitos. L’illustrateur de presse, âgé de 36 ans et établi à Strasbourg depuis une dizaine d’années, maîtrise les décalages (notamment horaires) et un certain sens de l’urgence lorsqu’un magazine new-yorkais lui passe commande de sa Une en dernière minute. « Cela me permet de moins me prendre la tête car je suis obligé de trouver un truc », indique-t-il.

Le truc ? Adrià en a fait progressivement son métier, après avoir suivi un premier cursus à La Massana, école d’art de Barcelone qui l’envoie à Strasbourg dans le cadre d’un échange Erasmus. Un premier séjour de six mois à l’école des Arts décoratifs (aujourd’hui HEAR) en compagnie des élèves de cinquième année en train de passer leurs diplômes. « En fait, ils bossaient à la maison et moi, je me retrouvais seul à me balader dans l’école, un peu perdu. » Ses déambulations l’amènent aux ateliers de lithographie et au contact de divers profs présents dans les locaux. Il parfait son français, se fait des copains avant de partir quelques mois à Bruxelles puis de retrouver la capitale catalane. Comme tous ses camarades de promotion, il se lance dans l’illustration jeunesse. Malgré les contrats, la lassitude le gagne. « Il y a beaucoup de concurrence et de contraintes, c’est un milieu très compétitif. Assez rapidement, tu te rends compte que les éditeurs sont assez directifs et exigeants. J’étais limité en termes de liberté et de création. » Il reprend un billet pour Strasbourg, bifurque vers la réalisation d’affiches de concerts et de théâtre avant de mettre un orteil dans la presse. En 2010, Le Monde lui commande sa première illustration pour son supplément littéraire. D’autres clients nouent contact avec le dessinateur sans frontières qui, de son côté, démarche les réseaux anglais et américains. « Si j’étais resté à Barcelone, je n’aurais jamais eu l’idée de bosser pour l’étranger », reconnaît-il.

Le New York Times, le Washington Post, The Boston Globe, Libération, Jeune Afrique ou encore Die Zeit le sollicitent. En juin 2017, sa couverture pour l’hebdomadaire allemand montrant un Donald Trump rougeaud qui ingurgite la Terre dans un cornet glacé, pour illustrer le retrait des États-Unis de l’accord de Paris sur le climat, ne passe pas inaperçue. L’ancien président américain l’inspire. « J’en ai fait un paquet. C’est toujours plus facile de trouver des idées autour des fous », sourit-il. À titre de comparaison, Joe Biden n’a été croqué qu’à une seule reprise par Adrià, représenté outre-Atlantique par Marlena Agency qui gère aussi les intérêts de l’illustrateur alsacien Serge Bloch.

« Visible dans l’invisible »

« Adrià fait partie de la relève des illustrateurs de presse et en est l’un des plus talentueux. Ses illustrations sont belles et chargées de symbolisme, d’une lecture rapide et d’une efficacité redoutable. Des symboles forts, beaucoup d’humour et une palette de couleurs très contrastée sont la signature de cet artiste à l’esthétique graphique immédiatement identifiable », souligne Anka Wessang, directrice du Club de la presse Strasbourg Europe qui l’a récompensé en 2020. Plus récemment,

ses dessins ont été exposés à la médiathèque Olympe de Gouges dans le cadre des Rencontres de l’illustration.

« Il a un talent d’affichiste », loue Blaise Jacob, directeur artistique de La Croix Hebdo dont chaque couverture est illustrée. « Il a une manière de gérer des signes graphiques et des sujets qui sont très forts. Cela correspond bien à ce que l’on recherche. Pour un hebdo, ce n’est pas simple de trouver ce qui peut accrocher le regard avec les règles impitoyables des kiosquiers qui nous laissent peu de visibilité. Donc il faut qu’on soit visible dans l’invisible », poursuit le DA, loin d’être insensible à l’engagement du Catalan. « C’est bien de donner des images de cet acabit aux lecteurs d’un hebdomadaire, relève-t-il. Il procède à des associations parfois un peu surréalistes en créant des doubles sens. Il a des astuces qu’on aime beaucoup et un fond d’élégance et de puissance graphique qui sont impressionnants ».

Si l’étiquette de « dessinateur engagé » lui colle à la peau, Adrià Fruitos ne la renie pas. « Quand tu vois mon book, on devine de quoi j’aime bien parler, précise-t-il. Je ne suis pas militant ou engagé dans des partis politiques mais j’ai quand même des idéaux clairs dans ma tête. » Il reste vigilant quant aux publications avec lesquelles il travaille. Refuse certains sujets à l’image de cette commande d’un quotidien français pour un dossier vantant l’évasion fiscale aux grosses fortunes. « Dans la presse, tu es obligé de te positionner vis-à-vis des sujets. Ce ne sont pas que des images mignonnes et sympas ». Certaines d’entre elles lui ont valu quelques commentaires haineux sur son compte Instagram, par des partisans de Trump par exemple. « Au début, je ne savais pas trop quoi faire. C’est tellement aberrant que je laisse ces réactions, et pas uniquement celles des gens qui me font des pouces ».

Adrià Fruitos s’accommode également des modes et des codes en vigueur dans le milieu. « Un jour, un mec a décidé que le Covid était rouge avec des piques. Depuis, tout le monde le dessine comme ça. Il m’est arrivé de le dessiner en vert et on m’a répondu « non, il est rouge ». Donc je l’ai fait rouge. » Il avoue ne pas avoir la télé, s’informe en écoutant la radio et en lisant des journaux. Sa propension à illustrer des sujets aussi variés que la privatisation du service public d’électricité portoricain, le lobbying exercé par Huawei en France autour de la 5G ou encore Cyril Ramaphosa, le président sud-africain en proie à une guerre des clans au sein de l’ANC, est juste bluffante. « Il y a toujours des échanges avec les directeurs artistiques, explique-t-il. Du coup, il y a toujours un moment où ça se débloque. Dans l’idéal, je reçois l’article du journaliste et c’est cool. Des fois, je reçois juste un titre, et là, c’est merci Google. »

S’ajoutent des collaborations avec des maisons d’édition et les échanges avec les illustratrices qui partagent son atelier à proximité de la gare, comme Amélie Dufour, Claire Frossard ou Nadia Diz Grana, qui dessine également pour la presse. À se demander quand Adrià trouve le temps de fermer les yeux.

adruiafruitos.com Insta : adria_fruitos

Dessins publiés dans L’Obs en novembre

2020 (en haut)

« L’urgence sanitaire justifiet-elle le deuxième confinement et ses conséquences économiques et sécuritaires ? J’aime bien cette première image que je trouve intelligente. On se rend compte que ce n’est pas possible de masquer l’un des symboles de la République Française. C’est une critique subtile sur la mauvaise gestion de la pandémie par le pouvoir. La statue de la place de la République revisitée en CRS découle d’une association d’idées. Je n’ai presque rien modifié à la statue qui tient un rameau d’olivier, dans sa main droite. Je l’ai juste remplacé par une matraque et imaginé un casque. Qu’un journal comme L’Obs accepte ces deux images, c’est chouette ! »

Travail personnel, illustration acquise par le Musée Tomi

Ungerer (en bas)

« L’image où Trump mange la glace a vraiment été beaucoup diffusée au point que je ne peux plus la voir. J’ai réalisé cette image avec un jeu autour de la casquette qu’il portait souvent avec le slogan Make America Great Again transformée en capirote du Ku Klux Klan. J’ai fait imprimer ce dessin qui a été acheté par le musée Tomi Ungerer avec quatre autres images. »

« Je ne suis pas militant mais j’ai quand même des idéaux clairs dans ma tête »

Dessin refusé sur le sommet Choose France, qui a rassemblé fin juin de potentiels investisseurs

« J’ai réalisé cette illustration entre samedi soir et dimanche matin [26 et 27 juin, NDLR] pour un papier de dernière minute à paraître le lundi. L’idée avait été validée par la directrice artistique et le rédacteur lui-même. Au dernier moment, l’image déjà finalisée est finalement refusée par le rédacteur en chef, disant que ce n’était pas possible de publier une image pareille… »

Couvertures des livres de George Orwell, publiés en mars 2021. Editorial Booket (Espagne)

« Je fais beaucoup de couvertures pour des maisons d’édition espagnoles et françaises où je travaille déjà moins dans l’urgence. Ici, il s’agit de deux livres de George Orwell : 1984 et La Ferme des animaux. Pas simple, car cela a déjà été tellement fait et refait. Du coup, il faut trouver un truc. Je suis tombé sur l’idée de la grange avec une narine de cochon pour le premier. Pour 1984, il y avait plus d’aller-retour avec la directrice artistique. Il faut juste savoir se démarquer. »

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