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Interview

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Nouvelle tête

Nouvelle tête

Deuxième étoile à gauche

Non essentiel. Le contraire d’indispensable, de nécessaire, de capital, de fondamental, de primordial. De vital. Un virus incontrôlable, et en quelques jours, ce fut plié : la Culture avec un grand C était reléguée au fond du tiroir, catégorie « superflu ». Entre blessure et asphyxie, comment faire de cette étiquette clouée au burin sur le front une force viscérale pour continuer à créer ? Il fallait bien un artiste à part pour répondre à cette question si délicate… Nous avons choisi Cascadeur pour nous montrer le sens des choses.

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Des lieux culturels fermés pendant des mois, plus de concerts, de spectacles, d’expos, de ciné… Comment as-tu vécu cette dernière année ?

Disons que ce sont des moments révélateurs d’une certaine forme de priorité. Tout à coup, tu es rangé dans la catégorie du « non essentiel »… Et tu ne peux pas t’empêcher de trouver « étonnant » qu’on laisse ouvert des lieux vachement plus dangereux que des salles de concerts, pour pouvoir maintenir une forme d’économie et de marche du quotidien. Mais au final, c’est la réalité du statut de l’artiste. Je faisais le lien avec le corps enseignant et le monde hospitalier, qui subissent un traitement similaire. Tu es décrié, dénigré, et puis d’un coup, à cause d’une crise ou autre, on a besoin de toi et tu deviens presque intouchable. Et dans le cas de l’artiste, lorsqu’il y a réussite, tu es vénéré, presque sanctifié, sans aucune demi-mesure. Mais il ne faut pas oublier que la grande majorité des artistes se trouvait déjà dans une grande difficulté avant la pandémie, et que cette difficulté est considérablement accrue par la situation. Finalement, ces crises sont aussi riches d’enseignements : elles remettent en situation la valeur accordée aux activités humaines.

Tu veux dire que l’art ferait finalement partie de la catégorie « essentielle » ?

[Rires]. On sait que l’art est complètement indispensable, même pour la santé mentale de notre société. Comme on dit, « laissons faire les fous pour que les autres ne le soient pas » ! Et là finalement c’est le contraire, on enferme tout le monde. L’effet rebond c’est que les déséquilibres humains ressurgissent encore plus fort. La crise révèle nos fragilités, les inégalités sociales, la misère humaine – la population la plus exposée c’est celle qui n’a pas le choix, celle qui ne peut pas se confiner, qui ne peut pas arrêter de travailler sinon son monde implose, parce qu’il y a des dettes à payer, que la Terre doit continuer de tourner… Le confinement c’est un luxe finalement. Peut-être que dans quelques années, on se rendra compte que ce fut aussi une pandémie sociale.

Une pandémie qui a obligé le monde entier à porter un masque…

Mais totalement! Il y a 10-15 ans, je prenais cette décision lourde de sens de « me cacher», et quand j’arrivais en concert on me disait «oh, tu es déguisé»… Et aujourd’hui il est où le déguisement? Je pense qu’il y aura pas mal de choses à dire dans les années à venir, sur l’invisibilité, l’hyper paranoïa, sur cette société de surveillance que j’évoquais dans Camera, un monde où l’on est d’autant plus démuni que l’on filme notre propre dénuement…

« Ces crises sont aussi riches d’enseignements : elles remettent en situation la valeur accordée aux activités humaines. »

Est-ce que cette situation a changé quelque chose dans ta façon de créer ?

À l’origine, Cascadeur c’était aussi une interrogation sur le monde, donc quand tu vis un truc comme ça, forcément ça amplifie. En vérité, quand j’ai commencé l’écriture du quatrième album, bien avant le début de tout ça, je vivais déjà une période étrange. J’étais arrivé à la fin d’un cycle, fin d’un triptyque, fin de contrat, et je me trouvais démuni, sans garantie de l’existence d’un autre disque. Il fallait reconstruire. Et puis comme autour de Cascadeur, il y a toujours eu cette idée de cowboy solitaire à la Clint Eastwood. J’ai commencé à travailler sur le come-back – une notion elle-même liée à l’histoire de la musique, de la vedette pop, du has been… Finalement dans Walker et dans Ghost Surfer déjà, je parlais de gens dans une forme d’errance, qui déambulent – et déambuler quand tu es confiné, ça te donne encore plus soif ! Souviens-toi l’année dernière, au début du premier confinement, on était dans la peste noire, tout à coup sortir une poubelle ça devenait un truc héroïque, dément. Donc j’ai construit mon album autour de tout ça, avec la sensation très bizarre d’avoir comme pressenti certains trucs, avec des morceaux «annonciateurs » alors qu’ils dataient déjà d’il y a 2-3 ans. Certaines choses ont été résolues depuis, mais à un moment, j’ai eu cette sensation de devoir recommencer. De devoir renaître.

Justement, alors que le monde de la culture était à l’arrêt, ta popularité a explosé grâce à la série Lupin, où l’on peut entendre une nouvelle version de Meaning, titre issu de ton premier album. Encore un paradoxe ?

C’est vrai que l’on vit dans une société qui a besoin de visibilité, alors que moi je travaille justement sur l’invisibilité, donc oui c’est complètement paradoxal… D’autant que c’est effectivement un titre qui a dix ans – qui lui aussi, renaît. C’est ça qui est très bizarre : je commence à écrire autour de ma thématique sur la renaissance… Et je vis ce que j’écris. Un peu comme pour le masque… Là, tu travailles sur le thème du come-back, et par le biais d’une série mondialisée, tu vis un come-back aussi. On te donne les moyens de le vivre, alors que toi

tu l’anticipais sans savoir vraiment ce qui allait se passer… D’autant que Meaning, c’est un morceau fantôme, pas référencé sur l’album, que je rajoute à la dernière minute, qu’on enregistre à l’arrache avec rien du tout – et c’est ce morceau-là qui me sauve la vie plusieurs fois. C’est un peu grandiloquent mais artistiquement en tout cas c’est vraiment le cas. Comme un étendard un peu magique, parce qu’il ne devait pas être là, parce c’est un morceau miraculé, un prématuré qui tout d’un coup devient plus résistant que les autres. J’y pense beaucoup, souvent… Certains diront que j’ai de la chance, d’autres que j’ai une bonne étoile – c’est drôle, elle est sur mon casque. Sans ce morceau, plein de choses auraient été différentes. Et en même temps, il ne faudrait pas que ce soit un enfermement – si Cascadeur c’est seulement Meaning, bon, pourquoi pas, mais… Ça me fait penser à Patrick Hernandez : toute sa vie résumée à un titre alors qu’il en a fait plein d’autres, enfin sûrement, enfin je ne sais pas… Cela montre surtout que tout change selon les moyens que l’on donne à un titre précis ; si tout d’un coup, il est démultiplié, il va plaire à plus de monde, c’est logique. Ce n’est pas qu’il est deux millions de fois meilleur, c’est simplement qu’il a plus d’audience. Donc ça pose aussi des questions, est-ce que les tubes on ne les fabrique pas un peu… Je sais, c’est un peu démago, mais cela montre bien que le travail de certains décideurs peut faire renaître ou non un artiste.

Foncièrement, tu es quelqu’un d’optimiste ?

Oui… Mais pas aveugle. On est tous dans l’urgence, alors on va réitérer ce que l’on fait tout le temps, puisque notre souci premier c’est de réintégrer au plus vite notre système, de retrouver « la vie d’avant ». On est une fabrique à dealers, et au lieu de s’attaquer aux causes, on met en cage certaines personnes. Cette pandémie, on en est responsable, on est tellement voraces, tellement assoiffés, de gains, de profits, de bénéfices… Pour moi, c’est la résultante du fait que l’on soit des prédateurs. Et comme tout prédateur, on s’autodévore.

Ah oui, c’est très optimiste, tout ça, en effet !

[Rires] C’est vraiment ce que je pense en plus… L’homme est anthropophage, et sera responsable de sa propre destruction. Alors, il accusera sûrement le pangolin ou la chauve-souris, mais la vérité c’est qu’à force de coloniser la nature, de piller les forêts, de forcer les animaux à se rapprocher des villes… En retour, il y a forcément des attentats de ce genre. Mais le pire dans toute cette histoire, c’est qu’on va continuer à se comporter de la même manière. Parce que l’on vit dans un monde du basculement accéléré, de traites, d’emprunts, de crédits, où la nécessité de repenser le système a beau être impérieuse, au final c’est presque un luxe, car la grande majorité des gens est suspendue aux limites du quotidien. Regarde les intermittents du spectacle, et le prolongement de l’année blanche jusqu’en décembre 2021, cela montre bien que l’on est toujours dans une bulle artificielle de survie, que rien n’est résolu. On va continuer à sous-payer les infirmiers, continuer à penser que les enseignants sont des fainéants et les musiciens des drogués, que « les artistes sont là pour nous divertir », alors que le divertissement est plutôt dans ces médias en continu qui mettent en avant des gens qui tuent d’autres gens lorsque les chiffres du Covid sont moins alarmants… Mais malgré tout, je suis confiant. Il y a plein de gens qui s’interrogent, qui se risquent à repenser nos modes de vie, et je trouve ça rassurant. Comme quand on te dit « l’industrie de la musique, c’est mort » alors que le monde entier continue d’écouter de la musique, de lire des livres, d’avoir cette soif de vivre – alors est-ce que vivre c’est se ruer au McDo, ça c’est un autre débat… Mais, quoi qu’il en soit, oui, je suis et reste optimiste! L’être humain est capable de tellement de choses incroyables, il sait être monstrueux autant qu’angélique. Espérons seulement qu’il puisse enfin un jour véritablement envisager le monde autrement.

The Human Octopus, Ghost Surfer, Camera Cascadeur

« Cette pandémie, c’est la résultante du fait que l’on soit des prédateurs. Et comme tous prédateurs, on s’autodévore. »

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